Hier nous n’étions surveillés que suite à un soupçon, aujourd’hui nous sommes surveillés en permanence.
Voici déjà le 6e article de la série écrite par Falkvinge. Le fondateur du Parti Pirate suédois s’attaque aujourd’hui à la question de notre liberté de nous réunir et échanger en ligne sans être pistés.
Le fil directeur de la série de ces 21 articles, comme on peut le voir clairement dans les épisodes précédents que nous vous avons déjà livrés, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.
Tout ce que vous faites, dites, ou pensez aujourd’hui sera utilisé demain contre vous.
traduction Framalang : wyatt, mo, draenog, goofy et 2 anonymes
« Tout ce que vous dites ou faites peut être et sera utilisé contre vous, n’importe quand dans un avenir lointain, lorsque le contexte et l’acceptabilité de ce que vous dites ou faites auront radicalement changé. » Avec la surveillance analogique de nos parents, tout était capté dans le contexte de son temps. La surveillance numérique de nos enfants conserve tout pour un usage futur contre eux.
C’est une réalité si horrible pour nos enfants du numérique, que même 1984 n’y avait pas pensé. Dans le monde de la surveillance analogique, où des personnes sont mises sous surveillance seulement après avoir été identifiées comme suspectées d’un crime, tout ce que nous disions et faisions était passager. Si le télécran de Winston ne le voyait pas faire quelque chose de mauvais, alors il avait raté le moment et Winston était tranquille.
La surveillance analogique était passagère pour deux raisons : premièrement, on savait que toute surveillance était exercée par des personnes sur d’autres personnes ; deuxièmement, que personne n’aurait la capacité de trouver instantanément des mots-clefs dans les conversations des vingt dernières années de quiconque. Dans le monde analogique de nos parents, cela signifiait que quelqu’un aurait dû concrètement écouter vingt ans d’enregistrements sur cassette, ce qui aurait pris soixante ans (nous ne travaillons que 8 heures par jour). Dans le monde numérique de nos enfants, les agences de surveillance saisissent quelques mots et peuvent obtenir la transcription automatique des conversations, sauvegardées à tout jamais, de monsieur tout-le-monde sous surveillance, à l’écran, en temps réel, à mesure qu’ils saisissent ces mots-clefs – pas seulement les conversations d’une seule personne, mais celles de tout le monde (ce n’est même pas exagéré ; c’était la réalité aux environs de 2010 avec le programme XKEYSCORE entre la NSA et le GCHQ).
Dans le monde analogique de nos parents, la surveillance n’existait que quand elle était active, c’était le cas seulement lorsque vous faisiez individuellement et concrètement l’objet de soupçons pour un délit spécifique, grave, et déjà commis.
Dans le monde numérique de nos enfants, la surveillance peut être activée rétroactivement pour quelque raison que ce soit ou même sans raison, avec la conséquence flagrante que chacun d’entre nous est sous surveillance pour tout ce qu’il peut avoir fait ou dit.
Nous devrions dire à tout le monde puisque nous en sommes là : « tout ce que vous dites ou faites peut être utilisé contre vous, pour quelque raison que ce soit ou même sans raison, n’importe quand dans le futur ».
La génération actuelle a complètement échoué à préserver la présomption d’innocence, appliquée à la surveillance, quand on est passé de la génération de l’analogique à celle du numérique.
Tout est enregistré pour pouvoir être ensuite utilisé contre vous : ce nouvel état de fait a décuplé la dangerosité de la surveillance telle qu’on la connaissait.
Supposez que quelqu’un vous demande où vous étiez le soir du 13 mars 1992. Vous aurez, au mieux, une vague idée de ce que vous faisiez cette année-là (« Voyons voir… Je me souviens que mon service militaire a commencé le 3 mars de cette année… et que la première semaine a eu lieu un dur camp d’entraînement dans une forêt d’hiver glaciale… j’étais donc probablement… de retour à la caserne après la première semaine, ayant le premier cours de théorie militaire ou un truc comme ça ? Ou peut-être que si cette date correspond à un samedi ou un dimanche, alors je devais être en permission ? » C’est à peu près la précision maximale qu’est capable de produire votre mémoire en remontant vingt-cinq ans en arrière.)
Cependant, si vous êtes confronté⋅e à des données sûres sur ce que vous avez fait, les personnes que vous affronterez auront sur vous un avantage important et décisif, simplement parce que vous ne pouvez pas le réfuter. « Vous étiez dans cette pièce et avez prononcé telles paroles, d’après notre transcription. Ces autres personnes étaient aussi dans cette pièce. Nous ne pouvons que supposer que ce que vous avez dit a été émis avec l’intention de le leur faire entendre. Qu’avez-vous à dire ? »
Nul besoin de remonter 25 ans en arrière. Quelques mois suffisent pour que la plupart des souvenirs ne soient plus détaillés.
Pour illustrer davantage : considérez que la NSA est connue pour stocker même des copies de correspondances chiffrées aujourd’hui, partant du principe que même si elles ne sont pas cassables pour l’instant, elles le seront probablement dans le futur. Considérez que ce que vous communiquez de façon chiffrée aujourd’hui – texte, message vocal ou vidéo – pourra être utilisé contre vous dans vingt ans. Vous n’en connaissez probablement pas la moité, parce que la fenêtre de comportements acceptables aura bougé de manière imprévisible, comme elle le fait toujours. Dans les années 50, il était absolument acceptable socialement de faire des remarques désobligeantes à propos de certaines minorités en société, ce qui vous ostraciserait socialement aujourd’hui. Pour d’autres minorités c’est encore acceptable d’être désobligeant, mais cela pourrait ne plus l’être à l’avenir.
Quand vous écoutez des personnes qui s’exprimaient il y a cinquante ans, vous savez qu’elles parlent dans le contexte de leur époque, peut-être même avec les meilleures intentions selon nos critères d’aujourd’hui. Cependant, nous pourrions les juger durement pour leurs propos si nous les interprétions dans le contexte actuel, qui est complètement différent.
Nos enfants, ceux du numérique, devront faire face exactement au même scénario, parce que tout ce qu’ils font et disent pourra être et sera utilisé contre eux, n’importe quand dans l’avenir. Il ne devrait pas être en être ainsi. Ils devraient avoir tous les droits de jouir de libertés fondamentales individuelles égales aux libertés analogiques.
La vie privée demeure de votre responsabilité.
21 degrés de liberté – 05
Hier nous pouvions facilement rencontrer qui nous voulions physiquement de façon privée et être à l’abri des oreilles indiscrètes si nous l’avions décidé. C’est devenu presque impossible aujourd’hui dans l’espace numérique.
Voici déjà le 5e article de la série écrite par Falkvinge. Le fondateur du Parti Pirate suédois s’attaque aujourd’hui à la question de notre liberté de nous réunir et échanger en ligne sans être pistés.
Le fil directeur de la série de ces 21 articles, comme on peut le voir clairement dans les épisodes précédents que nous vous avons déjà livrés, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.
