La pathétique histoire d’un glaçon qui ne voulait pas fondre

Zimontkowski - CC by-sa - Wikimedia CommonsComment dire avec la plus extrême courtoisie à l’« industrie du copyright » qu’elle fait définitivement fausse route et que, quelles que soient les risibles barrières qu’elle tente de mettre en place, rien ne pourra empêcher sa nécessaire et profonde mutation ?

En se retournant vers le passé et en allant chercher un exemple tout à fait cinglant et probant : la disparition des vendeurs de pain de glace causée par l’arrivée inopinée des réfrigérateurs[1].

C’est l’histoire que nous narre avec brio Rick Falkvinge, fondateur du Parti pirate suédois (interviewé ici sur le Framablog).

C’est bien sûr une histoire triste si l’on se place du côté des vendeurs de pain de glace.

Mais ainsi va la vie et c’est également fort caustique lorsque l’on pense à tous les vains efforts que déploie actuellement dans la panique l’« industrie du copyright ». J’espère que ceux qui en font partie ne tomberont pas sur ce billet car ils se sentiraient alors bien morveux !

Personne ne demanda de redevance sur les réfrigérateurs

Nobody Asked For A Refrigerator Fee

Rick Falkvinge – 21 août 2011 – TorrentFreak
(Traduction Framalang : Ypll, Brandelune, Barbidule, Goofy et Lolo le 13)

J’habite à Stockholm, en Suède. Il y a cent ans, un des plus gros employeurs de la ville était une entreprise du nom de Stockholm Ice. Son activité était aussi simple que nécessaire : aider à conserver les denrées périssables comestibles plus longtemps en distribuant du froid dans un format portable.

L’hiver, ses employés coupaient de gros blocs de glace sur les lacs gelés, ils les stockaient sur de la sciure dans d’énormes granges, puis coupaient les blocs en morceaux plus petits qu’ils vendaient dans la rue. Les gens achetaient la glace et la conservaient avec la nourriture dans des placards spéciaux, de telle sorte que la nourriture soit entreposée au frais.

(C’est pour cette raison que certaines personnes âgées appellent encore les réfrigérateurs des « boites à glace ».)

Lorsque les maisons furent électrifiées dans la première moitié du siècle dernier, ces distributeurs de froid devinrent obsolètes. Après tout, ce qu’ils distribuaient, c’était la possibilité de conserver la nourriture au frais alors que d’un seul coup tout le monde pouvait y arriver sans aide.

Cela prit relativement peu de temps dans les villes. Avec la disponibilité des réfrigérateurs à partir de 1920 environ, la plupart des ménages furent équipés avant la fin des années 1930. Un des plus gros employeurs de la ville – les distributeurs de froid – était devenu complètement obsolète à cause du développement technique.

Cette époque vit de nombreux drames humains, les hommes de la glace perdant leur gagne-pain et devant se reconvertir pour trouver des emplois dans des domaines complètement nouveaux. La profession de vendeur de glace n’était déjà pas facile, et le fait de voir son fonds de commerce se désintégrer en temps réel ne l’a pas rendu plus simple.

Mais voici ce qui ne s’est pas passé lors de la décrépitude de l’industrie de la distribution de glace :

  • Aucun propriétaire de réfrigérateur ne fut poursuivi pour production de son propre froid et contournement des chaînes de distribution du froid existantes .
  • Aucune loi ne fut proposée pour rendre les compagnies d’électricité pénalement responsables si l’électricité qu’elles fournissaient était utilisée d’une manière qui détruise les emplois des glaciers.
  • Personne ne demanda de redevance mensuelle sur les réfrigérateurs aux propriétaires de réfrigérateurs, redevance perçue par le Syndicat des glaciers.
  • Aucun panel d’experts grassement payés ne fut instauré pour dire dans un parfait consensus à quel point les glaciers étaient nécessaires pour l’ensemble de l’économie.

Au lieu de cela, leur monopole de distribution devint obsolète, fut contourné, et l’économie tout entière bénéficia de la décentralisation qui en découla.

Nous assistons actuellement à une répétition de ce scénario, mais où l’industrie de la distribution – l’industrie du copyright – a l’audace de venir exiger des lois d’exception et d’affirmer que l’économie s’effondrera sans leurs services inutiles. Mais l’histoire nous apprend, à chaque fois, que le déclin d’une industrie est positif. Cela signifie que nous avons appris quelque chose d’important – faire les choses plus efficacement. De nouvelles compétences et de nouvelles activités apparaissent toujours après coup.

L’industrie du copyright nous répète, jusqu’à plus soif, que si elle ne peut pas faire graver son monopole de distribution obsolète dans la loi, avec des sanctions toujours plus lourdes pour qui l’ignorerait, la création culturelle ne pourra exister. Comme nous l’avons vu, tout aussi régulièrement, ce sont des foutaises.

Ce qui est peut-être vrai, c’est que l’industrie du copyright ne peut plus investir un million de dollars US pour produire un titre. Mais vous ne pouvez pas exiger un monopole légal en ne prenant en compte que vos coûts, alors que d’autres font la même chose pour beaucoup moins – pratiquement zéro. Il n’y a jamais eu autant de musique disponible que maintenant, simplement parce que nous aimons tous créer. Et pas pour de l’argent, mais parce que nous sommes ainsi. Nous avons toujours créé.

Que dire des films, alors ? Des productions de plusieurs centaines de millions ? Il y a des exemples de films faits dans un garage (un d’entre eux a même fait mieux que Casablanca, et est devenu le film le plus vu de tous les temps dans son pays d’origine). Mais peut-être l’argument est-il quelque peu plus puissant par rapport aux productions de type blockbuster.

J’irais même plus loin : même s’il est vrai que les films ne peuvent plus se faire de la même manière tout en préservant à la fois Internet et nos libertés individuelles, alors peut-être qu’il s’agit de l’évolution naturelle de la culture.

Je passe pas mal de temps avec des ados dans mon action avec le Parti Pirate. Une chose qui me frappe est qu’ils ne regardent pas de films, en tout cas beaucoup moins que lorsque j’étais ado. Tout comme j’ai jeté mon poste de télé il y a 15 ans, peut-être n’est-ce que la progression naturelle de la culture. Personne ne serait surpris si nous passions de la culture du monologue à la culture du dialogue et de la conversation à ce point de notre histoire.

Après tout, nous avons déjà eu les opérettes, les ballets et les concerts comme points culminants de la culture. Même les feuilletons radophoniques (dont certains très connus). Personne n’est particulièrement choqué que ces expressions aient eu leur heure de gloire et que la société soit passée à de nouvelles expressions culturelles. Graver dans le marbre de la loi les formes contemporaines de culture n’apporte aucune valeur ajoutée et entrave les évolutions que nous avons toujours connues, pour empêcher les changements qui se sont déjà produits.

Partout où je regarde, je vois que les monopoles de copyright doivent être réduits pour permettre à la société de se sortir de la mainmise actuelle sur la culture et le savoir. Les ados d’aujourd’hui ne voient en général même pas le problème – ils considèrent comme totalement normal le partage dans le monde connecté, à tel point qu’ils écartent tout signe du contraire comme bêtise d’antan.

Et ils ne demandent certainement pas de redevance sur les réfrigérateurs.

Rick Falkvinge est un chroniqueur régulier de TorrentFreak, et partage ses réflexions de temps à autre. Il est le fondateur du Parti Pirate Suédois, aficionado de whisky, et pilote de moto au ras des pâquerettes. Son blog http://falkvinge.net est spécialisé en politique des médias.

Notes

[1] Crédit photo : Zimontkowski (Creative Commons By-Sa)




La neutralité du Net, par Jean-Pierre Archambault

Desbenoit - CC by - Wikimedia Commons« La neutralité du Net ou la neutralité du réseau est un principe qui garantit l’égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet. Ce principe exclut ainsi toute discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau. »

Telle cette introduction Wikipédia ou cette illustration ci-contre, cela semble simple a priori.

