Avons-nous perdu le Web que nous aimions ?
Conflit de génération sur le Web…
Les pères fondateurs avaient imaginé un réseau ouvert, génératif, bidouillable.
Ils sont aujourd’hui amers de constater que le Web est devenu un adolescent qui loin de chercher à émanciper ses utilisateurs, tente plutôt de les forcer dans des cases, de les infantiliser, de ne leur laisser aucun contrôle.
Le constat dressé la semaine dernière par Anil Dash a depuis été largement partagé par les vétérans du Web. Comme l’impression d’un paradis perdu.
Mais la roue tourne et les utopistes des débuts rêvent d’un retour aux sources, d’éduquer les milliards de nouveaux internautes, de leur faire partager leur rêve. Est-ce envisageable ? Surtout, même s’ils prenaient conscience des valeurs que portait le Web à ses débuts, la majorité des utilisateurs serait-elle prête à abandonner ses usages confortables actuels pour reprendre le flambeau des fondateurs et à explorer de nouvelles voies respectueuses de ces valeurs ?
Le retour au bricolage high-tech avec un fer à souder allié au code (Ardhuino, imprimantes 3D, FabLabs…), les initiatives comme celles du projet Webmakers qui vise à éduquer au Web toute une génération pour qu’elle s’en empare au lieu de le consommer, autant de signes d’une prise de conscience qui pourrait modifier la donne. Cet article qui lance un coup d’œil dans le rétroviseur n’est pas un moment de simple nostalgie mais une invitation au renouvellement des idéaux fondateurs.
Le Web que nous avons perdu
article original The Web We Lost par Anil Dash, proposé et présenté par Clochix
Traduction framalang
L’industrie technologique et sa presse ont traité l’explosion des réseaux sociaux et l’omniprésence des applications pour smartphone comme une victoire sans appel pour Monsieur Tout-le-monde, un triomphe de la convivialité et de l’autonomisation. On a moins parlé de ce que nous avons perdu tout au long de cette transition, et je trouve que les jeunes générations ne savent même pas comment était le Web autrefois.
Alors voici quelques aperçus d’un Web qui pour l’essentiel a disparu :
- Il y a 5 ans, la plupart des photos qu’on voulait partager étaient chargées sur Flickr, où elles pouvaient être taguées par les humains ou même par les applications et services, en utilisant un système de balises. Les images étaient facilement accessibles sur le Web, en utilisant de simples flux RSS. Et les photos chargées pouvaient facilement l’être sous des licences permissives comme celles fournies par Creative Commons, autorisant la modifications et la réutilisation de n’importe quelle façon par des artistes, des entreprises ou des particuliers.
- Il y a une dizaine d’années, Technorati vous laissait chercher sur la majeure partie du Web social en temps réel (cependant la recherche avait tendance à être horriblement longue pour l’affichage des résultats), avec des tags qui marchaient comment le font les hashtags sur Twitter aujourd’hui. Vous pouviez trouver des sites en relation avec votre contenu avec une simple recherche, et savoir qui s’exprimait dans un fil de discussion, indépendamment des outils ou plateformes utilisés pour exposer des idées. À l’époque, c’était tellement excitant que lorsque Technorati ne put faire face au volume croissant de la blogosphère, les utilisateurs furent très déçus. Au point que même quelqu’un d’aussi habituellement circonspect que Jason Kottke se mit à descendre le service en flammes pour l’avoir laissé tomber. Dès l’instant de ses premiers succès pourtant, Technorati avait suscité les louanges de gens comme John Gruber :
Vous pouviez, en théorie, écrire un logiciel pour examiner le code source des quelques centaines de milliers de blogs, et créer une base de données des liens entre ces blogs. Si votre logiciel était assez efficace, il devait pouvoir rafraîchir ses informations d’heure en heure, ajoutant de nouveaux liens à sa base de données en quasi-temps réel. En fait, c’est exactement ce qu’a créé Dave Sifry avec son incroyable Technorati. À ce jour, Technorati surveille 375 000 blogs et a référencé plus de 38 millions de liens. Si vous n’avez jamais joué avec Technorati, vous manquez quelque chose.
- Il y a dix ans, vous pouviez laisser les gens poster des liens sur votre site ou montrer des listes de liens qui pointaient vers votre site. Car Google n’avait pas encore introduit AdWords et AdSense, les liens ne généraient pas de revenus, c’était juste un moyen d’expression ou un outil éditorial. Le Web était un endroit intéressant et différent avant la monétisation des liens, mais en 2007 il devint clair que Google avait changé le Web pour toujours, et pour le pire, en corrompant les liens.
- En 2003, si vous aviez introduit un service d’authentification individuelle opéré par une société, même en documentant le protocole et encourageant les autres à cloner le service, vous auriez été décrit comme quelqu’un qui introduisait un système de surveillance relevant du « Patriot Act ». Il y avait une telle méfiance à l’égard services d’authentification que même Microsoft abandonna ses tentatives de créer un tel système d’inscription. Même si leur expérience utilisateur n’était pas aussi simple que la possibilité omniprésente de s’identifier avec Facebook ou Twitter, le service TypeKey introduit alors avait des conditions légales de partage des données bien plus restrictives. Et pratiquement tous les systèmes qui fournissaient une identité aux utilisateurs autorisaient l’usage de pseudonymes, respectant le besoin qu’ont les gens de ne pas toujours se servir de leur identité légale.