Nos parents, dans leur monde analogique, avaient le droit de rencontrer qui ils voulaient, où ils voulaient, et de discuter de ce qu’ils voulaient, sans que le gouvernement n’en sache rien. Nos enfants du monde numérique1 ont perdu ce droit, simplement parce qu’ils utilisent davantage d’outils modernes.
De nombreuses activités de nos enfants ne se déroulent plus en privé, car elles ont naturellement lieu sur le net. Pour les personnes nées à partir de 1980, faire la distinction entre activités « hors-ligne » et « en ligne » n’a pas de sens. Là où les personnes plus âgées voient « des gens qui passent tout leur temps avec leur téléphone ou leur ordinateur », les plus jeunes voient un moyen de socialiser, à l’aide de leur téléphone ou de leur ordinateur.
Il s’agit là d’une distinction essentielle que nos aînés ont du mal à comprendre.
Peut-être qu’une anecdote à propos de la génération précédente pourra encore une fois mieux illustrer le propos : les parents de nos parents se plaignaient déjà que nos parents parlaient avec leur téléphone, et non avec une autre personne grâce au téléphone. Ce que nos parents voyaient comme un moyen d’entretenir un contact social (à l’aide des lignes téléphoniques analogiques de l’époque), était vu par leurs propres parents comme une obsession pour un outil. Rien de nouveau sous le soleil…
Cette socialisation numérique, toutefois, peut être limitée, elle peut être… soumise à autorisation. Au sens où une tierce personne (entité) doit donner son accord pour que vous et vos amis puissiez établir le contact social qui vous convient, ou même établir un lien social quel qu’il soit. Les effets du réseau sont forts et génèrent une pression qui se concentre sur quelques plates-formes où tout le monde se retrouve. Lesdites plates-formes sont des services privés qui peuvent donc dicter toutes les conditions d’utilisation qu’ils souhaitent sur la façon dont les gens peuvent se rassembler et entretenir leurs liens sociaux − pour les milliards de personnes qui se retrouvent ainsi.
Un exemple, pour illustrer tout cela : Facebook utilise des valeurs américaines dans les rapports sociaux, pas des valeurs universelles. Être totalement contre toute forme de nudité, même la plus discrète, tout en acceptant les discours haineux n’est pas quelque chose qui se fait partout dans le monde ; c’est propre aux Américains. Si Facebook avait été développé en France ou en Allemagne, et non aux États-Unis, la nudité sous toutes ses formes aurait été la bienvenue dans un cadre artistique et une culture de « corps libre » (Freikörperkultur) ainsi qu’une manière parfaitement légitime de créer des liens sociaux, mais la moindre remise en cause d’un génocide aurait donné lieu à un bannissement immédiat et à des poursuites judiciaires.
Ainsi, en utilisant simplement le très connu Facebook comme exemple, toute manière non-américaine de créer des contacts sociaux est totalement bannie dans le monde entier, et il est extrêmement probable que les personnes qui développent et travaillent pour Facebook n’en ont pas conscience. D’ailleurs la liberté de réunion n’a pas été limitée seulement dans le cadre d’Internet, mais aussi dans notre bon vieux monde analogique, où nos parents avaient l’habitude de traîner (et le font encore).
Vu que les gens sont constamment géolocalisés, comme nous l’avons vu dans le billet précédent, il est possible de croiser les positions de plusieurs individus et d’en déduire qui parlait à qui, et quand, alors même qu’il s’agissait d’un échange en face à face. Si je regarde par la fenêtre de mon bureau en écrivant ces lignes, le hasard fait que les vieux quartiers de la Stasi en face de l’Alexanderplatz dans l’ancienne partie Est de Berlin se trouvent dans mon champ de vision. C’était un peu comme l’Hôtel California ; les personnes qui y entraient avaient tendance à ne plus jamais en ressortir. La Stasi espionnait aussi les gens afin de savoir qui discutait avec qui, mais cela nécessitait beaucoup d’agents pour suivre en filature et photographier ceux qui se rencontraient pour se parler. Il y avait donc une limite économique dans la manière dont les gens pouvaient être suivis au-delà de laquelle l’État ne pouvait se permettre d’augmenter la surveillance. Aujourd’hui, cette limite a totalement disparu, et tout le monde peut être pisté à tout moment.
Êtes-vous réellement libre de vous réunir, quand le simple fait d’avoir fréquenté une personne – dans la réalité, peut-être avez-vous seulement passé un peu de temps à proximité de celle-ci – peut être retenu contre vous ?
Voici encore un exemple pour illustrer cela. Dans une des fuites d’informations majeures récentes, il n’est pas important de savoir laquelle, il se trouve qu’un lointain collègue à moi avait fêté un gros événement en organisant une grande fête, qui s’est déroulée à proximité du lieu où des documents étaient en train d’être copiés, il n’en savait rien et la proximité des lieux n’était qu’une coïncidence. Des mois plus tard, ce même collègue participait à la couverture journalistique de la fuite de ces documents et de la vérification de leur véracité, toujours dans l’ignorance de leur provenance et du fait qu’il avait organisé sa grande fiesta dans un lieu très proche de celui dont les documents étaient issus.
Le gouvernement, en revanche, avait parfaitement conscience de cette proximité physique ainsi que de l’implication du journaliste dans le traitement des documents et a émis non pas un, mais deux mandats d’arrêt à l’encontre de ce lointain collègue, sur la base de cette coïncidence. Il vit maintenant en exil hors de Suède et n’espère pas à être autorisé à rentrer chez lui de sitôt.
La vie privée, jusqu’au moindre de vos déplacements, demeure de votre responsabilité.
21 degrés de liberté – 04
Hier notre position dans l’espace géographique était notre affaire et nous pouvions être invisibles aux yeux du monde si nous l’avions décidé. C’est devenu presque impossible aujourd’hui dans l’espace numérique.
Voici déjà le 4e article de la série écrite par Falkvinge. Le fondateur du Parti Pirate suédois s’attaque aujourd’hui à la question de notre géolocalisation.
Son fil directeur, comme on peut le voir clairement dans les épisodes précédents que nous vous avons déjà livrés, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.
Le groupe Framalang a trouvé intéressant de soumettre à votre réflexion les 21 articles qu’il a publiés récemment. Nous nous efforçons de vous les traduire, semaine après semaine. Les commentaires, comme toujours, sont ouverts.
De l’analogique au numérique : nos enfants ont perdu le droit à la confidentialité de leur position
Traduction Framalang : mo, draenog, goofy et 2 anonymes
Dans le monde analogique de nos parents, tout citoyen ordinaire qui n’était pas sous surveillance car suspecté de crime pouvait se promener dans une ville sans que les autorités ne le suivent pas à pas : c’était un fait acquis. Nos enfants n’ont plus ce droit dans leur monde numérique.
Même les dystopies du siècle dernier (1984, Le Meilleur des Mondes, Colossus, etc.) ne sont pas parvenues à rêver une telle abomination : chaque citoyen est dorénavant porteur d’un dispositif de localisation gouvernemental. Et non content de simplement le transporter, il en a lui-même fait l’acquisition. Même Le Meilleur des Mondes n’avait pas pu imaginer cette horreur.
