Médiation sociale et médiation numérique : solubilité ou symbiose ?

Cette semaine, le collectif « Lost in médiation » vous invite à découvrir les réflexions de Garlann Nizon et Stéphane Gardé. Bonne lecture !

Garlann Nizon est cheffe de projet, formatrice, consultante en inclusion numérique, entrepreneure salariée associée à la CAE PRISME et administratrice à la coopérative La MedNum.
Stéphane Gardé est consultant-formateur à La Coop Num, entrepreneur salarié associé au sein de la CAE-SCOP auvergnate Appuy Créateurs. Dans la médiation numérique depuis presque 20 ans, il tire son expertise d’accompagnement des publics en fragilité de 11 années passées au milieu des caravanes avec les Gens du Voyage du Puy de Dôme, notamment au volant d’un camion multimédia en tant que chargé de projet numérique. Il apprend alors AVEC les publics en « fragilité linguistique et numérique ». Depuis, il développe une activité de formation, d’ingénierie et de conseil pour des acteurs publics et privés en France et en Belgique. Il accompagne également la « transition numérique » dans des secteurs variés (social et médico-social, etc.) avec comme démarche : la coopération et l’humain au centre.

Solubilité ?

Si l’on considère que la solubilité est la « capacité d’une substance […] à se dissoudre dans une autre […] pour former un mélange homogène » (merci aux contributeurs de Wikipédia !), la question telle qu’elle est posée, interroge la dissolution de la médiation numérique dans la médiation sociale. Si le résultat est censé être homogène, il serait néanmoins l’émanation de la médiation sociale. Dans un mélange soluble, l’un se perd au profit de l’autre avec à terme le risque que l’un disparaisse, perdant son identité propre.

Ramené à la médiation, le risque pourrait être dans ce cas de réduire et limiter la médiation numérique à l’accès aux droits, à la problématique de la dématérialisation ou de la numérisation de la relation aux usagers par les opérateurs de services publics et des exclusions qui en découlent. Ce faisant, nous serions alors dans une disparition de l’une comme de l’autre, au détriment de l’une comme l’autre, se réduisant à une vision technico-technique ou technico-administrative de ces problématiques, perdant de vue que ce qui est au centre n’est finalement pas le numérique, mais l’humain. De plus, la prise en compte de l’humain dans toutes ses dimensions (militantes, professionnelles, parentales, etc.) permet une démarche holistique nécessaire et favorable à la porosité et à l’innovation sociale.

Une question supplémentaire peut même légitimement se poser : quel serait l’intérêt de cette solubilité ? Une chose est claire : le constat de ces problématiques de non-accès ou de rupture de droits existe bel et bien de façon partagée, là n’est pas la question, et les conséquences qui en découlent pour les usagers sont bien réelles, se traduisant par des difficultés que les uns ou les autres côtoient régulièrement. Pour autant, la personne ne se réduit pas non plus à ses « droits » et « devoirs » : elle se construit aussi dans ce qu’elle peut entrevoir de « possible ». En cela, la médiation numérique accompagne l’émancipation avec/par le numérique, comme vecteur de capacitation et d’expression des capabilités (voir à ce sujet le projet ANR #CAPACITY FING-M@rsoin, ou plus largement les travaux notamment de J.F. Marchandise, P. Plantard).

Symbiose ?

La symbiose quant à elle est « une association intime, durable entre deux organismes […]. La symbiose sous-entend le plus souvent une relation mutualiste, dans laquelle les deux organismes bénéficient de l’association » (merci bis aux contributeurs de Wikipédia !). La symbiose apparaît donc comme « réciproquement profitable », et avec l’idée de réciprocité, les possibilités de collaborations, coconstructions, coopérations. Ramenée à notre sujet, cette association n’est-elle pas même aujourd’hui incontournable ?

Pourquoi incontournable ?

Si un médiateur numérique n’est pas un médiateur social, et réciproquement, pour autant il y a un espace commun. Et définir les communs, c’est aussi affirmer et reconnaître les spécificités. Diluer risque de nous faire perdre l’un et l’autre et de fait les collaborations enrichissantes pour l’un comme pour l’autre. Autre aspect : la culture numérique est aujourd’hui nécessaire pour comprendre le monde qui nous entoure.

La médiation numérique œuvre dans une démarche d’éducation populaire, de formation tout au long de la vie dans une optique d’émancipation des individus.

Ces éléments constituent, de notre point de vue, l’ADN de la médiation numérique. La médiation numérique doit permettre « de renforcer les contre-pouvoirs » pour éveiller les consciences et « encourager une vigilance citoyenne », de « s’émanciper du cadre de la société » à laquelle nous appartenons, pour en être acteur, pour la transformer (cf. Dominique Cardon, sociologue1).

Pourquoi « réciproquement profitable » ?

L’aspect transversal du numérique et de proximité permet de faire émerger des projets, des interactions entre habitants (échelon de proximité), des échanges, des brassages de population, puis des démarches « tiers lieux » et donc l’innovation sociale, dont peut bénéficier tout un territoire.

Pourquoi « durable » ?

Quid des métiers et comment assurer une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et assurer une évolution parallèle aux évolutions des pratiques, techniques et usages ? Des postures hybrides existent déjà en ce sens, ayant investi cet espace commun en « médiation sociale numérique », comme celles du Réseau national Pimms Médiation. Travailler les complémentarités, l’espace commun, exige de reconnaître les spécificités initiales et de les renforcer. Ceci doit se faire dans une perspective métier qui tienne compte de ces évolutions sociétales et des besoins qui en découlent, afin d’accompagner la nécessaire évolution des pratiques professionnelles. L’évaluation et la formation continue permettront d’assurer la reconnaissance de ce métier exigeant, de proposer des cursus de formation ambitieux menées par des équipes pédagogiques réellement efficientes.

Cela pourrait éventuellement passer par l’évolution du titre professionnel « responsable d’espace de médiation numérique » (REMN) avec la reconnaissance d’un tronc commun et la création de branches spécialisées, centrées sur les espaces partagés : parallèle avec la médecine générale et spécialisée.

Pour autant, de notre point de vue, la médiation numérique n’est pas un médicament dont l’objet serait la réduction de « fractures », encore moins essentiellement centré sur le corps administratif.

Mais cela permettrait justement d’apporter une réponse spécifique à des problématiques qui le sont tout autant, avec un cadre précis et issu d’une spécialisation, sans engager l’ensemble de la profession dont ce n’est pas la vocation initiale. Cela pourrait ainsi contribuer à définir/clarifier/outiller/former des médiateurs numériques dont les rôles et places sont forcément différents selon qu’ils sont en médiathèque, dans une association, en Espace France Services ou bien en Maisons des Solidarités d’une direction d’action sociale, mais aussi en centre urbain ou milieu rural tenant compte de la typologie du territoire et des acteurs absents ou présents, car ceci a un impact fort sur les demandes, les attentes et les besoins des publics bénéficiaires.

L’une de ces spécialisations pourrait porter sur l’accompagnement vers l’accès/le maintien des droits – cet espace commun entre médiation sociale, le travail social et la médiation numérique. Ainsi que d’autres diplômes avec niveau infra et supra pour proposer une véritable filière avec des possibilités d’évolutions au long de la carrière ce qui manque cruellement à ce jour.

Réinventer les médiations ou faire évoluer les pratiques professionnelles ?

Les médiations sont donc multiples et si le commun est ici le numérique, l’origine des aidants est diverse, les rôles et places distincts.

L’enjeu énoncé en 2013 par le CNNum a évolué et nous devons sans cesse « réinventer les médiations à l’ère du numérique », requestionnant les périmètres et les pratiques professionnelles dans des contextes évolutifs et ce, pour chaque typologie d’aidant.

Dans leur article « Répondre aux demandes d’aide numérique : troubles dans la professionnalité des travailleurs sociaux2», Pierre Mazet et François Sorin décrivent et interrogent les impacts du numérique dans le travail social. « Faire à la place de » interroge le périmètre des professionnels et leurs propres pratiques numériques. Se pose ainsi la question de la légitimité, de la compétence, de la formation initiale ou continue. « Faire avec » bouscule une pratique professionnelle qui évolue ou se doit d’évoluer car les besoins eux-mêmes évoluent, ainsi que les contextes. Cela est finalement commun à tous les aidants. A titre d’exemple, considérons une question qui se fait entendre aujourd’hui dans les territoires : quelle complémentarité existe-t-il entre les conseillers numériques – et plus largement les médiateurs numériques – et les Espaces France Services (EFS) ?

Outiller, former (formation initiale et continue) et professionnaliser les aidants en clarifiant les périmètres et les pratiques professionnelles, les rôles et places de chacun, structurer les réseaux et travailler sur les complémentarités en définissant précisément ces espaces communs et quels acteurs peuvent les investir, aux différents échelons territoriaux : tels nous apparaissent aujourd’hui les enjeux. Cela fait écho aux perspectives des CTIN (Coordination Territoriale pour l’Inclusion Numérique), ou encore à la réflexion sur les « articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique ? », amorcée dans la fiche technique du HCTS en 2018.

Cela nécessite également de croiser :

  • les missions de la coopérative nationale des acteurs de la médiation numérique La MedNum,
  • les projets des hubs territoriaux pour un numérique inclusif,
  • les compétences des différents acteurs de la médiation numérique (entendue comme « pratique ») et de l’inclusion numérique (entendue comme « enjeu »), qu’ils soient acteurs de l’accompagnement, de la formation, de l’ingénierie, etc.

afin que toute la filière de la médiation numérique en soit, par la reconnaissance, non seulement valorisée, mais retrouve son existence propre dans une dynamique mise à jour, tout en respectant ses diversités et en favorisant les complémentarités.

En conclusion (provisoire !)

« Personne n’éduque autrui. Personne ne s’éduque seul. Les hommes s’éduquent ensemble au contact du monde » (Paulo Freire)

Par ces mots nous pouvons faire le parallèle entre les liens originels étroits éducation populaire/médiation numérique et l’apprentissage de l’écrit vu par l’« alphabétisation populaire » au sens du pédagogue brésilien Paulo Freire.

Entrer dans l’écrit ou le numérique peut se faire de mille et une manières. Une entrée autre que par « l’utile » est non seulement possible, mais sans aucun doute « souhaitable » pour contribuer à rendre le sujet acteur de son émancipation et écrire sa propre histoire, en territoire numérique ou non.

Quoi qu’il en soit, « nous aurons toujours besoin de médiateurs, avec bien entendu des rôles très variables en fonction des publics, des services, des territoires. Ces fonctions couvrent et continueront de couvrir un large éventail, de la simple explication à la formation, de l’adaptation à la réparation, de l’assistance à la gestion de conflit, de l’aide à la qualité de service, etc. […] Dans une société où les besoins d’accompagnement et de proximité se renouvellent sans cesse, nous devons installer des médiations durables qui s’appuient sur le numérique »3.

Un grand merci à Garlann Nizon et Stéphane Gardé d’avoir partagé avec nous leurs réflexions. Si celles-ci vous font réagir, n’hésitez pas à partager les vôtres en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…




Où est donc passée la culture numérique ?

Le collectif « Lost in médiation » vous invite cette semaine à découvrir les réflexions de Vincent Bernard. Bonne lecture !

Vincent Bernard est coordinateur de Bornybuzz numérique et juré pour le titre professionnel de Responsable d’Espace de Médiation Numérique (REMN). Il veille à inscrire dans ses pratiques de médiation numérique l’éducation aux médias, aux écrans et à la culture numérique. À ce titre, il associe régulièrement des travailleurs sociaux et des psychologues à des projets destinés aux adultes et aux jeunes publics. Il participe également à des publications collectives.

Depuis 2018 avec sa stratégie nationale pour un numérique inclusif, l’État promeut une approche opératoire du numérique tendant à reléguer culture et littératie numériques au second plan. Cette restriction de la médiation numérique est problématique au regard des enjeux sociétaux. Petite virée sémantique au pays des synecdoques.

Tatiana T. Illustrations, CC BY-SA 4.0 Le petit Poucet perdu dans la forêt numérique sème des applications pour retrouver son chemin

Médiation numérique

Selon la coopérative des acteurs de la médiation numérique (la MedNum), « la médiation numérique désigne les ingénieries, c’est-à-dire les techniques, permettant la mise en capacité de comprendre et de maîtriser le numérique, ses enjeux et ses usages, c’est-à-dire développer la culture numérique de tous, pour pouvoir agir, et développer son pouvoir d’agir, dans la société numérique »4. A travers cette définition, on comprend que la médiation numérique tend vers deux objectifs : la maîtrise et la compréhension. Il s’agit donc d’une double appropriation technique et culturelle. Cette culture numérique, comme le rappelle le sociologue Dominique Cardon5, est importante. Selon lui, « une invention ne s’explique pas uniquement par la technique. Elle contient aussi la société, la culture et la politique de son époque ».

Cette approche plurielle se retrouve également dans la notion de littératie numérique qui, pour le site québécois HabiloMédias, « est plus qu’un savoir-faire technologique : elle inclut une grande variété de pratiques éthiques, sociales et réflectives qui sont intégrées dans le travail, l’apprentissage, les loisirs et la vie quotidienne ».

Inclusion numérique

Avec la notion d’inclusion numérique, on constate une restriction de la médiation numérique, puisqu’il n’est plus question de compréhension mais seulement de compétences. Ainsi dans les Cahiers de l’inclusion numérique, on peut trouver la définition suivante : « l’inclusion numérique est un processus qui vise à rendre le numérique accessible à chaque individu, principalement la téléphonie et internet, et à leur transmettre les compétences numériques qui leur permettront de faire de ces outils un levier de leur insertion sociale et économique »6. L’approche est ici opératoire et il n’est finalement question que de savoir utiliser des outils. Le numérique est réduit à sa dimension d’interface où l’utilisateur est considéré comme un opérateur qui doit savoir effectuer une requête, remplir un champ et valider un formulaire.

Médiation sociale

Pour le Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, « la médiation sociale est un mode efficace de résolution des tensions et de mise en relation des populations des quartiers et des institutions »7. Cette résolution des tensions et mise en relation, selon France Médiation, se décline autour de 5 grands domaines : espace public et habitat collectif ; accès aux droits et aux services ; transports en commun ; milieu scolaire et jeunesse ; participation des habitants8.

En raison de la dématérialisation des services publics, il est désormais difficile d’envisager l’accès aux droits et aux services sans les questions d’inclusion numérique. Pourtant, pour France Médiation, « l’accès aux droits nécessite un accompagnement global, comprenant : l’accueil de la personne, l’analyse de ses besoins, l’information sur ses droits, l’orientation vers les institutions, jusqu’à éventuellement l’aide à l’usage du numérique »9. Éventuellement…

Lost in médiation

En 2019, le Haut Conseil en Travail Social (HCTS) a proposé des articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique10. Si la mission spécifique du médiateur numérique est définie comme « la formation, les actions pédagogiques et la médiation entre la personne et les multiples outils numériques afin de lui permettre de les maîtriser de façon autonome », il partage néanmoins avec le médiateur social la mission de « l’information des personnes sur leurs droits, l’aide à l’instruction des demandes et le travail de veille sociale en partenariat ». Ici aussi, la mission du médiateur numérique est envisagée dans une optique d’inclusion numérique. La culture et la littératie ont disparu au profit d’une dimension exclusivement opératoire et technique. Or le numérique ne doit pas être considéré comme une boîte noire, et l’internaute/citoyen ne peut pas être simplement envisagé comme presse-bouton.

