Bifurquer avant l’impact : l’impasse du capitalisme de surveillance

La chaleur de l’été ne nous fait pas oublier que nous traversons une crise dont les racines sont bien profondes. Pendant que nos forêts crament, que des oligarques jouent aux petits soldats à nos portes, et vu que je n’avais que cela à faire, je lisais quelques auteurs, ceux dont on ne parle que rarement mais qui sont Ô combien indispensables. Tout cela raisonnait si bien que, le temps de digérer un peu à l’ombre, j’ai tissé quelques liens avec mon sujet de prédilection, la surveillance et les ordinateurs. Et puis voilà, paf, le déclic. Dans mes archives, ces mots de Sébastien Broca en 2019 : « inscrire le capitalisme de surveillance dans une histoire plus large ». Mais oui, c’est là dessus qu’il faut insister, bien sûr. On s’y remet.

Je vous livre donc ici quelques réflexions qui, si elles sont encore loin d’être pleinement abouties, permettront peut-être à certains lecteurs d’appréhender les luttes sociales qui nous attendent ces prochains mois. Alimentons, alimentons, on n’est plus à une étincelle près.

— Christophe Masutti


Le capitalisme de surveillance est un mode d’être du capitalisme aujourd’hui dominant l’ensemble des institutions économiques et politiques. Il mobilise toutes les technologies de monitoring social et d’analyse de données dans le but de consolider les intérêts capitalistes à l’encontre des individus qui se voient spoliés de leur vie privée, de leurs droits et du sens de leur travail. L’exemple des entreprises-plateformes comme Uber est une illustration de cette triple spoliation des travailleurs comme des consommateurs. L’hégémonie d’Uber dans ce secteur d’activité s’est imposée, comme tout capitalisme hégémonique, avec la complicité des décideurs politiques. Cette complicité s’explique par la dénégation des contradictions du capitalisme et la contraction des politiques sur des catégories anciennes largement dépassées. Que les décideurs y adhèrent ou non, le discours public reste campé sur une idée de la production de valeur qui n’a plus grand-chose de commun avec la réalité de l’économie sur-financiarisée.

Il est donc important d’analyser le capitalisme de surveillance à travers les critiques du capitalisme et des technologies afin de comprendre, d’une part pourquoi les stratégies hégémoniques des multinationales de l’économie numérique ne sont pas une perversion du capitalisme mais une conséquence logique de la jonction historique entre technologie et finance, et d’autre part que toute régulation cherchant à maintenir le statu quo d’un soi-disant « bon » capitalisme est vouée à l’échec. Reste à explorer comment nous pouvons produire de nouveaux imaginaires économiques et retrouver un rapport aux technologies qui soit émancipateur et générateur de libertés.

paquet de cigarette dont la marque est "Capitalism" avec pour avertissement "the cancer of the working class"
Une critique du capitalisme qui s’est déjà bien étoffée au cours de l’histoire.

Situer le capitalisme de surveillance dans une histoire critique du capitalisme

Dans la Monthly Review en 2014, ceux qui forgèrent l’expression capitalisme de surveillance inscrivaient cette dernière dans une critique du capitalisme monopoliste américain depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, lorsqu’on le ramène à l’histoire longue, qui ne se réduit pas aux vingt dernières années de développement des plus grandes plateformes numériques mondiales, on constate que le capitalisme de surveillance est issu des trois grands axes de la dynamique capitaliste de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Pour John B. Foster et Robert W. McChesney, la surveillance cristallise les intérêts de marché de l’économie qui soutient le complexe militaro-industriel sur le plan géopolitique, la finance, et le marketing de consommation, c’est-à-dire un impérialisme sur le marché extérieur (guerre et actionnariat), ce qui favorise en retour la dynamique du marché intérieur reposant sur le crédit et la consommation. Ce système impérialiste fonctionne sur une logique de connivence avec les entreprises depuis plus de soixante ans et a instauré la surveillance (de l’espionnage de la Guerre Froide à l’apparition de l’activité de courtage de données) comme le nouveau gros bâton du capitalisme.

Plus récemment, dans une interview pour LVSL, E. Morozov ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme qu’aujourd’hui l’enjeu des Big Tech aux États-Unis se résume à la concurrence entre les secteurs d’activités technologiques sur le marché intérieur et « la volonté de maintenir le statut hégémonique des États-Unis dans le système financier international ».

Avancées technologiques et choix sociaux

Une autre manière encore de situer le capitalisme de surveillance sur une histoire longue consiste à partir du rôle de l’émergence de la microélectronique (ou ce que j’appelle l’informatisation des organisations) à travers une critique radicale du capitalisme. C’est sur les écrits de Robert Kurz (et les autres membres du groupe Krisis) qu’il faut cette fois se pencher, notamment son travail sur les catégories du capitalisme.

Ici on s’intéresse à la microélectronique en tant que troisième révolution industrielle. Sur ce point, comme je le fais dans mon livre, je préfère maintenir mon approche en parlant de l’informatisation des organisations, car il s’agit surtout de la transformation des processus de production et pas tellement des innovations techniques en tant que telles. Si en effet on se concentre sur ce dernier aspect de la microélectronique, on risque d’induire un rapport mécanique entre l’avancement technique et la transformation capitaliste, alors que ce rapport est d’abord le résultat de choix sociaux plus ou moins imposés par des jeux de pouvoirs (politique, financier, managérial, etc.). Nous y reviendrons : il est important de garder cela en tête car l’objet de la lutte sociale consiste à prendre la main sur ces choix pour toutes les meilleures raisons du monde, à commencer par notre rapport à l’environnement et aux techniques.

Pour expliquer, je vais devoir simplifier à l’extrême la pensée de R. Kurz et faire des raccourcis. Je m’en excuse par avance. R. Kurz s’oppose à l’idée de la cyclicité des crises du capitalisme. Au contraire ce dernier relève d’une dynamique historique, qui va toujours de l’avant, jusqu’à son effondrement. On peut alors considérer que la succession des crises ont été surmontées par le capitalisme en changeant le rapport structurel de la production. Il en va ainsi pour l’industrialisation du XIXᵉ siècle, le fordisme (industrialisation moderne), la sur-industrialisation des années 1930, le marché de consommation des années 1950, ou de la financiarisation de l’économie à partir des années 1970. Pour R. Kurz, ces transformations successives sont en réalité une course en avant vers la contradiction interne du capitalisme, son impossibilité à renouveler indéfiniment ses processus d’accumulation sans compter sur les compensations des pertes de capital, qu’elles soient assurées par les banques centrales qui produisent des liquidités (keynésianisme) ou par le marché financier lui-même remplaçant les banques centrales (le néolibéralisme qui crée toujours plus de dettes). Cette course en avant connaît une limite indépassable, une « borne interne » qui a fini par être franchie, celle du travail abstrait (le travail socialement nécessaire à la production, créant de la valeur d’échange) qui perd peu à peu son sens de critère de valeur marchande.

Cette critique de la valeur peut être vue de deux manières qui se rejoignent. La première est amenée par Roswitha Scholz et repose sur l’idée que la valeur comme rapport social déterminant la logique marchande n’a jamais été critiquée à l’aune tout à fait pratique de la reproduction de la force de travail, à savoir les activités qu’on détermine comme exclusivement féminines (faire le ménage, faire à manger, élever les enfants, etc.) et sont dissociées de la valeur. Or, cette tendance phallocrate du capitalisme (comme de la critique marxiste/socialiste qui n’a jamais voulu l’intégrer) rend cette conception autonome de la valeur complètement illusoire. La seconde approche situe dans l’histoire la fragilité du travail abstrait qui dépend finalement des processus de production. Or, au tournant des années 1970 et 1980, la révolution informatique (la microélectronique) est à l’origine d’une rationalisation pour ainsi dire fulgurante de l’ensemble des processus de production en très peu de temps et de manière mondialisée. Il devient alors plus rentable de rationaliser le travail que de conquérir de nouveaux espaces pour l’accumulation de capital. Le régime d’accumulation atteint sa limite et tout se rabat sur les marchés financiers et le capital fictif. Comme le dit R. Kurz dans Vies et mort du capitalisme1 :

C’est le plus souvent, et non sans raison, la troisième révolution industrielle (la microélectronique) qui est désignée comme la cause profonde de la nouvelle crise mondiale. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, en effet, les potentiels de rationalisation dépassent les possibilités d’une expansion des marchés.

Non seulement il y a la perte de sens du travail (la rationalisation à des échelles inédites) mais aussi une rupture radicale avec les catégories du capitalisme qui jusque-là reposaient surtout sur la valeur marchande substantiellement liée au travail abstrait (qui lui-même n’intégrait pas de toute façon ses propres conditions de reproduction).

Très voisins, les travaux d’Ernst Lohoff et de Norbert Trenkle questionnent la surfinanciarisation de l’économie dans La grande dévalorisation2. Pour eux, c’est la forme même de la richesse capitaliste qui est en question. Ils en viennent aux mêmes considérations concernant l’informatisation de la société. La troisième révolution industrielle a créé un rétrécissement de la production de valeur. La microélectronique (entendue cette fois en tant que description de dispositifs techniques) a permis l’avancée de beaucoup de produits innovants mais l’innovation dans les processus de production qu’elle a induits a été beaucoup plus forte et attractive, c’est-à-dire beaucoup plus rentable : on a préféré produire avec toujours moins de temps de travail, et ce temps de travail a fini par devenir une variable de rentabilité au lieu d’être une production de valeur.

Si bien qu’on est arrivé à ce qui, selon Marx, est une incompatibilité avec le capitalisme : l’homme finit par se situer en dehors du processus de production. Du moins, il tend à l’être dans nos économies occidentales. Et ce fut pourtant une sorte d’utopie formulée par les capitalistes eux-mêmes dans les années 1960. Alors que les industries commençaient à s’informatiser, le rêve cybernéticien d’une production sans travailleurs était en plein essor. Chez les plus techno-optimistes on s’interrogeait davantage à propos des répercussions de la transformation des processus de production sur l’homme qu’à propos de leur impact sur la dynamique capitaliste. La transformation « cybernétique » des processus de production ne faisait pas vraiment l’objet de discussion tant la technologie était à l’évidence une marche continue vers une nouvelle société. Par exemple, pour un sociologue comme George Simpson3, au « stade 3 » de l’automatisation (lorsque les machines n’ont plus besoin d’intervention humaine directe pour fonctionner et produire), l’homme perd le sens de son travail, bien que libéré de la charge physique, et « le système industriel devient un système à boutons-poussoirs ». Que l’automatisation des processus de production (et aussi des systèmes décisionnels) fasse l’objet d’une critique ou non, ce qui a toujours été questionné, ce sont les répercussions sur l’organisation sociale et le constat que le travail n’a jamais été aussi peu émancipateur alors qu’on en attendait l’inverse4.

La surveillance comme catégorie du capitalisme

Revenons maintenant au capitalisme de surveillance. D’une part, son appellation de capitalisme devient quelque peu discutable puisqu’en effet il n’est pas possible de le désincarner de la dynamique capitaliste elle-même. C’est pour cela qu’il faut préciser qu’il s’agit surtout d’une expression initialement forgée pour les besoins méthodiques de son approche. Par contre, ce que j’ai essayé de souligner sans jamais le dire de cette manière, c’est que la surveillance est devenue une catégorie du capitalisme en tant qu’elle est une tentative de pallier la perte de substance du travail abstrait pour chercher de la valeur marchande dans deux directions :

  • la rationalisation à l’extrême des processus productifs qu’on voit émerger dans l’économie de plateformes, de l’esclavagisme moderne des travailleurs du clic à l’ubérisation de beaucoup de secteurs productifs de services, voire aussi industriels (on pense à Tesla). Une involution du travail qui en retour se paie sur l’actionnariat tout aussi extrême de ces mêmes plateformes dont les capacités d’investissement réel sont quasi-nulles.
  • L’autre direction est née du processus même de l’informatisation des organisations dès le début, comme je l’ai montré à propos de l’histoire d’Axciom, à savoir l’extraction et le courtage de données qui pillent littéralement nos vies privées et dissocient cette fois la force de travail elle-même du rapport social qu’elle implique puisque c’est dans nos intimités que la plus-value est recherchée. La financiarisation de ces entreprises est d’autant plus évidente que leurs besoins d’investissement sont quasiment nuls. Quant à leurs innovations (le travail des bases de données) elles sont depuis longtemps éprouvées et reposent aussi sur le modèle de plateforme mentionné ci-dessus.

Mais alors, dans cette configuration, on a plutôt l’impression qu’on ne fait que placer l’homme au centre de la production et non en dehors ou presque en dehors. Il en va ainsi des livreurs d’Uber, du travail à la tâche, des contrats de chantiers adaptés à la Recherche et à l’Enseignement, et surtout, surtout, nous sommes nous-mêmes producteurs des données dont se nourrit abondamment l’industrie numérique.

On comprend que, par exemple, certains ont cru intelligent de tenter de remettre l’homme dans le circuit de production en basant leur raisonnement sur l’idée de la propriété des données personnelles et de la « liberté d’entreprendre ». En réalité la configuration du travail à l’ère des plateformes est le degré zéro de la production de valeur : les données n’ont de valeur qu’une fois travaillées, concaténées, inférées, calculées, recoupées, stockées (dans une base), etc. En soi, même si elles sont échangeables sur un marché, il faut encore les rendre rentables et pour cela il y a de l’Intelligence Artificielle et des travailleurs du clic. Les seconds ne sont que du temps de travail volatile (il produit de la valeur en tant que travail salarié, mais si peu qu’il en devient négligeable au profit de la rationalisation structurelle), tandis que l’IA a pour objectif de démontrer la rentabilité de l’achat d’un jeu de données sur le marché (une sorte de travail mort-vivant5 qu’on incorporerait directement à la marchandisation). Et la boucle est bouclée : cette rentabilité se mesure à l’aune de la rationalisation des processus de production, ce qui génère de l’actionnariat et une tendance au renforcement des monopoles. Pour le reste, afin d’assurer les conditions de permanence du capitalisme (il faut bien des travailleurs pour assurer un minimum de salubrité de la structure, c’est-à-dire maintenir un minimum de production de valeur), deux choses :

  • on maintient en place quelques industries dont tout le jeu mondialisé consiste à être de plus en plus rationalisées pour coûter moins cher et rapporter plus, ce qui accroît les inégalités et la pauvreté (et plus on est pauvre, plus on est exploité),
  • on vend du rêve en faisant croire que le marché de produits innovants (concrets) est en soi producteur de valeur (alors que s’accroît la pauvreté) : des voitures Tesla, des services par abonnement, de l’école à distance, un métavers… du vent.

Réguler le capitalisme ne suffit pas

Pour l’individu comme pour les entreprises sous perfusion technologique, l’attrait matériel du capitalisme est tel qu’il est extrêmement difficile de s’en détacher. G. Orwell avait (comme on peut s’y attendre de la part d’un esprit si brillant) déjà remarqué cette indécrottable attraction dans Le Quai de Wigan : l’adoration de la technique et le conformisme polluent toute critique entendable du capitalisme. Tant que le capitalisme maintiendra la double illusion d’une production concrète et d’un travail émancipateur, sans remettre en cause le fait que ce sont bien les produits financiers qui représentent l’essentiel du PIB mondial6, les catégories trop anciennes avec lesquelles nous pensons le capitalisme ne nous permettront pas de franchir le pas d’une critique radicale de ses effets écocides et destructeurs de libertés.

Faudrait-il donc s’en accommoder ? La plus importante mise en perspective critique des mécanismes du capitalisme de surveillance, celle qui a placé son auteure Shoshana Zuboff au-devant de la scène ces trois dernières années, n’a jamais convaincu personne par les solutions qu’elle propose.

Premièrement parce qu’elle circonscrit le capitalisme de surveillance à la mise en œuvre par les GAFAM de solutions de rentabilité actionnariale en allant extraire le minerai de données personnelles afin d’en tirer de la valeur marchande. Le fait est qu’en réalité ce modèle économique de valorisation des données n’est absolument pas nouveau, il est né avec les ordinateurs dont c’est la principale raison d’être (vendables). Par conséquent ces firmes n’ont créé de valeur qu’à la marge de leurs activités principales (le courtage de données), par exemple en fournissant des services dont le Web aurait très bien pu se passer. Sauf peut-être la fonction de moteur de recherche, nonobstant la situation de monopole qu’elle a engendrée au détriment de la concurrence, ce qui n’est que le reflet de l’effet pervers du monopole et de la financiarisation de ces firmes, à savoir tuer la concurrence, s’approprier (financièrement) des entreprises innovantes, et tuer toute dynamique diversifiée d’innovation.

Deuxièmement, les solutions proposées reposent exclusivement sur la régulation des ces monstres capitalistes. On renoue alors avec d’anciennes visions, celles d’un libéralisme garant des équilibres capitalistes, mais cette fois presque exclusivement du côté du droit : c’est mal de priver les individus de leur vie privée, donc il faut plus de régulation dans les pratiques. On n’est pas loin de renouer avec la vieille idée de l’ethos protestant à l’origine du capitalisme moderne selon Max Weber : la recherche de profit est un bien, il s’accomplit par le travail et le don de soi à l’entreprise. La paix de nos âmes ne peut donc avoir lieu sans le capitalisme. C’est ce que cristallise Milton Friedman dans une de ses célèbres affirmations : « la responsabilité sociale des entreprises est de maximiser leurs profits »7. Si le capitalisme est un dispositif géant générateur de profit, il n’est ni moral ni immoral, c’est son usage, sa destination qui l’est. Par conséquent, ce serait à l’État d’agir en assumant les conséquences d’un mauvais usage qu’en feraient les capitalistes.

Contradiction : le capitalisme n’est pas un simple dispositif, il est à la fois marché, organisation, choix collectifs, et choix individuels. Son extension dans nos vies privées est le résultat du choix de la rationalisation toujours plus drastique des conditions de rentabilité. Dans les années 1980, les économistes néoclassiques croyaient fortement au triptyque gagnant investissement – accroissement de main d’œuvre – progrès technique. Sauf que même l’un des plus connus des économistes américains, Robert Solow, a dû se rendre à une évidence, un « paradoxe » qu’il soulevait après avoir admis que « la révolution technologique [de l’informatique] s’est accompagnée partout d’un ralentissement de la croissance de la productivité, et non d’une augmentation ». Il conclut : « Vous pouvez voir l’ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité »8. Pour Solow, croyant encore au vieux monde de la croissance « productrice », ce n’était qu’une question de temps, mais pour l’économie capitaliste, c’était surtout l’urgence de se tourner vers des solutions beaucoup plus rapides : l’actionnariat (et la rationalisation rentable des process) et la valorisation quasi-immédiate de tout ce qui pouvait être valorisable sur le marché le plus facile possible, celui des services, celui qui nécessite le moins d’investissements.

La volonté d’aller dans le mur

Le capitalisme à l’ère numérique n’a pas créé de stagnation, il est structurellement destructeur. Il n’a pas créé de défaut d’investissement, il est avant tout un choix réfléchi, la volonté d’aller droit dans le mur en espérant faire partie des élus qui pourront changer de voiture avant l’impact. Dans cette hyper-concurrence qui est devenue essentiellement financière, la seule manière d’envisager la victoire est de fabriquer des monopoles. C’est là que la fatuité de la régulation se remarque le plus. Un récent article de Michael Kwet9 résume très bien la situation. On peut le citer longuement :

Les défenseurs de la législation antitrust affirment que les monopoles faussent un système capitaliste idéal et que ce qu’il faut, c’est un terrain de jeu égal pour que tout le monde puisse se faire concurrence. Pourtant, la concurrence n’est bonne que pour ceux qui ont des ressources à mettre en concurrence. Plus de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 7,40 dollars [7,16 euros] par jour, et personne ne s’arrête pour demander comment ils seront “compétitifs” sur le “marché concurrentiel” envisagé par les défenseurs occidentaux de l’antitrust. C’est d’autant plus décourageant pour les pays à revenu faible ou intermédiaire que l’internet est largement sans frontières.

À un niveau plus large […] les défenseurs de l’antitrust ignorent la division globalement inégale du travail et de l’échange de biens et de services qui a été approfondie par la numérisation de l’économie mondiale. Des entreprises comme Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft, Netflix, Nvidia, Intel, AMD et bien d’autres sont parvenues à leur taille hégémonique parce qu’elles possèdent la propriété intellectuelle et les moyens de calcul utilisés dans le monde entier. Les penseurs antitrust, en particulier ceux des États-Unis, finissent par occulter systématiquement la réalité de l’impérialisme américain dans le secteur des technologies numériques, et donc leur impact non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe et dans les pays du Sud.

Les initiatives antitrust européennes ne sont pas meilleures. Là-bas, les décideurs politiques qui s’insurgent contre les maux des grandes entreprises technologiques tentent discrètement de créer leurs propres géants technologiques.

Dans la critique mainstream du capitalisme de surveillance, une autre erreur s’est révélée, en plus de celle qui consiste à persister dans la défense d’un imaginaire capitaliste. C’est celle de voir dans l’État et son pouvoir de régulation un défenseur de la démocratie. C’est d’abord une erreur de principe : dans un régime capitaliste monopoliste, l’État assure l’hégémonie des entreprises de son cru et fait passer sous l’expression démocratie libérale (ou libertés) ce qui favorise l’émergence de situations de domination. Pour lutter contre, il y a une urgence dans notre actualité économique : la logique des start-up tout autant que celle de la « propriété intellectuelle » doivent laisser place à l’expérimentation collective de gouvernance de biens communs de la connaissance et des techniques (nous en parlerons plus loin). Ensuite, c’est une erreur pratique comme l’illustrent les affaires de lobbying et de pantouflage dans le petit monde des décideurs politiques. Une illustration parmi des centaines : les récents Uber Files démontrant, entre autres, les accords passés entre le président Emmanuel Macron et les dirigeants d’Uber (voir sur le site Le Monde).

Situer ces enjeux dans un contexte historique aussi général suppose de longs développements, rarement simples à exposer. Oui, il s’agit d’une critique du capitalisme, et oui cette critique peut être plus ou moins radicale selon que l’on se place dans un héritage marxiste, marxien ou de la critique de la valeur, ou que l’on demeure persuadé qu’un capitalisme plus respectueux, moins « féodal » pourrait advenir. Sans doute qu’un mirage subsiste, celui de croire qu’autant de bienfaits issus du capitalisme suffisent à le dédouaner de l’usage dévoyé des technologies. « Sans le capitalisme nous en serions encore à nous éclairer à la bougie…» En d’autres termes, il y aurait un progrès indiscutable à l’aune duquel les technologies de surveillance pourraient être jugées. Vraiment ?

 

« Il y a une application pour ça », le slogan d’Apple qui illustre bien le solutionnisme technologique.

Situer le capitalisme de surveillance dans notre rapport à la technique

C’est un poncif : les technologies de surveillance ont été développées dans une logique de profit. Il s’agit des technologies dont l’objectif est de créer des données exploitables à partir de nos vies privées, à des fins de contrôle ou purement mercantiles (ce qui revient au même puisque les technologies de contrôle sont possédées par des firmes qui achètent des données).

Or, il est temps de mettre fin à l’erreur répandue qui consiste à considérer que les technologies de surveillance sont un mal qui pervertit le capitalisme censé être le moteur de la démocratie libérale. Ceci conduit à penser que seule une régulation bien menée par l’État dans le but de restaurer les vertus du « bon » capitalisme serait salutaire tant nos vies privées sont sur-exploitées et nos libertés érodées. Tel est le credo de Shoshana Zuboff et avec elle bon nombre de décideurs politiques.

Croire qu’il y a de bons et de mauvais usages

L’erreur est exactement celle que dénonçait en son temps Jacques Ellul. C’est celle qui consiste à vouloir absolument attribuer une valeur à l’usage de la technique. Le bon usage serait celui qui pousse à respecter la vie privée, et le mauvais usage celui qui tend à l’inverse. Or, il n’y a d’usage technique que technique. Il n’y a qu’un usage de la bombe atomique, celui de faire boum (ou pas si elle est mal utilisée). Le choix de développer la bombe est, lui, par contre, un choix qui fait intervenir des enjeux de pouvoir et de valeurs.

Au tout début des années 1970, à l’époque où se développaient les techniques d’exploitation des bases de données et le courtage de données, c’est ce qu’ont montré James Martin et Adrian Norman pour ce qui concerne les systèmes informatiques10 : à partir du moment où un système est informatisé, la quantification est la seule manière de décrire le monde. Ceci est valable y compris pour les systèmes décisionnels. Le paradoxe que pointaient ces auteurs montrait que le traitement de l’information dans un système décisionnel – par exemple dans n’importe quelle organisation économique, comme une entreprise – devait avoir pour objectif de rationaliser les procédures et les décisions en utilisant une quantité finie de données pour en produire une quantité réduite aux éléments les plus stratégiques, or, l’informatisation suppose un choix optimum parmi une grande variété d’arbres décisionnels et donc un besoin croissant de données, une quantité tendant vers l’infini.

Martin et Norman illustraient ce qu’avait affirmé Jacques Ellul vingt ans auparavant : la technique et sa logique de développement seraient autonomes. Bien que discutable, cette hypothèse montre au moins une chose : dans un monde capitaliste, tout l’enjeu consisterait comme au rugby à transformer l’essai, c’est-à-dire voir dans le développement des techniques autant d’opportunités de profit et non pas d’investissements productifs. Les choix se posent alors en termes d’anti-productivité concrète. Dans le monde des bases de données et leur exploitation la double question qui s’est posée de 1970 à aujourd’hui est de savoir si nous sommes capables d’engranger plus ou moins de données et comment leur attribuer une valeur marchande.

Le reste n’est que sophismes : l’usine entièrement automatisée des rêves cybernéticiens les plus fous, les boules de cristal des statistiques électorales, les données de recouvrement bancaires et le crédit à la consommation, les analyses marketing et la consommation de masse, jusqu’à la smart city de la Silicon Valley et ses voitures autonomes (et ses aspirateurs espions)… la justification de la surveillance et de l’extraction de données repose sur l’idée d’un progrès social, d’un bon usage des technologies, et d’une neutralité des choix technologiques. Et il y a un paralogisme. Si l’on ne pense l’économie qu’en termes capitalistes et libéraux, cette neutralité est un postulat qui ne peut être remis en cause qu’à l’aune d’un jugement de valeur : il y aurait des bons et des mauvais usages des technologies, et c’est à l’État d’assurer le rôle minimal de les arbitrer au regard de la loi. Nul ne remet alors en question les choix eux-mêmes, nul ne remet en question l’hégémonie des entreprises qui nous couvrent de leurs « bienfaits » au prix de quelques « négligeables » écarts de conduite, nul ne remet en question l’exploitation de nos vies privées (un mal devenu nécessaire) et l’on préfère nous demander notre consentement plus ou moins éclairé, plus ou moins obligé.

La technologie n’est pas autonome

Cependant, comme nous le verrons vers la fin de ce texte, les études en sociologie des sciences montrent en fait qu’il n’y a pas d’autonomie de la technique. Sciences, technologies et société s’abreuvent mutuellement entre les usages, les expérimentations et tous ces interstices épistémiques d’appropriation des techniques, de désapprentissage, de renouvellement, de détournements, et d’expression des besoins pour de nouvelles innovations qui seront à leur tour appropriées, modifiées, transformées, etc. En réalité l’hypothèse de l’autonomie de la technique a surtout servi au capitalisme pour suivre une course à l’innovation qui ne saurait être remise en question, comme une loi naturelle qui justifie en soi la mise sur le marché de nouvelles technologies et au besoin faire croire en leur utilité. Tel est le fond de commerce du transhumanisme et son « économie des promesses ».

L’erreur consiste à prêter le flanc au solutionnisme technologique (le même qui nous fait croire que des caméras de surveillance sont un remède à la délinquance, ou qu’il faut construire des grosses berlines sur batteries pour ne plus polluer) et à se laisser abreuver des discours néolibéraux qui, parce qu’il faut bien rentabiliser ces promesses par de la marchandisation des données – qui est elle-même une promesse pour l’actionnariat –, nous habituent petit à petit à être surveillés. Pour se dépêtrer de cela, la critique du capitalisme de surveillance doit être une critique radicale du capitalisme et du néolibéralisme car la lutte contre la surveillance ne peut être décorrélée de la prise en compte des injustices sociales et économiques dont ils sont les causes pratiques et idéologiques.

