Le juriste et le logiciel libre (Libres conseils 41/42)
Traduction : Framalang d’après une première traduction effectuée par Liu qihao (aka Eastwind) qui remercie François van der Mensbrugghe, Catherine Philippe et Ciarán O’Riordan.
Quelques considérations sur le rôle du juriste dans le domaine du logiciel libre et open source
Till Jaeger
Le docteur Till Jaeger est collaborateur du cabinet d’avocats JBB Rechtsanwaelte depuis 2001. Avocat diplômé et spécialisé dans le domaine du droit d’auteur et du droit des médias, il conseille autant les grandes et moyennes entreprises du secteur des technologies de l’information que les institutions gouvernementales et les développeurs de logiciels sur des sujets impliquant contrats, licences et usage en ligne. Son travail est orienté vers les contentieux relatifs aux logiciels libres et open source. Il est co-fondateur de l’institut pour l’étude juridique du logiciel libre et open source (ifrOSS). En outre, il aide développeurs et éditeurs de logiciels dans le processus de mise en compatibilité et en conformité de leurs licences libres. Till a représenté le projet gpl-violations.org dans plusieurs procès (NdT : devant les juridictions allemandes) dont l’objet portait sur le respect de la GPL. Il a également publié divers articles et livres à propos de questions juridiques sur les logiciels libres et open source. Il a été membre du comité C lors de l’élaboration de la GPLv3.
Pour commencer, clarifions une chose : je ne suis pas un geek. Je ne l’ai jamais été, et je n’ai aucune intention de le devenir. En revanche, je suis juriste. La plupart des lecteurs de ce livre auront probablement tendance à éprouver une plus grande sympathie à l’égard des geeks qu’envers les juristes. Cependant, je ne souhaite pas éluder ce fait : la communauté du logiciel libre et open source n’est pas nécessairement passionnée par les juristes, elle est trop occupée à développer du code. Cela, je le savais déjà au début de l’année 1999, lorsque nos chemins se sont croisés pour la première fois. Néanmoins, d’autres éléments m’étaient, à ce moment-là, encore inconnus. En 1999, tandis que je terminais ma thèse de doctorat portant sur le droit d’auteur classique, j’évaluais l’étendue des droits moraux. Dans ce contexte, j’ai passé un certain temps à réfléchir à la question suivante : comment les droits moraux des développeurs sont-ils protégés par la licence GPL, étant donné que celle-ci confère aux utilisateurs un droit de modification sur leurs logiciels ? C’est ainsi que je suis entré pour la première fois en contact avec le logiciel libre et open source.
À cette époque, les qualificatifs « libre » et « ouvert » avaient évidemment des significations différentes. Mais dans le monde dans lequel je vivais, cette distinction ne méritait pas d’être débattue. Cependant, vu que j’étais libre d’étudier ce qui m’intéressait et ouvert à l’exploration de nouvelles questions sur le droit d’auteur, j’ai rapidement découvert que les deux termes ont quelque chose en commun : bien qu’ils soient effectivement différents, ils sont bien mieux utilisés lorsqu’ils sont ensemble…
Voici trois choses que j’aurais souhaité savoir à l’époque :
Tout d’abord, que mes connaissances techniques, en particulier dans le domaine du logiciel, étaient insuffisantes. Ensuite, que je ne comprenais pas véritablement la communauté et que j’ignorais ce qui importait aux yeux de ses membres. Et cerise sur le gâteau, que je ne connaissais pas grand-chose aux juridictions étrangères, à l’époque. Ces notions m’auraient été précieuses si j’avais pu les aborder dès le départ.
Depuis, j’ai appris suffisamment et, à l’instar de la communauté qui se réjouit de partager ses réalisations, je suis heureux de partager mes leçons (1).
