L’avenir d’Internet selon Laurent Chemla

Roby Ferrari - CC by-saÉcrivain, informaticien et cofondateur du registrar français Gandi, Laurent Chemla est l’une des rares personnes en France capables de véritablement « penser l’Internet », et ce depuis ses origines ou presque.

Je me souviens ainsi avoir particulièrement apprécié son livre Confessions d’un voleur : Internet, la liberté confisquée et la vision pertinente qu’il donnait alors du réseau. Et son article, plus de dix ans déjà, Internet : Le yoyo, le téléporteur, la carmagnole et le mammouth demeure pour moi une solide référence.

C’est pourquoi je félicite InLibroVeritas d’avoir eu la bonne idée de le solliciter pour conclure l’excellent livre chorale La bataille Hadopi. Et pour se rappeler que ce livre, tout comme l’Agenda 2010 Wikimedia d’ailleurs, est plus que jamais disponible à la vente (et au bénéfice de La Quadrature du Net), nous avons choisi d’en reproduire donc ci-dessous ce deuxième extrait, après La neutralité du réseau de Benjamin Bayart.

L’article est, par sa longueur (et non sa pertinence), à la limite du format blog, puisqu’il dépasse allègrement, pensez-donc, la centaine de messages Twitter à lui tout seul ! Mais, que vous le parcouriez ici ou ailleurs, il vaut la peine de s’extirper quelques minutes du flux pour faire le point et tenter d’anticiper ensemble un avenir qui s’annonce mouvementé pour les uns et passionnant pour les autres[1].

Analyse, Synthèse, Prospective

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Laurent Chemla – Octobre 2009 – La Bataille Hadopi (InLibroVeritas)
Licence Creative Commons By-Sa et Licence Art Libre

Je l’avoue, j’ai vu le film « District 9 » un mois avant sa sortie en France, en version Hadopisée.

Certes, les extra-terrestres étaient sous-titrés en russe, mais la bande-son était bien en français. Et il s’agissait d’un « cam », c’est à dire d’une capture faite dans une salle de cinéma dans des conditions plus ou moins bonnes et un cadrage quelquefois défaillant.

Est-ce que je le regrette ? Pas davantage que quand je regardais sur ma petite télévision noir et blanc d’étudiant des films que je n’avais pas pu aller voir sur un grand écran en couleurs. Dans les deux cas, l’œuvre est dénaturée, redécoupée, adaptée à un usage qui n’est pas celui que l’auteur avait prévu.

J’ai économisé le prix de la place : pour un film que je n’ai pas aimé et que je n’aurais pas été voir en salle, je ne vois pas très bien où est le problème. Il me semble d’ailleurs que le statu quo ante, même s’il était passé dans les mœurs, n’était peut-être pas si normal que ça : quand j’achète un produit qui s’avère défectueux, ou qui ne convient pas à l’usage que le vendeur m’avait promis (ici : me divertir), je suis en règle générale remboursé… Payer pour voir, je veux bien le faire au poker – c’est un jeu – mais pas pour mes loisirs : quand je paie ma place de cinéma, je ne vois pas au nom de quel droit je devrais avoir une chance de perdre.

Pourtant, c’est illégal. Aujourd’hui.

Les lois changent. Elles naissent, vivent, et meurent. Elles suivent l’évolution des pratiques sociales et des connaissances scientifiques. L’esclavage a existé pendant des millénaires, et le statut de l’esclave a fait l’objet de bien des lois, mais personne, aujourd’hui, n’oserait s’attribuer la propriété d’un autre être humain. Le droit d’auteur n’existe comparativement que depuis peu, mais les tenants de l’ordre établi semblent vouloir absolument qu’il n’évolue que dans le sens où l’auteur aurait toujours plus de droits sur son œuvre et la société toujours moins. Est-ce bien raisonnable ?

À première vue ça semble une évidence : l’auteur est le propriétaire de ce qu’il crée. Mais si on creuse un peu ?

Sans tous ceux qui l’ont précédée et inspirée, une œuvre pourrait-elle exister ? Et sans la société qui l’entoure, ses modes, ses espérances et ses souffrances, l’auteur pourrait-il puiser dans sa seule expérience ce qui fera que son émotion sera partagée par le plus grand nombre ? Bien sûr que non, et c’est la raison pour laquelle les premières lois encadrant le droit d’auteur, à commencer par le statut d’Anne en 1710, étaient des lois d’équilibre entre les intérêts de l’auteur et ceux de la société.

