Livre à prix libre : Vim pour les humains, de Vincent Jousse

Connaissez-vous et surtout utilisez-vous l’éditeur de texte libre Vim ?

Non ? C’est parce que vous n’avez pas encore lu l’interview ci-dessous et surtout n’avez pas encore parcouru le livre d’initiation « Vim pour les humains » mis librement à notre disposition par Vincent Jousse 😉

Un livre électronique vendu à prix libre dont l’auteur a décidé d’en redistribuer 20% à Framasoft, merci à lui.

Vincent Jousse - Vim pour les humains - Couverture

Bonjour Vincent, peux-tu te présenter succinctement à nos lecteurs ?

Vincent Jousse, 33 ans, libre et heureux ! J’écris régulièrement sur http://viserlalune.com au sujet de la vie en général et de tout ce qui peut la rendre encore plus sympathique. Je suis développeur informatique de formation et actuellement enseignant-chercheur à mi-temps à l’Université du Maine où je travaille sur la reconnaissance de la parole. Je suis aussi gérant d’une entreprise dans le domaine : http://voxolab.com.

Je suis contributeur open source depuis pas mal d’années, d’abord en PHP (Symfony) et puis maintenant en Python. Je publie de temps en temps des articles un peu plus techniques sur http://vincent.jousse.org/.

Tous mes écrits sont placés sous licence CC, mon code source étant généralement publié sous licence MIT.

Alors le projet « Vim pour les humains » c’est quoi exactement ?

C’est tout d’abord l’envie d’essayer « autre chose ». À l’époque (déjà 2 ans !), j’avais envie de faire autre chose que passer mes journées à programmer. Comme j’aimais bien écrire, j’ai cherché un sujet sur lequel je pourrais apporter de la valeur. Je n’étais pas une star de Vim (et ne le suis toujours pas), mais je me rappelais de la difficulté que j’avais eue à franchir le premier pas, tout ça à cause d’une documentation réservée aux initiés.

Je trouvais ça dommage que, après des décennies d’existence, apprendre Vim (et surtout comprendre son intérêt) soit toujours aussi compliqué. L’objectif du projet est donc d’aider les utilisateurs à aller plus loin que la sempiternelle question : « mais comment on fait pour quitter cette m*** ?! ».

On peut lire ceci en ouverture du site : « Apprendre Vim est le meilleur investissement que j’aie jamais fait. Que ce soit en tant qu’écrivain, professeur ou programmeur : on l’apprend une fois, il nous suit partout, et pour toujours. » Ah oui, quand même !

Ça fait rêver non ? 😉 Le pire, c’est que c’est vrai. Tout ce que je produis l’est toujours à partir d’un fichier au format texte : ma thèse en LaTeX, mes présentations en Markdown (via http://bartaz.github.io/impress.js/#/bored ), mes articles de blog en Markdown, mon code source en Python, le livre « Vim pour les humains » en reStructuredText via Sphinx, j’en passe et des meilleurs.

Vim est le seul outil que j’utilise à longueur de journée, partout, tout le temps. Même les réponses de cette interview ont été écrites dans Vim.

Ton livre, c’est pour que Vim ne soit pas uniquement l’apanage des geeks barbus ?

C’est exactement ça. C’est peut-être mon côté utopiste, mais j’aime à croire que beaucoup de choses dans le monde du libre seraient plus accessibles si on prenait le temps de les expliquer et si on adoptait un état d’esprit plus pragmatique. Par exemple, tout le monde ne peut pas perdre un mois de productivité en se mettant à Vim. J’ai donc pris le parti de commencer mon livre en expliquant comment rendre Vim utilisable comme un éditeur classique.

Ça a fait grincer quelques dents du style : « c’est pas la bonne manière d’apprendre Vim », « faire croire que Vim est facile est une mauvaise idée », … Foutaises. Mon avis est que si les personnes l’utilisent encore une semaine après avoir commencé à l’apprendre, c’est gagné. Et pour ça, il faut leur faciliter la transition avec leur ancien éditeur.

Question troll : Alors, c’est sûr vi est meilleur qu’Emacs ?

Ahah, c’est même plus du troll à ce niveau là. Disons qu’avant « Vim pour les humains » ils étaient à égalité, maintenant Vim a clairement pris le dessus 😉

Vi, Emacs, TeX… comment expliques-tu que ces éditeurs, conçus dans les années 1970, soient toujours utilisés aujourd’hui ?

C’est malheureux à dire mais, en ce qui concerne Vim et Emacs, on n’a pas encore fait mieux. Ce sont des environnements qui ont été pensés avant l’arrivée de la souris et des interfaces graphiques. La majorité des efforts a donc porté sur la maximisation de l’efficacité au clavier, et il faut dire que Vim et Emacs sont redoutables dans ce domaine (c’est d’ailleurs ce qui les rend compliqués à apprendre à l’ère actuelle des clickodromes et autres interfaces graphiques).

Quand on édite du texte à longueur de journée (que ça soit du code ou autre chose), on cherche à être le plus rapide possible. Quitter les mains du clavier pour bouger la souris et retourner au clavier est aussi inefficace que mauvais pour vos mains (http://fr.wikipedia.org/wiki/Troubles_musculosquelettiques). À part Vim ou Emacs, aucune alternative sérieuse n’existe à ma connaissance pour l’instant.

En ce qui concerne Tex, c’est un peu pareil. Si l’on veut éditer un document en se focalisant sur le contenu et non la présentation, les langages de balises comme (La)Tex, Markdown, rst sont super adaptés. Si en plus on veut écrire un document avec une belle biblio générée automatiquement et des formules mathématiques avec un rendu impeccable c’est simple : LaTeX est la seule solution.

Ok, c’est pas libre, mais que penses-tu du succès actuel d’un éditeur comme Sublime Text ? Fait-il de l’ombre et du tort à Vim ?

En fait, peu importe qu’il fasse du tort ou de l’ombre à Vim, s’il répond à un besoin et que les personnes en sont contentes, parfait !

Je serai très content que Vim puisse être remplacé par quelque chose qui tire entièrement parti des spécificités des environnements graphiques et je pense qu’en effet, Sublime Text est un bon pas dans cette direction.

Mais même si Sublime Text venait à être utilisé partout et par tout le monde, il resterait toujours un problème à résoudre : comment faire lorsque l’on n’a pas d’interface graphique ? « Je connais un truc sympa si tu veux, ça prend rien en ressources, tu peux l’utiliser en ligne de commande, Vim que ça s’appelle » 😉

Pourquoi avoir opté pour la très libre licence CC-By ?