Le rapport Lieux et acteurs de la médiation numérique. Quels impacts des demandes d’aide e-administrative sur l’offre et les pratiques de médiation ? ne dit pas autre chose, lorsqu’il montre comment l’aide aux démarches administratives influe sur le projet des structures de médiation numérique traditionnelles, et aboutit à déposséder les médiateurs numériques de leurs objectifs initiaux, non sans générer de la souffrance professionnelle et de l’inquiétude quant à l’avenir de la profession.

Lost in formation aussi

Il est fréquent d’entendre de futurs conseillers numériques, qui partagent le premier certificat de compétences professionnelles (CCP1) du titre professionnel de Responsable d’Espace de Médiation Numérique (REMN), se plaindre des activités relatives à l’impression 3D, les microcontrôleurs ou la programmation de robots pédagogiques. En effet, ils ne semblent pas comprendre l’intérêt de ces activités. Cette incompréhension se ressent également lors de leur certification où les fiches activités qu’ils présentent sont une succession de tâches à réaliser façon tutoriel, sans contextualisation et sans âme.

Le Référentiel Emploi Activité Compétence du titre professionnel est pourtant clair. La première compétence à valider consiste à « élaborer des programmes d’actions de médiation facilitant l’appropriation des savoirs et des usages numériques ». Cette appropriation des savoirs devrait normalement être comprise comme culture ou comme littératie numérique, mais de toute évidence elle ne l’est pas. Pour un juré, lors de l’entretien technique, il est souvent difficile de déterminer si les lacunes proviennent de l’organisme de formation ou de l’employeur, tant les deux semblent avoir en commun cette méconnaissance de ce que la médiation numérique pourrait être.

Y-a-t-il un médiateur pour sauver le numérique ?

Pourtant une fois sur le terrain, ces jeunes professionnels peuvent être amenés à intervenir sur des thématiques qui excèdent la simple maîtrise d’outils, comme les usages problématiques qu’il s’agisse d’usages excessifs ou de comportements en ligne (ce qui conduit inévitablement à intervenir auprès d’adolescents ou en parentalité) ; ou tout ce qui touche aux dimensions éthiques du numérique : la protection des données personnelles11, l’impact écologique du numérique, les alternatives aux GAFAM, les dark patterns, les algorithmes12 et l’intelligence artificielle, etc.

N’ayant ni les prérequis théoriques ni la posture professionnelle adéquate, ils répondent à une commande institutionnelle confondant bien souvent prévention et éducation. Faute de culture numérique, ils peuvent faire la promotion des usages responsables ou de la sobriété numérique, comme ils peuvent faire le jeu du solutionnisme technologique, du capitalisme de surveillance ou encore participer à la diffusion de paniques morales.

Autrement dit, alors que la médiation numérique se voudrait dans la filiation des pionniers d’Internet, elle risque de devenir le bras armé d’une logique gestionnaire qui vise la rationalisation des conduites humaines plutôt que l’émancipation. Alors que le Conseil national du numérique (CNNum) appelle de ses vœux un numérique au service des savoirs, il serait temps de reconnaître « qu’une culture numérique approfondie, acquise par l’éducation et l’expérience, appuyée sur une réflexion profonde de nos objectifs en tant qu’individus et en tant que société » ne pourra advenir sans professionnels de la médiation numérique formés à cet enjeu.

Un grand merci à Vincent Bernard d’avoir partagé avec nous ses réflexions. Si celles-ci vous font réagir, n’hésitez pas à partager les vôtres en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…




Les 100 premiers jours d’une libraire à la présidence de l’April

Trois mois… C’est fou ce que cela passe vite.

En décembre 2022, j’ai repris la présidence de l’April, l’association pour la promotion et la défense du Logiciel Libre. Cette association existe depuis 1996 et compte presque 3 000 membres. N’étant ni informaticienne, ni juriste, ni politicienne, j’avais refusé le poste quand un des anciens présidents, Lionel Allorge <3, me l’avait proposé, syndrome d’imposture inconscient sans doute. Après quinze ans dans l’association dont dix en tant qu’administratrice, c’était le bon moment pour se lancer.

Mais être présidente de l’April, ça m’engage à quoi ?

Les personnes qui se sont succédé à la présidence de l’April, Fred, Benoît, Tangui, Lionel, Jean-Christophe ou Véronique (maintenant vous connaissez leurs prénoms13) ont été confrontées à des combats, des injustices, des politiciens godillots, des messages à passer et à faire passer. Celles et ceux qui me connaissent savent que je suis dynamique, joviale, que j’aime aller vers les autres, travailler en équipe, rencontrer des libristes, construire ensemble, à plusieurs, et surtout totalement utopiste sur la société dans laquelle je souhaiterais vivre. Exigeante avec moi-même, je me suis fixé plusieurs objectifs à mener au sein de l’April dans l’année à venir même si, parfois, cela me semble irréalisable lors de mes insomnies. Heureusement, j’ai la chance d’être entourée de personnes formidables : les membres de l’équipe salariée, du conseil d’administration (CA) et les membres de l’association.

1) Se mettre à jour sur les dossiers institutionnels de l’April.

Chaque bénévole s’intéresse à ses sujets préférés, moi j’étais plutôt dans la vie de l’association, la tenue de stands, la sensibilisation. Mais, devenue présidente, j’ai dû me mettre à jour, m’informer et me tenir au courant des dossiers institutionnels que traite l’April : proposition de loi sur le contrôle parental, l’OpenBar du ministère des Armées avec Microsoft, Pacte du Logiciel Libre, Conseil d’expertise logiciels libres, Label Territoire Numérique Libre, GAFAM-Nation un rapport éclairant sur le lobbying des GAFAM en France, proposition d’évaluation des dépenses de logiciels de l’État, suivi de questions écrites, Ministère de l’Éducation nationale… pour ne citer qu’eux !

C’est assez chronophage de se documenter et de lire des articles sur des sujets avec lesquels on n’a que peu d’affinités, mais tellement intéressant, finalement, de creuser, de chercher des informations, de remonter à leurs sources. Pourquoi les médias ne s’emparent-ils pas de ces problématiques ? Pourquoi ne s’offusquent-ils pas de la domination des GAFAM et de l’inaction des politiques, des mauvaises décisions des responsables, du manque des femmes dans le numérique, du matériel propriétaire, parfois inutile et que l’on impose aux élèves… Arf !, je m’enflamme, désolée !

Des sujets me tiennent énormément à cœur, sur lesquels j’aimerais travailler comme la priorité au logiciel libre pour tous les logiciels utilisés par l’État et les administrations ; l’obligation d’interopérabilité partout ; la sobriété numérique car l’épuisement des matières premières nécessaires au numérique m’inquiète ; l’Éducation nationale qui reste sous le joug des GAFAM, je pense qu’elle doit sensibiliser les élèves à toutes les alternatives pour pouvoir faire des choix éclairés, pourquoi les prive-t-on des logiciels libres ?

Tellement de sujets et si peu d’heures dans une journée !

2) Lister et s’abonner aux différents groupes de travail

Les échanges et les travaux au sein des groupes de travail de l’April se font principalement au travers de listes de discussions auxquelles les membres peuvent s’inscrire. Et même les personnes non membres de l’association, la plupart des listes étant ouvertes à toute personne intéressée par le thème du groupe de travail. Je pensais que la présidente devait les suivre toutes (arf !!). En le faisant j’ai assisté à des réunions passionnantes et parfois passionnées, j’ai participé à des échanges de courriels enthousiastes ou parfois résignés.

Merci :

  • au groupe Éducation qui m’a bien accueillie, m’a expliqué tous les acronymes (j’en ai encore des cauchemars). Réfléchir sur la doctrine numérique du MEN, ou répondre à sa stratégie a été très formateur ! Préparer un état des lieux au sein d’un questionnaire va sûrement prendre beaucoup de temps et de ressources. C’est parti !
  • au groupe Sensibilisation qui approfondit actuellement la réalisation d’un jeu de société (le jeu du Gnou — jeu de plateau aux multiples questions introduisant aux notions du logiciel libre et de son éthique),
  • au groupe Diversité que j’essaye doucement de faire renaître de ses cendres,
  • au groupe Transcriptions que j’ai longtemps animé, qui produit une quantité incroyable de textes tirés de conférences ou d’émissions de radio, il y a toujours des relectures à faire (message peu subliminal).
  • à l’Agenda du Libre, ma présidence a remotivé Echarp qui y incorpore une nouvelle fonctionnalité, un planet des organisations du Libre… J’ai hâte de voir ce que cela va donner et je referais bien une mise à jour des associations (déjà en cours) !
  • au Chapril, à ses animsys, à ses services libres et loyaux que j’utilise au quotidien et à la modération du pouet que je réalise avec deux bénévoles chaque lundi ! Merci à Bastet, le chatons de Parinux, pour son lecteur de flux et à Framasoft pour cette incroyable initiative. <3

Désolée les groupes Admin sys, site web, Libre Association et Traductions, vous vous débrouillez très bien sans moi, je garde mon petit grain de sel. Et puis je dois reconnaître que jamais je ne pourrai tout lire :’-(.

 

Illustration réalisée avec Gégé – https://framalab.org/gknd-creator/

 

 

Plus je côtoie les groupes, plus je déplore notre manque de bénévoles. Un peu comme dans chaque association, me direz-vous, mais imaginez tout ce que l’on pourrait faire si nous étions encore plus nombreux ! Si nous étions encore plus de bénévoles !

3) Aller à la rencontre des libristes

En 2012, quand je suis entrée au conseil d’administration de l’April, je voulais me rapprocher des GULL (groupe d’utilisatrices et d’utilisateurs de Logiciels Libres) et lancer l’opération « enGULLez- vous », on m’en a empêchée sous le prétexte fallacieux que le nom prêterait à confusion. 😂 Néanmoins l’idée me plaît toujours.

L’April est souvent accusée de parisianisme : l’équipe salariée est à Paris, beaucoup de réunions s’y organisent. Les différents confinements nous ont permis de nous équiper afin d’organiser des visioconférences, chaque personne pouvant participer depuis chez elle. Et nous en avons bien profité !

Néanmoins, cela ne me suffit pas, c’est frustrant de discuter à distance. J’ai envie de renouer les liens avec les utilisatrices et utilisateurs de logiciels libres, comme lors des April Camps (réunion sur plusieurs jours dans un lieu fermé ou sont parfois organisés des from&pif’) à Marseille ou Montpellier. Et rien de tel que d’aller à leur rencontre ! J’ai donc mis en place une opération dont le nom ne pourra pas m’être refusé cette fois : Le Tour des GULL ! J’ai ainsi déjà rendu visite à Oisux (Beauvais), à Actux (Rennes) et bientôt à Linux Nantes.

 

Illustration réalisée avec Gégé – https://framalab.org/gknd-creator/

 

 

Invitez-moi et je viendrai boire parler de logiciel libre avec vous ! Les festivals recommencent aussi, bientôt les JDLL (Journée du Logiciel Libre) et les RPLL à Lyon, Passage en Seine à Choisy-le-Roi, le Capitole du Libre à Toulouse, l’Open Source Experience à Paris… J’ai hâte d’y tenir des stands, de donner des conférences ! La présidente est bien placée pour présenter l’April aux novices, répondre aux questions que les membres se posent et féliciter certaines entreprises, associations ou collectivités.

J’ai tellement hâte de m’y remettre et de revoir les personnes que je ne voyais qu’aux Rencontres Mondiales du Logiciel Libre.

Conclusion

Comme écrit au début de cet article, je n’ai pas vu passer ce trimestre ! Je suis reconnaissante aux libristes qui viennent à ma rencontre lors des apéros (va falloir agrandir les lieux de réunions !), aux personnes qui m’envoient des articles de presse qui les ont choquées ou ravies, aux membres du CA et à l’équipe salariée qui discutent avec moi par courriel ou par téléphone afin d’éclairer ma petite lanterne sur certains sujets.

Être présidente de l’April, c’est une aventure qui mérite d’être vécue même si ma librairie en pâtit parfois (mes clients pardonnent mes absences du moment que je continue à leur conseiller de bons livres).

Je suis épuisée (comme chaque année à cette époque, les médecins appellent ça le rhume des foins — sauf qu’il n’y a pas de foin à Paris !) mais épanouie et je me sens toujours investie d’une mission : changer le monde (en mieux) !

Si l’aventure vous tente, vous pouvez adhérer à l’April en allant sur le site de l’association ou en venant nous rencontrer lors des différents évènements que nous organisons ou auxquels nous participons, dont les prochains : l’apéro April du vendredi 24 mars, l’assemblée générale du samedi 25 mars, l’April Camp du dimanche 26 mars ou encore les JDLL (Journée du Logiciel Libre) des 1ᵉʳ et 2 avril à Lyon…

Merci d’avoir lu ce texte jusqu’au bout, je ne pensais pas qu’il serait aussi long quand j’ai commencé à l’écrire, mais que voulez-vous, l’enthousiasme ne se restreint pas !

 

 




Allons-nous vers un métier unique de la médiation numérique et sociale ?

Après un premier article introductif de Yann Vandeputte publié jeudi dernier, le collectif « Lost in médiation » vous invite cette semaine à découvrir les réflexions de Didier Dubasque. Bonne lecture !

Didier Dubasque est l’auteur de Comprendre et maîtriser les excès de la société numérique et de Les Oubliés du confinement. Hommage aux plus fragiles et à ceux qui les aident, parus aux presses de l’EHESP. Impliqué dans le travail social depuis plus de trente ans au niveau départemental (Loire-Atlantique) et national, il a notamment co-animé les travaux du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) sur les enjeux des pratiques numériques dans l’action sociale. Chroniqueur social, il anime le blog Écrire pour et sur le travail social et contribue au développement de l’association nantaise Le coup de main numérique.

Photo furbymama – Pixabay

« La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ? ».  Cette question a du sens quand on compare les multiples missions des professionnels de la médiation. Si certaines d’entre elles sont très proches, force est de constater que face aux demandes des personnes en difficultés, les médiateurs numériques sont susceptibles de voir leurs missions initiales se transformer. Cette évolution est inéluctable. Il en est de même pour tous les métiers.

