La prise de conscience et la suite

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C’est peut-être le début du début de quelque chose : naguère traités de « paranos », les militants pour la vie privée ont désormais une audience croissante dans le grand public, on peut même parler d’une prise de conscience générale partielle et lente mais irréversible…

Dans un article récent traduit pour vous par le groupe Framalang, Cory Doctorow utilise une analogie inattendue avec le déclin du tabagisme et estime qu’un cap a été franchi : celui de l’indifférence générale au pillage de notre vie privée.

Mais le chemin reste long et il nous faut désormais aller au-delà en fournissant des outils et des moyens d’action à tous ceux qui refusent de se résigner. C’est ce qu’à notre modeste échelle nous nous efforçons de mener à bien avec vous.

Au-delà de l’indifférence

par Cory Doctorow

d’après l’article original de Locus Magazine Peak of indifference

traduction Framalang : lyn, Julien, cocosushi, goofy,  xi

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Dès les tout premiers jours de l’accès public à Internet, les militants comme moi n’ont cessé d’alerter sur les risques sérieux pour la vie privée impliqués par les traces des données personnelles que nous laissons derrière nous lors de notre activité quotidienne en ligne. Nous espérions que le grand public réfléchirait sérieusement aux risques potentiels de divulgation à tout va. Que le grand public comprendrait que les inoffensives miettes d’informations personnelles pourraient être minutieusement rassemblées pour notre malheur par des criminels ou des gouvernements répressifs, des harceleurs aux aguets ou des employeurs abusifs, ou encore par des forces de l’ordre bien intentionnées mais qui pourraient tirer des conclusions fallacieuses de leur espionnage de nos vies.

Nous avons complètement échoué.

La popularité et la portée d’Internet n’ont fait qu’augmenter chaque année. Et chaque année ont augmenté aussi les menaces sur la vie privée des utilisateurs.

Pour être honnête, nous, les défenseurs de la vie privée, avons une bonne excuse. Il est vraiment très difficile d’amener les gens à avoir conscience des dangers qui les menacent lorsque ceux-ci sont à venir, surtout quand le comportement qui vous met en danger et ses conséquences sont très éloignés dans le temps et dans l’espace. La divulgation de la vie privée est un problème de santé publique, comme le tabagisme. Ce n’est pas une simple bouffée de cigarette qui va vous donner le cancer, mais inhalez assez de bouffées et, au bout du compte, ce sera le cancer quasi assuré. Une simple divulgation de vos données personnelles ne vous causera pas de préjudice, mais la répétition de ces divulgations sur le long terme engendrera de sérieux problèmes de confidentialité.

Pendant des décennies, les défenseurs de la santé publique ont essayé d’amener les gens à se préoccuper des risques de cancer, sans beaucoup de succès. Ils avaient, eux aussi, une bonne excuse. Fumer procure un bénéfice à court terme (on calme une envie irrésistible) et le coût en est modique. Pire encore, les entreprises qui faisaient du profit avec le tabac ont largement financé des campagnes de désinformation pour que leurs clients aient plus de mal à appréhender les risques à long terme, et surtout évitent de s’en soucier.

Le tabagisme est maintenant en déclin (bien que le vapotage s’avère y conduire efficacement), mais il a fallu pas mal de temps pour en arriver là. Quand ceux qui avaient fumé toute leur vie recevaient le diagnostic de leur cancer, il était déjà trop tard, et beaucoup ont nié la réalité de leur cancer, ont continué à fumer tout au long de leur thérapie, ou bien ont connu une mort lente et cruelle. L’association entre le plaisir à court terme de la fumée et l’absence de moyens significatifs de réparer les dégâts qui se sont déjà produits, telle est l’infaillible moteur du déni : pourquoi se priver des plaisirs de la fumée si finalement ça ne fait aucune différence ?

