Vu à la télé : le lobbying de Microsoft à l’école dévoilé dans un documentaire

Alexis Kauffmann - Spécial Investigation - Canal+« Le logiciel libre, c’est la hantise des entreprises high-techs… »

Le 8 septembre a été diffusé sur Canal+ le documentaire « École du futur : la fin des profs ? » dans le cadre de l’émission Spécial Investigation. Il nous montre des expériences innovantes dans des classes en France et aux USA, s’intéresse aux marchés des manuels scolaires et accorde une large part à l’offre et aux stratégies commerciales de géants comme Apple ou Microsoft.

Pour avoir, ici-même sur le Framablog, souvent dénoncé des liens trop forts entre Microsoft et l’éducation au détriment de la nécessaire et légitime place à donner au Libre, j’ai été contacté par la réalisatrice Pascale Labout. Du coup j’apparais dans le documentaire (dont vous trouverez un extrait signifiant ci-dessous), tout comme la députée Isabelle Attard qui fait partie de ces trop rares politiques qui prennent le relais et interpellent les pouvoirs publics sur ces questions (le travail d’une structure comme l’April n’y étant pas pour rien).

Merci à la journaliste d’avoir estimé qu’il était important d’informer sur certaines pratiques un peu troubles, de questionner le ministère à ce sujet et d’accorder une place au logiciel libre dans son travail d’enquête.

Un extrait à voir et faire circuler si vous pensez comme nous que cela a assez duré.

Transcript

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Merci au groupe de travail transcriptions de l’April

Prof devant TBI : Vous ne voyez pas très bien, j’en suis navré. OK. Ces verbes sont au présent

Journaliste : La France entame aujourd’hui son virage numérique. Il va donc falloir acheter du matériel informatique : tablettes, ordinateurs, tableaux interactifs, mais aussi des logiciels éducatifs quasiment inexistants dans l’hexagone. Le marché anglo-saxon, en revanche, en déborde déjà. Nous sommes à Londres, au BETT, le salon des technologies de l’éducation. Tout le monde du numérique à l’école s’y est donné rendez-vous.

Des élèves anglais, en uniforme, chantent autour de tablettes.

Journaliste : On y retrouve madame Becchetti-Bizot, la toute nouvelle responsable du numérique au sein de l’Éducation nationale.

Intervenant : Je vous présente la société Education City.

Journaliste : Elle est venue découvrir ce qui pourrait demain équiper nos écoles.

Jamie Southerington, commercial d’Education City : Je voudrais vous montrer ce qu’on peut proposer en français. On a des activités pour les élèves de trois ans. Si vous avez un tableau blanc interactif dans vos classes, on a ce logiciel qui permet aux enfants d’apprendre l’alphabet en chantant. Voilà, il suffit d’appuyer là.

Catherine Becchetti-Bizot, responsable de la direction pour le numérique éducatif : Je suis très surprise par la richesse et la diversité de ce qui est proposé, par la vitalité des petites entreprises qui sont là et qui cherchent vraiment à s’adapter aux besoins de la communauté enseignante.

Journaliste : Aujourd’hui le ministère de l’Éducation nationale est prêt à fournir tous les enfants en tablettes ?

Madame Becchetti-Bizot : Le Ministère n’est pas prêt à acheter pour l’ensemble, ce serait impossible, vous imaginez le prix que ça représenterait ! En revanche il est prêt à nouer des partenariats, à imaginer des consortiums avec les collectivités et les entreprises, peut-être, peut-être ! Je ne sais pas si on va le faire, mais on va essayer de faire ça, pour qu’effectivement on puisse encourager, faciliter l’équipement.

Journaliste : Des partenariats qui font rêver les industriels car le marché à conquérir est énorme. Sur le plan mondial, il est estimé à 100 milliards d’euros et les prévisions de croissance donnent le tournis : plus de 1500 % pour les dix ans à venir.

Aujourd’hui le leader sur le marché de la tablette éducative, c’est Apple. Pourtant la marque n’a pas de stand officiel sur le salon, elle préfère mettre en avant ses partenaires fournisseurs de contenus, les fameux logiciels éducatifs.

Pourquoi la société Apple est-elle absente du salon ?

Mark Herman, directeur d’Albion : Parce qu’on n’a plus besoin d’expliquer ce qu’est un iPad. Tout le monde sait ce que c’est. En revanche on doit prendre les gens par la main et leur faire des démonstrations pour leur montrer le potentiel éducatif de nos logiciels. Ensuite ils pourront décider si ça les intéresse ou s’ils veulent acheter chez nos concurrents et c’est là qu’on est utile. On est là pour conseiller des écoles, pas pour leur forcer la main. Mais vous savez, dans les écoles qu’on a équipées, on a pu constater des changements incroyables et c’est une vraie motivation pour nous.

Journaliste : Pour les industriels, ces logiciels sont les meilleurs moyens d’attirer les clients dans leurs filets. Une fois achetés, vous devenez dépendants de leur système informatique. Dans la plupart des cas, votre logiciel Mac, n’est utilisable que par un ordinateur ou une tablette Mac. Idem pour les PC. Nous sommes allés voir l’autre géant du numérique, Microsoft. Pour découvrir leur stratégie de vente, ils nous invitent dans un showroom de logiciels et matériels éducatifs à Paris. Ce lieu a été baptisé la classe immersive.

Enseignante : Voilà. Vous vous asseyez par parterre, là.

Journaliste : Mis en place il y a deux ans au siège de l’entreprise, ici les profs et leurs élèves sont invités à découvrir l’école de demain selon Microsoft.

Robot Nao : Bonjour. Je suis Nao, un robot humanoïde. Je viens de la planète Saturne.

Journaliste : Ce jour-là, une prof à la retraite, engagée par la multinationale, nous fait une petite démonstration devant quelques cobayes.

Prof : Qu’est-ce que c’est ça ?

Enfants : C’est la terre.

Prof : Il va falloir écrire le nom des planètes. Vous prenez ce stylo,là, vous choisissez une couleur.

Journaliste : Le but : séduire les élèves et leurs profs pour vendre aux établissements scolaires une classe du futur, clefs en main.

Prof : On va aller sortir une image d’un livre.

Enfants : Oh ! De la lave et de la fumée !

Prof : Voilà, qui sort. Après ça sort d’où ?

Journaliste : L’homme qui a eu l’idée de showroom c’est Thierry de Vulpillières, le responsable éducation chez Microsoft France.

Thierry de Vulpillières, responsable éducation de Microsoft France : On est chez Microsoft. Notre sujet c’est d’aider la passion pour l’éducation des enseignants et des élèves. 55 % des enfants français s’ennuient à l’école. C’est dommage. Eh bien c’est parce qu’on va déplacer la façon d’enseigner et on va impliquer davantage les élèves que ces outils viennent naturellement s’insérer dans ce nouveau mode d’apprentissage. Ce qu’on souhaite c’est qu’effectivement l’ensemble des élèves puisse bénéficier du numérique. Moi je serais enchanté qu’il y ait 11 millions de tablettes entre les mains de chaque élève.

Journaliste : La difficulté pour Thierry de Vulpillières : la loi interdit de faire de la pub dans les écoles. Alors pour contourner le problème, Microsoft a trouvé une autre stratégie. Nous allons vous montrer comment, depuis des années, l’entreprise américaine noyaute l’Éducation nationale pour vendre ses produits. L’homme qui a découvert le pot aux roses, c’est Alexis Kauffmann, un professeur de mathématiques. En 2008 il se rend sur le site du forum des enseignants innovants, un forum, parrainé par l’Éducation nationale, où les profs présentent des projets pédagogiques. Alexis y découvre une photo qui l’intrigue, celle de cette petite fille asiatique assise dans une classe.

Alexis Kauffmann, professeur de mathématiques : J’ai pu montrer que le site du premier forum des enseignants innovants utilisait les images qu’on retrouvait sur les sites officiels de Microsoft. On voit qu’ils ont un petit bâclé le travail, ils n’ont même pas pris le soin de maquiller, le soin de changer les images.

Journaliste : Ah si, ils l’ont renversée.

Alexis Kauffmann : C’est vrai ils l’ont renversée.

Journaliste : Alexis veut savoir pourquoi une photo de Microsoft se retrouve sur le site. Il découvre alors que la multinationale est à l’origine de ces forums et qu’elle continue de les financer en toute discrétion.

Nous nous sommes rendus au dernier forum des enseignants innovants. Cette année il se tient au Conseil régional d’Aquitaine. Dans le hall, des professeurs présentent leurs projets.

Enseignant : Il n’y a pas de classe, en fait, c’est un espace qui est totalement ouvert sur la vie. On sort dans la vie…

Journaliste : Sur l’estrade des représentants des professeurs, du Conseil régional et du ministère de l’Éducation nationale

Jean-Yves Capul, sous-directeur du développement numérique, Éducation nationale : La direction du numérique pour l’éducation a été voulue par le ministre comme une direction à vocation pédagogique. C’est la pédagogie et pas la technique qui est au cœur de cette direction, même si l’ambition était de réunir les deux aspects, la pédagogie et les systèmes d’information et la technologie.

Journaliste : Dans l’auditoire, au premier rang, assis derrière la plante, Thierry de Vulpillières, monsieur Microsoft. Alexis Kauffmann est venu lui demander plus de transparence sur l’implication financière de la multinationale dans le forum.

Alexis Kauffmann : Quelle est la somme allouée par Microsoft à ce type d’événement, par exemple ?

Thierry de Vulpillières : Moi je ne donne pas de chiffre. La somme est marginale aujourd’hui sur l’organisation de ce forum. Malheureusement. Je suis très content que tu me demandes…

Alexis Kauffmann : Puisque la première fois, Serge Pouts-Lajus avait lancé un chiffre, c’était quasiment 50 % du budget.

Thierry de Vulpillières : Je pense qu’on n’a jamais excédé les 50 %, mais effectivement on a été dans l’ordre de 50 %.

Alexis Kauffmann : C’est quand même assez fort !

Thierry de Vulpillières : Absolument ! Et on est très fier de soutenir cet événement-là.

Alexis Kauffmann : D’accord.

Journaliste : Thierry de Vulpillières n’en dira pas plus. Son parrainage reste discret. Certains professeurs n’en ont même pas connaissance.

C’est un événement qui est en grande partie financé par Microsoft. Ça vous inspire quoi ?

Christophe Viscogliosi, professeur d’économie : Ça je ne savais pas, déjà, d’une part. Et d’autre part ça aurait été mieux que l’Éducation nationale finance intégralement ce type de forum.

Journaliste : Pourquoi ?

Professeur d’économie : Il y a un risque de conflit d’intérêt. Je n’ai pas envie nécessairement d’être obligé d’utiliser les produits Microsoft en cours.

Journaliste : Thierry de Vulpillières est le seul industriel du monde numérique présent ici. De stand en stand, il entretient son réseau avec le corps enseignant.

Thierry de Vulpillières : Laurence Juin. Ce n’est pas son premier forum.

Laurence Juin, professeur de français : Non.

Thierry de Vulpillières : Et donc paradoxalement on a l’impression qu’on est dans un stand de travaux manuels. Vous voyez des fils et de la laine. C’est une enseignante qui a été une des premières enseignantes à utiliser Twitter.

Professeur de français : Twitter ça permet aux élèves de communiquer, c’est-à-dire qu’on est dans une salle de classe mais ça permet d’ouvrir. On a fait des projets de communication où on communiquait avec des hommes politiques, des écrivains, des journalistes. Des échanges courts, qui nous ont amenés à faire des projets plus larges, des rencontres, des écrits, des échanges.

