Quand le peuple veut hacker sa constitution…

Il y a un peu plus d’un an, nous avions fait écho à l’expérience politique peu banale qui se jouait en Islande en proposant cet article. Les effets de la crise bancaire de 2008 avaient entraîné l’effondrement économique de cette petite « Suisse » qu’était l’Islande. Et voilà que cette île que nous connaissions surtout en France pour ses paysages somptueux et ses geysers menait une forme de révolution pacifique et silencieuse en refusant le système bancaire, en faisant chuter deux gouvernements, et en réunissant une Assemblée constituante, formée de 25 citoyens « ordinaires » chargés de réécrire la Constitution islandaise.

Mieux encore, chacun était invité à participer à cette réécriture collaborative sur le site web dédié. Cela ressemble fort à un conte de fées démocratique et les plus sceptiques d’entre nous rappelleront que l’histoire — avec ou sans majuscule — n’est jamais univoque. Le fait est que nous disposons de peu d’articles et de sources pour nous faire une idée objective de cette expérience. Le fait est, également, que si le cas islandais fut peu évoqué dans les médias depuis 2008, il en était totalement absent depuis des mois. Où en est l’Islande de cette constitution des citoyens ?

Hélas, nous savons bien que la fin heureuse des contes de fées ne sert le plus souvent qu’à faire oublier les épreuves et maléfices qui en forment l’essentiel. Les Nornes veillent en Islande et ne semblent pas favorables : la constitution est en passe d’être rejetée. Nous proposons ici la traduction d’un texte de Thorvaldur Gylfason, l’un des 25 délégués à la Constituante, qui donne son point de vue sur l’expérience, de sa naissance à sa possible chute.

— peupleLà                         

Traduction Framalang : Asta, Lycoris, Garburst, lamessen, Goofy, peupleLà, mathilde, Pouhiouzak, KoS

Grandeur et décadence de la Constitution islandaise et de sa réécriture collaborative

Article original par Thorvaldur Gylfason

Professeur d’économie à l’Université d’Islande, il fut l’un des 25 délégués de l’Assemblée constituante islandaise réunie en session d’avril à juillet 2011, élu par la nation et nommé par le Parlement pour réviser la Constitution islandaise.

En 2008, lorsque son système bancaire s’est effondré, infligeant de lourds dommages collatéraux à ses créanciers étrangers comme à ses propres citoyens, l’économie islandaise est sortie de l’état de grâce. À la suite de ce spectaculaire plongeon, les efforts de l’Islande pour venir à bout de la situation étaient au centre des attentions : elle a assigné en justice les banquiers et autres responsables présumés du désastre, et invité le peuple islandais et ses représentants élus au suffrage direct à jeter les bases d’une nouvelle constitution post-crise destinée entre autres à réduire la probabilité d’un nouvel effondrement.

Des foules de manifestants se sont rassemblées sur la place du Parlement de Reykjavik en frappant bruyamment sur des poêles et des casseroles (NdT : on parle de la révolution des casseroles). Au pied du mur, le gouvernement d’après-crise formé en 2009 lança le processus. Une Assemblée nationale, constituée de 950 individus choisis au hasard dans le registre d’état civil, fut réunie. Tout Islandais âgé de 18 ans ou plus avait une chance égale d’obtenir un siège à l’Assemblée.

Ensuite, sur un panel de 522 candidats issus de tous les milieux sociaux, 25 représentants furent élus par la nation pour former une Assemblée constituante. Celle-ci fut chargée de rédiger une nouvelle constitution reflétant la volonté populaire telle qu’exprimée par l’Assemblée nationale. Croyez-le ou non mais l’élection de l’Assemblée constituante fut annulée sur des motifs douteux et probablement illégaux, par la Cour suprême, dont 8 des 9 juges à l’époque avaient été nommés par le parti de l’Indépendance qui est maintenant dans l’opposition après s’être déshonoré pour sa responsabilité dans la crise. C’est un évènement inédit dans l’histoire islandaise !

Le Parlement décida alors de nommer au Conseil constitutionnel les 25 candidats qui avaient obtenu le plus de votes. Comme avant eux les fondateurs de la constitution américaine de Philadelphie en 1787, les membres du Conseil ont pris quatre mois en 2011 pour ébaucher et adopter à l’unanimité une nouvelle constitution. Le projet de loi constitutionnelle stipule, entre autres :

  • que la réforme électorale doit garantir « une personne, un vote » ;
  • que les ressources naturelles soient détenues par le peuple ;
  • l’exercice de la démocratie directe par des référendums nationaux ;
  • la liberté d’information ;
  • la protection environnementale et un certain nombre de nouvelles dispositions destinées à assurer la répartition des pouvoirs dans le système existant de régime parlementaire semi-présidentiel grâce à un système de garde-fous et contre-pouvoirs.