Parce que je fais une réaction épidermique à la connerie ambiante qui consiste à se « défendre des autres » coûte que coûte. Quelqu’un a une meilleure idée que moi pour valoriser ce travail ? Mais qu’il fasse donc, au contraire !

Je me suis basé sur Vim et sur toutes les contributions de la communauté open source pour écrire ce livre. Ce livre ne m’appartient pas, il appartient au bien commun, comme toutes les sources d’inspirations qui m’ont permis de l’écrire.

Le choix du « prix libre », c’est symbolique ou tu crois au devenir de ce modèle économique ? (et que penses-tu des « passagers clandestins » qui vont payer 0 euro pour télécharger le livre ?)

Non ce n’est pas symbolique, j’ai envie d’y croire. Le livre était tout d’abord téléchargeable au prix fixe de 9,99€. En 1 an et demi, j’en ai vendu 90 environ, pas si mal. Mais en faisant ça, j’allais contre mes valeurs, je limitais l’accès à la connaissance à cause de ce prix fixe.

J’ai donc décidé de le mettre sous un « prix libre », au risque en effet de ne plus rien gagner. Je suis prêt à prendre ce risque car, utopiste ou non, je pense que tout est dans l’art de demander. Faire la différence entre « gratuit » et « payant mais sous un prix libre » est important pour moi.

Les personnes qui payent 0 euro pour télécharger le livre et ne donnent rien en échange (même pas un petit mail) le feront en leur âme et conscience. J’ai ma conscience pour moi 🙂

Pourquoi uniquement une version électronique du livre ? C’est pour ne pas tuer d’arbres ?

Du tout, c’est juste par méconnaissance du monde du livre papier, tout simplement. Ça pourrait d’ailleurs être une bonne idée de monétisation. Des amateurs ?

Une dernière question qui nous flatte et nous t’en remercions, pourquoi avoir choisi de redistribuer 20% des gains à Framasoft ?

Pour être honnête, j’ai fais ça au feeling. Je ne vous connais pas très très bien, mais j’ai tendance à vous voir un peu partout autour des projets et personnes que j’apprécie : Ploum, Wallabag, Geektionnerd, … J’aime les personnes qui aident à faire bouger les choses et vous en faites partie, alors merci ! « La route est longue mais la voie est libre… »




Geektionnerd : Firefox 32

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Sources sur LinuxFr :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Internet. Pour un contre-ordre social

Nous publions ci-dessous une tribune de Christophe Masutti, membre de Framasoft,

Elle paraît simultanément dans le magazine Linux Pratique, que vous trouverez dans tous les bons points presse et que nous remercions vivement pour son autorisation..

Linux Pratique 85

Internet. Pour un contre-ordre social

Christophe Masutti – Framasoft
19 juillet 2014
Ce document est placé sous Licence Art Libre 1.3 (Document version 1.0)
Paru initialement dans Linux Pratique n°85 Septembre/Octobre 2014, avec leur aimable autorisation

De la légitimité

Michel Foucault, disparu il y a trente ans, proposait d’approcher les grandes questions du monde à travers le rapport entre savoir et pouvoir. Cette méthode a l’avantage de contextualiser le discours que l’on est en train d’analyser : quels discours permettent d’exercer quels pouvoirs ? Et quels pouvoirs sont censés induire quelles contraintes et en vertu de quels discours ? Dans un de ses plus célèbres ouvrages, Surveiller et punir[1], Foucault démontre les mécanismes qui permettent de passer de la démonstration publique du pouvoir d’un seul, le monarque qui commande l’exécution publique des peines, à la normativité morale et physique imposée par le contrôle, jusqu’à l’auto-censure. Ce n’est plus le pouvoir qui est isolé dans la forteresse de l’autorité absolue, mais c’est l’individu qui exerce lui-même sa propre coercition. Ainsi, Surveiller et punir n’est pas un livre sur la prison mais sur la conformation de nos rapports sociaux à la fin du XXe siècle.

Les modèles économiques ont suivi cet ordre des choses : puisque la société est individualiste, c’est à l’individu que les discours doivent s’adresser. La plupart des modèles économiques qui préexistent à l’apparition de services sur Internet furent considérés, au début du XXIe siècle, comme les seuls capables de générer des bénéfices, de l’innovation et du bien-être social. L’exercice de la contrainte consistait à susciter le consentement des individus-utilisateurs dans un rapport qui, du moins le croyait-on, proposait une hiérarchie entre d’un côté les producteurs de contenus et services et, de l’autre côté, les utilisateurs. Il n’en était rien : les utilisateurs eux-mêmes étaient supposés produire des contenus œuvrant ainsi à la normalisation des rapports numériques où les créateurs exerçaient leur propre contrainte, c’est-à-dire accepter le dévoilement de leur vie privée (leur identité) en guise de tribut à l’expression de leurs idées, de leurs envies, de leurs besoins, de leurs rêves. Que n’avait-on pensé plus tôt au spectaculaire déploiement de la surveillance de masse focalisant non plus sur les actes, mais sur les éléments qui peuvent les déclencher ? Le commerce autant que l’État cherche à renseigner tout comportement prédictible dans la mesure où, pour l’un il permet de spéculer et pour l’autre il permet de planifier l’exercice du pouvoir. La société prédictible est ainsi devenue la force normalisatrice en fonction de laquelle tout discours et tout pouvoir s’exerce désormais (mais pas exclusivement) à travers l’organe de communication le plus puissant qui soit : Internet. L’affaire Snowden n’a fait que focaliser sur l’un de ses aspects relatif aux questions des défenses nationales. Mais l’aspect le plus important est que, comme le dit si bien Eben Moglen dans une conférence donnée à Berlin en 2012[2], « nous n’avons pas créé l’anonymat lorsque nous avons inventé Internet. »