- Au début de ce siècle, si vous aviez créé un service qui permettait aux utilisateurs de créer ou partager du contenu, ils s’attendaient à pouvoir facilement télécharger une copie fidèle de leurs données, ou importer leurs données vers d’autres services compétitifs, sans la moindre restriction. Les entreprises commerciales passaient des années à travailler sur l’interopérabilité autour des échanges de données simplement pour le bénéfice de leurs utilisateurs, quitte à lever théoriquement les barrières pour l’entrée de la concurrence.
- Aux premiers temps du Web social, il était largement admis que de simples gens pourraient être propriétaires de leur identité en ayant leurs propres sites, plutôt que d’être dépendants de quelques gros sites pour héberger leur identité numérique. Dans cette vision, vous possédez votre nom de domaine et contrôlez complètement son contenu, plutôt que d’avoir les mains liées sur un site géré par une grande entreprise. C’était une réaction sensée lorsqu’on prenait conscience que la popularité des gros sites croît et chute, mais que les gens ont besoin d’une identité plus persistante que ces sites.
- Il y a cinq ans, si vous vouliez publier sur votre site du contenu d’un autre site ou d’une application, vous pouviez le faire en utilisant un format simple et documenté, sans avoir besoin de négocier un partenariat ou un accord contractuel entre les sites. L’expérience des utilisateurs n’était donc pas soumise aux caprices des luttes politiques entre les sociétés, mais basée sur l’architecture extensible du Web lui-même.
- Il y a une douzaine d’années, lorsque les gens voulaient soutenir les outils de publication qui symbolisaient cet état d’esprit, ils mutualisaient le coût des serveurs et des technologies nécessaires à ces outils, même si cela coûtait bien plus cher avant l’avènement de l’informatique dans le nuage et la baisse du prix de la bande passante. Leurs pairs de l’univers des technologies, même s’ils étaient concurrents, participaient même à cet effort.
Ce n’est pas notre Web aujourd’hui. Nous avons perdu les éléments-clés auxquels nous faisions confiance et pire encore, nous avons abandonné les valeurs initiales qui étaient le fondement du monde du Web. Au crédit des réseaux sociaux actuels, ils ont apporté des centaines de millions de nouveaux participants sur ces réseaux, et ils ont sans doute rendu riche une poignée de personnes. Mais ils n’ont pas montré le Web lui-même, le respect et l’attention qu’il mérite comme le support qui leur a permis de réussir. Et ils sont maintenant en train de réduire les possibilité du Web pour une génération entière d’utilisateurs qui ne comprennent pas à quel point leur expérience pourrait être beaucoup plus innovante et significative.
Retour vers le futur
Aujourd’hui, lorsque vous voyez des compilations intéressantes d’informations, elles utilisent encore souvent des photos de Flickr, parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire avec les maigres métadonnées d’Instagram, et qu’Instagram n’utilise le Web qu’à contre-cœur. Lorsque nous ne pouvons pas retrouver d’anciens messages sur Twitter ou nos propres publications sur Facebook, nous trouvons des excuses aux sites alors que nous avions de meilleurs résultats avec une recherche sur Technorati, qui n’avait portant à sa disposition que de piètres logiciels de son époque. Nous assistons à de stupides combats de coqs avec Tumblr qui ne peut pas récupérer la liste de vos contacts sur Twitter, ou Facebook qui refuse que les photos d’Instagram s’affichent sur Twitter, tout cela parce que des entreprises géantes suivent chacune leur propre programme de développement au lieu de collaborer pour être utiles aux utilisateurs. Et nous nous coltinons une génération de patrons qui sont incités à créer des produits toujours plus bornés et hostiles au Web, tout cela pour permettre à un petit nombre de nantis de devenir toujours plus riches, au lieu de laisser les gens se créer de nouveaux possibles innovantes au dessus du Web lui-même.
Je ne m’inquiète pas, nous allons corriger tout cela. L’industrie technologique, comme toutes les industries, suit des cycles, et le pendule est en train de revenir vers les philosophies globales et émancipatrices sur lesquelles le Web social s’est bâti au début. Mais nous allons devoir affronter un gros défi, ré-éduquer un milliard d’utilisateurs pour leur apprendre ce qu’est le Web, comme nous l’avons fait pendant des années il y a dix ans quand tout le monde a quitté AOL, leur apprendre qu’il y a bien plus à expérimenter sur Internet que ce qu’ils connaissent.
Ce n’est pas ici la polémique habituelle à base de : « ces réseaux verrouillés sont mauvais ». Je sais que Facebook, Twitter, Pinterest, LinkedIn et tous les autres sont de super-sites, qui apportent beaucoup à leurs utilisateurs. D’un point de vue purement logiciel, ce sont de magnifiques réussites. Mais ils sont basés sur quelques hypothèses qui ne sont pas forcément exactes. La première idée fausse d’où découlent beaucoup de leurs erreurs est que donner aux utilisateurs de la flexibilité et du contrôle crée forcément une expérience utilisateur complexe qui empêche leur croissance. La seconde hypothèse erronée, plus grave encore, est de penser qu’exercer un contrôle total sur les utilisateurs est le meilleur moyen de maximiser les profits et la rentabilité de leur réseau.
La première étape pour les détromper, c’est que les gens qui sont en train de créer la prochaine génération d’applications sociales apprennent un peu d’histoire, pour savoir de quoi ils parlent, qu’il s’agisse du modèle économique de Twitter, des fonctions sociales de Google ou de n’importe quoi d’autre. Nous devons savoir ce qui a été essayé et a échoué, quelles bonnes idées étaient tout simplement en avance sur leur temps, et quelles occasions ont été gâchées par la génération actuelle de réseaux sociaux dominants.
Qu’est-ce que j’oublie ? Qu’avons-nous perdu d’autre sur le Web social ?