Pseudo ou vrai nom ? De l’impact des normes sociales sur les réseaux sociaux
À l’occasion de la sortie de Google Plus, on a beaucoup évoqué la question de l’identité numérique via le choix, imposé ou non, du pseudo ou du vrai nom (lire par exemple l’article d’Owni Google Plus, la dictature des vrais noms).
Dans l’article ci-dessous, traduit par Clochix[1], l’influente Danah Boyd nous rappelle l’impact, souvent non prévisibles, des normes sociales dans la direction et les usages d’une plateforme Web communautaire telle qu’un réseau social[2].
Elle affirme ainsi : « Les normes sociales ne font pas partie du logiciel. Elles n’apparaissent pas en expliquant aux gens comment ils doivent se comporter. Les normes sociales apparaissent lorsque les utilisateurs comprennent comment une technologie a du sens et s’intègre dans leur vie. Les normes sociales se renforcent à mesure que les gens intègrent leur propres valeurs et croyances dans le système. »
Certes oui, sauf peut-être lorsque le logiciel est un logiciel libre car alors on peut émettre l’hypothèse qu’un certain nombre de normes sociales, positives et directement induites par la licence libre, feront d’emblée leur apparition. Ce qui pourrait faire l’objet d’un débat dans les commentaires et justifier la présence de cet article sur le Framablog 🙂
Concevoir en respectant les normes sociales, ou comment ne pas créer de foules en colère
Designing for Social Norms (or How Not to Create Angry Mobs)
Danah Boyd – 5 aout 2011 – Apophenia
(Traduction Framalang : Clochix)
Dans son livre de référence « Code », Larry Lessig soutient que les systèmes sociaux sont régis par quatre forces : le marché, la loi, les normes sociales et l’architecture ou le code. En réfléchissant aux médias sociaux, beaucoup de gens ne pensent qu’en terme de monétisation. De même, lorsqu’apparaissent des problématiques comme la vie privée, on voit régulièrement entrer en scène une régulation légale. Et naturellement, les gens pensent toujours à ce que le code permet ou non de faire. Mais je trouve déprimant que si peu de gens pensent au pouvoir des normes sociales. En fait, on ne pense souvent au pouvoir régulateur des normes sociales que lorsque les choses tournent vraiment mal. Et à ce moment, elles sont souvent hors de contrôle, réactionnaires et confuses pour tout le monde. On a vu cela avec les problèmes de vie privée et on le voit encore avec les débats sur les politiques en matière d’utilisation de son « vrai nom ». Au fur et à mesure que je lis la discussion que j’ai provoquée sur ce sujet, je ne peux m’empêcher de penser que nous avons besoin d’un échange plus critique sur l’importance de concevoir en ayant en tête les normes sociales.
Les bons concepteurs d’interface utilisateur savent qu’ils ont le pouvoir d’influencer certaines pratiques sociales par la façon dont ils conçoivent les systèmes. Et les ingénieurs oublient souvent de créditer les gens qui font l’interface pour leur important travail. Mais concevoir le logiciel lui-même n’est qu’une fraction du défi en matière de conception lorsque l’on pense à toutes les implications. Les normes sociales ne font pas partie du logiciel. Elles n’apparaissent pas en expliquant aux gens comment ils doivent se comporter. Et elles ne suivent pas forcément les logiques du marché. Les normes sociales apparaissent lorsque les gens — devrait-on dire les utilisateurs — comprennent comment une technologie a du sens et s’intègre dans leur vie. Les normes sociales se renforcent à mesure que les gens intègrent leur propres valeurs et croyances dans le système et aident à structurer comment les utilisateurs suivant le comprendront. Et de même qu’en matière d’interactions sociales, « la première impression compte », je ne peux pas sous-estimer l’importance des utilisateurs précoces. Ils façonnent la technologie sur des points critiques et jouent un rôle central dans l’édification des normes qui régissent un système.
La façon dont est lancé un nouveau média social a une importance critique. Votre compréhension d’un système en réseau sera largement influencée par les gens qui vous y ont introduit. Lorsqu’un logiciel se répand lentement, les normes ont le temps de bien cuire, les gens peuvent travailler à ce qu’elles devraient être. Mais lorsqu’il se développe rapidement, il y a beaucoup plus de chaos en matière de normes sociales. À chaque fois qu’un nouveau système apparaît, il y a inévitablement plusieurs normes en compétition, promues par des gens déconnectés les uns des autres. (Je ne peux vous dire combien j’aimais regarder Friendster lorsque les gays, les participants au festival Burning man et les blogueurs n’étaient pas conscients de l’existence des autres). Plus les choses vont vite, plus rapidement ces collisions arrivent et plus il y a de confusion sur les normes à adopter.
La culture de l’utilisation de son « vrai nom » sur Facebook ne s’est pas répandue à cause des conditions d’utilisation. Elle s’est développée parce que les normes ont été fixées par les premiers utilisateurs du service, que les gens l’ont vu et s’y sont adaptés. De même, la culture des pseudonymes s’est développée parce que les gens ont vu que c’est ce que faisaient les autres et ont reproduit cette norme. Lorsque les dynamiques sociales sont autorisées à se développer de façon organique, les normes sociales ont un pouvoir de régulation plus puissant que n’importe quelles règles d’utilisation formalisées. À ce moment, vous pouvez souvent formaliser la norme dominante sans rencontrer trop de résistance, surtout si vous laissez une marge de manœuvre. Mais lorsque vous commencez avec une politique de régulation sévère qui ne s’inspire pas de normes sociales — comme l’a fait Google Plus — la résistance sera forte.