Le préambule donne le ton : « Nous, peuple d’Islande, souhaitons créer une société juste où chacun a une place à la même table. [1]»  Le peuple a été invité à participer à la rédaction sur le site web interactif du Conseil constitutionnel. Des experts étrangers en droit constitutionnel, tels que le professeur Jon Elster de l’université de Columbia et le professeur Tom Ginsburg de l’université de Chicago, ont publiquement fait l’éloge du projet de loi et de la façon démocratique dont il a été rédigé.

Malgré tout, il était clair dès le début que de puissantes forces politiques chercheraient à saboter le projet de loi. Tout d’abord, bon nombre de politiciens estiment qu’il est de leurs prérogatives, et uniquement des leurs, de réviser la constitution, et considèrent l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel élu par le peuple et nommé par le parlement comme des intrus sur leur territoire. De plus, de nombreux responsables politiques s’inquiètent à juste titre de leurs perspectives de réélection sous la clause « une personne, une voix ». Enfin, de nombreux politiciens ont peur de perdre leur influence suite à des référendums nationaux plus fréquents, et craignent d’être exposés en vertu d’une nouvelle loi sur la liberté de l’information.

Par exemple, une conversation téléphonique cruciale entre le premier ministre et le gouverneur de la Banque centrale quelques jours avant le crash de 2008 est toujours gardée secrète, bien qu’une commission parlementaire ait demandé à entendre son enregistrement. Un dernier point, mais pas des moindres : de nombreux armateurs n’aiment pas la perspective d’être privés de leur accès privilégié aux zones de pêche communes. Les dossiers rendus publics après la crise ont montré que les hommes et les partis politiques avaient été largement récompensés par les banques avant la crise.

Pas besoin d’être un génie pour comprendre que les armateurs doivent avoir traité les politiciens et les partis politiques avec beaucoup de générosité par le passé, et que de nombreux politiciens souhaitent évidemment préserver ce cordon ombilical. Pour résumer, il était clair qu’à bulletin secret, le projet de loi constitutionnelle n’aurait eu aucune chance d’être adopté par le parlement, même après le référendum national du 20 octobre 2012 sur cette loi, au cours duquel 67% de l’électorat a exprimé son soutien à ce projet de loi ainsi qu’à ses principales dispositions spécifiques, y compris la nationalisation des ressources naturelles (83% de Oui), la démocratie directe (73% de Oui), et « Une personne, un vote » (67% de Oui).

Mais le Parlement ne vote pas à bulletin secret. En fait, 32 de ses 63 membres ont été influencés par une campagne de courriels organisée par des citoyens ordinaires qui déclaraient soutenir le projet de loi et voulaient l’adopter dès maintenant. Pourtant, malgré ces déclarations publiques, la loi n’a pas été soumise à un vote du parlement, une trahison abominable — et probablement un acte illégal commis en toute impunité par le président du parlement.

Au contraire, le Parlement a décidé de bafouer ses propres déclarations publiques ainsi que la volonté du peuple exprimée par le référendum national, en gelant le projet de loi. De plus, pour couronner le tout, le Parlement a imposé à la hâte la nécessité pour tout changement constitutionnel sous la prochaine législature d’être approuvé par les deux tiers du parlement et 40% du vote populaire. Un taux de participation minimal de 80% sera nécessaire pour qu’une réforme constitutionnelle soit acceptée à la prochaine session du parlement.

Les politiciens n’ont apparemment prêté aucune attention au fait qu’en suivant ces règles, l’indépendance de l’Islande par rapport au Danemark n’aurait pas pu être acceptée lors du référendum de 1918. Concrètement, cela signifie que nous sommes de retour à la case départ, comme le voulaient les ennemis de la nouvelle Constitution. Il y a un faible espoir que le nouveau parlement respecte la volonté du peuple si l’assemblée sortante manquait à le faire en dépit de ses promesses. Dans son discours d’adieu, le Premier ministre sortant, Jóhanna Sigurðardóttir, déclarait que c’était le jour le plus triste des 35 années qu’elle avait passées au Parlement.

[1] Le préambule dit précisément : « We, the people who inhabit Iceland, wish to create a just society where every person has equal opportunity. », « Nous, peuple habitant de l’Islande, souhaitons créer une société juste où chaque personne bénéficie des mêmes possibilités. »)

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Quelques liens pour en savoir plus…

Islande, une nouvelle constitution collaborative, sur un blog militant, Juin 2011.

Islande, une constitution citoyenne, sur un blog de Mediapart, mars 2012.

Une constitution pour changer d’Islande ? le Monde diplomatique, octobre 201.

…n’hésitez pas à proposer d’autres sources d’information/réflexion dans vos commentaires.