Journaliste : Adepte d’Internet, l’enseignante devient une cible pour le représentant de Microsoft. Ce matin même il a offert dix tablettes à sa classe Professeur de français : On a la chance d’avoir quinze postes informatiques, ce n’est pas le cas tout le temps. On va peut-être avoir des tablettes.

Journaliste : Microsoft ?

Laurence Juin, professeur de français : Oui.

Thierry de Vulpillières : Les petites surfaces vont débarquer chez elle.

Professeur de français : Les bonnes nouvelles. Les forums permettent aussi ces échanges-là.

Journaliste : Dix tablettes offertes pour essayer d’emporter le marché dans un établissement de sept cents élèves. Microsoft a mis en place un lobby bien rodé avec le corps enseignant et sa hiérarchie. Nous avons pu récupérer cette invitation envoyée à certains fonctionnaires de l’Éducation nationale. L’académie de Paris les invite à découvrir l’innovation numérique au siège de Microsoft. Au programme la classe immersive. Souvenez-vous, le showroom de Microsoft, inventé pour faire la promo de la classe du futur. Pour Alexis Kauffmann c’est la neutralité de l’école qui est mise à mal.

Alexis Kauffmann : Ce qui est scandaleux c’est qu’une journée académique d’information, formation, étude, autour du numérique se retrouve chez Microsoft. Elle n’a absolument rien à faire chez Microsoft, tout simplement. Est-ce qu’on imagine le ministère de l’Agriculture organiser ses journées d’étude chez Monsanto par exemple ? Non !

Journaliste : Nous sommes allés présenter l’invitation à la nouvelle directrice du numérique éducatif.

Le 28 mai il y avait l’académie de Paris qui organisait une journée sur l’innovation au siège de Microsoft.

Catherine Becchetti-Bizot : Oui, effectivement, le rectorat de Paris a fait cette manifestation au siège de Microsoft.

Journaliste : Vous ne trouvez pas que ça fait un peu beaucoup, il y a peut-être une collusion d’intérêt.

Catherine Becchetti-Bizot : Effectivement, moi je l’ai découvert le jour même.

Journaliste : Vous y étiez ?

Catherine Becchetti-Bizot : Ah je n’y étais pas ! Je n’y serais pas allée, parce que je pense que là on une confusion des genres. Je ne désapprouve pas le recteur, je pense qu’il y a une forme de naïveté, qu’il n’y avait pas la volonté de promouvoir Microsoft. Journaliste : Mais vous êtes contre ?

Catherine Becchetti-Bizot : Je ne suis ni pour ni contre. Je pense que ça n’est pas du tout une politique du ministère de l’Éducation nationale que d’organiser, avec Microsoft en particulier, des choses de ce type-là, et qu’il faudra cadrer effectivement. Ça fait d’ailleurs partie des projets immédiats que j’ai en ouvrant cette direction, c’est de cadrer clairement nos partenariats avec les entreprises.

Journaliste : Les multinationales ont des lobbies puissants et rien ne semble les arrêter dans leur conquête de l’école du futur. Récemment ils se sont attaqués à un amendement de la loi de refondation de l’école. L’amendement proposait que notre école utilise en priorité les logiciels libres. Les logiciels libres c’est la hantise des entreprises high-tech. Ils peuvent être créés, partagés, et modifiés par n’importe qui et ils sont presque toujours gratuits. Un système qui vient concurrencer les géants du numérique. C’est la députée écologiste Isabelle Attard qui propose à l’Assemblée cet amendement en faveur des logiciels libres.

Isabelle Attard, députée du Calvados : Cet amendement a été entièrement validé par la Commission culture et éducation en première lecture à l’Assemblée, au Sénat également. Et lorsque le texte revient en deuxième lecture à l’Assemblée, on s’aperçoit que le syndicat du secteur du numérique, le Syntec, vient d’envoyer un communiqué de presse qui alerte, justement sur cette amendement accepté par l’Assemblée et le Sénat, sur la loi refondation de l’école.

Journaliste : Voici ce communiqué du syndicat des entreprises du numérique. Un communiqué très alarmiste : « Ces dispositions handicaperont gravement la plupart des entreprises déjà présentes sur cette filière ». Il a été envoyé à la presse, à tous les députés et au ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Vincent Peillon. Alors que l’amendement d’Isabelle Attard aurait permis à l’État de faire des économies importantes, Vincent Peillon recule.

Comment vous expliquez cette situation ?

Isabelle Attard : Parce qu’il y a un lobby et une pression incroyable de la part des plus gros éditeurs de logiciels propriétaires et, comme je le disais, Microsoft est le plus gros.

Journaliste : Nous avons tenté à plusieurs reprises de joindre l’ancien ministre pour qu’il nous explique sa marche arrière. Il a refusé.

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Alexis Kauffmann




Et si on faisait le point sur le réseau social libre Diaspora*

En 2010, 4 étudiants New Yorkais lançaient un pari fou : créer un réseau social similaire à Facebook, mais cette fois libre et décentralisé.

Avec Diaspora* (c’est le nom du logiciel, “*” compris), non seulement il deviendrait possible d’installer son propre réseau social (pour sa famille, son entreprise, sa communauté), mais les différentes installations de Diaspora* (ces instances sont appelées des “pods”) seraient capable de discuter entre elles. Cela signifie que vous pouvez avoir créé votre compte sur le pod francophone https://framasphere.org, tout en échangeant avec des amis brésiliens (par exemple) hébergés eux sur https://diasporabrazil.org/

Estimant qu’ils avaient besoin de 10 000 $ pour financer leur projet, ces étudiants firent appel à un mode de financement original pour l’époque, le financement participatif. Annoncé en avril 2010, la somme fut atteinte en 12 jours seulement, mais les financements continuèrent d’affluer jusqu’à atteindre plus de 200 000 $, faisant de Diaspora* un des premiers logiciels à être financé ainsi par le public, mais aussi l’un des rares logiciels libres disposant de fonds non négligeables. Autant dire que les attentes étaient énormes, notamment par tous les détracteurs de Facebook qui en avaient assez d’être traqués dans leurs moindres “J’aime”.

La fin de l’année 2011 fut particulièrement rude pour le projet : critique d’internautes trouvant que le projet n’avançait pas suffisamment rapidement, première version bêta repoussée de plusieurs mois et décès de l’un des fondateurs. En août 2012, le projet fut confié à la communauté via une fondation, créée pour l’occasion.

Et depuis ? … Peu de nouvelles, en fait. Le projet continue pourtant non seulement d’exister, mais de s’améliorer, et compte plusieurs dizaines de milliers d’utilisateurs a travers le monde.

Récemment, le projet a de nouveau fait parler de lui : une dépêche AFP reprise sur de nombreux médias pointait du doigt Diaspora* et sa décentralisation comme un lieu d’expression pour les djihadistes de l’Etat Islamique.

Flaburgan, qui contribue activement au projet Diaspora* depuis deux ans, a bien voulu répondre à nos questions et nous dire où en est le projet aujourd’hui.


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Bonjour Flaburgan, avant tout, peux-tu te présenter aux lecteurs du Framablog et nous dire comment tu es venu à contribuer à Diaspora* ?

Alors, je suis un jeune développeur web et Libriste avant tout (merci à l’IUT de Grenoble qui m’a bien éduqué en utilisant exclusivement du libre !) et je cogite un peu sur le fonctionnement actuel de notre société numérique, particulièrement l’approche que nous avons de la notion de vie privée. Je me suis donc engagé dans le projet Mozilla, et vous m’avez peut-être croisé aux conférences « Web et Vie privée » que je donne dans ce cadre (au Fosdem, aux JDLL ou ailleurs). Ma contribution au Logiciel Libre est donc orientée éducation et services. Pour moi, l’objectif du Libre est de proposer une alternative solide. Le but n’est donc pas le Graal « tout le monde n’utilise que du code Libre », mais plus simplement « si tu ne veux pas utiliser du logiciel propriétaire / non respectueux, nous avons quelque chose d’autre à te proposer ». Voici pour “alternative”. Par “solide”, j’entends utilisable sans avoir à faire de compromis (comprendre, sans perte de fonctionnalités ni d’utilisabilité).

Pour moi, le Libre remplit déjà cet objectif sur le desktop (Ubuntu / Firefox / Thunderbird / VLC / LibreOffice remplissent 90% des usages sans être plus compliqués ou plus pauvres que leur équivalent propriétaire, au contraire) et est en passe de réussir sur le mobile (au travers de projets comme Cyanogenmod et Firefox OS). Par contre, concernant les services (partage de photos, fournisseur de mail, réseaux sociaux…), il n’y a que peu d’alternatives libres, et elles sont en général plus pauvres. De plus, si on n’a aucune garantie sur ce que fait de nos données un logiciel propriétaire (mais on pourrait lui laisser le bénefice du doute), ce n’est pas le cas pour un service propriétaire, dont on est sûr qu’il exploite nos données. C’est sur ce secteur que les libristes devraient concentrer leurs efforts, Framasoft a d’ailleurs un raisonnement similaire puisque l’association réfléchit à un “Plan de Libération du Monde”[1] pour mettre en place des services Libres.

Quelle est la première brique à poser parmi tous ces services à libérer ? Le social, qui va permettre à chacun de se retrouver, d’échanger et de réfléchir pour construire ensuite notre idéal numérique. Il est pour moi capital de pouvoir accéder à tous ces échanges sans dépendre d’une entreprise à but lucratif. Le choix de diaspora* en soi s’est fait naturellement, c’est le projet le plus connu dans ce domaine, et il suffit de s’y connecter et de voir l’énergie et l’engouement des gens pour trouver du courage à contribuer. Me voici donc à suivre le projet depuis maintenant 3 ans, et à écrire du code (principalement front-end) depuis 2 ans. Comme j’avais besoin d’un endroit pour tester mon code en production, j’ai installé il y a un an le serveur diaspora-fr.org qui est sur la branche de développement de diaspora*, et je travaille maintenant avec Framasoft à la mise en place de Framasphère, un serveur diaspora* stable où tous seront les bienvenus.

Diaspora* souffre encore aujourd’hui d’une image un peu sulfureuse : il s’agissait de la première réussite d’envergure de crowdfunding logiciel, ce qui avait généré une énorme attente de la part des contributeurs. Avec le recul, beaucoup de gens semblent avoir été déçus avec un sentiment de « tout ça pour ça ? ». À juste titre, selon toi ?

Tordons le cou une fois pour toute aux rumeurs : $200k, cela fait $180k une fois que KickStarter a pris sa commission. Les fondateurs étaient 4, en ne se payant que $30k chacun, quand un salaire de développeur débutant à San Francisco est autour de $80k par an, il ne reste déjà plus que $60k. Oui, la somme récoltée était énorme pour un crowdfunding à l’époque, mais elle est ridicule lorsque l’on lance une startup, encore plus quand on la compare aux moyens de Facebook. Donc, je n’ai aucun doute en la bonne volonté des fondateurs, et ce ne sont certainement pas des voleurs comme on les a parfois injustement qualifiés.