Depuis, loi après loi, siècle après siècle, cet équilibre a largement été rompu au profit non seulement des auteurs mais aussi de tous leurs représentants, au point peut-être de nuire – bien plus que le piratage – à la diffusion de la culture. Que penser par exemple de la durée de protection des œuvres après la mort de l’auteur : passée de 5 ans à l’époque de Mirabeau, 50 ans au 19ème siècle et dans la convention de Berne, puis 70 ans en Europe aujourd’hui, ces durées excessives créent des rentes de situation pour des éditeurs qui ont, du coup, bien d’avantage intérêt à rééditer des ouvrages déjà rentabilisés que de risquer la publication d’œuvres nouvelles. Elle est loin l’époque du Front Populaire où Jean Zay prévoyait – avant d’être assassiné par la milice de Vichy – de limiter de nouveau à 10 ans cette durée avant laquelle un livre pouvait être diffusé par n’importe qui.

Il semble pourtant qu’un tel rééquilibrage soit non seulement devenu nécessaire, mais surtout résolument inévitable.

Et pour commencer : si les privilèges excessifs des auteurs n’étaient pas si criants, il est probable que je me sentirais bien plus coupable lorsque je bafoue leurs droits. Car la loi ne fait pas tout, et l’éthique, ici, pourrait jouer un bien plus grand rôle si seulement le public ne se sentait pas lui-même bafoué. Devenu par la volonté des producteurs un simple consommateur d’une œuvre transformée en produit de supermarché, comment s’étonner s’il ne respecte pas davantage une chanson qu’une pomme tombée d’un étalage ? Et quand a-t’on vu un chanteur ou un acteur remercier lors d’une remise de prix – au-delà de sa famille et de ses amis – la société qui a rendu sa création possible ?

Les droits de paternité de la société sur les œuvres qu’elle produit sont niés, refusés, abrogés au point que l’on oublie jusqu’à leur existence. Mais ils se rappellent d’eux-mêmes au bon souvenir de chacun par le biais de la morale. Car qui se sent aujourd’hui coupable de pirater une chanson dont l’auteur a vendu des millions d’exemplaires et qui fera la fortune de ses enfants et de ses petits-enfants après lui, quelle que soit la quantité de copies illicites qui seront diffusées ? Qui se sent coupable de regarder sans payer un blockbuster qui a déjà plus que largement été un succès outre-atlantique ?

On aura beau agiter l’épouvantail ridicule de la fin de toute création (il suffit de s’être connecté un jour à Internet pour constater de soi-même l’inanité de cet argument, la création est partout et n’a jamais été aussi vivante) : le public, lui, sent bien qu’il ne commet là rien de répréhensible, et aucune loi ne peut aller contre un tel sentiment de justice.

Il faudra donc, si le monde de la culture ne veut pas se couper définitivement de sa base populaire et voir ainsi disparaître le lien qui fait qu’on a envie de rémunérer celui qui nous montre une image de ce que nous sommes, que quelque chose change. Et justement, quelque chose a changé.

Par sa seule existence, Internet a plusieurs effets incontournables : la disparition des intermédiaires, la disparition des frontières, un modèle déflationniste et une nature décentralisée qui le rend non régulable.

D’abord, il tend à faire disparaître les intermédiaires. Ce qui aura surtout des effets dans le monde de la musique et de l’édition. Pourquoi en effet s’encombrer d’un éditeur ou d’une maison de disque quand on peut distribuer soi-même son livre, ou son album, à la terre entière ? Et se faire connaître sur YouTube en filmant un clip suffisamment décalé pour créer du buzz ; et en multipliant ses contacts sur FaceBook et ses followers sur Twitter, et en publiant des billets bien cinglants sur son blog de manière à préparer la sortie de son livre sur InLibroVeritas ?

Bien sûr, ces pratiques ne concernent pas encore la grande majorité des œuvres. Mais la tendance est là pourtant. Sans vouloir être exhaustif, on peut citer des artistes comme Yelle, les Artic Monkeys, Lilly Allen, Lorie et encore beaucoup d’autres qui sont arrivés dans le show business sans passer par les voies habituelles. Et ça ne fait que commencer bien sûr.