Cependant, le tabagisme n’est en déclin que parce que les preuves de ses dégâts sont peu à peu devenues indéniables. À un certain moment, l’indifférence aux dangers du tabac a atteint son point culminant – bien avant que le tabagisme lui-même n’atteigne son maximum. L’indifférence maximale représente un tournant. Une fois que le nombre de personnes qui se sentent concernées par le problème commence à grandir indépendamment de vous, sans que vous ayez besoin de présenter encore et toujours ses conséquences à long terme, vous pouvez changer de tactique pour passer à quelque chose de bien plus facile. Plutôt que d’essayer d’impliquer les gens, vous avez maintenant seulement besoin de les inciter à agir sur ce sujet.

Le mouvement contre le tabagisme a réalisé de grandes avancées sur ce terrain. Il a fait en sorte que les personnes atteintes du cancer – ou celles dont les proches l’étaient – comprennent que le fait de fumer n’était pas un phénomène venu de nulle part. Des noms ont été cités, des documents publiés qui ont montré exactement qui conspirait pour détruire des vies avec le cancer afin de s’enrichir. Les militants ont mis au jour et souligné les risques qui pèsent sur la vie des gens non fumeurs : le tabagisme passif, mais aussi le poids qu’il pèse sur la santé publique et la douleur des survivants après le décès de leurs proches. Tous ont demandé des changements structurels – interdiction de fumer – et légaux, économiques et normatifs. Franchir le cap de l’indifférence maximale leur a permis de passer de l’argumentation à la réponse.

Voilà pourquoi il est grand temps que les défenseurs de la vie privée se mettent à réfléchir à une nouvelle tactique. Nous avons franchi et dépassé le cap de l’indifférence à la surveillance en ligne : ce qui signifie qu’à compter d’aujourd’hui, le nombre de gens que la surveillance indigne ne fera que croître.

La mauvaise nouvelle, c’est qu’après 20 ans d’échec pour convaincre les gens des risques liés à leur vie privée, une boite de Pandore s’est construite : toutes les données collectées, actuellement stockées dans des bases de données géants seront, un jour ou l’autre, divulguées et lorsque cela se produira, des vies seront détruites. Ils verront leur maison volée par des usurpateurs d’identité qui falsifient les titres de propriété (ça c’est déjà vu), leur casier judiciaire ne sera plus vierge car des usurpateurs auront pris leur identité pour commettre des délits (ça c’est déjà vu), ils seront accusés de terrorisme ou de crimes terribles parce qu’un algorithme aura scanné leurs données et aura abouti à une conclusion qu’ils ne pourront ni lire ni remettre en question (ça c’est déjà vu) ; leurs appareils seront piratés parce que leurs mots de passe et autres données personnelles auront fuité de vieux comptes, des pirates les espionneront depuis leurs babyphones, leur voitures, leurs décodeurs, leurs implants médicaux (ça c’est déjà vu) ; leurs informations sensibles, fournies au gouvernement pour obtenir des accréditations fuiteront et seront stockées par des états ennemis pour exercer un chantage (ça c’est déjà vu) , leurs employeurs feront faillite après que des informations personnelles auront servies à faire de l’espionnage industriel (ça c’est déjà vu) etc..

Du piratage du site Ashley Madison à la violation de données de l’Office of Personnel Management [le service qui gère les fonctionnaires fédéraux aux USA], ce qui nous attend est clair : dorénavant, tous les quinze jours, un ou deux millions de personnes dont la vie vient d’être détruite par une fuite de données vont régulièrement aller frapper à la porte d’un défenseur de la vie privée, pâles comme un fumeur qui vient d’apprendre qu’il a un cancer, ils lui diront : « Vous aviez raison. On fait quoi, maintenant ? »

Clavier vie privée (en vente nulle part) : image de https://framablog.org/2016/07/11/la-prise-de-conscience-et-la-suite/

Clavier « vie privée » par g4ll4is, (CC BY-SA 2.0)