Depuis le milieu des années 1980, les méthodes de collaboration dans la création de logiciels libres montraient que l’innovation devait être collective pour être assimilée et partagée par le plus grand nombre. La philosophie du Libre s’opposait à la nucléarisation sociale et proposait un modèle où, par la mise en réseau, le bien-être social pouvait émerger de la contribution volontaire de tous adhérant à des objectifs communs d’améliorations logicielles, techniques, sociales. Les créations non-logicielles de tout type ont fini par suivre le même chemin à travers l’extension des licences à des œuvres non logicielles. Les campagnes de financement collaboratif, en particulier lorsqu’elles visent à financer des projets sous licence libre, démontrent que dans un seul et même mouvement, il est possible à la fois de valider l’impact social du projet (par l’adhésion du nombre de donateurs) et assurer son développement. Pour reprendre Eben Moglen, ce n’est pas l’anonymat qui manque à Internet, c’est la possibilité de structurer une société de la collaboration qui échappe aux modèles anciens et à la coercition de droit privé qu’ils impliquent. C’est un changement de pouvoir qui est à l’œuvre et contre lequel toute réaction sera nécessairement celle de la punition : on comprend mieux l’arrivée plus ou moins subtile d’organes gouvernementaux et inter-gouvernementaux visant à sanctionner toute incartade qui soit effectivement condamnable en vertu du droit mais aussi à rigidifier les conditions d’arrivée des nouveaux modèles économiques et structurels qui contrecarrent les intérêts (individuels eux-aussi, par définition) de quelques-uns. Nous ne sommes pas non plus à l’abri des resquilleurs et du libre-washing cherchant, sous couvert de sympathie, à rétablir une hiérarchie de contrôle.

Dans sa Lettre aux barbus[3], le 5 juin 2014, Laurent Chemla vise juste : le principe selon lequel « la sécurité globale (serait) la somme des sécurités individuelles » implique que la surveillance de masse (rendue possible, par exemple, grâce à notre consentement envers les services gratuits dont nous disposons sur Internet) provoque un déséquilibre entre d’une part ceux qui exercent le pouvoir et en ont les moyens et les connaissances, et d’autre part ceux sur qui s’exerce le pouvoir et qui demeurent les utilisateurs de l’organe même de l’exercice de ce pouvoir. Cette double contrainte n’est soluble qu’à la condition de cesser d’utiliser des outils centralisés et surtout s’en donner les moyens en « (imaginant) des outils qui créent le besoin plutôt que des outils qui répondent à des usages existants ». C’est-à-dire qu’il relève de la responsabilité de ceux qui détiennent des portions de savoir (les barbus, caricature des libristes) de proposer au plus grand nombre de nouveaux outils capables de rétablir l’équilibre et donc de contrecarrer l’exercice illégitime du pouvoir.

Une affaire de compétences

Par bien des aspects, le logiciel libre a transformé la vie politique. En premier lieu parce que les licences libres ont bouleversé les modèles[4] économiques et culturels hérités d’un régime de monopole. En second lieu, parce que les développements de logiciels libres n’impliquent pas de hiérarchie entre l’utilisateur et le concepteur et, dans ce contexte, et puisque le logiciel libre est aussi le support de la production de créations et d’informations, il implique des pratiques démocratiques de décision et de liberté d’expression. C’est en ce sens que la culture libre a souvent été qualifiée de « culture alternative » ou « contre-culture » parce qu’elle s’oppose assez frontalement avec les contraintes et les usages qui imposent à l’utilisateur une fenêtre minuscule pour échanger sa liberté contre des droits d’utilisation.

Contrairement à ce que l’on pouvait croire il y a seulement une dizaine d’années, tout le monde est en mesure de comprendre le paradoxe qu’il y a lorsque, pour pouvoir avoir le droit de communiquer avec la terre entière et 2 amis, vous devez auparavant céder vos droits et votre image à une entreprise comme Facebook. Il en est de même avec les formats de fichiers dont les limites ont vite été admises par le grand public qui ne comprenait et ne comprend toujours pas en vertu de quelle loi universelle le document écrit il y a 20 ans n’est aujourd’hui plus lisible avec le logiciel qui porte le même nom depuis cette époque. Les organisations libristes telles la Free Software Foundation[5], L’Electronic Frontier Foundation[6], l’April[7], l’Aful[8], Framasoft[9] et bien d’autres à travers le monde ont œuvré pour la promotion des formats ouverts et de l’interopérabilité à tel point que la décision publique a dû agir en devenant, la plupart du temps assez mollement, un organe de promotion de ces formats. Bien sûr, l’enjeu pour le secteur public est celui de la manipulation de données sensibles dont il faut assurer une certaine pérennité, mais il est aussi politique puisque le rapport entre les administrés et les organes de l’État doit se faire sans donner à une entreprise privée l’exclusivité des conditions de diffusion de l’information.

Les acteurs associatifs du Libre, sans se positionner en lobbies (alors même que les lobbies privés sont financièrement bien plus équipés) et en œuvrant auprès du public en donnant la possibilité à celui-ci d’agir concrètement, ont montré que la société civile est capable d’expertise dans ce domaine. Néanmoins, un obstacle de taille est encore à franchir : celui de donner les moyens techniques de rendre utilisables les solutions alternatives permettant une émancipation durable de la société. Peine perdue ? On pourrait le croire, alors que des instances comme le CNNum (Conseil National du Numérique) ont tendance à se résigner[10] et penser que les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) seraient des autorités incontournables, tout comme la soumission des internautes à cette nouvelle forme de féodalité serait irrémédiable.

Pour ce qui concerne la visibilité, on ne peut pas nier les efforts souvent exceptionnels engagés par les associations et fondations de tout poil visant à promouvoir le Libre et ses usages auprès du large public. Tout récemment, la Free Software Foundation a publié un site web multilingue exclusivement consacré à la question de la sécurité des données dans l’usage des courriels. Intitulé Email Self Defense[11], ce guide explique, étape par étape, la méthode pour chiffrer efficacement ses courriels avec des logiciels libres. Ce type de démarche est en réalité un symptôme, mais il n’est pas seulement celui d’une réaction face aux récentes affaires d’espionnage planétaire via Internet.

Pour reprendre l’idée de Foucault énoncée ci-dessus, le contexte de l’espionnage de masse est aujourd’hui tel qu’il laisse la place à un autre discours : celui de la nécessité de déployer de manière autonome des infrastructures propres à l’apprentissage et à l’usage des logiciels libres en fonction des besoins des populations. Auparavant, il était en effet aisé de susciter l’adhésion aux principes du logiciel libre sans pour autant déployer de nouveaux usages et sans un appui politique concret et courageux (comme les logiciels libres à l’école, dans les administrations, etc.). Aujourd’hui, non seulement les principes sont socialement intégrés mais de nouveaux usages ont fait leur apparition tout en restant prisonniers des systèmes en place. C’est ce que soulève très justement un article récent de Cory Doctorow[12] en citant une étude à propos de l’usage d’Internet chez les jeunes gens. Par exemple, une part non négligeable d’entre eux suppriment puis réactivent au besoin leurs comptes Facebook de manière à protéger leurs données et leur identité. Pour Doctorow, être « natifs du numérique » ne signifie nullement avoir un sens inné des bons usages sur Internet, en revanche leur sens de la confidentialité (et la créativité dont il est fait preuve pour la sauvegarder) est contrecarré par le fait que « Facebook rend extrêmement difficile toute tentative de protection de notre vie privée » et que, de manière plus générale, « les outils propices à la vie privée tendent à être peu pratiques ». Le sous-entendu est évident : même si l’installation logicielle est de plus en plus aisée, tout le monde n’est capable d’installer chez soi des solutions appropriées comme un serveur de courriel chiffré.