Et que dire de la diminution drastique des ventes de musique physique : ironiquement ce sont les majors qui ont initié le mouvement. En préférant la grande distribution aux réseaux de petits disquaires (ils étaient près de 3000 dans les années 70, il n’en restait que moins de 300 à l’aube du 21ème siècle), l’industrie musicale a choisi de pouvoir mieux contrôler les offres de têtes de gondole sans avoir à passer par la critique d’un vendeur passionné. Seulement voilà : Internet se développe, et la logique de concentration de l’offre disparaît du jour au lendemain. à l’espace physique limité dans les bacs des hypermarchés et des FNAC répond la mise à disposition de tous les trésors de nos discothèques, depuis longtemps sortis des stocks et introuvables légalement. Ces albums, qui auraient pu continuer à être vendus par des petites échoppes spécialisées, ont disparu partout, sauf sur Internet. Et Internet fait, bien sûr, de la concurrence à ces chaînes de distribution contrôlées, menant à une réaction toute logique de la grande distribution : ce qui ne se vend plus n’est plus mis en rayon. Le disque se vendant moins, la surface qu’il occupait dans les supermarchés diminue, créant de nouveau un appel d’air pour la distribution en ligne. C’est un cercle vertueux qui lui aussi ne fait que commencer.

On peut sans grand risque parier que, dans un futur proche, l’offre physique aura ainsi presque totalement disparu. Mais elle ne disparaîtra pas seule.

Car qui dit disparition des intermédiaires dit aussi et très logiquement baisse des coûts. Là où il fallait presser des milliers de disques pour être présent dans tous les points de vente physiques en nombre suffisant, il n’y aura plus que de petits pressages, destinés aux passionnés qui ne se satisferont pas de la dématérialisation totale de l’œuvre numérique. Un stock réduit, donc, qui entraînera avec lui quelques industriels spécialisés dans le packaging des CD. Et puisque les majors n’auront plus à leur service une chaîne de distribution captive, il leur deviendra bien difficile de diriger le client vers le dernier chanteur sorti du néant pour vendre de la soupe industrielle préformatée. Alors, que va-t’il se passer ?

D’abord, il faudra bien que soit répercutée sur le prix public la disparition des intermédiaires et des stocks. Le client n’est pas idiot, et si on persiste à vouloir lui vendre de simples fichiers de musique compressée au prix où on lui vendait dans le passé un objet physique de qualité supérieure et disponible immédiatement là où il avait l’habitude de faire ses courses, il n’aura pas de scrupule à aller voir du côté de l’offre pirate. Faire payer autant pour un service et une qualité moindres, c’est à l’évidence un non-sens commercial qui ne pourra que se retourner contre ses tenants.

Ensuite, il faudra bien que les majors acceptent de s’adapter à la réalité plutôt que de vouloir plier celle-ci à des modèles dépassés. Quand dans le passé un artiste devait accepter des contrats léonins pour avoir une chance de convaincre une maison de disque de le « signer », il est probable que dans le futur le rapport de force soit inversé.

L’auteur, surtout celui qui aura pu commencer à se faire un nom sans l’aide de personne, sera dès lors courtisé par des éditeurs qui auront grand intérêt à écumer le web pour ne pas rater la future star. Et il faudra lui offrir autre chose qu’un simple réseau de distribution pour le convaincre : si elle ne lui offre pas des services bien réels, un musicien talentueux n’aura aucune raison de traiter avec une major. Il faudra que celle-ci lui accorde non seulement de bien meilleures conditions, tant matérielles que techniques, mais aussi qu’elle assure sa promotion autrement qu’en lui promettant la tête d’une gondole qui aura coulé depuis longtemps.

C’est ainsi que, probablement, on verra les petits labels indépendants prendre de plus en plus d’importance. Ironiquement, ce sont ceux qui souffrent le plus de la situation actuelle – ils sont bien plus précaires que ces intermédiaires inutiles qui se plaignent de voir fondre leurs bénéfices – auront leur revanche. Une infrastructure moins lourde et plus à même de naviguer dans les réseaux sociaux et les nouveaux médias à la mode, une spécialisation qui leur permettra de cibler un public moins large, mais plus fidèle, et qui leur sera reconnaissant de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, des packagings innovants pour ceux qui souhaitent posséder un objet physique et une qualité d’enregistrement supérieure pour ceux qui se satisferont de musique dématérialisée, tels seront les atouts de nouveaux intermédiaires à valeur ajoutée.

Encore plus important pour l’avenir : la disparition des frontières de l’information.

On mesure encore mal toutes les implications d’une telle révolution. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare par exemple de trouver le même disque, le même DVD, pour un tarif 2 ou 3 fois moins élevé sur la version grand-bretonne d’Amazon que sur son équivalent français (le dernier disque du duo « Basement Jaxx, « Scars », sorti le mois dernier, coûte 11 euros sur amazon.co.uk contre 17 euros sur amazon.fr). La preuve est ainsi faite que l’internaute moyen n’est pas encore très au fait du fait qu’il est libre de comparer les prix bien au-delà de ses propres frontières nationales, puisque les marchands n’hésitent pour le moment pas à établir des tarifs en fonction des marchés nationaux.