Pensons à nouveau un instant à Friendster… Vous vous souvenez de Fakester ? J’ai écrit à leur sujet ici (NdT: les faux profils, notamment de célébrités). Friendster a perdu un temps fou à jouer au jeu de la taupe avec eux, supprimant les « faux » comptes et en s’en prenant à quelques-uns des plus influents de ses utilisateurs. Le « génocide de Fakester » a amené un nombre impressionnant de gens à quitter Friendster pour rejoindre MySpace, notamment des groupes de musique, parce qu’ils ne voulaient pas être façonnés par Friendster. Le concept de Fakester est mort sur MySpace, mais sa pratique principale — la possibilité pour des groupes d’avoir des représentations reconnaissables — a fini par devenir la principale fonctionnalité de MySpace.
Les gens n’aiment pas être façonnés. Ils n’aiment pas qu’on leur impose la façon d’utiliser un service. Ils ne veulent pas qu’on leur dise de se comporter comme ses concepteurs attendent qu’ils le fassent. Les conditions d’utilisation strictes ne créent pas de bon comportements, elles génèrent des utilisateurs énervés.
Ça ne signifie pas que vous ne pouvez pas ou ne devriez pas concevoir votre produit pour encourager certains comportements. Naturellement vous devriez. Tous l’art de la conception est de créer un environnement où les gens s’investissent de la manière la plus fructueuse et la plus saine possible. Mais concevoir un système pour encourager le développement de normes sociales saines et fondamentalement différent d’arriver et de dire brutalement aux gens comment ils devraient se comporter. Personne n’aime recevoir de fessée, et surtout pas une foule d’adultes obstinés.
De manière ironique, la plupart des gens qui ont adopté Google Plus parmi les premiers utilisaient leur vrai nom, par habitude, ou parce qu’ils pensaient que c’est ainsi que le système devrait fonctionner. Quelques uns ne le faisaient pas. La plupart de ceux-ci utilisaient un pseudonyme reconnaissable, ils n’essayaient même pas de duper quiconque. Leur faire la chasse était juste complètement stupide. C’était faire étalage de sa force, et les gens se sont sentis désemparés. Ils sont devenus furieux. Et à ce moment là, il ne s’agit même plus de savoir si la politique du « vrai nom » était initialement une bonne idée; à présent, c’est un acte d’oppression. Google Plus aurait été dix bazillions de fois meilleur s’ils avaient encouragé discrètement cette politique sans en faire un plat, s’ils avaient choisi de ne la suivre strictement que dans les cas les plus flagrants. Mais à présent ils sont coincés entre le marteau et l’enclume. Ils doivent soit continuer dans cette voie et gérer les foules en colère, ou laisser tomber en signe d’apaisement dans l’espoir que la colère se calme. Il n’aurait pas dû en être ainsi, et ça ne l’aurait pas été s’ils avaient pensé à encourager les pratiques qu’ils voulaient davantage par la conception que par la force.
Il y a bien sûr des raisons légitimes de vouloir encourager les comportements civiques en ligne. Et naturellement les trolls font de sérieux dommages sur un média social. Mais une politique d’usage du « vrai nom » n’arrête pas un troll non repenti ; ce n’est qu’une haie de plus qu’il s’amusera à franchir. Dans mes travaux avec des adolescents, je rencontre tous les jours des cas de harcèlement écrit entre des gens qui savent exactement qui est qui sur Facebook. L’identité de nombreux trolls est connue. Mais ça ne résout pas le problème. Ce qui compte c’est comment la situation sociale est façonnée, les normes sur ce qui est approprié et ne l’est pas, et les mécanisme de régulation à la disposition de chacun (en faisant honte publiquement ou via une intervention technique). Une culture où les gens peuvent bâtir leur réputation sur leur présence en ligne (que ce soit avec leur « vrai » nom ou avec leur pseudonyme) a un long combat à mener contre les trolls (bien que ça ne soit en aucun cas une solution infaillible). Mais cette culture ne s’obtient pas par la force; vous y arrivez en encourageant l’apparition de normes sociales saines.
Les entreprises qui créent des logiciels que les gens utilisent ont du pouvoir. Mais elles doivent être très très prudentes dans la façon dont elles affirment cette autorité. C’est très simple d’arriver et d’essayer de façonner l’utilisateur de force. C’est beaucoup plus dur de travailler assidûment à concevoir et créer l’écosystème dans lequel des normes saine émergeront. Pourtant, ce dernier point est d’une importance capitale pour la constitution de communautés en bonne santé. Parce que vous ne pouvez pas obtenir une communauté vivace par la force.
Notes
[1] De Clochix, on pourra lire l’intéressant (et déprimant) billet sur les problèmes actuels de Mozilla en particulier vis-à-vis de sa communauté : Quel gâchis…
[2] Crédit photo : Jack Newton (Creative Commons By-Sa)