Que faire ?

Le diagnostic posé, que pouvons-nous faire ? Le domaine associatif a besoin d’argent. C’est un fait. Il est d’ailleurs remarqué par le gouvernement français, qui a fait de l’engagement associatif la grande « cause nationale de l’année 2014 ». Cette action[13] a au moins le mérite de valoriser l’économie sociale et solidaire, ainsi que le bénévolat. Les associations libristes sont déjà dans une dynamique similaire depuis un long moment, et parfois s’essoufflent… En revanche, il faut des investissements de taille pour avoir la possibilité de soutenir des infrastructures libres dédiées au public et répondant à ses usages numériques. Ces investissements sont difficiles pour au moins deux raisons :

  • la première réside dans le fait que les associations ont pour cela besoin de dons en argent. Les bonnes volontés ne suffisent pas et la monnaie disponible dans les seules communautés libristes est à ce jour en quantité insuffisante compte tenu des nombreuses sollicitations ;
  • la seconde découle de la première : il faut lancer un mouvement de financements participatifs ou des campagnes de dons ciblées de manière à susciter l’adhésion du grand public et proposer des solutions adaptées aux usages.

Pour cela, la première difficulté sera de lutter contre la gratuité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la gratuité (relative) des services privateurs possède une dimension attractive si puissante qu’elle élude presque totalement l’existence des solutions libres ou non libres qui, elles, sont payantes. Pour rester dans le domaine de la correspondance, il est très difficile aujourd’hui de faire comprendre à Monsieur Dupont qu’il peut choisir un hébergeur de courriel payant, même au prix « participatif » d’1 euro par mois. En effet, Monsieur Dupont peut aujourd’hui utiliser, au choix : le serveur de courriel de son employeur, le serveur de courriel de son fournisseur d’accès à Internet, les serveurs de chez Google, Yahoo et autres fournisseurs disponibles très rapidement sur Internet. Dans l’ensemble, ces solutions sont relativement efficaces, simples d’utilisation, et ne nécessitent pas de dépenses supplémentaires. Autant d’arguments qui permettent d’ignorer la question de la confidentialité des courriels qui peuvent être lus et/ou analysés par son employeur, son fournisseur d’accès, des sociétés tierces…

Pourtant des solutions libres, payantes et respectueuses des libertés, existent depuis longtemps. C’est le cas de Sud-Ouest.org[14], une plate-forme d’hébergement mail à prix libre. Ou encore l’association Lautre.net[15], qui propose une solution d’hébergement de site web, mais aussi une adresse courriel, la possibilité de partager ses documents via FTP, la création de listes de discussion, etc. Pour vivre, elle propose une participation financière à la gestion de son infrastructure, quoi de plus normal ?

Aujourd’hui, il est de la responsabilité des associations libristes de multiplier ce genre de solutions. Cependant, pour dégager l’obstacle de la contrepartie financière systématique, il est possible d’ouvrir gratuitement des services au plus grand nombre en comptant exclusivement sur la participation de quelques uns (mais les plus nombreux possible). En d’autres termes, il s’agit de mutualiser à la fois les plates-formes et les moyens financiers. Cela ne rend pas pour autant les offres gratuites, simplement le coût total est réparti socialement tant en unités de monnaie qu’en contributions de compétences. Pour cela, il faut savoir convaincre un public déjà largement refroidi par les pratiques des géants du web et qui perd confiance.

Framasoft propose des solutions

Parmi les nombreux projets de Framasoft, il en est un, plus généraliste, qui porte exclusivement sur les moyens techniques (logiciels et matériels) de l’émancipation du web. Il vise à renouer avec les principes qui ont guidé (en des temps désormais très anciens) la création d’Internet, à savoir : un Internet libre, décentralisé (ou démocratique), éthique et solidaire (l.d.e.s.).

Framasoft n’a cependant pas le monopole de ces principes l.d.e.s., loin s’en faut, en particulier parce que les acteurs du Libre œuvrent tous à l’adoption de ces principes. Mais Framasoft compte désormais jouer un rôle d’interface. À l’instar d’un Google qui rachète des start-up pour installer leurs solutions à son compte et constituer son nuage, Framasoft se propose depuis 2010, d’héberger des solutions libres pour les ouvrir gratuitement à tout public. C’est ainsi que par exemple, des particuliers, des syndicats, des associations et des entreprises utilisent les instances Framapad et Framadate. Il s’agit du logiciel Etherpad, un système de traitement de texte collaboratif, et d’un système de sondage issu de l’Université de Strasbourg (Studs) permettant de convenir d’une date de réunion ou créer un questionnaire. Des milliers d’utilisateurs ont déjà bénéficié de ces applications en ligne ainsi que d’autres, qui sont listées sur Framalab.org[16].

Depuis le début de l’année 2014, Framasoft a entamé une stratégie qui, jusqu’à présent est apparue comme un iceberg au yeux du public. Pour la partie émergée, nous avons tout d’abord commencé par rompre radicalement les ponts avec les outils que nous avions tendance à utiliser par pure facilité. Comme nous l’avions annoncé lors de la campagne de don 2013, nous avons quitté les services de Google pour nos listes de discussion et nos analyses statistiques. Nous avons choisi d’installer une instance Bluemind, ouvert un serveur Sympa, mis en place Piwik ; quant à la publicité et les contenus embarqués, nous pouvons désormais nous enorgueillir d’assurer à tous nos visiteurs que nous ne nourrissons plus la base de données de Google. À l’échelle du réseau Framasoft, ces efforts ont été très importants et ont nécessité des compétences et une organisation technique dont jusque là nous ne disposions pas.