Je vois venir les lecteurs inquiets. Oui, j’ai placé ce terme de néolibéralisme sans prévenir. C’est mettre la charrue avant les bœufs mais c’est parfois nécessaire. Pour mieux comprendre, il suffit de définir ce qu’est le néolibéralisme. C’est l’idéologie appelée en Allemagne ordolibéralisme, si l’on veut, c’est-à-dire l’idée que le laissez-faire a démontré son erreur historique (les crises successives de 1929, 1972, 2008, ou la crise permanente), et que par conséquent l’État a fait son grand retour dans le marché au service du capital, comme le principal organisateur de l’espace de compétition capitaliste et le dépositaire du droit qui érige la propriété et le profit au titre de seules valeurs acceptables. Que des contrats, plus de discussion, there is no alternative, comme disait la Margaret. Donc partant de cette définition, à tous les niveaux organisationnels, celui des institutions de l’État comme celui des organisations du capital, la surveillance est à la fois outil de contrôle et de génération de profit (dans les limites démontrées par R. Kurz, à savoir : pas sans compter presque exclusivement sur l’actionnariat et les produits financiers, cf. plus haut).

Le choix du « monitoring »

La course en avant des technologies de surveillance est donc le résultat d’un choix. Il n’y a pas de bon ou de mauvais usage de la surveillance électronique : elle est faite pour récolter des données. Le choix en question c’est celui de n’avoir vu dans ces données qu’un objet marchand. Peu importe les bienfaits que cela a pu produire pour l’individu, ils ne sont visibles que sur un court terme. Par exemple les nombreuses applications de suivi social que nous utilisons nous divertissent et rendent parfois quelque service, mais comme le dit David Lyon dans The Culture of Surveillance, elle ne font que nous faire accepter passivement les règles du monitoring et du tri social que les États comme les multinationales mettent en œuvre.

Il n’y a pas de différence de nature entre la surveillance des multinationales et la surveillance par l’État : ce sont les multinationales qui déterminent les règles du jeu de la surveillance et l’État entérine ces règles et absorbe les conditions de l’exercice de la surveillance au détriment de sa souveraineté. C’est une constante bien comprise, qu’il s’agisse des aspects techniques de la surveillance sur lesquels les Big Tech exercent une hégémonie qui en retour sert les intérêts d’un ou plusieurs États (surtout les États-Unis aujourd’hui), ou qu’il s’agisse du droit que les Big Tech tendent à modifier en leur faveur soit par le jeu des lobbies soit par le jeu des accords internationaux (tout comme récemment le nouvel accord entre l’Europe et les États-Unis sur les transferts transatlantiques de données, qui vient contrecarrer les effets d’annonce de la Commission Européenne).

dessins de personnes qui brisent un mur sombre pour aller vers des colines vertes
Trouver et cultiver nos espaces de libertés.
Illustration CC-By David Revoy (sources)

Quels espaces de liberté dans ce monde technologique ?

Avec l’apparition des ordinateurs et des réseaux, de nombreuses propositions ont vu le jour. Depuis les années 1970, si l’on suit le développement des différents mouvements de contestation sociale à travers le monde, l’informatique et les réseaux ont souvent été plébiscités comme des solutions techniques aux défauts des démocraties. De nombreux exemples d’initiatives structurantes pour les réseaux informatiques et les usages des ordinateurs se sont alors vus détournés de leurs fonctions premières. On peut citer le World Wide Web tel que conçu par Tim Berners Lee, lui même suivant les traces du monde hypertextuel de Ted Nelson et son projet Xanadu. Pourquoi ce design de l’internet des services s’est-il trouvé à ce point sclérosé par la surveillance ? Pour deux raisons : 1) on n’échappe pas (jamais) au développement technique de la surveillance (les ordinateurs ont été faits et vendus pour cela et le sont toujours11) et 2) parce qu’il y a des intérêts de pouvoir en jeu, policiers et économiques, celui de contrôler les communications. Un autre exemple : le partage des programmes informatiques. Comme chacun le sait, il fut un temps où la création d’un programme et sa distribution n’étaient pas assujettis aux contraintes de la marchandisation et de la propriété intellectuelle. Cela permettait aux utilisateurs de machines de partager non seulement des programmes mais des connaissances et des nouveaux usages, faisant du code un bien commun. Sous l’impulsion de personnages comme Bill Gates, tout cela a changé au milieu des années 1970 et l’industrie du logiciel est née. Cela eut deux conséquences, négative et positive. Négative parce que les utilisateurs perdaient absolument toute maîtrise de la machine informatique, et toute possibilité d’innovation solidaire, au profit des intérêts d’entreprises qui devinrent très vite des multinationales. Positive néanmoins, car, grâce à l’initiative de quelques hackers, dont Richard Stallman, une alternative fut trouvée grâce au logiciel libre et la licence publique générale et ses variantes copyleft qui sanctuarisent le partage du code. Ce partage relève d’un paradigme qui ne concerne plus seulement le code, mais toute activité intellectuelle dont le produit peut être partagé, assurant leur liberté de partage aux utilisateurs finaux et la possibilité de créer des communs de la connaissance.

Alors que nous vivons dans un monde submergé de technologies, nous aurions en quelque sorte gagné quelques espaces de liberté d’usage technique. Mais il y a alors comme un paradoxe.

À l’instar de Jacques Ellul, pour qui l’autonomie de la technique implique une aliénation de l’homme à celle-ci, beaucoup d’auteurs se sont inquiétés du fait que les artefacts techniques configurent par eux-mêmes les actions humaines. Qu’on postule ou pas une autonomie de la technique, son caractère aliénant reste un fait. Mais il ne s’agit pas de n’importe quels artefacts. Nous ne parlons pas d’un tournevis ou d’un marteau, ou encore d’un silex taillé. Il s’agit des systèmes techniques, c’est-à-dire des dispositifs qu’on peut qualifier de socio-techniques qui font intervenir l’homme comme opérateur d’un ensemble d’actions techniques par la technique. En quelque sorte, nous perdons l’initiative et les actions envisagées tendent à la conformité avec le dispositif technique et non plus uniquement à notre volonté. Typiquement, les ordinateurs dans les entreprises à la fin des années 1960 ont été utilisés pour créer des systèmes d’information, et c’est à travers ces systèmes techniques que l’action de l’homme se voit configurée, modelée, déterminée, entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Dans son article « Do artefacts have politics ? », Langdon Winner s’en inquiétait à juste titre : nos objectifs et le sens de nos actions sont conditionnés par la technique. Cette dernière n’est jamais neutre, elle peut même provoquer une perte de sens de l’action, par exemple chez le travailleur à la chaîne ou le cadre qui non seulement peuvent être noyés dans une organisation du travail trop grande, mais aussi parce que l’automatisation de la production et de la décision les prive de toute initiative (et de responsabilité).

La tentation du luddisme

Pour lutter contre cette perte de sens, des choix sont envisageables. Le premier consiste à lutter contre la technique. En évacuant la complexité qu’il y a à penser qu’un mouvement réfractaire au développement technique puisse aboutir à une société plus libre, on peut certes imaginer des fronts luddites en certains secteurs choisis. Par exemple, tel fut le choix du CLODO dans la France des années 1980, prétendant lutter contre l’envahissement informatique dans la société. Concernant la surveillance, on peut dire qu’au terme d’un processus de plus de 50 ans, elle a gagné toutes les sphères socio-économiques grâce au développement technologique. Un front (néo-)luddite peut sembler justifié tant cette surveillance remet en cause très largement nos libertés et toutes les valeurs positives que l’on oppose généralement au capitalisme : solidarité et partage, notamment.

Pour autant, est-ce que la lutte contre le capitalisme de surveillance doit passer par la négation de la technique ? Il est assez évident que toute forme d’action directe qui s’oppose en bloc à la technique perd sa crédibilité en ce qu’elle ne fait que proposer un fantasme passéiste ou provoquer des réactions de retrait qui n’ont souvent rien de constructif. C’est une critique souvent faite à l’anarcho-primitivisme qui, lorsqu’il ne se contente pas d’opposer une critique éclairée de la technique (et des processus qui ont conduit à la création de l’État) en vient parfois à verser dans la technophobie. C’est une réaction aussi compréhensible que contrainte tant l’envahissement technologique et ses discours ont quelque chose de suffoquant. En oubliant cette question de l’autonomie de la technique, je suis personnellement tout à fait convaincu par l’analyse de J. Ellul selon laquelle nous sommes à la fois accolés et dépendants d’un système technique. En tant que système il est devenu structurellement nécessaire aux organisations (qu’elles soient anarchistes ou non) au moins pour communiquer, alors que le système capitaliste, lui, ne nous est pas nécessaire mais imposé par des jeux de pouvoirs. Une réaction plus constructive consiste donc à orienter les choix technologiques, là où l’action directe peut prendre un sens tout à fait pertinent.

Prenons un exemple qui pourrait paraître trivial mais qui s’est révélé particulièrement crucial lors des périodes de confinement que nous avons subies en raison de l’épidémie Covid. Qu’il s’agisse des entreprises ou des institutions publiques, toutes ont entamé dans l’urgence une course en avant vers les solutions de visio-conférence dans l’optique de tâcher de reproduire une forme présentielle du travail de bureau. La visio-conférence suscite un flux de données bien plus important que la voix seule, et par ailleurs la transmission vocale est un ensemble de techniques déjà fort éprouvées depuis plus d’un siècle. Que s’est-il produit ? Les multinationales se sont empressées de vendre leurs produits et pomper toujours plus de données personnelles, tandis que les limites pratiques de la visio-conférence se sont révélées : dans la plupart des cas, réaliser une réunion « filmée » n’apporte strictement rien de plus à l’efficacité d’une conférence vocale. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, afin d’économiser de la bande passante (croit-on), la pratique courante consiste à éteindre sa caméra pendant la réunion. Où sont les gains de productivité tant annoncés par les GAFAM ? Au lieu de cela, il y a en réalité un détournement des usages, et même des actes de résistance du quotidien (surtout lorsqu’il s’agit de surveiller les salariés à distance).

Les choix technologiques doivent être collectifs

Une critique des techniques pourrait donc consister à d’abord faire le point sur nos besoins et en prenant en compte l’urgence climatique et environnementale dans laquelle nous sommes (depuis des décennies). Elle pourrait aussi consister à prendre le contrepoint des discours solutionnistes qui tendent à justifier le développement de techniques le plus souvent inutiles en pratique mais toujours plus contraignantes quant au limites éthiques vers lesquelles elles nous poussent. Les choix technologiques doivent donc d’abord être des choix collectifs, dont l’assentiment se mesure en fonction de l’économie énergétique et de l’acceptabilité éthique de la trajectoire choisie. On peut revenir à une technologie ancienne et éprouvée et s’en contenter parce qu’elle est efficace et on peut refuser une technologie parce qu’elle n’est pas un bon choix dans l’intérêt collectif. Et par collectif, j’entends l’ensemble des relations inter-humaines et des relations environnementales dont dépendent les premières.

Les attitudes de retraits par rapports aux technologies, le refus systématique des usages, sont rarement bénéfiques et ne constituent que rarement une démarche critique. Ils sont une réaction tout à fait compréhensible du fait que la politique a petit à petit déserté les lieux de production (pour ce qu’il en reste). On le constate dans le désistement progressif du syndicalisme ces 30 ou 40 dernières années et par le fait que la critique socialiste (ou « de gauche ») a été incapable d’intégrer la crise du capitalisme de la fin du XXᵉ siècle. Pire, en se transformant en un centre réactionnaire, cette gauche a créé une technocratie de la gestion aux ordres du néolibéralisme : autoritarisme et pansements sociaux pour calmer la révolte qui gronde. Dès lors, de désillusions en désillusions, dans la grande cage concurrentielle de la rareté du travail rémunéré (rentable) quelle place peut-il y avoir pour une critique des techniques et de la surveillance ? Peut-on demander sérieusement de réfléchir à son usage de Whatsapp à une infirmière qui a déjà toutes les difficultés du monde à concilier la garde de ses enfants, les heures supplémentaires (parfois non payées) à l’hôpital, le rythme harassant du cycle des gardes, les heures de transports en commun et par dessus le marché, le travail domestique censé assurer les conditions de reproduction du travail abstrait ? Alors oui, dans ces conditions où le management du travail n’est devenu qu’une affaire de rationalisation rentable, les dispositifs techniques ne font pas l’objet d’usages réfléchis ou raisonnés, il font toujours l’objet d’un usage opportuniste : je n’utilise pas Whatsapp parce que j’aime Facebook ou que je me fiche de savoir ce que deviennent mes données personnelles, j’utilise Whatsapp parce que c’est le moyen que j’ai trouvé pour converser avec mes enfants et m’assurer qu’ils sont bien rentrés à la maison après l’école.

Low tech et action directe

En revanche, un retrait que je pourrais qualifier de technophobe et donc un minimum réfléchi, laisse entier le problème pour les autres. La solidarité nous oblige à créer des espaces politiques où justement technologie et capitalisme peuvent faire l’objet d’une critique et surtout d’une mise en pratique. Le mouvement Low Tech me semble être l’un des meilleurs choix. C’est en substance la thèse que défend Uri Gordon (« L’anarchisme et les politiques techniques ») en voyant dans les possibilités de coopérations solidaires et de choix collectivement réfléchis, une forme d’éthique de l’action directe.

Je le suivrai sur ce point et en étendant davantage le spectre de l’action directe. Premièrement parce que si le techno-capitalisme aujourd’hui procède par privation de libertés et de politique, il n’implique pas forcément l’idée que nous ne soyons que des sujets soumis à ce jeu de manière inconditionnelle. C’est une tendance qu’on peut constater dans la plupart des critiques du pouvoir : ne voir l’individu que comme une entité dont la substance n’est pas discutée, simplement soumis ou non soumis, contraint ou non contraint, privé de liberté ou disposant de liberté, etc. Or il y a tout un ensemble d’espaces de résistance conscients ou non conscients chez tout individu, ce que Michel de Certeau appelait des tactiques du quotidien12. Il ne s’agit pas de stratégies où volonté et pouvoir se conjuguent, mais des mouvements « sur le fait », des alternatives multiples mises en œuvre sans chercher à organiser cet espace de résistance. Ce sont des espaces féconds, faits d’expérimentations et d’innovations, et parfois même configurent les techniques elles-mêmes dans la différence entre la conception initiale et l’usage final à grande échelle. Par exemple, les ordinateurs et leurs systèmes d’exploitations peuvent ainsi être tantôt les instruments de la surveillance et tantôt des instruments de résistance, en particulier lorsqu’ils utilisent des logiciels libres. Des apprentissages ont lieu et cette fois ils dépassent l’individu, ils sont collectifs et ils intègrent des connaissances en commun.

En d’autres termes, chaque artefact et chaque système technique est socialement digéré, ce qui en retour produit des interactions et détermine des motivations et des objectifs qui peuvent s’avérer très différents de ceux en fonction desquels les dispositifs ont été créés. Ce processus est ce que Sheila Jasanoff appelle un processus de coproduction épistémique et normatif13 : sciences et techniques influencent la société en offrant un cadre tantôt limitatif, tantôt créatif, ce qui en retour favorise des usages et des besoins qui conditionnent les trajectoires scientifiques et technologiques. Il est par conséquent primordial de situer l’action directe sur ce créneau de la coproduction en favorisant les expériences tactiques individuelles et collectives qui permettent de déterminer des choix stratégiques dans l’orientation technologique de la société. Dit en des mots plus simples : si la décision politique n’est plus suffisante pour garantir un cadre normatif qui reflète les choix collectifs, alors ce sont les collectifs qui doivent pouvoir créer des stratégies et au besoin les imposer par un rapport de force.

Créer des espaces d’expérimentations utopiques

Les hackers ne produisent pas des logiciels libres par pur amour d’autrui et par pure solidarité : même si ces intentions peuvent être présentes (et je ne connais pas de libristes qui ne soient pas animés de tels sentiments), la production de logiciel libre (ou open source) est d’abord faite pour créer de la valeur. On crée du logiciel libre parce que collectivement on est capable d’administrer et valoriser le bien commun qu’est le code libre, à commencer par tout un appareillage juridique comme les licences libres. Il en va de même pour toutes les productions libres qui emportent avec elles un idéal technologique : l’émancipation, l’activité libre que représente le travail du code libre (qui n’est la propriété de personne). Même si cela n’exempte pas de se placer dans un rapport entre patron (propriétaire des moyens de production) et salarié, car il y a des entreprises spécialisées dans le Libre, il reste que le Libre crée des espaces d’équilibres économiques qui se situent en dehors de l’impasse capitaliste. La rentabilité et l’utilité se situent presque exclusivement sur un plan social, ce qui explique l’aspect très bigarré des modèles d’organisations économiques du Libre, entre associations, fondations, coopératives…

L’effet collatéral du Libre est aussi de créer toujours davantage d’espaces de libertés numériques, cette fois en dehors du capitalisme de surveillance et ses pratiques d’extraction. Cela va des pratiques de chiffrement des correspondances à l’utilisation de logiciels dédiés explicitement aux luttes démocratiques à travers le monde. Cela a le mérite de créer des communautés plus ou moins fédérées ou archipélisées, qui mettent en pratique ou du moins sous expérimentation l’alliance entre les technologies de communication et l’action directe, au service de l’émancipation sociale.

Il ne s’agit pas de promettre un grand soir et ce n’est certes pas avec des expériences qui se complaisent dans la marginalité que l’on peut bouleverser le capitalisme. Il ne s’agit plus de proposer des alternatives (qui fait un détour lorsqu’on peut se contenter du droit chemin?) mais des raisons d’agir. Le capitalisme est désuet. Dans ses soubresauts (qui pourraient bien nous mener à la guerre et la ruine), on ressort l’argument du bon sens, on cherche le consentement de tous malgré l’expérience que chacun fait de l’exploitation et de la domination. Au besoin, les capitalistes se montrent autoritaires et frappent. Mais que montrent les expériences d’émancipation sociales ? Que nous pouvons créer un ordre fait de partage et d’altruisme, de participation et de coopération, et que cela est parfaitement viable, sans eux, sur d’autres modèles plus cohérents14. En d’autres termes, lutter contre la domination capitaliste, c’est d’abord démontrer par les actes que d’autres solutions existent et sans chercher à les inclure au forceps dans ce système dominant. Au contraire, il y a une forme d’héroïsme à ne pas chercher à tordre le droit si ce dernier ne permet pas une émancipation franche et durable du capitalisme. Si le droit ne convient pas, il faut prendre le gauche.

La lutte pour les libertés numériques et l’application des principes du Libre permettent de proposer une sortie positive du capitalisme destructeur. Néanmoins on n’échappera pas à la dure réalité des faits. Par exemple que l’essentiel des « tuyaux » des transmissions numériques (comme les câbles sous-marins) appartiennent aux multinationales du numérique et assurent ainsi l’un des plus écrasants rapports de domination de l’histoire. Pourtant, on peut imaginer des expériences utopiques, comme celle du Chaos Computer Club, en 2012, consistant à créer un Internet hors censure via un réseau de satellite amateur.

L’important est de créer des espaces d’expérimentation utopiques, parce qu’ils démontrent tôt ou tard la possibilité d’une solution, il sont préfiguratifs15. Devant la décision politique au service du capital, la lutte pour un réseau d’échanges libres ne pourra certes pas se passer d’un rapport de force mais encore moins de nouveaux imaginaires. Car, finalement, ce que crée la crise du capitalisme, c’est la conscience de son écocide, de son injustice, de son esclavagisme technologique. Reste l’espoir, première motivation de l’action.

Notes


  1. R. Kurz, Vies et mort du capitalisme, Nouvelles Éditions Ligne, 2011, p. 37↩︎
  2. Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, Paris, Post-éditions, 2014.↩︎
  3. Georges Simpson, « Western Man under Automation », International Journal of Comparative Sociology, num. 5, 1964, pp. 199-207.↩︎
  4. Comme le dit Moishe Postone dans son article « Repenser Le Capital à la lumière des Grundrisse » : « La transformation radicale du processus de production mentionnée plus haut n’est pas le résultat quasi-automatique du développement rapide des savoirs techniques et scientifique et de leurs applications. C’est plutôt une possibilité qui naît d’une contradiction sociale intrinsèque croissante. Bien que la course du développement capitaliste génère la possibilité d’une structure nouvelle et émancipatrice du travail social, sa réalisation générale est impossible dans le capitalisme. »↩︎
  5. Là je reprends une catégorie marxiste. Marx appelle le (résultat du -) travail mort ce qui a besoin de travail productif. Par exemple, une matière comme le blé récolté est le résultat d’un travail déjà passé, il lui faut un travail vivant (celui du meunier) pour devenir matière productive. Pour ce qui concerne l’extraction de données, il faut comprendre que l’automatisation de cette extraction, le stockage, le travail de la donnée et la marchandisation sont un seul et même mouvement (on ne marchande pas des jeux de données « en l’air », ils correspondent à des commandes sur une marché tendu). Les données ne sont pas vraiment une matière première, elles ne sont pas non plus un investissement, mais une forme insaisissable du travail à la fois matière première et système technique.↩︎
  6. On peut distinguer entre économie réelle et économie financière. Voir cette étude de François Morin, juste avant le crack de 2008. François Morin, « Le nouveau mur de l’argent », Nouvelles Fondations, num. 3-4, 2007, p. 30-35.↩︎
  7. The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.↩︎
  8. Robert Solow, « We’d better watch out », New York Times Book Review, 12 juillet 1987, page 36.↩︎
  9. Mike Kwet, « Digital Ecosocialism Breaking the power of Big Tech » (ROAR Magazine), trad. Fr. Louis Derrac, sous le titre « Écosocialisme numérique – Briser le pouvoir des Big Tech », parue sur Framablog.org.↩︎
  10. James Martin et Adrian R. D. Norman, The Computerized Society. An Appraisal of the Impact of Computers on Society over the next 15 Years, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1970, p. 522.↩︎
  11. c’est ce que je tâche de montrer dans une partie de mon livre Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance : pourquoi fabriquer et acheter des ordinateurs ? Si les entreprises sont passées à l’informatique c’est pour améliorer la production et c’est aussi pourquoi le courtage de données s’est développé.↩︎
  12. Sur les « tactiques numériques », on pourra lire avec profit l’article de Beatrice Latini et Jules Rostand, « La libre navigation. Michel de Certeau à l’épreuve du numérique », Esprit, 2022/1-2 (Janvier-Février), p. 109-117.↩︎
  13. Sheila Jasanoff, « Ordering Knowledge, Ordering Society », dans S. Jasanoff (éd.), States of knowledge. The co-production of science and social order, Londres, Routledge, 2004, pp. 13-45.↩︎
  14. Sur ce point on peut lire avec intérêt ce texte de Ralph Miliband, « Comment lutter contre l’hégémonie capitaliste ? », paru initialement en 1990 et traduit sur le site Contretemps.↩︎
  15. Voir David Graeber, et Alexie Doucet, Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux éditeur, 2014. La préfiguration est l’« idée selon laquelle la forme organisationnelle qu’adopte un groupe doit incarner le type de société qu’il veut créer ». Voir aussi Marianne Maeckelbergh, « Doing is Believing: Prefiguration as Strategic Practice in the Alterglobalization Movement », Social Movement Studies, vol. 10, num. 1, 2011, pp. 1‑20.↩︎



Elon Musk et Twitter VS Mastodon et le Fédiverse

Le potentiel rachat de Twitter par Elon Musk inquiète les membres de ce réseau, qui cherchent des alternatives et se créent en masse des comptes sur Mastodon, dans le fédiverse. Vous n’avez rien compris à tous ces mots ? Tout va bien, on vous explique tout ça dans cet article et en vidéo !

Cette nouvelle qui agite le monde des affaires de la Silicon Valley illustre une certitude qui nous habite depuis des années : derrière le choix des outils numériques, il y a un choix de société.

Twitter, le choix du capitalisme de surveillance

Que ce rachat de Twitter par le milliardaire conservateur se finalise ou non, au final peu importe : le danger a toujours été là.

Elon Musk joue avec un lance flamme
Elon Musk jouant avec nos attentions (allégorie).

C’est le trop grand pouvoir des géants du web. C’est le danger de l’accumulation des informations et des attentions de centaines de millions d’êtres humains. Lorsqu’on centralise tout le monde sur une plateforme, lorsqu’un outil numérique peut accéder à votre cerveau, alors les personnes qui s’achètent un accès à ces outils s’achètent un accès à nos cerveaux.

Cumulez des accès précis à suffisamment de cerveaux et vous pouvez manipuler une société vers vos intérêts.

C’est ce que Steve Bannon a fait lorsqu’il a utilisé Cambridge Analytica et son site d’information/fake news BreitBart News pour viraliser l’extrême droite et polariser les USA (voir l’excellent dossier de Hacking Social sur Cambridge Analytica, dont l’article consacré au travail de manipulation culturelle réalisé par Steve Bannon et financé par des milliardaires).

conférence de presse de marine le pen et steve bannon
Cliquez sur l’image pour lire le dossier de Hacking Social sur Cambridge Analytica
(Photo © Sylvain Lefevre/Getty Images)

Car Twitter, comme Facebook mais aussi comme Framapad, n’est pas neutre. Aucun outil n’est neutre, mais c’est encore plus vrai pour les logiciels, qui sont des outils complexes. Le code fait loi, car il permet de déterminer quelles actions seront possibles ou pas, donc d’influencer l’expérience que vous vivrez en utilisant cet outil.

L’architecture d’un logiciel, c’est (par exemple) faire le choix de fonctionner avec une unique plateforme centralisatrice ou de multiples instances fédérées. Ces choix d’architecture déterminent la politique du logiciel, l’organisation sociale qu’il induit, donc le choix de société qui est porté par l’outil numérique sur lequel vous passez les précieuses minutes de votre vie.

Mastodon, le choix de la fédération des libertés

Si vous désirez tester une alternative indépendante, résiliente et conviviale à Twitter, nous vous recommandons de faire des « pouets » sur un drôle d’éléphant : Mastodon.

Mastodon, ce n’est pas une plateforme qui cumule tous les gens, toute l’attention et donc tout le pouvoir (coucou Twitter 😘) : c’est une fédération de fournisseuses qui se connectent ensemble (un peu comme l’email).

dessin illustrant Mastodon
Sur mastodon, on ne tweete pas, on pouette (ou « toot » en anglais)

Ces fournisseuses hébergent une installation du logiciel Mastodon sur leur serveur : si vous vous y créez un compte, vos données se retrouveront sur ce serveur, chez cet hébergeuse. Vous pouvez imaginer que c’est une propriétaire qui vous loue une chambre, ou un stand à la foire : est-ce que vous voulez être chez la méga propriétaire de la foire immensissime et déshumanisée (Twitter) ou chez la petite propriétaire de la petite foire qui s’est connectée avec les foires des villages voisins ? (Mastodon)

Votre mission, c’est de trouver où vous créer un compte. Vous avez donc le choix entre plusieurs fournisseuses de Mastodon, qui ont chacune des motivations, des moyens, des conditions d’utilisations différentes.

  • L’avantage, c’est que Elon Musk ne peut pas toutes les acheter.
  • L’inconvénient, c’est de trouver celle qui vous plaît.

C’est important de dire que votre compte Mastodon ne sera pas hébergé par une méga entreprise déshumanisée qui vous considérerait comme une vache-à-données. Les personnes qui fournissent du Mastodon le font par passion, sur leur temps à elles, et c’est du boulot !

sepia, mascotte de peertube, entretenant son jardin
Faire la modération, c’est au moins autant de travail que de désherber un jardin.
Illustration de David Revoy (CC-By)

Beaucoup de fournisseuses auront des règles (modération, fake news, pornographie…) liées à leurs motivations : vous avez donc tout intérêt à vous demander si leur politique de modération et de publication correspond à vos valeurs. Car liberté ne veut pas dire fête du slip de l’inconséquence : si vous êtes libres d’utiliser Mastodon comme vous voulez (sur votre serveur à vous), les personnes qui vous offrent un compte sur leur hébergement Mastodon n’ont pas pour devoir de vous offrir une plateforme… D’autant plus si elles estiment que vous ne vous arrêtez pas là où commence la liberté des autres.

En fait, on ne s’inscrit pas chez une telle fournisseuse comme on rentre dans un hypermarché, car vous n’êtes ni une cliente ni un produit.

Par ailleurs, il est souvent demandé (ou de bon ton) de se présenter lorsqu’on demande à rentrer sur une instance, ou lorsqu’on vient d’y être acceptée. Ainsi, n’hésitez pas à ce que votre premier pouet inclue le hashtag #introduction pour vous présenter à la communauté.