Mais si l’on veut mieux la comprendre et en appréhender ses enjeux, le format Twitter ne suffit plus (surtout en cette période trouble où l’illimité pourrait prendre fin en France)

C’est dans ce but que nous publions un nouvel article de Jean-Pierre Archambault qui n’a pas son pareil pour nous présenter progressivement et limpidement un problème complexe 🙂

Et d’achever ainsi son propos : « Diderot et d’Alembert ont peut-être rêvé à un outil miracle faisant accéder en un tour de main tous les humains à toute la connaissance… L’enjeu est de conserver leur rêve devenu réalité. »

La neutralité du Net

URL d’origine du document

Jean-Pierre Archambault – juin 2011 – Association EPI

Le numérique est partout. Les débats sociétaux qu’il suscite se multiplient. Ainsi celui sur la neutralité du Net qui s’est installé de plain-pied dans l’actualité. Deux raisons principales sont à l’origine de ce débat : l’accroissement du trafic et la montée de questions juridiques et marchandes. S’interpénètrent des questions scientifiques, techniques, juridiques, économiques, commerciales, politiques, ainsi que celles de la liberté d’expression et de la citoyenneté, géopolitiques.

Le trafic sur internet ne cesse de croître, une évidence que cette rançon du succès ! La vidéo, gourmande en bande passante, sature les réseaux. Le marché mobile des terminaux explose. Les infrastructures doivent évoluer et se développer, le haut débit en premier lieu. Qui doit payer ? Qui pourrait payer ? Des mesures de discrimination, blocage et filtrage (pour les flux illicites), antinomiques avec la philosophie du Net, sont mises à l’ordre du jour, issues de problématiques comme la lutte contre la cybercriminalité, les modèles économiques de l’immatériel, des industries culturelles. La neutralité du Net rencontre ici les débats qui ont accompagné la transposition de la DADVSI, la loi Hadopi… La question se pose également de savoir si le Net est vraiment neutre. Et si la vision d’un cyberespace « idéal » et insensible aux réalités géopolitiques de la planète est réaliste et pertinente.

Un réseau de réseaux

Internet est un réseau de réseaux (de beaucoup de réseaux, grande distance, intranets, locaux) en trois couches : une couche physique (le fil de cuivre des réseaux téléphoniques, la fibre optique…), une couche logique (les logiciels, les protocoles d’internet) et des contenus[1]. Les câbles et les réseaux qu’ils interconnectent appartiennent à l’État ou à des entreprises privées. Les ordinateurs au sein du réseau fournissent un service de base – le transport des données – avec des fonctions très simples nécessaires pour les applications les plus diverses. L’intelligence et la complexité, à savoir le traitement de l’information, sont situées dans des ordinateurs à la lisière du réseau.

La philosophie d’internet repose fondamentalement sur l’absence de discrimination dans l’acheminement des flux et dans le fait de pouvoir, pour tout un chacun, accéder librement au réseau sans avoir à en demander la permission à une autorité. Des travaux montrent qu’un réseau d’information public est d’efficacité maximale s’il aspire à traiter tous les contenus, sites et plates-formes, de manière égale[2].

Cette architecture favorise l’innovation. En effet, les inventeurs ont seulement besoin de connecter leurs ordinateurs, sans qu’il faille modifier ceux de l’intérieur. La structure d’internet n’est optimisée pour aucune application existante spécifique, en conséquence le réseau est ouvert à toute innovation non prévue à l’origine. Il est neutre, au sens où un propriétaire du réseau ne peut pas sélectionner des données au détriment d’une nouvelle structure innovante qui menace une application en situation dominante. Les créateurs n’ont pas besoin d’obtenir une permission de quiconque pour développer une nouvelle application. Les opérateurs réseaux qui font circuler les paquets d’informations ne doivent pas y toucher. Sauf cas de force majeure, comme une congestion de réseau ou une attaque, ils doivent les transporter sans discrimination que ce soit, selon la source, la destination ou le type de message auquel le paquet appartient (données, voix, audio, vidéo). Ce principe est étendu aux services et applications, ce qui interdit les pratiques commerciales de distribution exclusive, d’exclusion et de traitement prioritaire au sein des offres internet.

D’autres réseaux fonctionnent « comme internet » : le réseau électrique auquel tout un chacun peut se connecter pourvu que son équipement corresponde aux normes du système, le réseau autoroutier car, à partir du moment où la voiture a été homologuée et où le conducteur a son permis de conduire, le concessionnaire de l’autoroute n’a pas à savoir pourquoi ni quand l’usager emprunte celle-ci.

Internet repose sur des standards ouverts de formats de données (HTML pour écrire des pages web) et de protocoles de communication (TCP/IP, HTTP). Il fonctionne à base de logiciels libres : Apache, SendMail, Linux… Il est donc difficile de verrouiller le réseau par la pratique du secret. Les logiciels libres contribuent à construire une plate-forme neutre. Ils la protègent par des licences comme la GPL et la diffusion du code source, garantissant aux développeurs qu’elle le restera dans l’avenir.

Au-dessus du réseau internet « se répandent à grande vitesse des applications du web comme les réseaux sociaux, le commerce électronique, l’usage des smartphones ou des tablettes, les blogs, les chats, la téléphonie sur IP, la géolocalisation, les sites de notation des restaurants, hôtels, voyages, les sites de rencontres, les sites de partage de vidéos, les jeux en ligne, etc. On pourrait se dire qu’on est vraiment embarqués sur un “bateau ivre”… De plus, vu les dangers et les menaces de piratage dont les médias se font écho pratiquement chaque jour, on peut également se dire que le bateau, en plus d’être “ivre”, navigue dans un véritable “champ de mines” !!! »[3]. Nous y reviendrons.

Les acteurs du Net

Quels sont les acteurs du Net ? Les internautes bien sûr. La puissance publique. Sur le plan économique, « la dernière décennie a consacré l’organisation économique d’Internet en quatre groupes d’acteurs : producteurs d’éléments de réseaux et de terminaux (ex. Intel, Microsoft, Cisco, Alcatel-Lucent, Dassault Systems), opérateurs réseaux (ex. AT&T, Verizon, France Télécom), fournisseurs de services et intermédiaires (ex. Google, Amazon, eBay, Pages Jaunes) et producteurs de contenus (ex. The Walt Disney Company, Time Warner, Lagardère, Reed Elsevier). La catégorie la plus récente, les intermédiaires, est celle qui participe le moins à l’investissement dans les réseaux, échappe largement à l’impôt et réalise les bénéfices les plus importants. C’est aussi celle qui occupe une part croissante des ressources en bande passante »[4]. On compte de l’ordre de 27 000 acteurs de par le monde.

Internet est une plate-forme qui semble mettre les internautes en relation directe, ce qu’elle n’est pas. Il y a le coeur du réseau, à savoir les réseaux d’accès avec la boucle locale (dédiée à une habitation ou à une entreprise) en cuivre ou en fibre optique, les opérateurs étant les fournisseurs d’accès à internet. Les points d’interconnexion assurent l’ouverture sur les autres réseaux d’accès par l’intermédiaire des « backbones », épine dorsale du réseau mondial[5]. Concernant les tuyaux et les flux de données, il y a donc les fournisseurs d’accès au client final, les opérateurs de transit au niveau du backbone, les hébergeurs qui stockent les données (dans des serveurs, les « data center »), les fournisseurs de « cache ».

Qui paye ?

Au plan mondial, le marché du transit et du cache représente quelques milliards d’euros, celui de l’accès plusieurs centaines de milliards d’euros. Historiquement les fournisseurs de contenus payaient les opérateurs de transit mais pas les fournisseurs d’accès. Aujourd’hui, les fournisseurs d’accès font payer une partie de leurs contrats aux fournisseurs de contenus. La téléphonie subventionne l’accès à internet. Nous avons vu ci-avant que la catégorie des intermédiaires (Google…) était celle qui participait le moins à l’investissement dans les réseaux, échappant largement à l’impôt et réalisant les bénéfices les plus importants. Les consommateurs payent davantage que les fournisseurs de contenus. Les enjeux sont d’importance et la bataille fait rage.

Le trafic va continuer à augmenter. La qualité de l’internet dépend en grande partie du dimensionnement des interconnexions, de la taille des tuyaux entre les réseaux des fournisseurs d’accès et les autres opérateurs de l’internet. Il va falloir investir dans les infrastructures fixes et mobiles. Qui va payer ? L’écosystème d’internet est complexe. Ménager un bon équilibre économique ne va pas de soi car les conflits d’intérêt sont bien réels. Comment par exemple mettre en place des mécanismes amenant les opérateurs qui induisent un trafic à payer aux fournisseurs d’accès un montant dépendant de la partie asymétrique des flux qu’ils engendrent ?