Cela a commencé innocemment, bien sûr. Comme c’est toujours le cas. Avec les nouveaux « téléphones portables », ce qui à l’époque signifiait « pas de fil à la patte », les autorités ont découvert que les gens continuaient à appeler les numéros d’urgence (112, 911, etc.) depuis leurs téléphones mobiles, mais qu’ils n’étaient pas toujours capables d’indiquer eux-mêmes où ils se trouvaient, tandis que le réseau téléphonique pemettait désormais de le faire. C’est alors que les autorités ont imposé que les réseaux téléphoniques soient techniquement capables de toujours indiquer l’emplacement d’un client, au cas où il appellerait un numéro d’urgence. Aux États-Unis, ce dispositif était connu sous le nom de loi E911.
C’était en 2005. Les choses ont rapidement mal tourné depuis. Imaginez qu’il y a seulement 12 ans, nous avions encore le droit de nous balader librement sans que les autorités puissent suivre chacun de nos pas, eh oui, cela fait à peine plus d’une dizaine d’années !
Auparavant, les gouvernements fournissaient des services permettant à chacun de connaître sa position, comme c’est la tradition depuis les phares maritimes, mais pas de façon à ce qu’ils puissent connaître cette position. Il s’agit d’une différence cruciale. Et, comme toujours, la première brèche a été celle des services fournis aux citoyens, dans ce cas des services médicaux d’urgence, et seul les plus visionnaires des dystopistes s’y seraient opposés.
Qu’est-il arrivé depuis ?
Des villes entières utilisent le suivi passif par Wi-Fi2 pour suivre les gens de façon individuelle, instantanée et au mètre près dans tout le centre-ville.
Les gares et les aéroports, qui étaient des havres respectant notre anonymat dans le monde analogique de nos parents, ont des panneaux qui informent que le Wi-Fi et le Bluetooth passifs sont utilisés pour suivre toute personne qui seulement s’approcherait, et que ce suivi est relié à leurs données personnelles. Correction : ces panneaux informatifs existent dans le meilleur des cas, mais le pistage est toujours présent.
La position des personnes est suivie par au moins trois… non pas moyens mais catégories de moyens différents :
Actif : vous transportez un détecteur de position (capteur GPS, récepteur GLONASS, triangulation par antenne-relais, ou même un identificateur visuel par l’appareil photo). Vous utilisez les capteurs pour connaître votre position à un moment donné ou de façon continue. Le gouvernement s’arroge le droit de lire le contenu de vos capteurs actifs.
Passif : vous ne faites rien, mais vous transmettez toujours votre position au gouvernement de façon continue via un tiers. Dans cette catégorie, on trouve la triangulation par antenne-relais ainsi que les suivis par Wi-Fi et Bluetooth passifs qui ne nécessitent pas d’autre action de l’utilisateur que d’avoir son téléphone allumé.
Hybride : le gouvernement vous localise au moment de ratissages occasionnels et au cours « de parties de pêche ». Cela inclut non seulement les méthodes reliées aux portables mais aussi la reconnaissance faciale connectée aux réseaux urbains de caméras de surveillance.
La confidentialité de notre position est l’un des sept droits à la vie privée et nous pouvons dire qu’à moins de contre-mesures actives, ce droit a entièrement disparu dans le passage de l’analogique au numérique. Nos parents avaient le droit à la confidentialité de leur position, en particulier dans des endroits animés tels que les aéroports et les gares. Nos enfants n’auront pas de confidentialité de position d’une manière générale, ni en particulier dans des lieux tels que les aéroports et les gares qui étaient les havres sûrs de nos parents de l’ère analogique.
Aujourd’hui, comment pouvons-nous réintroduire la confidentialité de position ? Elle était tenue pour acquise il y a à peine 12 ans.
La vie privée reste de votre responsabilité.
21 degrés de liberté – 03
Voici déjà le 3e article de la série écrite par Falkvinge. Le fondateur du Parti Pirate suédois s’attaque aujourd’hui à la question de la publication sous anonymat. Une traduction du groupe Framalang, qui a trouvé intéressant de soumettre à votre réflexion les 21 articles qu’il a publiés récemment.
Son fil directeur, comme on peut le voir clairement dans les épisodes précédents que nous vous avons déjà livrés, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.
Nous nous efforcerons de vous traduire ces articles, semaine après semaine. Les commentaires, comme toujours, sont ouverts.
De l’analogique au numérique : publier un message public anonymement
Les libertés tenues pour acquises pour nos parents ne le sont pas pour nos enfants – beaucoup d’entre elles ont disparu au cours de la transition vers le numérique. Aujourd’hui, nous traiterons de l’importance de pouvoir publier un message public anonymement.
Quand j’étais adolescent, avant l’Internet (si, vraiment), il y avait ce que l’on appelait des BBS – Bulletin Board Systems. C’était l’équivalent numérique d’un panneau d’affichage, une sorte de panneau en bois dont le but est d’afficher des messages pour le public. On peut considérer les BBS comme l’équivalent anonyme des logiciels de webforums actuels, mais vous vous connectiez au BBS directement depuis votre ordinateur personnel via une ligne téléphonique, sans avoir à vous connecter à Internet au préalable.
Les panneaux d’affichage sont encore utilisés, bien entendu, mais principalement pour la promotion de concerts ou de mouvements politiques.
Au début des années 90, des lois étranges ont commencé à entrer en vigueur un peu partout dans le monde sous l’influence du lobbying de l’industrie du droit d’auteur : les propriétaires d’un BBS pouvaient être tenus responsables de ce que d’autres personnes avaient publié dessus. La suppression de la publication dans un délai de sept jours était l’unique possibilité afin d’éviter toute poursuite. Une telle responsabilité n’a pas d’équivalent analogique ; c’est une idée complètement ridicule que le propriétaire d’un bout de terrain soit tenu responsable pour une affiche apposée sur un de ses arbres, ou même que le propriétaire d’un bout de carton public puisse être poursuivi en justice pour des affiches que d’autres personnes auraient collées dessus.
Reprenons encore une fois : d’un point de vue légal, il est extrêmement étrange qu’un hébergeur électronique soit, de quelque manière que ce soit, responsable des contenus hébergés sur sa plateforme. Cela n’a aucun équivalent analogique.
Bien sûr, les gens peuvent placarder des affiches analogiques illégales sur un panneau d’affichage analogique. C’est alors un acte illicite. Quand cela arrive, le problème est celui du respect de la loi mais jamais celui du propriétaire du panneau d’affichage. C’est une idée ridicule qui ne devrait pas exister dans le monde numérique non plus.
L’équivalent numérique approprié n’est pas non plus de demander une identification pour transmettre les adresses IP des personnes qui postent aux forces de l’ordre. Le propriétaire d’un panneau d’affichage analogique n’a absolument pas l’obligation d’identifier les personnes qui utilisent le panneau d’affichage, ni même de surveiller si on l’utilise ou non.