Faire ses premiers pas chez un hébergeur de confiance

Pour vous aider, on va vous faire une sélection juste après, parmi les amies des CHATONS. Car ce collectif d’hébergeuses alternatives s’engage à appliquer des valeurs de manière concrète (pas de pistage ni de GAFAM, neutralité, transparence) qui inspirent la confiance.

Mais avant de vous créer un compte, souvenez-vous que c’est toujours compliqué de tester un nouveau réseau social : il faut se présenter, se faire de nouvelles amies, comprendre les codes… 🤯 Vous vous doutez bien que Twitter veut garder les gens chez lui, et n’offrira aucune compatibilité, ni moyen de retrouver des personnes. Bref, il faut prendre Mastodon comme un nouveau média social, où on recommence à construire sa communauté de zéro.

Des animaux sur deux planetes voisines se disent bonjour
Se dire bonjour, c’est un bon début quand on veut communiquer 😉 Illustration CC-By SA LILA

Soyez choues avec vous : donnez-vous le temps, et n’hésitez pas à garder Twitter en parallèle, au moins au début. Il existe même des outils qui permettent de prendre vos pouets sur Mastodon et de les copier sur votre compte Twitter, histoire que ce soit pas trop dur de maintenir vos deux comptes pendant votre transition.

Bonne nouvelle : si vous ne choisissez pas la bonne fournisseuse du premier coup, c’est pas si grave : on peut migrer son compte d’une fournisseuse à l’autre. Peu importe chez qui vous vous inscrivez, vous pourrez communiquer avec tout cet univers fédéré (« federated universe » = fédiverse : on vous explique ça plus bas en vidéo !)

Des animaux sur plusieurs planetes forment un univers fédéré, avec l'inscription "Fediverse" au milieu
Ne loupez pas la vidéo à la fin de cet article, réalisée par LILA (CC-By SA)

Créer votre compte Mastodon chez une des CHATONS

À Framasoft, nous hébergeons Framapiaf, notre installation de Mastodon. Mais il y a déjà beaucoup trop de monde d’inscrit dessus : nous n’y acceptons plus de nouveaux comptes. Grossir indéfiniment pourrait créer des déséquilibres dans la fédération et surcharger les épaules de notre petite équipe de modération !

Parce que le but, c’est de garder des « instances » Mastodon (c’est le nom qu’on donne au serveur d’une fournisseuse de Mastodon), à taille humaine, dont l’équipe, les choix, les motivations, etc. vous inspirent confiance. Et qu’à cela ne tienne, il en existe beaucoup !

Voici donc notre sélection, mais qui n’est pas exhaustive : il y en a plein d’autres des super bien, et vous pouvez en trouver la plupart sur le site joinmastodon.org.

join th federation - Mastodon

Vous pouvez aller chez Zaclys, une association franc-comtoise qui, pour professionnaliser ses services, est devenue une SARL, mais avec la même équipe et la même éthique.

Underworld, en revanche, c’est une personne sur Paris qui héberge des services avec amour, pour le plaisir et le savoir, et qui vous aide si vous lui payez l’apéro 🍻

Immaeu, c’est une petite entreprise d’une personne, qui ne cherche pas à faire de profit sur ses services (mais qui accepte les tips ou fait payer les grosses demandes spécifiques).

G3L est une association en Drôme-Ardèche qui promeut les logiciels libres. Elle vit principalement des dons et cotisations de ses membres.

FACIL est une association québecoise qui œuvre à l’appropriation collective de l’informatique libre. Leur instance Mastodon a le plus beau nom au monde : « Jasette ».

Si vous voulez qu’on vous installe votre propre instance Mastodon en quelques clics (moyennant quelques sous), Ethibox est la micro entreprise là pour vous !

Enfin, Chapril, c’est le chaton de l’APRIL, l’association de défense et de promotion du logiciel libre. Elle vit grâce aux cotisations et dons de ses membres : rejoignez-là !

C’est quoi, le Fediverse ? [vidéo]

Les pouets de Mastodon, les vidéos de PeerTube, les événements et groupes de Mobilizon, etc., toutes ces informations se retrouvent dans le « Fédiverse ».

Mais c’est quoi, le fédiverse ? Pour vous répondre, nous avons travaillé avec l’association LILA afin de produire une courte vidéo en anglais (déjà sous-titrée en français : aidez nous à la traduire depuis l’anglais dans d’autres langues sur notre plateforme de traduction).

Nous profitons donc de cet article pour vous dévoiler cette vidéo, que vous pouvez partager massivement autour de vous !


Vidéo What is the Fediverse – CC-By SA LILA



Le Petit Crypto-Prince

À l’heure où l’on en vient à vendre ses propres pets en NFT, notre dessinateur Gee nous offre une parodie du Petit Prince pour le moins… cryptique.

Notez que la BD a été réalisée en direct sur PeerTube ! Vous pouvez regarder la rediffusion ici :

Le Petit Crypto-Prince

Un petit garçon ressemblant au Petit Prince marche vers un homme en train de taper sur ordinateur. L'homme a une cigarette électronique à la bouche.

L'homme murmure plein de calculs : « Trois et deux font cinq. Quinze et sept vingt-deux.  Cinq et sept douze.  Vingt-deux et six vingt-huit.  Douze et trois quinze. » Le garçon : « Bonjour. Votre vapoteuse est déchargée. » L'homme : « Bonjour.  Peux pas la recharger, je mine d'la crypto.  Vingt-six et cinq trente et un.  Ouf ! Ça fait donc cinq cent un million six cent vingt-deux mille sept cent trente et un. »

Le garçon : « Cinq cent un million de quoi ? » L'homme, l'air agacé : « Millions de ces petites choses que l'on voit quelquefois sur les pages web. » Le garçon : « Des pubs pour des rencontres chaudes dans ta région ? » L'homme : « Mais non, des petits trucs rectangulaires avec des couleurs. » Le garçon : « Ah ! Des images ? » L'homme : « C'est bien ça.  Des images. »

Le garçon, dubitatif : « Et que fais-tu de ces images ? » L'homme, se retournant : « Ce que j'en fais ? » Le garçon : « Oui. » L'homme : « Rien. Je les possède. » Le garçon : « Tu possèdes les images ? » L'homme : « Oui. » Le garçon : « Mais si je fais “Impr écran”… » L'homme : « Tu ne la possèdes pas. Tu la copies. C'est très différent. »

Le garçon : « Moi, si je possède un poster, je puis le punaiser au mur de ma piaule. Moi, si je possède un album photo, je puis l'emporter avec moi en voyage. Mais tu ne peux pas “emporter” une image numérique. » L'homme, agitant les bras : « Non, mais je peux en faire un NFT ! » Le garçon : « Qu'est-ce que ça veut dire ? »

L'homme : « Ça veut dire que j'ai une sorte de document numérique qui dit que cette image est à moi et à personne d'autre. » Le garçon, suspicieux : « Et ça suffit ? » L'homme, souriant : « Ah non, il faut que je crame une certaine quantité de la forêt amazonienne pour certifier ce petit document et que tout le monde soit bien sûr qu'il est authentique. »

Un silence. Le garçon est stupéfait, mais l'homme a plutôt l'air fier de lui.

Le garçon s'éloigne en disant : « Les grandes personnes sont décidément de sacrés gros cons. » L'homme est de nouveau concentré sur son ordinateur. Note : BD sous licence CC BY SA (grisebouille.net), dessinée le 17 janvier 2022 par Gee.

Crédit : Gee (Creative Commons By-Sa)




Détruire le capitalisme de surveillance – 6 et fin

Voici la sixième et dernière partie de notre traduction de l’essai que consacre Cory Doctorow au capitalisme de surveillance pour le déconstruire.

Billet original sur le Medium de OneZero : How To Destroy Surveillance Capitalism

Traduction Framalang pour cette partie : Claire, Fabrice, goofy, Jums, Susyl, anonymes

Vous pouvez également :

 

 

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Les Fake news comme crise épistémologique

La Tech n’est pas la seule industrie qui ait subi une concentration massive depuis l’ère Reagan. Quasiment toutes les grandes industries, depuis le pétrole jusqu’à la presse, en passant par l’emballage, le fret maritime, les lunettes, mais aussi la pornographie en ligne, sont devenues des oligarchies sélectives dominées seulement par une poignée de participants.

Dans le même temps, chaque industrie est devenue, en quelque sorte, une industrie technologique, puisque, d’une part, les ordinateurs polyvalents et les principaux réseaux et d’autre part la promesse d’efficacité à travers de l’analyse des données injectent de la technologie dans chaque appareil, chaque processus et chaque entreprise.

Ce phénomène de concentration industrielle fait partie d’une situation plus large de concentration des richesses en général, étant donné qu’un nombre toujours plus réduit de personnes possède une part croissante de notre monde. Cette concentration des richesses et des industries signifie que nos choix politiques sont de plus en plus tributaires des intérêts des personnes et des entreprises qui possèdent toutes ces richesses.

Cela signifie que lorsqu’un régulateur pose une question à laquelle la réponse est empirique (par exemple : « Les hommes sont-ils responsables du changement climatique ? » ou bien « Devons-nous laisser les entreprises s’adonner à la surveillance commerciale de masse ? » ou encore « La société tire-t-elle des avantages de l’autorisation de violations de la neutralité des réseaux ? »), la réponse qui en découle sera exacte uniquement si elle est conforme à celle proposée par les riches et les industries qui les rendent si riches.

Les riches ont toujours joué un rôle démesuré en politique, d’autant plus depuis la décision depuis l’arrêt Citizens United de la Cour suprême qui supprime des moyens décisifs de contrôle des dépenses électorales. Creuser les inégalités et concentrer les richesses signifie que les plus riches sont maintenant beaucoup plus riches et peuvent se permettre de dépenser beaucoup plus d’argent pour des projets politiques qu’auparavant. Pensez aux frères Koch, à George Soros ou à Bill Gates.

Mais les distorsions politiques des riches sont négligeables en comparaison des distorsions politiques dont les secteurs industriels centralisés sont capables. Les entreprises de ces secteurs industriels hautement centralisées sont beaucoup plus rentables que les entreprises de secteurs concurrentielles : pas de concurrence veut dire pas besoin de casser les prix ou d’améliorer la qualité pour gagner des clients, ce qui leur permet de dépenser leurs excédents de capitaux en lobbying.

Il est aussi plus facile pour les industries centralisées de collaborer sur des objectifs stratégiques plutôt que d’entrer en concurrence directe. Lorsque tous les cadres exécutifs de votre industrie peuvent se réunir autour d’une seule table, ils le font. Et souvent, lorsqu’ils le font, ils peuvent s’accorder sur un consensus autour des régulations.

Grimper les échelons dans une industrie centralisée veut généralement dire travailler pour deux ou trois grandes entreprises. Quand il n’y a qu’un nombre relativement réduit d’entreprises dans un secteur, chaque entreprise a ses échelons exécutifs sclérosés, qui ne laissent aux cadres ambitieux que très peu de possibilités de promotion, à moins d’être recrutés par un concurrent. Il est probable que le gratin des cadres exécutifs d’un secteur centralisé ont tous été collègues à un moment, qu’ils ont évolué dans les mêmes cercles sociaux, qu’ils se sont rencontrés via leurs relations sociales ou, par exemple, en étant administrateur des biens des autres. Ces relations étroites favorisent une attitude collégiale plutôt que concurrentielle.

Les industries hautement concentrées sont également des casse-têtes à réglementer. Dans une industrie dominée par seulement quatre ou cinq sociétés, les seules personnes susceptibles de vraiment en comprendre les pratiques sont les anciens cadres exécutifs de ce secteur. Cela signifie que les hauts dirigeants des services de régulation sont souvent les anciens cadres des entreprises qu’ils sont censés réguler. Cette rotation de la gouvernance est souvent tacitement considérée comme une forme d’absence autorisée, et les anciens employeurs accueillent alors à nouveau volontiers dans leurs rangs leurs anciens chiens de garde lorsque leur mandat se termine.

Tout ça pour dire que les liens sociaux étroits, le petit nombre d’entreprises et la mainmise sur les systèmes de réglementation donnent aux entreprises qui composent ces secteurs centralisés le pouvoir de contrôler beaucoup sinon toutes les régulations qui les limitent.

Et c’est de plus en plus visible. Que ce soient des prêteurs sur gages qui gagnent le droit de pratiquer des prêts agressifs, Apple qui gagne le droit de décider qui peut réparer votre téléphone, Google et Facebook qui gagnent le droit d’accéder à vos données personnelles sans aucune conséquence significative, les victoires des entreprises pétrolières, l’impunité des fabricants d’opioïdes, les subventions fiscales massives pour des entreprises dominantes incroyablement rentables, il est de plus en plus évident qu’un grand nombre de nos procédures officielles, basées sur des faits et à la recherche de la vérité, sont, en réalité des ventes aux enchères au plus offrant.

Il est vraiment impossible de surestimer l’ampleur de cette perspective terrifiante. Nous vivons dans une société incroyablement high-tech et aucun de nous ne pourrait acquérir l’expertise nécessaire pour évaluer chacune des propositions technologiques qui nous séparent de notre horrible disparition finale. Vous pourriez passer une vie entière à acquérir les compétences numériques pour distinguer les publications scientifiques fiables des faux-semblants financés par la corruption, tout comme acquérir les connaissances en microbiologie et épidémiologie pour savoir si les déclarations sur la sûreté des vaccins sont recevables. Mais vous seriez toujours incompétent⋅e pour savoir si le câblage électrique de votre maison pourrait vous électrocuter, ou si le logiciel qui pilote les freins de votre voiture ne risque pas de les lâcher sans prévenir, ou encore si l’hygiène de votre boucher est suffisante pour vous éviter de mourir à la fin de votre repas.

Dans un monde aussi complexe que celui-là, nous devons nous en référer aux autorités, et nous nous assurons qu’ils restent honnêtes en leur faisant rendre des comptes et se soumettre à des règles pour éviter les conflits d’intérêts. Nous ne pouvons pas acquérir l’expertise pour émettre un jugement sur les demandes contradictoires concernant la meilleure façon de rendre le monde sûr et prospère, mais nous pourrions déterminer si le processus d’évaluation lui-même est fiable.

Pour le moment, ce n’est pas du tout le cas.

Durant ces quarante dernières années, l’accroissement des inégalités et de la concentration des industries, conjugué à la diminution de la responsabilité et au manque de transparence des organismes experts, ont renforcé le sentiment d’une catastrophe imminente, ce sentiment qu’il existe de grandes conspirations à l’œuvre qui opèrent avec une approbation officielle tacite, malgré la probabilité qu’elles travaillent à leur propre survie sur les ruines de notre monde.

Par exemple, cela fait des décennies que les scientifiques d’Exxon eux-mêmes ont conclu que leur production rendrait la Terre inhabitable par les humains. Et ces décennies sont désormais bel et bien perdues pour nous, en grande partie à cause du lobbying d’Exxon auprès des gouvernements et de l’instillation de doutes sur la dangerosité de sa production, et ce avec l’appui de beaucoup d’agents de l’État. Lorsque votre survie et celle de votre entourage sont menacées par des conspirations, il n’est pas anormal de commencer à s’interroger sur les choses que vous pensez connaître pour tenter de savoir si elles sont, elles aussi, le résultat d’une autre conspiration.

L’effondrement de la crédibilité de nos systèmes face aux vérités révélées nous a laissé dans un état de chaos épistémologique. Avant, la plupart d’entre nous pensaient que le système fonctionnait et que nos régulations reflétaient le meilleur des vérités empiriques de notre monde, car elles étaient mieux comprises. Désormais, nous devons trouver nos propres experts pour nous aider à trier le vrai du faux.

Si vous êtes comme moi, vous devez probablement croire que les vaccins sont sûrs, mais (comme moi) vous ne pouvez pas expliquer la microbiologie ou les statistiques. Peu d’entre nous possèdent les capacités en mathématiques suffisantes pour pouvoir lire les documents sur la sûreté des vaccins et décrire en quoi leurs statistiques sont valides. De même, peu d’entre nous peuvent examiner la documentation sur la sûreté des opioïdes (désormais discréditée) et expliquer en quoi ces statistiques étaient manipulées. Les vaccins comme les opioïdes ont été acceptés par le corps médical, après tout, et pourtant les uns sont sûrs tandis que les autres pourraient détruire votre vie. Il ne vous reste qu’une myriade de règles au doigt mouillé pour lesquelles vous devez faire confiance aux experts pour vérifier des affirmations controversées et expliquer ensuite en quoi tous ces respectables médecins et leurs recherches évaluées par des pairs sur les opioïdes étaient une aberration, et comment vous savez que la littérature médicale sur la sécurité des vaccins n’est pas, elle aussi, une aberration.

Je suis certain à 100 % que la vaccination est sûre et efficace, mais j’ai aussi un peu de mal à comprendre exactement, précisément, pourquoi j’y crois, étant donné toute la corruption dont j’ai connaissance et les nombreuses fois où on découvre sous le sceau de la vérité un mensonge éhonté pour enrichir toujours plus les ultra-riches.

Les fake news, que ce soit une théorie du complot, une idéologie raciste ou un négationnisme scientifique, ont toujours existé. Ce qui est nouveau aujourd’hui, ce n’est pas le mélange des idées dans le discours public mais la popularité des pires idées dans de ce mélange. La conspiration et le déni ont explosé au même rythme que les inégalités les plus criantes, qui ont elles-mêmes suivi le même chemin que les Géants de la tech, les Géants de l’industrie pharmaceutique, les Géants du catch et les Géants de l’automobile et les Géants du cinéma et les Géants de tout le reste.

Personne ne peut dire avec certitude comment on en est arrivé là, mais les deux camps principaux sont l’idéalisme (la conviction que les personnes qui défendent ces conspirations se sont améliorés à les expliquer, peut-être avec l’aide d’outils d’apprentissage machine) et le matérialisme (les idées sont devenues plus séduisantes en raison des conditions matérielles du monde).

Je suis matérialiste. J’ai été exposé aux arguments des théories conspirationnistes toute ma vie, et je n’ai jamais constaté d’amélioration soudaine de la qualité de ces arguments.

La principale différence réside bien dans le monde, et non dans les arguments. À une époque où les vraies conspirations sont banales, les théories conspirationnistes deviennent de plus en plus vraisemblables.

Nous avons toujours eu des désaccords sur ce qui est vrai, mais aujourd’hui nous avons des désaccords sur la manière dont nous savons si quelque chose est vrai. C’est une crise épistémologique, pas une crise de la croyance. Une crise de la crédibilité de nos exercices de recherche de la vérité, depuis les revues scientifiques (à une époque où les principaux éditeurs ont été pris la main dans le sac en train de publier des revues d’articles payantes avec de la science de pacotille) jusqu’aux instances régulatrices (à une époque où les régulateurs ont pris l’habitude de faire des allers-retours dans le monde des affaires) en passant par l’éducation (à une époque où les universités dépendent de mécénats d’entreprises pour garder la tête hors de l’eau).

Le ciblage – le capitalisme de surveillance – permet de trouver plus facilement des personnes qui subissent cette crise épistémologique, mais ce n’est pas lui qui crée la crise en elle-même. Pour cela, il faut regarder du côté de la corruption.

Et, heureuse coïncidence, c’est la corruption qui permet au capitalisme de surveillance de se développer en démantelant les protections contre les monopoles, en permettant la collecte et la conservation des données personnelles, en autorisant les publicités à être ciblées sans consentement, et en empêchant d’aller ailleurs pour continuer à profiter de vos amis sans vous soumettre à la surveillance commerciale.

La tech, c’est différent

Je refuse les deux variantes de l’exceptionnalisme technologique : d’une part l’idée que la technologie puisse être uniquement exécrable et dirigée par des personnes plus avides ou plus horribles que les dirigeants d’autres secteurs industriels et, d’autre part, l’idée que la technologie est tellement bénéfique, ou qu’elle est si intrinsèquement destinée à la concentration, que personne ne peut lui reprocher son statut monopolistique actuel.

Je pense que la technologie n’est qu’une industrie comme les autres, même si elle a grandi sans véritables contraintes de monopole. Elle a peut-être été la première, mais ce n’est pas la pire et ce ne sera pas la dernière.

Mais il y a un cas de figure où je suis en faveur de l’exception technologique. Je pense que les outils en ligne sont la clé pour surmonter des problèmes bien plus urgents que le monopole de la technologie : le changement climatique, les inégalités, la misogynie et les discriminations fondées sur la race, le genre et d’autres critères. Internet nous permet de recruter des personnes pour mener ces combats et coordonner leurs efforts. La technologie ne remplace pas la responsabilité démocratique, ni l’État de droit, ni l’équité, ni la stabilité, mais elle est un moyen d’atteindre ces objectifs.

Notre espèce a un vrai problème avec la coordination. Tout, du changement climatique au changement social en passant par la gestion d’une entreprise et le fonctionnement d’une famille, peut être considéré comme un problème d’action collective.

Grâce à Internet, il est plus facile que jamais de trouver des personnes qui veulent collaborer à un projet avec vous (d’où le succès des logiciels libres et open source, du financement participatif, des groupes racistes terroristes…) et jamais il n’a été aussi facile de coordonner le travail que vous faites.

Internet et les ordinateurs que nous y connectons possèdent aussi une qualité exceptionnelle : la polyvalence de leur usage. Internet est conçu pour permettre à deux interlocuteurs s’échanger des données, en utilisant n’importe quel protocole, sans l’autorisation d’une personne tierce. La seule contrainte de conception que nous ayons pour produire des ordinateurs, c’est qu’ils doivent être polyvalents. Un ordinateur complet au sens de Turing peut exécuter tous les programmes que nous pouvons exprimer dans une logique symbolique.

Cela signifie que chaque fois qu’une personne avec un besoin particulier de communication investit dans des infrastructures et des moyens techniques pour rendre Internet plus rapide, moins cher et plus robuste, cela bénéficie à tous celles et ceux qui utilisent Internet pour communiquer. Cela signifie également que chaque fois qu’une personne qui a des besoins informatiques particuliers investit pour rendre les ordinateurs plus rapides, moins chers et plus robustes, toutes les autres applications informatiques sont des bénéficiaires potentielles de ce travail.

Pour toutes ces raisons, tous les types de communication sont progressivement absorbés par Internet, et toutes les catégories d’appareils, des avions aux stimulateurs cardiaques, finissent par devenir un ordinateur dans un joli boîtier fantaisie.

Bien que ces considérations n’empêchent pas de réglementer les réseaux et les ordinateurs, elles constituent un appel à la rigueur et à la prudence, car les changements apportés aux cadres réglementaires pourraient avoir des conséquences imprévues dans de très nombreux domaines.

La conséquence de tout cela, c’est que notre meilleure chance de résoudre nos énormes problèmes de coordination – le changement climatique, les inégalités, etc. – réside dans une technologie éthique, libre et ouverte. Et notre meilleure chance de maintenir des technologies libres, ouvertes et éthiques c’est de nous montrer prudents dans la manière de réglementer la technologie et de prêter une attention particulière à la façon dont les interventions pour résoudre un problème peuvent créer de nouveaux problèmes dans d’autres domaines.

La propriété des faits

Les Géants de la tech ont une drôle de relation avec l’information. Lorsque vous générez des informations, qu’il s’agisse de données de localisation diffusées en continu par votre appareil mobile ou des messages privés que vous envoyez à vos amis sur un réseau social, ils revendiquent le droit d’utiliser ces données de manière illimitée.

Mais lorsque vous avez l’audace d’inverser les rôles, en utilisant un outil bloqueur de publicités ou qui récupère vos mises à jour en attente sur un réseau social et les installe dans une autre application qui vous laisse déterminer vos propres priorités et suggestions, ou qui analyse leur système pour vous permettre de créer une entreprise concurrente, alors là, ils prétendent que vous les volez.

En réalité, l’information ne convient à aucun type de régime de propriété privée. Les droits de propriété permettent de créer des marchés qui peuvent conduire au développement d’actifs non exploités. Ces marchés dépendent d’intitulés clairs pour garantir que les choses qui y sont achetées et vendues peuvent réellement être achetées et vendues.
Les informations ont rarement un intitulé aussi clair. Prenez les numéros de téléphone : de toute évidence, il n’est pas normal que Facebook récupère les carnets d’adresses de millions d’utilisateurs et utilise ces numéros de téléphone pour créer des graphes sociaux et renseigner les informations manquantes sur les autres utilisateurs.

Mais les numéros de téléphone que Facebook acquiert sans consentement dans le cadre de cette transaction ne sont pas la « propriété » des utilisateurs auxquels ils sont soustraits, ni celle des personnes dont le téléphone sonne lorsque vous les composez. Ces numéros sont de simples nombres entiers, composés de 10 chiffres aux États-Unis et au Canada, et on les trouve dans des milliards d’endroits, y compris quelque part dans le nombre Pi, ainsi que dans de nombreux autres contextes. Accorder aux gens des titres de propriété sur des nombres entiers est vraiment une très mauvaise idée.

Il en va de même pour les données que Facebook et d’autres acteurs de la surveillance publicitaire acquièrent à notre sujet, comme le fait que nous sommes les enfants de nos parents ou les parents de nos enfants ou que nous avons eu une conversation avec quelqu’un d’autre ou sommes allés dans un lieu public. Ces éléments d’informations ne peuvent pas vous appartenir comme votre maison ou votre chemise vous appartiennent, car leur titre de propriété est vague par nature. Votre mère est-elle propriétaire du fait d’être votre mère ? Et vous ? L’êtes-vous tous les deux ? Et votre père, est-il également propriétaire de ce fait ou doit-il obtenir une licence de votre part (ou de votre mère ou de vous deux) pour pouvoir en faire usage ? Qu’en est-il des centaines ou des milliers d’autres personnes qui disposent de ces données ?

Si vous allez à une manifestation Black Lives Matter, les autres manifestants ont-ils besoin de votre autorisation pour poster leurs photos de l’événement ? Les querelles en ligne sur le moment et la manière de publier des photos de manifestations révèlent un problème subtil et complexe, difficile à régler d’un coup de baguette magique en accordant à certains un droit de propriété que tous les autres doivent respecter.

Le fait que l’information ne fasse pas bon ménage avec la propriété et les marchés ne signifie pas pour autant qu’elle n’a aucune de valeur. Un bébé n’est pas un bien, il n’en reste pas moins qu’il possède une valeur incontestable. En réalité, nous avons un ensemble de règles uniquement dédié aux bébés, et une partie seulement de ces règles s’appliquent aux humains de façon plus générale. Celui qui affirmerait que les bébés n’auront pas véritablement de valeur tant qu’on ne pourra pas les acheter et les vendre comme des petits pains serait immédiatement et à juste titre condamné comme un monstre.

Il est tentant d’attraper le marteau de la propriété quand les Géants de la tech traitent vos informations comme des clous, en particulier parce que les Géants de la tech font un tel abus des marteaux de la propriété quand il s’agit de leurs informations. Mais c’est une erreur. Si nous permettons aux marchés de nous dicter l’usage de nos informations, nous allons devenir des vendeurs sur un marché d’acheteurs. Un marché qui sera monopolisé par les Géants de la tech. Ils attribueront un si bas prix à nos données, qu’il en deviendra insignifiant ou, plus probablement, qu’il sera fixé à un prix proche de zéro sans aucune possibilité de négociation, et ce, grâce à un accord donné d’un simple clic, sans possibilité de le modifier.

D’ici là, établir des droits de propriété sur l’information créera des obstacles insurmontables au traitement indépendant des données. Imaginez que l’on exige de négocier une licence quand un document traduit est comparé à sa version originale, ce qu’a fait Google et qu’il continue à faire des milliards de fois pour entraîner ses outils de traduction automatique. Google peut se le permettre, mais pas les tiers indépendants. Google peut mettre en place un service d’autorisation pour négocier des paiements uniques à des institutions comme l’UE (l’un des principaux dépositaires de documents traduits). Alors que les organismes de surveillance indépendants, qui veulent vérifier que les traductions sont bien préparées ou bien qui veulent éliminer les erreurs de traduction, auront besoin d’un service juridique doté de personnel et de millions pour payer les licences avant même de pouvoir commencer.

Il en va de même pour les index de recherche sur le Web ou les photos des maisons des gens, qui sont devenues controversées avec le projet Street View de Google. Quels que soient les problèmes que pose la photographie de scènes de rue par Google, les résoudre en laissant les gens décider qui peut photographier les façades de leurs maisons depuis une rue publique créera sûrement des problèmes plus graves encore. Pensez à l’importance de la photographie de rue pour la collecte d’informations, y compris la collecte informelle d’informations, comme les photos d’abus d’autorité, et combien il est important de pouvoir documenter l’habitat et la vie dans la rue pour contester un droit de préemption, plaider en faveur de l’aide sociale, signaler les violations de la planification et de zonage, documenter les conditions de vie discriminatoires et inégales, etc.