Certains, se fondant sur le fait qu’internet est et doit rester un bien commun de l’humanité, avancent l’idée d’un caractère et d’un financement publics, reposant donc sur l’impôt (notamment la fiscalité numérique qui reste un objectif majeur à mettre en oeuvre), d’une infrastructure publique d’intérêt général. Au même titre que d’autres infrastructures, par exemple les adductions d’eau, le réseau ferré ou les réseaux électriques qui le sont, l’étaient ou devraient le redevenir. Car le risque existe de dégradation de la qualité si les opérateurs n’investissent pas dans les réseaux ou privilégient la commercialisation des services gérés, mettant ainsi à mal le principe de non-discrimination, un des piliers de la neutralité du Net. Par exemple, les opérateurs réseaux sont tentés de facturer aux offreurs de contenus des services de livraison prioritaire, et aux abonnés une qualité de service privilégiée ou des bouquets de contenus exclusifs. En tout état de cause, la puissance publique ne saurait se désintéresser d’une infrastructure sociétale stratégique.

Une question centrale : la gestion du trafic

Faut-il mettre de l’intelligence dans le réseau ? Internet ne donne pas de garanties de performances dans l’acheminement, contrairement aux réseaux de type « circuits virtuels ». Les applications n’ont pas les mêmes besoins en termes de performances. La vidéo requiert beaucoup de bande passante, ce qui n’est pas le cas de la messagerie. Les applications en temps réel, synchrones, comme la téléphonie, se distinguent des applications asynchrones, le transfert de fichiers par exemple. La qualité dépend de l’interconnexion, de l’éloignement aussi, ce qui met en évidence l’intérêt du « peer to peer » qui distribue les échanges de fichiers entre plusieurs utilisateurs. Des routeurs sont capables de faire de la gestion de trafic à très haut débit avec des priorités. Faut-il permettre la discrimination des flux, mettre des priorités (ce qui n’est pas le cas en France pour les offres « triple play ») ? Les marchands répondent oui, on s’en doute. D’autres font dépendre la réponse du caractère commercial ou non des applications. Il y aurait alors l’internet et le non internet des services gérés. Ce qui supposerait que le commercial ne pénalise pas l’internet, qu’il y ait une garantie de qualité. Et il y a ceux pour qui il ne saurait y avoir de priorisation sur internet, bien commun, les services gérés n’existant que pour des applications qui en ont vraiment besoin. On pense par exemple à des services d’urgence médicale. Dans tous les cas, assurer la protection du principe de neutralité suppose des obligations de transparence imposées aux opérateurs en matière de gestion de trafic.

Sous l’angle du blocage et du filtrage

Le débat sur la neutralité du Net s’est aussi développé sous l’angle du « blocage », qui consiste à empêcher une communication sans inspection de contenu, et du « filtrage », qui repose sur une inspection de contenu, les deux soulevant des questions liées à la liberté d’expression sur internet. Les pouvoirs publics recherchent en la circonstance des moyens pour faire respecter la loi sur internet et lutter contre la cybercriminalité. Effectivement, l’État doit combattre les comportements attentatoires aux principes et valeurs de la société. Internet n’est pas un espace de non-droit. Les industries culturelles font pression, au nom de leurs modèles économiques traditionnels, pour empêcher l’accès aux contenus « illicites ». Mais l’on sait que la frontière avec les contenus « licites » peut être franchie. Et l’on sait surtout que les modèles économiques de l’immatériel ne peuvent pas être ceux de la production des biens matériels, les coûts marginaux de production et de diffusion d’un exemplaire supplémentaire étant quasi nuls[6]. Un vaste et tumultueux débat qui est loin d’être clos !

Un opérateur d’accès qui aurait une obligation légale de blocage serait amené à intervenir sur les contenus alors que son métier consiste à les acheminer. Les techniques de blocage (d’adresses IP, de noms de domaine, d’URL) et de filtrage ont un coût. Sont-elles efficaces ? Elles se contournent (utilisation de sites « miroir », de proxy, recours à un réseau privé virtuel) et peuvent engendrer des effets pervers (sur-blocage – les faux positifs – et sous-blocage – les faux négatifs –, chiffrement qui présente des risques pour la sécurité bien supérieurs à la défense des intérêts protégés…). Il est interdit d’utiliser son téléphone portable au volant. Pour autant, on n’a pas (encore ?) mis en place des dispositifs de blocage de cet usage-là.

Le rapport d’information déjà cité rappelle (page 34) : « Bien que, de manière générale, la Constitution n’oblige pas le législateur à prévoir l’intervention du juge pour prononcer toute mesure de restriction de la liberté individuelle, le Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision sur la loi HADOPI, qu’en raison de l’importance de la liberté d’expression et de communication et du rôle que joue l’accès à internet à l’égard de cette liberté, le législateur ne peut pas laisser une autorité administrative prononcer la sanction de suspension de cet accès. Il a ensuite précisé dans sa décision sur la LOPPSI que les dispositions confiant à l’autorité administrative le pouvoir de prononcer des mesures obligatoires de blocage “assurent une conciliation qui n’est pas disproportionnée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et la liberté de communication garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789”, la décision de l’autorité administrative étant notamment toujours contestable devant le juge. »

Mais internet est-il vraiment neutre ?

Prenant un peu à contre-pied le débat sur la neutralité du Net, certains posent la question (iconoclaste ?) de savoir s’il est vraiment neutre. Serait-ce un mythe ?[7] La neutralité débattue est relativisée.

Le grand public ne le sait pas toujours mais l’ICANN, une association de droit californien, contrôle les ressources critiques que sont les adresses IP, les extensions et noms de domaines (fonction importante, noeud stratégique qui conditionne la visibilité sur le réseau), de par une dévolution du Ministère Américain du Commerce et dans l’absence de transparence requise ! Ainsi la France gère-t-elle son domaine national (.fr) en vertu d’une délégation accordée par cette association. Il est pour le moins surprenant et paradoxal de voir un espace public mondial géré par une association californienne ! Une nouvelle gouvernance, dans laquelle notamment chaque État aurait voix au chapitre dans des rapports d’égalité et en toute indépendance, s’impose car elle est une exigence légitime.

La couche basse d’internet, son épine dorsale en particulier, ce sont des câbles qu’il faut fabriquer et poser, sous la terre, les mers et les océans, ce sont des satellites. Et il faut gérer ces infrastructures. Ce monde est opaque et non régulé. Il est tenu par un club très fermé de gros transporteurs, pour l’essentiel des firmes états-uniennes. Elles contrôlent la quasi-totalité du trafic au plan mondial, ce qui leur procure en passant des profits substantiels.

On a vu que la mise en relation des internautes était loin d’être directe. Il y a des intermédiaires, qui plus est, de plus en plus puissants et concentrés : Google, Amazon, eBay, Apple, Yahoo, MSN, Facebook et autres compagnies. Ils commercialisent tout ce qui peut l’être dans le nouveau monde numérique : données personnelles, données de connexions, statistiques, musique, livres… Et si l’on ne connaît pas les algorithmes que Google utilise, en revanche on sait qu’il leur arrive d’accorder des « faveurs » dans leurs classements au bénéfice de sites avec lesquels l’entreprise entretient des relations commerciales. L’attention des internautes est captée à leur insu. Ils sont devenus la cible de producteurs de contenus en recherche de consommateurs. L’informatique est à la fois du calcul, du stockage et de la communication. L’approche de la neutralité du Net doit être globale. Elle doit aussi s’intéresser aux programmes et aux applications dont on doit savoir ce qu’ils font exactement. Et aux informations (quelles informations ?) qu’ils stockent on se sait trop où pour des utilisations dont il arrive qu’on les ignore.

