Si l’on pouvait copier la nourriture… ou la parabole qui tue

Et si un jour quelqu’un inventait une extraordinaire machine capable d’instantanément dupliquer la nourriture[1] pour la téléporter où bon nous semble sur la planète ? Quel merveilleux progrès alors pour l’humanité !

Rien n’est moins sûr dans le monde insensé où nous vivons actuellement…

Martin Cathrae - CC by-sa

La parabole des fermiers et du duplico-téléporteur

The parable of the farmers and the Teleporting Duplicator

Mike Taylor – 10 février 2012 – The Guardian
(Traduction Framalang : FredB, Isammoc, Goofy, Lamessen, HgO)

Imaginez un monde où la nourriture serait bon marché et accessible librement, grâce à l’incroyable duplico-téléporteur. Qu’est-ce qui pourrait aller de travers ?

Chapitre 1

Il était une fois une planète très semblable à la nôtre. Des milliards de personnes y vivaient, et tous avaient besoin de se nourrir. De nombreuses personnes avaient des emplois chronophages qui les empêchaient de cultiver leur propre nourriture, mais la plupart d’entre eux pouvaient manger grâce aux fermiers.

Les cultivateurs produisaient de quoi nourrir toutes les bouches, et les denrées alimentaires étaient transportées par des distributeurs. Même si chacun des fermiers ne cultivait qu’une seule sorte d’aliment, ils pouvaient manger de manière variée, car chaque fermier avait accès à ce que les autres cultivaient.

Les transporteurs prenaient grand soin de s’assurer de la qualité des aliments distribués, ils ont donc mis en place un système dans lequel les fermiers vérifiaient les aliments des autres, en refusant ceux dont la qualité n’était pas assez bonne. Certains distributeurs étaient considérés comme meilleurs que d’autres, parce qu’ils refusaient davantage de produits aux fermiers que les autres, et distribuaient seulement ce qu’il y avait de mieux.

Le système n’était pas parfait, mais il était bon. Les fermiers avaient besoin des distributeurs pour recevoir leur nourriture et pour l’envoyer aux autres fermiers. Puis les distributeurs ont ajouté de la valeur à la nourriture produite par les fermiers : ils l’ont emballée dans un joli paquet.

Il faut admettre que tout le monde ne recevait pas la nourriture : dans chaque pays, certains mouraient de faim, et dans certains pays, la plupart mouraient de faim. Mais globalement, c’était un bon système – les distributeurs, avec leurs réseaux ferrés et maritimes coûteux, faisaient tout leur possible. Tout le monde avait le même objectif : les gens voulaient de la nourriture, les fermiers voulaient leur en faire parvenir, et les distributeurs gagnaient leur vie en rendant cela possible.

Chapitre 2

Un beau jour, un magicien inventa une machine extraordinaire qui permettait de déplacer les ressources alimentaires d’un point à l’autre intantanément. Plus étonnant encore, la nourriture était présente au point d’origine comme au point d’arrivée. La même nourriture pouvait être téléportées sur un troisième lieu, et un quatrième – autant de fois qu’on le désirait. Non seulement le duplico-téléporteur était un engin stupéfiant, mais en plus il ne coûtait presque rien. Bientôt, des millions de gens du monde entier en furent équipés.

Ce fut une ère merveilleuse. Avec les nouvelles machines, le premier qui tombait sur un mets particulièrement délicieux ou nourrissant pouvait l’envoyer à tous ses amis. Les fermiers pouvaient envoyer leurs nouvelles récoltes directement aux autres cultivateurs, même à ceux qui étaient à l’autre bout de la planète. Les populations des pays les plus reculés où l’agriculture était improductive recevaient la nourriture dont elles avaient besoin.

Chacun pouvait se rendre compte que le duplico-téléporteur avait changé le monde de façon définitive, et que personne ne souffrirait plus de la faim. Un nouvel âge d’or et de prospérité semblait assuré.

Chapitre 3

« Attendez une minute » demandèrent les distributeurs, « et nous ? Nous représentons un segment non-négligeable de la logistique. Nous ajoutons de la valeur. il vaudrait bien mieux continuer à distribuer les produits alimentaires comme avant, avec des trains et des bateaux ».

Mais tout le monde a immédiatement vu que c’était idiot. L’ancienne technologie était obsolète, la nouvelle meilleure sur tous les points. Face au tollé, les distributeurs se sont rendus compte qu’ils ne pourraient plus faire machine arrière, en faisant comme si le duplico-téléporteur n’existait pas.