S’approprier des faits est contraire à un grand nombre de progrès humains. Il est difficile d’imaginer une règle qui limite l’exploitation par les Géants de la tech de notre travail collectif sans empêcher involontairement des personnes de recueillir des données sur le cyber-harcèlement ou de compiler des index de changements de langue, ou encore simplement d’enquêter sur la façon dont les plateformes façonnent notre discours. Tout cela nécessite d’exploiter des données créées par d’autres personnes et de les soumettre à l’examen et à l’analyse.

La persuasion, ça marche… mais lentement

Les plateformes peuvent exagérer leur capacité à persuader les gens, mais il est évident que la persuasion fonctionne parfois. Qu’il s’agisse du domaine privé utilisé par les personnes LGBTQ pour recruter des alliés et faire reconnaître une diversité sexuelle ou du projet mené depuis des décennies pour convaincre les gens que les marchés constituent le seul moyen efficace de résoudre les problèmes complexes d’allocation de ressources, il est clair que nos comportements sociaux peuvent changer.

Modifier les comportements au sein de la société est un projet de longue haleine. Pendant des années, les svengalis ont prétendu pouvoir accélérer ce processus, mais même les formes de propagande les plus brutales ont dû se battre pour susciter des changements permanents. Joseph Goebbels a dû soumettre les Allemands à des heures de radiodiffusion quotidiennes obligatoires pour arrêter les opposants et les assassiner, ainsi que de s’assurer d’un contrôle intégral sur l’éducation des enfants, tout en excluant toute littérature, émission ou film qui ne se conformaient pas à sa vision du monde.

Cependant, après 12 ans de terreur, une fois la guerre terminée, l’idéologie nazie a largement été discréditée en Allemagne de l’Est comme de l’Ouest, et un programme de vérité et de réconciliation nationale a été mis en place. Le racisme et l’autoritarisme n’ont jamais été totalement abolis en Allemagne, mais la majorité des Allemands n’étaient pas non plus définitivement convaincus par le nazisme. La montée de l’autoritarisme raciste en Allemagne aujourd’hui montre que les attitudes libérales qui ont remplacé le nazisme n’étaient pas plus définitives que le nazisme lui-même.

Le racisme et l’autoritarisme ont également toujours été présents chez nous, en Amérique du Nord. Tous ceux qui se sont déjà penchés sur le genre de messages et d’arguments que les racistes avancent aujourd’hui auraient du mal à faire croire qu’ils ont fait des progrès dans la façon de présenter leurs idées. On retrouve aujourd’hui dans le discours des principaux nationalistes blancs la même pseudo-science, les mêmes recours à la peur, le même raisonnement en boucle que ceux présentés par les racistes des années 1980, lorsque la cause de la suprématie blanche était en perte de vitesse.

Si les racistes n’ont pas été plus convaincants au cours de la dernière décennie, comment se fait-il que davantage de personnes aient été convaincues d’être ouvertement racistes ? Il semble que la réponse se trouve dans le monde matériel, pas dans le monde des idées. Non pas qu’elles soient devenues plus convaincantes, mais les gens sont devenus de plus en plus peureux. Ils ont peur de ne plus pouvoir faire confiance à l’État pour agir de façon honnête dans des domaines essentiels, depuis la gestion de l’économie jusqu’à la réglementation des analgésiques ou celle du traitement des données privées.

Les gens ont peur que le monde soit devenu un jeu de chaises musicales dans lequel les chaises sont retirées à un rythme sans précédent. Ils ont peur que la justice soit rendue à leur détriment. Le monopole n’est pas la cause de ces craintes, mais l’inégalité, la misère matérielle et les mauvaises pratiques politiques qu’il engendre y contribue fortement. L’inégalité crée les conditions propices aux conspirations et aux idéologies racistes violentes. Le capitalisme de surveillance permet alors aux opportunistes de cibler les personnes qui ont peur et celles qui sont conspirationnistes.

Payer ne va pas aider à grand-chose

Comme le dit le déjà vieil adage : « si c’est gratuit, c’est toi le produit ».
Aujourd’hui, c’est un lieu commun de croire que le péché originel du capitalisme de surveillance a été l’arrivée des médias gratuits financés par la publicité. Le raisonnement était le suivant : les entreprises qui faisaient payer l’accès ne pouvaient pas « concurrencer les médias gratuits » et elles étaient donc éjectées du marché. Les concurrents soutenus par la publicité, quant à eux, ont déclaré ouverte la saison de la chasse aux données de leurs utilisateurs dans la perspective d’améliorer le ciblage de leurs publicités, gagner plus d’argent et faire appel aux stratégies les plus étonnantes pour générer davantage de clics sur ces publicités. Si seulement nous nous mettions à payer à nouveau, nous aurions un meilleur système d’information, plus responsable, plus sobre et qui serait vertueux pour la démocratie.

Mais la dégradation de la qualité des actualités a précédé de loin l’avènement des informations en ligne financées par la pub. Bien avant l’ère des journaux en ligne, les lois antitrust appliquées de façon laxiste avaient ouvert la porte à des vagues sans précédent de restructuration et de dégraissage dans les salles de rédaction. Des journaux rivaux ont fusionné, des journalistes et des vendeurs d’espace publicitaire ont été virés, des espaces de bureaux ont été vendus ou loués, laissant les entreprises criblées de dettes à cause d’un système de rachat par endettement et de bénéfices distribués aux nouveaux propriétaires. En d’autres termes, ce n’était pas simplement le déclin des petites annonces, longtemps considéré comme responsable du déclin des journaux, qui a rendu ces entreprises de presse incapables de s’adapter à Internet, c’était la monopolisation.

Pendant que les entreprises de presse débarquaient en ligne, les revenus de la publicité se sont mis à décroître, alors même que le nombre d’internautes (et donc un lectorat en ligne potentiel) augmentait. Cette évolution était due à la consolidation du marché des ventes de publicités, Google et Facebook étaient devenus un duopole qui gagnait chaque année davantage d’argent avec la pub, tout en payant de moins en moins les éditeurs dont le travail apparaissait à côté des publicités. Le monopole a créé un marché d’acheteurs pour la diffusion publicitaire et Facebook et Google en étaient les maîtres et les gardiens.

Les services payants continuent d’exister aux côtés des services gratuits – soucieux qu’ils sont d’empêcher les internautes de contourner leur page de paiement ou de partager des médias payants – ils exercent le plus grand contrôle sur leurs clients. iTunes d’Apple et les App stores sont des services payants, mais pour maximiser leur rentabilité, Apple doit verrouiller ses plateformes pour que des tiers ne puissent pas créer de logiciels compatibles sans autorisation. Ces verrous permettent à l’entreprise d’exercer à la fois un contrôle éditorial (qui permet de rejeter des contenus politiques controversés) et technologique, y compris sur la possibilité de réparer le matériel qu’elle fabrique. Si nous redoutons que les produits financés par la pub privent les gens de leur droit à l’autodétermination en utilisant des techniques de persuasion pour orienter leurs décisions d’achat dans une direction ou dans une autre, alors le contrôle quasi total d’une seule entreprise sur la décision de savoir qui va vous vendre le logiciel, les pièces détachées et les services pour votre iPhone devrait sacrément nous inquiéter.

Nous ne devrions pas nous préoccuper uniquement du paiement et du contrôle : l’idée que payer améliore la situation est également fausse et dangereuse. Le faible taux de réussite de la publicité ciblée signifie que les plateformes doivent vous inciter à « vous engager » fortement envers les messages publicitaires pour générer suffisamment de pages vues et préserver ainsi leurs profits. Comme indiqué plus haut, pour accroître l’engagement, les plateformes comme Facebook utilisent l’apprentissage automatique afin de deviner quels messages seront les plus incendiaires et feront tout pour les afficher sous vos yeux dès que vous vous connectez, pour vous faire réagir par la haine et vous disputer avec les gens.

Peut-être que payer réglerait ce problème, selon ce raisonnement. Si les plateformes pouvaient être économiquement viables même si vous arrêtiez de cliquer dessus une fois votre curiosité intellectuelle et sociale assouvie, alors elles n’auraient aucune raison de vous mettre en colère avec leurs algorithmes pour obtenir plus de clics, n’est-ce pas ?

Cet argument est peut-être valable, mais il ne tient toujours pas compte du contexte économique et politique plus large de ces plateformes et du monde qui leur a permis de devenir si dominantes.

Les plateformes sont mondiales parce qu’elles sont des monopoles, et elles sont des monopoles parce que nous avons vidé de leur substance nos règles anti-monopoles les plus importantes et les plus fiables. L’antitrust a été neutralisé car c’était la condition nécessaire pour que le projet de rendre les riches plus riches encore réussisse. La plupart des habitants de la planète ont une valeur nette négative, et même la classe moyenne en recul est dans un état précaire, en manque d’épargne pour la retraite, d’assurances contre les catastrophes sanitaires et de garanties contre les catastrophes climatiques et technologiques.
Dans ce monde féroce et inégalitaire, payer n’améliore pas la situation. Cela ne fait que la rendre hors de prix pour la plupart des gens. Payer pour le produit, c’est super quand vous avez les moyens.

Si vous pensez que les bulles de filtres actuelles constituent un problème pour notre monde, imaginez ce qu’elles seraient si les riches fréquentaient le marché des idées à l’athénienne, où il faudrait payer pour entrer pendant que les autres vivent dans des espaces en ligne subventionnés par des bienfaiteurs aisés et ravis de créer des espaces de discussion dans lesquels le « règlement intérieur » interdit de contester le système. Imaginez si les riches se retiraient de Facebook, et qu’au lieu de diffuser des publicités qui rapportent de l’argent à ses actionnaires, Facebook devienne un projet loufoque de milliardaire, visant aussi à s’assurer que personne ne se demande jamais s’il est juste que seuls les milliardaires aient le droit de se retrouver dans les derniers recoins d’internet.

Derrière l’idée de payer pour avoir accès se cache la conviction que les marchés libres permettront de remédier au dysfonctionnement des Géants de la tech. Après tout, quand les gens ont une opinion sur la surveillance, celle-ci est souvent mauvaise, et plus la surveillance d’une personne est longue et approfondie, moins elle a tendance à plaire. Il en va de même pour le verrouillage : si l’encre Hewlett-Packard ou l’App Store Apple étaient si géniales que ça, les mesures techniques pour empêcher les utilisateurs de choisir un produit concurrent seraient inutiles. Ces parades techniques existent pour la simple et bonne raison que ces entreprises ne croient pas que leurs clients se soumettraient spontanément à leurs conditions, et qu’elles veulent les empêcher d’aller voir ailleurs.

Les défenseurs des marchés louent leur capacité à agréger les connaissances diffusées par les acheteurs et les vendeurs dans la société toute entière, par le biais d’informations sur la demande, sur les prix, etc. L’argument en faveur d’un capitalisme de surveillance « voyou » voudrait que les techniques de persuasion basées sur l’apprentissage automatique faussent les décisions des consommateurs, ce qui conduirait à des informations faussées – les consommateurs n’achètent pas ce qu’ils préfèrent, mais ce qu’ils sont amenés à préférer. Il s’ensuit des pratiques monopolistiques de verrouillage qui relèvent davantage encore d’un « capitalisme voyou » et qui restreignent encore plus la liberté de choix du consommateur.

La rentabilité de n’importe quelle entreprise est limitée par la possibilité que ses clients aillent voir ailleurs. La surveillance et le verrouillage sont tous les deux des anti-fonctionnalités qu’aucun client ne désire. Mais les monopoles peuvent se mettre les régulateurs dans la poche, écraser la concurrence, s’insinuer dans la vie privée de leurs clients et pousser les gens à « choisir » leurs services qu’ils le veuillent ou non. Que c’est bon d’être odieux quand il n’existe pas d’alternative.
Au final, la surveillance et le verrouillage sont simplement des stratégies commerciales que peuvent choisir les monopoles.

Les entreprises de surveillance comme Google sont parfaitement capables de déployer des technologies de verrouillage. Il suffit de regarder les clauses de la coûteuse licence d’Android qui obligent les fabricants d’appareils à les intégrer dans la suite d’applications Google. Et les entreprises de verrouillage comme Apple sont parfaitement capables de soumettre leurs utilisateurs à la surveillance pour satisfaire Pékin et ainsi préserver un accès commercial au marché chinois. Les monopoles sont peut-être composés de personnes éthiques et respectables, mais en tant qu’institutions, ils ne comptent pas parmi vos amis : ils feront tout ce qu’ils peuvent pour maximiser leurs profits, et plus ils auront de monopole, mieux ils tireront leur épingle du jeu.

Une fenêtre de tir « écologique » pour briser les trusts

Si nous voulons briser l’emprise mortelle des Géants du Web sur nos vies numériques, nous allons devoir combattre les monopoles. Cela peut paraître banal et ringard, un truc qui vient de l’ère du New Deal, alors que faire cesser l’utilisation automatique des données comportementales ressemble au scénario d’un roman cyberpunk très cool.
En revanche, il semble que nous ayons oublié comment on brise des monopoles. Il existe un consensus des deux côtés de l’Atlantique pour considérer que le démantèlement des entreprises est au mieux une histoire de fous, susceptible d’embourber les juges fédéraux dans des années de procédure judiciaire, et au pire contre-productif car il grignote les « avantages des consommateurs » dont les économies d’échelle sont colossales.

Mais les briseurs de trusts ont autrefois parcouru le pays dans tous les sens, en brandissant des livres de droit, terrorisant les magnats du vol organisé et réduisant en pièces l’illusion de l’emprise toute-puissante des monopoles sur notre société. L’ère de la lutte antitrust ne pouvait pas commencer sans la volonté politique pour le faire, avant que le peuple réussisse à convaincre les politiciens qu’ils les soutiendraient dans leur affrontement contre les hommes les plus riches et les plus puissants du monde.

Pouvons-nous retrouver cette volonté politique ?
James Boyle, un universitaire spécialisé dans le copyright, a analysé comment le terme « écologie » a marqué un tournant dans le militantisme pour l’environnement. Avant l’adoption de ce terme, les personnes qui voulaient protéger les populations de baleines ne se considéraient pas forcément comme combattant pour la même cause que celles qui voulaient protéger la couche d’ozone ou lutter contre la pollution de l’eau ou les pluies acides.

Mais le terme « écologie » a regroupé ces différentes causes en un seul mouvement, dont les membres se sont montrés solidaires les uns des autres. Ceux qui se souciaient de la pollution de l’eau ont signé les pétitions diffusées par ceux qui voulaient mettre fin à la chasse à la baleine, et ceux qui s’opposaient à la chasse à la baleine ont défilé aux côtés de ceux qui réclamaient des mesures contre les pluies acides. Cette union en faveur d’une cause commune a radicalement changé la dynamique de l’environnementalisme et ouvert la voie à l’activisme climatique actuel et au sentiment que la préservation de l’habitabilité de la planète Terre relève d’un devoir commun.

Je crois que nous sommes à l’aube d’un nouveau moment « écologique » consacré à la lutte contre les monopoles. Après tout, la technologie n’est pas la seule industrie concentrée, ni même la plus concentrée.
On trouve des partisans du démantèlement des trusts dans tous les secteurs de l’économie. On trouve partout des personnes abusées par des monopolistes qui ont ruiné leurs finances, leur santé, leur vie privée, leur parcours et la vie de leurs proches. Ces personnes partagent la même cause que ceux qui veulent démanteler les Géants de la tech et ont les mêmes ennemis. Lorsque les richesses sont concentrées entre les mains d’un petit nombre, presque toutes les grandes entreprises ont des actionnaires en commun.

La bonne nouvelle, c’est qu’avec un peu de travail et de coordination, nous disposons d’une volonté politique largement suffisante pour démanteler les Géants de la tech et tous les secteurs qui y sont concentrés. Commençons par Facebook, puis nous nous attaquerons à AT&T/WarnerMedia [groupes étatsuniens, comparable à Orange et Vivendi respectivement].
La mauvaise nouvelle, c’est que la majeure partie de ce que nous entreprenons aujourd’hui pour dompter les Géants de la tech plutôt que de démanteler les grandes entreprises, nous empêchera de les démanteler demain.

Actuellement, la concentration des Géants de la tech signifie que leur inaction en matière de harcèlement, par exemple, place leurs utilisateurs devant un choix impossible : s’absenter du débat public en quittant Twitter, par exemple, ou subir des agressions ignobles en permanence. La collecte et la conservation excessives de données par les Géants de la tech se traduisent par un odieux vol d’identité. Et leur inaction face au recrutement d’extrémistes signifie que les partisans de la suprématie blanche qui diffusent leurs fusillades en direct peuvent toucher un public de plusieurs milliards de personnes. La concentration des technologies et celle des médias implique une diminution des revenus des artistes, alors que les revenus générés par les créations de ces derniers augmentent.

Pourtant, les gouvernements confrontés à ces problèmes aboutissent tous inévitablement à la même solution : confier aux Géants de la tech le soin de contrôler leurs utilisateurs et de les rendre responsables de leurs mauvais comportements. Vouloir obliger les Géants de la tech à utiliser des filtres automatisés pour tout bloquer, de la violation des droits d’auteur au trafic sexuel, en passant par l’extrémisme violent, implique que les entreprises technologiques devront consacrer des millions pour faire fonctionner des systèmes conformes.

Ces règles, comme la nouvelle directive européenne sur les droits d’auteur, la nouvelle réglementation australienne sur le terrorisme, la loi américaine FOSTA/SESTA sur le trafic sexuel et d’autres encore, signent l’arrêt de mort des petits concurrents émergents qui pourraient contester la domination des Géants de la tech, mais n’ont pas les moyens financiers des opérateurs historiques pour acquérir tous ces systèmes automatisés. Plus grave, elles fixent un plancher en deçà de ce que nous pouvons espérer imposer aux Géants de la tech.

C’est parce que toute initiative visant à démanteler les Géants de la tech et à réduire leur taille se heurte à une limite, celle qui consiste à ne pas la réduire trop sous peine de les empêcher de financer leurs activités, car investir dans ces filtres automatisés et sous-traiter la modération de contenu coûte cher. Il va déjà être difficile de séparer ces monstres chimériques fortement concentrés qui ont été assemblés les uns aux autres pour obtenir des bénéfices de monopoles. Il sera encore plus difficile de le faire tout en trouvant un moyen de combler le vide réglementaire créé si ces auto-régulateurs étaient soudain contraints de se retirer.

Laisser les plateformes atteindre leur taille actuelle leur a conféré une position dominante quasi irréversible. Les charger de missions publiques pour remédier aux pathologies créées par leur taille rend presque impossible la réduction de cette taille. Je répète, encore et encore, si les plateformes ne deviennent pas plus petites, elles deviendront plus grandes, et à mesure qu’elles grandiront, elles engendreront davantage de problèmes, ce qui entraînera une augmentation de leurs missions publiques et leur permettra de devenir plus grandes encore.

Nous pouvons essayer de réparer Internet en démantelant les Géants de la tech et en les privant des bénéfices de monopole, ou bien nous pouvons essayer de réparer les Géants de la tech en les obligeant à consacrer leurs bénéfices de monopole à la gouvernance. Mais nous ne pouvons pas faire les deux. Nous devons choisir entre un Internet dynamique et ouvert ou un Internet dominé et monopolisé, dirigé par les Géants de la tech contre lesquels nous nous battons en permanence pour les obliger à bien se comporter.

Make Big Tech small again

Briser les monopoles est difficile. Démanteler les grandes entreprises est coûteux et prend du temps. Tellement de temps que lorsque vous y êtes enfin parvenu, le monde a évolué et a rendu inutiles des années de contentieux. De 1969 à 1982, le gouvernement américain a engagé une procédure antitrust contre IBM en raison de sa position dominante sur le marché des ordinateurs centraux, mais elle a capoté en 1982 parce que les ordinateurs centraux étaient de plus en plus remplacés par des PC.

Il est beaucoup plus facile d’empêcher la concentration que de la corriger, et le rétablissement des contours traditionnels de la loi antitrust américaine empêchera, à tout le moins, toute nouvelle concentration. Cela signifie l’interdiction des fusions entre grandes entreprises, l’interdiction pour les grandes entreprises d’acquérir des concurrents émergents, et l’interdiction pour les plates-formes de concurrencer directement les entreprises qui dépendent de ces plates-formes.

Ces pouvoirs sont tous rédigés dans le langage clair et simple des lois antitrust américaines donc, en théorie, un futur président américain pourrait simplement ordonner à son procureur général de faire appliquer la loi telle qu’elle a été rédigée. Mais après des décennies d’« éducation » judiciaire qui vantait les bénéfices des monopoles, après que de nombreux gouvernements eurent rempli les tribunaux fédéraux de supporters des monopoles rémunérés à vie, pas sûr qu’une simple intervention administrative suffise.

Si les tribunaux contrarient le ministère de la Justice et le président, la prochaine étape serait le Congrès, qui pourrait éliminer les doutes sur la façon dont la loi antitrust devrait être appliquée aux États-Unis en adoptant de nouvelles lois qui reviennent à dire « Arrêtez ça. Nous savons tous ce que prévoit la loi Sherman. Robert Bork était un hurluberlu déjanté. Que les choses soient claires, on l’emmerde ». En d’autres termes, le problème des monopoles, c’est le monopole – la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns, qui rogne notre droit à l’autodétermination. S’il y a un monopole, la loi veut qu’il disparaisse, point. Bien sûr, il faut se débarrasser des monopoles qui créent un « préjudice pour le consommateur » en augmentant les prix, mais il faut aussi se débarrasser des autres monopoles.

Mais cela ne fait qu’empêcher les choses d’empirer. Pour contribuer à les améliorer, nous allons devoir former des alliances avec d’autres militants du mouvement écologiste anti-monopole – ce serait un mouvement de pluralisme ou d’autodétermination – et prendre pour cibles les monopoles existants de chaque industrie avec des règles de démantèlement et de séparation structurelle qui empêcheraient par exemple la domination sans partage du géant Luxottica sur tout ce qui est optique et lunetterie, tant dans la vente que la fabrication. De façon significative, peu importe dans quel secteur industriel commencent les ruptures. Une fois qu’elles auront commencé, les actionnaires de tous les secteurs se mettront à regarder avec scepticisme leurs investissements dans les monopoles.

Lorsque que les briseurs de trusts feront leur entrée sur scène et commenceront à mener la vie dure aux monopolistes, le débat au sein des conseils d’administration des entreprises évoluera. Les personnes qui se seront toujours senties mal à l’aise face au monopole auront un nouvel argument puissant pour contrer leurs adversaires redoutables dans la hiérarchie de l’entreprise : « Si nous utilisons mes méthodes, nous gagnerons moins d’argent, si nous utilisons les vôtres, un juge nous infligera des amendes de plusieurs milliards et nous exposera aux moqueries et à la désapprobation générale. Donc, même si je reconnais qu’il serait vraiment génial de réaliser cette fusion, de verrouiller la concurrence, ou de racheter cette petite entreprise et de la faire disparaître avant qu’elle ne constitue une menace, nous ne devrions vraiment pas le faire – sauf à vouloir se livrer pieds et poings liés au département de la Justice et être trimballés sur la route des briseurs de trusts pendant les dix prochaines années ».

20 GOTO 10

Régler le problème de Géants de la tech va nécessiter de nombreuses itérations. Comme l’a écrit le cyber juriste Lawrence Lessig dans son ouvrage Code and Other Laws of Cyberspace (1999) [NdT : ouvrage non traduit en français], nos vies sont régies par quatre forces : la loi (ce qui est légal), le code (ce qui est technologiquement possible), les normes (ce qui est socialement acceptable) et les marchés (ce qui est rentable).

Si vous pouviez d’un coup de baguette magique obtenir du Congrès qu’il adopte demain une loi qui modifie la loi Sherman, vous pourriez utiliser les démantèlements à venir pour convaincre les investisseurs en capital-risque de financer les concurrents de Facebook, Google, Twitter et Apple qui attendent en coulisses après avoir subi une réduction de leur taille.

Mais pour amener le Congrès à agir, il faudra un virage normatif à 90 degrés, un mouvement de masse de personnes préoccupées par les monopoles et qui souhaitent les faire sauter.

Pour que les gens s’intéressent aux monopoles, il faudra des innovations technologiques qui leur permettent de voir à quoi pourrait ressembler un monde sans les Géants de la tech. Imaginez que quelqu’un crée un client tiers très apprécié (mais non autorisé) sur Facebook ou Twitter, qui freine le flux algorithmique anxiogène tout en vous permettant de parler à vos amis sans être espionné, quelque chose qui rendrait les médias sociaux plus sociables et moins toxiques. Imaginez maintenant que ce client soit fermé au cours d’une violente bataille juridique. Il est toujours plus facile de convaincre les gens qu’il faut agir pour sauver une chose qu’ils aiment que de les faire s’enthousiasmer à propos de quelque chose qui n’existe même pas encore.

Ni la technologie, ni la loi, ni le code, ni les marchés ne sont suffisants pour réformer les Géants de la tech. Mais l’un des concurrents rentables de ces derniers pourrait financer un mouvement législatif. Une réforme juridique peut encourager un fabricant à concevoir un meilleur outil. L’outil peut créer des clients pour une entreprise potentielle qui apprécie les avantages d’Internet mais qui veut obtenir ces outils sans passer par les Géants de la tech. Et cette entreprise peut obtenir un financement et consacrer une partie de ses bénéfices à la réforme juridique. 20 GOTO 10 (ou répétez l’opération autant de fois que nécessaire). Répétez l’opération, mais cette fois, allez plus loin ! Après tout, cette fois, vous commencez avec des adversaires des Géants de la tech plus faibles, un électorat qui comprend que les choses peuvent être améliorées, des concurrents des Géants de la tech qui contribueront à assurer leur propre avenir en finançant la réforme, et du code sur lequel d’autres programmeurs peuvent s’appuyer pour affaiblir encore plus les Géants de la tech.

L’hypothèse du capitalisme de surveillance, selon laquelle les produits des Géants de la tech fonctionnent vraiment aussi bien qu’ils le disent, et ça explique pourquoi c’est le bin’s partout, est trop simpliste sur la surveillance et encore plus sur le capitalisme. Les entreprises espionnent parce qu’elles croient à leurs propres baratin, elles le font aussi parce que les gouvernements les laissent faire, et parce que les avantages qu’elles tirent de l’espionnage sont tellement éphémères et minimes qu’elles doivent espionner toujours plus pour maintenir leur activité.
Et qu’est-ce qui fait que c’est le bin’s ? Le capitalisme.

Plus précisément, le monopole qui crée l’inégalité et l’inégalité qui crée le monopole. C’est une forme de capitalisme qui récompense les sociopathes qui détruisent l’économie réelle pour gonfler leurs résultats. Ils s’en sortent pour la même raison que les entreprises s’en sortent en espionnant : parce que nos gouvernements sont sous l’emprise à la fois d’une idéologie selon laquelle les monopoles sont tout à fait valables et aussi sous l’emprise de l’idée que dans un monde monopolistique, mieux vaut ne pas contrarier les monopoles.

La surveillance n’engendre pas un capitalisme dévoyé. Mais le capitalisme sans contrôle engendre la surveillance. La surveillance n’est pas malsaine parce qu’elle permet à certain de nous manipuler, elle est malsaine parce qu’elle réduit à néant notre capacité à être nous-mêmes, et parce qu’elle permet aux riches et aux puissants de découvrir qui réfléchit à la construction de guillotines et quelles crasses utiliser pour discréditer ces apprentis constructeurs avant même qu’ils n’arrivent à la scierie.

En profondeur

Avec tous les problèmes que posent les Géants de la tech, on pourrait être tenté de vouloir revenir à un monde dépourvu de technologie. Ne succombez pas à cette tentation.

La seule façon de résoudre notre problème avec les Géants de la tech est de le traiter en profondeur. Si notre avenir ne repose pas sur la haute technologie, ce sera parce que la civilisation s’est effondrée. Les Géants de la tech ont connecté un système nerveux planétaire pour l’ensemble de notre espèce, qui, avec les réformes et les changements de cap appropriés, peut nous aider à surmonter les défis existentiels auxquels sont confrontées notre espèce et notre planète. Il ne tient qu’à nous désormais de nous emparer des outils informatiques, en soumettant ce système nerveux électronique à un contrôle démocratique et transparent.

