Les partisans de l’ouverture participent-ils d’un maoïsme numérique ?

Luca Vanzella - CC by-saOpen, open, open ! les partisans de l’ouverture n’auraient, d’après Jason Lanier[1], que ce mot à la bouche, qu’ils s’appellent WikiLeaks, hackers, logiciels libres ou Wikipédia.

En plus, vous savez quoi ? Cette ouverture signifie la mort de la vie privée, la qualité nivelée par les masses, l’innovation en hibernation et une économie confisquée par une minorité. Ce que Jason Lanier résume par l’expression pas forcément très heureuse de « maoïsme numérique ».

Il n’en fallait pas plus que pour notre ami Glyn Moody, souvent traduit ici, ne réagisse !

La parole est à la défense des hackers et de l’Open Source

Glyn Moody – 18 janvier 2011 – The H Open Source
(Traduction Framalang : Olivier Rosseler)

In defence of hackers and open source

À mes yeux, l’avènement de WikiLeaks est un évènement marquant car il apporte un nouvel éclairage sur de nombreux domaines, pas forcément ceux auxquels on pense, parmi ceux-ci : l’éthique des hackers et le monde de l’Open Source.

Jaron Lanier s’y est intéressé récemment dans un article amusant, mais il reste dubitatif. Si vous ne connaissez pas ses hauts faits d’armes, voilà ce que l’autre Wiki, Wikipédia, dit de lui :

Jaron Zepel Lanier (né le 3 mai 1960) est un informaticien américain, compositeur, artiste graphique et essayiste. Il est l’auteur d’un film expérimental, mais ne se considère pas comme un producteur. Au début des années 80, il est l’un des pionniers de ce qu’il contribuera à faire connaître sous le terme de « Réalité Virtuelle ». Il fonda à l’époque la société VPL Research, la première entreprise à commercialiser des produits de réalité virtuelle. Actuellement, il est entre autres, professeur honoraire à l’université de Berkeley, Californie. Il figure dans la liste des 100 personnes les plus influentes du magazine Time de 2010.

Le titre de son essai est « Les dangers de la suprématie des nerds : Le cas de WikiLeaks » (NdT : nerd, qu’on aurait pu traduire par polard ou intello), ce qui vous donne une idée de son point de vue sur les hackers et l’Open Source. Je pense qu’il se trompe dans son argumentaire contre WikiLeaks, comme je l’ai déjà évoqué, mais je me concentrerai ici sur les prises de position contre les hackers et l’ouverture qu’il distille au passage.

Point de départ de sa critique : une rencontre de la plus haute importance qui aurait, selon ses dires, mené à la création de WikiLeaks.

Le nid qui vit éclore WikiLeaks est un forum organisé par John Gilmore, l’un des fondateurs de l’Electronic Frontier Foundation. J’aurais d’ailleurs pu moi-même devenir l’un des fondateurs de l’EFF. J’étais présent quand tout a commencé, lors d’un repas à San Francisco, dans le quartier de Mission, avec John, John Perry Barlow et Mitch Kapor. C’est un pressentiment qui m’a empêché de suivre les autres dans la création de l’EFF, le pressentiment que quelque chose clochait.

Il poursuit :

Le chiffrement les obsédait, le Graal qui rendrait les hackers aussi puissants que les gouvernements, et ça me posait un problème. Les têtes enflaient : Nous, hackers, pouvions changer le cours de l’Histoire. Mais si l’Histoire nous a appris quelque chose, c’est bien que la quête du pouvoir ne change pas le monde. Vous devez vous changer vous-même en même temps que vous changez le monde. La désobéissance civile est avant tout une question de discipline spirituelle.

Mais c’est là, je pense, que son argumentation est fausse : les hackers ne sont pas en « quête de pouvoir ». Les actions qu’ils entreprennent leur confèrent peut-être un certain pouvoir, mais ce n’est qu’un effet secondaire. Par définition, les hackers hackent car ils aiment hacker : c’est l’équivalent au XXIe siècle de « l’art pour l’art ». Je concède que Richard Stallman et ses sympathisants ajoutent une dimension hautement morale au hack : apporter la liberté aux peuples. Mais, je le répète, ils ne sont pas en « quête de pouvoir » : ils veulent le donner, pas le prendre.

Vers la fin de son article, Lanier écrit :

J’ai toujours pensé qu’un monde ouvert favoriserait l’honnête et le juste et dé-crédibiliserait le magouilleur et l’arnaqueur. Appliquée avec modération, cette idée est attrayante, mais si le concept de vie privée venait à disparaître, les gens deviendraient d’abord sans intérêt, puis incompétents et ils finiraient eux-mêmes par disparaître. Derrière cette idée d’ouverture radicale se cache une allégeance de l’Homme aux machines.

Là encore il nous sert une hypothèse sans fondement : « si le concept de vie privée venait à disparaître ». Il ne me semble pas que beaucoup de hackers aient appelé à la «disparition du concept de vie privée » (aucun nom ne me vient à l’esprit d’ailleurs). Il y a confusion entre « ouverture » et « absence de vie privée » alors que ce sont deux choses bien distinctes (bien que l’ouverture ait certainement des implications sur la vie privée, mais de là à définir le premier par l’absence du second, il y a un grand pas).