Des questions de fond, planètaires

Avec internet, nous sommes de plain-pied dans des questions qui ont à voir avec l’état du monde et son devenir[8]. L’économie de la planète s’est réorganisée autour d’internet. Est en question le contrôle du commerce mondial, enjeu majeur comme ont pu l’être dans les siècles passés le contrôle du détroit des Dardanelles ou du canal de Suez. La mondialisation des activités humaines, long processus qui ne date pas d’hier, signifierait-elle dissolution des civilisations, des cultures, des langues (il existe d’autres caractères que latins sans accent : indiens, cyrilliques, arabes, mandarin… et un DNS peut s’écrire avec des idéogrammes), des systèmes économiques, des frontières, des modèles juridiques, des distances… des différences entre les hommes ? Fort improbable (on peut légitimement penser que c’est mieux ainsi) si l’on se réfère à la réalité observée. Quid alors de cette perception d’internet système global, homogène, offrant une plate-forme universelle de communications multimédia ? Exception paradoxale ou mythe, un de plus ? « L’internet est un réseau de réseaux autonomes depuis son ouverture commerciale au début des années 80. Il est fragmenté par construction, et il le restera »[9]. Et cette fragmentation devrait se renforcer. Avec « des webs “régionaux” ou même “continentaux”, à l’instar de la Chine et de son “AsiaNet” ; des webs “linguistiques”, où l’on pourra utiliser toute la puissance de sa langue maternelle pour exprimer une recherche, une adresse email ; des webs “culturels” qui embarqueront ou non des webs sectaires et/ou ethniques ; des webs “fermés”, sécurisés, anonymisés, plus ou moins cachés selon les objectifs suivis par leurs promoteurs et/ou utilisateurs ; des webs commerciaux, sur base “navigation” et/ou activité sociétale, essayant avec des bonheurs divers d’attirer des internautes dans leurs filets pour en revendre l’identité et leurs besoins et/ou habitude et/ou opinion… »[10]. La Chine s’est émancipée du contrôle américain de l’internet et ce sera bientôt le cas de l’Inde. Cela a nécessité le travail de milliers d’ingénieurs pendant des années.

Pourtant, « un épouvantail agité fréquemment par les gardiens du temple est la balkanisation ou fragmentation du réseau, avec son cortège de calamités, discontinuité des communications, confusion des noms et adresses, instabilité, insécurité, perte de fiabilité… Faudrait-il s’efforcer de maintenir au maximum un système de contrôle historique dont les éléments critiques sont verrouillés par le gouvernement des États Unis ?… oubliant au passage que la Chine a construit son propre internet, qu’il existe des milliers d’intranets… S’il fut un temps où l’ICANN, mandataire du gouvernement US, faisait la loi, on observe maintenant un réveil des gouvernements dits du sud… Le tropisme de fragmentation se renforce à mesure que les enjeux techniques deviennent minoritaires au regard d’autres domaines comme la propriété intellectuelle, le filtrage des informations, les investissements en infrastructure, la législation, la criminalité, ou les facteurs culturels et religieux »[11]. S’affrontent des modèles de cybersociétés, ayant chacune leurs valeurs, avec leur cortège de cyberconflits, cyberattaques[12], opérations de manipulation et désinformation, leurs enjeux en matière de souveraineté, de régulation et de sécurité des systèmes d’information. Dernière illustration en date, la publication par les États-Unis de leur « International Strategy for Cyberspace » dans laquelle ils indiquent leur volonté de réguler l’internet, de promouvoir un Internet « ouvert, interopérable, sécurisé et fiable »[13]. Un objectif louable mais, pour autant, les moyens annoncés ne manquent pas d’en inquiéter légitimement plus d’un de par le monde. En effet, « pour réaliser ce futur et aider à promulguer des normes positives, les États-Unis associeront diplomatie, défense et développement pour favoriser la prospérité, la sécurité et l’ouverture afin que chacun puisse bénéficier de la technologie du réseau ». Et les points sont mis sur les « i » : « Les États-Unis vont, avec d’autres nations, encourager un comportement responsable et s’opposer à ceux qui chercheront à perturber les réseaux et systèmes, en dissuadant et démasquant les acteurs malicieux, en défendant ces installations nationales vitales de façon aussi nécessaire et appropriée qu’il faudra. Nous nous réservons le droit d’utiliser tous les moyens – diplomatiques, informatifs, militaires et économiques – si appropriés et compatibles avec la loi internationale, afin de défendre notre nation, nos alliés, nos partenaires et nos intérêts. Nous épuiserons toutes les options avant d’en venir à la force militaire à chaque fois que nous le pourrons. » Le cyberespace est décidément bien dans l’espace « réel » !

Des mesures à prendre

L’enjeu de défense d’un bien commun et d’un bien public à l’échelle de la planète se situe donc dans un contexte global pluraliste. Cela étant, réaffirmer ces caractères de bien commun et bien public ainsi que le bien-fondé de l’intervention de la puissance publique reste fondamental. Cela implique quelques mesures qui figurent dans le rapport parlementaire déjà cité : inscrire dans la loi le principe de neutralité ; prévoir a minima l’intervention systématique du juge pour éviter les dérives en matière de blocage et s’interroger sur son efficacité ; réserver l’appellation internet aux services respectant le principe de neutralité et ainsi les distinguer des services gérés à caractère commercial ; obliger à une qualité « suffisante » pour tous les internautes. En définitive, faire en sorte qu’internet reste une plate-forme ouverte. Diderot et d’Alembert ont peut-être rêvé à un outil miracle faisant accéder en un tour de main tous les humains à toute la connaissance… L’enjeu est de conserver leur rêve devenu réalité.

Jean-Pierre Archambault
Président de l’EPI

PS : le débat sur la neutralité du Net est un débat de société qui concerne tous les citoyens. Il mêle d’une manière inextricable des questions politiques, économiques, juridiques et des concepts scientifiques et techniques : couches et protocoles de l’internet, adresses IP, réseaux d’accès et de transit, réseaux privés virtuels, routage, gestion du trafic, interconnexion des réseaux, chiffrement, standards ouverts… D’une manière évidente, un exercice plein de la citoyenneté suppose des connaissances de la science informatique, des représentations mentales efficientes. Fort opportunément, le programme de l’enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » créé en Terminale S à la rentrée 2012 comporte une partie consacrée aux réseaux. Une première avancée bienvenue pour les élèves de la filière scientifique ! Et tous sont concernés.

Notes

[1] Rapport parlementaire d’information déposé par la Commission des Affaires Économiques sur la neutralité des réseaux : Voir « Internet en 32 points », pages 16 à 20. « Innover ou protéger ? Un cyber-dilemme », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 58 de juin 2006, p. 42-45.

[2] Voir rapport parlementaire ci-dessus note 2, page 13.

[3] « La Netocratie », Mauro Israël, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ?, juin 2011. http://www.forumatena.org…

[4] « La neutralité du Net, un mythe paradoxal », Dominique Lacroix, Forum Atena Mythes et légendes des TIC, page 16. http://www.forumatena.org

[5] Voir rapport parlementaire ci-dessus note 2, « Interconnexion, transit et peering », pages 52 à 56.

[6] « Téléchargement sur Internet : quelle légitimité ? », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 57 de mars 2006, p. 42-45.

[7] Voir note 5 « La neutralité du Net, un mythe paradoxal », Dominique Lacroix, Forum Atena Mythes et légendes des TIC, page 16.

[8] Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011. http://www.forumatena.org…

[9] « Où va l’internet ? Mondialisation et balkanisation », Louis Pouzin, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011. http://www.forumatena.org…

[10] Michel Charron, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011. http://www.forumatena.org…

[11] Voir note 10 « Où va l’internet ? Mondialisation et balkanisation », Louis Pouzin, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011. http://www.forumatena.org…

[12] « The Malicious Flash Crash Attack ou pourquoi il faudra peut-être ralentir les transactions électroniques », Robert Erra, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011 http://www.forumatena.org…

[13] « Les États-Unis veulent réguler Internet », Orianne Vatin, L’informaticien, le 18 mai 2011.




Les brevets logiciels : une histoire de fous !

Kalidoskopika - CC by-sa« Les entreprises trouvent plus intéressant de gagner de l’argent en se faisant mutuellement des procès qu’en créant vraiment des produits. » Tel est le cinglant résumé de ce récent éditorial du Guardian qui prend appui sur l’actualité, dont le fameux rachat de Motorola par Google, pour nous livrer un constat aussi amer qu’objectif[1].

« Les brevets étaient censés protéger l’innovation. Maintenant ils menacent de l’étouffer. » Voilà où nous en sommes clairement maintenant.

Un nouvel exemple d’un monde qui ne tourne pas rond. Un nouvel exemple où le logiciel libre pourrait aider à améliorer grandement la situation si le paradigme et les mentalités voulaient bien évoluer.

Brevets logiciels : une histoire de fous

Software patents: foolish business

Éditorial du Guardian – 21 aout 2011 (Traduction Framalang : Goofy et Pandark)

Les entreprises trouvent plus intéressant de gagner de l’argent en se faisant mutuellement des procès qu’en créant vraiment des produits.