L’équivalent du droit à la vie privée analogique pour un hébergeur de contenus est que l’utilisateur soit responsable de tout ce qu’il publie à destination de tous, sans aucune responsabilité d’aucune sorte pour l’hébergeur, sans obligation pour lui de pister la source des informations publiées pour aider les forces de l’ordre à retrouver un utilisateur. Une telle surveillance n’est pas une obligation dans le monde analogique de nos parents, de même qu’il n’y a pas de responsabilité analogique pour du contenu publié, et il n’y a aucune raison qu’il en soit autrement dans le monde numérique de nos enfants, uniquement parce que certains ne savent pas comment gérer une entreprise autrement.
Accessoirement, les États-Unis n’existeraient pas si les lois actuelles de responsabilité d’hébergement avaient été mises en place au moment de leur création. À l’époque, de nombreux écrits qui circulaient revendiquaient la rupture avec la couronne anglaise et la formation d’une république indépendante. D’un point de vue légal, cela correspond à de l’incitation et de la complicité pour haute trahison. Ces écrits étaient couramment cloués aux arbres et sur les lieux d’affichages publics pour que la population les lise et se fasse sa propre opinion. Imaginez un instant que les propriétaires des terrains où poussaient ces arbres aient été poursuivis pour haute trahison suite à du « contenu hébergé ». L’idée est aussi ridicule dans le monde analogique qu’elle l’est dans le monde numérique. Il nous faut seulement nous défaire de l’illusion que les lois actuelles d’hébergement numérique ont du sens. Ces lois sont réellement aussi ridicules dans le monde numérique de nos enfants qu’elles l’auraient été dans le monde analogique de nos parents.
La vie privée reste de votre responsabilité.
21 degrés de liberté – 02
Voici le deuxième article de la série écrite par Falkvinge. Ce militant des libertés numériques qui a porté son combat (notamment contre le copyright3) sur le terrain politique en fondant le Parti Pirate suédois n’hésite pas à afficher des opinions tranchées parfois provocatrices4.
Le groupe Framalang a trouvé intéressant de soumettre à votre réflexion la série d’articles qu’il a entreprise récemment. Son fil directeur, comme il l’indique dans le premier épisode que nous vous avons déjà livré, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.
Nous nous efforcerons de vous traduire ces articles, semaine après semaine. Les commentaires, comme toujours, sont ouverts.
Au sein de leur monde analogique nos parents considéraient leurs libertés comme acquises. Ces mêmes libertés qui ne sont pas transmises à nos enfants dans la transition numérique — telles que simplement le droit d’envoyer une lettre sans mention externe de l’expéditeur.
Lors d’interventions, il m’arrive de demander aux personnes du public combien d’entre elles approuveraient des sites tels que The Pirate Bay, alors même qu’ils engendrent une perte de revenus pour les artistes (je pose la question en partant du principe que cette assertion est vraie). La proportion de spectateurs qui lèvent la main varie selon le public et le lieu.
Les défenseurs du droit d’auteur affirment que les lois hors ligne ne sont pas respectées sur Internet, lorsqu’ils souhaitent poursuivre en justice les personnes partageant savoir et culture. Ils n’ont pas tort, mais pas comme ils l’imaginent. Ils ont raison sur un point, il est clair que les lois relatives au droit d’auteur s’appliquent aussi en ligne. Mais ce n’est pas le cas des lois sur la protection de la vie privée, or cela devrait l’être.
Dans le monde hors ligne, le courrier bénéficiait d’un certain niveau de protection. Il n’était pas censé uniquement s’appliquer à la lettre elle-même, mais à toute correspondance ; la lettre était simplement l’unique moyen de correspondance lors de la conception de ces libertés.
D’abord, le courrier était anonyme. Libre à l’expéditeur de se faire connaître à l’extérieur ou seulement à l’intérieur de l’enveloppe (de cette façon l’expéditeur était inconnu du service postal, seul le destinataire en avait connaissance), ou pas du tout.
De plus, le courrier n’était pas pisté durant son transport. Les quelques gouvernements qui suivaient à la trace la correspondance de leurs citoyens étaient largement méprisés.
Troisièmement, la lettre était secrète. Jamais l’enveloppe n’était ouverte durant son transfert.
Quatrièmement, le transporteur n’était jamais tenu responsable du contenu, pour la simple et bonne raison qu’il lui était interdit d’examiner ce contenu. Quand bien même il aurait pu le faire, avec les cartes postales sans enveloppe par exemple, il ne pouvait être tenu responsable de faire son travail de transporteur — ce principe d’immunité du transporteur ou du messager remonte à l’Empire Romain.
Ces principes de liberté de correspondance devraient s’appliquer à la correspondance qu’elle soit hors ligne (la lettre) ou en ligne. Mais ça n’est pas le cas. En ligne vous n’êtes pas libre d’envoyer ce que vous souhaitez à qui vous le souhaitez, parce que cela pourrait constituer une atteinte au droit d’auteur — nos parents jouissaient pourtant de cette liberté dans leur monde hors ligne.
Les défenseurs du droit d’auteur ont raison — envoyer par courrier la copie d’un dessin est une violation du droit d’auteur, tout autant qu’envoyer une musique piratée via Internet. Seulement hors ligne, ces lois ont des pondérations. Hors ligne, quand bien même cela constitue une violation du droit d’auteur, personne n’est autorisé à ouvrir une lettre en transit simplement pour vérifier si son contenu n’enfreint pas la loi, parce que le secret de la correspondance privée est considéré comme plus important que la découverte d’une violation de droit d’auteur. C’est primordial. Ce principe de hiérarchie n’a pas été appliqué dans le monde numérique.
Le seul moment où une lettre est ouverte et bloquée, c’est lorsqu’une personne à titre individuel est suspectée au préalable d’un crime grave. Les mots « grave » et « au préalable » sont importants : l’ouverture de lettres simplement pour vérifier si elles contiennent un élément de crime sans grande gravité, tel qu’une violation du droit d’auteur, n’est tout bonnement pas autorisée du tout.
Il n’y a aucune raison que les libertés concédées à nos parents dans le monde hors ligne ne soient pas transposées en ligne de la même manière à nos enfants, peu importe si cela signifie que des modèles économiques deviennent caducs.
Après avoir mis ces points en évidence, je repose la question aux spectateurs pour savoir combien d’entre eux approuveraient des sites tel que The Pirate Bay, alors même qu’ils engendrent une perte de revenus pour les artistes. Mon argumentaire terminé, tous les spectateurs lèvent la main pour signifier leur approbation ; ils souhaiteraient que nos enfants jouissent des mêmes libertés que nos parents, et que le respect des acquis du monde hors ligne soit également appliqués en ligne.
Dans la suite de la série nous aborderons des sujets apparentés – les annonces publiques anonymes et le rôle essentiel rempli par les tribunes improvisées dans l’exercice de la liberté.
Votre vie privée est votre propre responsabilité.
21 degrés de liberté – 01
Vous ne connaissez peut-être pas le nom de Falkvinge. Ce militant des libertés numériques qui a porté son combat (notamment contre le copyright) sur le terrain politique en fondant le Parti Pirate suédois n’hésite pas à afficher des opinions tranchées parfois provocatrices 5.
