Comment Eben Moglen a rencontré Richard Stallman

Tranche d’Histoire du logiciel libre…

Aux premiers temps de l’informatique, (presque) tous les logiciels étaient libres (sans même le savoir). Puis vient le temps de la propriétarisation du code qui obligea certains, comme Richard Stallman, à protéger la liberté des logiciels ou plus précisément la liberté des utilisateurs de logiciels.

Cette protection serait d’autant plus forte qu’elle serait sans faille vis-à-vis de la loi. Et c’est ainsi que le monde des hackers fit connaissance avec celui des juristes pour enfanter de licences qui font bien plus qu’accompagner les logiciels libres puisqu’elles participent à leur définition même.

Or, l’une des rencontres les plus fécondes entre le juridique et l’informatique (libre) est très certainement celle d’Eben Moglen avec Richard Stallman. Et c’est pourquoi nous avons jugé intéressant de traduire[1] la retranscription d’une interview qu’Eben Morglen a donné à Joe Barr de Linux.com en juin dernier pour en sous-titrer la vidéo[2].

« Nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants. Stallman était un géant, je me suis juché sur ses épaules et j’ai vu le monde. »

Vous trouverez la version au format libre Ogg de l’interview sur Linux.com. Si vous souhaitez lui ajouter le sous-titrage en voici le fichier SRT.

Eben Moglen: How I discovered Free Software and met RMS (video)

Comme Stallman, John Gilmore et d’autres de ma génération, on peut dire que j’ai été impliqué dans le logiciel libre quand j’étais enfant car les logiciels étaient libres pour eux. J’ai commencé à 14 ans comme développeur d’applications APL pour Scientific Time Sharing Corporation (STSC) en 1973. J’ai travaillé à la conception et à la mise en oeuvre d’applications APL pour STSC et pour Xerox dans les années 70 et, en 79, j’ai été travailler pour IBM au laboratoire de Santa Theresa où j’ai modifié les interpréteurs APL pour IBM. J’ai travaillé sur l’APL et APL2. J’ai écrit une bonne partie du premier compilateur pascal d’IBM.

La manière dont nous travaillions était basée, après tout, sur le partage du code avec les personnes (clients) qui utilisaient les ordinateurs sur le terrain. Ils nous aidaient à concevoir, mettre en œuvre, améliorer et modifier les choses (code). Ils avaient les sources et quand ils émettaient un APAR (NdT : Authorized Program Analysis Report, dans la nomenclature d’IBM ce terme désigne un problème officiellement reconnu et diagnostiqué par le centre de support IBM), ils envoyaient un patch.

Ainsi, dans un sens, nous vivions dans un environnement où le logiciel était encore libre. Bien sur, nous avions des principes de propriété mais, en 1979, quand la commission "CONTU" terminait sa réflexion sur le logiciel libre, ces principes de propriété n’étaient pas encore bien compris et dépendaient à la fois de tout le monde et de personne.

Pouvait-on y attacher une propriété intellectuelle? AT&T et IBM n’étaient pas d’accord. Quelle partie du code pouvait-on protéger par un brevet ? Quasi rien. Pouvait-on le considérer comme un secret industriel ? Et bien non, ce code permettait seulement de différencier des ordinateurs onéreux.

Ainsi, d’une certaine manière, le monde dans lequel nous vivions présupposait une liberté à bricoler (le code). J’ai principalement travaillé sur des langages interprétés où les codes source et objet sont confondus. Il fallait partager le code. J’ai travaillé sur des produits distribués sur des environnements 370 (NdT : IBM mainframe) où le client s’attendait à recevoir le code source et s’il avait le code source de VM (NdT : OS) et que quelqu’un lui fournissait du MVS (NdT : OS) dans un langage appelé PLS pour lequel il n’avait pas de compilateur, il se plaignait ; parce qu’il s’attendait à pouvoir compiler le produit sur le site. Il s’agissait tout de même d’un super-ordinateur de plusieurs millions de dollars, qui aurait osé lui dire qu’il n’avait pas le droit de compiler le logiciel sur sa machine ?

D’une certaine façon, je dirais que j’ai toujours vécu dans le logiciel Libre. Ce toujours a néanmoins connu une pause.