Cependant, on ne peut pas dire que diaspora* au bout de deux ans de développement (2012) a été la réussite que l’on espérait. De mon point de vue (extérieur au projet à l’époque), il y a eu deux problèmes majeurs : une mauvaise communication et une absence de financement durable (il n’y avait à ma connaissance aucun autre business model que les dons). Il faut dire que lorsqu’ils ont demandé $10k sur KickStarter, les 4 étudiants pensaient faire une expérience pendant l’été, entre deux années de leurs cours, et n’envisageaient pas de laisser tomber leurs études pour lancer une start up. Ils l’ont finalement fait face au succès du crowdfunding. Le cocktail « beaucoup de pression + peu d’expérience » donne rarement de bons résultats, pour autant, d’un point de vue technique, la majorité des choix faits ont du sens, et la base de code aujourd’hui est saine : nous ne sommes pas dans un sac de nœuds rempli de hacks inmaintenables.

On peut donc reprocher leur manque de communication aux fondateurs, mais une chose est sûre, ils ont été les premiers à se lancer et à porter pour nous cette pression. Peut-être que sans eux, nous serions toujours là à nous plaindre à chaque changement un peu plus intrusif de Facebook sans pour autant faire quelque chose. Diaspora* a été une étincelle, un élément déclencheur : oui, on peut faire quelque chose, et oui, de nombreuses personnes pensent que cela est important. C’est en effet la première fois que l’on voyait un crowdfunding de cet ampleur, et chaque jour qui passe un nouveau scandale éclate en nous rappelant que ce projet n’est pas important mais carrément essentiel.

Par la suite, le décès d’un des fondateurs, puis le transfert du code (sous licence libre) à la communauté, via une fondation chapeautée par la FSSN a un peu donné l’impression d’un logiciel… abandonné. Rassure-nous : le projet est-il toujours actif ?

Lorsque les fondateurs ont souhaité arrêter en 2012, quelques courageux ont repris le flambeau, et la communauté de diaspora* reprend vie de plus en plus chaque jour. L’euphorie du départ n’est plus la même, mais on sait que l’on va dans la bonne direction, et de nombreux contributeurs nous rejoignent. Nous sommes aujourd’hui 446 sur loomio, l’outil que nous utilisons pour gérer le projet et prendre des décisions, et 47 personnes différentes ont participé au code depuis Août 2012, date où le projet a officiellement été transféré de Diaspora Inc à la communauté. Le projet a toujours été sous licence libre (AGPL) et plusieurs personnes qui sont aujourd’hui au cœur de la communauté travaillaient déjà avec les fondateurs à l’époque. Nous avons mis en place des numéros de versions en suivant semver, donc majeure.mineure.hotfix, en gardant un 0. en premier pour montrer que le projet n’est pas encore en “1.0”, c’est-à-dire complètement stable et prêt à être installé par tous, car s’il est prêt à être utilisé même par les plus novices, installer son instance de diaspora* est encore trop compliqué à notre goût. Nous avons sorti début septembre la version 0.4.1.0 de diaspora*, soit une version mineure après la sortie de la 0.4.0.0 fin Juin. En deux ans, nous avons donc sorti 4 versions majeures soit 2405 commits depuis la 0.0.0.0 le 15 octobre. Vous pouvez retrouver chaque release sur github. Je pense qu’on peut le dire, le projet est actif 🙂

Par ailleurs, les critiques techniques relatives au logiciel ont toujours été présentes : diaspora* utilise Ruby et Postgresql ou Mysql, alors que d’autres lui préféreraient XMPP et ou CouchDB. Même s’il faut reconnaître que critiquer les choix technologiques d’un logiciel est pour le geek l’équivalent sportif de la critique des choix d’un sélectionneur d’une équipe de foot, peut-on considérer que Diaspora* est construit sur des bases solides ?

Chaque technologie a ses avantages et ses inconvénients. Si diaspora* avait été écrit en PHP, il aurait été beaucoup plus facile d’installer un serveur, car les mutualisés ont tous PHP disponible. De même, il y a beaucoup plus de monde qui connaît PHP que Ruby, donc nous aurions certainement eu plus de contributions. Pour autant, maintenir une grosse application en PHP est un véritable calvaire, et même si Ruby reste le langage principal de diaspora*, 30% du code est aujourd’hui du JavaScript avec Backbone. Il n’y a pas de technologie parfaite, chacune a ses avantages et ses inconvénients. Les choix faits ici ne sont ni meilleurs ni pires qu’autre chose. La seule problématique importante pour moi est celle du protocole utilisé pour communiquer entre les nœuds. Il n’existe pas de protocole parfaitement adapté pour faire du social de manière décentralisé. Des projets comme Movim ou Libertree se sont basés sur XMPP. Cela a l’avantage d’avoir un chat et une gestion des contacts déjà en place et interopérable avec de nombreux autres services, d’ailleurs, nous travaillons en ce moment à l’intégration d’un chat basé sur XMPP dans diaspora*. Mais XMPP n’est pas non plus le protocole miraculeux : il n’est notamment pas prévu pour gérer la notion de messages “publics”, c’est à dire sans destinataire particulier. Je n’ai cependant pas étudié suffisamment le fonctionnement de ces protocoles pour en parler en détail (à quand une interview de Timothée sur le Framablog ?) En tout cas, l’idée de partir sur quelque chose de nouveau (mais basé sur Salomon) pour diaspora* puis de l’améliorer au fur et à mesure avant de le faire devenir un standard “De Facto” est une manière de faire classique sur le web. Donc, pourquoi pas.

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Les expérimentations d’autres réseaux sociaux fédérés et décentralisées sont nombreuses. Que penses-tu, à titre personnel, de tels projets, comparés à Diaspora* ?

La réponse précédente explique mon point de vue sur la question. Il est rare de voir des gens travailler d’abord sur un standard puis les projets l’implémenter, même si c’est ce que cherchent à faire les gens de Tent.io. En général, on voit plutôt chaque projet se développer dans son coin, et celui qui fonctionne le mieux devient un standard et il est adopté par les autres. La diversité est toujours bonne quand la concurrence est saine. Ce qui est certain, c’est qu’on aimerait bien avoir une plus grande interopérabilité entre les projets, nous travaillons notamment un peu avec Friendica / la RedMatrix et GNU Social, mais on manque vraiment de monde pour travailler sur ces sujets.

Très récemment, Diaspora* est revenu sur le devant de la scène médiatique : les réseaux sociaux décentralisés seraient devenus un repaire pour djihadistes en mal d’hébergement et de visibilité. Peux-tu nous en dire plus sur cette affaire ?

Nous avons vu arriver en quelques jours environ 200 comptes qui diffusaient du contenu de propagande pour l’État Islamique. La communauté s’est très vite mobilisée pour lister les contenus susceptibles d’être illégaux puis nous avons averti chaque administrateur. Selon le pays où il se trouve, un hébergeur est responsable du contenu sur ses serveurs. À ma connaissance, les podmins ont donc choisi de supprimer les contenus litigieux. C’est un choix que chaque administrateur a eu à faire, de par la nature décentralisée du réseau diaspora*, la fondation n’est pas responsable des contenus et n’a donc pas eu de rôle légal dans l’histoire. Vous pouvez en savoir plus en lisant les articles rédigés sur le blog pour l’occasion : https://blog.diasporafoundation.org/

Diaspora*, c’est une poignée de développeurs bénévoles sur leur temps libre, et très, très peu de fonds. Facebook, c’est plus de 7 000 employés à temps plein et un chiffre d’affaires de près de 8 milliards de dollars en 2013. Les réseaux sociaux libres ont-t-il une chance face au mastodonte Facebook ?

Tout dépend où l’on fixe l’objectif. Comme je l’ai dit dans la première question, si le but est d’avoir plus d’utilisateurs que Facebook, probablement pas. Mais notre but est-il là ? Pour moi, notre but est de permettre aux gens qui veulent quitter Facebook de le faire facilement. Si nous arrivons à offrir un équivalent de qualité facile à utiliser, nous aurons réussi, peu importe le nombre d’utilisateurs. Il y en a déjà bien assez pour ne pas se sentir seul.

Il y a ces derniers jours un gros buzz autour d’Ello, un nouveau réseau social qui se veut une alternative à Facebook, avec plus de liberté pour l’utilisateur (possibilité d’utiliser un pseudo, moins strict sur le contenu autorisé (pornographique notamment), pas de pub ni de revente de données). Est-ce que tu penses que de nombreuses personnes vont migrer de Facebook vers ce projet, nouveau concurrent de diaspora* ?

Le seul avantage que je vois à Ello est la facilité à comprendre le projet pour les Mme Michus : un site, une entreprise, un compte à se créer bref, aucun nouveau concept à assimiler pour l’utiliser, à la différence des réseaux décentralisés qui sont différents de ce à quoi les gens sont habitués. Mais l’intérêt s’arrête là. La comparaison ne tient sur aucun des autres points : les avantages mis en avant par Ello et cités dans la question sont présents dans tous les réseaux sociaux Libres que je connais. Pour autant, Ello ne propose aucune garantie :

  • Code source fermé : impossible de savoir ce que fait vraiment le logiciel ;
  • Plateforme centralisée : impossible d’installer son instance pour contrôler ses données ;
  • Compagnie à but lucratif qui vient de lever presque $500k auprès de FreshTracks Capital (lire https://aralbalkan.com/notes/ello-goodbye/) ;
  • …et même dans l’application, aucun réglage de vie privée, que des messages publics…

Bref, Ello n’est clairement pas la solution que l’on attend pour remplacer Facebook, et je crois que beaucoup l’ont déjà compris. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que depuis que ce buzz a commencé, nous avons vu plus de 3 000 personnes inactives depuis longtemps se reconnecter sur diaspora*, lisant les articles sur Ello et se rappelant qu’elles avaient déjà entendu parler d’une vraie alternative libre à Facebook. L’annonce de ce projet est donc une bonne nouvelle pour Diaspora*, cela démontre qu’aujourd’hui encore nous avons besoin d’une alternative solide.

Où peut-on tester Diaspora* aujourd’hui ?

Il y a de nombreux serveurs ouverts à l’inscription, le site officiel indique bien (et en français) comment commencer dans l’univers de diaspora*. Si vous ne savez pas lequel choisir et que vous avez confiance en Framasoft pour héberger vos données, alors framasphere est le serveur qu’il vous faut !

Merci Flaburgan, quelque chose à ajouter ?

Bien sûr : si vous aussi vous pensez que le Web a besoin d’un endroit où tous peuvent communiquer sans que leurs données soient analysées à des fins publicitaires ou autres, venez nous donner un coup de main ! Nous avons un wiki très complet et besoin de tout type de contributeurs, développeurs (Backbone, Bootstrap, Rails ou SQL) comme traducteurs, communicants / marketing, blogueurs, sysadmin et autre ! Découvrez comment contribuer au code ou de manière non technique.

Notes

[1] Note de Framasoft : on vous en reparle très bientôt ! 🙂




Geektionnerd : Shellshock

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Sources sur Numerama :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Enercoop : libérer les énergies

Enercoop est un fournisseur français d’électricité d’origine renouvelable.

Depuis fin 2006, cette coopérative permet donc aux français d’approvisionner leur foyer ou leur entreprise en énergie dont les sommes facturées sont ensuite reversées auprès de producteurs d’énergies “100% verte”.