Mais les choses changeront vite et j’en veux pour preuve l’émergence de services tels que « myus.com », qui permettent aux plus malins de déjouer les tentatives des marchands d’interdire l’achat à qui ne dispose pas d’une adresse postale sur leur territoire. Il semble bien que – même pour les biens matériels – la notion de territoire n’en ait plus pour très longtemps.

Et dans les nombreux effets qu’une telle disparition va causer, il y aura la révolution de ce qu’on appelle la « chronologie des médias », qui va toucher de plein fouet l’industrie cinématographique.

Mise en place dans les années 1980 pour protéger les exploitants de salles de cinéma de la concurrence de la télévision et des supports enregistrés, cette « chronologie » établit une durée minimale entre la sortie d’un film en salle et sa diffusion sous forme d’abord de DVD ensuite télévisuelle.

Dans un monde de frontières intangibles, il fallait pour voir un film avant sa sortie en France se déplacer physiquement dans un pays où il était déjà diffusé (et de préférence en comprendre la langue). Dans le monde où Internet abolit toute notion de frontière physique pour les contenus culturels, il ne passe pas 24 heures avant qu’un petit malin n’enregistre discrètement sur sa caméra vidéo ce qui passe sur le grand écran qu’il regarde. Et pas plus d’une semaine avant que des équipes de toutes nationalités ne sous-titrent le film ainsi mis à la disposition de tous sur les réseaux P2P.

Et c’est ainsi que je peux regarder « District 9 » un mois avant sa sortie en France.

Alors, bien sûr, on pourrait mieux surveiller toutes les salles obscures de tous les pays en y mettant quelques forces de l’ordre chargées d’interdire l’enregistrement du film, on pourrait ensuite faire fermer tous les sites web qui diffusent des liens vers la copie pirate, on pourrait enfin interdire la traduction et punir les gens qui auront téléchargé le film.

On pourrait faire tout ça, mais force est de dire que ce serait très difficile, pour ne pas dire impossible. Alors qu’il serait si simple d’abolir, purement et simplement, toute cette notion de « chronologie des médias ».

C’est entendu : le producteur d’un film ou d’une série américaine aurait dès lors bien du mal à vendre son produit aux télévisions étrangères pour une diffusion décalée dans le temps. Mais ce type de commerce avait un sens lorsqu’il n’existait pas de moyens de diffusion planétaire : aujourd’hui qu’est-ce qui empêcherait – sinon les usages établis – la chaîne Fox de diffuser via son site web des versions de bonne qualité, et sous-titrées dans toutes les langues, de sa série « Dr House » ? Des accords commerciaux, d’accord, mais nul n’oblige cette chaîne à passer de tels accords dans le futur pour ses prochaines séries.

On verrait alors des coupures de publicité – pourquoi pas spécifiques à telle ou telle langue – dans les fichiers librement diffusés par leurs auteurs, sur des serveurs à fort débit. Rien de bien différent de ce qui se passe sur leur télévision nationale, donc. Quant aux diffuseurs des autres pays, il leur restera la possibilité de diffuser des versions doublées plutôt que sous-titrées, ou mieux encore ils feront le choix de créer eux-mêmes des séries d’une qualité suffisante pour attirer un public devenu mondial. C’est la conséquence logique d’une disparition des frontières, et tout mouvement pour contrer cette pente naturelle finira tôt ou tard par se heurter au réel. La chaîne CBS semble l’avoir compris la première, elle qui a récemment annoncé qu’elle n’avait pas l’intention de demander le retrait des séries diffusées sans autorisation sur YouTube : selon elle, la diffusion pirate n’a causé aucun préjudice à l’audience.

Quant aux films de cinéma, qui font de plus en plus souvent l’objet de sorties mondiales, il deviendra de plus en plus difficile de retarder de plusieurs années leur diffusion sur d’autres médias : il existera toujours une attente pour voir sur petit écran des films même pendant qu’ils seront diffusés en salles obscures. L’évolution la plus probable est peut-être à chercher du côté du film de Yann Arthus Bertrand : « Home » a en effet été diffusé dans le même temps à la télévision et sur grand écran, et cela dans tous les pays à la fois. Ce qui ne l’a pas empêché d’être un succès en salle, et d’être pendant plusieurs semaines en tête des ventes de DVD à la FNAC alors même qu’il était parallèlement disponible gratuitement sur Internet. De quoi réfléchir à un futur de la diffusion cinématographique moins sclérosé ?