C’est là que nous pouvons intervenir. Nous pouvons désigner les personnes qui nous ont dit que la notion de vie privée était obsolète alors qu’eux-mêmes dépensent des centaines de millions de dollars pour se prémunir de toute surveillance, en achetant les maisons proches de la leur et en les laissant vides (comme l’a fait le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg) ; en menaçant les journalistes qui ont divulgué des données personnelles les concernant (comme l’a fait l’ex-PDG de Google, Eric Schmidt) ; en utilisant des paradis fiscaux pour cacher leurs délits financiers (comme ceux nommés dans les Panama Papers). Toutes ces personnes ont dit un jour : « La vie privée, c’est fini » mais ils voulaient dire « Si vous pensez que c’en est fini de votre vie privée, je serai vraiment beaucoup plus riche. »

Nous devons citer des noms, rendre évident le fait que des personnes vivantes aujourd’hui ont conçu un mouvement de déni de la vie privée sur le modèle du mouvement de déni du cancer conçu par l’industrie du tabac.

Nous devons fournir des moyens d’action : des outils de protection des données personnelles qui permettent aux gens de se défendre contre l’économie de la surveillance ; des campagnes politiques qui exposent et ridiculisent publiquement les politiciens et les espions ; l’opportunité d’obtenir en justice des réparations de ceux qui profitent de la surveillance.

Si nous pouvons donner une perspective d’action aux victimes du pillage de leur vie privée, un mouvement qu’elles puissent rejoindre, elles combattront à nos côtés. Sinon, elles deviendront des nihilistes de la confidentialité et continueront à répandre leurs données personnelles pour gagner un peu de vie sociale à court terme, ce qui en fera des proies faciles pour les espions, les escrocs, les salauds et les voyeurs.

C’est à nous de jouer.

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5 Responses

  1. Thierry Roget

    Mon article http://roget.biz/moi-jaime-que-google-sache-tout-de-moi vient un peu contrebalancer un peu vos propos. Certes, le commun des mortels n’est pas vraiment conscient de tout ce qu’il met sur internet à disposition du public et qui pourrait se retourner contre lui et à mon avis, c’est peine perdue, La vanité (plaisir immédiat de diffuser l’achat de notre dernière Rolex) que la douleur future qui pourrait résulter par un vol éventuel de notre Rolex). Si ce commentaire est validé, je ne manquerai pas d’envoyer le lien d’un autre article que j’ai écrit sur les cartes d’embarquement SSSS

  2. godass

    Je pense qu’il faut arrêter de parler et d’agir dans le monde réel désormais. Il n’y a pas assez de violence ni d’instinct primaire.

  3. Thierry

    en parlant un peu de paranoia, j’ai tout de même la nette impression (en fait j’en ai la certitude que je suis fiché par la NSA vu mon profil atypique de voyageur. Il m’arrive très souvent, quand je vais aux US de faire partie des gens qui ont une carte d’embarquement SSSS, voilà ma petite histoire ici http://roget.biz/je-suis-ssss-un-peu-hors-sujet-special-parano (sans vouloir spammer ce blogue, bien entendu.

  4. Raphael

    @Thierry: L’argument « je m’en fiche, je n’ai rien à cacher » ne tient pas, cela a été démontré à plusieurs reprises (dont celle-là: https://www.youtube.com/watch?v=BRrk5_-kXHw – intéressante même si publiée sur Youtube…).

    Google ne se contente pas de proposer de la publicité ciblée. Les résultats de recherche sont conçus pour proposer quelque chose qui intéressera l’internaute. Google « réfléchit » donc à la place de l’internaute et ça, c’est un problème autrement plus grave! Surtout quand on sait avec quel recul les gens lisent en général ce qu’on leur propose.

    D’autre part, il ne faut pas confondre ce qu’un gouvernement fait ou se permet de faire et ce qu’une entreprise, donc n’importe qui, peut (se permettre) de faire. Que l’un travail pour l’autre ou pas.