Le groupe Framalang a trouvé intéressant de soumettre à votre réflexion la série d’articles qu’il a entreprise récemment. Son fil directeur, comme il l’indique dans le premier épisode que nous vous livrons aujourd’hui, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.
Nous nous efforcerons de vous traduire ces articles, semaine après semaine. Les commentaires, comme toujours, sont ouverts.
De l’analogique au numérique : nos enfants devraient pouvoir profiter des mêmes droits que ceux dont jouissaient nos parents
Dans une série de 21 articles sur ce blog nous examinerons comment le droit à la vie privée, une liberté fondamentale, a complètement disparu quand on est passé à l’ère numérique. Sa dégradation n’est rien moins que catastrophique.
Nous aborderons toute une série de domaines dans lesquels la vie privée a tout simplement disparu avec la transition vers le numérique, et où cela nous mène. Pour chacune de ces thématiques, nous examinerons la position des différentes juridictions et les tendances qui se dessinent. La motivation principale est claire — il n’est absolument pas déraisonnable de penser que nos enfants devraient avoir au moins les mêmes libertés fondamentales individuelles que celles dont jouissaient nos parents, et aujourd’hui ce n’est pas le cas. Pas du tout.
Pour démarrer, nous traiterons des libertés concernant la correspondance postale, et comment de nombreuses libertés associées — comme le droit considéré comme acquis d’envoyer une lettre anonyme — ont été complètement perdues. Même chose pour les affiches anonymes sur les panneaux d’affichages ; qui défend votre droit de faire une déclaration politique anonyme aujourd’hui ?
Nous constaterons que nous n’avons plus le droit de nous balader sans que personne ne nous traque. C’était un fait acquis pour nos parents : les aéroports et les gares étaient des lieux où chacun pouvait être anonyme ; aujourd’hui nos téléphones permettent de nous localiser en temps réel aussitôt qu’on s’en approche.
De plus, nous verrons que les autorités devaient auparavant vous prendre en flagrant délit si vous faisiez quelque chose d’interdit. Elles sont maintenant capables de rembobiner les archives sur vingt ans ou plus pour trouver quelque chose qu’elles auraient raté lorsque cela s’est produit, ou qui simplement leur était indifférent à l’époque. Peut-être quelque chose auquel vous n’aviez même pas prêté attention à ce moment-là, et que vous avez complètement oublié 20 ans plus tard.
Nos parents allaient dans des bibliothèques à la recherche d’informations. Les bibliothécaires prenaient de grandes précautions, inventant même le warrant canary6, pour assurer que n’importe qui puisse chercher n’importe quelle information à son gré et puisse lire n’importe quel livre sans que les autorités le sachent. Aujourd’hui Google prend les mêmes précautions extrêmes, mais pour noter tout ce que vous avez recherché, jusqu’à ce que vous avez failli chercher sans l’avoir fait. Bien entendu, tout ceci est disponible pour les autorités et gouvernements qui n’ont qu’à demander à Google de se conformer à la loi qui vient d’être publiée .
Il n’est absolument pas déraisonnable d’exiger que nos enfants aient au moins autant de libertés fondamentales – droit à la vie privée — dans leur environnement numérique que celles dont nos parents ont bénéficié dans leur environnement analogique. Cependant, les droits à la vie privée ont été quasiment abolis par la transition au numérique.
En parlant de lecture, nos parents pouvaient acheter un journal au coin de la rue pour quelques pièces de monnaie. Ils lisaient un journal sans que quiconque sache qu’ils l’avaient acheté ou lu. À l’inverse, pour nos enfants, est soigneusement enregistré quel journal ils lisent, quand, quels articles, dans quel ordre, pour quelle durée — et peut-être pire, quel comportement ils ont eu peu après, et si ce comportement semble avoir été provoqué par la lecture de l’article.
Ah, la monnaie au kiosque… L’argent liquide partout en fait. Plusieurs pays tentent de supprimer l’argent liquide, rendant toutes les transactions traçables. Une carte de paiement est plus commode ? Peut-être. Mais elle n’est pas plus sûre. Chaque achat est enregistré. Pire, chaque presque-achat de nos enfants est aussi enregistré, chose qui aurait été inconcevable dans le monde de nos parents. Encore pire, chaque achat est aussi soumis à autorisation, et peut être refusé par un tiers.
Nos parents n’avaient pas d’appels vidéos, ou de télés les observant. Mais s’ils en avaient eu, je suis à peu près sûr qu’ils auraient été horrifiés que des gouvernements puissent les observer directement dans leur salon ou pister leurs appels vidéos privés, y compris les plus intimes.
Quand nos parents avaient une conversation au téléphone, il n’y avait jamais de voix inconnue débarquant dans l’appel pour dire « vous avez mentionné un sujet interdit, veuillez ne pas aborder de sujets interdits à l’avenir ». C’est ce qui se produit dans les messages privés de Facebook dans le monde de nos enfants. Bien évidemment ceci est lié à l’idée de conversations privées à la maison, un concept que nos enfants ne comprendront même pas (mais ils comprendront qu’ils peuvent demander à la petite boîte à l’écoute de leur donner des gâteaux et une maison de poupée).
Nous examinerons aussi comment l’industrie du droit d’auteur exploite à peu près tout ceci pour tenter de changer radicalement le monde, dans ce qui ne peut être décrit que comme une faillite morale.
Nous aborderons tout cela et bien d’autres choses encore, dans la série à venir de 21 articles, dont voici le premier.
Votre vie privée est votre propre responsabilité.
Des routes et des ponts (18) – À la croisée des chemins
Le 12 septembre dernier, Framalang commençait la traduction de l’ouvrage de Nadia Eghbal Des routes et des ponts. Aujourd’hui, nous vous proposons le dernier chapitre de ce livre.
Ce chapitre s’interroge sur la marche à suivre pour continuer les avancées technologiques et sociales des cultures open source et libres. Cette conclusion rappelle qu’à l’heure de l’information, tout le monde est concerné par les technologies ouvertes, bien que nous n’en ayons souvent que peu conscience. Ainsi, afin de pouvoir continuer d’utiliser cette infrastructure qui a été mise à notre disposition, nous devons nous mobiliser pour en garantir la pérennité.
L’état actuel de notre infrastructure numérique est un des problèmes les moins bien compris de notre temps. Il est vital de le comprendre.
En s’investissant bénévolement dans notre structure sous-jacente, les développeurs ont facilité la construction de logiciels pour autrui. En la fournissant gratuitement plutôt qu’en la facturant, ils ont alimenté une révolution de l’information.
Les développeurs n’ont pas fait cela pour être altruistes. Ils l’ont fait car c’était la meilleure manière de résoudre leurs propres problèmes. L’histoire du logiciel open source est l’un des grands triomphes de nos jours pour le bien public.
Nous avons de la chance que les développeurs aient limité les coûts cachés de ces investissements. Mais leurs investissements initiaux ne nous ont amenés que là où nous sommes aujourd’hui.