On entend souvent, comme justification pour la loi Hadopi, qu’il faut absolument empêcher le piratage pour qu’une offre légale puisse se développer. Selon les tenants de cet argument, il serait impossible d’offrir une offre payante s’il existe en face une offre gratuite.

Ca semble logique, mais est-ce pour autant recevable ? Cet état de fait n’est nullement limité aux industries culturelles. Partout, depuis l’avènement du Web, les offres payantes sont concurrencées par des alternatives gratuites. L’information, en premier lieu, en sait quelque chose : toujours à la recherche d’un modèle économique qui tienne un peu la route, les sites d’information payants doivent tous faire face à la diversité et à la gratuité des sources. Et que dire de l’industrie du logiciel commercial, qui doit faire face à la concurrence de plus en plus importante du logiciel libre ? Faudrait-il aussi interdire Linux pour que Windows puisse rester payant ? Et quid des sites de petites annonces, de comparaison des prix et de la qualité des produits… La liste serait aussi longue que celle des activités commerciales au-delà des seuls biens matériels.

Il est bien rare qu’il n’existe aucune contrepartie gratuite, créée par des passionnés, ou financée par d’autres moyens, d’autres modèles économiques, à un site payant. Pour autant, nul n’oserait affirmer qu’à cause de cette concurrence aucun site payant ne peut exister : là encore le réel viendrait démentir lourdement l’argument. Mais il est certain que cet état de fait pousse l’offre commerciale vers la plus grande valeur ajoutée possible – pour se démarquer des offres gratuites moins étoffées – et vers des tarifs toujours plus bas : c’est l’effet déflationniste d’Internet.

Alors, bien sûr, on rétorquera que Linux n’est pas une copie de Windows et qu’à ce titre il n’enfreint pas les lois sur la propriété intellectuelle. Outre qu’une telle affirmation devrait être fortement nuancée (on vient par exemple d’apprendre que certains brevets de Microsoft avaient été rachetés par les grands groupes qui soutiennent Linux pour éviter de futurs procès), la question n’est pas tant la contrefaçon en elle-même que dans le mensonge sous-tendant l’argument de l’impossibilité d’une offre dite « légale » en face de l’offre dite « pirate ».

En 2003 – 6 ans déjà – Philippe Chantepie, alors chargé de mission au ministère de la Culture, affirmait « Il ne s’agit pas d’interdire le P2P, mais d’imaginer une offre alternative cohérente ». On mesure là non seulement l’immense recul de la réflexion politique depuis que le problème se pose, mais surtout le retard pris par l’industrie du disque dans la mise en place d’une telle offre.

Car si l’on reprend les différents modèles des services payants d’Internet, il n’est pas difficile de voir comment une offre légale cohérente pourrait prendre toute sa place sans pour autant légiférer dans l’urgence pour interdire toute alternative comme condition d’une telle offre.

D’abord, le maximum de valeur ajoutée, ensuite un tarif cohérent avec l’existence d’une offre gratuite. Or, que manque-t’il à l’offre « pirate » ? Pas mal de choses en réalité.

À l’évidence, sinon une centralisation de l’offre contraire aux usages d’Internet, au moins la mise en place d’un index centralisé permettant de savoir où acheter la version numérisée du disque que l’on cherche : que ce soit sur le site de l’artiste ou chez un revendeur, il sera nécessaire de faciliter l’achat en laissant à Google le soin de se charger – forcément moins bien – de l’offre concurrente.

Ensuite il faut bien entendu qu’à chaque titre de l’album soient attachées les paroles (s’il y a lieu), mais aussi l’index du titre dans l’album, la date de publication, le genre musical… Et qu’à chaque album soient attachés l’image de la jaquette ainsi que tous les textes et photos présents dans le boitier du CD physique. Bref, tout ce qui fera la différence entre une offre professionnelle et la numérisation faite au bon gré des amateurs qui ne prendront jamais le temps d’être aussi complets que des professionnels.

Il faudra aussi passer aux oubliettes le format MP3 : quelle que soit la qualité de numérisation choisie, ce format implique une perte de qualité par rapport à l’original numérique. Or si la compression des fichiers ainsi obtenue avait une raison d’être il y a quelques années, l’énorme augmentation de la taille de stockage des disques durs ainsi que de la bande passante des accès modernes ne nécessite plus depuis longtemps qu’on se contente d’une qualité moindre. Il faudra donc que les industriels se mettent d’accord sur un format « sans perte » qui sera adopté n’en doutons pas très rapidement par les fabricants de lecteurs portables.