Alors que je travaillais chez IBM en 1979, on m’a demandé de tester et de faire un rapport interne sur un machin nommé LISA ; le dernier gadget de Apple pour faire entrer la technologie de Xerox PARC (NdT: Palo Alto Research Center) dans le monde de Steve Jobs. Le LISA était une sorte d’ordinateur Pre-Macintosh ; j’ai donc écrit mon rapport interne sur cette machine et le contenu de ce rapport était le suivant : C’est une catastrophe. Cette machine incarne la fin du langage en relation avec l’ordinateur, c’est l’interface de l’homme des cavernes : tu vises et tu grognes. Si on résume l’interaction homme machine à viser et grogner, on écarte le rôle du langage dans l’évolution de l’esprit humain et de sa conscience. Le langage est ce qui nous rend plus intelligent, si nous n’utilisons pas le langage pour communiquer avec les machines alors ni nos cerveaux ni ceux des machines ne s’épanouiront comme ils devraient le faire. Cet argument eu peu de poids chez IBM et il en eu encore moins dans le monde en général au fil du temps.

Je devins moins enthousiaste devant la perspective de programmer dans ce monde car j’étais mordu de langage de programmation et le langage n’était plus ce qui était en vogue. Je suis donc parti et j’ai obtenu une licence de droit et un Doctorat en histoire et je suis devenu Historien du droit et j’ai fait d’autres travaux. J’ai débuté avec un emploi en tant qu’assistant Juge (NdT: Law Clerk) pour Weinfeld à NY, j’ai été assistant de Thurgood Marshal, puis j’ai commencé à me demander de quelle manière on pouvait rendre le monde plus juste !

J’ai eu ensuite un boulot d’enseignant dans une excellente Université en tant que Historien du droit. J’y ai fait ma thèse de Doctorat et écrit quelques articles d’histoire. Je m’intéressais à la signification à long terme de l’information dans la société humaine. Puis j’ai voulu coder car je suis un codeur compulsif et aussi parce que j’avais un PC à ma disposition qui, certes n’était pas la machine de onze millions de dollars à laquelle j’étais habitué, mais c’était un ordinateur qui pouvait servir à deux trois petites choses. Je n’aimais pas beaucoup DOS mais je n’ai jamais utilisé Windows qui était La Chose mauvaise pour les ordinateurs. Je n’allais pas utiliser quelque chose que je considérais comme la pire des choses. Je savais ce que X windows était, mais qui désirait utiliser ça, vous savez… le cerveau etc… Je suis donc passé chez Coherent lorsque la compagnie de Mark Williams créa un Unix estropié à 99$. Je l’ai essayé et j’ai commencé à l’utiliser avec les Outils du projet GNU puis ensuite j’ai utilisé les outils GNU sous DOS. J’utilisais DJGPP, puis le compilateur C de Delorie pour porter UNIX sur le DOS afin d’utiliser EMACS sur ma machine DOS car tout comme Stallman j’avais une grande dévotion pour EMACS.

Donc quelque part le logiciel libre a toujours été présent mais l’essentiel de ma vie était non technologique. En 1991 je décidais que je savais ce qu’il fallait faire pour commencer à travailler pour la liberté au 21 siècle: La cryptographie à clé publique était la première chose à implémenter. Nous en avions besoin pour deux raisons: garder les secrets à l’abri du gouvernement et faire du commerce électronique. Donc j’ai commencé à m’intéresser à la question, à chercher un moyen de faire de la cryptographie pour casser les règles du gouvernement sur le chiffrement de données. En Juillet 1991 j’ai vu un programme appellé Pretty Good Privacy (PGP) publié sur un forum. J’ai récupéré l’archive zip, j’ai lu le manuel de l’utilisateur et j’ai lu le code source car celui-ci était fourni, puis j’ai écrit un email non sollicité à l’auteur Phil Zimmerman qui n’avait jamais entendu parler de moi et je lui ai dit: « Bravo, tu vas changer le monde. Tu vas aussi ne pas tarder à être dans un merde noire, lorsque ça te sera tombé dessus je pourrais t’aider. Voici qui je suis, voila ce que j’ai fait et voici ce que je sais, quand tu auras des soucis appelle moi. » Dix jours plus tard le FBI frappait à sa porte et les ennuis commencèrent.