Je suis, au fond de moi et malgré ce que j’ai indiqué plus haut, un fervent partisan de la technologie. Pas dans le sens où il faudrait lui laisser le champ libre pour exercer son monopole sous prétexte qu’elle permet des « économies d’échelle » ou autre obscure particularité. Je suis partisan de la technologie parce que je crois qu’il est important de bien l’utiliser et que mal le faire serait une catastrophe absolue – et bien l’utiliser peut nous permettre de travailler tous ensemble pour sauver notre civilisation, notre espèce et notre planète.

 




Détruire le capitalisme de surveillance – 4

Voici la quatrième  partie de l’essai que consacre Cory Doctorow au capitalisme de surveillance (parcourir sur le blog les épisodes précédents – parcourir les trois premiers épisodes en PDF : doctorow-1-2-3).

Traduction Framalang : Claire, Fabrice, goofy,  jums, mo, ngfchristian, retrodev, tykayn

Billet original sur le Medium de OneZero : How To Destroy Surveillance Capitalism

Les monopoles n’engendrent pas la surveillance, mais ils l’encouragent certainement

par Cory Doctorow

Les industries compétitives sont fragmentées dans le sens où elles sont composées d’entreprises qui s’entre-déchirent en permanence et qui rognent sur leurs marges respectives lorsqu’elles proposent des offres à leurs meilleurs clients. Ce qui leur laisse moins d’investissement afin d’obtenir des règles plus favorables. Cette situation rend aussi plus difficile la mutualisation des ressources de chaque entreprise au profit de l’industrie toute entière.

La rencontre entre la surveillance et l’apprentissage machine est censé être l’aboutissement d’une crise existentielle, un moment particulier pour l’espèce humaine où notre libre arbitre serait très proche de l’extinction pure et simple. Même si je reste sceptique quant à cette hypothèse, je pense tout de même que la technologie pose de réelles menaces existentielles à notre société (et aussi plus généralement pour notre espèce entière).
Et ces menaces viennent des monopoles.

L’une des conséquences de l’emprise de la technologie sur la réglementation est qu’elle peut rejeter la responsabilité de mauvaises décisions en matière de sécurité sur ses clients et sur la société en général. Il est tout à fait banal dans le domaine de la technologie que les entreprises dissimulent les mécanismes de leurs produits, qu’elles en rendent le fonctionnement difficile à comprendre et qu’elles menacent les chercheurs en sécurité indépendants qui auditent ces objets.

L’informatique est le seul domaine dans lequel ces pratiques existent : personne ne construit un pont ou un hôpital en gardant secret la composition de l’acier ou les équations utilisées pour calculer les contraintes de charge. C’est une pratique assez bizarre qui conduit, encore et toujours, à des défauts de sécurité grotesques à une échelle tout aussi grotesque, des pans entiers de dispositifs étant révélés comme vulnérables bien après qu’ils ont été déployées et placés dans des endroits sensibles.

Le pouvoir monopolistique qui tient à distance toute conséquence significative de ces violations, signifie que les entreprises technologiques continuent à créer des produits exécrables, mal conçus et qui finissent par être intégrés à nos vies, par posséder nos données, et être connectés à notre monde physique. Pendant des années, Boeing s’est battu contre les conséquences d’une série de mauvaises décisions technologiques qui ont fait de sa flotte de 737 un paria mondial, c’est l’un des rares cas où des décisions technologiques de piètre qualité ont été sérieusement sanctionnées par le marché.

Ces mauvaises décisions en matière de sécurité sont encore aggravées par l’utilisation de verrous de copyright pour faire appliquer des décisions commerciales à l’encontre des consommateurs. Souvenez-vous que ces verrous sont devenus un moyen incontournable de façonner le comportement des consommateurs, qui rend techniquement impossible l’utilisation de cartouches d »encre compatibles, d’insuline, d’applications mobiles ou de dépôts de services tiers en relation avec vos biens acquis légalement.

Rappelez-vous également que ces verrous sont soutenus par une législation (telle que la section 1201 du DMCA ou l’article 6 de la directive européenne sur le droit d’auteur de 2001) qui interdit de les altérer (de les « contourner »), et que ces lois ont été utilisées pour menacer les chercheurs en sécurité qui divulguent des vulnérabilités sans la permission des fabricants.

Cela revient à un véritable veto des fabricants sur les alertes de sécurité et les critiques. Bien que cela soit loin de l’intention législative du DMCA (et de son équivalent dans d’autres juridictions dans le monde), le Congrès n’est pas intervenu pour clarifier la loi et ne le fera jamais, car cela irait à l’encontre des intérêts des puissantes entreprises dont le lobbying est imparable.

Les verrous de copyright sont une arme à double tranchant. D’abord parce qu’ils provoquent de mauvaises décisions en matière de sécurité qui ne pourront pas être librement étudiées ni discutées. Si les marchés sont censés être des machines à agréger l’information (et si les rayons de contrôle mental fictif du capitalisme de surveillance en font un « capitalisme voyou » parce qu’il refuse aux consommateurs le pouvoir de prendre des décisions), alors un programme qui impose légalement l’ignorance sur les risques des produits rend le monopole encore plus « voyou » que les campagnes d’influence du capitalisme de surveillance.

Et contrairement aux rayons de contrôle mental, ce silence imposé sur la sécurité est un problème brûlant et documenté qui constitue une menace existentielle pour notre civilisation et peut-être même pour notre espèce. La prolifération des dispositifs non sécurisés – en particulier ceux qui nous espionnent et surtout lorsque ces dispositifs peuvent également manipuler le monde physique, par exemple, qui tourne le volant de votre voiture ou en actionnant un disjoncteur dans une centrale électrique – est une forme de dette technique.
En conception logicielle, la « dette technique » fait référence à des décisions anciennes et bien calculées qui, avec le recul, s’avèrent être mauvaises. Par exemple, un développeur de longue date a peut-être décidé d’intégrer un protocole réseau exigé par un fournisseur, qui a depuis cessé de le prendre en charge.

Mais tout dans le produit repose toujours sur ce protocole dépassé. Donc, à chaque révision, des équipes doivent travailler autour de ce noyau obsolète, en y ajoutant des couches de compatibilité, en l’entourant de contrôles de sécurité qui tentent de renforcer ses défenses, etc. Ces mesures de fortune aggravent la dette technique, car chaque révision ultérieure doit en tenir compte, tout comme les intérêts d’un crédit revolving. Et comme dans le cas d’un prêt à risque, les intérêts augmentent plus vite que vous ne pouvez espérer les rembourser : l’équipe en charge du produit doit consacrer tellement d’énergie au maintien de ce système complexe et fragile qu’il ne lui reste plus de temps pour remanier le produit de fond en comble et « rembourser la dette » une fois pour toutes.

En général, la dette technique entraîne une faillite technologique : le produit devient si fragile et instable qu’il finit par échouer de manière catastrophique. Pensez aux systèmes bancaires et comptables désuets basés sur du COBOL qui se sont effondrés au début de la pandémie lorsque les demandes d’allocations chômage se sont multipliées. Parfois, cela met fin au produit, parfois, cela entraîne l’entreprise dans sa chute. Être pris en défaut de paiement d’une dette technique est effrayant et traumatisant, tout comme lorsque l’on perd sa maison pour cause de faillite.
Mais la dette technique créée par les verrous de copyright n’est pas individuelle, elle est systémique. Chacun dans le monde est exposé à ce surendettement, comme ce fut le cas lors de la crise financière de 2008. Lorsque cette dette arrivera à échéance – lorsque nous serons confrontés à des violations de sécurité en cascade qui menacent le transport et la logistique mondiales, l’approvisionnement alimentaire, les processus de production pharmaceutique, les communications d’urgence et autres systèmes essentiels qui accumulent de la dette technique en partie due à la présence de verrous de copyright délibérément non sécurisés et délibérément non vérifiables – elle constituera en effet un risque existentiel.

Vie privée et monopole

De nombreuses entreprises technologiques sont prisonnières d’une orthodoxie : si elles recueillent assez de données sur suffisamment de nos activités, tout devient possible – le contrôle total des esprits et des profits infinis. C’est une hypothèse invérifiable : en effet, si des données permettent à une entreprise technologique d’améliorer ne serait-ce que légèrement ses prévisions de comportements, alors elle déclarera avoir fait le premier pas vers la domination mondiale sans retour en arrière possible. Si une entreprise ne parvient pas à améliorer la collecte et l’analyse des données, alors elle déclarera que le succès est juste au coin de la rue et qu’il sera possible de l’atteindre une fois qu’elle disposera de nouvelles données.

La technologie de surveillance est loin d’être la première industrie à adopter une croyance absurde et égoïste qui nuit au reste du monde, et elle n’est pas la première industrie à profiter largement d’une telle illusion. Bien avant que les gestionnaires de fonds spéculatifs ne prétendent (à tort) pouvoir battre le S&P 500 (l’équivalent du CAC40 américain), de nombreuses autres industries « respectables » se sont révélées être de véritables charlatans. Des fabricants de suppositoires au radium (si, si, ça existe!) aux cruels sociopathes qui prétendaient pouvoir « guérir » les homosexuels, l’histoire est jonchée de titans industriels autrefois respectables qui ont mal fini.

Cela ne veut pas dire que l’on ne peut rien reprocher aux Géants de la tech et à leurs addictions idéologiques aux données. Si les avantages de la surveillance sont généralement surestimés, ses inconvénients sont, à tout le moins, sous-estimés.

Cette situation est très ironique. La croyance que le capitalisme de surveillance est un « capitalisme voyou » s’appuie sur l’hypothèse que les marchés ne toléreraient pas des entreprises engluées dans de fausses croyances. Une compagnie pétrolière qui se trompe souvent sur l’endroit où se trouve le pétrole finira par faire faillite en creusant tout le temps des puits déjà secs.

Mais les monopoles peuvent faire des choses graves pendant longtemps avant d’en payer le prix. Imaginez comment la concentration dans le secteur financier a permis à la crise des subprimes de s’envenimer alors que les agences de notation, les régulateurs, les investisseurs et les critiques sont tous tombés sous l’emprise d’une fausse croyance selon laquelle les mathématiques complexes pourraient construire des instruments de dette « entièrement couverts », qui ne pourraient pas faire défaut. Une petite banque qui se livrerait à ce genre de méfaits ferait tout simplement faillite au lieu d’échapper à une crise inévitable, à moins qu’elle ait pris une telle ampleur qu’elle l’aurait évitée. Mais les grandes banques ont pu continuer à attirer les investisseurs, et lorsqu’elles ont finalement réussi à s’en sortir, les gouvernements du monde entier les ont renflouées. Les pires auteurs de la crise des subprimes sont plus importants qu’ils ne l’étaient en 2008, rapportant plus de profits et payant leurs dirigeants des sommes encore plus importantes.

Les grandes entreprises technologiques sont en mesure de surveiller non seulement parce qu’elles sont technologiques, mais aussi parce qu’elles sont énormes. La raison pour laquelle tous les éditeurs de sites web intègrent le bouton «J’aime » de Facebook, est que Facebook domine les recommandations des médias sociaux sur Internet – et chacun de ces boutons « J’aime » espionne tous les utilisateurs qui visitent sur une page qui les contient (voir aussi : intégration de Google Analytics, boutons Twitter, etc.).

Si les gouvernements du monde entier ont tardé à mettre en place des sanctions significatives pour atteintes à la vie privée, c’est parce que la concentration des grandes entreprises technologiques génère d’énormes profits qui peuvent être utilisés pour faire pression contre ces sanctions.
La raison pour laquelle les ingénieurs les plus intelligents du monde veulent travailler pour les Géants de la tech est que ces derniers se taillent la part du lion des emplois dans l’industrie technologique.

Si les gens se sont horrifiés des pratiques de traitement des données de Facebook, Google et Amazon mais qu’ils continuent malgré tout d’utiliser ces services, c’est parce que tous leurs amis sont sur Facebook, que Google domine la recherche et qu’Amazon a mis tous les commerçants locaux en faillite.

Des marchés concurrentiels affaibliraient le pouvoir de lobbying des entreprises en réduisant leurs profits et en les opposant les unes aux autres à l’intérieur d’une réglementation commune. Cela donnerait aux clients d’autres endroits où aller pour obtenir leurs services en ligne. Les entreprises seraient alors suffisamment petites pour réglementer et ouvrir la voie à des sanctions significatives en cas d’infraction. Cela permettrait aux ingénieurs, dont les idées remettent en cause l’orthodoxie de la surveillance, de lever des capitaux pour concurrencer les opérateurs historiques. Cela donnerait aux éditeurs de sites web de multiples moyens d’atteindre leur public et de faire valoir leurs arguments contre l’intégration de Facebook, Google et Twitter.

En d’autres termes, si la surveillance ne provoque pas de monopoles, les monopoles encouragent certainement la surveillance…

Ronald Reagan, pionnier du monopole technologique

L’exceptionnalisme technologique est un péché, qu’il soit pratiqué par les partisans aveugles de la technologie ou par ses détracteurs. Ces deux camps sont enclins à expliquer la concentration monopolistique en invoquant certaines caractéristiques particulières de l’industrie technologique, comme les effets de réseau ou l’avantage du premier arrivé. La seule différence réelle entre ces deux groupes est que les apologistes de la technologie disent que le monopole est inévitable et que nous devrions donc laisser la technologie s’en tirer avec ses abus tandis que les régulateurs de la concurrence aux États-Unis et dans l’UE disent que le monopole est inévitable et que nous devrions donc punir la technologie pour ses abus mais sans essayer de briser les monopoles.

Pour comprendre comment la technologie est devenue aussi monopolistique, il est utile de se pencher sur l’aube de l’industrie technologique grand public : 1979, l’année où l’Apple II Plus a été lancé et est devenu le premier ordinateur domestique à succès. C’est également l’année où Ronald Reagan a fait campagne pour la présidentielle de 1980, qu’il a remportée, ce qui a entraîné un changement radical dans la manière dont les problèmes de concurrence sont traités en Amérique. Toute une cohorte d’hommes politiques de Reagan – dont Margaret Thatcher au Royaume-Uni, Brian Mulroney au Canada, Helmut Kohl en Allemagne et Augusto Pinochet au Chili – a ensuite procédé à des réformes similaires qui se sont finalement répandues dans le monde entier.

L’histoire de la lutte antitrust a commencé près d’un siècle avant tout cela avec des lois comme la loi Sherman, qui ciblait les monopoles au motif qu’ils étaient mauvais en soi – écrasant les concurrents, créant des « déséconomies d’échelle » (lorsqu’une entreprise est si grande que ses parties constitutives vont mal et qu’elle semble impuissante à résoudre les problèmes), et assujettissant leurs régulateurs à un point tel qu’ils ne peuvent s’en tirer sans une foule de difficultés.

Puis vint un affabulateur du nom de Robert Bork, un ancien avocat général que Reagan avait nommé à la puissante Cour d’appel américaine pour le district de Columbia et qui avait inventé de toutes pièces une histoire législative alternative de la loi Sherman et des lois suivantes. Bork a soutenu que ces lois n’ont jamais visé les monopoles (malgré de nombreuses preuves du contraire, y compris les discours retranscrits des auteurs des de ces lois) mais qu’elles visaient plutôt à prévenir les « préjudices aux consommateurs » – sous la forme de prix plus élevés.
Bork était un hurluberlu, certes, mais les riches aimaient vraiment ses idées. Les monopoles sont un excellent moyen de rendre les riches plus riches en leur permettant de recevoir des « rentes de monopole » (c’est-à-dire des profits plus importants) et d’assujettir les régulateurs, ce qui conduit à un cadre réglementaire plus faible et plus favorable, avec moins de protections pour les clients, les fournisseurs, l’environnement et les travailleurs.

Les théories de Bork étaient particulièrement satisfaisantes pour les mêmes personnalités influentes qui soutenaient Reagan. Le ministère de la Justice et d’autres agences gouvernementales de l’administration Reagan ont commencé à intégrer la doctrine antitrust de Bork dans leurs décisions d’application (Reagan a même proposé à Bork de siéger à la Cour suprême, mais Bork a été tellement mauvais à l’audience de confirmation du Sénat que, 40 ans plus tard, les experts de Washington utilisent le terme « borked » pour qualifier toute performance politique catastrophique).

Peu à peu, les théories de Bork se sont répandues, et leurs partisans ont commencé à infiltrer l’enseignement du droit, allant même jusqu’à organiser des séjours tous frais payés, où des membres de la magistrature étaient invités à de copieux repas, à participer à des activités de plein air et à assister à des séminaires où ils étaient endoctrinés contre la théorie antitrust et les dommages qu’elle cause aux consommateurs. Plus les théories de Bork s’imposaient, plus les monopolistes gagnaient de l’argent – et plus ils disposaient d’un capital excédentaire pour faire pression en faveur de campagnes d’influence antitrust à la Bork.

L’histoire des théories antitrust de Bork est un très bon exemple du type de retournements d’opinion publique obtenus secrètement et contre lesquels Zuboff nous met en garde, où les idées marginales deviennent peu à peu l’orthodoxie dominante. Mais Bork n’a pas changé le monde du jour au lendemain. Il a été très endurant, pendant plus d’une génération, et il a bénéficié d’un climat favorable parce que les forces qui ont soutenu les théories antitrust oligarchiques ont également soutenu de nombreux autres changements oligarchiques dans l’opinion publique. Par exemple, l’idée que la fiscalité est un vol, que la richesse est un signe de vertu, etc. – toutes ces théories se sont imbriquées pour former une idéologie cohérente qui a élevé l’inégalité au rang de vertu.

Aujourd’hui, beaucoup craignent que l’apprentissage machine permette au capitalisme de surveillance de vendre « Bork-as-a-Service », à la vitesse de l’Internet, afin qu’on puisse demander à une société d’apprentissage machine de provoquer des retournements rapides de l’opinion publique sans avoir besoin de capitaux pour soutenir un projet multiforme et multigénérationnel mené aux niveaux local, étatique, national et mondial, dans les domaines des affaires, du droit et de la philosophie. Je ne crois pas qu’un tel projet soit réalisable, bien que je sois d’accord avec le fait que c’est essentiellement ce que les plateformes prétendent vendre. Elles mentent tout simplement à ce sujet. Les (entreprises de la) Big Tech mentent tout le temps, y compris dans leur documentation commerciale.

L’idée que la technologie forme des « monopoles naturels » (des monopoles qui sont le résultat inévitable des réalités d’une industrie, comme les monopoles qui reviennent à la première entreprise à exploiter des lignes téléphoniques longue distance ou des lignes ferroviaires) est démentie par la propre histoire de la technologie : en l’absence de tactiques anticoncurrentielles, Google a réussi à détrôner AltaVista et Yahoo, et Facebook a réussi à se débarrasser de Myspace. La collecte de montagnes de données présente certains avantages, mais ces montagnes de données ont également des inconvénients : responsabilité (en raison de fuites), rendements décroissants (en raison d’anciennes données) et inertie institutionnelle (les grandes entreprises, comme la science, progressent en liquidant les autres à mesure).

En effet, la naissance du Web a vu l’extinction en masse des technologies propriétaires géantes et très rentables qui disposaient de capitaux, d’effets de réseau, de murs et de douves autour de leurs entreprises. Le Web a montré que lorsqu’une nouvelle industrie est construite autour d’un protocole, plutôt que d’un produit, la puissance combinée de tous ceux qui utilisent le protocole pour atteindre leurs clients, utilisateurs ou communautés, dépasse même les produits les plus massivement diffusés. CompuServe, AOL, MSN et une foule d’autres jardins clos propriétaires ont appris cette leçon à la dure : chacun croyait pouvoir rester séparé du Web, offrant une « curation » et une garantie de cohérence et de qualité au lieu du chaos d’un système ouvert. Chacun a eu tort et a fini par être absorbé dans le Web public.

Oui, la technologie est fortement monopolisée et elle est maintenant étroitement associée à la concentration de l’industrie, mais c’est davantage lié à une question de temps qu’à des tendances intrinsèquement monopolistiques. La technologie est née au moment où l’application de la législation antitrust était démantelée, et la technologie est tombée exactement dans les mêmes travers contre lesquels l’antitrust était censé se prémunir. En première approximation, il est raisonnable de supposer que les monopoles de Tech sont le résultat d’un manque d’action anti-monopole et non des caractéristiques uniques tant vantées de Tech, telles que les effets de réseau, l’avantage du premier arrivé, etc.

À l’appui de cette théorie, je propose de considérer la concentration que tous les autres secteurs ont connue au cours de la même période. De la lutte professionnelle aux biens de consommation emballés, en passant par le crédit-bail immobilier commercial, les banques, le fret maritime, le pétrole, les labels discographiques, la presse écrite et les parcs d’attractions, tous les secteurs ont connu un mouvement de concentration massif. Il n’y a pas d’effets de réseau évidents ni d’avantage de premier arrivé dans ces secteurs. Cependant, dans tous les cas, ils ont atteint leur statut de concentration grâce à des tactiques qui étaient interdites avant le triomphe de Bork : fusion avec des concurrents majeurs, rachat de nouveaux venus innovants sur le marché, intégration horizontale et verticale, et une série de tactiques anticoncurrentielles qui étaient autrefois illégales mais ne le sont plus.

Encore une fois : lorsque vous modifiez les lois destinées à empêcher les monopoles, puis que les monopoles se forment exactement comme la loi était censée les empêcher, il est raisonnable de supposer que ces faits sont liés. La concentration de Tech peut être facilement expliquée sans avoir recours aux théories radicales des effets de réseau – mais seulement si vous êtes prêt à accuser les marchés non réglementés de tendre vers le monopole. Tout comme un fumeur de longue date peut vous fournir une foule de raisons selon lesquelles ce n’est pas son tabagisme qui a provoqué son cancer (« Ce sont les toxines environnementales »), les vrais partisans des marchés non réglementés ont toute une série d’explications peu convaincantes pour prétendre que le monopole de la technologie ne modifie pas le capitalisme.

Conduire avec les essuie-glaces

Cela fait quarante ans que le projet de Bork pour réhabiliter les monopoles s’est réalisé, soit une génération et demie, c’est à dire suffisamment de temps pour qu’une idée commune puisse devenir farfelue ou l’inverse. Avant les années 40, les Américains aisés habillaient leurs petits garçons en rose alors que les filles portaient du bleu (une couleur « fragile et délicate »). Bien que les couleurs genrées soient totalement arbitraires, beaucoup découvriront cette information avec étonnement et trouveront difficile d’imaginer un temps où le rose suggérait la virilité.

Après quarante ans à ignorer scrupuleusement les mesures antitrust et leur mise en application, il n’est pas surprenant que nous ayons presque tous oublié que les lois antitrust existent, que la croissance à travers les fusions et les acquisitions était largement interdite par la loi, et que les stratégies d’isolation d’un marché, comme par l’intégration verticale, pouvait conduire une entreprise au tribunal.

L’antitrust, c’est le volant de cette voiture qu’est la société de marché, l’outil principal qui permet de contrôler la trajectoire de ces prétendants au titre de maîtres de l’univers. Mais Bork et ses amis nous ont arraché ce volant des mains il y a quarante ans. Puisque la voiture continue d’avancer, nous appuyons aussi fort que possible sur toutes les autres commandes de la voiture, de même que nous ouvrons et fermons les portes, montons et descendons les vitres dans l’espoir qu’une de ces commandes puisse nous permettre de choisir notre direction et de reprendre le contrôle avant de foncer dans le décor.

Ça ressemble à un scénario de science-fiction des années 60 qui deviendrait réalité : voyageant à travers les étoiles, des humains sont coincés dans un « vaisseau générationnel » autrefois piloté par leurs ancêtres, et maintenant, après une grande catastrophe, l’équipage a complètement oublié qu’il est dans un vaisseau et ne se souvient pas où est la salle de contrôle. À la dérive, le vaisseau court à sa perte, et, à moins que nous puissions reprendre le contrôle et corriger le cap en urgence, nous allons tout fonçons droit vers une mort ardente dans le cœur d’un soleil.

La surveillance a toujours son importance

Rien de tout cela ne doit minimiser les problèmes liés à la surveillance. La surveillance est importante, et les Géants de la tech qui l’utilisent font peser un véritable risque existentiel sur notre espèce, mais ce n’est pas parce que la surveillance et l’apprentissage machine nous subtilisent notre libre arbitre.

La surveillance est devenue bien plus efficace avec les Géants de la tech. En 1989, la Stasi — la police secrète est-allemande — avait l’intégralité du pays sous surveillance, un projet titanesque qui recrutait une personne sur 60 en tant qu’informateur ou comme agent de renseignement.

Aujourd’hui, nous savons que la NSA espionne une partie significative de la population mondiale, et le ratio entre agents de renseignement et population surveillée est plutôt de l’ordre de 1 pour 10 000 (ce chiffre est probablement sous-estimé puisqu’il suppose que tous les Américains détenant un niveau de confidentialité top secret travaillent pour la NSA — en fait on ne sait pas combien de personnes sont autorisées à espionner pour le compte de la NSA, mais ce n’est certainement pas toutes les personnes classées top secret).

Comment ce ratio de citoyens surveillés a-t-il pu exploser de 1/60 à 1/10 000 en moins de trente ans ? C’est bien grâce aux Géants de la tech. Nos appareils et leurs services collectent plus de données que ce que la NSA collecte pour ses propres projets de surveillance. Nous achetons ces appareils, nous nous connectons à leurs services, puis nous accomplissons laborieusement les tâches nécessaires pour insérer des données sur nous, notre vie, nos opinions et nos préférences. Cette surveillance de masse s’est révélée complètement inutile dans la lutte contre le terrorisme : la NSA évoque un seul et unique cas, dans lequel elle a utilisé un programme de collection de données pour faire échouer une tentative de transfert de fond de quelques milliers de dollars d’un citoyen américain vers un groupe terroriste basé à l’étranger. Les raisons de cette inefficacité déconcertante sont les mêmes que pour l’échec du ciblage publicitaire par les entreprises de surveillance commerciale : les personnes qui commettent des actes terroristes, tout comme celles qui achètent un frigo, se font très rares. Si vous voulez détecter un phénomène dont la probabilité de base est d’un sur un million avec un outil dont la précision n’est que de 99 %, chaque résultat juste apparaîtra au prix de 9 999 faux positifs.

Essayons de le formuler autrement : si une personne sur un million est terroriste, alors nous aurons seulement un terroriste dans un échantillon d’un million de personnes. Si votre test de détecteur à terroristes est précis à 99 %, il identifiera 10 000 terroristes dans votre échantillon d’un million de personnes (1 % d’un million = 10 000). Pour un résultat juste, vous vous retrouvez avec 9 999 faux positifs.

En réalité, la précision algorithmique de la détection de terroriste est bien inférieure à 99 %, tout comme pour les publicités de frigo. La différence, c’est qu’être accusé à tort d’être un potentiel acheteur de frigo est une nuisance somme toute assez faible, alors qu’être accusé à tort de planifier un attentat terroriste peut détruire votre vie et celle de toutes les personnes que vous aimez.

L’État ne peut surveiller massivement que parce que le capitalisme de surveillance et son très faible rendement existent, ce qui demande un flux constant de données personnelles pour pouvoir rester viable. L’échec majeur du capitalisme de surveillance vient des publicités mal ciblées, tandis que celui de la surveillance étatique vient des violations éhontées des Droits de l’humain, qui ont tendance à dériver vers du totalitarisme.

La surveillance de l’État n’est pas un simple parasite des Géants de la tech, qui pomperait les données sans rien accorder en retour. En réalité, ils sont plutôt en symbiose : les Géants pompent nos données pour le compte des agences de renseignement, et ces dernières s’assurent que le pouvoir politique ne restreint pas trop sévèrement les activités des Géants de la tech jusqu’à devenir inutile aux besoins du renseignement. Il n’y a aucune distinction claire entre la surveillance d’État et le capitalisme de surveillance, ils sont tous deux co-dépendants.

Pour comprendre comment tout cela fonctionne aujourd’hui, pas besoin de regarder plus loin que l’outil de surveillance d’Amazon, la sonnette Ring et son application associée Neighbors. Ring — un produit acheté et non développé par Amazon — est une sonnette munie d’une caméra qui diffuse les images de l’entrée devant votre porte sur votre téléphone. L’application Neighbors vous permet de mettre en place un réseau de surveillance à l’échelle de votre quartier avec les autres détenteurs de sonnette Ring autour de chez vous, avec lesquels vous pouvez partager des vidéos de « personnes suspectes ». Si vous pensez que ce système est le meilleur moyen pour permettre aux commères racistes de suspecter toute personne de couleur qui se balade dans le quartier, vous avez raison. Ring est devenu de facto, le bras officieux de la police sans s’embêter avec ces satanées lois et règlements.