Faut-il pour autant penser que le métier de médiateur numérique et celui de médiateur social pourront à l’avenir fusionner ? Rien n’est certain. Pourtant, ces professionnels issus de deux champs bien distincts sont susceptibles d’être positionnés par un employeur sur une même mission. Ce n’est pas gênant, bien au contraire. Il a toujours été utile que des missions communes soient assurées par des professionnels issus de différentes formations à la condition que leur formation initiale le leur permette. Loin de produire de la rivalité, la mission commune permet d’enrichir les approches et les façons d’agir des professionnels. Mais cette question va bien au-delà des métiers de la médiation sociale et de la médiation numérique. Tous les métiers ou presque sont concernés.

1. Sans numérique, tu n’existes pas

Les métiers qui n’ont pas à un moment ou à un autre besoin de faire appel à un logiciel, une interface ou une plateforme sont désormais minoritaires. La volonté du gouvernement de mettre en place une administration entièrement dématérialisée accélère un processus déjà bien engagé dans le secteur marchand. Que l’on soit en accord ou en désaccord avec cette vision totalisante d’une société qui ne peut plus fonctionner sans les outils numériques, il nous faut prendre acte de cette réalité : plus la société adopte une technologie spécifique, plus des questions nouvelles apparaissent sur les usages de ce qu’en font les humains.

Il y a ceux qui s’adaptent bon gré mal gré, ceux qui « jouent » et ceux qui subissent. On le voit particulièrement dans les usages des réseaux sociaux pilotés par des algorithmes. Certains les utilisent pour communiquer. Ils les maîtrisent et en utilisent les capacités et les failles, d’autres les utilisent pour simplement s’informer (et parfois – souvent ? – être manipulés). Ils ne maîtrisent que ce que l’algorithme veut bien leur montrer. Et puis, il y a ceux qui ne les utilisent pas. Ceux-là sont hors-jeu, hors système. Ils disparaissent du débat qui s’instaure sur les plateformes.

Toute technologie produit un nouvel ordre social, une nouvelle hiérarchie des valeurs. Je pense à ce directeur d’une grande agence de Pôle Emploi qui m’avait dit lors d’une réunion « un demandeur d’emploi qui n’utilise pas un ordinateur et une connexion, il est mort ! ». Derrière cette affirmation abrupte, se dessine une réalité bien connue des médiateurs : l’exclusion générée par la non-maîtrise de la technologie est sans pitié. Elle a un impact très important sur le quotidien de celui qui la subit. C’est dire combien le métier de médiateur est non seulement utile mais aussi nécessaire et même indispensable pour qu’une société puisse continuer de fonctionner avec tous ses membres.

2. La médiation, une affaire de missions

Le conseiller médiateur en numérique possède désormais un nouveau titre professionnel : celui de « responsable d’espace de médiation numérique ». Il a vu ses prérogatives étendues, mais il continue de « mettre en œuvre des actions de médiation à destination des utilisateurs pour favoriser leur autonomie avec les pratiques, les technologies, les usages et les services numériques ». Il est aussi là pour gérer, animer et développer un espace collaboratif de type tiers-lieu en proposant des actions destinées à favoriser des usages et des pratiques autonomes des technologies, services et médias numériques de larges publics. Il travaille avec les acteurs de son territoire, et a pour mission de faciliter « la création de projets coopératifs construits autour de communautés d’intérêts ». Ses compétences sont essentiellement techniques, mais aussi relationnelles.

La médiation sociale est une forme d’intervention et de régulation sociale qui vise à favoriser le « mieux vivre ensemble », dans l’esprit de deux textes de référence : la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte de référence de la médiation sociale mise en place dès 2001 par le Comité interministériel des villes. Comme pour les travailleurs sociaux, leur porte d’entrée ne passe pas par les usages du numérique mais par les relations sociales des particuliers entre eux et aussi avec les administrations. Dans le champ de l’accès aux droits, qui reste une de leurs grandes priorités, le numérique n’est qu’un outil qui leur est imposé par la dématérialisation. Ils sont aussi chargés de prévenir les conflits susceptibles de survenir à l’échelle d’un territoire. Là aussi l’usage du numérique s’impose à eux car les désaccords apparaissent souvent via les réseaux sociaux avec tous les excès que l’on connaît.

3. Des missions différentes avec des aspects communs

On peut déjà considérer que les médiateurs sociaux et, plus largement, les travailleurs sociaux sont conduits de fait à consacrer un temps non négligeable à devenir des aidants numériques sur tel ou tel aspect d’une situation au regard des pratiques numériques de leurs interlocuteurs. Il est par exemple plus simple pour un travailleur social d’expliquer à un usager comment se connecter au site de la CAF et d’en maîtriser les méandres que de l’orienter vers un médiateur numérique pour qu’ensuite il puisse revenir vers lui pour traiter le problème administratif. Réorienter serait un non-sens. Pour autant cette pratique ne peut répondre à tous les besoins.

Déjà des Conseils départementaux, comme le Nord, ou des métropoles comme celle de Bordeaux, ont fait le choix de recruter des médiateurs numériques pour consolider l’offre de services à la population et pour travailler en complémentarité avec les intervenants sociaux. C’est là une reconnaissance de l’intérêt d’un métier spécifique considéré comme utile et nécessaire. Ces pratiques sont à regarder de près car si les médiateurs numériques n’apportent pas la preuve de leur plus-value, leur position sera fragilisée.

Quoi que l’on en dise, les métiers de médiateur social et de médiateur numérique sont différents. Leurs missions et portes d’entrée dans leurs relations aux usagers sont différentes et suffisamment spécifiques malgré des tâches qu’ils ont en commun. Ils répondent à des besoins importants. Nous avions tenté de préciser ces différences et ces points communs dans les travaux que j’avais pilotés en 2017 au sein du Haut Conseil du Travail Social (HCTS). Le schéma qui suit, même s’il mériterait d’être actualisé, apporte quelques indications :

Reconnaître les missions des acteurs du réseau de solidarité numérique. Schéma extrait de la fiche Quelles articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique ? éditée en juin 2018 par le Haut Conseil du Travail Social – Groupe de travail « Numérique et travail social ».

La question qui se pose alors est : comment travailler ensemble en donnant à voir nos différences et nos complémentarités ? La fiche du HCTS Quelles articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique ? tente d’y apporter des réponses.

Nos métiers sont différents, tous utiles et complémentaires

La multiplicité des sujets abordés par les usages des outils numériques justifie cette différence des métiers. Imagine-t-on construire une maison avec un métier unique qui regrouperait en un seul le maçon, le menuisier, le couvreur, l’électricien ? Il en est de même pour les métiers de l’aide et du soutien. Chacun possède ses spécificités. Mais plus un métier est récent, plus il doit faire preuve de son efficacité et de sa légitimité. C’est plutôt là l’enjeu qui se pose au médiateur numérique. C’est par l’apport de ses compétences, sa capacité de travailler en collaboration avec les autres métiers techniques et sociaux qu’il trouvera sa reconnaissance et prendra toute sa place au regard de son utilité qui n’est plus à démontrer.

Un grand merci à Didier Dubasque d’avoir partagé avec nous ses réflexions. Si celles-ci vous font réagir, n’hésitez pas à partager les vôtres en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…




La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ?

Lorsqu’en décembre 2021, Angie contacte Yann Vandeputte pour échanger autour de la quasi-absence de médiation aux pratiques numériques émancipatrices dans les espaces dédiés à l’accompagnement des citoyen⋅nes aux usages numériques, elle était loin d’imaginer que quatorze mois plus tard, elle lancerait une série d’articles rédigés par les membres du collectif « Lost in médiation » sur le thème La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ? ! Et pourtant, c’est bien de vous plonger dans le monde de la médiation numérique que nous vous proposons pour ces prochaines semaines ! On commence avec un premier article de Yann Vandeputte qui nous présente la démarche et ses enjeux.

Yann Vandeputte est actif dans l’accompagnement aux usages numériques depuis 2004. Comme acteur de terrain pendant une douzaine d’années dans le secteur associatif, puis comme ingénieur de formation chargé de la certification « responsable d’espace de médiation numérique » du ministère du Travail.

« La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ? », une question qui ressemble, dans sa formulation, à un sujet du bac. C’est le premier chantier que pose, comme acte fondateur, le collectif Lost in médiation. S’ouvrir aux autres secteurs et aux autres champs disciplinaires, avec lesquels la médiation numérique partage des gènes dans le grand ADN du care, est la motivation première du collectif. Sept professionnels ou anciens praticiens issus du monde associatif et institutionnel ont rendu leur copie. D’autres réponses pourraient suivre, nous l’appelons de nos vœux.

« Apprendre à se connaître et à se reconnaître ». Tel serait le besoin exprimé et le point de départ qui a animé la question délicate que j’ai posée fin décembre 2021 à une quinzaine d’acteurs de la médiation numérique, de la médiation sociale, du travail social et de la sociologie. Peu ont souhaité répondre gratuitement à cette question, un brin provocatrice, j’en conviens, et je profite de cet espace qui nous est cordialement offert par Framasoft pour remercier les premiers courageux qui ont relevé le défi. L’enjeu de cette demande était d’interroger la médiation numérique au regard d’autres champs, d’autres acteurs qui l’entourent, la croisent, l’aiguillonnent ou simplement l’ignorent, par pure ignorance ou par aimable condescendance.

Photo Stefan Schweihofer – Pixabay

Les six articles qui ouvrent ce premier chantier seront présentés chaque jeudi sur cet espace d’expression libre qu’est le framablog :

  • 9 mars : Allons-nous vers un métier unique de la médiation numérique et sociale ? par Didier Dubasque
  • 16 mars : Où est passée la culture numérique ? par Vincent Bernard
  • 23 mars : Médiation sociale et médiation numérique : solubilité ou symbiose ? par Garlann Nizon et Stéphane Gardé
  • 30 mars et 6 avril : La translittératie numérique, objet de la médiation numérique. Analyse d’une expérimentation : remobilisation scolaire et articulation de médiations par Corine Escobar, Nadia Oulahbib et Amélie Turet

Et plus tard, peut-être, d’autres éclairages que vous souhaiteriez apporter à ce premier tableau ?

Des contributeurs à la croisée des champs

Cette série introductive de quatre articles associe six professionnels issus de la médiation numérique (Vincent Bernard, Garlann Nizon et Stéphane Gardé), du travail social (Didier Dubasque) et de la recherche en sciences humaines et sociales (Amélie Turet et Corine Escobar). Je ne déroulerai pas ici leur CV bien fourni. Je me limiterai à une courte présentation. Leurs articles respectifs étant leur meilleure carte de visite.

Didier Dubasque est l’auteur de Comprendre et maîtriser les excès de la société numérique et de Les Oubliés du confinement. Hommage aux plus fragiles et à ceux qui les aident, parus aux presses de l’EHESP. Impliqué dans le travail social depuis plus de trente ans au niveau départemental (Loire-Atlantique) et national, il a notamment coanimé les travaux du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) sur les enjeux des pratiques numériques dans l’action sociale. Chroniqueur social, il anime le blog Écrire pour et sur le travail social et contribue au développement de l’association nantaise Le coup de main numérique.

Vincent Bernard est coordinateur de Bornybuzz numérique et juré pour le titre professionnel de Responsable d’Espace de Médiation Numérique. Il veille à inscrire dans ses pratiques de médiation numérique l’éducation aux médias, aux écrans et à la culture numérique. À ce titre, il associe régulièrement des travailleurs sociaux et des psychologues à des projets destinés aux adultes et aux jeunes publics. Il participe également à des publications collectives.

Garlann Nizon est cheffe de projet, formatrice et consultante en inclusion numérique depuis de nombreuses années, à l’échelle de la Drôme et de l’Ardèche dont elle a structuré les EPN et les actions, et de la région dont elle a coanimé le réseau d’acteurs Coraia puis Hinaura. En tant que salariée associée au sein de la CAE Prisme, elle est également administratrice à la coopérative La MedNum où elle représente le collège des médiateurs et personnes physiques. Toujours en coordination des acteurs de la médiation numérique drômoise (médiateurs et CNFS notamment), elle travaille également sur les sujets relatifs à la numérisation de la santé et les modèles économiques des structures de médiation notamment.

Stéphane Gardé est consultant-formateur engagé depuis presque vingt ans dans la médiation numérique. Son regard de philosophe ouvert aux cultures non occidentales et son intérêt pour les pédagogies actives lui ont permis pendant quinze ans d’accompagner, notamment en itinérance, des publics en situation d’illettrisme et d’illectronisme et différents acteurs de l’intervention sociale.

Corine Escobar est enseignante chercheure depuis plus de 40 ans, au service de l’égalité des chances. Institutrice en France, puis professeure de français en Espagne, suède et Allemagne, elle a expérimenté différentes pédagogies holistiques. Une thèse de doctorat en sciences de l’éducation lui a permis d’observer et d’évaluer la puissance associative au service des plus faibles. Déléguée du préfet depuis plus de 10 ans, elle accompagne les associations investies auprès des publics des quartiers prioritaires notamment sur la remobilisation éducative.

Nadia Oulahbib est chercheure et analyste clinique du travail en santé mentale, observatrice des scènes de travail dans le monde de la fonction publique, l’entreprise associative, coopérative, industrielle et également liés aux métiers du social. Elle apporte son soutien à la parole sur le travail pour entretenir le dialogue collectif. Elle est aussi maîtresse de conférences associée pour l’UPEC.

Amélie Turet est docteure qualifiée en sciences de l’information et de la communication, chercheure associée à la Chaire UNESCO « Savoir Devenir » et au MICA, enseignante à l’UPEC sur le numérique dans l’éducation populaire et l’ESS, spécialiste de l’appropriation socio-technique des dispositifs liés au numérique. Membre de l’ANR Translit, elle a présenté ses travaux sur la médiation numérique lors des rencontres EMI de l’UNESCO à RIGA en 2016. CIFRE, diplômée de l’université Paris-Jussieu en sociologie du changement, elle a conduit des projets de R&D dans le secteur privé puis au service de l’État sur la transformation numérique, la démocratie participative, l’inclusion numérique, la politique de la ville et l’innovation.

« Lost in médiation » : besoin de médiations pour des remédiations ?

Lost in médiation14 est né il y a plusieurs années d’une gêne personnelle due à un prurit chronique causé par l’irritant médiation. « Médiation » par-ci, « médiation » par-là, pour ci et pour ça, le pouvoir d’attraction de la blanche colombe m’a un jour donné le vertige et l’envie de lui tordre le cou pour commencer à lui faire rendre gorge. Le dessein, un peu violent et d’une prétention inouïe, tant la tâche est immense, demande que je m’explique et que je lance dans ces colonnes un appel à l’aide à toutes les bonnes volontés. Vouloir dissiper le brouillard qui entoure la notion de médiation et ses innombrables costumes15 et faux-nez est une entreprise qui relèverait de toute une vie. Quelques personnes plus savantes et plus talentueuses s’y sont déjà essayé et n’y sont pas parvenues.

Le projet Lost in médiation est plus modeste, certes, mais il ne se prive pas de questionner la composante « médiation » dans la médiation numérique. Nous espérons que des professionnels qui pratiquent d’autres médiations (sociale, artistique, documentaire, scientifique, conventionnelle, etc.) et d’autres types d’accompagnement dans les secteurs du travail social, du médico-social et de l’éducation populaire pourront alimenter le « processus de communication éthique » qui définit la médiation dite « conventionnelle16 ».