Enfin, bien entendu, il faudra revoir à la baisse le prix d’un album numérique. Outre le fait qu’il coûte moins cher à produire que le disque physique – fait qui à lui seul devrait impliquer un tarif largement moindre – il faudra aussi que ce prix prenne en compte la disparition des intermédiaires que l’on a déjà vue, et qu’en soit donc déduite la part qui leur revenait.

Ainsi, si l’industrie musicale cessait de croire qu’elle pourra forcer le monde à faire marche arrière, on voit aisément la forme que devrait avoir la fameuse « offre légale » pour concurrencer avec succès tout ce que le monde de la flibusterie pourra lui opposer : l’exhaustivité de l’offre, des albums numériques aussi complets que leur équivalent physique, d’une qualité numérique irréprochable et à un prix « défiant toute concurrence ». Là sera le salut du modèle payant, et certainement pas dans la lutte illusoire pour faire disparaître toute concurrence.

Gageons qu’un jour viendra bientôt où nos majors cesseront de dépenser leur fortune en lobbying pour enfin se mettre au travail et nous présenter une alternative payante digne de ce nom. Il est plus que temps. Car, pendant qu’elles combattent des moulins à vent, l’offre pirate de qualité s’étoffe et – surtout – les artistes, auteurs, interprètes qu’elles avaient laissés de côté ont bel et bien commencé à s’organiser pour diffuser leurs albums sur les plates-formes de musique libre (dogmazic, jamendo, magnatune…) et pour mettre en place des systèmes de rémunération innovants (SARD).

Pourtant, quoi qu’elles fassent, l’essor de la culture libre semble largement irréversible aujourd’hui, comme l’était celui du logiciel libre il y a 10 ans.

Si les informaticiens ont compris les premiers que le partage de l’information était nécessaire à la création de logiciels toujours plus innovants, ce n’est peut-être pas un hasard. Le droit d’auteur dans le domaine du logiciel est récent, et avant les années 1970 il n’était même pas certain qu’il s’y applique. D’autant plus que les fabricants d’ordinateurs, en concurrence les uns avec les autres, se devaient d’offrir à leurs clients une base logicielle la plus large possible, et à cet effet n’hésitaient pas à diffuser très largement les outils permettant de développer ces logiciels (y compris le code source de ceux qu’ils avaient eux-même développés). Aujourd’hui encore, il n’est guère surprenant de voir des fabricants comme IBM soutenir le logiciel libre : la main-mise d’un unique vendeur de logiciel – Microsoft – sur le marché qui le fait vivre est un risque industriel qu’une grande entreprise ne peut pas se permettre. Il se doit donc de faire en sorte que la concurrence s’exerce au maximum pour ne pas dépendre d’une offre unique.

L’art libre, au-delà des aspects philosophiques qui président à sa nécessaire existence, n’est lui-même pas étranger à ces notions économiques. Entre des majors toutes-puissantes et des indépendants peu connus qui ont du mal à exister dans un marché en pleine crise, les artistes ont peu de choix s’ils n’ont pas eu la chance d’être remarqués par les unes ou les autres. Ainsi, l’image du musicien qui se déplaçait avec sa maquette pour tenter d’obtenir quelque passage à la radio est désormais remplacée par celle du génie qui, par son seul talent, va émerger de la masse anonyme qui diffuse ses œuvres sur Internet.

L’histoire n’est évidemment pas si simple, et il ne suffit pas d’être excellent pour être remarqué. Il faut aussi savoir se servir de cet outil, en connaître les moteurs, comprendre comment faire du « buzz » ou disposer du temps nécessaire pour se créer peu à peu une audience, bref : être un bon commerçant de sa propre image. Là où dans le passé l’artiste se reposait sur ses producteurs pour être mis en avant, il doit désormais apprendre à faire ce travail préalable seul, à peine aidé par les plates-formes de diffusion de culture libre. Sans même parler de vendre assez pour vivre, l’urgence sur Internet est de savoir se faire connaître. Et dans cette optique, il sera mal vu de demander à ses futurs clients de payer d’abord. La culture « libre » a de beaux jours devant elle, de la même manière qu’à mon époque il fallait, pour se faire un nom dans le milieu de la programmation, faire des « démos » largement diffusées pour prouver son talent.