Les valeurs portées par Enercoop (et les partenaires qui la soutienne) ne sont pas sans rappeler celles du logiciel libre. Il ne s’agit en effet pas juste de dénoncer la position de monopole (de fait) d’EDF en proposant de déconcentrer le marché de l’éléctricité, mais bien aussi de proposer une autre façon de produire et de consommer de l’énergie. La production est ainsi centrée sur les énergies renouvelables exclusivement, et la consommation est elle axée sur une transparence entre les producteurs et clients, en réalité tous sociétaires de la coopérative. Le paralèlle peut donc être fait avec le libre où les licences permettent intrinsèquement la copie, la collaboration et la réutilisation de code source (avec une tracabilité des auteurs), et où les utilisateurs ne sont pas considérés comme des clients, mais comme une communauté (avec souvent une entraide entre utilisateurs, et la possibilité d’une communication directe entre les développeurs et les utilisateurs finaux).

Au-delà de ces valeurs communes et du “100% énergie verte”, Enercoop vise le “100% logiciel libre”.

A l’occasion de la première “Journée de la transition citoyenne”, ce 27 septembre, à laquelle Juilen Noé, Directeur d’Enercoop, invite les associations du libre à participer, nous avons donc souhaiter interroger David Affagard, responsable des Systèmes d’Informations de la coopérative.

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Bonjour David, peux-tu te présenter en quelques phrases ?

Je suis arrivé chez Enercoop il y a un an pour le développement d’une application de type ERP, mais très vite le projet, par nécessité, s’est étendu à la refonte globale du SI Enercoop. Je me suis toujours défendu d’être un informaticien, gêné par le côté réducteur de cette qualification. Mais je suis aussi ce que mes collègues font de moi… J’ai donc été le premier “informaticien” à avoir intégré Enercoop, et, heureusement, je ne suis déjà plus le seul.

J’ai une formation initiale d’ingénieur polyvalent, Arts et Métiers avec une spécialisation en énergétique. J’ai investi le monde de l’informatique dès ma sortie de l’école dans le monde de l’industrie, mais j’ai réellement commencé à le faire avec plaisir au milieu des années 90 avec le multimédia et l’arrivée d’internet. J’ai participé à de nombreux projets multimédia avec Infogrames jusqu’en 1997 avant de créer avec un ami notre propre “maison”. Pendant 15 ans nous avons développé des applications internet/intranet pour les entreprises sur des technologies reines de l’open source internet (linux, perl, python, php, postgreSQL,…). Ce projet est arrivé à son terme de manière accidentelle en 2013. Il était alors nécessaire pour moi de tourner une page. Militant Greenpeace depuis longtemps, je connaissais Enercoop sans y être client ou sociétaire, donc, quand je suis tombé sur l’annonce, je me suis vraiment pris à rêver d’un projet qui rassemblerait mes connaissances et mes convictions personnelles. À 50 ans, après une longue période d‘“indépendance”, je goûte maintenant aux délices de la coopération au sein d’une grande équipe pour un projet de société que je souhaite voir émerger.

Enercoop, ça fonctionne comment ?

Enercoop est une Société Coopérative d’Intérêt Collectif. Son objet est de fournir aux citoyens une électricité produite à 100% par des énergies renouvelables : hydraulique, solaire, éolien et biomasse. Enercoop est une alternative concrète à la civilisation de la combustion. Nous fournissons une énergie électrique libérée du nucléaire et des énergies fossiles. Le capital d’Enercoop est distribué en parts sociales dont l’acquisition est ouverte à toute personne physique ou morale qui veut trouver sa place et soutenir le projet. Les sociétaires répartis par collèges sont les consommateurs (clients pour la fourniture d’électricité), les producteurs, les porteurs (créateurs du projet), les partenaires,les salariés et les collectivités. L’achat de parts sociales n’est pas limité en quantité. Un sociétaire possède une voix quelque soit le nombre de parts sociales qu’il détient. De fait l’investissement de chaque sociétaire est l’expression de son soutien au projet, mais il ne lui donne pas de pouvoir proportionnel à son investissement. Ce principe place Enercoop à l’abri d’une prise de pouvoir par le capital.

Aujourd’hui Enercoop est un fournisseur d’électricité au niveau national qui fonctionne avec un réseau de coopératives locales. En 2006 l’ouverture du marché de l’électricité a ordonné la séparation du réseau de distribution (ERDF) de celui de la fourniture (EDF). La fourniture d’électricité consiste à apporter au réseau de distribution une production électrique égale aux besoins de consommation des clients. Le réseau de distribution (ERDF) est l’infrastructure physique qui permet l’acheminement de l’électricité jusqu’aux compteurs, il ne produit pas d’électricité. Le fournisseur (Enercoop) apporte l’énergie au réseau de distribution.

Enercoop est un concurrent direct d’EDF, de Direct Energie, etc… Notre particularité est d’être le seul à proposer une fourniture d’électricité 100% renouvelable. Nos consommateurs savent que nous ne sommes pas dans le groupement des fournisseurs affiliés au nucléaire (ARENH). Chaque euro dépensé en consommation électrique Enercoop est intégralement fléché vers la production verte. Certains fournisseurs proposent une offre d’énergie verte tout en achetant de la production « grise » (nucléaire, charbon, pétrole). En France, un producteur d’énergie verte a le droit de vendre sa production sans sa « garantie d’origine verte », il peut vendre cette « garantie d’origine » par ailleurs à un autre fournisseur, sans la production ad hoc. Ceci permet au fournisseur d’accoler cette « garantie verte » à une production qui ne l’est pas… Enercoop milite contre ces méthodes.

Enercoop est un militant écologiste. Notre militantisme ne s’arrête pas au simple marché de l’énergie. Au travers de notre développement, nous défendons un modèle de société et de vivre ensemble. Dans une logique capitaliste, un fournisseur d’électricité serait amené à concentrer ses moyens techniques et organisationnels en un point du territoire afin de rentabiliser son infrastructure et ses équipes. Enercoop choisit une autre voie : le développement du cycle court. Il s’agit au contraire de déconcentrer nos infrastructures pour les distribuer et les rapprocher de nos acteurs : producteurs et consommateurs. Ainsi depuis 2009, Enercoop a essaimé, non pas en créant des agences dépendantes d’une coopérative mère, mais en créant des coopératives de région indépendantes . Aujourd’hui, Enercoop national concède à la coopérative Enercoop de région un droit d’exploitation de la marque Enercoop. Sept coopératives en région sont déjà installées et deux autres sont sur le point de naître.

D’après Wikipédia, Enercoop compterait 20 000 sociétaires en 2014. C’est à la fois beaucoup, et très peu face à l’opérateur historique, EDF, qui servirait près de 40 millions de clients au niveau mondial. Cela n’est pas sans rappeler la position du libre face aux géants du logiciel (Microsoft, Adobe, etc) et de l’internet (Google, Facebook, etc). Les communautés “alternatives” ont-elles vraiment une chance face aux industriels installés depuis des décennies ?


Avec Enercoop nous sommes concurrents d’EDF, mais nos valeurs et nos méthodes sont très différentes.

Nous avons la volonté de grandir, certes parce que le projet nous tient à cœur, mais plus encore pour représenter un poids politique et peser sur la transition énergétique et les grandes décisions stratégiques gouvernementales. Aujourd’hui, le Kwh Enercoop coûte plus cher que le Kwh EDF. Chaque fois que le gouvernement applique une augmentation de l’électricité, ceci n’affecte que le prix régulé du Kwh EDF. Le nôtre est inchangé depuis 2006 essentiellement parce qu’il n’est pas influencé par le financement de la filière nucléaire. En conséquence l’écart se réduit… petit à petit les règles changent. Aujourd’hui 20.000 clients nous ont choisi. Parmi nos clients nous comptons bon nombre de particuliers militants, mais aussi de collectivités et de professionnels qui ont compris la nécessité de construire une économie vertueuse et équilibrée. Espérons que dans quelques années nous ne soyons plus les seuls à proposer notre modèle, ce sera un succès pour nous, partagé avec d’autres fournisseurs, producteurs et consommateurs.

Notre adhésion au mouvement du logiciel libre n’est pas dirigée contre les géants. Elle est dirigée pour soutenir le partage et la diversité de nos intelligences.

Quels sont les types de logiciels utilisés par Enercoop ?

Nous utilisons un mix de logiciels entre applications standard et applications spécifiques métier.

Nous avons entamé il y a un an un refonte de notre Systèmes d’Informations poussée par la nécessité de déployer un ERP métier spécifique à la gestion de l’énergie. Nous avons pris le parti de recourir systématiquement au monde du libre. Notre objectif est d’interfacer chacune de nos applications avec notre openLdap d’une part pour bénéficier de l’authentification unique avec notre CAS et d’autre part pour réaliser, quand c’est nécessaire (et possible), des transferts de données d’une application à une autre.

Sur ce principe, voici la suite exhaustive de nos applications collaboratives et standard connectées à notre LDAP :

  • SOGo : groupware connectée à notre LDAP
  • Asterisk : téléphonie IP pour Paris et les coopératives de région, connectée à notre LDAP
  • ldapSaisie : une interface web pour la gestion des comptes LDAP, une application développée par notre prestataire Easter Eggs
  • ownCloud que nous avons rebaptisé le Clood (prononcez Claude !) connectée à notre LDAP
  • DokuWiki connectée à notre LDAP
  • EtherPad (baptisée Coopad chez nous) connectée à notre LDAP

Les applications que nous envisageons de connecter à LDAP : (pas encore réalisé, faute de temps…)

  • LimeSurvey : application web pour la création d’enquêtes
  • Sympa : mailing lists avec administration web
  • Redmine pour la gestion de projet
  • Mediawiki
  • RT (Request Tracker), un gestionnaire de ticket
  • BigBlueButton pour la visio avec le prestataire Talcod
  • Suite Framasoft : Framadate (Coople chez nous) et Framacalc (expérimental et pas encore baptisé mais pour lequel nous nourrissons beaucoup d’espoir).

Dans le cadre de la refonte SI, nous développons avec la société Axelor et notre partenaire Sorégies une applications métier sur un framework libre développé en Java/XML sous PostgreSQL. Il s’agit d’un ERP baptisé CoopEner qui couvre :

  • l’activité CRM et XRM (gestion clients, producteurs d’électricité, partenaires, contacts etc… )
  • la gestion des flux de données ERDF pour produire notre facturation client et réaliser une Gestion Intégrée de l’Energie (GIE)

CoopEner est bien sûr interconnecté sur notre LDAP, il nourrit LDAP.

Depuis sa création en 2006, Enercoop a, de manière naturelle, déployé des machines sous Windows.
Depuis un an, nous avons lancé la migration de notre parc sous Linux.
Nous avons opté pour une distribution Linux/Debian optimisée pour nous par Easter Eggs.
Nous faisons une sélection de logiciels libres que nous installons dans une configuration unique que nous déployons pour tous les salariés Enercoop.
Nous retrouvons tous les standards du libre : Thunderbird, Iceweasel (Firefox), Filezilla, Linphone, Gimp, Okular, QGIS, Notes Tomboy, LibreOffice, etc…
La migration n’est pas chose simple. À ce jour nous avons migré la moitié de notre parc (25 postes sur 50). Nous avons résolu les problèmes techniques de migration logiciel, mais la difficulté chronophage est la réorganisation et la gestion du changement. La gestion de parc est techniquement facilitée avec GLPI.
Linux ne nous empêche pas d’utiliser ponctuellement des applications Windows auxquelles nous ne pouvons échapper (il y en a encore :))
Pour des applications métier “historiques” nous avons optimisé notre configuration Linux afin d’utiliser ces outils en session à distance… Ainsi nous n’avons pas besoin de Windows sur les postes de travail ce qui est un gain substantiel pour la gestion du parc.

