Ouvert et fermé, par Evgeny Morozov

Classé dans : Communs culturels | 8

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L’écrivain Evgeny Morozov n’aime pas les visions bisounours des nouvelles technologies.

On se souvient qu’il y a deux ans il avait vertement critiqué le soit-disant pouvoir libérateur d’Internet, ce qui lui avait valu réponse de Cory Doctorow traduite par nos soins.

Il s’en prend aujourd’hui à l’usage immodéré de l’expression «  open  » qui, à force d’être utilisé à tous les sauces, prend le risque d’être vidé de son (noble  ?) sens.

Pumpkincat210 - CC by

Ouvert et fermé


Open and Closed

Evgeny Morozov – 17 mars 2013 – NewYorkTimes.com (Opinion)
(Traduction Framalang)


«  L’impression 3D peut-elle être subversive  ?  » demande une voix dans la vidéo la plus terrifiante que vous puissiez trouver sur Internet ce mois-ci. Il s’agit de la bande-annonce pour Defcad.com, un moteur de recherche pour des modèles imprimables en 3D de choses que les «  institutions et les industries ont pour intérêt commun de garder loin de nous  », incluant des «  appareils médicaux, médicaments, biens, pistolets  ».

La voix appartient à Cody Wilson, un étudiant en droit du Texas qui a fondé l’année dernière Defense Distributer, une initiative controversée visant à produire une «  arme wiki  » imprimable. Avec Defcad, il s’étend au-delà des armes, autorisant, par exemple, des passionnés de drones à rechercher des pièces imprimables.


M. Wilson joue la carte de «  l’ouverture  » de Defcad jusqu’à dire qu’elle est l’opium des masses armées d’iPad. Non seulement le moteur de recherche Defcad sera placé sous le signe de l’«  open source  » — la bande-annonce le clame à deux reprises — mais également de «  l’open data   ». Avec une telle ouverture, Defcad ne peut pas être le Mal, n’est-ce pas  ?


Personne n’a besoin de voir des projets tels que Defcad pour constater que «  l’ouverture  » est devenue un terme dangereusement vague, avec beaucoup de sex-appeal mais peu de contenu un tant soit peu analytique. Certifiées «  ouvertes  », les idées les plus odieuses et suspectes deviennent soudain acceptables. Même l’Église de Scientologie vante son «  engagement envers la communication ouverte  ».


L’ouverture est aujourd’hui un culte puissant, une religion avec ses propres dogmes. «  Posséder des gazoducs, personnes, produits, ou même la propriété intellectuelle n’est plus la clef du succès. L’ouverture l’est  », clame l’éditorialiste Jeff Jarvis.

La fascination pour «  l’ouverture  » provient principalement du succès des logiciels open source, du code informatique publiquement accessible auquel tout le monde peut contribuer. Mais aujourd’hui ce principe est en train d’être appliqué à tout, de la politique à la philanthropie  ; des livres intitulés «  The Open-Source Everything Manifesto  » (le Manifeste du Tout Open Source) et «  Radical Openness  » (L’Ouverture Radicale) ont récemment été publiés. Il existe même «  OpenCola  » — un vrai soda pour le peuple.


Pour de nombreuses institutions, «  ouvert  » est devenu le nouveau «  vert  ». Et de la même façon que certaines entreprises «  verdissent  » (greenwash) leurs initiatives en invoquant une façade écolo pour cacher des pratiques moins recommandables, un nouveau terme vient d’émerger pour décrire ce besoin d’introduire «  l’ouverture  » dans des situations et environnements où elle existe peu ou pas  : «  openwashing  » («  ouvertisation  »).

Hélas, «  l’ouvertisation  », aussi sympathique que cela puisse sonner, ne questionne pas l’authenticité des initiatives «  ouvertes  »  ; cela ne nous dit pas quels types «  d’ouverture  » valent le coup, s’il en est. Toutes ces ouvertures, ou prétendues ouvertures, ne se valent pas et nous devons les différentier.


Regardez «  l’ouverture  » célébrée par le philosophe Karl Popper, qui a défini la «  société ouverte  » comme l’apothéose des valeurs politiques libérales. Ce n’est pas la même ouverture que celle du monde de l’open source. Alors que celle de Popper concernait principalement la politique et les idées, l’open source concerne avant tout la coopération, l’innovation, et l’efficacité — des résultats utiles, mais pas dans toutes les situations.


Regardez comme George Osborne, le chancelier britannique a défini les «  politiques open source  » récemment. «  Plutôt que de se baser sur le fait que des politiciens  » et des «  fonctionnaires aient le monopole de la sagesse, vous pouvez vous engager via Internet  » avec «  l’ensemble du public, ou du moins les personnes intéressées, pour résoudre un problème particulier  ».

En tant qu’ajout à la politique déjà en place, c’est merveilleux. En tant que remplacement de la politique en place, en revanche, c’est terrifiant.

Bien sûr, c’est important d’impliquer les citoyens dans la résolution des problèmes. Mais qui décide des «  problèmes particuliers  » auxquels les citoyens doivent s’attaquer en premier lieu  ? Et comment peut-on définir les limites de ce «  problème  »  ? Dans le monde du logiciel open source, de telles décisions sont généralement prises par des décideurs et des clients. Mais en démocratie, les citoyens tiennent la barre (plutôt en délèguent la tenue) et rament simultanément. En politique open source, tout ce qu’ils font, c’est ramer.