Cette tendance à créer des épouvantails et à passer allégrement dans le hors-sujet est récurrente chez Lanier. Sa précédente diatribe sur tout ce qui est ouvert, « Maoïsme numérique » en est un bon exemple. Voilà le passage consacré à l’Open Source :

Il faut que je m’accorde une parenthèse sur Linux et les projets similaires. Qu’ils soient « libres » ou « Open Source », ces logiciels ne sont pas, à bien des égards, comme Wikipédia, à vouloir agréger tous les contenus. Les programmeurs de Linux ne sont pas anonymes, au contraire, la reconnaissance personnelle fait partie de leurs motivations, c’est ce qui fait avancer de tels projets. Mais des points communs existent, comme l’absence d’opinion représentative ou de sens du design (au sens esthétique du terme), ce sont des défauts que partagent les logiciels Open Source et Wikipédia.

Ces mouvements excellent dans la création de tout ce qui est infrastructure cachée, comme les serveurs Web. Mais ils sont incapables de créer des interfaces utilisateurs léchées ou d’améliorer l’expérience utilisateur. Si le code de l’interface utilisateur de Wikipédia était aussi ouvert que ses articles, vous pouvez être sûr que ça deviendrait rapidement un bourbier inextricable. L’intelligence collective parvient avec brio à résoudre des problèmes qui peuvent être évalués sur des critères objectifs, mais elle n’est pas adaptée ici lorsque les goûts et les couleurs comptent.

Il a raison, c’est simplement une question de critères. Pour le code source, de nombreux critères objectifs existent, vitesse, poids, portabilité, etc. Mais pour ce qui est d’imaginer une interface, tout est très subjectif, difficile donc de s’assurer que les choses évoluent dans le bon sens à chaque transformation. Mais ce n’est pas l’« ouverture » ou le « collectif » qui posent problème ici : les projets extrêmement centralisés rencontrent les mêmes difficultés pour mesurer les « progrès » dans les domaines très subjectifs, alors que pour eux aussi, les questions plus objectives sont plus simples à résoudre.

Il semblerait que Lanier s’en prend une nouvelle fois à l’« ouverture » dans son dernier livre You Are Not a Gadget (NdT : Vous n’êtes pas un gadget). Je dis « il semblerait », car je ne l’ai pas lu : il y a bien d’autres livres que j’aimerais commencer avant, surtout si je me fie à ce résumé (et d’après ses autres écrits, je peux) :

Dans son ouvrage paru en 2010 (You Are Not A Gadget), Lanier critique l’« esprit de ruche » et compare l’Open Source et l’expropriation de la production intellectuelle orchestrée par les contenus ouverts à une forme de maoïsme numérique. Il trouve qu’ils ont ralenti le développement de l’informatique et l’innovation musicale. Il s’en prend à quelques icônes sacrées telles que Wikipédia et Linux dans son manifeste, Wikipédia pour la toute-puissance des auteurs et éditeurs anonymes qui font régner leur loi, pour la faiblesse de son contenu non-scientifique et pour l’accueil brutal réservé aux personnes qui ont effectivement une expertise dans leur domaine. Il affirme également que certains aspects de l’« Open Source » et de l’« Open Content » possèdent leurs limitations et qu’au fond ils ne créent rien de vraiment neuf ou innovant. Il poursuit en disant que ces approches ont retiré aux classes moyennes des opportunités de financer la création et ont concentré la richesse dans les mains de ceux qu’il nomme les « dieux dans les nuages » : ceux qui, plutôt que d’innover deviennent des intermédiaires, des concentrateurs de contenus, présents au bon endroit au bon moment, dans les « nuages ».

Le fait qu’il ressorte ce bon vieux troll montre que ses arguments sont usés jusqu’à la corde, a-t-il seulement entendu parler de ce truc qu’on appelle Internet, dont la création repose entièrement sur des protocoles et du code ouvert ?

De même, l’idée que le financement de la création de contenu par la classe moyenne est moins probable nie le fait que les gens créent plus de contenu que jamais, gratuitement, pour l’amour de la création, vous voyez on retrouve « l’art pour l’art ». Je vous accorde que ce ne sont pas que des chefs-d’œuvre, mais bon, cela a toujours été le cas, non ? La grande majorité des créations ont toujours été médiocres. Par contre, maintenant on s’en rend mieux compte car nous jouissons d’un accès sans précédent à la création. C’est cette richesse, cette variété dans l’abondance que Lanier semble ne pas apprécier lorsqu’il écrit :

L’idéologie qui pousse une bonne partie du monde connecté, pas seulement WikiLeaks, mais aussi des sites très visités comme Facebook par exemple, est que l’information en suffisamment grande quantité devient automatiquement une Vérité. Cela implique pour les extrémistes qu’Internet est en train de devenir une nouvelle forme de vie, singulière, mondiale, supérieure, post-humaine. Pour les sympathisants plus modérés, si l’information est vérité et que la vérité vous rend libre, alors enrichir l’Internet de plus d’informations rend automatiquement les gens plus libres et le monde meilleur.

Pour les hackers, ce n’est pas tant la quantité qui compte, mais plutôt la qualité, c’est ce qui fait la force des logiciels libres. L’ouverture a simplement pour but d’encourager les gens à s’appuyer sur l’existant pour améliorer les choses, pas juste pour amasser des lignes de code. De plus, la culture hacker valorise fortement les échanges interpersonnels. Le don et la collaboration sont des éléments clés de la méthodologie Open Source. Ça fonctionne car l’un des piliers de la culture hacker est l’attribution : ne pas indiquer que l’on s’appuie sur le travail d’autres personnes est une bévue monumentale. C’est une bonne protection contre les personnes mal intentionnées qui voudraient siphonner la bonne volonté de la communauté.

Au fond, Lanier devrait plutôt louer les hackers et l’Open Source, puisqu’ils partagent son désire d’allégeance aux Hommes plutôt qu’aux machines. Quel dommage qu’une personne de sa qualité ne s’en rende pas compte.

Notes

[1] Crédit photo : Luca Vanzella (Creative Commons By-Sa)