Nos prestataires :

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Quelle est la politique de la coopérative vis-à-vis du logiciel libre ?

Notre objectif est d’avoir recours à 100% aux solutions libres et d’apporter notre participation en terme d’intelligence et de financement.

Les prestations que nous finançons peuvent être reversées à la communauté du libre, nous encourageons nos prestataires à le faire.
Développer le logiciel libre au cœur de notre activité suppose aussi une collaboration de confiance avec nos prestataires informatiques, la mise en place d’un éco-système stable où chaque acteur trouve les éléments de son équilibre.
Dans cette approche, nous souhaitons soutenir directement des projets de développement libre qui nous sont servis “sur un plateau”.
Nous soutenons financièrement des projets de production d’énergie verte, ça nous semble cohérent de soutenir aussi pour des projets qui nous permettent de développer notre SI, cœur de notre activité.

Quels arguments donnerais-tu à un responsable S.I. qui pourrait le pousser à utiliser du logiciel libre dans son infrastructure informatique ?

Le logiciel libre permet aux travailleurs modernes de sortir du prolétariat.

Le prolétaire est un mot antique que Marx a fait resurgir pour qualifier le travailleur qui ne possède pas son outil de travail et qui, pour vivre, doit mettre à disposition du capital son énergie personnelle et son intelligence sans qu’elles soient capitalisées. Le logiciel propriétaire est un logiciel qui entretient la dualité capitaliste / prolétaire : il conduit les SI des entreprises à n’être que des acheteurs, intégrateurs, consommateurs et promoteurs de solutions informatiques clef-en-main sur lesquels il n’y a pas d’emprise, sur lesquels les SI n’apportent aucne valeur, aucune énergie, aucune intelligence.

Le logiciel propriétaire fait de l’informaticien un prolétaire.

Le logiciel libre donne à tous salariés d’Enercoop et aux informaticiens en particulier, les moyens de domestiquer, de comprendre et d’enrichir les systèmes qu’ils utilisent.
Le logiciel libre signifie le partage de la connaissance, c’est la base de l’enseignement, du développement d’une culture libre et de l’épanouissement intellectuel de chacun.
Ce n’est pas un choix facile car nous sommes tous sollicités par des solutions propriétaires alléchantes et performantes. Mais si nous nous comportons comme des consommateurs avides de se satisfaire de solutions toutes faites et rapides dans lesquelles nous ne sommes plus acteur, certes nous serions heureux d’apporter des solutions rapides à nos collègues et dirigeants, mais nous perdrions la maîtrise et la richesse de ce que nous faisons.
Le fait de choisir des solutions libres à tous les niveaux de notre SI nous permet de maitriser la construction globale de notre ouvrage. Si nous avons besoin de faire communiquer des solutions entre elles, nous avons des possibilités, nous ne sommes pas coincés par le bon vouloir d’un éditeur, nous sommes guidés par une imagination que nous partageons avec nos prestataires. Sur le développement de notre infrastructure et la refonte de notre SI logiciel, nous sommes aujourd’hui réellement dans cette capacité.

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Le Collectif pour une Transition Citoyenne, dont Enercoop est partenaire, organise ce 27 septembre une “Journée de la Transition citoyenne”. Peux-tu nous en dire plus ?

Initiés par le Collectif pour une Transition Citoyenne qui regroupe à ce jour 16 structures (la Nef, Terre de Liens, Enercoop, Biocoop, les Amis de la Terre, etc.), les événements du 27 septembre se donnent pour objectif d’inviter les citoyens à s’engager de manière concrète dans la transition : donner du sens à son argent, s’approvisionner en énergie renouvelable, en produits sains et locaux…

Depuis le printemps dernier, chaque structure membre du Collectif et d’autres partenaires invitent leurs réseaux à se mettre en lien localement pour organiser une Journée de la Transition. Ces synergies aboutissent depuis à l’organisation de plus de 150 Journées de la Transition sur les territoires !

Le 27 septembre, c’est donc l’occasion de faire connaître au plus grand nombre les acteurs qui composent ce mouvement, de montrer que la transition est en marche et qu’elle doit se faire par les citoyens, pour les citoyens !

Les associations du libre sont invitées à participer à ces journées, pour sensibiliser le public sur les enjeux numériques et les alternatives existantes à l’informatique propriétaire/privatrice. Comment peuvent-elles participer ?

Les associations du libre sont effectivement les bienvenues !

Pour participer, c’est simple, il suffit de prendre contact avec l’organisateur de l’événement et voir comment il est possible de s’intégrer dans leur programme. La participation le jour J peut prendre différentes formes : projection-débat, stands, animations… à chacun de trouver le format idéal pour faire passer son message !

Les coordonnées des organisateurs se trouvent sur la page dédiée à chaque événement. http://www.transitioncitoyenne.org/27septembre2014-journees-transition/

Merci David ! Un dernier mot pour la fin ?

Puisque j’en ai l’opportunité ici, je vais reprendre André Gorz. Cet extrait argumente, pour moi, la substance du projet Enercoop ; il explique le lien évident que nous souhaitons cultiver entre le projet Enercoop et le monde du logicel libre.

Une économie au-delà du travail emploi, de l’argent et de la marchandise, fondée sur la mise en commun des résultats d’une activité comprise d’emblée comme commune, s’annonce possible : une économie de la gratuité.
C’est la fin du travail ? Au contraire : c’est la fin de la tyrannie qu’exercent les rapports de marchandise sur le travail au sens anthropologique. Celui-ci peut s’affranchir des «nécessités extérieures» (Marx), recouvrer son autonomie, se tourner vers la réalisation de tout ce qui n’a pas de prix, ne peut être ni acheté ni vendu; devenir ce que nous faisons parce que réellement nous désirons le faire et trouvons notre accomplissement dans l’activité elle-même autant que dans son résultat.

La grande question est : que désirons-nous faire dans et de notre vie ? Question que la culture économiste du «plus vaut plus» empêche de poser
Il s’agit là, c’est entendu, d’une utopie. Mais d’une utopie concrète. Elle se situe dans le prolongement du mouvement des logiciels libres qui se comprend comme une forme germinale d’économie de la gratuité et de la mise en commun, c’est-à-dire d’un communisme. Et elle se situe dans la perspective d’une élimination de plus en plus complète du travail emploi, d’une automatisation de plus en plus poussée qui fera (et fait déjà) de la conception de logiciels de loin la plus importante activité productive – productive de richesse mais non de « valeur ».”

CRISE MONDIALE, DECROISSANCE ET SORTIE DU CAPITALISME – André Gorz, 2007 http://www.esprit68.org/deuxtextesgorz.html





Geektionnerd : Projet de loi « terrorisme »

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Sources :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Le combat pour Internet est un combat pour des personnes

Blogueur, journaliste, essayiste, Cory Doctorow est une figure intellectuelle du Libre, notoire en particulier pour ses combats contre le copyright (…et bien sûr pour son œuvre romanesque : précipitez-vous sur Little Brother si vous ne l’avez pas encore lu ! Vous pouvez aussi contribuer à la version française en cours).

Nous avons souvent traduit ici ses tribunes et autres prises de position où il défend ardemment les libertés numériques. Aussi n’est-ce pas sans provocation malicieuse qu’il remet ici en cause ce qu’un excellent article de Calimaq nomme un des slogans les plus forts de la Culture Libre :

L’information veut être libre

À l’occasion de la conférence du dConstruct 2014 à Brighton, il intitule en effet son intervention « Information doesn’t want to be free » : l’information ne veut pas être libre. 

Il y aborde aussi l’épineuse question de la rémunération des artistes, énonce non sans humour trois « lois de Doctorow », mais surtout il ajoute son témoignage personnel de façon assez émouvante (écoutez la source audio de l’intégralité de la conférence en anglais) et nous fait comprendre que son combat pour Internet est un combat pour des personnes qui partout dans le monde ont désormais besoin d’Internet au quotidien comme d’un moyen d’accéder à un meilleur niveau de vie, à la culture, à l’éducation… et que c’est notre liberté d’accès à tous qui mérite le combat.

L’information ne veut pas être libre

par Cory Doctorow

Transcription effectuée par Marie-Alice 

Traduction Framalang : Marie-Alice, audionuma, KoS, Omegax, Goofy et des anonymes.

Bon, il y a pas mal de chances que les personnes qui assistent à des événements comme celui-ci gagnent leur vie avec une activité en ligne et même si vous ne gagnez pas votre vie en ligne aujourd’hui, vous le ferez probablement demain, parce que tout ce que nous faisons aujourd’hui implique Internet et Internet sera nécessaire pour tout ce que nous ferons demain.

Ce qu’il y a de merveilleux dans l’idée de gagner sa vie avec un travail créatif, c’est qu’il existe un grand nombre de façons de le faire. Pratiquement chaque artiste qui a un succès commercial est un cas particulier et gagne sa vie d’une manière différente de ce que font tous les autres. Presque tous ceux qui ont déjà entrepris de gagner leur vie à partir de la création artistique ont échoué, en fait la plupart des gens qui se disposent à gagner leur vie dans une activité de création perdront de l’argent dans l’affaire et c’est vrai non seulement maintenant, mais toujours, indépendamment de votre support, de votre époque ou de l’environnement technologique. Personne n’a jamais vraiment trouvé un plan qui transformerait tous ceux qui veulent être des artistes en membres de la classe moyenne de la société, à part leur dire : « si vous affirmez être un artiste on vous donne 40 000 livres par an jusqu’à ce que vous arrêtiez ».

Lancer une pièce à pile ou face et espérer qu’elle tombe sur la tranche…

En fait, gagner sa vie dans le domaine de la création est tellement rare que ce n’est peut-être qu’une sorte d’anomalie statistique, une probabilité infinitésimale. Imaginez que nous ayons une compétition de pile ou face, tout le monde serait aligné et jetterait sa pièce le plus grand nombre de fois possible, un certain nombre tomberait sur la tranche, une ou deux sur des millions et des millions et peut-être que les gens qui les auront lancées sont vraiment bons à pile ou face, peut-être qu’ils ont passé de nombreuses heures à s’entraîner, mais il est évident que le point commun des personnes dont la pièce est tombée sur la tranche n’est pas l’habileté. C’est la chance. C’est cet enchaînement parfait du lancer et de l’atterrissage chanceux. Si les gagnants du concours de pile ou face étaient célébrés, grassement payés et affichés sur les couvertures de magazines… il est probable que beaucoup de gens essayeraient de gagner leur vie en tant que lanceurs de pièces…

Après tout, les gens jouent au loto. Et si en plus le lancer de pièce à pile ou face était une expérience humaine qui donnait une satisfaction entière et profonde et créait une connexion authentique entre le lanceur et son public, alors vivre dans le monde du lancer de pièce serait tout à fait respectable. Et l’art, c’est ça. Parce que créer est inné pour nous. Les bébés font de l’art. On soigne le stress post-traumatique avec l’art-thérapie. Chanter, raconter des histoires, faire des dessins… ça semble faire partie intégrante de la condition humaine. Et on traite les artistes connus avec une déférence qui confine à l’adoration, ce qui rend la chose plutôt attractive, en tous cas vu de l’extérieur. Mais les arts sont intrinsèquement une activité non commercialisable. Les gens qui décident de vivre de leur art ne font pas un calcul économique réaliste. Ils comptent gagner le concours de lancer de pièce sur la tranche, où, même si on essaie encore et encore et qu’on s’entraîne énormément, il est impossible de gagner sans avoir beaucoup, beaucoup de chance.