Nous ne souhaitons pas nous arrêter là. La face immergée de l’iceberg est en réalité le déploiement sans précédent de plusieurs services ouverts. Ces services ne seront pas seulement proposés, ils seront accompagnés d’une pédagogie visant à montrer comment[17] installer des instances similaires pour soi-même ou pour son organisation. Nous y attachons d’autant plus d’importance que l’objectif n’est pas de commettre l’erreur de proposer des alternatives centralisées mais d’essaimer au maximum les solutions proposées.

Au mois de juin, nous avons lancé une campagne de financement participatif afin d’améliorer Etherpad (sur lequel est basé notre service Framapad) en travaillant sur un plugin baptisé Mypads : il s’agit d’ouvrir des instances privées, collaboratives ou non, et les regrouper à l’envi, ce qui permettra in fine de proposer une alternative sérieuse à Google Docs. À l’heure où j’écris ces lignes, la campagne est une pleine réussite et le déploiement de Mypads (ainsi que sa mise à disposition pour toute instance Etherpad) est prévue pour le dernier trimestre 2014. Nous avons de même comblé les utilisateurs de Framindmap, notre créateur en ligne de carte heuristiques, en leur donnant une dimension collaborative avec Wisemapping, une solution plus complète.

Au mois de juillet, nous avons lancé Framasphère[18], une instance Diaspora* dont l’objectif est de proposer (avec Diaspora-fr[19]) une alternative à Facebook en l’ouvrant cette fois au maximum en direction des personnes extérieures au monde libriste. Nous espérons pouvoir attirer ainsi l’attention sur le fait qu’aujourd’hui, les réseaux sociaux doivent afficher clairement une éthique respectueuse des libertés et des droits, ce que nous pouvons garantir de notre côté.

Enfin, après l’été 2014, nous comptons de même offrir aux utilisateurs un moteur de recherche (Framasearx) et d’ici 2015, si tout va bien, un diaporama en ligne, un service de visioconférence, des services de partage de fichiers anonymes et chiffrés, et puis… et puis…

Aurons-nous les moyens techniques et financiers de supporter la charge ? J’aimerais me contenter de dire que nous avons la prétention de faire ainsi œuvre publique et que nous devons réussir parce qu’Internet a aujourd’hui besoin de davantage de zones libres et partagées. Mais cela ne suffit pas. D’après les derniers calculs, si l’on compare en termes de serveurs, de chiffre d’affaire et d’employés, Framasoft est environ 38.000 fois plus petit que Google[20]. Or, nous n’avons pas peur, nous ne sommes pas résignés, et nous avons nous aussi une vision au long terme pour changer le monde[21]. Nous savons qu’une population de plus en plus importante (presque majoritaire, en fait) adhère aux mêmes principes que ceux du modèle économique, technique et éthique que nous proposons. C’est à la société civile de se mobiliser et nous allons développer un espace d’expression de ces besoins avec les moyens financiers de 200 mètres d’autoroute en équivalent fonds publics. Dans les mois et les années qui viennent, nous exposerons ensemble des méthodes et des exemples concrets pour améliorer Internet. Nous aider et vous investir, c’est rendre possible le passage de la résistance à la réalisation.

Notes

[1] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris : Gallimard, 1975; http://fr.wikipedia.org/wiki/Surveiller_et_punir

[2] Eben Moglen, « Why Freedom of Thought Requires Free Media and Why Free Media Require Free Technology », Re:Publica Conference, 02 mai 2012, Berlin; http://12.re-publica.de/panel/why-freedom-of-thought-requires-free-media-and-why-free-media-require-free-technology/

[3] Laurent Chemla, « Lettre aux barbus », Mediapart, 05/06/2014; http://blogs.mediapart.fr/blog/laurent-chemla/050614/lettre-aux-barbus

[4] Benjamin Jean, Option libre. Du bon usage des licences libres, Paris : Framasoft/Framabook, 2011; http://framabook.org/option-libre-du-bon-usage-des-licences-libres

[5] La FSF se donne pour mission mondiale la promotion du logiciel libre et la défense des utilisateurs; http://www.fsf.org/

[6] L’objectif de l’EFF est de défendre la liberté d’expression sur Internet, ce qui implique l’utilisation des logiciels libres; http://www.eff.org

[7] April. Promouvoir et défendre le logiciel libre; http://www.april.org

[8] Association Francophone des Utilisateurs de Logiciels Libres; https://aful.org

[9] Framasoft, La route est longue mais la voie est libre; http://framasoft.org

[10] Voir à ce sujet l’analyse du dernier rapport du CNNum sur « la neutralité des plateformes », par Stéphane Bortzmeyer; http://www.bortzmeyer.org/neutralite-plateformes.html

[11] Autodéfense courriel; https://emailselfdefense.fsf.org/fr/.

[12] Cory Doctorow, « Vous êtes “natif du numérique” ? – Ce n’est pas si grave, mais… », trad. fr. sur Framablog, le 6 juin 2014; https://framablog.org/index.php/post/2014/06/05/vous-etes-natifs-num%C3%A9riques-pas-grave-mais

[13] Sera-t-elle efficace ? c’est une autre question

[14] Plateforme libre d’hébergement mail à prix libre; https://www.sud-ouest.org

[15] L’Autre Net, hébergeur associatif autogéré; http://www.lautre.net

[16] Le laboratoire des projets Framasoft; https://framalab.org

[17] On peut voir ce tutoriel d’installation de Wisemapping comme exemple de promotion de la décentralisation; http://framacloud.org/cultiver-son-jardin/installation-de-wisemapping/

[18] Un réseau social libre, respectueux et décentralisé; https://framasphere.org

[19] Noeud du réseau Diaspora*, hébergé en France chez OVH; https://diaspora-fr.org/

[20] Voir au sujet de la dégooglisation d’Internet la conférence de Pierre-Yves Gosset lors des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, juillet 2014, Montpellier; http://video.rmll.info/videos/quelles-alternatives-a-google-retours-sur-lexperience-framacloud

[21] Cette vision du monde vaut bien celle de Google, qui faisait l’objet de la Une de Courrier International du mois de mai 2014. http://www.courrierinternational.com/article/2014/05/27/google-maitre-du-futur.




La bidouillabilité à l’école : une expérience Suisse autour du Raspberry Pi

Faire entrer le logiciel libre à l’école reste un défi.

Si l’on se réfère aux nombreux articles publiés sur le sujet sur le Framablog, il apparaît que les initiatives individuelles en faveur du libre, portées par des enseignants motivés et volontaires, se multiplient. Mais aussi que celles-ci se heurtent à une administration pas toujours bienveillante et parfois sclérosée par une mentalité difficile à faire évoluer («Un PC, ça fonctionne avec Windows. », « Le traitement de texte, c’est Word. »). Il faut dire que les services de Microsoft restent très présents et actifs pour promouvoir leurs produits[1][2][3].