« Vous ne pouvez pas nous évincer si simplement du circuit de distribution alimentaire, dirent-ils. Ce serait bien mieux si les fermiers et les braves gens ne pouvaient pas utiliser les duplico-téléporteurs. Nous allons les exploiter pour tout le monde, et vendre la nourriture dupliquée. »

Certains fermiers en étaient furieux. « Nous avons désormais une méthode pour distribuer la nourriture, firent-ils remarquer. C’est rapide et peu coûteux. Maintenant que notre nourriture peut être dupliquée librement, il serait mauvais de limiter l’accès en vous laissant ajouter des frais pour cela. La nourriture ne manque plus : elle a une grande valeur mais un coût faible. Nous devons transmettre cette valeur au monde entier. »

Mais les distributeurs répondirent : « Vous ne pouvez pas simplement distribuer nos aliments et… »

« Attendez une minute, dirent les fermiers, vous avez dit vos aliments ?

– Oui, répondirent les distributeurs, nous vous l’avons déjà dit : nous ajoutons de la valeur aux aliments. Ils sont donc à nous.

– Et comment ajoutez-vous de la valeur ?

– Eh bien pour commencer, nous la faisons examiner par des experts pour nous assurer de la qualité de la nourriture.

– C’est nous qui vérifions la qualité ! s’exclamèrent les fermiers, maintenant vraiment remontés.

– Bon, d’accord. Mais nous gérons l’organisation. Nous choisissons les spécialistes, nous expédions les échantillons, analysons les commentaires des testeurs, et prenons la décision d’accepter ou refuser. Nous sommes les éditeurs de la nourriture. »

Mais ce n’était pas vrai non plus, et les fermiers le savaient bien. C’étaient les fermiers eux-mêmes qui faisaient tout ça, se mettant bénévolement au service des distributeurs pour que chacun travaille au mieux de ses possibilités.

« Ah d’accord, dirent les distributeurs. Mais nous nommons les personnes qui doivent choisir les spécialistes et analyser leurs commentaires. Vous voyez bien qu’on ajoute de la valeur. Et ce n’est pas tout : nous enveloppons aussi les aliments dans de jolis paquets. Alors, vous comprenez, vous autres les fermiers, tout ce que vous faites c’est de fournir la matière première. C’est nous les distributeurs qui la transformons en un véritable produit alimentaire, donc logiquement c’est notre propriété. Nous seuls devrions décider de qui peut recevoir de la nourriture et suivant quelles conditions. Après tout, il nous faut bien rentrer dans nos frais et offrir une plus-value à nos actionnaires ».

Chapitre 4

Quand ils entendirent ça, les fermiers prirent conscience que les distributeurs n’avaient véritablement aucun droit de propriété sur la nourriture. Pendant un instant, la nourriture semblait pouvoir devenir universellement disponible et gratuite.

Mais les distributeurs dirent quelque chose de sensé : « Comment les gens sauront-ils que votre nourriture est la meilleure tant qu’ils ne verront pas qu’elle est distribuée par les meilleurs distributeurs ? Vous ne progresserez jamais dans l’industrie agro-alimentaire si les gens ne peuvent pas voir que les meilleurs distributeurs acceptent votre nourriture. »

Alors, les fermiers devinrent très calmes et pensifs. Ils savaient tous que leur nourriture devrait être disponible librement à travers le monde. Mais ils voulaient aussi améliorer leurs conditions de travail et développer leurs fermes. Pour cela, ils devaient augmenter leur réputation. Ce n’était pas possible s’ils utilisaient le duplico-téléporteur pour distribuer gratuitement leur nourriture. Mais c’était possible en le donnant aux distributeurs les plus prestigieux, et en leur permettant de vendre des copies de leur nourriture scrupuleusement protégées et contrôlées aux personnes qui pouvaient se l’offrir.

Les fermiers étaient tristes parce qu’ils voulaient que tout le monde ait à manger. Mais que pouvaient-ils faire ? Laisser toute leur nourriture être dupliquée gratuitement sans le soutien d’un distributeur renommé aurait été un suicide professionnel.

Ainsi les choses revenaient comme avant pour les distributeurs, sauf qu’ils n’avaient plus besoin de dépenser leur argent dans des trains et des bateaux onéreux. Et les choses revenaient comme avant pour les gens avec peu ou pas de nourriture : ils vivaient, ou mouraient le plus souvent, exactement comme avant l’invention du duplico-téléporteur.

Et quelque part dans un pays lointain, la tête dans ses mains, le magicien pleurait.

Addendum : Les opposants au libre accès aux publications universitaires peuvent dire que cette parabole est en fait une hyperbole. Elle l’est, mais uniquement sur un point. Quand les gens n’ont pas accès à la nourriture, ils meurent rapidement. Quand ils n’ont pas accès à la science, ils meurent à petit feu.

Notes

[1] Crédit photo : Martin Cathrae (Creative Commons By)