Lorsque nous parlons de l’Internet et des arts, nous avons tendance à mettre l’accent sur les modèles économiques qui favorisent le plus les artistes. Mais c’est prendre le problème à l’envers. Il y a tellement de gens qui s’adonnent à une activité artistique à tout moment que, quel que soit le modèle économique en vigueur à un moment précis, nous ne manquerons jamais d’artistes qui attendent d’en profiter. Et quand nous essayons de préserver les modèles qui ont fonctionné l’an dernier, ce que nous disons en réalité, c’est que les gagnants de la loterie de l’année dernière devraient avoir la garantie de gagner cette année, ce qui est une bonne affaire pour les gagnants de la loterie — et je suis l’un des gagnants de la loterie, donc je ne suis pas tout à fait opposé à cette proposition — mais c’est le genre de remède qui peut s’avérer pire que le mal. Parce que les modèles économiques ne poussent pas hors-sol. Ils reflètent des réalités sociales plus vastes : les technologies, l’économie, la politique, les goûts du public… Quand vous figez les anciens modèles, vous le faites au détriment de tous ceux qui réussiraient dans les nouveaux. Et vous finissez par entrer en guerre contre les facteurs technologiques, économiques, politiques et sociaux qui déterminent les nouveaux modèles.

En tant qu’artiste qui a trouvé une place et un modèle économique pendant 20 ans, et qui espère continuer comme ça encore 20 ans, je voudrais présenter l’idée que notre priorité ne devrait pas être de protéger des modèles économiques. Ça devrait être de s’assurer que, quel que soit le modèle qui fonctionne en ce moment, ce modèle donne le contrôle, autant que possible, d’abord aux créateurs, ensuite à leurs investisseurs et, tout à la fin s’il en reste, aux revendeurs et plateformes qui leur permettent de trouver leur public.

Et pour ça, je vais proposer trois lois à toute épreuve pour que l’argent circule dans le bon sens. Des choses que les créateurs peuvent choisir, que les politiciens et régulateurs peuvent promulguer, que le public et les entreprises commerciales peuvent adopter, pour que l’argent finisse dans la poche de ceux qui sont le plus directement impliqués dans la création de l’art que l’on aime. Pour l’anecdote, au début j’avais une loi, et j’en ai parlé à mon agent, qui est aussi l’agent des ayants-droits d’Arthur C. Clarke, et il m’a dit « tu ne peux pas avoir qu’une seule loi, il t’en faut trois ! »

Voici donc la première règle, la « première loi de Doctorow ». À chaque fois que quelqu’un met un cadenas sur quelque chose qui vous appartient et refuse de vous donner la clé, ce n’est pas pour vous procurer un avantage. Donc si vous avez déjà uploadé une création intellectuelle numérique sur Steam, ou Amazon, ou Apple, on vous a présenté une petite case à cocher qui dit « Protéger ce fichier », ou peut-être « Activer la protection contre le piratage », et si vous êtes chez un grand éditeur ou label ou producteur — pour aller plus vite je les appellerai tous des éditeurs — ils ont probablement déjà fait ce choix à votre place et ils ont coché la case. Et ce que fait cette case une fois cochée, c’est d’ajouter une couche qui est appelée DRM pour digital rights management (gestion des droits numériques), et c’est censé empêcher les gens de faire des copies de votre œuvre sans votre permission.

Mais en pratique, le DRM ne fait pas ça très bien. Pour être efficace le DRM doit d’une façon ou d’une autre fournir au public la clé nécessaire pour défaire le chiffrement de l’œuvre, mais en même temps, d’une façon ou d’une autre restreindre ce qu’on en fera quand on aura la clé. Il faut que le public puisse défaire le chiffrement uniquement pour lire ou écouter ou regarder l’œuvre une fois, puis qu’il se débarrasse de la version en clair plutôt que de la partager avec des amis, ou de la regarder plus tard sans avoir besoin de la clé. Mais évidemment, cacher la clé à l’intérieur d’une chose que votre adversaire possède et qu’il peut inspecter et manipuler à volonté, c’est pas très malin, surtout quand votre adversaire comprend tous les gens au monde qui veulent avoir accès non seulement à votre œuvre mais à toutes les œuvres protégées par la même solution de DRM. Et quand dans ces gens il y a des thésards qui s’ennuient et qui sont équipés de microscopes électroniques à effet tunnel… ça ne peut pas durer bien longtemps ! D’ailleurs en sécurité on appelle ça la solution « vœu pieux ».

Bien évidemment, c’est illégal de casser les verrous, grâce aux lois comme l’EUCD de 2001 (European Union Copyright Directive, en français « Directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information »), qui a été transposée ici dans la législation britannique par la loi de 2003 pour la régulation du copyright et des droits voisins. Et il y a d’autres versions de cette loi dans à peu près tous les pays industrialisés au monde, et dans beaucoup de pays en voie de développement. Évidemment, ça n’empêche pas non plus les gens de faire sauter les verrous. En fait, la solution la plus simple pour faire sauter le verrou de n’importe quelle œuvre c’est d’aller sur the Pirate Bay et de télécharger une copie dont quelqu’un d’autre a déjà fait sauter le verrou, car après tout, pourquoi faire le boulot plusieurs fois ? En revanche, ça veut dire qu’une fois qu’Apple ou Amazon ou Adobe — et ça c’est juste ceux qui commencent par A — mettent leurs verrous sur votre propriété intellectuelle, vous en perdez le contrôle, et vous perdez le contrôle sur l’acheteur de votre œuvre.

Le client est désormais lié pour toujours à l’entreprise qui a installé le verrou, parce que le seul moyen de convertir un livre de l’iBook store d’Apple pour le lire sur Google Play, le seul moyen de le convertir pour l’ouvrir sur le Kindle d’Amazon, c’est de débloquer le verrou d’abord. Et la seule entreprise qui a légalement l’autorité pour convertir un livre d’iBooks… c’est Apple. De la même façon que seul Google a l’autorité pour convertir une vidéo de Google Play en vidéo pour Amazon, et ainsi de suite. Ce qui signifie qu’inévitablement, quand la plateforme commerciale dont la seule contribution à votre œuvre est de faire tourner un script dessus veut négocier une plus grosse part du prix de vente, vous ne pouvez plus vous passer de ces revendeurs. Parce que si vous arrêtez de vendre sur Amazon et que vous proposez une remise chez Google pour inciter vos clients à convertir leurs bibliothèques et vous suivre là-bas… aucun de vos meilleurs clients ne pourra se permettre financièrement d’accepter votre offre. Parce que leur seule possibilité pour passer d’Amazon à Google, ou d’Apple à Adobe, c’est de balancer toutes les œuvres qu’ils ont payées et de les racheter dans le nouveau format, ou alors de garder deux écosystèmes séparés et de passer de l’un à l’autre en fonction du revendeur de chaque œuvre, et ceci n’est pas un exemple hypothétique.

Vous avez dû entendre parler de ce qui arrive entre Amazon et l’un des 5 plus grands éditeurs au monde, Hachette, une entreprise qui s’y connaît en stratégie — le groupe qui les possède fabrique des bombes à sous-munitions à destination des pays en développement, donc ils savent penser en militaires : un des 5 plus grands éditeurs au monde est en train de perdre, de perdre lamentablement, contre Amazon sur la question du pourcentage sur chaque vente Amazon peut garder. Et Amazon va gagner sur toute la ligne, parce qu’Hachette a insisté depuis le début pour que tous ses livres soient vendus avec le DRM d’Amazon. Donc les clients d’Hachette, plus encore que ceux des autres éditeurs, sont enfermés dans l’écosystème Amazon. Et si Hachette décide de se passer des services d’Amazon, les clients resteront dans la cage dorée d’Amazon.

Il existe une autre division d’Amazon, Audible, qui contrôle 90% des livres audio vendus dans le monde. Ils sont les seuls fournisseurs de livres audio pour iTunes. Et ils ne vous donnent même pas la possibilité de vendre sans DRM ! Et ils ont déjà commencé à serrer la vis aux éditeurs et aux studios de livres audio, et ils ne vont pas lâcher le morceau. Maintenant, je vous parie un testicule — pas un des miens hein — qu’ils vont éjecter les fournisseurs hors de leur magasin, sauf s’ils acceptent de faire d’énormes concessions dans le partage des revenus et de la commercialisation de leurs livres. Tout comme Apple l’a fait avec les applications — également vendues avec DRM obligatoires — dès qu’ils ont réussi à imposer leur plateforme dominante obligatoire. Vous souvenez-vous quand Apple vendait vos applications pour 30 % et vous permettait de garder 100 % de l’argent que votre application gagnait ? Maintenant, ils vendent votre application pour 30 % et ils vous réservent 30 % de l’argent de votre application gagne, mais pas avant que beaucoup de gens aient investi leur fortune dans la création d’applications pour Apple. Et tous ces fournisseurs vont se rendre sans conditions. Parce que chaque grand consommateur de livres audio, les 20 % qui représentent 80 % des ventes, a déjà englouti des milliers de d’euros dans un investissement qui est verrouillé dans le coffre-fort d’Amazon jusqu’à ce que Amazon décide de le déverrouiller, autant dire jamais !

Chaque fois que quelqu’un vous promet de vous protéger en enfermant vos trucs sans vous donner de clé ? — Ce n’est pas pour vous protéger.

Ce qui m’amène à la loi n° 2. La célébrité ne vous rendra pas riche, mais vous ne pouvez pas vendre votre art sans elle. Vous avez entendu Tim O’Reilly dire « pour la plupart des artistes, le problème n’est pas le piratage mais l’obscurité ». Et il ne voulait pas dire qu’une fois célèbre vous devenez automatiquement riche, mais plutôt « si personne n’a entendu parler de vos trucs, personne ne les achètera ». Évidemment, de nombreuses personnes qui ont entendu parler de vos trucs ne les achèteront pas non plus, mais aucune des personnes qui ignorent jusqu’à votre existence ne vous donnera jamais rien. Au XXIe siècle, la manière dont les gens vous découvrent, c’est sur Internet. Par l’intermédiaire de moteurs de recherche et de réseaux sociaux, par l’intermédiaire d’hébergeurs de contenus en ligne comme YouTube… et la manière dont vous êtes payés pour vos trucs passe également par Internet : solutions de paiement comme PayPal, régies publicitaires comme Google, financement participatif comme Kickstarter.

Internet à donné naissance à de nombreux succès d’indépendants qui ont rassemblé toutes les fonctions d’un éditeur à partir de ces bribes éparses sur Internet. Certains d’entre eux sont des artistes qui ont débuté dans le système traditionnel et ont fait le saut vers le secteur indépendant comme Trent Reznor ou Amanda Palmer, certains sont des artistes qui ont débuté comme indépendants et sont devenus grand public comme Randall Munroe, l’auteur de xkcd, ou Hugh Howey, l’auteur de Wool [1] . Et certains artistes sont simplement restés des indépendants, comme Jonathan Coulton. Le monde du contenu de masse a été pris dans la même concentration industrielle que tous les autres secteurs. Il ne reste plus que 5 éditeurs, 4 labels et 4 studios de production dans le monde. Et quand la compétition entre les acheteurs (les éditeurs) diminue, les conditions négociée pour les vendeurs (les créateurs) sont moins avantageuses.