Nous ne sommes qu’au commencement de l’histoire de la transformation de l’humanité par le logiciel. Marc Andreessen, co-fondateur de Netscape et reconnu comme capital-risqueur derrière la société Andreessen Horowitz, remarque en 2011 que «le logiciel dévore le monde» (source). Depuis lors, cette pensée est devenue un mantra pour l’ère moderne.
Le logiciel touche tout ce que l’on fait : non seulement les frivolités et les loisirs, mais aussi les choses obligatoires et critiques. OpenSSL, le projet décrit au début de cet essai, le démontre bien. Dans une interview téléphonique, Steve Marquess explique qu’OpenSSL n’était pas utilisé seulement par les utilisateurs de sites web, mais aussi par les gouvernements, les drones, les satellites et tous «les gadgets que vous entendez bipper dans les hôpitaux» [Entretien téléphonique avec Steve Marquess, NdA.].
Le Network Time Protocol [protocole de temps par le réseau, NdT], maintenu par Harlan Stenn, synchronise les horloges utilisées par des milliards de périphériques connectés et touche tout ce qui contient un horodatage. Pas seulement les applications de conversations ou les courriels, mais aussi les marchés financiers, les enregistrements médicaux et la production de produits chimiques.
Et pourtant, Harlan note:
Il y a un besoin de soutenir l’infrastructure publique libre. Mais il n’y a pas de source de revenu disponible à l’heure actuelle. Les gens se plaignent lorsque leurs horloges sont décalées d’une seconde. Ils disent, «oui nous avons besoin de vous, mais nous ne pouvons pas vous donner de l’argent». (source)
Durant ces cinq dernières années, l’infrastructure open source est devenue une couche essentielle de notre tissu social. Mais tout comme les startups ou la technologie elle-même, ce qui a fonctionné pour les 30 premières années de l’histoire de l’open source n’aidera plus à avancer. Pour maintenir notre rythme de progression, nous devons réinvestir dans les outils qui nous aident à construire des projets plus importants et de meilleure qualité.
Trouver un moyen de soutenir l’infrastructure numérique peut sembler intimidant, mais il y a de multiples raisons de voir le chemin à parcourir comme une opportunité.
Premièrement, l’infrastructure est déjà là, avec une valeur clairement démontrée. Ce rapport ne propose pas d’investir dans une idée sans plus-value. L’énorme contribution sociale de l’infrastructure numérique actuelle ne peut être ignorée ni mise de côté, comme cela est déjà arrivé dans des débats tout aussi importants sur les données, la vie privée, la neutralité du net, ou l’opposition entre investissement privé et investissement public. Il est dès lors plus facile de faire basculer les débats vers les solutions.
Deuxièmement, il existe déjà des communautés open source engagées et prospères avec lesquelles travailler. De nombreux développeurs s’identifient par le langage de programmation qu’ils utilisent (tels que Python ou JavaScript), la fonction qu’ils apportent (telles qu’analyste ou développeur opérationnels), ou un projet important (tels que Node.js ou Rails). Ce sont des communautés fortes, visibles, et enthousiastes.
Les constructeurs de notre infrastructure numérique sont connectés les uns aux autres, attentifs à leurs besoins, et techniquement talentueux. Ils ont déjà construit notre ville ; nous avons seulement besoin d’aider à maintenir les lumières allumées, de telle sorte qu’ils puissent continuer à faire ce qu’ils font de mieux.
Les infrastructures, qu’elles soient physiques ou numériques, ne sont pas faciles à comprendre, et leurs effets ne sont pas toujours visibles, mais cela doit nous encourager à les suivre plus en détail, pas moins. Quand une communauté a parlé si ouvertement et si souvent de ses besoins, tout ce que nous devons faire est d’écouter.
Remerciements
Merci à tous ceux qui ont courageusement accepté d’être mentionnés dans cet ouvrage, ainsi qu’à ceux dont les réponses honnêtes et réféléchies m’ont aidée à affiner ma pensée pendant la phase de recherche :
André Arko, Brian Behlendorf, Adam Benayoun, Juan Benet, Cory Benfield, Kris Borchers, John Edgar, Maciej Fijalkowski, Karl Fogel, Brian Ford, Sue Graves, Eric Holscher, Brandon Keepers, Russell Keith-Magee, Kyle Kemp, Jan Lehnardt, Jessica Lord, Steve Marquess, Karissa McKelvey, Heather Meeker, Philip Neustrom, Max Ogden, Arash Payan, Stormy Peters, Andrey Petrov, Peter Rabbitson, Mikeal Rogers, Hynek Schlawack, Boaz Sender, Quinn Slack, Chris Soghoian, Charlotte Spencer, Harlan Stenn, Diane Tate, Max Veytsman, Christopher Allan Webber, Chad Whitacre, Meredith Whittaker, Doug Wilson.
Merci à tous ceux qui ont écrit quelque chose de public qui a été référencé dans cet essai. C’était une partie importante de la recherche, et je remercie ceux dont les idées sont publiques pour que d’autres s’en inspirent.
Merci à Franz Nicolay pour la relecture et Brave UX pour le design de ce rapport.
Enfin, un très grand merci à Jenny Toomey et Michael Brennan pour m’avoir aidée à conduire ce projet avec patience et enthousiasme, à Lori McGlinchey et Freedman Consulting pour leur retours et à Ethan Zuckerman pour que la magie opère.
Framasoft remercie chaleureusement les 40 traducteurs et traductrices du groupe Framalang qui depuis septembre ont contribué à vous proposer cet ouvrage (qui sera disponible en Framabook… quand il sera prêt) :
Nous arrivons bientôt au terme de notre traduction semaine après semaine de l’ouvrage Des routes et des ponts de Nadia Eghbal (version originale en PDF). Pour remonter vers les épisodes précédents il suffit de cliquer sur ce lien.
Aujourd’hui nous vous proposons un chapitre qui recense les moyens dont les institutions et entreprises pourraient contribuer au développement et à la pérennité des projets open source qui constituent la colonne vertébrale de l’infrastructure numérique.
Il est trop tôt pour dire à quoi devrait ressembler le soutien institutionnel à long terme d’un point de vue prospectif, mais il y a plusieurs domaines de travail critiques qui peuvent nous aider à le déterminer. Les propositions suivantes sont rattachées à trois domaines :
Traiter les infrastructures numériques comme un bien commun essentiel et les élever au rang d’acteur intersectoriel clé ;
Travailler avec des projets pour améliorer les standards, la sécurité et les flux de production ;
Augmenter la taille du groupe de contributeurs de manière à ce que davantage de personnes, et davantage de personnes de types différents, puissent élaborer et soutenir ensemble les logiciels publics.
Conscientiser et éduquer les acteurs clés
Comme nous l’avons relevé dans ce rapport, beaucoup d’acteurs clés — dont les startups, les gouvernements, et les sociétés de capital risque — pensent à tort que les logiciels publics « fonctionnent, tout simplement » et ne requiert pas de maintenance supplémentaire. Pour entretenir correctement l’écosystème de nos infrastructures numériques, ces populations devraient être les premières à être informées du problème. Les infrastructures numériques ont besoin de porte-paroles qui soient affranchis de toute contrainte politique ou commerciale et qui puissent comprendre et communiquer les besoins de l’écosystème.