Sachant cela, quelle porte d’entrée trouver pour montrer aux enfants que l’informatique ne se résume pas plus à Microsoft qu’internet ne se résumerait à Facebook, Twitter ou Google ?

Christophe Lincoln, un enseignant suisse, propose un projet éducatif original et innovant, basé sur des Raspberry Pi. Certes, il ne s’agit pas (encore) de matériel libre, mais au moins peut-on y voir un premier pas vers une découverte de la « bidouillabilité » chère à Tristan Nitot et qui permettrait (enfin ?) de faire entrevoir aux jeunes générations la face immergée de l’informatique.

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Bonjour Christophe, peux-tu te présenter ?

Bonjour, je suis un passionné et j’aime être en projet ! Mon premier projet open-source d’envergure est la distribution SliTaz GNU/Linux. Le projet SliTaz a l’âge de mon fils, c’est à dire 8 ans et me permet de vivre une expérience géniale dans le monde du libre. Je suis aussi enseignant dans des classes primaires de l’établissement d’Entre-Bois à Lausanne en Suisse romande.

Et PiClass alors, qu’est-ce que c’est ?

Le but du projet est de proposer un atelier informatique et robotique itinérant et utilisant des Raspberry Pi. L’atelier PiClass pourra prendre en charge une demi classe, c’est à dire 10 à 12 élèves. C’est par un projet Pilote que PiClass démarre : proposer un outil informatique au service des disciplines scolaires en utilisant les dernières technologies et du matériel conçu pour l’éducation. Le projet pédagogique répond aux objectifs du PER (Plan d’Etudes Roman) et il est destiné à tous les élèves de l’établissement primaire d’Entre-Bois à Lausanne.

Quels sont les avantages de la mise en œuvre d’un tel projet, et quel est son rapport avec le libre à l’école ?

Les classes Lausannoise (et ailleurs dans le monde) n’ont souvent qu’une seule machine à disposition et pas de salle informatique. Avec PiClass on a une salle informatique pour 10-12 élèves qui peut se déplacer d’un bâtiment scolaire à un autre. L’avantage c’est qu’il n’y a pas besoin d’équiper toutes les classes ou tous les bâtiments. L’autre gros avantage d’une PiClass c’est le coût du matériel : imbattable !

Son rapport au libre à l’école est simple, le Raspberry Pi ne tourne que sous GNU/Linux ! Les élèves utilisent donc un OS libre et uniquement des logiciels libres, que ce soit pour la bureautique, les jeux éducatifs ou la programmation avec Scratch et Python.

En France, le débat est maintenant ouvert sur le “codage”[4][5] à l’école. Quelle est ton opinion sur le sujet ?

Je pense que coder c’est structurant : il faut suivre le code ! Si on veut obtenir quelque chose il faut suivre des règles précises, c’est comme dans la vie, il y a des règles. Ensuite coder c’est apprendre à utiliser le clavier, c’est constamment avoir recourt aux mathématiques, c’est apprendre l’anglais et développer la pensée créatrice des élèves. Je pense vraiment que coder avec les élèves est pédagogique et cela apporte un coté concret et ludique que les élèves apprécient beaucoup.

Pour l’instant, un projet-pilote est prévu à Entre-Bois. Comment imagines-tu la suite ? Ce projet est-il suffisamment rémunérateur, non seulement pour toi, mais pour inciter d’autres enseignants à faire “tâche d’huile” ?

Si le projet pilote passe la rampe à Entre-bois, il y a des chances pour que des PiClass s’ouvrent dans tous les établissement de la ville de Lausanne.

Avec le projet pilote j’aurais 4 classes sur les 150 de l’établissement et les 6 périodes d’enseignements par semaine me seraient payées. Si le projet passe, Piclass pourra être rémunérateur pour plusieurs enseignants sur Lausanne vu le nombre de classes que cela fait pour toute la ville !

Le projet PiClass a aussi une visée internationale et humanitaire. Nous sommes déjà en discussion pour une PiClass au Brésil pour 2015.

Christophe, merci ! Un dernier mot pour la fin ?

Mais merci à vous ! Je me réjouis de vous revoir dans un salon ou lors d’une opération libre pour vous faire un câlin ! Au delà du code, le libre c’est un grand projet humain.




OpenStreetMap : le prochain projet libre vraiment indispensable, par Glyn Moody

OpenStreetMap vient de fêter sa dixième bougie (et la communauté française vous invite à célébrer cela le lundi 8 septembre à Numa Paris).

Et comme le souligne Glyn Moody dans l’article traduit ci-dessous, on est bien content qu’il soit là parce qu’on ne peut pas compter sur Google pour aborder la cartographie sous l’angle des biens communs…

OpenStreetMap 10 ans

OpenStreetMap : le prochain projet libre vraiment indispensable

OpenStreetMap: the Next Truly Indispensable Open Project

Glyn Moody – 28 août 2014 – ComputerWorld
(Traduction : Narcisse, rocherd, aKa, PxlCtzn, Asta, fal7i, Piup, yoLotus, Mooshka, tetrakos, Mooshka, Jeff_, Omegax, Goofy, yaap, GregR + 4 anonymes)

L’année dernière, je décrivais OpenStreetMap (OSM) comme « la cartographie open source » » À l’occasion des dix ans du projet, j’aimerais me pencher plus avant sur cet exemple important de collaboration ouverte et expliquer en quoi il est selon moi destiné à devenir le prochain projet ouvert absolument incontournable.

Tout d’abord, un peu d’histoire ; pour fêter l’anniversaire d’OSM, TechCrunch a réalisé une excellente interview de Steve Coast, le fondateur du projet. Voici comment tout a commencé :

L’idée de départ était très très simple. J’avais un GPS sur mon portable mais l’on ne pouvait pas en faire grand-chose car il ne contenait aucune donnée. On pouvait télécharger l’image d’une carte, mais si l’on voulait faire quoi que ce soit d’un peu utile comme demander à l’ordinateur d’identifier la route sur laquelle on se trouvait ou de nous guider à chaque intersection, c’était impossible car il n’y avait pas de données cartographiques. Je me suis donc dit : pourquoi ne pas créer des données cartographiques ? Avec un GPS, il suffit de passer en voiture, en vélo ou à pied sur toutes les routes, tous les chemins et utiliser ces informations pour créer une carte. J’établis un petit bout de carte là où j’habite et tu établis un petit bout de carte là où tu habites et nous construisons tout cela comme un puzzle géant — et accessoirement, on le met à disposition gratuitement. Tout comme Wikipédia qui développait une encyclopédie de façon très similaire ; j’ai copié beaucoup d’éléments utilisés par Wikipédia — comme la licence libre, la possibilité que tout le monde puisse contribuer, etc.