À l’été 2019, une série de demande de documents publics a révélé qu’Amazon a passé des accords confidentiels avec plus de 400 services de police locaux au travers desquelles ces agences font la promotion de Ring and Neighbors en échange de l’accès à des vidéos filmées par les visiophones Ring. En théorie, la police devrait réclamer ces vidéos par l’intermédiaire d’Amazon (et des documents internes ont révélé qu’Amazon consacre des ressources non-négligeables pour former les policiers à formuler des histoires convaincantes dans ce but), mais dans la pratique, quand un client Ring refuse de transmettre ses vidéos à la police, Amazon n’exige de la police qu’une simple requête formelle à adresser à l’entreprise, ce qu’elle lui remet alors.

Ring et les forces de police ont trouvé de nombreuses façons de mêler leurs activités . Ring passe des accords secrets pour avoir un accès en temps réel aux appels d’urgence (le 911) pour ensuite diffuser à ses utilisateurs les procès-verbaux de certaines infractions, qui servent aussi à convaincre n’importe quelle personne qui envisage d’installer un portier de surveillance mais qui ne sait pas vraiment si son quartier est suffisamment dangereux pour que ça en vaille le coup.

Plus les flics vantent les mérites du réseau de surveillance capitaliste Ring, plus l’État dispose de capacités de surveillance. Les flics qui s’appuient sur des entités privées pour faire respecter la loi s’opposent ensuite à toute régulation du déploiement de cette technologie, tandis que les entreprises leur rendent la pareille en faisant pression contre les règles qui réclament une surveillance publique de la technologie de surveillance policière. Plus les flics s’appuient sur Ring and Neighbors, plus il sera difficile d’adopter des lois pour les freiner. Moins il y aura de lois contre eux, plus les flics se reposeront sur ces technologies.




Détruire le capitalisme de surveillance (3)

Voici une troisième partie de l’essai que consacre Cory Doctorow au capitalisme de surveillance (parcourir sur le blog les épisodes précédents – parcourir les trois premiers épisodes en PDF : doctorow-1-2-3). Il s’attache ici à démonter les mécanismes utilisés par les Gafam pour lutter contre nos facultés à échapper aux messages publicitaires, mais aussi pour faire croire aux publicitaires que leurs techniques sont magiquement efficaces. Il insiste également sur la quasi-impunité dont bénéficient jusqu’à présent les géants de la Tech…

Billet original sur le Medium de OneZero : How To Destroy Surveillance Capitalism

Traduction Framalang :  Claire, Fabrice, Gangsoleil, Goofy, Jums, Laure, Retrodev

Si les données sont le nouvel or noir, alors les forages du capitalisme de surveillance ont des fuites

par Cory Doctorow

La faculté d’adaptation des internautes explique l’une des caractéristiques les plus alarmantes du capitalisme de surveillance : son insatiable appétit de données et l’expansion infinie de sa capacité à collecter des données au travers de la diffusion de capteurs, de la surveillance en ligne, et de l’acquisition de flux de données de tiers.

Zuboff étudie ce phénomène et conclut que les données doivent valoir très cher si le capitalisme de surveillance en est aussi friand (selon ses termes : « Tout comme le capitalisme industriel était motivé par l’intensification continue des moyens de production, le capitalisme de surveillance et ses acteurs sont maintenant enfermés dans l’intensification continue des moyens de modification comportementale et dans la collecte des instruments de pouvoir. »). Et si cet appétit vorace venait du fait que ces données ont une demi-vie très courte, puisque les gens s’habituent très vite aux nouvelles techniques de persuasion fondées sur les données au point que les entreprises sont engagées dans un bras de fer sans fin avec notre système limbique ? Et si c’était une course de la Reine rouge d’Alice dans laquelle il faut courir de plus en plus vite collecter de plus en plus de données, pour conserver la même place ?

Bien sûr, toutes les techniques de persuasion des géants de la tech travaillent de concert les unes avec les autres, et la collecte de données est utile au-delà de la simple tromperie comportementale.

Si une personne veut vous recruter pour acheter un réfrigérateur ou participer à un pogrom, elle peut utiliser le profilage et le ciblage pour envoyer des messages à des gens avec lesquels elle estime avoir de bonnes perspectives commerciales. Ces messages eux-mêmes peuvent être mensongers et promouvoir des thèmes que vous ne connaissez pas bien (la sécurité alimentaire, l’efficacité énergétique, l’eugénisme ou des affirmations historiques sur la supériorité raciale). Elle peut recourir à l’optimisation des moteurs de recherche ou à des armées de faux critiques et commentateurs ou bien encore au placement payant pour dominer le discours afin que toute recherche d’informations complémentaires vous ramène à ses messages. Enfin, elle peut affiner les différents discours en utilisant l’apprentissage machine et d’autres techniques afin de déterminer quel type de discours convient le mieux à quelqu’un comme vous.

Chacune des phases de ce processus bénéficie de la surveillance : plus ils possèdent de données sur vous, plus leur profilage est précis et plus ils peuvent vous cibler avec des messages spécifiques. Pensez à la façon dont vous vendriez un réfrigérateur si vous saviez que la garantie de celui de votre client potentiel venait d’expirer et qu’il allait percevoir un remboursement d’impôts le mois suivant.

De plus, plus ils ont de données, mieux ils peuvent élaborer des messages trompeurs. Si je sais que vous aimez la généalogie, je n’essaierai pas de vous refourguer des thèses pseudo-scientifiques sur les différences génétiques entre les « races », et je m’en tiendrai plutôt aux conspirationnistes habituels du « grand remplacement ».

Facebook vous aide aussi à localiser les gens qui ont les mêmes opinions odieuses ou antisociales que vous. Il permet de trouver d’autres personnes avec qui porter des torches enflammées dans les rues de Charlottesville déguisé en Confédéré. Il peut vous aider à trouver d’autres personnes qui veulent rejoindre votre milice et aller à la frontière pour terroriser les migrants illégaux. Il peut vous aider à trouver d’autres personnes qui pensent aussi que les vaccins sont un poison et que la Terre est plate.

La publicité ciblée profite en réalité uniquement à ceux qui défendent des causes socialement inacceptables car elle est invisible. Le racisme est présent sur toute la planète, et il y a peu d’endroits où les racistes, et seulement eux, se réunissent. C’est une situation similaire à celle de la vente de réfrigérateurs là où les clients potentiels sont dispersés géographiquement, et où il y a peu d’endroits où vous pouvez acheter un encart publicitaire qui sera principalement vu par des acheteurs de frigo. Mais acheter un frigo est acceptable socialement, tandis qu’être un nazi ne l’est pas, donc quand vous achetez un panneau publicitaire ou quand vous faites de la pub dans la rubrique sports d’un journal pour vendre votre frigo, le seul risque c’est que votre publicité soit vue par beaucoup de gens qui ne veulent pas de frigo, et vous aurez jeté votre argent par la fenêtre.

Mais même si vous vouliez faire de la pub pour votre mouvement nazi sur un panneau publicitaire, à la télé en première partie de soirée ou dans les petites annonces de la rubrique sports, vous auriez du mal à trouver quelqu’un qui serait prêt à vous vendre de l’espace pour votre publicité, en partie parce qu’il ne serait pas d’accord avec vos idées, et aussi parce qu’il aurait peur des retombées négatives (boycott, mauvaise image, etc.) de la part de ceux qui ne partagent pas vos opinions.

Ce problème disparaît avec les publicités ciblées : sur Internet, les encarts de publicité peuvent être personnalisés, ce qui veut dire que vous pouvez acheter des publicités qui ne seront montrées qu’à ceux qui semblent être des nazis et pas à ceux qui les haïssent. Quand un slogan raciste est diffusé à quelqu’un qui hait le racisme, il en résulte certaines conséquences, et la plateforme ou la publication peut faire l’objet d’une dénonciation publique ou privée de la part de personnes outrées. Mais la nature des risques encourus par l’acheteur de publicités en ligne est bien différente des risques encourus par un éditeur ou un propriétaire de panneaux publicitaires classiques qui pourrait vouloir publier une pub nazie.

Les publicités en ligne sont placées par des algorithmes qui servent d’intermédiaires entre un écosystème diversifié de plateformes publicitaires en libre-service où chacun peut acheter une annonce. Ainsi, les slogans nazis qui s’immiscent sur votre site web préféré ne doivent pas être vus comme une atteinte à la morale mais plutôt comme le raté d’un fournisseur de publicité lointain. Lorsqu’un éditeur reçoit une plainte pour une publicité gênante diffusée sur un de ses sites, il peut engager une procédure pour bloquer la diffusion de cette publicité. Mais les nazis pourraient acheter une publicité légèrement différente auprès d’un autre intermédiaire qui diffuse aussi sur ce site. Quoi qu’il en soit, les internautes comprennent de plus en plus que quand une publicité s’affiche sur leur écran, il est probable que l’annonceur n’a pas choisi l’éditeur du site et que l’éditeur n’a pas la moindre idée de qui sont ses annonceurs.
Ces couches d’indétermination entre les annonceurs et les éditeurs tiennent lieu de tampon moral : il y a aujourd’hui un large consensus moral selon lequel les éditeurs ne devraient pas être tenus pour responsables des publicités qui apparaissent sur leurs pages car ils ne choisissent pas directement de les y placer. C’est ainsi que les nazis peuvent surmonter d’importants obstacles pour organiser leur mouvement.

Les données entretiennent une relation complexe avec la domination. La capacité à espionner vos clients peut vous alerter sur leurs préférences pour vos concurrents directs et vous permettre par la même occasion de prendre l’ascendant sur eux.

Mais surtout, si vous pouvez dominer l’espace informationnel tout en collectant des données, alors vous renforcez d’autres stratégies trompeuses, car il devient plus difficile d’échapper à la toile de tromperie que vous tissez. Ce ne sont pas les données elles-mêmes mais la domination, c’est-à-dire le fait d’atteindre, à terme, une position de monopole, qui rend ces stratégies viables, car la domination monopolistique prive votre cible de toute alternative.

Si vous êtes un nazi qui veut s’assurer que ses cibles voient en priorité des informations trompeuses, qui vont se confirmer à mesure que les recherches se poursuivent, vous pouvez améliorer vos chances en leur suggérant des mots-clefs à travers vos communications initiales. Vous n’avez pas besoin de vous positionner sur les dix premiers résultats de la recherche décourager électeurs de voter si vous pouvez convaincre vos cibles de n’utiliser que les mots clefs voter fraud (fraude électorale), qui retourneront des résultats de recherche très différents.

Les capitalistes de la surveillance sont comme des illusionnistes qui affirment que leur extraordinaire connaissance des comportements humains leur permet de deviner le mot que vous avez noté sur un bout de papier plié et placé dans votre poche, alors qu’en réalité ils s’appuient sur des complices, des caméras cachées, des tours de passe-passe et de leur mémoire développée pour vous bluffer.

Ou peut-être sont-ils des comme des artistes de la drague, cette secte misogyne qui promet d’aider les hommes maladroits à coucher avec des femmes en leur apprenant quelques rudiments de programmation neurolinguistique, des techniques de communication non verbale et des stratégies de manipulation psychologique telles que le « negging », qui consiste à faire des commentaires dévalorisant aux femmes pour réduire leur amour-propre et susciter leur intérêt.

Certains dragueurs parviennent peut-être à convaincre des femmes de les suivre, mais ce n’est pas parce que ces hommes ont découvert comment court-circuiter l’esprit critique des femmes. Le « succès » des dragueurs vient plutôt du fait qu’ils sont tombés sur des femmes qui n’étaient pas en état d’exprimer leur consentement, des femmes contraintes, des femmes en état d’ébriété, des femmes animées d’une pulsion autodestructrice et de quelques femmes qui, bien que sobres et disposant de toutes leurs facultés, n’ont pas immédiatement compris qu’elles fréquentaient des hommes horribles mais qui ont corrigé cette erreur dès qu’elles l’ont pu.

Les dragueurs se figurent qu’ils ont découvert une formule secrète qui court-circuite les facultés critiques des femmes, mais ce n’est pas le cas. La plupart des stratégies qu’ils déploient, comme le negging, sont devenues des sujets de plaisanteries (tout comme les gens plaisantent à propos des mauvaises campagnes publicitaires) et il est fort probable que ceux qui mettent en pratique ces stratégies avec les femmes ont de fortes chances d’être aussitôt démasqués, jetés et considérés comme de gros losers.

Les dragueurs sont la preuve que les gens peuvent croire qu’ils ont développé un système de contrôle de l’esprit même s’il ne marche pas. Ils s’appuient simplement sur le fait qu’une technique qui fonctionne une fois sur un million peut finir par se révéler payante si vous l’essayez un million de fois. Ils considèrent qu’ils ont juste mal appliqué la technique les autres 999 999 fois et se jurent de faire mieux la prochaine fois. Seul un groupe de personnes trouve ces histoires de dragueurs convaincantes, les aspirants dragueurs, que l’anxiété et l’insécurité rend vulnérables aux escrocs et aux cinglés qui les persuadent que, s’ils payent leur mentorat et suivent leurs instructions, ils réussiront un jour. Les dragueurs considèrent que, s’ils ne parviennent pas à séduire les femmes, c’est parce qu’ils ne sont pas de bons dragueurs, et non parce que les techniques de drague sont du grand n’importe quoi. Les dragueurs ne parviennent pas à se vendre auprès des femmes, mais ils sont bien meilleurs pour se vendre auprès des hommes qui payent pour apprendre leurs prétendues techniques de séduction.

« Je sais que la moitié des sommes que je dépense en publicité l’est en pure perte mais je ne sais pas de quelle moitié il s’agit. » déplorait John Wanamaker, pionnier des grands magasins.

Le fait que Wanamaker considérait que la moitié seulement de ses dépenses publicitaires avait été gaspillée témoigne de la capacité de persuasion des cadres commerciaux, qui sont bien meilleurs pour convaincre de potentiels clients d’acheter leurs services que pour convaincre le grand public d’acheter les produits de leurs clients.

Qu’est-ce que Facebook ?

On considère Facebook comme l’origine de tous nos fléaux actuels, et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Certaines entreprises technologiques cherchent à enfermer leurs utilisateurs mais font leur beurre en gardant le monopole sur l’accès aux applications pour leurs appareils et en abusant largement sur leurs tarifs plutôt qu’en espionnant leurs clients (c’est le cas d’Apple). D’autres ne cherchent pas à enfermer leurs utilisateurs et utilisatrices parce que ces entreprises ont bien compris comment les espionner où qu’ils soient et quoi qu’elles fassent, et elles gagnent de l’argent avec cette surveillance (Google). Seul Facebook, parmi les géants de la tech, fait reposer son business à la fois sur le verrouillage de ses utilisateurs et leur espionnage constant.

Le type de surveillance qu’exerce Facebook est véritablement sans équivalent dans le monde occidental. Bien que Facebook s’efforce de se rendre le moins visible possible sur le Web public, en masquant ce qui s’y passe aux yeux des gens qui ne sont pas connectés à Facebook, l’entreprise a disposé des pièges sur la totalité du Web avec des outils de surveillance, sous forme de boutons « J’aime » que les producteurs de contenus insèrent sur leur site pour doper leur profil Facebook. L’entreprise crée également diverses bibliothèques logicielles et autres bouts de code à l’attention des développeurs qui fonctionnent comme des mouchards sur les pages où on les utilise (journaux parcourus, sites de rencontres, forums…), transmettant à Facebook des informations sur les visiteurs du site.

Les géants de la tech peuvent surveiller, non seulement parce qu’ils font de la tech mais aussi parce que ce sont des géants.

Facebook offre des outils du même genre aux développeurs d’applications, si bien que les applications que vous utilisez, que ce soit des jeux, des applis pétomanes, des services d’évaluation des entreprises ou du suivi scolaire enverront des informations sur vos activités à Facebook même si vous n’avez pas de compte Facebook, et même si vous n’utilisez ni ne téléchargez aucune application Facebook. Et par-dessus le marché, Facebook achète des données à des tiers pour connaître les habitudes d’achat, la géolocalisation, l’utilisation de cartes de fidélité, les transactions bancaires, etc., puis croise ces données avec les dossiers constitués d’après les activités sur Facebook, avec les applications et sur le Web général.

S’il est simple d’intégrer des éléments web dans Facebook – faire un lien vers un article de presse, par exemple – les produits de Facebook ne peuvent en général pas être intégrés sur le Web. Vous pouvez inclure un tweet dans une publication Facebook, mais si vous intégrez une publication Facebook dans un tweet, tout ce que vous obtiendrez est un lien vers Facebook qui vous demande de vous authentifier avant d’y accéder. Facebook a eu recours à des contre-mesures techniques et légales radicales pour que ses concurrents ne puissent pas donner la possibilité à leurs utilisateurs d’intégrer des fragments de Facebook dans des services rivaux, ou de créer des interfaces alternatives qui fusionneraient votre messagerie Facebook avec celle des autres services que vous utilisez.

Et Facebook est incroyablement populaire, avec 2,3 milliards d’utilisateurs annoncés (même si beaucoup considèrent que ce nombre est exagéré). Facebook a été utilisé pour organiser des pogroms génocidaires, des émeutes racistes, des mouvements antivaccins, des théories de la Terre plate et la carrière politique des autocrates les plus horribles et les plus autoritaires au monde. Des choses réellement alarmantes se produisent dans le monde et Facebook est impliqué dans bon nombre d’entre elles, il est donc assez facile de conclure que ces choses sont le résultat du système de contrôle mental de Facebook, mis à disposition de toute personne prête à y dépenser quelques dollars.

Pour comprendre le rôle joué par Facebook dans l’élaboration et la mobilisation des mouvements nuisibles à la société, nous devons comprendre la double nature de Facebook.

Parce qu’il a beaucoup d’utilisateurs et beaucoup de données sur ces utilisateurs, l’outil Facebook est très efficace pour identifier des personnes avec des caractéristiques difficiles à trouver, le genre de caractéristiques qui sont suffisamment bien disséminées dans la population pour que les publicitaires aient toujours eu du mal à les atteindre de manière rentable.

Revenons aux réfrigérateurs. La plupart d’entre nous ne remplaçons notre gros électro-ménager qu’un petit nombre de fois dans nos vies. Si vous êtes un fabricant ou un vendeur de réfrigérateurs, il n’y a que ces brèves fenêtres temporelles dans la vie des consommateurs au cours desquelles ils réfléchissent à un achat, et vous devez trouver un moyen pour les atteindre. Toute personne ayant déjà enregistré un changement de titre de propriété après l’achat d’une maison a pu constater que les fabricants d’électroménager s’efforcent avec l’énergie du désespoir d’atteindre quiconque pourrait la moindre chance d’être à la recherche d’un nouveau frigo.

Facebook rend la recherche d’acheteurs de réfrigérateurs beaucoup plus facile. Il permet de cibler des publicités à destination des personnes ayant enregistré l’achat d’une nouvelle maison, des personnes qui ont cherché des conseils pour l’achat de réfrigérateurs, de personnes qui se sont plaintes du dysfonctionnement de leur frigo, ou n’importe quelle combinaison de celles-ci. Il peut même cibler des personnes qui ont récemment acheté d’autres équipements de cuisine, en faisant l’hypothèse que quelqu’un venant de remplacer son four et son lave-vaisselle pourrait être d’humeur à acheter un frigo. La grande majorité des personnes qui sont ciblées par ces publicités ne seront pas à la recherche d’un nouveau frigo mais – et c’est le point crucial – le pourcentage de personnes à la recherche de frigo que ces publicités atteignent est bien plus élevé que celui du groupe atteint par les techniques traditionnelles de ciblage marketing hors-ligne.

Facebook rend également beaucoup plus simple le fait de trouver des personnes qui ont la même maladie rare que vous, ce qui aurait été peut-être impossible avant, le plus proche compagnon d’infortune pouvant se trouver à des centaines de kilomètres. Il rend plus simple de retrouver des personnes qui sont allées dans le même lycée que vous, bien que des décennies se soient écoulées et que vos anciens camarades se soient disséminés aux quatre coins de la planète.

Facebook rend également beaucoup plus simple de trouver des personnes ayant les mêmes opinions politiques minoritaires que vous. Si vous avez toujours eu une affinité secrète pour le socialisme, sans jamais oser la formuler à voix haute de peur de vous aliéner vos voisins, Facebook peut vous aider à découvrir d’autres personnes qui pensent la même chose que vous (et cela pourrait vous démontrer que votre affinité est plus commune que vous ne l’auriez imaginée). Il peut rendre plus facile de trouver des personnes qui ont la même identité sexuelle que vous. Et, à nouveau, il peut vous aider à comprendre que ce que vous considériez comme un secret honteux qui ne regarde que vous est en réalité un trait répandu, vous donnant ainsi le réconfort et le courage nécessaire pour en parler à vos proches.

Tout cela constitue un dilemme pour Facebook : le ciblage rend les publicités de la plateforme plus efficaces que les publicités traditionnelles, mais il permet également aux annonceurs de savoir précisément à quel point leurs publicités sont efficaces. Si les annonceurs sont satisfaits d’apprendre que les publicités de Facebook sont plus efficaces que celles de systèmes au ciblage moins perfectionné, les annonceurs peuvent aussi voir que, dans presque tous les cas, les personnes qui voient leurs publicités les ignorent. Ou alors, tout au mieux, que leurs publicités ne fonctionnent qu’à un niveau inconscient, créant des effets nébuleux impossibles à quantifier comme la « reconnaissance de marque ». Cela signifie que le prix par publicité est très réduit dans la quasi-totalité des cas.

Pour ne rien arranger, beaucoup de groupes Facebook n’hébergent que très peu de discussions. Votre équipe de football locale, les personnes qui ont la même maladie rare que vous et ceux dont vous partagez l’orientation politique peuvent échanger des rafales de messages dans les moments critiques forts mais, dans la vie de tous les jours, il n’y a pas grand-chose à raconter à vos anciens camarades de lycée et autres collectionneurs de vignettes de football.

S’il n’y avait que des discussions « saines », Facebook ne générerait pas assez de trafic pour vendre des publicités et amasser ainsi les sommes nécessaires pour continuellement se développer en rachetant ses concurrents, tout en reversant de coquettes sommes à ses investisseurs.

Facebook doit donc augmenter le trafic tout en détournant ses propres forums de discussion : chaque fois que l’algorithme de Facebook injecte de la matière à polémiques dans un groupe – brûlots politiques, théories du complot, faits-divers révoltants – il peut détourner l’objectif initial de ce groupe avec des discussions affligeantes et gonfler ainsi artificiellement ces échanges en les transformant en interminables disputes agressives et improductives. Facebook est optimisé pour l’engagement, pas pour le bonheur, et il se trouve que les systèmes automatisés sont plutôt performants pour trouver des choses qui vont mettre les gens en colère.

Facebook peut modifier notre comportement mais seulement en suivant quelques modalités ordinaires. Tout d’abord, il peut vous enfermer avec vos amis et votre famille pour que vous passiez votre temps à vérifier sans cesse sur Facebook ce qu’ils sont en train de faire. Ensuite, il peut vous mettre en colère ou vous angoisser. Il peut vous forcer à choisir entre être constamment interrompu par des mises à jour, un processus qui vous déconcentre et vous empêche de réfléchir, et rester indéfiniment en contact avec vos amis. Il s’agit donc d’une forme de contrôle mental très limitée, qui ne peut nous rendre que furieux, déprimés et angoissés.

C’est pourquoi les systèmes de ciblage de Facebook – autant ceux qu’il montre aux annonceurs que ceux qui permettent aux utilisateurs de trouver des personnes qui partagent les mêmes centres d’intérêt – sont si modernes, souples et faciles à utiliser, tandis que ses forums de discussion ont des fonctionnalités qui paraissent inchangées depuis le milieu des années 2000. Si Facebook offrait à ses utilisateurs un système de lecture de messages tout aussi souple et sophistiqué, ceux-ci pourraient se défendre contre les gros titres polémiques sur Donald Trump qui leur font saigner des yeux.

Plus vous passez de temps sur Facebook, plus il a de pubs à vous montrer. Comme les publicités sur Facebook ne marchent qu’une fois sur mille, leur solution est de tenter de multiplier par mille le temps que vous y passez. Au lieu de considérer Facebook comme une entreprise qui a trouvé un moyen de vous montrer la bonne publicité en obtenant de vous exactement ce que veulent les annonceurs publicitaires, considérez que c’est une entreprise qui sait parfaitement comment vous noyer dans un torrent permanent de controverses, même si elles vous rendent malheureux, de sorte que vous passiez tellement de temps sur le site que vous finissiez par voir au moins une pub qui va fonctionner pour vous.

Les monopoles et le droit au futur

Mme Zuboff et ceux qui la suivent sont particulièrement alarmés par l’influence de la surveillance des entreprises sur nos décisions. Cette influence nous prive de ce qu’elle appelle poétiquement « le droit au futur », c’est-à-dire le droit de décider par vous-même de ce que vous ferez à l’avenir.

Il est vrai que la publicité peut faire pencher la balance d’une manière ou d’une autre : lorsque vous envisagez d’acheter un frigo, une publicité pour un frigo qui vient juste à point peut mettre fin tout de suite à vos recherches. Mais Zuboff accorde un poids énorme et injustifié au pouvoir de persuasion des techniques d’influence basées sur la surveillance. La plupart d’entre elles ne fonctionnent pas très bien, et celles qui le font ne fonctionneront pas très longtemps. Les concepteurs de ces outils sont persuadés qu’ils les affineront un jour pour en faire des systèmes de contrôle total, mais on peut difficilement les considérer comme des observateurs sans parti-pris, et les risques que leurs rêves se réalisent sont très limités. En revanche, Zuboff est plutôt optimiste quant aux quarante années de pratiques antitrust laxistes qui ont permis à une poignée d’entreprises de dominer le Web, inaugurant une ère de l’information avec, comme l’a fait remarquer quelqu’un sur Twitter, cinq portails web géants remplis chacun de captures d’écran des quatre autres.

Cependant, si l’on doit s’inquiéter parce qu’on risque de perdre le droit de choisir nous-mêmes de quoi sera fait notre avenir, alors les préjudices tangibles et immédiats devraient être au cœur de nos débats sur les politiques technologiques, et non les préjudices potentiels décrit par Zuboff.

Commençons avec la « gestion des droits numériques ». En 1998, Bill Clinton promulgue le Digital Millennium Copyright Act (DMCA). Cette loi complexe comporte de nombreuses clauses controversées, mais aucune ne l’est plus que la section 1201, la règle « anti-contournement ».

Il s’agit d’une interdiction générale de modifier les systèmes qui limitent l’accès aux œuvres protégées par le copyright. L’interdiction est si stricte qu’elle interdit de retirer le verrou de copyright même si aucune violation de copyright n’a eut lieu. C’est dans la conception même du texte : les activités, que l’article 1201 du DMCA vise à interdire, ne sont pas des violations du copyright ; il s’agit plutôt d’activités légales qui contrarient les plans commerciaux des fabricants.

Par exemple, la première application majeure de la section 1201 a visé les lecteurs de DVD comme moyen de faire respecter le codage par « région » intégré dans ces appareils. Le DVD-CCA, l’organisme qui a normalisé les DVD et les lecteurs de DVD, a divisé le monde en six régions et a précisé que les lecteurs de DVD doivent vérifier chaque disque pour déterminer dans quelles régions il est autorisé à être lu. Les lecteurs de DVD devaient avoir leur propre région correspondante (un lecteur de DVD acheté aux États-Unis serait de la région 1, tandis qu’un lecteur acheté en Inde serait de la région 5). Si le lecteur et la région du disque correspondent, le lecteur lira le disque ; sinon, il le rejettera.

Pourtant, regarder un DVD acheté légalement dans un autre pays que celui dans lequel vous vous situez n’est pas une violation de copyright – bien au contraire. Les lois du copyright n’imposent qu’une seule obligation aux consommateurs de films : vous devez aller dans un magasin, trouver un DVD autorisé, et payer le prix demandé. Si vous faites cela – et rien de plus – tout ira bien.

Le fait qu’un studio de cinéma veuille faire payer les Indiens moins cher que les Américains, ou sortir un film plus tard en Australie qu’au Royaume-Uni n’a rien à voir avec les lois sur le copyright. Une fois que vous avez légalement acquis un DVD, ce n’est pas une violation du copyright que de le regarder depuis l’endroit où vous vous trouvez.