Un chantier ouvert pour faire acte de médiation ?

Lost in médiation se veut une œuvre collective ouverte où les expressions et les sensibilités peuvent prendre des formes variées : écrits (articles, témoignages, retours d’expérience, analyses de pratiques, etc.), podcasts sonores et vidéo, objets graphiques ou hybrides. La seule contrainte que notre ouvroir s’impose, c’est l’opportunité de croiser des regards intérieurs et extérieurs au secteur de la médiation numérique. Prendre le recul nécessaire permet, nous semble-t-il, de nous extraire des mécanismes réflexes, des recettes de cuisine, des formules toutes faites servant à nourrir la viralité et le prêt-à-penser qui favorisent les bulles informationnelles. Convoquer des pratiques et des cultures issues d’autres champs disciplinaires aide à nous décentrer, ouvre des horizons et nous donne une capacité à élargir nos réflexions et à entrevoir des pistes de solutions difficiles à imaginer quand se mettent en place des entre-soi. L’équation que Lost in médiation entend poser est donc « comment penser avec les autres pour penser contre soi-même ? ».

Inscrire la médiation numérique dans une généalogie ancienne

Si elle ne sort pas de la cuisse d’un Jupiter ni même de la côte d’un Adam, la médiation numérique n’est pas non plus une création ex nihilo. Au-delà du chaudron de l’éducation populaire dans lequel elle est tombée à sa naissance, nous postulons qu’elle porte derrière elle un bagage largement insoupçonné venant d’antécédents plus illustres et plus lointains n’ayant, en apparence, aucune connexion avec elle. Et pourtant. Qu’elle le veuille ou non, par l’adoption même du terme médiation qui plus est associé à numérique17, la voilà embarquée, bon gré mal gré, dans une histoire longue et touffue qu’elle va devoir un jour assumer si elle veut honorer ces deux blasons.

En prendre conscience permet de convoquer l’aide de ses ascendants et de les questionner avec assertivité. La médiation ne passe-t-elle pas inlassablement par des reformulations pour s’assurer que chaque participant, chaque acteur a bien saisi ce qui s’énonce ? Plus concrètement, éducateurs, animateurs, formateurs, penseurs et chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS), artistes (et bien d’autres !), qui ont parlé, expérimenté et écrit sur les relations interpersonnelles et culturelles, le care, l’accompagnement et l’éthique, ont pleine légitimité à nous dire et à nous apprendre des choses sur nous-mêmes. Nous essaierons, le plus possible, dans notre projet ouvert, de les rappeler à notre bon souvenir.

L’aller vers en partage ?

La volonté de se mouvoir vers une altérité (humaine, non-humaine, conceptuelle) est partagée par toutes les médiations. Nous nous appuierons donc sur ce socle commun, représentant à nos yeux un avatar du principe de l’aller vers que nous empruntons au travail social et que nous tenterons d’appliquer au champ de la médiation numérique.

La traçabilité de la locution aller vers mériterait d’être établie. Je conseille pour commencer de lire les articles que Didier Dubasque a consacré à cette notion sur son blog. Il cite, entre autres, les travaux de son ami sociologue, Cyprien Avenel, qui rappelle que « l’aller vers n’est pas une pratique nouvelle […] il « renvoie aux fondamentaux du cœur de métier du travail social et de l’intervention sociale ».

Pour ce qui nous intéresse, cela ressemble un peu au jeu du « passe à ton voisin » qui marque une certaine porosité entre les champs d’intervention. Comme le terme médiation, cette expression est devenue désirable, car véhiculée à tour de bras. Elle est passée de mains en mains : du travail social à la médiation sociale qui l’a même inscrite dans sa norme AFNOR NF X60-600 conçue en 2016 et entrée en vigueur en 2021. On y lit, à la page 11, au deuxième paragraphe de l’article 3.1.2 Modalités d’intervention de la médiation sociale, que « le médiateur social intervient sur l’ensemble des espaces de vie de son territoire d’intervention et organise ses pratiques autour de deux principes directeurs : aller vers et faire avec la ou les personnes ».

Une nouvelle injonction pour de nouvelles pratiques

De fil en aiguille, l’aller vers, flanqué de son binôme faire avec, navigue et suture les différentes pièces de l’intervention sociale, jusqu’à arrimer aujourd’hui la médiation numérique. D’année en année, ses occurrences et ses déclinaisons augmentent significativement dans la prose institutionnelle consacrée à l’inclusion numérique, reprise à l’envi par certains professionnels du terrain. À titre d’exemple, l’aller vers est mentionné à plusieurs reprises dans l’Observatoire de l’inclusion numérique 2022 de la MedNum. Il faisait aussi l’objet d’un atelier au dernier Numérique en Commun[s] (NEC) 2022 à Lens et la Base du numérique d’intérêt général lui consacre la fiche Comment favoriser le « aller vers » dans mon quotidien ? destinée aux conseillers numériques France Services (CNFS).

La viralité est donc en marche, mais qui s’en plaindrait ? Qui refuserait d’aller porter assistance aux personnes qui ne poussent jamais la porte des espaces de médiation numérique ? Qui souhaiterait laisser pour compte celles et ceux qui ne manifestent aucune demande alors que leurs besoins élémentaires en termes d’accès au droit(s)18 ne sont pas satisfaits ? Absolument personne. Et pourtant, rappelle Didier Dubasque, ce déplacement qui provoque une inversion ne va pas de soi, car elle met le professionnel dans une « position basse », inconfortable : « ce n’est plus la personne qui demande, c’est le professionnel ».

L’heure est donc au démarchage tous azimuts. Il faut aller chercher les isolés à la force des jambes et du poignet, dans les moindres recoins. Les non-recours ne doivent plus avoir cours ! Est-ce à dire que les pratiques des professionnels de la médiation numérique ont radicalement changé ? Que la majorité d’entre eux sillonnent les routes de France, de Navarre et des îles pour aller au contact des usagers les plus éloignés, montent les étages des immeubles et font du porte-à-porte, arpentent les rues en faisant des maraudes ? Nous n’y sommes pas encore. Si peu aujourd’hui le font, la question qui se pose est bien de savoir s’ils en ont la capacité, la motivation et les moyens. Car ajouter une nouvelle mission, une nouvelle pratique, suppose la formation qui va avec et l’aller vers ne s’improvise pas. C’est un art de l’approche qui relève d’un artisanat social qui s’acquiert patiemment sur le terrain, par essais-erreurs, au rythme qu’imposent les publics accompagnés. Pour aller vers les autres, on doit bien apprendre à les connaître et à les reconnaître, on n’a pas le choix : il faut bien faire avec !

Le Réseau national Pimms Médiation, première éprouvette d’une médiation numérique OGM ?

Une fois encore, même si la solubilité de la médiation numérique n’est pas pleine et entière dans la médiation sociale, il n’empêche qu’une forme de mouvement de l’une vers l’autre s’est établi ces dernières années. Peu veulent le voir, l’acter ou le reconnaître, mais les technologies finiront bien un jour par les mettre d’accord. Car le numérique permet et accentue cette liquidité19, gomme petit à petit les frontières ou les rend plus floues.

Des structures comme les points d’information médiation multi services (PIMMS), dont le réseau national comprend aujourd’hui 100 lieux d’accueil de proximité, incarnent bien cette soudure. Ce n’est pas un hasard si le réseau a créé le mot-valise « médiation socio-numérique » pour qualifier sa pratique hybride. Ce mot, par contamination (ou par solubilité ?) est déjà repris par des acteurs du canal historique de la médiation numérique. Ce n’est pas non plus un hasard si ce même réseau des PIMMS, à la croisée des chemins, est membre du réseau France Médiation20 et sociétaire de la MedNum. Ses représentants participent régulièrement aux événements qu’organisent ces deux instances professionnelles de portée nationale.

La dématérialisation, vers une nouvelle forme d’œcuménisme ?

Par la force centripète qu’elle provoque, la dématérialisation administrative crée, à sa manière, de l’aller vers entre professionnels des trois sphères du champ social. Elle oblige des professionnels qui ne se fréquentaient pas (ou peu) à apprendre à s’identifier, à comprendre la culture et les contraintes des uns et des autres et, cerise sur le gâteau, à travailler en bonne intelligence afin de créer un « espace d’aide potentiel21 », une zone de confiance entre les différentes parties prenantes de dispositifs d’accompagnement : personnes accompagnées et professionnels accompagnants. L’enjeu est bel est bien de rendre fluides les échanges, d’éviter les ruptures pour les usagers, de limiter les incompréhensions, les lenteurs et les blocages. Ces évidences méritent d’être rappelées à l’ensemble des maillons de ce qui forme, dans le fond, une chaîne de solidarités professionnelles.

La médiation numérique a tout à apprendre de la médiation sociale et du travail social et inversement. « Assurer une présence active de proximité », « participer à une veille sociale et technique territoriale » sont des principes inscrits dans la norme de la médiation sociale que la médiation numérique devrait ou est en train de faire siens. Le principe de l’aller vers que nous avons à peine esquissé est connecté en permanence avec ces deux principes d’arpentage du territoire. Mais la réalité de terrain montre que les échanges « gagnants-gagnants » qui relèveraient d’une forme de symbiose – que décrivent Garlann Nizon et Stéphane Gardé – sont encore loin d’être la norme. En inversant le mouvement, il est clair que les médiateurs et travailleurs sociaux ont à s’inspirer des pratiques d’accompagnement aux usages numériques de leurs frères et sœurs d’armes conseillers et médiateurs numériques.

Fécondations croisées

A l’heure du Conseil national de la refondation (CNR) et de la future feuille de route pour la « stratégie nationale numérique inclusif » à mener dans les cinq années à venir, le groupe de travail 3 « formation-filière » était chargé récemment de réfléchir à la structuration de la filière de la médiation numérique et de la formation des futurs professionnels, des professionnels en poste et des aidants numériques. Dans le volet formation, il est souvent question de « socle commun de compétences ». S’il voit le jour, ce socle serait bien inspiré de cartographier au préalable les activités communes aux trois champs de l’intervention sociale, en lien direct ou indirect avec l’accompagnement aux usages numériques, pour en tirer les savoir-faire (techniques, relationnels, organisationnels) et les connaissances qui forment un génome commun : la compétence. L’aller vers fait partie de ces chromosomes qui constituent le génome, mais ce n’est pas le seul. Les professionnels des trois champs ont tout à gagner d’unir leur force en mettant au pot ce qu’ils ont de meilleur pour créer ensemble une variété robuste de médiation, résistante aux multiples variations de notre climat social et sociétal.

« Il n’y a pas de grande Nation numérique si nous laissons une partie de Françaises et Français sur le bord du chemin » disait Jean-Noël BARROT22 en préambule au « Plan France Numérique Ensemble ». Nous choisirons pour conclure de le paraphraser en affirmant qu’il n’y a pas de grande nation ni de grands professionnels qui ne sachent pas travailler main dans la main pour atteindre des objectifs communs, profitables à des territoires tout entiers. Par leur intelligence collective, leur courage et leur ténacité, les Ukrainiens nous enseignent l’adage au quotidien.

Alors, puisque la chimie, mère de nombreuses disciplines, est à l’honneur de notre sujet du bac, assisterons-nous plutôt à des phénomènes de solubilité, de synthèse, d’hybridation ou de symbiose entre les différents champs ? Nul ne peut le dire aujourd’hui. Probablement un peu des quatre. Nous ne pouvons que scruter l’horizon et nos pieds pour percevoir les moindres signaux, les moindres traces de ce changement en marche. L’histoire finira par trancher. Ce seront les contextes, les situations, les opportunités et les aubaines qui choisiront.

Un grand merci à Yann Vandeputte d’avoir partagé avec nous ses réflexions. Si cette longue introduction vous fait réagir, n’hésitez pas à partager vos réflexions en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…




Collectivise the Internet : Three years to Ruffle the Feathers of Surveillance Capitalism

If the major issue in the digital world is systemic (a system called Surveillance Capitalism), then the answer cannot be limited to  » individual degoogleizing initiatives ». Our new roadmap Collectivise the Internet / Convivialise the Internet 🦆🦆  is all out on providing digital tools for non-profit organizations and collectives that work for the common good and the good of the Commons.

Let us tell you this story…

This article was published in French in October 2022 as part of the launch of Framasoft’s new roadmap Collectivise the Internet / Convivialise the Internet.

Simple banquet, in a shared garden, where free-software mascot animals are being served by Collectivise, convivialise ducks - Illustration by David Revoy - Licence: CC-By 4.0
Collectivise, convivialise – Illustration by David Revoy – License: CC-By 4.0

Emancipating Ourselves from Googles’ Industrial Animal Farmland

At Framasoft, we learn by doing. With every new campaign, with every new three-year roadmap, we try to apply lessons from the past. And every time, we discover more about our own misconceptions, our mistakes and ways forward to fix them.

During the Degoogleize The Internet campaign (2014-2017), we have learned that, although our small association could not degoogleize the whole planet, there is still a great deal of people who show interest in web-based tools that respect their values and integrity. Providing Free and open-source services to a as many people as possible ensures a large-scale deployment, even if that means risking focusing the demand and expectations on us. During this time period, we also initiated the alternative hosting collective CHATONS (an acronym that also means « kitties », in French), so that other hosts could join us in this adventure.

Then, we started the Contributopia roadmap (2017-2020), in which we contributed to many collective, popular and federated project, therereby meeting like-minded contributors, with whom we share the common values of sharing, fairness, caring, and emancipation, free and open-source software (FOSS) values that attracted us. We’ve come to realize, walking down this path, gathering and relating, that digital choices are societal choices, and that the choices made by FANGs are the pillars of a system: surveillance capitalism.

Illustration Quit planet GAFAM NATU BATX , CC BY David Revoy
« Quit planet GAFAM NATU BATX » Illustration by David Revoy – License: CC-By 4.0

Entire books are merely attempting to define what surveillance capitalism is, so what we are sharing here is just a rough summary of what it actually is. Surveillance capitalism is a system that transforms collective behaviours into data sets by prioritizing profit and power above all. The aim is to sell prediction and manipulation of our future behaviours, generally as commercial, cultural or electoral propaganda. In order to do so, some mega corporations try to establish monopolies on digital tools that maximize the acquisition and monopoly on our attention.

Simply put, surveillance capitalism creates industrial data farms, where we are the cattle. On the one hand, we are force-fed with attention mush (enriched with ads), and, on the other, part of our lives and our social behaviours are snatched from us to be resold to prosperous buyers at premium price.

That is why, at Framasoft, we have developped tools designed away from the values pushed by this system. Among the solutions we developed are PeerTube, a video platform software, and Mobilizon, a group and events management system. However, these tools require an entire group of people managing, maintaining, drafting and ensuring its editorial policy, and moderating: many small organizations do not have the human ressources to handle this in-house.