Bien que Coast évoque ici Wikipédia, GNU/Linux a également joué un rôle déterminant dans le développement du projet :

J’ai fait beaucoup d’interventions. Les groupes d’utilisateurs de Linux étaient très à la mode — les gens se retrouvaient le samedi après-midi pour discuter de Linux. Ils connaissaient déjà une bonne partie de l’histoire puisqu’ils connaissaient l’open source et avaient des connaissances informatiques. Il n’était donc pas très difficile de leur expliquer ce que faisait OpenStreetMap. À partir de là, je suis intervenu dans des conférences sur la cartographie. J’ai arrêté de compter après environ 500 interventions. J’avais l’habitude de mettre le chiffre sur ma première diapo.

L’existence préalable des communautés Linux a permis à Coast d’avancer dans leur sillage. Comme il le souligne, les idées fondatrices comme la collaboration et le fait que le produit fini soit libre étaient les mêmes, il n’a donc pas bataillé pour convaincre. C’est un autre bon exemple de l’aspect déterminant du succès de GNU/Linux sur celui des autres choses « ouvertes » — le contenu ouvert, les données ouvertes, l’accès ouvert et OpenStreetMap.

L’autre parallèle intéressant avec la montée de GNU/Linux est que Coast travaille maintenant pour Telenav, une entreprise développant un logiciel de navigation (il a aussi travaillé pour Microsoft pendant un temps, curieux…). Telenav a apparemment embauché plusieurs acteurs clés d’OSM, tout comme des entreprises comme Red Hat ont employé des bidouilleurs du noyau de Linux à ses débuts. Dans l’interview TechCrunch, Coast explique les principaux défis actuels :

Il manque plusieurs choses à OpenStreetMap. Des informations de navigation comme les rues à sens unique, les restrictions horaires ou les limites de vitesse. Il manque aussi des adresses. Telenav a beaucoup de tracés GPS. Nous traitons ces tracés en informations pour la navigation. Si vous prenez toutes les personnes qui voyagent sur une nationale et qu’elles vont toutes à 90 km/h, vous savez que c’est probablement la vitesse limite. Si personne ne tourne à gauche à une intersection, c’est probablement qu’il y a une interdiction de tourner à cet endroit.

Vous pouvez donc résoudre ce problème avec les traces GPS. Cependant, les données d’adresse sont plus difficiles à utiliser. Aux États-Unis, il est possible de placer une licence sur ces données, mais, en Europe, entre autres, c’est plus difficile. Aux États-Unis, le gouvernement fédéral est comparable à une organisation du domaine public, et cela transpire sur les gouvernements locaux. Vous pouvez en obtenir les données. Tous les autres pays essayent de s’approprier les données cartographiques. Aux États-Unis, la plupart des adresses sont prévisibles. Dans le reste du monde, ce n’est pas aussi simple. Au Japon, les numéros de rue sont à la fois basés sur le bloc et l’âge de la maison. La première maison a le numéro un, la suivante le deux, et ainsi de suite. De fait, il est plus difficile de prédire où se trouvent les choses.

C’est quelque chose que beaucoup de personnes cherchent à résoudre, donc j’imagine que ce sera résolu un de ces jours ; et il existe beaucoup de façons intéressantes de le faire. Vous pouvez faire intervenir la communauté pour obtenir ces données, vous pouvez payer des gens pour les collecter mais, je pense qu’au final, la solution sera un mix de plusieurs choses. Par exemple, à chaque fois que vous utilisez une application qui vous permet de vous géolocaliser, vous signalez que tel restaurant à telle adresse se trouve à tel endroit.

Cela nous amène directement au futur d’OSM : que peut ajouter OSM à ses données géographiques de base – et que faut-il ajouter ? Doit-on, par exemple, chercher à coller au fonctionnement de Google Maps en tous points, y compris la navigation (point qui est visiblement important pour Coast) ou même l’imagerie satellitaire ? La première semble réellement faisable, et peut être que des drones bon marché pourraient être utilisés par la communauté pour la seconde. Mais que pourrions-nous ajouter encore ?

Comme je l’ai écrit l’an dernier, je pense qu’OSM devrait essayer de devenir l’infrastructure open source du monde mobile, comme GNU/Linux l’a fait pour la précédente génération d’ordinateurs (et pour la plateforme mobile dominante, Android). le service Waze donne une assez bonne idée de ce que cela pourrait être :

Le concept de Waze est la contribution au bien commun quand vous êtes sur la route.

En connectant les conducteurs les uns aux autres, nous aidons les gens à créer des communautés locales de conducteurs qui travaillent ensemble pour améliorer la qualité de conduite de chacun au quotidien. Cela leur permet d’éviter la frustration de rester bloqués par des bouchons ou un barrage de police, ou de gagner 5 minutes sur leur trajet quotidien en leur montrant un nouveau trajet dont ils ne connaissaient même pas l’existence.

Alors, comment ça fonctionne ?

Après avoir saisi l’adresse de destination, les utilisateurs n’ont qu’à conduire avec l’application lancée sur leur téléphone afin de contribuer passivement à mettre à jour les informations liées au trafic et aux autres informations de la route. Mais ils peuvent aussi être actifs en partageant un état de la route comme un accident, un barrage de police ou tout autre danger sur leur chemin, ce qui aide les autres usagers à savoir ce qui se passe sur leur trajet.

En plus de la communauté de conducteurs locaux utilisant l’application, Waze profite aussi d’une communauté active éditant la carte en ligne afin d’assurer que les environs soient aussi à jour que possible.

Même si cela met l’accent sur les données routières issues des voitures, le processus se généralise à toute forme de transport. Waze porte sur l’utilisation d’une application sur périphériques mobiles pour produire en temps réel et de manière participative des informations à jour sur les déplacements et les lieux. C’est une bonne idée, avec une erreur fatale : l’énorme quantité des données uniques fournies par les utilisateurs de Waze appartiennent à Waze : c’est un cas classique où les utilisateurs créent le service pour ensuite laisser quelqu’un d’autre en gérer la valeur. Voilà pour « la contribution “au bien commun” ».