Donc les producteurs de DVD et de lecteurs de disques ne pourraient pas employer les accusations de complicité de violations du copyright pour punir les producteurs de lecteurs lisant des disques de n’importe quelle région, ou les ateliers de réparation qui ont modifié les lecteurs pour vous laisser regarder des disques achetés hors de votre région, ou encore les développeurs de logiciels qui ont créé des programmes pour vous aider à le faire.
C’est là que la section 1201 du DCMA entre en jeu : en interdisant de toucher aux contrôles d’accès, la loi a donné aux producteurs et aux ayants droit la possibilité de poursuivre en justice leurs concurrents qui produisent des produits supérieurs avec des caractéristiques très demandées par le marché (en l’occurrence, des lecteurs de disques sans restriction de région).

C’est une arnaque ignoble contre les consommateurs, mais, avec le temps, le champ de la section 1201 s’est étendu pour inclure toute une constellation grandissante d’appareils et de services, car certains producteurs malins ont compris un certain nombre de choses :

  • Tout appareil doté d’un logiciel contient une « œuvre protégée par copyright » (le logiciel en question).
  • Un appareil peut être conçu pour pouvoir reconfigurer son logiciel et contourner le « moyen de contrôle d’accès à une œuvre protégée par copyright », un délit d’après la section 1201.
  • Par conséquent, les entreprises peuvent contrôler le comportement de leurs consommateurs après qu’ils ont rapporté leurs achats à la maison. Elles peuvent en effet concevoir des produits pour que toutes les utilisations interdites demandent des modifications qui tombent sous le coup de la section 1201.

Cette section devient alors un moyen pour tout fabricant de contraindre ses clients à agir au profit de leurs actionnaires plutôt que dans l’intérêt des clients.
Cela se manifeste de nombreuses façons : une nouvelle génération d’imprimantes à jet d’encre utilisant des contre-mesures qui empêchent l’utilisation d’encre d’autres marques et qui ne peuvent être contournées sans risques juridiques, ou des systèmes similaires dans les tracteurs qui empêchent les réparateurs d’échanger les pièces du fabricant, car elles ne sont pas reconnues par le système du tracteur tant qu’un code de déverrouillage du fabricant n’est pas saisi.

Plus proches des particuliers, les iPhones d’Apple utilisent ces mesures pour empêcher à la fois les services de tierce partie et l’installation de logiciels tiers. Cela permet à Apple, et non à l’acheteur de l’iPhone, de décider quand celui-ci est irréparable et doit être réduit en pièces et jeté en déchetterie (l’entreprise Apple est connue pour sa politique écologiquement catastrophique qui consiste à détruire les vieux appareils électroniques plutôt que de permettre leur recyclage pour en récupérer les pièces). C’est un pouvoir très utile à exercer, surtout à la lumière de l’avertissement du PDG Tim Cook aux investisseurs en janvier 2019 : les profits de la société sont en danger si les clients choisissent de conserver leur téléphone plutôt que de le remplacer.
L’utilisation par Apple de verrous de copyright lui permet également d’établir un monopole sur la manière dont ses clients achètent des logiciels pour leurs téléphones. Les conditions commerciales de l’App Store garantissent à Apple une part de tous les revenus générés par les applications qui y sont vendues, ce qui signifie qu’Apple gagne de l’argent lorsque vous achetez une application dans son magasin et continue à gagner de l’argent chaque fois que vous achetez quelque chose en utilisant cette application. Cette situation retombe au final sur les développeurs de logiciels, qui doivent soit facturer plus cher, soit accepter des profits moindres sur leurs produits.

Il est important de comprendre que l’utilisation par Apple des verrous de copyright lui donne le pouvoir de prendre des décisions éditoriales sur les applications que vous pouvez ou ne pouvez pas installer sur votre propre appareil. Apple a utilisé ce pouvoir pour rejeter les dictionnaires qui contiennent des mots obscènes ; ou pour limiter certains discours politiques, en particulier les applications qui diffusent des propos politiques controversés, comme cette application qui vous avertit chaque fois qu’un drone américain tue quelqu’un quelque part dans le monde ; ou pour s’opposer à un jeu qui commente le conflit israélo-palestinien.

Apple justifie souvent son pouvoir monopolistique sur l’installation de logiciels au nom de la sécurité, en arguant que le contrôle des applications de sa boutique lui permet de protéger ses utilisateurs contre les applications qui contiennent du code qui surveille les utilisateurs. Mais ce pouvoir est à double tranchant. En Chine, le gouvernement a ordonné à Apple d’interdire la vente d’outils de protection de vie privée, comme les VPN, à l’exception de ceux dans lesquels des failles de sécurité ont délibérément été introduites pour permettre à l’État chinois d’écouter les utilisateurs. Étant donné qu’Apple utilise des contre-mesures technologiques – avec des mesures de protection légales – pour empêcher les clients d’installer des applications non autorisées, les propriétaires chinois d’iPhone ne peuvent pas facilement (ou légalement) se connecter à des VPN qui les protégeraient de l’espionnage de l’État chinois.

Zuboff décrit le capitalisme de surveillance comme un « capitalisme voyou ». Les théoriciens du capitalisme prétendent que sa vertu est d’agréger des informations relatives aux décisions des consommateurs, produisant ainsi des marchés efficaces. Le prétendu pouvoir du capitalisme de surveillance, de priver ses victimes de leur libre‑arbitre grâce à des campagnes d’influence surchargées de calculs, signifie que nos marchés n’agrègent plus les décisions des consommateurs parce que nous, les clients, ne décidons plus – nous sommes aux ordres des rayons de contrôle mental du capitalisme de surveillance.

Si notre problème c’est que les marchés cessent de fonctionner lorsque les consommateurs ne peuvent plus faire de choix, alors les verrous du copyright devraient nous préoccuper au moins autant que les campagnes d’influence. Une campagne d’influence peut vous pousser à acheter une certaine marque de téléphone, mais les verrous du copyright sur ce téléphone déterminent où vous pouvez l’utiliser, quelles applications peuvent fonctionner dessus et quand vous devez le jeter plutôt que le réparer.

Le classement des résultats de recherche et le droit au futur

Les marchés sont parfois présentés comme une sorte de formule magique : en découvrant des informations qui pourraient rester cachées mais sont transmises par le libre choix des consommateurs, les connaissances locales de ces derniers sont intégrées dans un système auto‑correcteur qui améliore les correspondances entre les résultats – de manière plus efficace que ce qu’un ordinateur pourrait calculer. Mais les monopoles sont incompatibles avec ce processus. Lorsque vous n’avez qu’un seul magasin d’applications, c’est le propriétaire du magasin, et non le consommateur, qui décide de l’éventail des choix. Comme l’a dit un jour Boss Tweed « peu importe qui gagne les élections, du moment que c’est moi qui fais les nominations ». Un marché monopolistique est une élection dont les candidats sont choisis par le monopole.

Ce trucage des votes est rendu plus toxique par l’existence de monopoles sur le classement des résultats. La part de marché de Google dans le domaine de la recherche est d’environ 90 %. Lorsque l’algorithme de classement de Google place dans son top 10 un résultat pour un terme de recherche populaire, cela détermine le comportement de millions de personnes. Si la réponse de Google à la question « Les vaccins sont-ils dangereux ? » est une page qui réfute les théories du complot anti-vax, alors une partie non négligeable du grand public apprendra que les vaccins sont sûrs. Si, en revanche, Google envoie ces personnes sur un site qui met en avant les conspirations anti-vax, une part non-négligeable de ces millions de personnes ressortira convaincue que les vaccins sont dangereux.

L’algorithme de Google est souvent détourné pour fournir de la désinformation comme principal résultat de recherche. Mais dans ces cas-là, Google ne persuade pas les gens de changer d’avis, il ne fait que présenter quelque chose de faux comme une vérité alors même que l’utilisateur n’a aucune raison d’en douter.

C’est vrai peu importe que la recherche porte sur « Les vaccins sont-ils dangereux ? » ou bien sur « meilleurs restaurants près de chez moi ». La plupart des utilisateurs ne regarderont jamais au-delà de la première page de résultats de recherche, et lorsque l’écrasante majorité des gens utilisent le même moteur de recherche, l’algorithme de classement utilisé par ce moteur de recherche aura déterminé une myriade de conséquences (adopter ou non un enfant, se faire opérer du cancer, où dîner, où déménager, où postuler pour un emploi) dans une proportion qui dépasse largement les résultats comportementaux dictés par les techniques de persuasion algorithmiques.

Beaucoup des questions que nous posons aux moteurs de recherche n’ont pas de réponses empiriquement correctes : « Où pourrais-je dîner ? » n’est pas une question objective. Même les questions qui ont des réponses objectives (« Les vaccins sont-ils dangereux ? ») n’ont pas de source empiriquement supérieure pour ces réponses. De nombreuses pages confirment l’innocuité des vaccins, alors laquelle afficher en premier ? Selon les règles de la concurrence, les consommateurs peuvent choisir parmi de nombreux moteurs de recherche et s’en tenir à celui dont le verdict algorithmique leur convient le mieux, mais en cas de monopole, nos réponses proviennent toutes du même endroit.

La domination de Google dans le domaine de la recherche n’est pas une simple question de mérite : pour atteindre sa position dominante, l’entreprise a utilisé de nombreuses tactiques qui auraient été interdites en vertu des normes antitrust classiques d’avant l’ère Reagan. Après tout, il s’agit d’une entreprise qui a développé deux produits majeurs : un très bon moteur de recherche et un assez bon clone de Hotmail. Tous ses autres grands succès, Android, YouTube, Google Maps, etc., ont été obtenus grâce à l’acquisition d’un concurrent naissant. De nombreuses branches clés de l’entreprise, comme la technologie publicitaire DoubleClick, violent le principe historique de séparation structurelle de la concurrence, qui interdisait aux entreprises de posséder des filiales en concurrence avec leurs clients. Les chemins de fer, par exemple, se sont vus interdire la possession de sociétés de fret qui auraient concurrencé les affréteurs dont ils transportent le fret.

Si nous craignons que les entreprises géantes ne détournent les marchés en privant les consommateurs de leur capacité à faire librement leurs choix, alors une application rigoureuse de la législation antitrust semble être un excellent remède. Si nous avions refusé à Google le droit d’effectuer ses nombreuses fusions, nous lui aurions probablement aussi refusé sa domination totale dans le domaine de la recherche. Sans cette domination, les théories, préjugés et erreurs (et le bon jugement aussi) des ingénieurs de recherche et des chefs de produits de Google n’auraient pas eu un effet aussi disproportionné sur le choix des consommateurs..

Cela vaut pour beaucoup d’autres entreprises. Amazon, l’entreprise type du capitalisme de surveillance, est évidemment l’outil dominant pour la recherche sur Amazon, bien que de nombreuses personnes arrivent sur Amazon après des recherches sur Google ou des messages sur Facebook. Évidemment, Amazon contrôle la recherche sur Amazon. Cela signifie que les choix éditoriaux et intéressés d’Amazon, comme la promotion de ses propres marques par rapport aux produits concurrents de ses vendeurs, ainsi que ses théories, ses préjugés et ses erreurs, déterminent une grande partie de ce que nous achetons sur Amazon. Et comme Amazon est le détaillant dominant du commerce électronique en dehors de la Chine et qu’elle a atteint cette domination en rachetant à la fois de grands rivaux et des concurrents naissants au mépris des règles antitrust historiques, nous pouvons reprocher à ce monopole de priver les consommateurs de leur droit à l’avenir et de leur capacité à façonner les marchés en faisant des choix raisonnés.

Tous les monopoles ne sont pas des capitalistes de surveillance, mais cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas capables de façonner les choix des consommateurs de multiples façons. Zuboff fait l’éloge d’Apple pour son App Store et son iTunes Store, en insistant sur le fait qu’afficher le prix des fonctionnalités de ses plateformes était une recette secrète pour résister à la surveillance et ainsi créer de nouveaux marchés. Mais Apple est le seul détaillant autorisé à vendre sur ses plateformes, et c’est le deuxième plus grand vendeur d’appareils mobiles au monde. Les éditeurs de logiciels indépendants qui vendent sur le marché d’Apple accusent l’entreprise des mêmes vices de surveillance qu’Amazon et autres grands détaillants : espionner ses clients pour trouver de nouveaux produits lucratifs à lancer, utiliser efficacement les éditeurs de logiciels indépendants comme des prospecteurs de marché libre, puis les forcer à quitter tous les marchés qu’ils découvrent.

Avec l’utilisation des verrous de copyright, les clients qui possèdent un iPhone ne sont pas légalement autorisés à changer de distributeurs d’applications. Apple, évidemment, est la seule entité qui peut décider de la manière dont elle classe les résultats de recherche sur son store. Ces décisions garantissent que certaines applications sont souvent installées (parce qu’elles apparaissent dès la première page) et d’autres ne le sont jamais (parce qu’elles apparaissent sur la millionième page). Les décisions d’Apple en matière de classement des résultats de recherche ont un impact bien plus important sur les comportements des consommateurs que les campagnes d’influence des robots publicitaires du capitalisme de surveillance.

 

Les monopoles ont les moyens d’endormir les chiens de garde

Les idéologues du marché les plus fanatiques sont les seuls à penser que les marchés peuvent s’autoréguler sans contrôle de l’État. Pour rester honnêtes, les marchés ont besoin de chiens de garde : régulateurs, législateurs et autres représentants du contrôle démocratique. Lorsque ces chiens de garde s’endorment sur la tâche, les marchés cessent d’agréger les choix des consommateurs parce que ces choix sont limités par des activités illégitimes et trompeuses dont les entreprises peuvent se servir sans risques parce que personne ne leur demande des comptes.

Mais ce type de tutelle réglementaire a un coût élevé. Dans les secteurs concurrentiels, où la concurrence passe son temps à grappiller les marges des autres, les entreprises individuelles n’ont pas les excédents de capitaux nécessaires pour faire pression efficacement en faveur de lois et de réglementations qui serviraient leurs objectifs.

Beaucoup des préjudices causés par le capitalisme de surveillance sont le résultat d’une réglementation trop faible ou même inexistante. Ces vides réglementaires viennent du pouvoir des monopoles qui peuvent s’opposer à une réglementation plus stricte et adapter la réglementation existante pour continuer à exercer leurs activités telles quelles.

Voici un exemple : quand les entreprises collectent trop de données et les conservent trop longtemps, elles courent un risque accru de subir une fuite de données. En effet, vous ne pouvez pas divulguer des données que vous n’avez jamais collectées, et une fois que vous avez supprimé toutes les copies de ces données, vous ne pouvez plus risquer de les fuiter. Depuis plus d’une décennie, nous assistons à un festival ininterrompu de fuites de données de plus en plus graves, plus effrayantes les unes que les autres de par l’ampleur des violations et la sensibilité des données concernées.

Mais les entreprises persistent malgré tout à moissonner et conserver en trop grand nombre nos données pour trois raisons :

1. Elles sont enfermées dans cette course aux armements émotionnels (évoquée plus haut) avec notre capacité à renforcer nos systèmes de défense attentionnelle pour résister à leurs nouvelles techniques de persuasion. Elles sont également enfermées dans une course à l’armement avec leurs concurrents pour trouver de nouvelles façons de cibler les gens. Dès qu’elles découvrent un point faible dans nos défenses attentionnelles (une façon contre-intuitive et non évidente de cibler les acheteurs potentiels de réfrigérateurs), le public commence à prendre conscience de la tactique, et leurs concurrents s’y mettent également, hâtant le jour où tous les acheteurs potentiels de réfrigérateurs auront été initiés à cette tactique.

2. Elles souscrivent à cette belle croyance qu’est le capitalisme de surveillance. Les données sont peu coûteuses à agréger et à stocker, et les partisans, tout comme les opposants, du capitalisme de surveillance ont assuré aux managers et concepteurs de produits que si vous collectez suffisamment de données, vous pourrez pratiquer la sorcellerie du marketing pour contrôler les esprits ce qui fera grimper vos ventes. Même si vous ne savez pas comment tirer profit de ces données, quelqu’un d’autre finira par vous proposer de vous les acheter pour essayer. C’est la marque de toutes les bulles économiques : acquérir un bien en supposant que quelqu’un d’autre vous l’achètera à un prix plus élevé que celui que vous avez payé, souvent pour le vendre à quelqu’un d’autre à un prix encore plus élevé.

3. Les sanctions pour fuite de données sont négligeables. La plupart des pays limitent ces pénalités aux dommages réels, ce qui signifie que les consommateurs dont les données ont fuité doivent prouver qu’ils ont subi un préjudice financier réel pour obtenir réparation. En 2014, Home Depot a révélé qu’ils avaient perdu les données des cartes de crédit de 53 millions de ses clients, mais a réglé l’affaire en payant ces clients environ 0,34 $ chacun – et un tiers de ces 0,34 $ n’a même pas été payé en espèces. Cette réparation s’est matérialisée sous la forme d’un crédit pour se procurer un service de contrôle de crédit largement inefficace.

Mais les dégâts causés par les fuites sont beaucoup plus importants que ce que peuvent traiter ces règles sur les dommages réels. Les voleurs d’identité et les fraudeurs sont rusés et infiniment inventifs. Toutes les grandes fuites de données de notre époque sont continuellement recombinées, les ensembles de données sont fusionnés et exploités pour trouver de nouvelles façons de s’en prendre aux propriétaires de ces données. Toute politique raisonnable, fondée sur des preuves, de la dissuasion et de l’indemnisation des violations ne se limiterait pas aux dommages réels, mais permettrait plutôt aux utilisateurs de réclamer compensation pour ces préjudices à venir.

Quoi qu’il en soit, même les réglementations les plus ambitieuses sur la protection de la vie privée, telles que le règlement général de l’UE sur la protection des données, sont loin de prendre en compte les conséquences négatives de la collecte et de la conservation excessives et désinvoltes des données par les plateformes, et les sanctions qu’elles prévoient ne sont pas appliquées de façon assez agressive par ceux qui doivent les appliquer.

Cette tolérance, ou indifférence, à l’égard de la collecte et de la conservation excessives des données peut être attribuée en partie à la puissance de lobbying des plateformes. Ces plateformes sont si rentables qu’elles peuvent facilement se permettre de détourner des sommes gigantesques pour lutter contre tout changement réel – c’est-à-dire un changement qui les obligerait à internaliser les coûts de leurs activités de surveillance.
Et puis il y a la surveillance d’État, que l’histoire du capitalisme de surveillance rejette comme une relique d’une autre époque où la grande inquiétude était d’être emprisonné pour un discours subversif, et non de voir son libre‑arbitre dépouillé par l’apprentissage machine.

Mais la surveillance d’État et la surveillance privée sont intimement liées. Comme nous l’avons vu lorsque Apple a été enrôlé par le gouvernement chinois comme collaborateur majeur de la surveillance d’État. La seule manière abordable et efficace de mener une surveillance de masse à l’échelle pratiquée par les États modernes, qu’ils soient « libres » ou autocratiques, est de mettre sous leur coupe les services commerciaux.

Toute limitation stricte du capitalisme de surveillance paralyserait la capacité de surveillance d’État, qu’il s’agisse de l’utilisation de Google comme outil de localisation par les forces de l’ordre locales aux États-Unis ou du suivi des médias sociaux par le Département de la sécurité intérieure pour constituer des dossiers sur les participants aux manifestations contre la politique de séparation des familles des services de l’immigration et des douanes (ICE).

Sans Palantir, Amazon, Google et autres grands entrepreneurs technologiques, les flics états-uniens ne pourraient pas espionner la population noire comme ils le font, l’ICE ne pourrait pas gérer la mise en cage des enfants à la frontière américaine et les systèmes d’aides sociales des États ne pourraient pas purger leurs listes en déguisant la cruauté en empirisme et en prétendant que les personnes pauvres et vulnérables n’ont pas droit à une aide. On peut attribuer à cette relation symbiotique une partie de la réticence des États à prendre des mesures significatives pour réduire la surveillance. Il n’y a pas de surveillance d’État de masse sans surveillance commerciale de masse.

Le monopole est la clé du projet de surveillance massive d’État. Il est vrai que les petites entreprises technologiques sont susceptibles d’être moins bien défendues que les grandes, dont les experts en sécurité font partie des meilleurs dans leur domaine, elles disposent également d’énormes ressources pour sécuriser et surveiller leurs systèmes contre les intrusions. Mais les petites entreprises ont également moins à protéger : moins d’utilisateurs, des données plus fragmentées sur un plus grand nombre de systèmes et qui doivent être demandées une par une par les acteurs étatiques.

Un secteur technologique centralisé qui travaille avec les autorités est un allié beaucoup plus puissant dans le projet de surveillance massive d’État qu’un secteur fragmenté composé d’acteurs plus petits. Le secteur technologique états-unien est suffisamment petit pour que tous ses cadres supérieurs se retrouvent autour d’une seule table de conférence dans la Trump Tower en 2017, peu après l’inauguration de l’immeuble. La plupart de ses plus gros acteurs candidatent pour remporter le JEDI, le contrat à 10 milliards de dollars du Pentagone pour mettre en place une infrastructure de défense commune dans le cloud. Comme d’autres industries fortement concentrées, les géants de la tech font pantoufler leurs employés clés dans le service public. Ils les envoient servir au Ministère de la Défense et à la Maison Blanche, puis engagent des cadres et des officiers supérieurs de l’ex-Pentagone et de l’ex-DOD pour travailler dans leurs propres services de relations avec les gouvernements.

Ils ont même de bons arguments pour ça : après tout, quand il n’existe que quatre ou cinq grandes entreprises dans un secteur industriel, toute personne qualifiée pour contrôler la réglementation de ces entreprises a occupé un poste de direction dans au moins deux d’entre elles. De même, lorsqu’il n’y a que cinq entreprises dans un secteur, toute personne qualifiée pour occuper un poste de direction dans l’une d’entre elles travaille par définition dans l’une des autres.

 

(à suivre… )




Détruire le capitalisme de surveillance (2)

Voici une deuxième partie de l’essai que consacre Cory Doctorow au capitalisme de surveillance (si vous avez raté les épisodes précédents.) Il y aborde les diverses techniques de manipulation et captation de l’internaute-client utilisées sans vergogne par les grandes entreprises hégémoniques. Celles-ci se heurtent cependant à une sorte d’immunité acquise générale à ces techniques, ne faisant de victimes à long terme que parmi les plus vulnérables.

Billet original sur le Medium de OneZero : How To Destroy Surveillance Capitalism

Traduction Framalang : goofy, jums, Mannik, Pierre-Emmanuel Largeron, Sphinx

Ne vous fiez pas à ce qu’ils vous disent

par Cory Doctorow

Vous avez probablement déjà entendu dire : « si c’est gratuit, c’est vous le produit ». Comme nous le verrons plus loin, c’est vrai, mais incomplet. En revanche, ce qui est absolument vrai, c’est que les annonceurs sont les clients des géants de la tech accros à la pub et que les entreprises comme Google ou Facebook vendent leurs capacités à vous convaincre d’acheter. La came des géants de la tech, c’est la persuasion. Leurs services (réseaux sociaux, moteurs de recherche, cartographie, messagerie, et tout le reste) ne sont que des moyens de fournir cette persuasion.

La peur du capitalisme de surveillance part du principe (justifié) que tout ce que les géants de la tech racontent sur eux-mêmes est sûrement un mensonge. Mais cette critique admet une exception quand il s’agit des prétentions émises par les géants de la tech dans leurs documentations marketing, plus précisément leur matraquage continu autour de l’efficacité de leurs produits dans les présentations destinées à de potentiels annonceurs numériques en ligne, ainsi que dans les séminaires de technologies publicitaires : on considère qu’ils sont aussi doués pour nous influencer qu’ils le prétendent lorsqu’ils vendent leurs systèmes de persuasion aux clients crédules. C’est une erreur, car les documents marketing ne sont pas un indicateur fiable de l’efficacité d’un produit.

Le capitalisme de surveillance considère qu’au vu de l’important volume d’achat des annonceurs auprès des géants de la tech, ces derniers doivent sûrement vendre quelque chose pour de bon. Mais ces ventes massives peuvent tout aussi bien être le résultat d’un fantasme généralisé ou de quelque chose d’encore plus pernicieux : un contrôle monopolistique sur nos communications et nos échanges commerciaux.

Être surveillé modifie notre comportement et pas pour le meilleur. La surveillance crée des risques pour notre progrès social. Le livre de Zuboff propose des explications particulièrement lumineuses de ce phénomène. Mais elle prétend aussi que la surveillance nous dérobe littéralement notre liberté : ainsi, lorsque nos données personnelles sont mélangées avec de l’apprentissage machine, cela crée un système de persuasion tellement dévastateur que nous sommes démunis face à lui. Autrement dit, Facebook utilise un algorithme qui analyse des données de votre vie quotidienne, extraites sans consentement, afin de personnaliser votre fil d’actualité pour vous pousser à acheter des trucs. On dirait un rayon de contrôle mental sorti tout droit d’une BD des années 50, manipulé par des savants fous dont les supercalculateurs leur assurent une domination totale et perpétuelle sur le monde.

Qu’est-ce que la persuasion ?

Pour comprendre pourquoi vous ne devriez pas vous inquiéter du rayon de contrôle mental, mais bien plutôt de la surveillance et des géants de la tech, nous devons commencer par décortiquer ce que nous entendons par « persuasion ».

Google, Facebook et les autres capitalistes de la surveillance promettent à leurs clients (les annonceurs) qu’en utilisant des outils d’apprentissage machine entraînés sur des jeux de données de taille inimaginable, constitués d’informations personnelles récoltées sans consentement, ils seront capables de découvrir des moyens de contourner les capacités de rationalisation du public et de contrôler le comportement de ce dernier, provoquant ainsi des cascades d’achats, de votes ou autres effets recherchés.

L’impact de la domination excède de loin celui de la manipulation et devrait être central dans notre analyse et dans tous les remèdes que nous envisageons.

Mais il existe peu d’indices pour prouver que cela se déroule ainsi. En fait, les prédictions que le capitalisme de surveillance fournit à ses clients sont bien moins impressionnantes qu’elles ne le prétendent. Plutôt que de chercher à passer outre votre rationalité, les capitalistes de la surveillance comme Mark Zuckerberg pratiquent essentiellement une au moins des trois choses suivantes :

1. Segmentation

Si vous êtes vendeur de couches-culottes, vous aurez plus de chance d’en vendre en démarchant les personnes présentes dans les maternités. Toutes les personnes qui entrent ou sortent d’une maternité ne viennent pas d’avoir un bébé et toutes celles qui ont un bébé ne sont pas consommatrices de couches. Mais avoir un bébé est fortement corrélé avec le fait d’être un consommateur de couches et se trouver dans une maternité est hautement corrélé avec le fait d’avoir un bébé. Par conséquent, il y a des publicités pour les couches autour des maternités (et même des démarcheurs de produits pour bébés qui hantent les couloirs des maternités avec des paniers remplis de cadeaux).

Le capitalisme de surveillance, c’est de la segmentation puissance un milliard. Les vendeurs de couches peuvent aller bien au-delà des personnes présentes dans les maternités (bien qu’ils puissent aussi faire ça avec, par exemple, des publicités mobiles basées sur la géolocalisation). Ils peuvent vous cibler selon que vous lisiez des articles sur l’éducation des enfants, les couches-culottes ou une foule d’autres sujets, et l’analyse des données peut suggérer des mots-clés peu évidents à cibler. Ils peuvent vous cibler sur la base d’articles que vous avez récemment lus. Ils peuvent vous cibler sur la base de ce que vous avez récemment acheté. Ils peuvent vous cibler sur la base des e-mails ou des messages privés que vous recevez concernant ces sujets, et même si vous mentionnez ces sujets à voix haute (bien que Facebook et consorts jurent leurs grands dieux que ce n’est pas le cas, du moins pour le moment).

C’est franchement effrayant.

Mais ce n’est pas du contrôle mental.

Cela ne vous prive pas de votre libre-arbitre. Cela ne vous leurre pas.

Pensez à la manière dont le capitalisme de surveillance fonctionne en politique. Les entreprises du capitalisme de surveillance vendent aux professionnels de la politique la capacité de repérer ceux qui pourraient être réceptifs à leurs argumentaires. Les candidats qui font campagne sur la corruption du secteur financier sont à la recherche de personnes étranglées par les dettes, ceux qui utilisent la xénophobie recherchent des personnes racistes. Ces communicants ont toujours ciblé leurs messages, peu importe que leurs intentions soient honorables ou non : les syndicalistes font leurs discours aux portes des usines et les suprémacistes blancs distribuent leurs prospectus lors des réunions de l’association conservatrice John Birch Society.