De même, un «  gouvernement ouvert  » — un terme autrefois réservé pour discuter de la responsabilité — est aujourd’hui utilisé plutôt pour décrire à quel point il est facile d’accéder, manipuler, et «  remixer  » des morceaux d’informations du gouvernement. Ici, «  l’ouverture  » ne mesure pas si de telles données augmentent la responsabilité, mais seulement combien d’applications peuvent se baser dessus, et si ces applications poursuivent des buts simples. L’ambiguïté de l’ouverture permet au Premier Ministre britannique David Cameron de prôner un gouvernement ouvert, tout en se plaignant que la liberté d’expression «  bouche les artères du gouvernement  ».


Cette confusion ne se limite pas aux gouvernements. Prenez par exemple cette obsession pour les cours en ligne ouvert et massif (NdT  : MOOC). Que signifie le mot ouvert dans ce cas ? Eh bien, ils sont disponibles en ligne gratuitement. Mais il serait prématuré de célébrer le triomphe de l’ouverture. Un programme d’ouverture plus ambitieux ne se contenterait pas d’étendre l’accès aux cours mais donnerait aussi aux utilisateurs la possibilité de réutiliser, modifier et d’adapter le contenu. Je pourrais prendre les notes de conférence de quelqu’un, rajouter quelques paragraphes et les faire circuler en tant qu’élément de mon propre cours. Actuellement, la plupart de ces cours n’offrent pas cette possibilité  : le plus souvent leurs conditions d’utilisation interdisent l’adaptation des cours.


Est-ce que «  l’ouverture  » gagnera, comme nous l’assurent ces Pollyanas numériques ? Probablement. Mais une victoire pour «  l’ouverture  » peut aussi marquer la défaite de politiques démocratiques, d’une réforme ambitieuse et de bien d’autres choses. Peut-être faudrait-il mettre en place un moratoire sur le mot «  ouvert  ». Imaginez les possibilités que cela pourrait ouvrir  !

Crédit photo  : Pumpkincat210 (Creative Commons By)

8 Responses

  1. chdorb

    D’où la différence entre «open» (ouvert) et libre…

  2. Crassus29

    Quelques petites fautes de frappe dans le chapô :

    — […] le soit-disant pouvoir libérateur […] > […] le soi-disant pouvoir libérateur […]

    — […] l’expression « open » qui, à force d’être utilisé à tous les sauces, prend le risque d’être vidé de […] > […] l’expression « open » qui, à force d’être utilisée à toutes les sauces, prend le risque d’être vidée de […]

  3. smonff

    Suite a la lecture de ce post, je suis tombé sur ça -> http://joinless.org/l/more-about-le… je pense qu’il y a une résonnance certaine. Sur leur site il n’est pas question de license, on est dans le flou à ce niveau là. Par contre, ils précisent bien que il n’y a pas de « money involved » ce qui est typique pour moi d’un projet Open Source et pas libre.

    Il s’agit pour moi d’une mode. C’est bien que la mode s’intéresse à l’OS et au libre, mais bientôt, puisque c’est la mode, ce sera jugé comme démodé et la ferveur retombera.

  4. tizef

    À défaut de raisonner, ça résonne bien de ce côté de l’Atlantique : l’openwashing (expression créée il y a au moins trois ans) a pris le relais du greenwashing vers 2006 (comme le temps passe, c’est dingue). En France aussi on a adoooré l’open space, puis l’open gouvernance (enfin, surtout l’open data). Les profondeurs abyssales de la crétinerie marketeuse ont été atteintes depuis longtemps, des « offres » Open d’un ancien service public reconverti en entreprise privée (après « ouverture » du capital) à l’Open jazz d’une radio encore un peu de service public, en passant par l’open source washing machine project… et la boucle est bouclée.

  5. Ginko

    « un moratoire sur le mot « ouvert » »

    Ça me fait penser à cette actualité : http://www.pcinpact.com/news/78602-… .

    Les langues évoluent : récupèrent, déforment, créent et perdent des mots. Comment pourrait-on mettre un moratoire sur un mot ??? L’académie française a beau tenter de créer ou franciser les mots absorbés, l’usage la précède toujours. Le peuple reste maitre en la matière.

    Ça me fait également penser à l’attachement de rms à l’usage correct des mots, à en définir le sens précisément avant de s’en servir, et/ou à en rejeter certains s’ils relèvent de la novlangue. Car utiliser des mots flous, c’est penser flou ; utiliser des mots biaisés, c’est penser biaisé. Mais de ça le peuple s’en fout et les propagandiste l’incite.

  6. Grouik

    Cher tizef, vous avez oublié le plus connu de tous, l’open bar. C’est le contribuable qui rince aussi, avec sa bénédiction. 🙂
    Ô peine perdue !

    Il y a tout un bréviaire dont j’avais trouvé trace sur la toile il y a peut-être une décennie, employé généralement par toutes les forces marketing et autre réducteurs de têtes… que des mots positifs, d’actions, forts ou du moins qui doivent être perçus comme tel dans nos contrés grâce à ces propagandes sournoises quotidiennes, idéal à injecter dans un gigantesque pipotron et prêt à revomir dans n’importe quelle messe célébrant la gloire d’une supériorité quelconque.
    Regardons encore un instant par exemple: durable, équitable, social, démocratique, …

  7. ElGui

    (…) soit-disant pouvoir libérateur d’Internet (…)
    soi-disant (qui dit lui même ou se dit à lui même)… pas grave mais ça m’agace à force, on voit cette orthographe partout maintenant !
    Les mots sont importants, soignons-les, ils n’en seront que plus percutants !

    merci ! 😉

  8. ElGui

    Oups désolé j’avais pas lu le 1er commentaire… orgueil quand tu nous tiens !
    en tous cas continuez !