Connaissances techniques
Comment est formée une architecture logicielle ? À quoi ressemble la structure technique d’un logiciel ? Quelles sont les licences compatibles ou incompatibles entre elles ? Comment et pourquoi ? Quelle est la structure du noyau Linux ? Pour citer un exemple, la question essentielle des éléments constitutifs d’une « œuvre dérivée » selon la GPL détermine la manière dont le logiciel pourra être licencié. Tout élément rentrant dans le champ d’une œuvre dérivée d’un logiciel originaire sous licence GPL doit être redistribué selon les termes de cette dernière. Pour évaluer si un programme constitue une « œuvre dérivée » ou pas, il est nécessaire d’avoir au préalable une compréhension technique approfondie. Ainsi, l’interaction des modules de programmes, des liaisons, des IPC (Communications inter-processus), des greffons, des infrastructures technologiques, des fichiers d’en-tête, etc. détermine au niveau formel (parmi d’autres critères) le degré de connexité d’un logiciel par rapport à un autre, ce qui aide à le qualifier ou non d’œuvre dérivée.
Connaissance de l’industrie et de la communauté
Au-delà de ces questions fonctionnelles, l’étendue de mes connaissances des principes régissant le libre était limitée, tant au regard de la motivation des développeurs que des entreprises utilisant du logiciel libre. En outre, je ne connaissais pas son arrière-plan philosophique, et n’étais pas plus familier avec les modalités pratiques d’interactions sociologiques de la communauté. Ainsi, les questions : « Qui est mainteneur ? » ou « Quel est le fonctionnement d’un système de contrôle de version ? » ne trouvaient pas d’écho à mes oreilles. Or, pour servir du mieux possible vos clients, ces questions sont toutes aussi importantes que la maitrise des aspects d’ordre purement technique. Par exemple, nos clients nous demandent de nous occuper du côté juridique des modèles économiques construits sur une double licence de type « open core ». Ceci inclut la gestion des contrats de supports, de services, de développements ainsi que les conventions applicables aux codes sources venant des contributions. Ce faisant, nous guidons entreprises et institutions dans la grande réserve du logiciel libre lors de la mise en place de ces modèles.
D’autre part, nous conseillons aussi les développeurs sur la manière de régler les litiges nés des violations de leur droit d’auteur, notamment via l’élaboration et la négociation de contrats en leur nom et pour leur compte. Ceci étant, pour répondre à tous ces besoins de manière complète, il est fondamental de s’être familiarisé avec cette multiplicité de points de vue.
Connaissances en droit comparé
La troisième chose dont un juriste libriste a besoin, c’est de connaissances à propos des juridictions étrangères, au moins quelques-unes et, plus il en acquiert, mieux il se porte. Pour pouvoir interpréter les différentes licences correctement, il est essentiel de comprendre l’état d’esprit dans lequel s’inscrivaient les personnes qui les ont écrites.
Dans la plupart des cas, le système juridique américain est d’une importance capitale. Par exemple, lors de l’élaboration de la GPL, celle-ci a été écrite avec, à l’esprit, des notions issues de la common law étasunienne. Aux États-Unis le terme « distribution » inclut la distribution en ligne. Or, le système de droit d’auteur allemand établit un distinguo entre la distribution en ligne et hors-ligne. Dès lors, les licences qui ont été rédigées par des juristes de la common law étasunienne peuvent être interprétées comme incluant la
distribution en ligne. Au cours d’un procès, cet argument peut devenir particulièrement pertinent (2).
Un apprentissage permanent
Au final, toutes ces connaissances sont d’une grande utilité. Aussi, j’espère qu’à l’image du processus d’évolution d’un logiciel, qui apporte son lot de solutions aux besoins de tous les jours, mon esprit continuera à répondre aux défis que la vibrante communauté du logiciel libre et open source pose constamment à l’attention d’un juriste.
(1) L‘Institut für Rechtsfragen der Freien und Open Source Software (institut des questions de droit sur les logiciels libres et open source) propose, entre autres, une collection d’ouvrages et de jurisprudences en lien avec les logiciels libres et open source ; pour plus de détails, voir sur le site http://www.ifross.org/.
(2) Voir : http://www.ifross.org/Fremdartikel/LGMuenchenUrteil.pdf, Cf. Welte v.Skype, 2007