La plupart des gens comprennent les raisons et les arguments en faveur des brevets industriels. Ces derniers fournissent à un laboratoire pharmaceutique — qui a investi une fortune dans le développement d’un nouveau médicament — une sorte d’opportunité pour, pendant une période limitée, rentabiliser sa mise initiale avant que le reste du monde ne puisse en faire des versions moins chères. Mais les brevets logiciels, bien que semblables au plan juridique, sont très différents sur le plan pratique. Quand Google a racheté la division téléphone mobile de Motorola pour 12, 5 milliards de dollars la semaine dernière, l’événement a fait des vagues dans le commerce comme dans l’industrie, parce qu’il ne s’agissait pas d’acheter les mobiles de Motorola mais son portefeuille de plus de 17000 brevets logiciels, denrée devenue la poudre d’or de l’âge numérique.

Les brevets constituent une industrie qui brasse plusieurs milliards, et les entreprises trouvent plus intéressant de gagner de l’argent en se faisant des procès qu’en créant un produit. Jusqu’au milieu des années 90 l’industrie informatique — Microsoft compris — étaient opposée à cet abus de licences. essentiellement parce que l’industrie était suffisamment innovatrice pour pouvoir se passer de la protection des brevets, qui de toutes façons incluaient des avancées technologiques relativement ordinaires, considérées comme la routine du travail d’ingénieur.

Puis, la tentation entra en scène. Les juristes des entreprises prirent conscience qu’ils pouvaient poursuivre les autres pour infraction aux brevets souvent achetés par lots. Ils furent rejoints par des entreprises « troll », constituées dans l’unique but d’acheter des brevets et de faire des procès aux autres entreprises et aux développeurs, sachant pertinemment que la plupart accepteraient une transaction à l’amiable plutôt que d’affronter les coûts prohibitifs de leur défense juridique. Les entreprise qui étaient précédemment opposées aux brevets logiciels se sont aujourd’hui lancées dans la course à l’armement. Microsoft a accumulé un gigantesque arsenal de brevets et peut taxer un fabricant comme HTC à raison de 5 dollars par téléphone portable vendu — même si le système d’exploitation Android (développé par Google) utilisé sur les téléphones HTC est « open source » et supposé disponible pour tous. Avec des centaines, si ce n’est des milliers de brevets maintenant en jeu dans un téléphone mobile, il est pratiquement impossible de ne pas enfreindre un brevet d’une manière ou d’une autre. Dans le même temps Google, confronté au puissant aspirateur à brevet de ses rivaux, a été contraint de s’acheter son propre portefeuille en réaction d’auto-défense.

Les brevets étaient censés protéger l’innovation. Maintenant ils menacent de l’étouffer. De telles acquisitions peuvent entraîner les entreprises de technologies de l’information bien loin de leur cœur de métier. Une recherche universitaire menée par le Berkman Center for Internet and Society a montré que les brevets logiciels n’ont procuré aucun bénéfice à l’industrie du logiciel, et encore moins à la société dans son ensemble. C’est dramatique, car un grand nombre d’entreprises qui étaient auparavant opposées aux brevets logiciels se sont ralliées à ce système, rendant plus difficile de trouver une solution efficace. Une fois de plus les consommateurs sont vent debout contre les entreprises. Où sont les forces régulatrices quand on en a besoin ?

Notes

[1] Crédit photo : Kalidoskopika (Creative Commons By-Sa)




Le logiciel libre pourrait-il exister sans le copyright ? La réponse de Stallman

Sebastian Oliva - CC by-saDans l’un de nos récents framabooks, le professeur néerlandais Joost Smiers se pose la question suivante : Et si nous supprimions carrément le copyright ?

Pour en conclure que les cartes seraient évidemment redistribuées mais que le monde ne s’arrêterait pas de tourner. Et force est de reconnaître qu’il n’est pas le seul à envisager cette radicale solution.

Or, apparent paradoxe, il se trouve que, juridiquement parlant, les licences des logiciels libres sont adossées au copyright. Elles le respectent pour mieux, en quelque sorte, le retourner en leur faveur, à fortiori lorsque ces licences sont également copyleft, comme la plus célèbre d’entre elles, la licence GNU GPL.

C’est au père de cette dernière, Richard M. Stallman[1], que Glyn Moody s’est adressé pour lui demander ce qu’il pense du copyright et de l’avenir du logiciel libre si le copyright n’existait plus.

Le logiciel libre pourrait-il exister sans le copyright ?

Could Free Software Exist Without Copyright?

Glyn Moody – 9 juillet 2010 – ComputerWorldUK
(Traduction Framalang : Vincent, Barbidule, Toufalk, Pablo, Goofy, et Petrus6)

Il y a quelques jours, j’écrivais sur la manière dont la licence GNU GPL de Richard Stallman utilise le copyright afin de garantir que les utilisateurs de la licence partagent le code qu’ils distribuent. S’ils ne le font pas, ils sont en violation de la GPL, et perdent donc leur protection contre les actions en violation de copyright.

Cela est bel et bon, mais comme beaucoup l’ont fait remarquer, cela a pour conséquence paradoxale que la licence GNU GPL dépend du copyright, un monopole intellectuel, pour promouvoir la liberté intellectuelle. De plus, cela semble condamner le logiciel libre à un sorte de symbiose avec le copyright, en le contraignant à défendre ce monopole sans lequel la GPL ne serait pas aussi puissante.

Voilà une perspective bien sûr légèrement dérangeante, et je m’étais donc dit il y a peu que je soulèverais la question avec RMS lui-même, puisqu’il avait forcément conscience du problème et qu’il avait peut-être une solution (ce que j’espérais). Ces derniers mois la question s’est posée à plusieurs reprises, j’ai donc pensé que ça valait le coup de publier ses réponses à mes interrogations, pour donner un éclairage sur ce débat crucial.

D’abord, je lui ai demandé comment nous devrions réformer le copyright, puisque c’est un monopole intellectuel dont abusent les éditeurs, mais que la GNU GPL en dépend.

Voici la réponse de Stallman :

« Pour la plupart des œuvres, je pense que le copyright pourrait être acceptable s’il était plus court (je propose 10 ans), s’il permettait une redistribution de copies verbatim non commerciale, et si les « remix » modifiant l’œuvre étaient clairement considérés comme un usage légitime (« fair use »).

Cependant, je pense que les logiciels et toutes les œuvres ayant une utilité concrète doivent être libres. »

Il a poursuivi :

« Je serais heureux que le copyright sur les logiciels soit aboli si c’était fait d’une manière telle que la liberté des logiciels soit garantie. Après tout, le but du copyleft est justement d’atteindre cet objectif pour les dérivés de certains programmes. Si tous les logiciels étaient libres, nous n’aurions pas besoin du copyleft.

Cependant, menée de la mauvaise manière, l’abolition du copyright pourrait n’avoir aucun effet sur les logiciels privateurs (car plus que le copyright, c’est le CLUF, Contrat de licence utilisateur final, et le caractère secret du code qui créent des restrictions), elle viendrait simplement remettre en cause la pratique du copyleft. Naturellement, dans ce cas je m’y opposerais.

En d’autre termes, je me sens plus concerné par l’effet de la loi sur les libertés des utilisateurs que par ce qui pourrait arriver au copyright en tant que tel. »

Je lui ai alors demandé comment l’abolition du copyright pourrait être menée pour que le logiciel libre soit encore possible.

« Il faudrait éliminer le copyright sur les logiciels, déclarer les CLUF juridiquement nuls et adopter des mesures de protection du consommateur qui imposent la distribution du code source aux utilisateurs et l’interdiction de la tivoisation. »

Stallman a expliqué ce qu’il entendait par « tivoisation » il y a quelques années, quand la GNU GPL v3 était en cours d’élaboration. C’est le fait d’élaborer une machine telle que, si l’utilisateur installe une version modifiée d’un programme, la machine refuse de l’exécuter.

Ce nom vient de Tivo, le premier produit dont j’ai su qu’il faisait ça. Le Tivo contient des logiciels libres sous GPL v2, dont le code source est fourni. L’utilisateur du Tivo peut donc modifier le programme, le compiler et installer la version modifiée sur sa machine. Celle-ci refusera cependant de fonctionner car elle aura décelé qu’il s’agit d’une version modifiée. Cela signifie qu’en théorie, l’utilisateur a la liberté numéro 1 (NdT : la liberté d’étudier le fonctionnement du programme), mais en réalité, il ne l’a plus, ce n’est qu’un leurre. Cette pratique est systématique, et elle constitue une menace générale pour la liberté de l’utilisateur.