Et les contrats avec ces grands acteurs sont le reflet de ce marché. Vous savez, si vous signez avec un label musical, vous allez probablement devoir lui céder le droit de déduire de vos royalties, de chaque enveloppe de royalties, un pourcentage fixe pour la casse. Et qu’est-ce que la casse ? La casse date de l’époque des disques en vinyl ou en gomme-laque. Elle représente la fraction de produits physiques qui sont détruits par des chutes entre l’usine et le détaillant. Ils déduisent cela de vos royalties sur des mp3. Si vous êtes romancier, en signant avec un des cinq grands éditeurs, vous allez probablement devoir abandonner vos droits sur l’adaptation en BD, et peut-être vos droits sur un film ou à l’international, et presque toujours vos droits sur le livre audio. Et ainsi de suite.

Donc le secteur indépendant est une sorte de concurrence de la dernière chance par rapport aux grands acteurs. Les pires conditions que les grands acteurs puissent vous offrir, d’un point de vue financier, doivent être meilleures que les meilleures conditions que vous pouvez espérer sans eux. L’existence d’un secteur indépendant, même pour les artistes qui ne le choisissent pas, donne la limite basse des conditions que les éditeurs peuvent offrir. Donc logiquement, plus le secteur indépendant est compétitif et plus il y a d’entreprises qui fournissent des services, meilleurs sont les contrats pour les artistes, qu’ils signent avec des grands acteurs ou des indépendants.

Mais le secteur indépendant est en train de se faire écraser par les industries du divertissement. Par exemple, Viacom (NdT : le conglomérat états-unien des médias)  a demandé à la Cour suprême des États-Unis de voter que YouTube soit déclaré responsable de toute violation de copyright dans les vidéos qu’ils hébergent, sauf s’ils ont déterminé a priori, parfaitement et sans le moindre doute, si oui ou non ces vidéos respectent le copyright. Ce qui veut dire que chacune des 96 heures de vidéo qui sont chargées sur YouTube chaque minute devraient être étudiées par un avocat spécialiste du copyright pour décider si elle est légale. Sauf que même s’il y avait assez d’argent pour payer des avocats à faire ça — et ça voudrait dire le plein emploi pour quiconque a fait des études de droit, d’aujourd’hui jusqu’à… la fin des temps — il n’y a tout simplement pas assez d’avocats, ni à l’heure actuelle ni même dans toute l’histoire de l’humanité, pour entamer cette masse. En fait, on serait à court d’heures de travail d’avocats avant d’atteindre la mort thermodynamique de l’univers.

Mais il n’y a rien dans la proposition de Viacom de rendre YouTube responsable des violations de copyright qui ferait que Google ou n’importe quel autre service en ligne comme Twitter et Blogger et Facebook, ne soient pas eux-mêmes responsables de leur contenu. Alors comment une entreprise pourrait-elle s’en sortir dans la théorie de Viacom ? C’est très simple, elle ferait exactement comme ça se passe pour les entreprises du câble : si vous voulez faire passer quelque chose sur une chaîne câblée vous devez lui fournir la garantie que ça ne viole pas le copyright, et pour s’assurer que vous pouvez leur garantir cela les chaînes câblées vérifient que vous êtes assurés. Et quand vous allez voir l’assureur il vous fait engager un avocat pour évaluer votre œuvre et s’assurer qu’elle ne viole pas de copyright. En d’autres termes, n’importe qui pourra s’exprimer sur Internet du moment qu’il a autant d’argent qu’un grand label ou studio de production, et ceux qui n’ont pas cet argent ne pourront pas. Ce qui veut dire qu’on recopierait le monde extérieur en miniature dans le monde intérieur de l’Internet.

Empêcher Internet de créer des copies c’est comme empêcher l’eau d’être mouillée.

Et ça ne s’arrête pas là, parce que des tentatives comme TPP (le partenariat trans-pacifique), ACTA (l’accord commercial anti-contrefaçon), TTIP (le partenariat trans-atlantique pour le commerce et l’investissement), et les efforts ad hoc de forces de l’ordre comme ceux de la police de la City de Londres avec leur brigade en charge de la propriété intellectuelle, ont tous essayé d’élargir ce type de responsabilité, pas seulement aux hébergeurs de contenus mais aux fournisseurs de solutions de paiement, aux régies publicitaires, aux bureaux d’enregistrement des noms de domaine, aux plateformes de réseaux sociaux, et ainsi de suite. Mais de même que les DRM n’empêchent pas les gens de faire des copies, toutes ces régulations n’empêchent pas les gens de trouver des copies illégales. Le darknet d’une part échappe complètement à l’application de ce genre de lois, et d’autre part il existe des quantités d’autres voies pour trouver ces contenus. Après tout, le principe du réseau c’est de créer des copies. Vous savez qu’Internet fonctionne quand des copies sont créées rapidement, fidèlement et à bas coût. Empêcher Internet de créer des copies c’est comme empêcher l’eau d’être mouillée.

Du coup, tout ce que ça fait, c’est de réduire la diversité et la compétitivité et les services pour le secteur de la création indépendante, et ça vous rend plus difficile d’obtenir un contrat avantageux avec votre éditeur et de faire connaître votre travail pour pouvoir gagner votre vie avec. Parce que même si la célébrité ne vous rend pas riche, personne ne peut vous donner d’argent s’il n’a pas entendu parler de vous.

Et maintenant nous en arrivons à la troisième et dernière loi, la plus importante : l’information ne veut pas être libre. Vous avez peut-être entendu parler de ce débat sur le copyright et l’Internet pour déterminer si l’information veut être libre… mais j’ai eu une révélation au printemps dernier. J’ai invité l’information à une sorte de retraite dans les montagnes : on a loué une cabane dans les bois, on a fait du feu, on s’est peint le corps, on a dansé, on a chanté, on a bu du vin et pleuré sur nos parents, et quand ce fut terminé, une information à l’odeur de foin coupé m’a serré dans ses bras avec émotion et chuchoté sa confession à mon oreille : elle ne veut pas être libre. Tout ce qu’elle veut de nous, tout ce que l’information veut de chacun de nous, c’est qu’on arrête d’anthropomorphiser l’information. Parce que l’information n’est qu’une abstraction et elle ne peut pas vouloir le moindre fichu truc.

L’information ne veut pas être libre…

Je n’ai pas consacré ma vie à ce genre de choses parce que je veux aider l’information à atteindre ses objectifs. C’est un combat qui concerne les gens et les gens veulent être libres. À l’ère de l’information, vous ne pouvez être libre que si vous avez des systèmes d’information libres et équitables. Lorsque nous formulons la question de la régulation de l’Internet comme un moyen d’améliorer le sort des zéro virgule zéro zéro zéro un pour cent du monde qui gagnent leur vie dans les arts, nous traitons le Net comme s’il s’agissait d’un glorieux service de vidéo à la demande. Mais ce n’est pas le cas ! Et contrairement à ce qu’en pense du ministère de l’Intérieur, ce n’est pas un moyen de perfectionner le djihad, ce n’est pas un meilleur système de diffusion de la pornographie. Qu’est-ce que l’Internet ? c’est le système nerveux du 21e siècle à travers lequel passent toutes nos activités. Tout ce que nous faisons aujourd’hui implique l’Internet et l’Internet sera nécessaire pour tout ce que nous ferons demain.

… ce sont les gens qui veulent être libres

Ainsi, bien que les DRM soient effectivement une mauvaise affaire pour les créateurs, et les éditeurs, et le public, ce n’est qu’un problème secondaire. Le véritable coût des DRM, le voici : pour permettre leur fonctionnement, à peu près tous les pays du monde ont interdit de communiquer aux utilisateurs des informations leur permettant de supprimer les DRM. Et cela signifie qu’il est illégal de signaler des vulnérabilités, des défaillances dans le code des DRM. Ce qui veut dire que quiconque vous informe de vulnérabilités dans votre téléphone, ou votre ordinateur, ou votre thermostat, ou dans le micrologiciel de votre automobile, ou dans les logiciels qui pilotent votre prothèse auditive ou votre pacemaker, peut être jeté en prison pour ce motif. Ce qui veut dire que des équipements sur lesquels nous comptons pour des questions vitales deviennent des réservoirs à longue durée de vie de vulnérabilités prêtes à être exploitées par des malfrats et des voyeurs, des usurpateurs d’identité, des espions, des flics et des gouvernements.

Notre monde est fait d’ordinateurs. Votre voiture est un ordinateur qui file sur l’autoroute à 100 km/h avec vous enfermé dedans. Votre immeuble moderne, une maison neuve ou une institution publique sont des ordinateurs dans lesquels vous vivez. Quand vous retirez les ordinateurs de la plupart de ces bâtiments, ils cessent d’être habitables immédiatement. Si vous ne relancez pas les ordinateurs très rapidement, la plupart de ces bâtiments tombent en ruine, car sans la capacité de réguler leur respiration, ils commencent à pourrir presque instantanément.

Vous et moi, et tous ceux qui ont grandi avec un casque de walkman sur les oreilles, on a passé assez d’heures avec nos écouteurs à fond pour qu’un jour on ait tous besoin de prothèses auditives. Et cette aide auditive ne sera pas un gadget Bose rétro-hipster-analogue-à-transistors. Ce sera un ordinateur que vous mettrez dans votre tête. Et selon la façon dont cet ordinateur sera conçu et paramétré, il pourra vous empêcher d’entendre certaines choses. Il pourra vous faire entendre des choses qui n’existent pas. Il pourra dire aux autres ce que vous avez entendu.

J’étais dans un aéroport il ya quelques mois — je passe beaucoup de temps dans les aéroports — et bien sûr la première règle dans les zones d’attente des aéroports est ABC : Accéder à une prise, Brancher, Charger. Je suis donc arrivé le premier dans ce salon d’attente de l’aéroport, je me suis jeté tout de suite sur l’emplacement stratégique, la seule prise de courant disponible du lieu, j’ai branché mon ordinateur portable et j’étais assis là à travailler quand un type est arrivé et m’a demandé sans complexe « Je peux utiliser cette prise de courant ? ». J’ai répondu « vous voyez bien que je charge mon portable ! ». Alors il a retroussé sa jambe de pantalon et m’a montré la prothèse qu’il portait à partir du genou et m’a dit : « Je dois charger ma jambe ». Et là j’ai débranché mon portable et dit : « je vous en prie ». Piper les dés pour empêcher la divulgation des failles dans les dispositifs dont on dépend pour tout — pour absolument tout — est une idée complètement démente. Vous devriez être avoir le droit de connaître les failles dans votre iPhone, un appareil doté d’une caméra, d’un micro, d’un capteur de position, et qui connaît tous vos amis et ce que vous en dites. Vous devriez avoir le droit de connaître les failles dans votre iPhone, même si le fait que vous connaissez ces failles complique les choses pour Apple qui voudrait garder son monopole sur le marché des applications.

Et quand il s’agit d’augmenter la responsabilité des fournisseurs de services, l’effet majeur n’a rien à voir avec le domaine artistique. Parce que les 96 heures de vidéos qui débarquent dans la boîte de réception de YouTube chaque minute ne sont pas des films amateurs ou de la télé pirate… Ce sont des communications personnelles, des conversations, ce sont des images filmées par des dissidents dans des zones de guerre, il s’agit de la matière brute de la communication. C’est la même chose pour les tweets, les messages Facebook et tout le reste. Et c’est là qu’il y a toujours des cyniques pour dire « peuh, tout ça pour préserver toute cette merde sur Facebook, toutes ces conneries sur Twitter, toutes ces photos de chats… ». Et ça c’est la réaction typique des gens qui refusent de prendre au sérieux tout ce qui se passe sur Internet. Et là je suis censé répondre « non, non, il y a aussi des choses nobles sur Internet, il y a des victimes de maltraitance qui parlent de leur parcours pour s’en sortir, il y a des personnes qui dénoncent les violences policières et ainsi de suite … », et tout ça, c’est important, mais pour une fois je vais m’exprimer en faveur de toutes les choses banales et les plus triviales.