À cet égard, la nouvelle génération née avec un clavier d’ordinateur entre les mains aura à court terme un avantage décisif sur ses parents, et il est probable que de plus en plus de nos idoles soient issues de cette culture du libre. Rompues aux réseaux sociaux, disposant depuis toujours d’une base « d’amis » et de « suiveurs », habituées à partager leur quotidien, nos nouvelles stars n’auront pas à apprendre ces notions pour atteindre une renommée que les anciens espéraient à peine. Élevés dans la logique de partage d’Internet, nos enfants n’hésiteront pas à diffuser librement leurs œuvres tant qu’ils n’auront pas atteint la notoriété nécessaire pour vivre de leur passion. Et même alors, ils sauront sans doute éviter les pièges d’une logique entièrement commerciale tant qu’ils seront eux-mêmes concurrencés par leurs pairs et l’offre gratuite qui persistera.

Loin de risquer la sclérose annoncée par les hérauts du tout-marchand, la culture va connaître, grâce à Internet, une nouvelle Renaissance.

Reste que pour qu’il soit le moteur annoncé de l’évolution du droit d’auteur, ainsi que d’une offre culturelle plus large, moins chère et de meilleure qualité, il faudra qu’Internet ne soit pas bâillonné par des lois rétrogrades visant à empêcher son essor.

Il ne passe guère de jour sans que tel ou tel homme politique ne nous assène qu’il faut – à tout prix – réguler ce « far-west » où seule la loi du plus fort s’appliquerait.

Bien sûr, cette caricature tient beaucoup au fait que la plupart d’entre eux n’apprécient guère de se voir porter la contradiction par de simples citoyens sur la place publique, habitués qu’ils étaient à disposer seuls de l’attention des médias anciens. Mais pour certains cela va plus loin, et la volonté de contrôler tout l’espace médiatique est telle qu’ils n’hésiteront pas à tenter de museler un espace de liberté qu’ils considèrent comme un vrai danger.

Ils ont raison.

Non pas qu’Internet soit un espace de non-droit : cette idée ridicule a toujours été battue en brèche tant les divers procès qui ont accompagné son évolution ont montré que le droit s’y appliquait avec toute sa rigueur. Quant aux fantasmes du pirate néo-nazi pédophile, nos élites sont plus promptes à les dénoncer dans le cyberespace (où la très grande majorité d’entre nous ne les a jamais croisé) que dans les rangs de leurs amis politiques ou médiatiques… La démagogie a du mal à exister dans un lieu où la contradiction est accessible à tout un chacun et où rien ne s’oublie.

Non : le vrai danger, pour eux, est dans la démonstration quotidienne de leur aveuglement. Plus ils crient que la gratuité n’existe pas et que le marché est tout-puissant, plus leurs concitoyens constatent l’inverse dans ce vaste réseau de partage des connaissances et des opinions. Plus ils affirment que la liberté de parole est dangereuse pour la démocratie, plus le succès des blogs politiques augmente. Plus ils expliquent qu’ils ne maîtrisent pas ces nouveaux outils – relégués à d’obscurs assistants parlementaires, plus le nombre de familles connectées croît.

Alors ils légifèrent. Depuis 1995 et la première émission de télévision traitant du phénomène Internet, on ne compte plus les lois qui ont tenté de « réguler » (lire « contrôler ») ce nouveau média. Le premier, François Fillon avait tenté en 1997 déjà de créer un « Conseil Supérieur de l’Internet » qui devait avoir la haute main sur tout ce qui était publié sur le Web. Déjà, il fut censuré par le Conseil Constitutionnel. Vinrent ensuite diverses tentatives, de droite comme de gauche, toutes avortées. La Commission Beaussant (qui cherchait à imposer aux hébergeurs, par contrat, l’obligation de respecter les décisions d’un comité Théodule chargé de censurer les sites irrévérencieux) dont le rapport fut mis au panier. L’amendement Bloche, tellement remanié par nos deux assemblées qu’il n’en est presque rien resté après son passage devant les mêmes sages. La LCEN de 2004, si stricte dans la forme qu’elle en est presque inapplicable. Et la DADVSI de 2006, qui impose le respect de mesures de protection anti-piratage abandonnées depuis par quasiment tous les industriels…

Une longue suite d’échecs patents qui – forcément – ridiculisent par avance les tentatives futures.

Car il n’est pas facile de faire des lois (forcément nationales) pour encadrer Internet (fondamentalement international). Le réseau est mouvant, il change quotidiennement et ses usages sont loin d’être établis. Il mute bien plus vite que nos législateurs ne sont capables de le prévoir. Hadopi n’était pas encore adoptée que ses contre-mesures étaient déjà en place. Et la future LOPPSI, dernière resucée de ces tentatives de créer une police privée chargée de la censure du réseau, se heurtera sans doute et malgré le volontarisme affiché de notre Président aux mêmes écueils que ses prédécesseurs : l’article 11 de notre Constitution est difficilement contournable, et Internet n’a jamais été prévu pour être centralisé de manière à permettre quelque contrôle que ce soit.