Traiter les infrastructures numériques comme des biens publics essentiels pourrait également motiver l’investissement direct dans la construction de meilleurs systèmes à partir de zéro. Par exemple, aux États-Unis, les autoroutes inter-états et le réseau de bibliothèques publiques furent dès l’origine conçus comme des ressources publiques. Les unes et les autres ont eu leur champion (respectivement le Président Dwight Eisenhower et le philanthrope Andrew Carnegie) qui ont clairement argumenté en faveur du bénéfice social et financier qui résulterait de tels projets.
Un réseau national d’autoroutes ne sert pas uniquement à nous relier en tant qu’individus, en facilitant les déplacements d’un endroit à un autre, mais il apporte aussi la prospérité financière dans tous les coins du pays, grâce à l’usage commercial des voies rapides pour acheminer les marchandises. Dans les bibliothèques Andrew Carnegie, publiques et gratuites, les livres étaient accessibles et non stockés en magasin, pour permettre aux gens de les feuilleter et d’y trouver eux-mêmes l’information sans avoir recours à un⋅e bibliothécaire. Cette pratique a aidé à démocratiser l’information et à donner aux gens les moyens de s’éduquer eux-mêmes.
Une meilleure éducation et une meilleure prise de conscience pourraient s’étendre jusqu’aux gouvernements, dont certains ont rendu, par la loi, les infrastructures numériques difficiles à soutenir et qui ne sont peut-être pas familiers des normes culturelles et de l’histoire de l’open source. Aux USA, l’IRS [NdT : Internal Revenue Service – organisme qui collecte l’impôt] a une définition très restrictive des activités caritatives, et comme l’open source est mal comprise, son impact positif sur la société demeure ignoré. Cela complique l’institutionnalisation de plus gros projets à travers une fondation ou une association professionnelle.
Mesurer l’utilisation et l’impact de l’infrastructure numérique
L’impact de l’infrastructure numérique est encore très difficile à mesurer. Les indicateurs habituels sont soit très imprécis, soit simplement indisponibles. Ce n’est pas un problème facile à résoudre. Mais sans données relatives aux outils utilisés et à notre dépendance vis-à-vis d’eux, il est difficile de se faire une idée nette de ce qui manque de financement.
Avec de meilleurs indicateurs, nous pourrions décrire l’impact économique de l’infrastructure numérique, identifier les projets essentiels qui manquent de financement, et comprendre les dépendances entre les projets et entre les personnes. Pour le moment, il est impossible de dire qui utilise un projet open source à moins que l’utilisateur, individu ou entreprise, ne le révèle. Pour déterminer quel projet a besoin de plus de soutien, nous ne disposons que d’informations anecdotiques.
De meilleures statistiques pourraient également nous aider à identifier les « contributeurs clé de voûte ». En biologie environnementale, une « espèce clé » est une espèce animale qui a un impact disproportionné sur son environnement au regard de ses effectifs. Dans la même idée, un « contributeur clé » pourrait être un développeur qui contribue à plusieurs projets essentiels, qui est le seul responsable d’un projet crucial, ou qui est généralement perçu comme influent et digne de confiance. Les « contributeurs clés » sont des défenseurs essentiels, les valoriser en leur fournissant les ressources dont ils ont besoin pourrait améliorer le système dans son ensemble. Comprendre les relations entre les communautés open source et les « contributeurs clés » pourrait aider à identifier rapidement les secteurs qui auront besoin de soutien supplémentaire.
On dispose également de peu de données sur les contributeurs eux-mêmes : qui contribue à l’open source, quelles conditions leur permettent de le faire, et quelles sont les contributions effectuées. Les femmes, les non-anglophones, et les nouveaux contributeurs à l’open source sont des exemples de population qui devraient être suivies dans le temps, en particulier pour mesurer l’impact des programmes de soutien.
Les seules statistiques disponibles sur les dépôts GitHub sont le nombre de personnes ayant étoilé (action semblable à liker), vu (c’est-à-dire qu’elles reçoivent des nouvelles du projet) ou « forké » un projet. Ces chiffres permettent de fournir des indicateurs concernant la popularité, mais ils peuvent être trompeurs. Beaucoup de personnes peuvent étoiler un projet, parce qu’il a une conception intéressante par exemple, sans toutefois l’intégrer à leur propre code.
Certains gestionnaires de paquets tels npm (qui est celui de Node.js) suivent les téléchargements. Le « popularity contest » de Debian piste les téléchargements du système d’exploitation libre Debian. Néanmoins, chaque gestionnaire de paquets est limité à un écosystème particulier, et aucun de ces gestionnaires ne peut donner une image du système dans son ensemble. Plusieurs projets ne sont pas inclus dans un gestionnaire de paquets et ne sont pas suivis. Libraries.io, un site web créé par Andrew Nesbitt, est une tentative pour agréger des données des projets open source en fonction de leur usage, il piste environ 1,3 millions de bibliothèques open source sur 32 gestionnaires de paquets.
Travailler avec les projets pour moderniser l’organisation de travail
Beaucoup de projets sont en difficulté et pas seulement à cause d’un manque de financement, mais aussi parce qu’il est difficile d’y contribuer, ou encore parce qu’il existe un goulot d’étranglement au niveau des mainteneurs qui traitent les demandes de modification (pull requests) de la communauté. C’est vrai, en particulier, pour les plus anciens projets qui ont été bâtis avec des outils de développement, des langages et des processus qui ne sont plus populaires (ceux qui par exemple utilisent un système de contrôle de version autre que Git, dont la popularité croît chez les développeurs).
On peut faire beaucoup de choses pour faciliter la contribution à un projet, depuis la migration vers un flux de travail (workflow) plus moderne, le nettoyage du code, la fermeture des pull request délaissées, jusqu’à la mise en place d’une politique claire pour les contributions. Certains projets expérimentent pour rendre les contributions plus simples. Le développeur Felix Geisendörfer, par exemple, a suggéré que chaque personne qui soumet une modification du code devrait avoir une permission de commit afin de réduire l’engorgement au niveau de l’unique mainteneur vérifiant et approuvant ces changements. Felix a estimé que « cette approche est un fantastique moyen d’éviter que le projet ne se ratatine en transformant le projet d’un seul homme en celui d’une communauté. »
Le règlement de contribution de Node.js, qui peut être adopté par les autres projets Node, met l’accent sur l’augmentation du nombre de contributeurs et sur leur autonomisation dans la prise de décision, plutôt que de désigner les mainteneurs comme seule autorité approbatrice. Leurs règles de contribution expliquent comment soumettre et valider des pull requests, comment consigner des bugs, etc. Les mainteneurs Node.js ont constaté qu’adopter de meilleures règles les avait aidés à gérer leur charge de travail et à faire évoluer leur communauté vers un projet plus sain et actif.