Les choses sont pires depuis que Waze fait maintenant partie de Google, car cela veut dire que toutes ces informations incroyablement personnelles à propos de vous et de vos compagnons de voyage sont envoyées aux machines avides de Google, dans le but d’être traitées, liées et analysées pour révéler plus de choses sur les gens qu’ils ne le pensent probablement.

En fait, le problème avec Google est encore plus vaste depuis qu’il possède le service de cartographie qui domine le monde de la cartographie exactement comme le fait Microsoft Windows dans le monde du système d’exploitation grand public. Même avant qu’il n’achète Waze, Google encourageait ses utilisateurs à contribuer à « l’amélioration » de l’entreprise, qui en conserve la plupart des bénéfices, comme il le fait avec la quasi-totalité des ses services « gratuits ».

Mikel Maron nous a avertis du danger de cette approche pour OSM — et pour nous — depuis 2011, lorsqu’il a écrit un billet intitulé « Nous devons empêcher Google d’exploiter les communautés ouvertes »

La stratégie de Google est de construire un marché en Afrique en s’appropriant des méthodes de la communauté des données ouvertes tout en laissant à l’entreprise le contrôle de ce qui mérite d’être une ressource partagée. Ils ciblent spécifiquement les gouvernements et les ONG, proposant de « cartographier leurs pays gratuitement », mais en gardant les résultats et en attirant les consommateurs.

Ce qui me dérange le plus, c’est qu’ils ont copié OpenStreetMap de manière flagrante. Premièrement, leur produit MapMaker est directement calqué sur OSM, mais avec une licence restrictive pour les données qui fait en sorte que vous ne puissiez pas les utiliser comme bon vous semble. Ensuite, ils ont volé l’idée des Carto-parties, un concept unique et un nom que nous avons développé. Enfin, ils ont même copié des initiatives visant à cartographier des bidonvilles, comme Map Kibera.

Ce ne sont pas des choses qui importent uniquement aux geeks de la cartographie. Maron donne un très bon exemple concernant l’importance de la cartographie dans notre société. Il nous invite à comparer la carte de Google d’une zone particulièrement digne d’intérêt à l’heure actuelle — Gaza — avec celle d’OSM. Quand la première montre une grosse grille de rues anonymes, sans aucun détail, et donc aucune humanité quelle qu’elle soit, celle d’OSM ne se contente pas de montrer le nom de la plupart des principales rues et bâtiments, mais montre aussi la présence actuelle des bâtiments — une représentation exacte de la population et des vies qu’ils contiennent. En d’autres mots, les cartes sont très politiques et il est important qu’elles ne soient pas contrôlées par quelques entités commerciales.

Dans un article paru cette année dans le Guardian, Serge Wroclawski se penche sur ce problème et suggère à quel point l’importance d’OSM est vitale ici. Il distingue trois motifs d’inquiétude à propos des cartes fournies par Google (ou par une autre société quelconque) :

Qui décide de ce qui s’affiche sur Google Maps ? C’est Google, bien sûr. J’ai entendu cette préoccupation lors d’une rencontre avec une collectivité locale en 2009 : le souci portait sur le choix par Google des commerces affichés dans Google Maps. Les personnes présentes à cette réunion avaient raison d’être inquiètes, car les pouvoirs publics doivent rester impartiaux. En sous-traitant leurs cartes, ils en donneraient le contrôle à des tiers.

Il semble inévitable que Google se mette à monétiser les recherches géographiques, avec des résultats premium ou de l’affichage prioritaire — si ce n’est pas déjà en place (est-ce une coïncidence si, quand je cherche « petit-déjeuner » près de mon domicile, la chaîne Subway est le premier résultat ?)

C’est le problème habituel du contrôle. Si le logiciel sur votre ordinateur n’est pas un logiciel libre, ce n’est pas réellement votre ordinateur, mais juste un que le fournisseur de logiciel propriétaire vous autorise à utiliser d’une certaine façon, définie par lui.

Le second problème concerne la localisation. Qui définit où se situe un quartier ou si oui on non vous devriez vous y rendre ? Ce problème a été soulevé par l’American Civil Liberties (ACLU) quand les algorithmes d’un fournisseur d’itinéraires (en voiture, en vélo ou à pied) prenaient en compte le fait qu’un quartier était considéré comme « sûr » ou « dangereux » pour éditer ses trajets. Cela soulève la question de qui détermine ce qui fait un quartier « sûr » ou non ou si le terme « sûr » cache quelque chose de plus grave.

On peut étendre cet avis à Gaza : les cartes ne sont pas seulement un ensemble de données mais représentent un point de vue. Bien qu’une carte totalement neutre soit probablement impossible, on peut au moins la faire aussi ouverte que possible. La façon dont les cartes sont élaborées pose aussi problème finalement, et la façon dont les métadonnées peuvent être bien ou mal utilisées… d’autant plus crucial dans un monde post-Snowden :

Les fournisseurs de cartes ont une propension à collecter des informations vous concernant avec des méthodes que vous pourriez ne pas apprécier. Google et Apple amoncellent toutes vos données géographiques quand vous utilisez leurs services. Ils peuvent les utiliser pour améliorer la précision de leurs cartes mais Google a déjà annoncé qu’il utiliserait ces données pour calculer la corrélation entre les recherches que vous effectuez et les endroits où vous vous rendez. Avec plus de 500 millions de smartphones sous Android en cours d’utilisation, cela représente une masse énorme d’informations collectées à l’échelle individuelle à propos des habitudes des gens : s’ils se baladent occasionnellement, s’ils effectuent un changement dans les transports en commun pour aller travailler, s’ils se rendent chez le médecin ou peut-être s’ils participent à une manifestation.

Ce n’est pas un problème avec OSM, qui ne collecte que les données de base dont il a besoin pour créer les cartes, sans intentions cachées.

Comme l’indique ce qui précède, du moins je l’espère, le succès mondial d’OSM nous concerne tous autant que le succès de GNU/Linux dans le monde du logiciel. Nous avons besoin d’une source complète et indépendante de données et d’informations géoréférencées. Durant ces dix années d’existence, OpenStreetMap a largement progressé dans ce sens ; c’est dans notre intérêt à tous de l’aider à prospérer et grandir jusqu’à ce qu’elle réussisse et devienne aussi incontournable que GNU/Linux l’est aujourd’hui.