Cependant, ces essais ont bel et bien un effet. Mais sans doute pas celui que nos gouvernants espèrent…

Il y a à ce jour 28 millions d’abonnés à Internet en France. Plus d’un foyer sur deux est connecté. Très bientôt, la majorité de nos concitoyens auront goûté à la liberté d’expression que permet (enfin) cet outil. Qui peut dire aujourd’hui ce que signifie le fait que 28 millions de personnes aient désormais, dans ce pays, accès à la parole publique ?

Que deviendront les mondes associatifs et politiques quand ils verront arriver le flux de millions de gens désormais habitués à prendre la parole ? Que sera cet avenir où tout citoyen pourra non seulement débattre publiquement de ses opinions, mais aussi apprendre à les confronter à d’autres, mais encore réussir à se convaincre que sa parole est toute aussi importante que n’importe quelle autre. Que sera un monde dans lequel les enfants n’auront plus à demander la parole pour l’obtenir, au gré des parents et des maîtres, puis des médias et des politiciens ?

En s’attaquant à la liberté d’expression sur Internet, comme ils le font en critiquant, légiférant et Hadopisant, ils ne font pas que se heurter à une technologie définitivement non régulable. Ils lèvent aussi, contre eux, toute une génération de futurs acteurs qui seront devenus conscients de leur pouvoir et de leurs actes, et qui auront été formés comme jamais au fonctionnement de nos institutions, comme le sont tous les gamins qui ont suivi les débats et les méandres du feuilleton d’Hadopi.

Ils élèvent, de fait, tous ceux qui les enterreront par des compétences acquises à la dure – et autre part que sur les bancs bien sages de Science-Po et de l’ENA. Car que dire sinon la désolation que provoque l’écoute de ces politiciens professionnels, visiblement dépassés par un dossier qu’ils ne maîtrisent pas, qui avouent leur méconnaissance totale de cet outil pourtant utilisé par la majorité de leurs électeurs, et qui tremblent de peur devant cette évolution qu’ils n’ont ni voulue ni prévue ?

Comment croyez-vous que va réagir l’étudiant né dans le monde numérique quand il écoute un député annonçant des arguments débiles (« dans 20 ans plus personne n’achètera de CD », quel visionnaire !), mauvais orateur, répétant à l’envi des antiennes largement démontrées comme étant de purs mensonges ? Que croirez-vous qu’il se dira, sinon qu’un député grassement payé à ne presque rien faire ne mérite pas son poste ?

Car c’est vers ça qu’on se dirige, si vous m’en croyez. La révolution ne viendra pas des urnes, ou pas seulement, mais bien surtout de la réaction non aux idées mais à l’indigence des débats publics quand on les compare à la richesse des débats numériques.

Combien de bloggeurs d’aujourd’hui seront nos penseurs de demain ? Et quel talent, si l’on les compare à nos tristes habitués des plateaux télé. Quel verbe que celui d’un simple utilisateur de Twitter, habitué à faire passer son opinion en seulement 140 caractères, quand on le compare aux discours mal rédigés par des attachés parlementaires bien pâlots.


Et que croyez-vous que pensent tous ces utilisateurs d’Internet, lorsqu’ils s’envoient des adresses de billets tous plus intelligents les uns que les autres, quand ils constatent la bêtise flagrante de ceux qui sont sensés les représenter mais ne représentent finalement que les intérêts des grands industriels pourvoyeurs de financements politiques et de futures reconversions dans des postes de parachutistes dorés ?

Certes, il faudra du temps. On ne passe pas du jour au lendemain de MSN à la politique. Mais ce temps-là sera passé en lutte, et ces luttes accoucheront d’hommes d’État, je veux le croire, plutôt que d’hommes politiques. Elle seront menées contre la réaction à une évolution nécessaire et inéluctable de nos sociétés, et parce qu’elle se heurteront à cette réaction, elles ne feront guère de réactionnaires. Et les premiers mouvements comme les différents « partis pirates » d’Europe ne sont que les prémices d’un futur qui balaiera je l’espère la caste des parlementaires, idiots inutiles de la République.

C’est vrai : nul ne peut dire ce qu’il adviendra. Mais je peux sans trop de risque, après avoir observé l’évolution d’Internet depuis plus de 17 ans maintenant – déjà – prédire que le futur ne sera pas rose pour ces politiciens qui n’ont jamais connu de réelle concurrence et qui vont devoir s’y résigner.

Notes

[1] Crédit photo : Roby Ferrari (Creative Commons By-Sa)