🦆 Discover the projects we want to carry out  🦆 Support Framasoft

Requiring digital tools that do not give goose bumps

From 2019 to 2022, we also ran the Déframasoftisons Internet action plan. We closed several projects which were underused or available through other trusted « CHATONS » hosts. This allowed us to save some energy for future projects, to reinforce our will to take care of our organization by avoiding unreasonable growth or restructuring that would disrupt our collective and the way it operates – which has made us pretty effective so far! – but especially to promote the decentralization of ethical digital tools.

Between 2020 and 2022, right in the middle of a gobal pandemic that confirmed our general dependency on online services, we intensified our efforts in maintaining our actions. Incidentally, we revised our plans for « Let’s deframasoftize » and chose to maintain some of the tools we intended to restrain or close: Framalistes, Framagit, Framateam, Framacalc…. We made that choice because we could see little to no other alternatives, and we did not want to let so many people down.

During this period of forced isolation, a pressing need began to be voiced more and more:

I am willing to ‘degoogle-ize’ myself, but I need someone to assist me, who can be here, in person to help me throughout this transition.

a pastry chef kitten presenting a cake-cloud prepared on demand, while in the background other kittens cook another cake-cloud in the middle of their cat-scratching tree village
Emancip’Asso – Illustration by David Revoy – License: CC-By 4.0

We have been hearing this need for this kind of human, tangible support for a while, and this is not unexpected. One of the mechanisms of capitalism is to individualize (« the customer is always right ») so as to better isolate and place the responsibility on each of us. For example, the information that we name « personal data » is neither personal nor data: it is more accurately the digital harvesting of our lives linked to those of others. Those are our social behaviours.

Conversely, if so many organizations, federations, etc. are so efficient in their task for the common good (whether they help us discover knitting or fighti climate inaction), it is precisely because they rest on the enjoyment of being and doing together, on the joy of meeting and exchanging, on the human warmth we find in the collective.

🦆 Discover the projects we want to carry out  🦆 Support Framasoft

Ducking out the slump thanks to conviviality

The future Big Tech is designing for us is one where humans are being:
* isolated – so that connections between humans rely solely upon their tools
* exploited – so that more and more tools are being created for us to consume
* singled out – so that no collective action is put in place that challenges their methods
* dependent – on their system of absolute monopoly
* greedy – so our lack of money can be weaponized against us
* competing – to pit us against each other and justify the rise of their elite class

This future that surveillance capitalism is designing for us as we speak, is neither engaging nor sustainable.. It treats both people and the Earth as a liability and will lead us straight to destruction.

On the other hand, trying to step out of our comfortable FOSS-enthusiasts’ bubble to try and reach out to other communities that are changing the world, has proved to be not as desorienting as we might have thought. We found that oftentime we shared the same utopias and the same definition of society: one based on contributing.

Drawing of five isles in a circle, each with buildings from different cultures. They are communicating together using waves and echoes.
ECHO Network – Illustration by David Revoy – License: CC-By 4.0

These « Contributopians » share the same dream as us: a future where humans are proud, autonomous, emancipated, knowledgeable, sharing and helpful to each other… a future where digital tools are under control, transparent, user-friendly and enhance the emancipation of human beings.

Thus, let’s summarize the lessons learned from our previous endeavours:

  • We did not yet have tools that fit the needs of the small organizations and associations that do so much with so little, but most of all with a lot of good will.
  • We are aware of the risk of remaining isolated, singled out in our « small, individual ‘degoogleization’ initiatives » against a whole system that can only be faced effectively through collective action.
  • We can see how crucial it is to put humans back at the center, the need for human presence and kindness when assisting others throughout their transition towards ethical digital practises.
  •  We have been able to confirm that a good number of associations and organizations from civil society which are working for the commons share with us these common values.

These patrons/champions of a « society of contribution » work hard to make our common dreams a reality.

 Long story short: it’s high time we degooglized the Contributopians!

(… those who wish to be, of course. We have never forced anyone to do anything, and we won’t start now!)

🦆 Discover the projects we want to carry out  🦆 Support Framasoft

Finding warmth with the jolly fellows

The four long-term actions we introduced in the article « Convivialise the Internet » 🦆(Framaspace, Émancip’Asso, ECHO Network, Peer.tube) all serve the same purpose: to equip organizations with online tools that fit their values.

These four projects rely on the strength of the collective while also taking into account the known constraints and limits that associations face. Kindness alone cannot magically and miraculously provide people with knowledge, time and means to train to use Nextcloud, PeerTube and other ethical tools.

 

Sepia, PeerTube cuttlefish mascot, is by the sea shore. She invites us on the pier where many sailboats berthed. Movies are played on the sails.
Peer.Tube – Illustration by David Revoy – License: CC-By 4.0

Similarly, the 39 members that compose Framasoft (10 of whom are employees) cannot spawn everywhere to personally train each and every new organization that wants to use, let’s say Framaspace, especially as that number could rise – with the help of your generous donations – up to thousands of organizations within 3 years!

That is why all of these projects are both about building a sense of community through shared spaces and some time allocated to community-building activities and sharing practices, challenges, etc., and providing support via coaching, improvements tailored for specific needs, and learning content to help people to be more autonomous and master the different tools, etc. Going blindly ahead with preconceived notions and a “we know best what works best for you” kind of attitude does not seem to be the most suitable — let alone humane — approach.

 

🦆 Discover the projects we want to carry out  🦆 Support Framasoft

Let’s steer our ship into a virtuous circle

We want to be efficient, so we want our tools to actually be used. Our goal is thus to make our tools useful – yeah, because designing tools that are actually useful is what disruptive innovation is all about, to make Tech for good that is community-owned and still very much online!)

We are thus planning not to plan everything, except time and space dedicated to your feedback. We also want to be available to tackle issues we might face on each of the actions that we feel ready to take. In other words, if we already plan to develop new features, create tutorials, host webinars and draft learning content, we do not want to predefine everything upfront, so as to save some time to help our users, our main target.

A unicorn dressed as an astronaut (with a spaghetti strainer on its head) is walking on the clouds and is blowing bubbles. Inside the bubbles, we can see cubes that represent collective work (files, toolboxes, books, typewriters, abacus, etc.)
Frama.space – Illustration by David Revoy – License: CC-By 4.0

This is the virtuous circle that we defined over the course of our various experimentations and that best fits our workflow:

1. Launch a first draft of our project, although imperfect

It’s OK if the paint is still fresh, or if it’s still a rough sketch. It’s absolutely OK too to start with a very small target audience. We have 3 years ahead of us to improve all that, and we have time and resources in store to do so.

For example, while we hope to provide millions of organizations with Framaspace within 3 years, it will be a good start to offer it to 200-300 organizations by the end of 2022!

2. Take users’ feedback into account

The Frama.space forum, the PeerTube community the study programs on ECHO Network and the comments received on Emancip’Asso are all important resources to gather feedback on our tools. It’d be too easy to lock ourselves in an echo chamber and avoid the reality of those who are actually fighting on the battlefield.
We go as far as considering the creation of an Observatory of Practices and Free Open-Source Digital Experiences, basing ourselves on the organizations that make up the Frama.sapce user community. Codename: OPEN-L. Stay tuned for that… And let’s hope we manage to set it up!

3. Improve our solutions step by step

Our goal is to improve each of those actions over time. This could be done by creating documentation and pedagogical tools, moderating and facilitating user communities, working on the ergonomy or on new features to be developed.
We want to keep total freedom to improve each action depending on the feedback we get from users.

4. Link humans to tools, and to other humans

Here’s another important, yet often overlooked aspect: connections. Such a shame, considering that the Web is, by definition, designed to connect people, ideas and things. This step can take many forms. It may mean taking the time to introduce our users to the new improvements brought about by each of our actions. It may also mean broadening our user community for any given project. Finally, it may mean taking advantage of having organizations share a common tool by sharing with them, offering them and informing them on what their fellows are doing.

Additionally, it will take some journaling: to summarize experiences, the lessons learned, to gather the relevant resources… and share all of that with the community. Whatever the form, this connecting step is when we take the time to reflect, to review our actions so as to better start a new virtuous circle and launch a better version of the project.

🦆 Discover the projects we want to carry out  🦆 Support Framasoft

We ain’t no quacks. Please support us!

Ain’t gonna beat around the bush: Collectivise the Internet / Convivialise the Internet 🦆🦆 is a roadmap with a clear political purpose, in the sense that it shall contribute to changing the world (if only one byte at a time).

After eight years spent observing and informing the public on the future that Big Tech is already materializing for us day by day and the political choices that they are forcing on our societies, it feels more and more crucial to keep one corner of the Web free from their influence.

Such is « also » our role, because these new actions do not and will not replace the ones we are already conducting. All the ‘degoogleized » software already available to everyone, the development of PeerTube and Mobilizon, the FOSS collective CHATONS, the common cultural resources… All of these projects are still ongoing and will still require more work over the upcoming three years.

 

Portrait of a duck cheering in the foreground, while other ducks in the background are having a lantern-lit celebration among trees.
Quack-quack – Illustration by David Revoy – License: CC-By 4.0

If you agree with our set goals and strategy, if the actions that we are currently undertaking seem important to you, then we would like to remind you that Framasoft is exclusively funded by… You. It is only your kind contributions, eligible to a 66% tax cut for French taxpayers, that allow us to keep going in total independence.

If you can (as we are well aware that our current times are particularly harsh), and if you wish to, please support us.

 

🦆 Support Framasoft


This page has been translated from French to English by Framalang volunteers: Bastien, Bromind, Ellébore (proofreading), Goofy, GPSqueeek, Mathilde (proofreading), Stan, Susy




Deux ans en tout-doux-cratie : bilan et perspectives

Ce billet est la seconde et dernière partie d’une enquête sur la gouvernance associative. La première partie est par ici : https://framablog.org/2022/09/05/de-la-bureau-cratie-a-la-tout-doux-cratie-refonder-la-gouvernance-associative


TL;DR : Picasoft est un chaton majoritairement étudiant actif depuis 2016. Comme nombre d’associations 1901, il fonctionnait avec un bureau classique : président·e, trésorier·e… et, dans notre cas, responsable technique. Les responsables ont bon dos : grand pouvoir, grande responsabilité, tout ça. Quand cette pression devient trop forte, des conflits éclatent, remettant en question l’existence même du bureau. On décide alors de changer de mode de gouvernance : il nous faut quelque chose de plus horizontal, qui répartit la charge mentale. Mais quand on a dit horizontalité, on a tout et rien dit. Comme le rappelle Jo Freeman dans La tyrannie de l’absence de structure, l’horizontalité sans structure risque de reproduire des rapports de domination sans les rendre palpables.

C’est dans ce sillage que s’inscrit la tout-doux-cratie : un mode de gouvernance qui tente de concilier fluidité, démocratie et bienveillance. L’accès à l’information pour tout·es y est central. Les actions se divisent en deux catégories : ordinaires, qui peuvent être menée sans consensus a priori, et extraordinaires, qui requièrent un consensus ou, du moins, une absence de dissensus. La charge de prouver qu’une action ne devrait pas être menée est transférée sur la personne qui n’est pas d’accord. Sans consensus explicite, l’action peut être menée à l’expiration d’un délai. La discussion et la recherche de compromis sont privilégiés sur le vote, qui n’intervient qu’en dernier recours.

Voilà pour le résumé à la hache. Pour les détails… je vous renvoie à la première partie.

Dans ce billet, je vous propose de faire un bilan après plus de deux ans en tout-doux-cratie : d’abord en examinant quelques statistiques, puis en rentrant dans le détail de cas difficiles, sujets à tensions. Enfin, je passerai en revue les limites possible de ce mode de gouvernance.

La tout-doux-cratie en chiffres

La première partie du billet était essentiellement théorique. En pratique, Picasoft est en tout-doux-cratie depuis près de deux ans, ce qui est un délai raisonnable pour une première évaluation. Pour ce faire, on a développé un petit script qui produit des statistiques sur les actions. L’idée est de voir si dans notre cas, le système est fonctionnel. Je vous propose de regarder les chiffres et de les commenter.

Les actions initiées totalisent à 108 : 50 ordinaires et 58 extraordinaires. Le nombre d’actions ordinaires est sous-estimé, car pas toujours formalisé de sorte à ce que le script le détecte. Sur les actions repérées, quelques statistiques :

Intitulé Taux
Actions avec une majorité contre 0%
Actions avec au moins un contre 2%
Actions avec au moins un contre acceptées par délai 1%
Participation moyenne aux actions extraordinaires 60%
Actions extraordinaires sans vote contre acceptées par délai 10%
Actions avec au moins un neutre 12%
Participation moyenne aux actions ordinaires 50%

 

Le premier chiffre important à regarder est le taux d’actions avec une majorité contre (équivalent à un contre-vote à majorité pour), car c’est le seul cas où une action est refusée. Ce taux est littéralement nul, c’est-à-dire que l’ensemble des actions entreprises en tout-doux-cratie depuis 2 ans ont été statutairement acceptées.

Ma première intuition — et probablement la vôtre à la lecture de ce chiffre — est de sentir que le système est dysfonctionnel. En effet, que dire d’un mode de décision qui a laissé passer l’absolue totalité des actions initiées 2 ans durant ? Il semble n’y avoir que deux solutions. Soit tout le monde est tout le temps d’accord…

Allégorie extrêmement réaliste de la vie en tout-doux-cratie.

…soit les désaccords ne sont pas exprimés au niveau du vote. Et en fait, l’acceptation de la quasi-totalité des décisions — malgré des désaccords — est précisément le signe d’une tout-doux-cratie qui fonctionne. Je m’explique.

On l’a vu, le vote contre est un outil de dernier recours. En d’autres termes, les membres n’ont pas soumis d’actions dont ils savaient qu’elles faisaient l’objet de dissensus trop forts. Cette affirmation se vérifie par le taux d’actions avec au moins un vote contre : 2%. Parmi elles, la moitié n’ont pas récolté une majorité de votes pour, mais n’ont pas non plus récolté de majorité de votes contre. Les règles de la tout-doux-cratie autorisent alors l’auteur·ice de l’action à la réaliser. La sélection est réalisée en amont du vote.

Pour autant, ces actions ont été abandonnées, sur un principe de bonne foi : on pensait bien faire, mais on constate que l’action ne fait pas consensus, alors on abandonne.

Deuxième chiffre crucial : la participation moyenne aux actions extraordinaires. Ces actions pouvant avoir un impact fort sur l’association, il est désirable qu’elles soient décidées par le plus grand nombre. Cette participation est de 60%, c’est-à-dire qu’en moyenne, plus de la moitié des membres donnent leur avis sur les actions extraordinaires. Si on peut se satisfaire de ce minimum, le chiffre reste un peu faible pour des actions de cette importance.

On peut toutefois justifier la faiblesse de ce chiffre par le contexte associatif ; le bénévolat passe souvent après les obligations et les étudiant·es qui se désintéressent de l’association mettent du temps à actualiser leur statut de membre.