Mais c’est un travail imprécis, et donc épuisant. Les syndicalistes ne peuvent pas savoir quel ouvrier approcher à la sortie de l’usine et peuvent perdre leur temps avec un membre discret de la John Birch Society ; le suprémaciste blanc ne sait pas quels membres de la Birch sont tellement délirants qu’assister à une réunion est le maximum qu’ils peuvent faire, et lesquels peuvent être convaincus de traverser le pays pour brandir une torche de jardin Tiki dans les rues de Charlottesville, en Virginie.

Comme le ciblage augmente le rendement des discours politiques, il peut bouleverser le paysage politique, en permettant à tous ceux qui espéraient secrètement le renversement d’un autocrate (ou juste d’un politicien indéboulonnable) de trouver toutes les personnes qui partagent leurs idées, et ce, à un prix dérisoire. Le ciblage est devenu essentiel à la cristallisation rapide des récents mouvements politiques tels que Black Lives Matter ou Occupy Wall Street, ainsi qu’à des acteurs moins présentables comme les mouvements des nationalistes blancs d’extrême-droite qui ont manifesté à Charlottesville.

Il est important de différencier ce type d’organisation politique des campagnes de communication. Trouver des personnes secrètement d’accord avec vous n’est en effet pas la même chose que de convaincre des gens de le devenir. L’essor de phénomènes comme les personnes non-binaires ou autres identités de genres non-conformistes est souvent décrit par les réactionnaires comme étant le résultat de campagnes en ligne de lavage de cerveaux qui ont pour but de convaincre des personnes influençables qu’elles sont secrètement queer depuis le début.

Mais les témoignages de ceux qui ont fait leur coming-out racontent une tout autre histoire, dans laquelle les personnes qui ont longtemps gardé secret leur genre étaient encouragées par celles qui en avaient déjà parlé. Une histoire dans laquelle les personnes qui savaient qu’elles étaient différentes (mais qui manquaient de vocabulaire pour parler de ces différences) apprenaient les termes exacts à utiliser grâce à cette manière bon marché de trouver des personnes et de connaître leurs idées.

2. Tromperie

Les mensonges et les tromperies sont des pratiques malsaines, et le capitalisme de surveillance ne fait que les renforcer avec le ciblage. Si vous voulez commercialiser un prêt sur salaire ou hypothécaire frauduleux, le capitalisme de surveillance peut vous aider à trouver des personnes à la fois désespérées et peu averties, qui seront donc réceptives à vos arguments. Cela explique la montée en puissance de nombreux phénomènes, tels que la vente multi-niveau, dans laquelle des déclarations mensongères sur des gains potentiels et l’efficacité des techniques de vente ciblent des personnes désespérées, avec de la publicité associée à leurs recherches qui indiquent, par exemple, qu’elles se débattent contre des prêts toxiques.

Le capitalisme de surveillance encourage également la tromperie en facilitant le repérage d’autres personnes qui ont été trompées de la même manière. Elles forment ainsi une communauté de personnes qui renforcent mutuellement leurs croyances. Pensez à ces forums où des personnes victimes de fraudes commerciales à plusieurs niveaux se réunissent pour échanger des conseils sur la manière d’améliorer leur chance de vendre le produit.

Parfois, la tromperie en ligne consiste à remplacer les convictions correctes d’une personne par des croyances infondées, comme c’est le cas pour le mouvement anti-vaccination, dont les victimes sont souvent des personnes qui font confiance aux vaccins au début mais qui sont convaincues par des preuves en apparence plausibles qui les conduisent à croire à tort que les vaccins sont nocifs.

Mais la fraude réussit beaucoup plus souvent lorsqu’elle ne doit pas se substituer à une véritable croyance. Lorsque ma fille a contracté des poux à la garderie, l’un des employés m’a dit que je pouvais m’en débarrasser en traitant ses cheveux et son cuir chevelu avec de l’huile d’olive. Je ne savais rien des poux et je pensais que l’employé de la crèche les connaissait, alors j’ai essayé (ça n’a pas marché, et ça ne marche pas). Il est facile de se retrouver avec de fausses croyances quand vous n’en savez pas suffisamment et quand ces croyances sont véhiculées par quelqu’un qui semble savoir ce qu’il fait.

C’est pernicieux et difficile (et c’est aussi contre ce genre de choses qu’Internet peut aider à se prémunir en rendant disponibles des informations véridiques, en particulier sous une forme qui expose les débats sous-jacents entre des points de vue très divergents, comme le fait Wikipédia) mais ce n’est pas un lavage de cerveau, c’est de l’escroquerie. Dans la majorité des cas, les personnes victimes de ces campagnes de ces arnaques comblent leur manque d’informations de la manière habituelle, en consultant des sources apparemment fiables. Si je vérifie la longueur du pont de Brooklyn et que j’apprends qu’il mesure 1 770 mètres de long, mais qu’en réalité, il fait 1 825 mètres de long, la tromperie sous-jacente est un problème, mais c’est un problème auquel il est possible de remédier simplement. C’est un problème très différent de celui du mouvement anti-vax, où la croyance correcte d’une personne est remplacée par une fausse, par le biais d’une persuasion sophistiquée.

3. Domination

Le capitalisme de surveillance est le résultat d’un monopole. Le monopole est la cause, tandis que le capitalisme de surveillance et ses conséquences négatives en sont les effets. Je rentrerai dans les détails plus tard, mais, pour le moment, je dirai simplement que l’industrie technologique s’est développée grâce à un principe radicalement antitrust qui a permis aux entreprises de croître en fusionnant avec leurs rivaux, en rachetant les concurrents émergents et en étendant le contrôle sur des pans entiers du marché.

Prenons un exemple de la façon dont le monopole participe à la persuasion via la domination : Google prend des décisions éditoriales quant à ses algorithmes qui déterminent l’ordre des réponses à nos requêtes. Si un groupe d’escrocs décide de faire croire à la planète entière que le pont de Brooklyn mesure 1700 mètres et si Google élève le rang des informations fournies par ce groupe pour les réponses aux questions du type « Quelle est la longueur du pont de Brooklyn ? » alors les 8 ou 10 premières pages de résultats fournies par Google pourront être fausses. Sachant que la plupart des personnes ne vont pas au-delà des premiers résultats (et se contentent de la première page de résultats), le choix opéré par Google impliquera de tromper de nombreuses personnes.

La domination de Google sur la recherche (plus de 86 % des recherches effectuées sur le Web sont faites via Google) signifie que l’ordre qu’il utilise pour classer les résultats de recherche a un impact énorme sur l’opinion publique. Paradoxalement, c’est cette raison que Google invoque pour dire qu’il ne peut pas rendre son algorithme transparent : la domination de Google sur la recherche implique que les résultats de son classement sont trop importants pour se permettre de pouvoir dire au monde comment il y parvient, car si un acteur malveillant découvrait une faille dans ce système, alors il l’exploiterait pour mettre en avant son point de vue en haut des résultats. Il existe un remède évident lorsqu’une entreprise devient trop grosse pour être auditée : la diviser en fragments plus petits.

Zuboff parle du capitalisme de surveillance comme d’un « capitalisme voyou » dont les techniques de stockage de données et d’apprentissage machine nous privent de notre libre arbitre. Mais les campagnes d’influence qui cherchent à remplacer les croyances existantes et correctes par des croyances fausses ont un effet limité et temporaire, tandis que la domination monopolistique sur les systèmes d’information a des effets massifs et durables. Contrôler les résultats des recherches du monde entier signifie contrôler l’accès aux arguments et à leurs réfutations et, par conséquent, contrôler une grande partie des croyances à travers le monde. Si notre préoccupation est de savoir comment les entreprises nous empêchent de nous faire notre propre opinion et de déterminer notre propre avenir, l’impact de la domination dépasse de loin celui de la manipulation et devrait être au centre de notre analyse et de tous les remèdes que nous recherchons.

4. Contournement de nos facultés rationnelles

Mais voici le meilleur du pire : utiliser l’apprentissage machine, les techniques du dark UX, le piratage des données et d’autres techniques pour nous amener à faire des choses qui vont à l’encontre de nos principes. Ça, c’est du contrôle de l’esprit.

Certaines de ces techniques se sont révélées d’une efficacité redoutable (ne serait-ce qu’à court terme). L’utilisation de comptes à rebours sur une page de finalisation de commande peut créer un sentiment d’urgence incitant à ignorer la petite voix interne lancinante qui vous suggère d’aller faire vos courses ou de bien réfléchir avant d’agir. L’utilisation de membres de votre réseau social dans les publicités peut fournir une « justification sociale » qu’un achat vaut la peine d’être fait. Même le système d’enchères mis au point par eBay est conçu pour jouer sur nos points faibles cognitifs, nous donnant l’impression de « posséder » quelque chose parce que nous avons enchéri dessus, ce qui nous encourage à enchérir à nouveau lorsque nous sommes surenchéris pour s’assurer que « nos » biens restent à nous.

Les jeux sont très bons dans ce domaine. Les jeux « d’accès gratuit » nous manipulent par le biais de nombreuses techniques, comme la présentation aux joueurs d’une série de défis qui s’échelonnent en douceur de difficulté croissante, qui créent un sentiment de maîtrise et d’accomplissement, mais qui se transforment brusquement en un ensemble de défis impossibles à relever sans une mise à niveau payante. Ajoutez à ce mélange une certaine pression sociale – un flux de notifications sur la façon dont vos amis se débrouillent – et avant de comprendre ce qui vous arrive, vous vous retrouvez à acheter des gadgets virtuels pour pouvoir passer au niveau suivant.

Les entreprises ont prospéré et périclité avec ces techniques, et quand elles échouent cela mérite que l’on s’y attarde. En général, les êtres vivants s’adaptent aux stimuli : une chose que vous trouvez particulièrement convaincante ou remarquable, lorsque vous la rencontrez pour la première fois, le devient de moins en moins, et vous finissez par ne plus la remarquer du tout. Pensez au bourdonnement énervant que produit le réfrigérateur quand il se met en marche, qui finit par se fondre tellement bien dans le bruit ambiant que vous ne le remarquez que lorsqu’il s’arrête à nouveau.

C’est pourquoi le conditionnement comportemental utilise des « programmes de renforcement intermittent ». Au lieu de vous donner des encouragements ou des embûches, les jeux et les services gamifiés éparpillent les récompenses selon un calendrier aléatoire – assez souvent pour que vous restiez intéressé, et de manière assez aléatoire pour que vous ne trouviez jamais le schéma toujours répété qui rendrait la chose ennuyeuse.

Le « renforcement intermittent » est un outil comportemental puissant, mais il représente aussi un problème d’action collective pour le capitalisme de surveillance. Les « techniques d’engagement » inventées par les comportementalistes des entreprises du capitalisme de surveillance sont rapidement copiées par l’ensemble du secteur, de sorte que ce qui commence par un mystérieux changement de conception d’un service – comme une demande d’actualisation ou des alertes lorsque quelqu’un aime vos messages ou des quêtes secondaires auxquelles vos personnages sont invités alors qu’ils sont au beau milieu de quêtes principales – tout cela devient vite péniblement envahissant. L’impossibilité où l’on est de maîtriser et faire taire les incessantes notifications de son smartphone finit par générer en un mur de bruit informationnel monotone, car chaque application et chaque site utilise ce qui semble fonctionner à ce moment-là.

Du point de vue du capitalisme de surveillance, notre capacité d’adaptation est une bactérie nocive qui la prive de sa source de nourriture – notre attention – et les nouvelles techniques pour capter cette attention sont comme de nouveaux antibiotiques qui peuvent être utilisés pour briser nos défenses immunitaires et détruire notre autodétermination. Et il existe bel et bien des techniques de ce genre. Qui peut oublier la grande épidémie de Zynga, lorsque tous nos amis ont été pris dans des boucles de dopamine sans fin et sans intérêt en jouant à FarmVille ? Mais chaque nouvelle technique qui attire l’attention est adoptée par l’ensemble de l’industrie et utilisée si aveuglément que la résistance aux antibiotiques s’installe. Après une certaine dose de répétitions, nous développons presque tous une immunité aux techniques les plus puissantes – en 2013, deux ans après le pic de Zynga, sa base d’utilisateurs avait diminué de moitié.

Pas tout le monde, bien sûr. Certaines personnes ne s’adaptent jamais aux stimuli, tout comme certaines personnes n’arrêtent jamais d’entendre le bourdonnement du réfrigérateur. C’est pourquoi la plupart des personnes qui sont exposées aux machines à sous y jouent pendant un certain temps, puis passent à autre chose, pendant qu’une petite mais tragique minorité liquide le pécule mis de côté pour la scolarité de ses enfants, achète des couches pour adultes et reste scotchée devant une machine jusqu’à s’écrouler de fatigue.

Mais les marges du capitalisme de surveillance sur la modification des comportements sont nulles. Tripler le taux de conversion en achats d’un truc semble un succès, sauf si le taux initial est bien inférieur à 1 % avec un pourcentage de progression… encore inférieur à 1 %. Alors que les machines à sous tirent des bénéfices en centimes de chaque jeu, le capitalisme de surveillance ratisse en fractions de centimes infinitésimales.

Les rendements élevés des machines à sous signifient qu’elles peuvent être rentables simplement en drainant les fortunes de la petite frange de personnes qui leur sont pathologiquement vulnérables et incapables de s’adapter à leurs astuces. Mais le capitalisme de surveillance ne peut pas survivre avec les quelques centimes qu’il tire de cette tranche vulnérable – c’est pourquoi, lorsque la Grande épidémie de Zynga s’est enfin terminée, le petit nombre de joueurs encore dépendants qui restaient n’ont pas suffi à en faire encore un phénomène mondial. Et de nouvelles armes d’attention puissantes ne sont pas faciles à trouver, comme en témoignent les longues années qui se sont écoulées depuis le dernier succès de Zynga. Malgré les centaines de millions de dollars que Zynga doit dépenser pour développer de nouveaux outils pour déjouer nos capacités d’adaptation, l’entreprise n’a jamais réussi à reproduire l’heureux accident qui lui a permis de retenir toute notre attention pendant un bref instant en 2009. Les centrales comme Supercell se sont un peu mieux comportées, mais elles sont rares et connaissent beaucoup d’échecs pour un seul succès.

La vulnérabilité de petits segments de la population à une manipulation sensible et efficace des entreprises est une préoccupation réelle qui mérite notre attention et notre énergie. Mais ce n’est pas une menace existentielle pour la société.




Détruire le capitalisme de surveillance (1)

Le capitalisme de surveillance tel qu’analysé ici par Cory Doctorow est une cible agile, mouvante et surtout omnipotente et omniprésente. Comment maîtriser le monstre, à défaut de le détruire ?

La longue analyse de Doctorow, publiée sur OneZero, comprend plusieurs chapitres que Framalang vous traduira par étapes. Voici dans un premier temps un examen des luttes des militants du numérique et les limites de leurs actions.

Un point important : C. Doctorow nous a autorisés à traduire et publier dans les termes de la même licence : CC-NC-ND (pas d’utilisation commerciale et pas de travaux dérivés). Par principe nous sommes opposés à ces restrictions de libertés, pour les éditions Framabook où nous publions seulement du copyleft (voir les explications détaillées dans cette page qui précise la politique éditoriale de Framabook). Nous faisons ici une exception en limitant la publication à ce blog, avec l’accord explicite de l’auteur naturellement.

Billet original sur le Medium de OneZero : How To Destroy Surveillance Capitalism

Traduction Framalang : Alain (Mille), Barbidule, draenog, Fabrice, Goofy, Juliette, Lumibd, Laure, LaureR, Mannik,

Comment détruire le capitalisme de surveillance (1)

Cory Doctorow CC-BY-SA Jonathan Worth

PAR CORY DOCTOROW

Note de l’éditeur
Le capitalisme de surveillance est partout. Mais ce n’est pas le résultat d’une malencontreuse dérive ou d’un abus de pouvoir des entreprises, c’est le système qui fonctionne comme prévu. Tel est le propos du nouvel essai de Cory Doctorow, que nous sommes ravis de publier intégralement ici sur OneZero. Voici comment détruire le capitalisme de surveillance.

La Toile aux mille mensonges

Le plus surprenant dans la renaissance au 21e siècle des partisans de la Terre plate c’est l’étendue des preuves contre leur croyance. On peut comprendre comment, il y a des siècles, des gens qui n’avaient jamais pu observer la Terre d’un point suffisamment élevé pour voir la courbure de la Terre aient pu en arriver à la croyance « pleine de bon sens » que la Terre, qui semblait plate, était effectivement plate.

Mais aujourd’hui, alors que les écoles primaires suspendent régulièrement des caméras GoPro à des ballons-sondes et les envoient assez haut pour photographier la courbure de la Terre – sans parler de la même courbure devenue banale à voir depuis le hublot d’un avion – il faut avoir une volonté de fer pour maintenir la croyance que le monde est plat.

Il en va de même pour le nationalisme blanc et l’eugénisme : à une époque où l’on peut devenir une simple donnée de la génomique computationnelle en prélevant un échantillon d’ADN dans sa joue et en l’envoyant à une entreprise de séquençage génétique avec une modeste somme d’argent, la « science des races » n’a jamais été aussi facile à réfuter.

Nous vivons un âge d’or où les faits sont à la fois aisément disponibles et faciles à nier. Des conceptions affreuses qui étaient demeurées à la marge pendant des décennies, voire des siècles, se sont répandues du jour au lendemain, semble-t-il.

Lorsqu’une idée obscure gagne du terrain, il n’y a que deux choses qui puissent expliquer son ascension : soit la personne qui exprime cette idée a bien amélioré son argumentation, soit la proposition est devenue plus difficile à nier face à des preuves de plus en plus nombreuses. En d’autres termes, si nous voulons que les gens prennent le changement climatique au sérieux, nous pouvons demander à un tas de Greta Thunberg de présenter des arguments éloquents et passionnés depuis des podiums, gagnant ainsi nos cœurs et nos esprits, ou bien nous pouvons attendre que les inondations, les incendies, le soleil brûlant et les pandémies fassent valoir leurs arguments. En pratique, nous devrons probablement faire un peu des deux : plus nous bouillirons et brûlerons, plus nous serons inondés et périrons, plus il sera facile aux Greta Thunberg du monde entier de nous convaincre.

Les arguments en faveur de croyances ridicules en des conspirations odieuses, comme ceux des partisans anti-vaccination, des climato-sceptiques, des adeptes de la Terre plate ou de l’eugénisme ne sont pas meilleurs que ceux de la génération précédente. En fait, ils sont pires parce qu’ils sont présentés à des personnes qui ont au moins une connaissance basique des faits qui les réfutent.

Les anti-vaccins existent depuis les premiers vaccins, mais les premiers anti-vaccins s’adressaient à des personnes moins bien équipées pour comprendre les principes de base de la microbiologie et qui, de plus, n’avaient pas été témoins de l’éradication de maladies meurtrières comme la polio, la variole ou la rougeole. Les anti-vaccins d’aujourd’hui ne sont pas plus éloquents que leurs prédécesseurs, et ils ont un travail bien plus difficile.

Ces théoriciens conspirationnistes farfelus peuvent-ils alors vraiment réussir grâce à des arguments supérieurs ?

Certains le pensent. Aujourd’hui, il est largement admis que l’apprentissage automatique et la surveillance commerciale peuvent transformer un théoricien du complot, même le plus maladroit, en un Svengali capable de déformer vos perceptions et de gagner votre confiance, ce grâce au repérage de personnes vulnérables, à qui il présentera des arguments qu’une I.A. aura affinés afin de contourner leurs facultés rationnelles, transformant ainsi ces gens ordinaires en platistes, en anti-vaccins ou même en nazis.
Lorsque la RAND Corporation accuse Facebook de « radicalisation » et lorsque l’algorithme de Facebook est tenu pour responsable de la diffusion de fausses informations sur les coronavirus, le message implicite est que l’apprentissage automatique et la surveillance provoquent des changements dans notre conception commune de ce qui est vrai.

Après tout, dans un monde où les théories de conspiration tentaculaires et incohérentes comme le Pizzagate et son successeur, QAnon, ont de nombreux adeptes, il doit bien se passer quelque chose.

Mais y a-t-il une autre explication possible ? Et si c’étaient les circonstances matérielles, et non les arguments, qui faisaient la différence pour ces lanceurs de théories complotistes ? Et si le traumatisme de vivre au milieu de véritables complots tout autour de nous – des complots entre des gens riches, leurs lobbyistes et les législateurs pour enterrer des faits gênants et des preuves de méfaits (ces complots sont communément appelés « corruption ») – rendait les gens vulnérables aux théories du complot ?

Si c’est ce traumatisme et non la contagion – les conditions matérielles et non l’idéologie – qui fait la différence aujourd’hui et qui permet une montée d’une désinformation détestable face à des faits facilement observables, cela ne signifie pas que nos réseaux informatiques soient irréprochables. Ils continuent à faire le gros du travail : repérer les personnes vulnérables et les guider à travers une série d’idées et de communautés toujours plus extrémistes.

Le conspirationnisme qui fait rage a provoqué de réels dégâts et représente un réel danger pour notre planète et les espèces vivantes, des épidémies déclenchées par le déni de vaccin aux génocides déclenchés par des conspirations racistes en passant par l’effondrement de la planète causé par l’inaction climatique inspirée par le déni. Notre monde est en feu et nous devons donc l’éteindre, trouver comment aider les gens à voir la vérité du monde, au-delà des conspirations qui les ont trompés.

Mais lutter contre les incendies est une stratégie défensive. Nous devons prévenir les incendies. Nous devons nous attaquer aux conditions matérielles traumatisantes qui rendent les gens vulnérables à la contagion conspirationniste. Ici aussi, la technologie a un rôle à jouer.

Les propositions ne manquent pas pour y remédier. Du règlement de l’UE sur les contenus terroristes, qui exige des plateformes qu’elles contrôlent et suppriment les contenus « extrémistes », aux propositions américaines visant à forcer les entreprises technologiques à espionner leurs utilisateurs et à les tenir pour responsables des discours fallacieux de leurs utilisateurs, il existe beaucoup d’énergie pour forcer les entreprises technologiques à résoudre les problèmes qu’elles ont créés.

Il manque cependant une pièce essentielle au débat. Toutes ces solutions partent du principe que les entreprises de technologie détiennent la clé du problème, que leur domination sur l’Internet est un fait permanent. Les propositions visant à remplacer les géants de la tech par un Internet plus diversifié et pluraliste sont introuvables. Pire encore : les « solutions » proposées aujourd’hui exigent que les grandes entreprises technologiques restent grandes, car seules les très grandes peuvent se permettre de mettre en œuvre les systèmes exigés par ces lois.

Il est essentiel de savoir à quoi nous voulons que notre technologie ressemble si nous voulons nous sortir de ce pétrin. Aujourd’hui, nous sommes à un carrefour où nous essayons de déterminer si nous voulons réparer les géants de la tech qui dominent notre Internet, ou si nous voulons réparer Internet lui-même en le libérant de l’emprise de ces géants. Nous ne pouvons pas faire les deux, donc nous devons choisir.

Je veux que nous choisissions judicieusement. Dompter les géants de la tech est essentiel pour réparer Internet et, pour cela, nous avons besoin d’une action militante pour nos droits numériques.

Le militantisme des droits numériques après un quart de siècle

Le militantisme pour les droits numériques est plus que trentenaire à présent. L’Electronic Frontier Foundation a eu 30 ans cette année ; la Free Software Foundation a démarré en 1985. Pour la majeure partie de l’histoire du mouvement, la plus grande critique à son encontre était son inutilité : les vraies causes à défendre étaient celle du monde réel (repensez au scepticisme qu’a rencontré la Finlande en déclarant que l’accès au haut débit est un droit humain, en 2010) et le militantisme du monde réel ne pouvait exister qu’en usant ses semelles dans la rue (pensez au mépris de Malcolm Gladwell pour le « clictivisme »).

Mais à mesure de la présence croissante de la tech au cœur de nos vies quotidiennes, ces accusations d’inutilité ont d’abord laissé place aux accusations d’insincérité (« vous prêtez attention à la tech uniquement pour défendre les intérêts des entreprises de la tech », puis aux accusations de négligence (« pourquoi n’avez-vous pas prévu que la tech pourrait être une force aussi destructrice ? »). Mais le militantisme pour des droits numériques est là où il a toujours été : prêter attention aux êtres humains dans un monde où la tech prend inexorablement le contrôle.

La dernière version de cette critique vient sous la forme du « capitalisme de surveillance », un terme inventé par la professeure d’économie Shoshana Zuboff dans son long et influent livre de 2019, The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power (à paraître en français le 15/10/2020 sous le titre L’Âge du capitalisme de surveillance). Zuboff avance que le « capitalisme de surveillance » est une créature unique de l’industrie de la tech et qu’au contraire de toute autre pratique commerciale abusive dans l’histoire, elle est « constituée par des mécanismes d’extraction imprévisibles et souvent illisibles, de marchandisation et de contrôle qui éloignent en réalité les personnes de leur comportement propre, tout en créant de nouveaux marchés de prédiction et de modification comportementales. Le capitalisme de surveillance défie les normes démocratiques et s’écarte de manière décisive de l’évolution du capitalisme de marché au cours des siècles ». C’est une forme nouvelle et mortelle du capitalisme, un « capitalisme scélérat », et notre manque de compréhension de ses capacités et dangers sans précédents représente une menace existentielle pour l’espèce entière. Elle a raison sur la menace que représente actuellement le capitalisme pour notre espèce, et elle a raison de dire que la tech pose des défis uniques à notre espèce et notre civilisation, mais elle se trompe vraiment sur la manière dont la tech est différente et sur la façon dont elle menace notre espèce.

De plus, je pense que son diagnostic incorrect nous mènera dans une voie qui finira par renforcer les géants de la tech, au lieu de les affaiblir. Nous devons démanteler les géants et, pour cela, nous devons commencer par identifier correctement le problème.

L’exception de la tech, hier et d’aujourd’hui

Les premiers critiques du mouvement des droits numériques, dont les meilleurs représentants sont peut-être les organisations militantes comme l’Electronic Frontier Foundation, la Free Software Foundation, Public Knowledge ou d’autres, qui mettent l’accent sur la préservation et l’amélioration des droits humains dans un environnement numérique, ont diabolisé les militants en les accusant de défendre « une exception technologique ». Au tournant du nouveau millénaire, les gens sérieux ridiculisaient toute affirmation selon laquelle les réglementations sur la tech pouvaient avoir un impact sur « le monde réel ». Les craintes exprimées sur la possibilité que les réglementations de la tech aient des conséquences sur les libertés d’expression, d’association, de vie privée, sur les fouilles et saisies, les droits fondamentaux et les inégalités, tout cela était qualifié de grotesque, comme une prétention à faire passer les inquiétudes de tristes nerds se disputant à propos de Star Trek sur des forums au-dessus des luttes pour les droits civiques, des combats de Nelson Mandela et du soulèvement du Ghetto de Varsovie.

Au cours des décennies suivantes, les accusations d’« exception technologique » n’ont fait que s’affûter alors que le rôle de la tech dans la vie quotidienne s’est affirmé : maintenant que la tech s’est infiltrée dans tous les recoins de nos vies et que notre présence en ligne a été monopolisée par une poignée de géants, les défenseurs des libertés numériques sont accusés d’apporter de l’eau au moulin des géants de la tech pour couvrir les négligences (ou pire encore, leurs manœuvres malfaisantes) qui servent leurs propres intérêts.

De mon point de vue, le mouvement pour les droits numériques est resté immobile alors que le reste du monde a progressé. Depuis sa naissance, la préoccupation principale du mouvement était les utilisateurs, ainsi que les créateurs d’outils numériques qui fournissaient le code dont ils avaient besoin pour concrétiser les droits fondamentaux. Les militants pour les droits numériques ne se sentaient concernés par les entreprises que dans la mesure où elles agissaient pour faire respecter les droits des utilisateurs (ou, tout aussi souvent, quand les entreprises agissaient de manière tellement stupide qu’elles menaçaient d’adopter de nouvelles règles qui rendraient plus difficile pour les bons élèves d’aider les utilisateurs).

La critique du « capitalisme de surveillance » a remis en lumière les militants pour les droits numériques : non pas comme des alarmistes qui surestiment l’importance de leurs nouveaux joujoux, ni comme des complices des géants de la tech, mais plutôt comme des brasseurs d’air tranquilles dont le militantisme de longue date est un handicap qui les empêche de discerner de nouvelles menaces, alors qu’ils continuent de mener les combats technologiques du siècle dernier.

Mais l’exception de la tech est une lourde erreur, peu importe qui la commet.

illustration de Shira Inbar