Quand ma femme descend le matin — je suis le premier levé, dès 5h du matin, je suis un lève-tôt — quand ma femme descend le matin donc, et que je lui demande si elle a bien dormi, ce n’est pas vraiment pour savoir si elle a bien dormi. Je dors à côté d’elle, je le sais bien comment elle a dormi ! Si je demande à ma femme si elle a bien dormi, c’est parce qu’il s’agit d’une communication sociale qui signifie en réalité : « Je te vois ce matin. Tu comptes pour moi. Je t’aime. Je suis là ». Et quand quelqu’un expose une chose importante et lourde de conséquences comme « j’ai le cancer » ou bien « j’ai gagné » ou « j’ai perdu mon emploi », ces moments mémorables ont du sens parce qu’ils sont basés sur ce faisceau de millions d’échanges apparemment insignifiants. Et si les échanges insignifiants des autres vous semblent banals, c’est parce que vous n’êtes pas le destinataire de ces échanges. Mais eux, si. Eux et leur réseau social. Et c’est le comble de l’arrogance d’affirmer que juste pour s’assurer que les gens regardent la télé comme il faut, on est prêts à les surveiller, les censurer, et abandonner complètement les canaux de communication où se font leurs échanges.

Nous avons mis en place des systèmes par lesquels n’importe quel fichier peut être supprimé d’Internet simplement en le montrant du doigt et en disant : « J’ai entendu dire que ce fichier porte atteinte à mes droits d’auteur », sans présenter la moindre preuve et sans conséquences judiciaires pour ceux qui en abusent. Cette procédure de « notification et retrait » fait régulièrement l’objet d’abus par toutes sortes de salauds, du roi de Thaïlande aux néo-nazis britanniques élevés au grain. Parce que si vous mettez en place un système de censure sans procédure officielle et sans poursuites en cas d’abus, il serait d’une naïveté criminelle de ne pas prévoir qu’il y aura des abus. Ici au Royaume-Uni, nous avons la loi sur l’économie numérique de 2010. La dernière loi de la dernière législature, passée dans les dernières heures avant qu’ils se mettent en campagne pour les élections. Suivant les injonctions du whip du parti tout député travailliste qui n’aurait pas voté pour cette loi aurait perdu son poste et le soutien du parti, à la veille de la campagne électorale. Elle a donc été adoptée sans aucun débat parlementaire et elle permet au secrétaire de l’entreprise, qui était alors Peter Mandelson, et maintenant Vince Cable, d’imposer une règle à sa seule discrétion qui dit que toute personne disposant d’une connexion internet qui est impliquée dans 3 accusations d’infraction à l’Internet sans preuve et même sans suite peut être déconnecté d’Internet pendant un an. Ce qui signifie que si vous êtes simplement accusé de vivre dans le voisinage d’un appareil connecté au réseau qu’un tiers inconnu peut ou non avoir utilisé pour écouter de la musique de façon inappropriée, vous et tous ceux qui vivent dans votre maison êtes condamnés à la peine de mort d’Internet pour un an.

Et Martha Lane Fox, qui est maintenant baronne Soho — bon, tous ces trucs d’aristocratie, ça fait très Donjons et Dragons, mais la baronne Soho est cool… — donc Martha Lane Fox, avant de devenir baronne Soho, avait un job encore plus incroyablement cool : son titre était « championne de l’inclusion numérique ». Et l’un de ses premiers actes a été de commissionner l’entreprise de conseil Pricewhaterhousecoopers pour étudier ce qui se passe quand les gens accèdent à Internet. Pour mener à bien leur mission ils sont allés dans une cité HLM du nord de l’Angleterre qui a bénéficié d’un accès gratuit à Internet pendant quelques années. Il se trouve que cette cité était juste à côté d’un nœud de raccordement du réseau, et ils ont été raccordés, ils ne l’ont pas demandé ou signé quoi que ce soit… Et PWC a comparé les habitants de cette cité à ceux de HLM voisins qui n’avaient pas eu ce coup de chance géographique. Et ils ont trouvé que les familles qui avaient été connectées, par rapport aux familles des autres HLM, faisaient de meilleures études, se nourrissaient plus sainement, avaient de meilleurs emplois, un plus grand pouvoir d’achat, moins de dettes, plus de mobilité sociale, une meilleure participation à la vie publique, étaient mieux informés sur la politique et votaient davantage.

Alors quand nous, en tant que société, sommes prêts à punir collectivement des familles entières qui sont accusées sans preuve de se divertir sans autorisation, en leur coupant le tuyau qui leur offre à lui seul la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de réunion, l’accès à l’éducation, à la santé, de la nutrition, à la richesse, à l’engagement civique et politique… il est parfaitement évident que ce n’est pas un combat pour l’information, mais pour des personnes. En ce qui me concerne, j’estime que je peux gagner ma vie sans qu’il soit nécessaire d’espionner tout le monde, sans devenir l’autorité de censure d’Internet, sans un système comme la loi sur l’économie numérique de Peter Mandelson qui est si manifestement injuste et grotesque. Mais même si ce n’était pas le cas, même si cela signifiait que je doive renoncer à gagner ma vie comme ça, je combattrais encore pour qu’Internet soit libre et équitable. Parce que, même si j’ai rêvé toute ma vie, ma vie entière, d’être un écrivain, même si j’aime être en mesure de subvenir aux besoins de ma famille avec le revenu de mes travaux créatifs, je veux léguer un monde libre et juste à ma fille bien avant de vouloir être un artiste, et cela compte bien plus que mon désir profond d’être un artiste.

Il existe des millions de façons de gagner de l’argent avec de l’art et des milliards de façons de faire faillite en essayant de gagner de l’argent dans les arts. Veiller à ce que les artistes qui réussissent obtiennent autant d’argent que possible dans le système en place est un objectif honorable, mais au-delà de cela, les artistes doivent être opposés à la censure, à la surveillance et au contrôle, parce que les arts ne devraient jamais être du côté de censure, de la surveillance et du contrôle ! Essayez n’importe quoi et faites tout ce que vous pouvez pour que votre pièce tombe sur la tranche, mais si vous avez besoin de casser l’Internet pour réussir votre truc… alors vous êtes du mauvais côté de l’histoire.

Merci.

Crédit photo : portrait de Cory Doctorow par Jonathan Worth (CC BY-SA 2.0)

Notes :

[1] Roman traduit en français sous le titre de Silo.




Geektionnerd : Apple Watch

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Je pense que cela se passe de sources, ce n’est pas vraiment une information confidentielle…

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Vive réaction de la FSF à l’annonce des nouveaux produits Apple

« Au moins, la montre a quand même un bracelet pour qu’on puisse la retirer… »

Une première sans Steve Jobs, c’était la grand messe Apple hier à Cupertino avec, entre autres, l’annonce de nouveaux iPhone bien plus mieux et d’un produit pas si nouveau que ça : une montre connectée.

Mais il y a un prix à payer à tous ces obscurs objets du désir, celles de nos libertés sacrifiées, nous rappelle ci-dessous la Free Software Foundation de Richard Stallman.

iWatch

Free Software Foundation statement on the new iPhone, Apple Pay, and Apple Watch

9 septembre – FSF
(Traduction : Penguin, Progi1984, sfermigier, Bromind, Mooshka, Sayf, GregR + anonymes)

Déclaration de la Free Software Foundation (Fondation pour le Logiciel Libre) sur le nouvel iPhone, Apple Pay, et l’Apple Watch

La FSF invite les utilisateurs à éviter les produits Apple, dans l’intérêt de leur liberté individuelle et celle de leur entourage.

Aujourd’hui, Apple a annoncé l’arrivée de nouveaux modèles d’iPhone, d’une montre et d’un service de paiement. En réponse, le directeur exécutif de la FSF, John Sullivan a fait le constat suivant :


« Il est étonnant de voir tant de journaux spécialisés dans les technologies agir comme le bras droit du service marketing d’Apple. Ce qu’on voit partout aujourd’hui, c’est une large complicité (des médias) à occulter l’information la plus importante : la guerre incessante d’Apple contre la liberté des utilisateurs d’ordinateurs, et par extension, contre la liberté de parole, de commerce, d’association, contre le droit à la vie privée et contre l’innovation technologique.

Chaque article qui ne mentionne pas l’insistance d’Apple à utiliser des DRM (NdT : Digital Restrictions Management, soit Mesures Techniques de Protection en français) pour verrouiller les appareils et les applications qu’ils vendent, fait beaucoup de tort aux lecteurs, et constitue un coup porté au développement de la société numérique libre dont nous avons besoin à l’heure actuelle. Tout article qui discute des spécifications techniques sans montrer en premier lieu le cadre immoral qui a fabriqué ces produits, contribue à mener les gens sur la voie de la perte totale de leur autonomie numérique.

Tenez le compte du nombre de commentaires que vous avez lus aujourd’hui mentionnant qu’Apple menace quiconque ose tenter d’installer un autre système d’exploitation comme Android sur leur téléphone Apple ou menace de poursuites pénales en vertu de la Digital Millennium Copyright Act ou DMCA (NdT : loi américaine dont le but est de fournir un moyen de lutte contre les violations du droit d’auteur, similaire à la DADVSI en France). Gardez en tête le nombre de commentaires qui mentionnent que les appareils Apple ne vous permettront pas d’installer une application non approuvée, encore une fois en vous menaçant d’une peine de prison si vous tentez de le faire sans la bénédiction d’Apple. Ayez à l’esprit combien d’articles soulignent l’utilisation par Apple de brevets logiciels et d’une armée d’avocats pour attaquer (en justice) ceux qui développent un environnement informatique plus libre que le leur.

Avant cette dernière annonce d’Apple, on a connu de nombreux exemples où ceux qui utilisaient des smartphones et autres ordinateurs à des fins d’activisme politique et de liberté d’expression ont été censurés. Si nous continuons de permettre à Apple ce type de contrôle, la censure et les « zones de liberté d’expression » numériques deviendront la norme permanente.

Il existe une bonne raison pour laquelle l’inventeur (NdT : Russell A. Kirsch) du premier ordinateur américain programmable considère les appareils Apple comme contraires aux formes essentielles de créativité. Mais il ne suffit pas de dire « N’achetez pas leurs produits. » Les lois utilisées par Apple et d’autres pour faire respecter leurs restrictions numériques (leur conférant ainsi un avantage compétitif subventionné par rapport à des produits qui respectent la liberté de l’utilisateur) doivent être abrogées.

Au moins, la montre a quand même un bracelet pour qu’on puisse la retirer, on était inquiets ! »

Nous demandons instamment aux utilisateurs de rechercher les moyens d’encourager l’utilisation de téléphones et autres appareils mobiles qui ne restreignent pas leurs libertés essentielles. Parmi ces possibilités, il existe Replicant, un fork (NdT : Logiciel créé à partir du code source d’un logiciel existant) libre d’Android, et F-Droid, un dépôt d’applications totalement libres pour Android.

Nous devrions aussi faire savoir à Tim Cook de chez Apple ce que nous en pensons.