Le dernier chiffre significatif correspond au nombre d’actions extraordinaires qui ont été acceptées par expiration du délai : ce sont les actions sans contre, mais sans adhésion majoritaire. Près d’une action sur dix est concernée ; ce sont à peu près les mêmes qui recueillent des votes neutres. Le neutre n’étant pas formalisé dans les statuts, il est difficile d’estimer à quel point l’absence de vote vaut un neutre, une abstention ou un manque de réactivité. Pour autant, l’acceptation de ces actions n’est pas pathologique dans la mesure où les membres de l’association se sont engagé·es à se tenir informé·es ; à l’expiration du délai, l’ensemble des membres a eu l’opportunité de donner son avis. Par fluidité, on avance même si le consensus n’est pas explicite.

Pour donner corps à ces chiffres, je vous propose d’examiner dans le détail certaines des actions tout-doux-cratiques concernées.

La tout-doux-cratie à l’épreuve

Dans les deux situations qui suivent, la tout-doux-cratie a été mise à l’épreuve : image de l’association fortement engagée, pas de consensus facile et nécessité de décider dans l’urgence.

Picasoft au concours de la reine du muguet

À Compiègne, chaque année, la mairie organise un concours sexiste, discriminatoire, conservateur et paternaliste : la reine du muguet. Chaque année, une nouvelle « reine » est élue et a pour prérogative de représenter la ville à tous les événements qui chantent à la mairie. Pour rendre compte de l’absurdité de ce concours, voici quelques mots choisis de son règlement :

La participation d’une candidate à l’élection implique de pouvoir répondre aux conditions suivantes :
‐ Avoir entre 18 et 22 ans lors de l’inscription et être de nationalité française.
[…]
‐ Être célibataire, sans enfant.
[…]
‐ Être d’une taille minimum de 1,65 m.
[…]
Une fois élues, […] elles s’engagent à ne porter l’écharpe et la couronne qu’avec l’accord de la Ville, à porter la tenue offerte par la Ville, à ne pas fumer et ne pas utiliser de téléphone portable lors de représentations publiques.
[…]
La Candidate veillera à porter, pour toutes les convocations officielles décrites ci dessus, une tenue correcte exigée (robe et chaussures).
[…]
La Candidate s’engage à se comporter en toutes circonstances et en tous lieux avec grâce, élégance et dignité.

Ces extraits se passent de commentaires.

Le conseil municipal en plein brainstorming pour disrupter la prochaine édition.

 

En revanche, le règlement ne dit rien sur le sexe de la candidate ; seul le pronom elle, qui dénote le genre, est employé. Si on peut raisonnablement douter que la mairie de Compiègne soit sensible à cet argument, il n’en fallait pas plus pour qu’un·e membre de sexe masculin de Picasoft, répondant par ailleurs aux conditions formulées (détenteur·ice d’un formidable mètre quatre-vingt, non fumeur·se, célibataire, rempli·e de grâce, équipé·e en robe et chaussure de bon ton) décide d’aller troller le concours en s’y présentant avec la dignité de circonstances.

Seulement, il y a un hic : les candidates doivent « être présentée[s] par un commerçant ou une association de Compiègne ». Qu’à cela ne tienne, Picasoft est domiciliée à Compiègne. Une action extraordinaire est lancée dans la mesure où l’image de Picasoft est engagée. Les avis divergent particulièrement. Picasoft est-elle prête à mettre les pieds dans le plat pourri de la politique locale et à en assumer les conséquences ? Est-ce raisonnable de parrainer une candidature alors que c’est sans rapport aucun avec l’objet de l’association ?

Neuf jours plus tard, c’est la deadline pour s’inscrire au concours de la reine du muguet. Or le délai de 10 jours avant levée du verrou bloquant concernant une action extraordinaire n’est pas passé. Aucun vote contre, quelques votes pour, mais clairement pas encore assez pour dégager une majorité. Conclusion en tout-doux-cratie : le soutien de la candidature n’est pas autorisé.

Mais pour interroger la tout-doux-cratie, imaginons un monde alternatif où l’action aurait été lancée un jour plus tôt. Pas de vote contre, pas de majorité non plus ; 10 jours passent, le verrou expire, l’action aurait été validée. C’est cette expérience de pensée qui anime une autre discussion entre les membres : est-ce normal qu’une décision qui engage l’image de l’association et qui rencontre de nombreux doutes soit validée par manque de participation ?

Ce qui en ressort, c’est que voter contre est un acte très fort en tout-doux-cratie. Pour rappel, voter contre bloque la décision pendant 10 jours et enjoint le·la contre-votant·e à faire consensus autour du rejet pour bloquer définitivement l’action. Aussi, les votes sont publics et un vote contre peut être pris personnellement, particulièrement dans ce genre de cas.

D’un autre côté, voter pour quand on a une faible implication dans l’asso n’est pas évident : la personne qui vote ne sera pas forcément là pour assumer les conséquences, même si elle est pour sur le principe.

Ces frilosités à se positionner clairement sont virtuellement des votes blancs, qui ne sont pas distincts de l’abstention dans les statuts. En pratique, un smiley de drapeau blanc donne des indices sur le canal de vote. Et voter blanc est dans ce cas dans l’esprit de la tout-doux-cratie : je me m’engage pas, je ne suis sûr⋅e, mais je ne veux pas bloquer la décision. La fluidité et les compromis prévalent sur les blocages. Si d’autres personnes sont ok, alors ça me va que ça se fasse, mais sinon il faut me convaincre.

Ce coût du vote contre est assumé : à n’utiliser qu’en dernier recours, quand une action est particulièrement conflictuelle et qu’il faut trancher formellement. Ici, l’action aurait été certes statutairement validée, mais elle n’aurait pas produit de consensus. Le·a membre en question s’était d’ailleurs engagé·e à ne pas présenter sa candidature sans un consensus fort. Question de confiance, donc… dont on reparlera en dernière partie.

Picasoft au ministère de l’intérieur du Koweït

Le 7 décembre 2021, Picasoft reçoit un curieux mail, intitulé « threating e-mail using drop@picasoft.net urgent disclosure request ». Le corps du message est un court message (Kindly find attached our request – Awaiting your kind reply) qui fait référence à une pièce jointe au format PDF.

Son contenu va vous surprendre.

Autant vous dire que jusque là, ça ressemble à un début de scam, du phising ou que sais-je encore. Le courrier provient supposément du ministère de l’intérieur du Koweït et explique que notre instance de Lufi — un service libre et sécurisé de partage de fichiers — est utilisée entre autres pour envoyer des menaces de mort et de kidnapping à une famille qui a porté plainte.

Le courrier se finit par une demande :

En bref, nous sommes enjoints à transmettre à l’expéditeur les informations personnelles sur l’utilisateur de Lufi à l’origine des menaces. Le courrier contient en annexe les mails reçus par la victime. Leur contenu est particulièrement violent. Une dernière annexe reproduit la carte d’identité de la victime et la plainte qu’elle a déposée.

C’est le premier cas du genre qui se présente chez Picasoft. Bien que l’approche soit extrêmement douteuse, nos investigations confirment que le courrier est authentique 23

À ce stade, les membres qui ont authentifié la demande et pris connaissance de la gravité des menaces font face à un dilemme éthique : que faire, sachant que des vies sont peut-être en danger ? Il n’est alors pas exclu de transmettre l’information demandée, malgré l’illégalité d’une telle action, à la condition de communiquer publiquement sur l’ensemble du processus de décision.

Un mail est envoyé dans la foulée au ministère de l’intérieur du Koweït pour confirmer la réception de leur demande et leur demander de patienter. Comme l’action engage très fortement l’association, une action extraordinaire est nécessaire. En revanche, il semble difficile de se prononcer sans prendre connaissance de l’ensemble des éléments. Or, lire ces documents, c’est aussi s’exposer à leur lourde violence. L’idée est alors de déléguer la décision finale à un groupe de volontaires :

[…] Un groupe de membres s’est donc constitué et je demande par cette action qu’on leur délègue le droit de décider en conscience de l’action à mener, transmettre ou pas les éventuelles infos, sachant que […] s’ils décident de le faire c’est bien une décision de l’asso, parce qu’on aura considéré ici qu’il existe des cas ou il est légitime de le faire et qu’on leur aura donné mandat pour cette action.

La situation est urgente, il est difficile de prendre du recul. À rebours complet des discussion jusqu’alors, un membre intervient et recadre le débat : il faut sans aucun doute répondre par la négative. Le Koweït n’a pas à intervenir directement auprès d’un ressortissant français, quelle que soit l’urgence, et connaît les procédures pour passer par les autorités françaises. Il est donc inconcevable de leur transmettre la moindre information et ce mandat n’a pas lieu d’être. Cette objection reconfigure le débat et deux points émergent :

  • Il ne devrait pas être de notre responsabilité de prendre cette décision, mais aux autorités françaises. Engager la responsabilité du responsable administratif à travers une action illégale est extrêmement problématique.
  • Le Koweït est un régime autoritaire capable de monter un dossier crédible pour obtenir des informations sur un opposant au régime, par exemple.

Cette action est la première à cumuler plusieurs votes contre. Selon le formalisme des statuts, une majorité de votes contre est nécessaire pour invalider l’action. Il ne sera pas nécessaire d’en arriver là : les arguments font consensus et l’action est spontanément abandonnée. Le ministère de l’intérieur du Koweït est renvoyé aux autorités françaises.

Ce qu’illustre bien cet exemple, c’est que la tout-doux-cratie s’est montrée fonctionnelle non pas tant par son processus technique (action extraordinaire, verrou bloquant…) que par ce que ce processus produit :

  • Une nécessité d’informer correctement et clairement tous les membres. Une proposition d’action doit être vulgarisée et reformulée pour que chacun·e soit en capacité de donner son avis.
  • Une obligation pour les membres de s’informer et donc la possibilité de donner son avis dans un délai raisonnable.

Ici, l’urgence de la situation a conduit un petit groupe de membres à considérer une option — divulguer des informations personnelles à un régime autoritaire en toute illégalité — qui semble inconcevable a posteriori. La communication pour donner mandat d’agir à ce groupe a permis de faire émerger un débat contradictoire et d’éviter une décision que l’on aurait pu regretter longtemps.

Des limites de la tout-doux-cratie

Après avoir défendu le bon fonctionnement de la tout-doux-cratie dans les précédentes parties de cet article, une dose d’auto-critique est plus que bienvenue.

Je pense que les limites de ce mode de gouvernance peuvent être interrogées par trois prismes : faiblesses du mode de scrutin, difficultés de transposition à d’autres structures et possibilités d’abus du système.

Un mécanisme de vote faible

Il me semble que le mécanisme de vote simpliste des actions (pour ou contre) pose problème à plusieurs égards. En premier lieu, l’abstention et le blanc sont tout bonnement absents des statuts et sont distribués de manière informelle. De ce fait, il est impossible de savoir si une action a reçu peu de votes par manque d’information ou par prudence, abstention, position neutre…

Portant, cette information est essentielle, car elle rend compte de la bonne santé d’une tout-doux-cratie. Voter blanc ou s’abstenir, c’est donner activement son avis tout en manifestant une volonté de ne pas bloquer une action. Peut-être qu’alors, le nombre de blancs/abstentions devrait rentrer en compte pour la validation d’une action extraordinaire ; ce qui compterait, c’est que suffisamment de membres se soient exprimés, plus que le nombre de « pour ».

Aussi, les statuts ne prévoient pas de délai de réflexion obligatoire pour les décisions qui impactent fortement l’image de l’association. Je n’ai pas vraiment d’opinion argumentée sur la pertinence d’un tel délai, mais on a vu qu’il aurait pu se montrer utile avec le cas du ministère de l’intérieur du Koweït.

Enfin, les votes sont publics. C’est un choix qui n’est pas neutre et qui présuppose que les membres sont en capacité de recevoir l’opinion des autres sur une action sans la prendre personnellement. En miroir, les membres sont supposés se sentir légitimes et à l’aise d’exprimer leur opinion publiquement. Ce n’est pas une évidence, et dans un groupe avec des tensions ou des liens interpersonnels forts, le vote public peut conduire à une auto-censure qui donne l’impression d’un système en bonne santé, alors qu’il masque des dissensus.

Une dépendance à la participation

Plus haut dans ce billet, j’ai affirmé que la participation active aux prises de décision est essentielle au bon fonctionnement de la tout-doux-cratie. Pourtant, ce point suscite des controverses : que faire des membres inactif·ves ? Les virer manu militari ? Bien entendu, ce n’est pas le genre de la maison, mais tout de même… on grince un peu des dents quand les décisions sont prises à une majorité faiblarde.

On m’a signalé les vidéos de Jean-Michel Cornu, spécialiste de la coopération et de l’intelligence collective. Dans une vidéo intitulée « à quoi servent ceux qui ne font rien dans vos collectifs », Cornu propose que le ratio d’actif·ves et d’inactif·ves reste constant dans les grands groupes, i.e. plusieurs dizaines de personnes. Chercher à faire disparaître les inactif·ves, c’est risquer de faire diminuer le taux de participation encore plus. Dans une autre vidéo, « le truc contre-intuitif pour avoir un groupe durable », Cornu rappelle qu’en plus des inactif·ves, des réactif·ves et des proactif·ves, il y a aussi les observateur·ices. Peut-être en êtes vous un·e vous-même : vous lisez cet article, vous suivez les actualités de Framasoft, mais vous ne les commentez pas. Je vous connais à présent moins que vous ne me connaissez ; et pourtant, vous êtes partie intégrante du groupe. Les observateur·ices peuvent à tout moment passer le cap : prendre un rôle vacant, donner leur avis, réagir à une proposition…

La tout-doux-cratie a encore du chemin pour être vraiment inclusive : les personnes qui ne participent pas activement on en réalité un rôle essentiel dans le collectif.

C’est pourquoi il est essentiel de ne pas les exclure de la vie de l’association. Les statuts actuels ne reconnaissent que les membres actifs. Peut-être serait-il bon de formaliser un rôle de sympathisant·e, qui aurait alors toutes les cartes en main pour participer un jour : accès à l’information, autonomie, structure adéquate, processus d’intégration, réflexions sur l’inclusivité dans le collectif… C’est un autre débat passionnant qui méritera(it) son propre billet. En attendant, prenons soin de celles et ceux qui nous sont invisibles et dont la tout-doux-cratie a radicalement discrédité le rôle.