Nous avons donc décidé d’empêcher cela, en modifiant les conditions de distribution des binaires. Nous avons précisé que si vous distribuez les binaires dans un produit, ou pour être utilisés dans un produit, alors vous devez fournir tout ce dont l’utilisateur a besoin pour installer sa propre version modifiée et faire que le produit fonctionne de la même façon, sous réserve que les changements effectués dans le code ne modifient pas la fonction. L’important est que non seulement l’utilisateur puisse être capable d’installer et faire fonctionner une version modifiée, mais encore que celle-ci doit être capable de faire la même chose que l’original.

Il faut noter que Stallman ne croit pas nécessaire d’abolir complètement le copyright, il propose juste de le restreindre un peu ; la durée exacte pouvant faire l’objet de débat :

« Ma proposition de faire durer le copyright 10 ans à partir de la date de publication se veut conservatrice. Je pense que 5 ans suffisent et je n’ai rien contre une période plus courte encore mais je ne me battrai pas pour ça. »

D’après Stallman, l’avantage de cette « modeste proposition » est qu’elle ne requiert pas de grandes modifications législatives. Alors que ce serait bien le cas pour les mesures de protection de l’utilisateur qui seraient nécessaires afin de préserver la liberté du logiciel si le copyright venait à disparaître.

Il est plus facile de faire pression pour ramener le copyright à ses conditions d’origine (14 ans pour les nouvelles oeuvres avec, en option, 14 années supplémentaires) plutôt que pour l’abolir complètement. C’est ironiquement une approche très pragmatique, alors même que Stallman est souvent accusé du contraire.

Notes

[1] Crédit photo : Sebastian Oliva (Creative Commons By-Sa)




8 choses à faire et ne pas faire si vous souhaitez sensibiliser au Logiciel Libre

Mikael Altemark - CC byHier soir je suis tombé sur un article conseil en anglais de la FSFE qui déclinait quelques bonnes et mauvaises pratiques si vous voulez faire connaître le logiciel libre autour de vous (et tout le bien que vous en pensez).

Pour ne pas surcharger la barque Framalang (qui doit tanguer quelque part entre les Seychelles et les Maldives), j’ai choisi de m’adresser à d’autres esclaves bonnes volontés du Libre. Ceux de l’émérite site LinuxFr qui présente la particularité d’abriter en son sein des êtres prêts à tous les sacrifices pour faire avancer La Cause.

Et hop, un rapide journal bien senti avec un Framapad inside, et le tour est joué.

Suffit d’attendre et de ne pas oublier de bien saluer tous ceux qui franchissent le pad (par contre j’avais oublié la bière, désolé).

Et c’est ainsi qu’en plein samedi soir du mois d’août, nous traduisîmes en à peine trois heures et à plusieurs mains (une bonne petite vingtaine, soit, si vous me suivez, dix personnes) ce court exposé plein de bon sens (à la limite de l’enfonçage de portes ouvertes ?) qui devrait, à n’en pas douter, faire au moins doubler le taux de convertis dès la rentrée prochaine.

Ça a bossé dur et vite en tout cas, rien que pour le titre, on a eu les propositions suivantes : « De la communication efficace du logiciel libre », « Plaidoyer efficace pour le logiciel libre »[1], « De l’évangélisation efficace du logiciel libre », « Défense efficace du logiciel libre », pour finalement retenir « Promouvoir efficacement le logiciel libre ».

Plus sérieusement, grand merci à mes (éphémères) compagnons de route (longue mais libre) pour ce traducthon improvisé. Je reste, comme au premier jour, fasciné par tout ce que l’on peut réaliser ensemble, de GNU/Linux à cette toute modeste traduction plurielle.

Promouvoir efficacement le logiciel libre

Effective Free Software advocacy

Sam Tuke – 10 août 2011 – FSFE
(Traduction collective LinuxFr : NeoX, mansuetus, Roro7302, Jeece, eastwind, crabs, fiuzzy, oktail, qdii et quelques autres anonymous)

Expliquer ce qu’est le logiciel libre est une tâche importante mais parfois délicate et difficile. Des concepts et une terminologie complexes, de subtiles variantes et un contexte social, politique et économique particulier, peuvent nous éloigner d’une communication efficace. Ces quelques lignes ont pour but de vous aider à présenter vos propos pour qu’ils soient à la fois plus clairs, cohérents et convaincants.

1) À faire : Dès qu’une occasion se présente, parler ouvertement et régulièrement du logiciel libre avec vos amis et vos proches.

1) À éviter : Critiquer les autres pour leur désintérêt ou leur manque de compréhension du logiciel libre. Essayez plutôt d’écouter ceux qui ne sont pas d’accord avec vous en n’essayant pas de les forcer à adopter votre point de vue. Le logiciel libre est un sujet intrinsèquement important. Mais si une personne en particulier ne peut en appréhender sa valeur, alors n’insistez pas et attendez de trouver quelqu’un d’autre qui sera prêt à poursuivre la discussion avec vous.

2) À faire : Présenter, de manière constructive, des exemples réels de problèmes posés par les logiciels propriétaires. Faire allusion au vendeur peut être tout aussi efficace que de mentionner le nom d’une entreprise.

2) À éviter : Focaliser sa critique du logiciel propriétaire sur une seule et unique entreprise. Si vous avez besoin de nommer une entreprise, essayez d’en citer d’autres. Les problèmes liés aux logiciels non libres sont génériques. Partir d’une situation globale affectant une pratique ou un marché donnera plus de poids à vos arguments et évitera les partis pris.

3) À faire : Citer les faits et les sources à chaque fois que cela est possible et être clair sur la provenance des informations. Si vous ne pouvez pas vous souvenir immédiatement de la référence, pensez à la transmettre plus tard par courrier électronique.

3) À éviter : Baser votre argumentation sur des informations non ou mal sourcées. Tenez-vous-en aux faits, et laissez les hypothèses de travail, les généralités et les suppositions pour les rares occasions où elles pourront être vraiment utiles.

4) À faire : Choisir avec soin vos arguments selon votre propre niveau de compréhension et celui de votre auditoire. Restez concentré sur les sujets que vous maîtrisez, ceux pour lesquels vous avez une expérience personnelle (même modeste) et dans lesquels vos auditeurs seront susceptibles de se reconnaître.

4) À éviter : Ennuyer ou irriter un auditoire inadapté et non préparé à un discours par trop technique ou philosophique. Vous êtes naturellement motivé pour parler en long et en large de vos sujets ou concepts favoris, mais rappelez-vous que si le but est de communiquer sur le logiciel libre, alors il vous faut déterminer au préalable l’interêt et le niveau technique de votre auditoire et adapter votre discours en conséquence.

5) À faire : Faire preuve de patience, de calme, de raison et d’objectivité dans votre communication. Évitez les situations de crises et sinon tentez de les désamorçer.

5) À éviter : Être pressant, aggressif ou trop impliqué personnellement dans vos propos. Vous n’avez rien à prouver et le logiciel libre continuera à vivre quel que soit l’avis d’un individu ou d’un groupe. Soyez simplement constructif dans vos propositions.

6) À faire : Rencontrer et discuter avec des personnes potentiellement intéressées par le logiciel libre. Sollicitez ces contacts et veillez à vous montrer disponible pour répondre à leurs demandes.

6) À éviter : Passer votre temps à contacter des personnes qui ont clairement manifesté leur désintérêt pour le sujet. Vous seriez plus utile en d’autres lieux.

7) À faire : Effectuer des démonstrations de logiciels libres de qualité, en particulier si vous les utilisez vous-même. Voir c’est retenir, et montrer comment vous tirez profit des logiciels libres au quotidien peut être plus percutant que n’importe quel argument idéologique.

7) À éviter : Promettre ou insinuer des choses que les logiciels libres ne peuvent pas apporter. Vous pouvez faire énormément de choses avec des logiciels libres, mais vous ne pouvez pas tout faire, et prétendre le contraire ne ferait que nourrir des attentes et mènerait à la frustation et la déception.

8) À faire : Trouver des moyens d’inviter les nouveaux venus à rencontrer d’autres partisans du logiciel libre et à assister à des évènements organisés par des groupes d’utilisateurs locaux. Essayez de réunir des personnes ayant des centres d’intérêts communs est également un terreau favorable pour les nouveaux arrivants dans le monde du logiciel libre.