Donc j’ai décidé de travailler comme bénévole dans un groupe local de défense ; nous étions quelques personnes à prendre sur notre temps libre pour essayer d’empêcher le gouvernement fédéral d’accuser Zimmerman de violation de la loi sur le trafic d’armes. Notre but était d’aller aussi loin que possible avec cette affaire jusqu’au cœur des choses, afin de mettre les contradictions au grand jour. Alors que je travaillais sur l’affaire Zimmerman j’ai passé du temps avec John Markov du Times et au cours d’une interview je lui ai exposé mon idée selon laquelle le droit de parler le PGP (communiquer avec PGP) était le pendant numérique du droit de parler le Navajo. Markov fit paraître ceci dans le Times et ça devint une maxime que de nombreuses personnes utilisèrent comme signature dans leurs emails pendant quelques mois. Stallman vit la couverture de Markov sur le Times et il m’écrivit. Il me dit « j’ai un problème légal/juridique personnel et j’ai besoin d’aide; il me semble que tu es l’homme qu’il me faut. » Je lui ai répondu: « J’utilise Emacs tous les jours et il faudra du temps pour que tu épuises ton crédit d’aide juridique gratuite!.» il m’a demandé de le faire et j’ai fait ce qu’il fallait faire pour lui.

J’ai réalisé qu’il était la source même d’informations sur ce que je devais faire. J’avais fait ce qu’il me semblait important de faire au sujet de la cryptographie et je voyais que le problème était sur le point d’être réglé, mais je ne savais pas quoi faire ensuite pour apporter la Liberté technologique au 21ème siècle. C’était en automne 1993 et j’ai réalisé que toute personne qui avait un souci concernant la Liberté Technologique ne connaissait qu’une seule adresse mail : rms AT gnu.org. Si RMS me transférait tout ses messages nécessitant l’intervention d’un juriste, je serais assez rapidement mis au courant de ce qu’il y avait à faire en ce bas monde. RMS avait la meilleure prospective stratégique qui soit.

Je me suis donc assis sur ses épaules pour quelques années, faisant tout le travail qu’il considérait comme important et me tenant au courant de tout ce que les gens lui écrivaient. A la fin, je lui ai dis « tu as besoin d’un conseiller juridique » et il a dit « bien sûr ! » et j’ai commencé à faire le travail qu’il y avait à faire. C’était juste du travail que je faisais sur mon temps libre, j’étais toujours un historien du droit, personne parmi mes collègues académiques n’avait la moindre idée de ce dont il s’agissait, tout le monde savait que je racontais que le logiciel libre allait conquérir le monde et il me répétaient « oui oui, c’est formidable, super, merci beaucoup, à bientôt » et ça en restait là. Mais je savais où nous allions et surtout j’avais compris que Stallman en personne était la plus haute des montagnes et qu’en étant assis sur ses épaules on voyait bien plus loin.

Newton et consorts jusqu’à Bernard de Chartres avaient raison. Nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants et c’est ce qui s’est passé : Stallman était un géant, je me suis juché sur ses épaules et j’ai vu le monde. Donc d’une certaine manière on pourrait dire 1993, ou 1995, ce qu’on peut dire en tout cas c’est que j’en ai fait de plus en plus plus car il y avait de plus en plus de travail. Mais je ne pouvais pas me multiplier par neuf ! Et puis d’un coup l’espace temps à gonflé et on s’est tous rendu compte que c’était arrivé.

En gros, la réponse est que j’étais là avant le Big Bang et le temps n’existait pas encore. Beaucoup de personnes ont commencé à s’y référer seulement après que tout cela ait vraiment commencé. Mon point de vue est que tout cela entre dans la continuité de quelque chose qui a commencé il y a bien longtemps, c’est le renversement d’une singularité dans le déroulement du temps. Microsoft a, un temps, réussi à faire croire que le logiciel pouvait être un produit. Maintenant ce n’est que rarement un produit. L’information technologique précisant la façon dont nous et nos cerveaux numériques existent, ce n’est pas un produit, c’est une culture, c’est l’empreinte d’un être humain en interaction avec les autres. C’est comme la littérature, ça ne peut être un produit.

Donc, nous sommes en train de découvrir qu’il s’agit d’une culture engendrée par des communautés; nous aurions pu nous en rendre compte en 1965 où en 1970. C’était difficile à voir en 1990 mais c’est devenu évident (rires) en 2006. Pour moi il s’agit plus, d’un point de vue historique, de mettre un terme à une confusion temporaire plutôt que de parler d’un mystèrieux et étrange point de départ qui aurait surgit d’on ne sait où.

Notes

[1] Grand merci à Ripat, Ziouplaboum et Olivier pour la traduction.

[2] Grand merci à Xavier Marchegay pour le sous-titrage.