La gestion des membres inactifs ou « disparus »

Ce point est lié au précédent : que faire lorsque des membres de la tout-doux-cratie n’ont plus aucune interaction avec l’association depuis plusieurs mois ? Les membres actifs se déclarent en «vacances» s’ils savent qu’ils seront absents pour une durée de plusieurs jours, pour éviter de bloquer les votes par abstention. Mais des membres ne donnant plus de signes de vie, ça ne se met pas en vacances…

Le fonctionnement de l’Université de Compiègne divise l’année en deux semestres, avec des vacances de 1 mois l’hiver et 2 mois l’été. Toutes les associations étudiantes fonctionnent donc au semestre : au début du semestre, une journée des associations est organisée au sein de l’établissement, chaque étudiant « s’inscrit » à une ou plusieurs associations sur le portail interne, les associations font leurs demandes de subventions auprès des organismes de l’établissement ; en fin de semestre, il est demandé à chaque association de réaliser son bilan, puis les inscriptions sur le portail sont automatiquement réinitialisées. Ce mode de fonctionnement incite les étudiants à s’inscrire dès les premiers jours dans ces associations sans pour autant participer à celles-ci durant le semestre — il y a notamment beaucoup de « disparitions » lorsque les premières notes arrivent. De plus, la majorité des étudiants rompent tout contact avec les associations une fois diplômés.

Picasoft a dès le départ fait le choix de s’ouvrir à l’extérieur du milieu scolaire bien que la quasi-totalité de ses membres soient en lien direct avec l’UTC (étudiant·e, vacataire ou personnel interne). Les cas de décrochages — des personnes qui ne donnent plus signe de vie au bout d’un mois — s’accumulent. Ces cas finissent par interpeller les autres membres, menant à des petits débats lors des assemblées générales ordinaires. Si la suspension des accès aux identifiants partagés et aux machines de Picasoft, après demande directe auprès des personnes concernées, fait l’unanimité, leur présence fantôme à la tout-doux-cratie est source de dissensus. Plusieurs pistes ont été étudiées :

  • Laisser les membres quitter la tout-doux-cratie par eux-même : c’est la solution actuelle, qui a montré rapidement ses limites pour les actions extraordinaires, qui nécessitent des consensus.
  • À chaque fin de semestre, contacter les personnes une-à-une pour leur demander si elles souhaitent continuer à participer ; c’est la solution actuelle pour les accès techniques. C’est fastidieux, et il faut de plus trancher sur la manière de réagir si une personne semble injoignable.
  • À chaque fin de semestre, définir un seuil minimal de participation et expulser les personnes en-dessous de ce seuil ; cette méthode est assez violente et peut frustrer par exemple un·e étudiant·e qui était parti·e en stage de 6 mois en ayant oublié de se mettre en vacances. Ielle aura probablement peu envie de retourner dans l’association à la fin de son stage. Il y a aussi la question de comment déterminer le seuil : 0%, 10%, 20%, 30% de participation ? L’outil que nous utilisons actuellement pour déterminer la participation ne tient pas compte des vacances, et certaines abstentions de vote peuvent être justifiées a posteriori.
  • Mise-en-place d’une cotisation symbolique pour adhérer à la tout-doux-cratie : c’est le choix de beaucoup d’associations loi 1901 « standards » pour rentrer dans les instances de celles-ci. Cette solution est a priori exclue, car la tout-doux-cratie avait pour objectif de rendre l’entrée dans l’association la plus simple possible. D’une part, gérer les cotisations demande un peu d’effort logistique (déclarer chaque cotisation dans notre registre, remplir des papiers, etc). D’autre part, et surtout, rendre coûteux (en temps et en argent) la participation à l’association est un non-objectif.
  • À chaque début de semestre, expulser tout le monde, puis recréer un canal de tout-doux-cratie par le bureau, et ajouter les anciens membres qui le demandent. Cette solution, bien que moins violente que l’expulsion ciblée, pose un risque lors du changement de canal : une minorité pourrait prendre le contrôle de l’association en jouant sur le fait qu’elle a été temporairement majoritaire.

Le choix final final est toujours en cours de discussion. Peut-être aurez-vous une idée plus féconde ?

Des tout-doux-craties ?

Comme on le rappelait en introduction, il n’existe pas de bonne manière intrinsèque de prendre une décision ; la tout-doux-cratie ne peut donc pas être un bon mode de gouvernance en soi. Mais si son bon fonctionnement chez Picasoft dépend du croisement de facteurs trop spécifiques, de notre configuration très particulière, alors ce billet ne présente qu’un intérêt limité. Ce serait comme vous faire une description extensive d’une recette de cuisine dont vous n’avez aucun moyen de vous procurer les ingrédients.

Pour essayer d’être le plus honnête intellectuellement, je vous propose de situer plus précisément les à-côtés de Picasoft. En effet, si on cherche ce qui fait que la tout-doux-cratie a marché chez nous mais pourrait potentiellement ne pas marcher ailleurs, je pense qu’il faut scruter les conditions de notre expérience : l’écosystème dans lequel nous sommes, la taille de Picasoft, les objets sur lesquels on travaille, les gens, leur culture, leurs envies qui additionnées font les objets de Picasoft, leur vécu, leurs personnalités.

On est peu ou prou 20-30 moitié actif·ves, étudiant·es ou universitaires. Bénévoles, l’asso ne nous donne aucun moyen de survie et la tout-doux-cratie n’a pas pensé cet enjeu pourtant crucial. En revanche, il y a un enjeu émotionnel lié à la valorisation de nos contributions (par le commentaire des pairs et/ou des réussites opérationnelles). La tout-doux-cratie joue avec cet enjeu. Nos personnalités et vécus différents nous font réagir très différemment face à ces enjeux qui partent dans la nature et qui sont secoués.

De plus, par un mécanisme type œuf ou poule, Picasoft intègre des personnes pour qui la qualité des échange et la bienveillance sont importantes, de sorte qu’il n’y a pas de conflits pré-existants. L’inverse serait plus probable dans une association qui s’est formée contre un projet d’urbanisme par exemple, où les opinions sur ce qui devrait être fait à la place divergent a priori.

Nous passons du temps ensemble et nos dialogues prennent une certaine forme. Sur Mattermost bien sûr, mais aussi au foyer étudiant, aux détours d’une colocation, du studio de Graf’hit… Le rythme étudiant façonne la façon dont on se retrouve et dont on se quitte. Ce mode de fonctionnement n’a rien à voir avec une entreprise ; pas seulement par la tout-doux-cratie ou nos valeurs, mais aussi parce nos activités peuvent s’organiser en petits groupes physiques qui se font et se défont au gré de nos envies, disponibilités, et hasards sympathiques de la vie dans un genre de grand campus. Ce point est à nuancer vu que l’association a été particulièrement active en période de confinement, mais il n’est pas certain qu’elle aurait perduré sur ce mode.

Alors, il est franchement difficile de faire une supposition pertinente sur la transposition de la tout-doux-cratie à d’autres. Pour résumer ce que je viens de raconter, Picasoft est une association dont les membres proviennent essentiellement de la même classe sociale et partagent un même environnement. En revanche, j’ai constaté empiriquement que les nouveaux membres arrivés au fil des années se sont d’abord intéressés à l’objet de l’association (l’informatique libre) avant de s’intéresser aux autres humains qui en font partie. L’amitié est née après : il semblerait abusif de mettre le bon fonctionnement de la gouvernance sur le dos d’une bonne entente préalable.

En revanche, la tout-doux-cratie favorisant la fluidité à l’unanimité, il est peut-être dangereux de la transposer dans un contexte où les actions engagent trop fortement les membres.

Quant au passage à l’échelle, il est vraisemblable que la tout-doux-cratie fonctionne moins bien. En effet, une échelle plus grande va souvent de pair avec un plus grand nombre de décisions et un champ d’action plus large. Mécaniquement, le pourcentage de membres en capacité de s’informer et de donner son avis sur l’ensemble des sujets diminue. L’information et la participation au vote étant les piliers d’une tout-doux-cratie saine, son application à une large organisation risque d’être inefficace. Ceci étant, appliquer une tout-doux-cratie pour chaque groupe de travail et réserver la tout-doux-cratie globale aux actions les plus importantes me semble être un bon compromis.

Confiance humaine, confiance procédurale

Les autres points limites de la tout-doux-cratie, dont certains ont été évoqués plus haut, posent à mon avis la même question : les règles d’un mode de gouvernance doivent-elles être infaillibles ?

Avant de répondre, voici quelques exemples où le fonctionnement de la tout-doux-cratie pourrait être abusé, volontairement ou non.

Prenons une action extraordinaire qui reçoit un vote contre, qui n’a pas de majorité de vote pour — par exemple car, conjoncturellement, plusieurs membres sont peu disponibles à cette période. Mettons que cette action dépasse le délai du verrou bloquant. Très clairement, elle ne fait pas consensus, elle engage l’association et elle est pourtant validée statutairement parlant. Quid d’une personne qui déciderait alors de forcer l’action ?

Autre exemple : un groupe de personnes malveillantes rejoignent l’association et votent sa dissolution. Un putsch facile et efficace. En réalité, le processus serait beaucoup plus complexe 24 mais le risque n’est pas nul.

De façon générale, les membres sont peu à être réellement actifs dans l’association, ce qui peut créer un sentiment d’illégitimité à s’exprimer chez les membres moins actifs. Les « vieux » qui connaissent le système pourraient alors mener une politique conservatrice, en décourageant les nouveaux membres de s’investir.

Toutes ces limites sont réelles et valides. La tout-doux-cratie n’est pas une baguette magique. Elle fonctionne aussi, et nécessairement car les membres de l’association sont réputés bienveillants, attentifs aux autres, se remettent en question et recherchent le compromis plutôt que le conflit, prennent le temps de s’informer, se connaissent de près ou de loin et s’entendent sur les valeurs portées par l’association.

Mais… est-ce un problème ? Tout dépend du point de vue. Un système de gouvernance ne s’évalue qu’à la lumière de ses objectifs. Si l’objectif de la tout-doux-cratie était de produire des actions nécessairement conformes à l’opinion de la majorité sans aucune possibilité d’action malveillante, alors c’est raté.

Et c’est sans doute le plus grand parti-pris : ne pas offrir ces garanties grâce à des moyens procéduraux techniques ou juridiques, mais créer un climat de confiance entre humains, propice à la discussion. Alors, oui, ça fait bisounours, mais ça fonctionne. Peut-être que ça fera réagir certain·es d’entre vous. En tout cas, moi, quand je lis ce genre de choses, j’objecte souvent en mon for intérieur : « oui, mais quand même, si n’importe qui peut rentrer dans l’asso, et voter ci, et bloquer ça, et si personne s’en rend compte, et […] », j’ai peur. Et quand j’ai peur, je voudrais trouver un moyen de me protéger, d’empêcher les abus de confiance à coup sûr.

Moi et mes cauchemars, quand j’ai peur. Ça donne pas bien envie de laisser des failles traîner, non ?

Mais se protéger à coup sûr, c’est souvent créer des procédures désincarnées et compliquées. Si on fait un pas de côté, c’est notamment cette peur qui a conduit à l’émergence des blockchains. Dans ce monde du zero-trust, le premier postulat est que personne n’est digne de confiance, sauf vous. Alors, des mécanismes cryptographiques infalsifiables garantissent que rien ni personne ne peut nier que ce machin est à vous, ou que vous avez envoyé telle quantité de cryptomonnaies à bidule. Sans aller jusque là, c’est aussi cette peur (justifiée) qui fonde le chiffrement de bout en bout : il existe forcément quelqu’un qui pourrait regarder ou utiliser mes données sans ma permission.

Mais une solution technique serait profondément dysfonctionnelle à l’échelle d’une association. Une association n’est pas un système ouvert et anonyme comme Internet, mais un lieu où les gens ont envie de réaliser des choses ensemble. Les risques théoriques sont valides, mais c’est par choix : nous ne voulons pas de processus bureaucratiques complexes et pseudo-neutres, nous voulons créer du lien.

Nous voulons affirmer que la confiance, à cette échelle, doit être un a priori.

Nous pensons qu’essayer de tout prévoir, tout englober, se prémunir de tous les risques est voué à l’échec. Des cas problématiques se présenteront quoi qu’il arrive. Ils nous feront grandir.

C’est ça, pour nous, la tout-doux-cratie : offrir un cadre sans élites ni stars pour créer du lien avec respect et bienveillance – renouer avec les débats joyeux.

Un grand merci à Antoine, Gaëtan, Jérôme, Stph, R01, Tobias, et tout·es les membres de Picasoft et de Framasoft, en particulier à Goofy, pour leurs contributions, relecture, corrections et leur accueil bienveillant !




Collectivisons Internet, 3 ans pour voler dans les plumes du capitalisme de surveillance

Si le problème majeur dans le monde numérique est systémique (le fameux capitalisme de surveillance), alors la réponse ne peut pas se limiter aux « petits gestes individuels de dégooglisation ». Notre nouvelle feuille de route « Collectivisons Internet / Convivialisons Internet 🦆🦆 » fait le pari de fournir des outils numériques aux associations, aux collectifs qui œuvrent pour le bien commun et le bien des Communs.

Laissez-nous vous expliquer pourquoi…

« Collectivisons Internet / Convivialisons Internet 🦆🦆 »

Il y a deux articles qui présentent notre nouvelle feuille de route. L’article Collectivisons Internet 🦆 (celui-ci !) présente les réflexions et la méthode derrière nos actions. L’article Convivialisons Internet 🦆, quant à lui, expose les actions et projets concrets que nous voulons mener.

Les actions de notre nouvelle feuille de route étant financées par vos dons (défiscalisables à 66 %), vous pouvez en trouver un résumé complet sur le site Soutenir Framasoft.

➡️ Lire la série d’articles de cette campagne (oct. – déc. 2022)

Banquet simple, dans une jardin partagé, où des animaux mascottes du libre sont servis par des canards
Collectivisons, convivialisons – Illustration de David Revoy – Licence : CC-By 4.0

S’émanciper de la basse-cour industrielle de Google

À Framasoft, nous apprenons en faisant. Chaque nouvelle campagne, chaque nouvelle feuille de route triennale, nous essayons d’appliquer les leçons du passé. Et à chaque fois, nous en découvrons un peu plus sur nos idées reçues, nos erreurs, et comment les corriger pour la suite.

Lors de la campagne Dégooglisons Internet (2014-2017), nous avons appris que si notre petite association ne peut pas dégoogliser la terre entière, il y a malgré tout un grand nombre de personnes qui sont intéressées par des outils web qui respectent leurs valeurs et leur intégrité. Proposer ces services ouverts à un maximum de monde permet une large adoption, même si l’on risque de centraliser les attentions. C’est aussi durant cette période que nous avons initié le collectif d’hébergeurs alternatifs CHATONS, pour que d’autres hébergeurs nous rejoignent dans cette aventure.

Ensuite nous nous sommes lancé·es dans la feuille de route Contributopia (2017-2020), où nous avons contribué à de nombreux projets collectifs, populaires, fédérés. Nous y avons rencontré ces autres, avec qui nous avons en commun les valeurs de partage, d’équité, de soin et d’émancipation qui nous ont séduites dans le logiciel libre. Ces cheminements, rencontres et échanges nous ont aussi permis de réaliser que les choix numériques sont des choix de société, et que ceux faits par les GAFAM sont les piliers d’un système : le capitalisme de surveillance.