8) À éviter : Espérer que chaque personne croisée souhaite adhérer et participer à vos groupes d’utilisateurs de logiciels libres (LUG) ou à votre hackerspace. La plupart des gens ne se déplacent à une manifestation, une rencontre, que si cela correspond à leurs centres d’intérêts et leur niveau de compréhension. Seuls certains de vos contacts sont prêts à accorder une partie de leur temps libre à ce genre d’évènement . Lorsque c’est le cas, n’oubliez pas de rester accueillant et patient.

Notes

[1] Crédit photo : Mikael Altemark (Creative Commons By)




Geektionnerd : Google Panda

La mise à jour de l’algorithme de Google, nom de code «Panda», a été déployée en France la semaine dernière. Aux dernières nouvelles Framasoft ne fait partie du nombres des victimes.

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Librologies : une nouvelle chronique hebdomadaire sur le Framablog

Valentin VillenaveBonjour à tous, amis lecteurs du Framablog !

À l’invitation d’aKa (qu’il en soit remercié jusqu’à la septième génération — je vous rappelle que Framasoft accepte aussi les dons), je me permets de vous proposer aujourd’hui, et pour les semaines à venir, une chronique hautement bavarde et intellectuelle (voire #lmi), en forme d’auto-critique du mouvement Libre et de ses alentours. C’est une démarche nécessairement subjective, mais j’espère pouvoir aller au-delà de mon point de vue personnel pour pouvoir isoler, analyser et conceptualiser nos petites manies d’internautes et de Libristes.

Ces chroniques se réfèrent abondamment aux Mythologies[1] que publiait Roland Barthes voilà presque 60 ans, à la frontière entre sémiologie, idéologie et politique : bref, c’est ici qu’on déballe les grands mots ! Je ne parle ici qu’en mon seul nom de Libriste de base, musicien, contributeur GNU, sympathisant de plusieurs associations et chercheur-de-petite-bête spécialisé ; cependant je suis extrêmement flatté que cette idée ait pu intéresser le Framablog, dont j’admire depuis longtemps la qualité et la sincérité. Framasoft m’a permis de découvrir le logiciel Libre et sa philosophie depuis près de 10 ans, autant dire que c’est pour moi tout un symbole — ou peut-être un mythe ? À suivre…

Une dernière chose : les commentaires sont là pour troller engager des débats intéressants et rigoureux ; je serai ravi d’y prolonger ces chroniques si nous veillons, par exemple, à choisir et définir soigneusement les termes que nous employons. N’hésitez pas, par ailleurs, à signaler des sèmes ou des motifs qui vous paraitraient dignes d’intérêt ; enfin (je dis ça je dis rien) un formulaire de contact plus confidentiel est disponible sur mon site personnel. Ensemble, traquons le détail qui tue !

Valentin Villenave

Librologie 0 : mythologie des Mythologies

Certains collectionnent les timbres, d’autres codent en Python ; pour ma part, mon loisir préféré se nomme sémiologie. Souvenir de mes études littéraires, signe de mon goût pour le découpage-de-cheveux en quatre, ou simple jeu d’esprit ; ou encore, plus probablement, l’espoir d’apprendre à enfin raisonner correctement.

Nous vivons, de fait, dans un monde où le pouvoir s’exerce principalement par la communication ; l’information n’est pas inaccessible, mais au contraire, multiple et orientée ; les messages innombrables que nous rencontrons chaque jour peuvent s’articuler ensemble pour fabriquer notre consentement.

Au cœur de ce processus, dont il est à la fois le moteur et l’enjeu, se trouve le langage — qu’il soit verbal, visuel ou autre : des mots sont vidés de leur sens, des images nous convainquent ou nous séduisent, des idées nous sont présentées comme des évidences… Or l’appauvrissement d’un langage ne peut aboutir qu’à un épuisement de la pensée : comment prendre le temps de réfléchir, s’interroger ou critiquer lorsque tout invite à se satisfaire d’une pensée toute-prête ?

Ces remarques n’ont rien de nouveau, je m’empresse de l’admettre. La rhétorique et la sophistique existent depuis des millénaires, l’imprimerie depuis six siècles, les médias de masse depuis deux siècles, et leur étude critique s’est considérablement affinée au XXe siècle avec les travaux d’intellectuels tels que George Orwell, Pierre Bourdieu ou Noam Chomsky ; elle continue aujourd’hui avec des publications comme Acrimed ou le Monde diplomatique, et plus généralement, toute une frange de la gauche occidentale éduquée, et dont l’identité s’est précisément construite par une critique des classes dominantes (ce qui n’empêche pas d’en faire partie, comme en témoigne le phénomène dit bourgeois-bohème).

JohnRobertShepherd - CC byL’un des textes fondateurs de cette étude critique de la culture dite « de masse », est aussi l’un des plus accessibles : il s’agit des Mythologies de Roland Barthes, rédigées au cours des années 1950 sous forme de chronique presque anecdotique. Outre l’avènement de cette analyse critique et raisonnée, on peut y lire l’émergence non seulement de Barthes lui-même, qui restera l’un des linguistes les plus importants du siècle, mais aussi de la sémiologie (discipline alors toute récente), de la pensée structuraliste (terme que Barthes récusera volontiers par la suite), et de la sociologie en tant que « sport de combat », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu.

L’attrait (et l’immense succès) de Mythologies, je le disais à l’instant, semble anecdotique : à travers une cinquantaine de textes courts, l’auteur examine des objets de la vie courante (la dernière Citroën, le steak-frites, le Tour de France,…) avec un regard analytique nouveau (surtout pour l’époque), inhabituel, en un mot : exotique. On conçoit dès lors, de surcroît à l’aune de la célébrité ultérieure de Roland Barthes, auteur `culte´ du monde intellectuel parisien, combien ses Mythologies sont devenues à leur tour… un objet mythologique. Tentons donc ici de dépasser cet aspect « carte postale sémiotique », si charmant soit-il, pas davantage que nous ne nous arrêterons sur ce qu’il révèle de la société d’avant 1968.

Dès son avant-propos, Barthes présente sa démarche comme « une critique idéologique portant sur le langage de la culture dite de masse, et un démontage sémiologique de ce langage », née d’« un sentiment d’impatience devant le `naturel´ dont la presse, l’art, le sens commun affublent une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique ». La nature contre l’Histoire, tel sera l’un des axes principaux qui se dégageront peu à peu au fil des Mythologies (publiées dans leur ordre d’écriture). Barthes le résumera ainsi quelques années plus tard dans Le Mythe aujourd’hui : « la fin même des mythes, c’est d’immobiliser le monde » sous le poids des évidences « naturelles », des tautologies ou des fausses concessions ; immobiliser le monde et désamorcer toute dissension, comme si les choses avaient toujours été telles qu’elles sont, et ne pourraient être autrement.

Le mythe est donc message de résignation et de dé-responsabilisation. Il se distingue également par sa capacité d’absorption, de récupération et d’identification : « un trait constant de toute mythologie petit-bourgeoise est l’impuissance à imaginer l’Autre. L’altérité est le concept le plus antipathique au `bon sens´ ». Autre point récurrent, la propension à réduire le monde à des données quantifiables (et sur lesquelles on peut donc mettre un prix) : « nous savons maintenant ce qu’est le réel petit-bourgeois : ce n’est même pas ce qui se voit, c’est ce qui se compte ».

Le « mythologue » est notamment amené à considérer la place de la culture dans une telle société : elle y est vivement appréciée… tant qu’elle sait rester à sa place et ne pas s’encombrer d’un discours politique. « La culture est un bien noble, universel, situé hors des partis-pris sociaux : la culture ne pèse pas. Les idéologies, elles sont des inventions partisanes : donc (…) on les renvoie dos-à-dos, sous l’œil sévère de la culture (sans s’imaginer que la culture est tout de même, en fin de compte, une idéologie). »

Pour intellectuelle qu’il soit, l’analyse de Roland Barthes n’est pas purement abstraite, mais pleinement politique : « statistiquement, écrit-il, le mythe est à droite. Là, il est essentiel : bien nourri, luisant, expansif, bavard. » (Le mythe existe également « à gauche » (c’est-à-dire dans la gauche non-révolutionnaire), mais il y est « inessentiel ».) Non point que le mythe soit ouvertement politique, propagandiste ou idéologiquement orienté, bien au contraire : « le mythe est une parole dépolitisée, nous dit Barthes, il abolit la complexité des actes humains, (…) il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l’air de signifier toutes seules. »

Naturellement, ce terme de « bourgeois » qui apparaît peu à peu dans Mythologies et contamine bientôt son analyse tout entière, doit aujourd’hui être questionné d’un point de vue historique. La pensée de Barthes, comme sa terminologie, suit l’histoire de la gauche française : marquée par le Parti Communiste à la Libération, par les révoltes étudiantes en 1968, et ainsi de suite. Ainsi, les « petit-bourgeois » de Barthes sont les mêmes que ceux de Brecht, à qui l’auteur de Mythologies se réfère d’ailleurs plus d’une fois ; autre exemple, dans l’introduction ajoutée en 1970, nous le voyions plus haut, le lexique se fait guerrier et la Norme bourgeoise devient « ennemi capital ».