Dans un premier temps, il y a des recherches à faire pour déterminer quels projets doivent avancer. Autrement dit, à quoi ressemble un « projet à succès », aussi bien en termes de financement et de modèles de gouvernance, que dans l’équilibre à trouver entre mainteneurs, contributeurs et usagers ! La réponse peut varier en fonction des différents types de projets et de leur ampleur.
Encourager les standards communs dans les projets open source
Bien que GitHub soit en train de devenir une plateforme standard pour la collaboration sur le code, de nombreux aspects des projets open source ne sont pas encore standardisés, notamment l’ampleur et la richesse de la documentation, des licences et des guides de contribution, ainsi que le style de code et le formatage.
Encourager l’adoption de standards de projets pourrait faciliter, pour les mainteneurs, la gestion des contributions, tout en réduisant pour les contributeurs les obstacles à la participation.
Parmi les exemples de standardisation croissante, on trouve le code de conduite, qui est un règlement détaillant les attentes en termes d’attitude et de communication.
Ces dernières années, des codes de conduite ont été adoptés par un nombre croissant de communautés de projets, notamment Node.js, Django et Ruby. Bien que le processus d’adoption ait pu donner lieu à d’intenses débats au sein de certaines communautés, leur prolifération révèle un intérêt croissant pour la responsabilisation du comportement des communautés.
Augmenter le nombre de contributeurs et contributrices open source
Comme nous l’avons évoqué dans un chapitre précédent de ce rapport, l’industrie du logiciel est florissante, avec un nombre croissant de nouveaux développeurs mais aussi d’autres talents variés : il y a du travail à faire pour encourager ces nouveaux arrivants à contribuer à l’open source. Augmenter le nombre de contributeurs permet aux projets open source d’être plus durables, car davantage de personnes participent à leur développement. Permettre à davantage de personnes de contribuer à l’open source accroît également l’empathie et la communication entre les « utilisateurs » de l’open source et les projets dont ils dépendent.
« Your First PR » (« votre première PR », PR pour Pull Request, NdT) est un exemple d’initiative, développée par la programmeuse Charlotte Spencer, qui aide les nouveaux venus à effectuer leur première contribution à l’open source. « First Timers Only » (Réservé aux débutants) et « Make a Pull Request » (Faites une pull request) sont deux autres exemples de ressources populaires qui introduisent les nouveaux venus à l’open source. Certains projets open source utilisent également des étiquettes telles que « first bug » ou « contributor friendly » pour signaler les problèmes susceptibles d’être résolus par des contributeurs moins expérimentés. Il serait également bénéfique d’encourager les contributions à l’open source autres que le code, comme la rédaction de documentation technique, la gestion des tâches et des flux de travail, ou la création d’un site internet pour le projet.
En plus de l’augmentation de la proportion de techniciens talentueux contribuant à l’open source existe la possibilité de puiser dans un groupe de contributeurs plus large. Faire en sorte que les non-anglophones se sentent bienvenus dans les communautés open source, par exemple, pourrait rendre la technologie plus accessible à travers le monde. Et comme beaucoup de recruteurs utilisent les travaux open source comme un portfolio au moment d’embaucher un développeur, une communauté open source plus diverse encouragerait l’apparition d’un personnel technique globalement plus inclusif.
Améliorer les relations entre projets et acteurs extérieurs
Les entreprises sont une pièce incontournable de l’écosystème open source, et leur rôle ne fait que gagner en importance à mesure que davantage d’entre elles adoptent les logiciels open source. Faciliter la collaboration entre entreprises et projets, ainsi qu’aider les entreprises à comprendre les besoins des communautés open source, pourrait débloquer le soutien des entreprises susceptibles de devenir mécènes ou promoteurs de l’open source.
Selon l’étude annuelle des entreprises open source réalisée par Black Duck, seulement 27 % des entreprises ont un règlement formel concernant les contributions de leurs employés à l’open source. Clarifier la possibilité ou non pour les employés de contribuer à l’open source sur leur temps de travail, et les encourager à le faire, pourrait grandement améliorer le soutien des entreprises aux projets open source.
En 2014, un groupement d’entreprises a fondé le TODO Group, pour partager les bonnes pratiques autour de la participation corporative à l’open source. Parmi les membres de ce groupe, on trouve Box, Facebook, Dropbox, Twitter et Stripe. En mars 2016, le TODO Group a annoncé qu’il serait hébergé par la Fondation Linux en tant que projet collaboratif.
Les entreprises peuvent également fournir un soutien financier aux projets, mais il est parfois difficile pour elles de trouver comment formaliser leur mécénat. Créer des budgets dédiés au mécénat en direction des équipes d’ingénieurs ou des employés, ou encore créer des documents permettant aux projets de « facturer » plus facilement leurs services aux entreprises, sont autant d’initiatives qui pourraient augmenter les contributions financières à l’open source.
Poul-Henning Kamp, par exemple, travaille sur un projet open source nommé Varnish, utilisé par un dixième des sites les plus visités d’internet, notamment Facebook, Twitter, Tumblr, The New York Times et The Guardian. Pour financer ce travail, il a créé la Varnish Moral License pour faciliter la sponsorisation du projet par les entreprises.
Même si en pratique la relation est un mécénat, Poul Henning utilise une terminologie familière aux entreprises, avec des termes tels que « facturation » et « licences », pour réduire les obstacles à la participation.
Augmenter le soutien aux compétences diverses et aux fonctions hors-codage
Dans un passé pas si lointain, les startups de logiciels étaient fortement centrées sur les compétences techniques. Les autres rôles, comme le marketing et le design, étaient considérés comme secondaires par rapport au code. Aujourd’hui, avec la création et la consommation rapide de logiciels, cette conception ne tient plus. Les startups sont en concurrence pour capter l’attention de leurs clients. L’identité de la marque est devenue l’un des principaux facteurs de différenciation.
Ces cinq dernières années ont été celles de l’essor du développeur full stack (polyvalent) : des développeurs plus généralistes que spécialisés, capables de travailler sur plusieurs domaines d’un logiciel complexe, et qui sont susceptibles d’avoir des compétences dans la conception et la production. Les équipes de développement sont plus soudées, elles utilisent les méthodes agiles avec des approches de conception d’architecture logicielle (où le livrable est élaboré en faisant des navettes entre les équipes de techniciens, designers et commerciaux), plutôt qu’une approche en cascade (où chaque équipe apporte sa pièce à l’édifice avant de la transmettre au groupe de travail suivant).
Les projets open source ont connu peu d’évolutions de ce genre, malgré notre dépendance croissante à leurs logiciels. On comprend aisément que le code soit au cœur d’un projet open source, il est en quelque sorte le « produit final » ou le livrable. Les fonctions relatives à la gestion de la communauté, à la documentation, ou à la promotion du projet, qui sont la marque d’une organisation saine et durable, sont moins valorisées. Il en découle que les projets sont déséquilibrés. Beaucoup de choses pourraient être entreprises pour financer et soutenir les contributions autres que le code, des dons en nature pour payer les serveurs par exemple, ou des avantages comme une assurance maladie. Disposer de soutiens de ce type permettrait de réduire notablement la charge des développeurs.