Illustration « Quittons la planète GAFAM NATU BATX », CC BY David Revoy
« Quitter la planète GAFAM NATU BATX » Illustration de David Revoy – Licence : CC-By 4.0

Il y a des livres entiers qui essayent de définir le capitalisme de surveillance, donc la compréhension que nous allons partager ici est forcément résumée. Le capitalisme de surveillance, c’est ce système qui, en priorisant le profit et le pouvoir par dessus tout, transforme nos comportements collectifs en des jeux de données. L’objectif étant de revendre la prédiction et la manipulation de nos comportements futurs, le plus souvent sous forme de propagande commerciale, culturelle, électorale, etc. Pour ce faire, des méga-entreprises essaient d’établir des monopoles sur des outils numériques qui maximisent l’appropriation et la monopolisation de notre attention.

Dit plus simplement, le capitalisme de surveillance crée des fermes à données industrielles dont nous sommes la volaille. D’un côté on nous gave d’une bouillie attentionnelle (enrichie à la pub), de l’autre on nous arrache nos comportements sociaux, des parties de nos vies, pour les revendre à des clients de luxe, au prix du foie gras.

Nous avons alors, au sein de Framasoft, développé des outils pensés hors des valeurs de ce système, dont PeerTube, logiciel de plateforme vidéo, et Mobilizon, pour annoncer ses événements et gérer ses groupes. Cependant, ces outils demandent à ce que tout un groupe s’implique sur leur maintien, leur fédération, leur politique éditoriale, leur modération : beaucoup de petites structures n’ont pas ces moyens humains en interne.

🦆 Découvrir les projets qu’on veut mener 🦆 Soutenir Framasoft

Besoin d’un numérique qui ne donne pas la chair de poule

De 2019 à 2022 nous avons aussi appliqué le plan d’action « Déframasoftisons Internet ». Nous avons fermé des projets qui étaient soit sous-utilisés, soit disponibles chez d’autres hébergeurs/chatons de confiance. Cela nous a permis de nous libérer de l’énergie pour de futurs projets, d’affirmer notre volonté de prendre soin de l’association en évitant une croissance déraisonnée qui modifierait notre collectif (et son fonctionnement qui nous permet d’être très efficaces !), mais surtout de promouvoir la décentralisation des outils numériques éthiques.

Entre 2020 et 2022, en plein cœur d’une pandémie qui a confiné une bonne partie du monde et souligné notre dépendance collective aux services en ligne, nous avons redoublé d’efforts pour maintenir nos actions. Nous avons d’ailleurs révisé nos plans de « Déframasoftisation », et fait le choix de maintenir une partie des outils que nous pensions restreindre, ou fermer (Framalistes, Framagit, Framateam, Framacalc…). Nous avons fait ce choix parce que nous ne voyions pas ou peu d’alternatives, et que nous n’allions pas laisser tant de personnes le bec dans l’eau.

C’est aussi durant cette période d’isolements forcés qu’un besoin fort s’est fait de plus en plus entendre :

Moi je veux bien me dégoogliser, mais j’ai besoin qu’une personne m’accompagne. Qu’elle soit là, physiquement, avec moi et qu’elle m’aide dans cette transition.

un chaton patissier qui présente un nuage-gateau fait sur commande, tansdi qu'en arrière plan d'autres chatons cuisinent un autre nuage gâteau au millieu de leur village arbre-à-chats
Emancip’Asso – Illustration de David Revoy – Licence : CC-By 4.0

Cela faisait un moment que nous entendions ce besoin d’accompagnement humain, physique, et ce n’est pas surprenant. Une des mécaniques du capitalisme est d’individualiser (« Le client est roi ») afin de mieux isoler et faire peser la responsabilité sur chacune et chacun d’entre nous. Par exemple, les informations que l’on nomme « données personnelles » ne sont ni données, ni personnelles : c’est, plus précisément, la captation numérique de nos vies en lien avec celles des autres. Ce sont nos comportements sociaux.

À l’inverse, si de nombreuses associations, fédérations, etc. sont aussi efficaces dans leur travail pour le bien commun (qu’il s’agisse de faire découvrir le tricot ou de combattre l’inaction climatique), c’est bien parce qu’elles reposent sur le plaisir d’être et de faire ensemble, sur la joie de se retrouver pour échanger, sur la chaleur humaine que l’on trouve dans le collectif.

🦆 Découvrir les projets qu’on veut mener 🦆 Soutenir Framasoft

Sortir du marasme grâce à la coinvivialité

Le futur que les GAFAM sont en train de dessiner est un futur où les humain·es sont isolées (pour que les liens entre être humaines dépendent de leurs outils), exploités (pour créer encore plus d’outils à consommer), individualisées (pour éviter que des collectifs remettent en question leurs méthodes), dépendants (de leurs systèmes monopolistiques), cupides (pour mieux manipuler nos manques d’argent), compétitives (pour les mettre en concurrence et ainsi légitimer l’élaboration d’une élite).

Ce futur, que le capitalisme de surveillance dessine dès aujourd’hui, n’est ni séduisant, ni viable. Il considère les humain·es et la planète comme des ressources, et mène droit à leur destruction.

De l’autre côté, en essayant de sortir de notre confortable bulle de libristes pour aller à la rencontre d’autres communautés qui changent le monde, nous n’avons pas été très dépaysé·es… On retrouve souvent les mêmes manières de faire société autour de la contribution, et les mêmes utopies.

Dessin de cinq iles en cercle, chacune avec des constructions d'une culture différente. Elles communiquent ensemble en s'envoyant des ondes, des échos.
ECHO Network – Illustration de David Revoy – Licence : CC-By 4.0

Ces « contributopistes » désirent le même futur que nous : un futur où les humain·es sont fiers, autonomes, émancipées, savantes, solidaires, partageurs… et où le numérique est un outil maîtrisé, transparent et convivial qui contribue à cette émancipation.

Ainsi, si l’on résume les leçons tirées de nos cheminements passés :

  • Nous n’avions, jusqu’à présent, pas d’outil qui répondrait spécifiquement aux besoins des petits collectifs, de ces petites associations qui font beaucoup avec peu de moyens mais des tonnes de bonne volonté.
  • Nous décelons bien le piège de rester isolés, individualisées dans nos « petits gestes de dégooglisation » face à un système auquel on ne peut opposer qu’une force collective.
  • Nous voyons le besoin de remettre de l’humain, de la présence, de la chaleur dans l’accompagnement pour adopter des outils numériques éthiques.
  • Nous avons enfin pu confirmer qu’un bon nombre d’associations, de collectifs de la société civile qui œuvrent pour le bien commun partagent les valeurs des Communs.

Ces actrices et acteurs de la « société de contribution » travaillent à concrétiser des utopies que nous partageons.

Bref : il est grand temps de dégoogliser les contributopistes !

(…qui le désirent, hein, évidemment : on n’a jamais forcé quiconque, on ne va pas commencer maintenant !)

🦆 Découvrir les projets qu’on veut mener 🦆 Soutenir Framasoft

Se réchauffer dans la joyeuse troupe

Les quatre actions au long cours (Frama.space, Émancip’Asso, ECHOnetwork, Peer.tube) que nous vous présentons en détail dans l’article Convivialisons Internet 🦆 ont un but commun : équiper des collectifs solidaires d’outils web à la hauteur de leurs valeurs.

Ces quatre projets misent chacun sur la force du collectif tout en ayant conscience des contraintes et des limites bien connues dans le milieu associatif. Ainsi, la chaleur humaine au sein de ces groupes n’est pas une baguette magique qui va miraculeusement leur libérer les connaissances, le temps et les moyens pour se former ensemble à adopter un Nextcloud, un PeerTube, ou d’autres outils éthiques.

Sepia, læ poulple mascotte de PeerTube, est au bord de la mer. Iel nous invite sur un ponton menant à une plein de voiliers. Un film est projeté sur chacune des voiles de ces voiliers.
Peer.Tube – Illustration de David Revoy – Licence : CC-By 4.0

De même, les 39 membres (dont dix salariées) de l’association Framasoft ne vont pas pouvoir se démultiplier pour aller accompagner personnellement chaque nouveau collectif qu’on veut accueillir sur Frama.space, par exemple (d’autant plus qu’on se dit que, si vous nous en donnez les moyens, cela pourrait représenter des milliers de collectifs d’ici 3 ans !).

C’est pour cela que chacun de ces projets intègrent à la fois une dimension communautaire (avec des espaces et du temps d’animation pour faire communauté et échanger ensemble sur nos pratiques, nos obstacles, etc.) et une dimension d’accompagnement (avec de la formation de formateurs, des améliorations spécifiques aux besoins, des contenus pédagogiques pour s’autonomiser et s’approprier les outils etc.)

🦆 Découvrir les projets qu’on veut mener 🦆 Soutenir Framasoft

Mener le radeau en un cercle vertueux

Pour être efficace, et pour que ces outils puissent être adoptés, notre objectif c’est qu’ils soient utiles (oui, faire des outils utiles, ça c’est de l’innovation disruptive de la tech for good souveraine et néanmoins digitale !). Arriver bille en tête avec des idées préconçues en clamant « nous savons mieux que vous ce dont vous avez besoin » ne semble pas la stratégie la mieux adaptée (ni la plus humaine).

Nous prévoyons donc de ne pas tout prévoir, si ce n’est des temps et des espaces de retours. Nous voulons aussi nous rendre disponibles pour répondre aux besoins que nous rencontrerons sur chacune de ces actions que nous nous sentons d’entreprendre. Ainsi, si nous planifions déjà que nous allons probablement coder des fonctionnalités, ainsi que créer des tutos, des webinaires ou autres supports pédagogiques… Nous n’avons pas tout prédéfini à l’avance, afin de pouvoir répondre aux retours des bénéficiaires, qui seront les premières personnes concernées.

Une licorne déguisée en cosmonaute (avec une passoire sur la tête) marche sur les nuages et souffle des bulles. Dans ces bulles, on retrouve des cubes symbolisant le travail en commun (dossiers, boite à outils, livres, machine à écrire, boulier, etc.).
Frama.space – Illustration de David Revoy – Licence : CC-By 4.0

C’est un cercle vertueux que nous avons défini au fil de nos expérimentations et qui convient bien à notre manière de fonctionner :

1. Proposer une version imparfaite de notre projet

C’est OK si la peinture est fraîche, si c’est encore brouillon. C’est totalement OK aussi de commencer en s’adressant à un public très restreint. Nous avons trois ans pour améliorer tout cela, et nous avons prévu du temps et de l’énergie pour le faire.

Par exemple, si nous espérons pouvoir fournir du Frama.space à des milliers de collectifs dans 3 ans, ce sera déjà magnifique si on en ouvre pour deux ou trois cents collectifs d’ici fin 2022 !

2. Écouter les retours des bénéficiaires

Le forum Frama.space, la communauté PeerTube, les visites d’études ECHO Network et les retours sur la formation Emancip’Asso seront autant d’endroits pour écouter les retours sur ces outils. Parce qu’il est trop facile de tomber dans ses idées préconçues et de rater ainsi la réalité de celles et ceux qui sont sur le terrain.

Nous allons jusqu’à imaginer, en nous appuyant sur les collectifs qui bénéficieront de Frama.space, initier un Observatoire des Pratiques et Expériences Numériques Libres. Nom de code : OPEN-L, on vous en reparlera… si jamais on arrive à le mettre en place !

3. Améliorer progressivement

L’objectif est donc d’améliorer chacune de ces actions sur le long terme. Cela pourra passer par de la création de documentation et d’outils pédagogiques, de l’animation de communautés, un travail sur l’ergonomie ou sur de nouvelles fonctionnalités à coder…

Nous voulons nous réserver une complète liberté d’améliorer chaque action en fonction des retours que nous aurons eu en écoutant les bénéficiaires.

4. Relier les humain·es aux outils, et aux humain·es

C’est une partie importante et souvent négligée : le lien. C’est dommage car le Web est, dans ses fondements, fait pour faire du lien. Cette étape peut prendre plusieurs formes. Cela peut signifier prendre le temps de présenter les améliorations de chaque action à ses bénéficiaires. Ou bien élargir la communauté et les bénéficiaires de tel projet. Ou encore profiter que des collectifs partagent un outil commun pour leur partager/proposer/informer ce que peuvent faire leurs voisins de service…

Mais cela peut encore se traduire par un temps de documentation, afin de synthétiser l’expérience, les leçons apprises, les ressources rassemblées… et de verser tout cela dans les communs. Quelle qu’en soit la forme, l’étape du lien est un moment où on prend le temps de faire le point, de présenter un bilan pour mieux relancer le cercle vertueux et proposer une nouvelle itération du projet.

🦆 Découvrir les projets qu’on veut mener 🦆 Soutenir Framasoft

Si vous ne voyez pas de couac, soutenez-nous !

On ne va pas y aller par quatre chemins : Collectivisons Internet / Convivialisons Internet 🦆🦆 est une feuille de route avec une ambition clairement politique, dans le sens où nous espérons qu’elle contribuera à changer le monde (ne serait-ce qu’un octet à la fois).

Après plus de huit ans à observer et informer sur le futur que les géants du web concrétisent chaque jour, sur les choix politiques qu’ils imposent dans nos sociétés, il nous semble de plus en plus essentiel de préserver un coin de web de leur influence. Et au-delà de leur résister, nous croyons que c’est aussi notre rôle de proposer des outils émancipateurs à celles et ceux qui contribuent à des utopies qui nous éloignent du capitalisme de surveillance, parce que ces personnes construisent un futur désirable.

C’est « aussi » notre rôle, car ces nouvelles actions ne remplacent pas celles que nous continuons de mener. Les services Dégooglisons ouverts à tous et toutes, les développements de PeerTube et Mobilizon, le collectif CHATONS, les communs culturels... tous ces projets restent d’actualité et vont nous demander du travail ces trois prochaines années.

Dessin d'un Canard qui sourie en très gros plan, de manière comique, tandis que derrière lui des canards font la fête dans une kermesse champêtre
Coin-Coin – Illustration de David Revoy – Licence : CC-By 4.0

Si ce cap que nous nous sommes fixé et cette stratégie vous plaisent, si les actions que nous continuons de maintenir vous semblent importantes, nous vous rappelons que Framasoft est exclusivement financée par… vous ! Ce sont vos dons, déductibles à 66% des impôts pour les contribuables françaises, qui nous permettent d’agir en toute indépendance.

Framasoft, aujourd’hui, c’est plus de 50 000 € de dépenses par mois. Nous avons clos l’exercice comptable 2021 avec un déficit de 60 000 €, que des dons plus généreux lors des confinements de 2020 nous ont permis d’absorber.

barre de dons de la page soutenir, à 0 € sur 200 000 €

Cependant, à l’heure où nous publions ces lignes, nous estimons qu’il nous manque 200 000 € pour boucler notre budget annuel et nous lancer sereinement dans nos actions en 2023.

Si vous le pouvez (eh oui, en ce moment c’est particulièrement compliqué), et si vous le voulez, merci de soutenir les actions de notre association.

🦆 Soutenir Framasoft