Si le mot de « bourgeois » est aujourd’hui passé de mode — dans notre société où la notion même de « classe sociale » semble un concept poussiéreux et folklorique — il est particulièrement intéressant de voir que Roland Barthes lui-même, avait prévu dès les années 1950 sa future disparition « la bourgeoisie, écrit-il dans Le Mythe aujourd’hui, se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée » (c’est lui qui souligne).

Et de fait, quel que soit le nom qu’on leur donne, les mécanismes rhétoriques et médiatiques démontés par Roland Barthes semblent toujours d’actualité. La pauvreté intellectuelle et le parti-pris idéologique du discours médiatique dominant n’ont jamais plus été dénoncés qu’aujourd’hui, nous l’évoquions plus haut ; les mots creux, les formules spécieuses et les détournements linguistiques (même officiellement sanctionnés) ne cessent de contaminer le langage et parasiter les raisonnements.

Le procédé rhétorique du « constat », que décrivait Barthes en son temps, ne s’est jamais mieux porté en ces temps de décapillotade du système financier, où, d’austérité « inévitable » en rigueur « nécessaire », la quasi-totalité des gouvernements fait sien le There Is No Alternative du Thatchérisme. En France, dans les grands partis de gauche et (plus encore) de droite, l’on se doit désormais d’être réactionnaire décomplexé — j’entends moins par là les saillies racistes, sexistes ou homophobes quasi-permanentes, que la résurgence ahurissante d’un fonds idéologique qui est celui de la Restauration — tout y est : populisme, sécuritarisme, divisions du corps social, retour du catholicisme d’État, et jusqu’aux mots d’ordre tels que « enrichissez-vous » ou « le travail rend libre » ! Quant à la « privation d’Histoire » que dénonçait Barthes voilà plus de cinquante ans, les gouvernements de la dernière décennie nous en donnent une illustration criante par leurs atteintes répétées portées à l’Histoire et son enseignement, notamment concernant l’époque coloniale et la seconde guerre mondiale.

J’évoquais plus haut l’affaiblissement et la « folklorisation » des Mythologies de Barthes, y compris — et surtout — auprès d’un certain public plus ou moins intellectuel. C’est que les sciences humaines sont elles-même devenues l’enjeu d’un processus de récupération : les sciences humaines un tant soit peu subversives, dans les sphères académiques, se voient peu à peu déshéritées au profit de l’enseignement de l’économie, exclusivement sous sa forme la plus orthodoxe ; la sociologie elle-même, sous une forme travestie et dégradée, est devenue marketing ; signe s’il en est, le terme même de « concept » se confond aujourd’hui peu ou prou avec un gizmo publicitaire.

Dans un tel contexte, la situation actuelle des citoyens les plus actifs sur Internet (milieux communautaires, activistes, artistiques, coopératifs, illégitimes,…) pose plus d’un problème épistémologique. À commencer par leur volonté d’échapper à la confidentialité de leur audience, à l’effet d’entonnoir produit par tout message un tant soit peu idéologique : comment, par exemple, s’adresser à des non-initiés lorsque l’on est soi-même geek ? De telles questions sont particulièrement récurrentes dans le mouvement Libre, dont une finalité fondamentale est justement d’atteindre à un degré d’intelligibilité, d’accessibilité et de lien social universel. Et là encore, le langage est à la fois un enjeu et un outil primordial : accéder à une discussion et une réflexion de qualité, encore aujourd’hui, requiert au préalable d’en maîtriser les outils (techniques), les modalités (conceptuelles),… voire de posséder un capital social ou symbolique suffisant pour avoir voix au chapitre.

Autre point qui mérite d’être mis en question, l’attitude volontiers critique des citoyens-internautes, Libristes ou non, vis-à-vis du mainstream — ou du moins de ce qu’ils considèrent comme tel, et qui se résume en général aux médias « traditionnels » et à la classe politique. Cette posture se nourrit, sous une forme plus ou moins dégradée, de la critique des médias de ces soixante dernières années, que nous évoquions plus haut — éventuellement sous-tendue, soit d’une culture politique qui peut aller de la gauche radicale à l’anarchisme ou au libertarianisme, soit d’un esprit « potache » (memes, lulz) issu d’un sentiment d’illégitimité.

Quels que soient ses présupposés, cette forme de critique (qui peut aller du simple mouvement d’humeur à une analyse fine et remarquablement étayée) comporte parfois des « taches aveugles » pas toujours assumées ni cohérentes : telle grande entreprise, tel gouvernant, bénéficiera de l’ignorance, l’indulgence ou même la sympathie d’un public pourtant exigeant — particulièrement dans le milieu lié aux licences Libres. Retournement plus intéressant : à partir d’un certain stade, cette attitude originellement critique donne à son tour naissance à une nouvelle culture, de nouvelles chapelles, une nouvelle doxa et les mêmes risques qui l’accompagnent. Dépolitisation du discours, appauvrissement de la réfléxion, recherche du consensus : en fin de compte, le geek n’est que le mainstream de demain.

Signe (et acteur) de ce glissement, l’avénement d’une génération de commerciaux qui investit les lieux de débat public et de coopération communautaire. Marketing dit « viral », chasse au « buzz », data-harvesting, profiling, j’en passe : les échanges sociaux sont contaminés par une démarche de séduction et de vente — d’autant que, nous l’avons vu, les sciences humaines sont passées par là et le publicitaire moderne se doit de faire appel à la connivence du chaland. Il faut être « open », être « in », être « cool », être « pro », être « fun » : les échanges humains semblent tendre vers une moyenne de trois lettres. Dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler la conquête des radios commerciales sur la bande FM dans les années 1980 (laquelle s’auto-célébrait alors, non moins que le Web d’aujourd’hui, comme royaume de la diversité et du choix), l’attention des geeks est polarisée autour de quelques sites à la mode et d’une poignée d’« entreprenautes pognophiles » dont il conviendrait d’examiner attentivement les idéologèmes — ne serait-ce que pour s’assurer qu’ils ne sont pas simplement les faux-nez branchés d’une industrie médiatique toute traditionnelle.

De tout cela, je retire à mon tour un « sentiment d’impatience » et l’envie de prendre le temps d’examiner ce monde dont je fais moi-même partie, ce langage dans lequel je baigne, et mes propres manies d’internaute Libriste. Une lecture de Barthes aujourd’hui, n’invite pas à autre chose : questionner nos propres certitudes, notre propre langage, nos propres préconceptions — ou pour paraphraser Descartes, notre propre « bon sens ». Et c’est ce que je voudrais dresser ici : l’ébauche d’une critique idéologique des avant-gardes de la citoyenneté sur Internet, et notamment du milieu des logiciels et pratiques culturelles Libres dont je suis proche. Mes prétentions ne sont pas scientifiques (d’autres l’ont déjà tenté avec perspicacité), mais reposent sur le rapprochement empirique de quelques images, figures, réseaux de signes qui façonnent ce milieu, en dessinent les tensions et les lignes de force, les fragilités et les incohérences, les motivations et les grandeurs.

En d’autres termes plus geek : time to go meta!

Notes

[1] Crédit photo : JohnRobertShepherd (Creative Commons By)




J’ai eu envie un jour de changer le monde – Frédéric Couchet – TEDx Talk

On ne compte plus les interventions publiques de Frédéric Couchet en tant que délégué général de l’April.

Mais il est plus rare (et plus émouvant) qu’il nous parle de lui en nous narrant son parcours personnel et ce qui l’anime, à savoir avant tout une belle et utile aventure humaine.

C’était en mai dernier lors du premier TEDx de Bordeaux.

—> La vidéo au format webm