Un créateur passe de DC (Comics) à DP (Domaine Public)

Bill Willingham, fort mécontent de son éditeur DC Comics, décide de porter toutes ses Fables dans le Domaine Public. Il s’en explique dans un communiqué de presse du 14 septembre.

En édition, le modèle auquel nous sommes conformé·es, c’est qu’une personne qui souhaite avoir un revenu de sa plume confie le fruit de son labeur à un tiers, l’éditeur, qui se chargera de le faire fructifier et qui reversera en échange de cet accord encadré par contrat une partie des revenus générés à l’artiste. C’est ce que le droit d’auteur standard défend comme modèle.

Sauf que la réalité est bien loin de cette jolie fiction et les relations conflictuelles qui naissent au sein de l’industrie ne sont pas rares. Auteurs et autrices sont fréquemment confronté·es à des soucis avec leur « partenaire » : retards de paiements, mensonges sur les tirages, obfuscation des résultats de vente, obligation de participation gratuite au marketing, non-respect des souhaits initiaux, abus au sein des clauses contractuelles.

Bref, il arrive que le capitalisme basé sur la propriété intellectuelle ne puisse s’empêcher de traiter auteurs et autrices comme tous ses fournisseurs : comme des quantités négligeables dont il faut extraire le plus de valeur possible tout en minimisant au maximum les contreparties, quitte à profiter d’un rapport de force favorable pour ne pas honorer ses accords ou en le faisant de façon abusive. Et, comme le prouve l’histoire ci-dessous, la réaction des artistes tend parfois à la radicalité.

Nous ne pouvons déterminer exactement quelles seront les conséquences juridiques (et pratiques quant à l’usage de son univers) des décisions de Bill Willingham, surtout qu’elles prennent place en milieu anglo-saxon où la propriété intellectuelle ne relève pas des mêmes cadres juridiques qu’en France (soumise à la convention de Berne), mais il nous semblait intéressant de traduire le billet où il exprime son ras-le-bol et sa décision d’autant plus surprenante qu’il s’est toujours considéré comme un conservateur, politiquement parlant.

Vous trouverez au bas de cet article des liens qui exposent la situation des auteurs en France (spoiler alert : c’est pas brillant…).

— Yann Kervran

Publication originale : Willingham Sends Fables Into the Public Domain avec quelques éléments de cette auto-interview : More About Fables in the Public Domain

Traduction Framalang : goofy, Henri-Paul, JLuc, Julien / Sphinx

 

Bill Willingham élève Fables dans le domaine public

entre un lion et un lionceau, une jeune femme endormie, de nombreux papîllons bleu sur le fond orange. des "bulles" bleues portent les lettres du mot "Fables"

 

À compter du 15 septembre 2023, la propriété de la BD Fables, ce qui inclut tous les personnages et les séries dérivées, entre dans le domaine public. Ce qui appartenait intégralement au seul Bill Willingham est désormais la propriété de tout le monde et pour toujours. C’est chose faite et comme vous le diront la plupart des spécialistes, une fois que c’est fait, pas de retour en arrière possible. Ce n’est ni possible ni envisageable.

— Pourquoi avoir fait ça ?

Pour plusieurs de raisons. Voilà un certain temps que j’y réfléchis. Donc, sans ordre particulier :

1. Sous l’angle pratique : quand j’ai signé mon premier contrat d’édition en tant qu’auteur-créateur avec DC Comics, l’entreprise était dirigée par des hommes et des femmes honnêtes et intègres. La plupart interprétaient les détails du contrat de façon équitable et transparente. Il arrivait immanquablement que des problèmes apparaissent et nous réglions ça comme des femmes et des hommes raisonnables. Depuis lors, au cours d’une vingtaine d’années à peu près, ces personnes sont parties ou ont été virées pour être remplacées par un ballet renouvelé d’inconnus sans intégrité mesurable, qui dorénavant choisissent d’interpréter chaque détail du contrat dans le seul intérêt de DC Comics et ses filiales. À une époque la propriété des Fables était entre de bonnes mains, mais maintenant, avec l’usure et le remplacement des personnels, la propriété des Fables est tombée entre de mauvaises mains.

Comme je n’ai pas les moyens d’intenter un procès à DC Comics pour les contraindre à respecter la lettre et l’esprit de nos accords de longue date, et puisque même si je gagnais un procès ça me coûterait des sommes d’argent pharamineuses et des années de ma vie (j’ai 67 ans donc pas d’années à perdre), j’ai décidé de suivre une autre voie et de combattre sur un autre front, inspiré par les principes de la guerre asymétrique.

J’ai choisi de l’offrir à tout le monde. Si je n’ai pas pu empêcher Fables de tomber entre de mauvaises mains, c’est au moins une façon de faire en sorte qu’elles tombent également entre de nombreuses bonnes mains. Puisque je crois sincèrement qu’il y a encore davantage de bonnes personnes que de mauvaises dans le monde, je considère cela comme une forme de victoire.

2. Sous l’angle philosophique : au cours de la dernière décennie, mes réflexions sur la manière de réformer les lois sur les marques et le droit d’auteur dans ce pays (et dans d’autres, je suppose) ont subi une transformation radicale. Les lois actuelles sont un méli-mélo d’accords sous la table et contraires à l’éthique visant à maintenir les marques et les droits d’auteur entre les mains de grandes entreprises, qui peuvent largement se permettre d’acheter les résultats qu’elles souhaitent.

Dans mon modèle idéal de réforme radicale de ces lois, j’aimerais qu’une propriété intellectuelle soit la propriété de son créateur d’origine pendant une période pouvant aller jusqu’à vingt ans à compter de la première publication, puis qu’elle tombe dans le domaine public pour que tous puissent l’utiliser. Cependant, à tout moment avant l’expiration de cette période de vingt ans, vous, le propriétaire de la propriété intellectuelle, pouvez la vendre à une autre personne physique ou morale, qui peut en avoir l’usage exclusif pendant une durée maximale de dix ans. C’est ainsi maintenant et il ne peut alors pas être revendu. Cela entre dans le domaine public. Toute propriété intellectuelle peut-elle être conservée à usage exclusif au maximum pendant une trentaine d’années au maximum, et pas plus, sans exception.

Bien sûr, si je dois croire à des idées aussi radicales, quel genre d’hypocrite serais-je si je ne les mettais pas en pratique ? Fables est mon bébé depuis une vingtaine d’années maintenant. Il est temps de laisser tomber. C’est mon premier test de ce processus. Si cela fonctionne, et je ne vois aucune raison légale pour laquelle cela ne fonctionnerait pas, d’autres propriétés viendront à l’avenir. Étant donné que DC, ou tout autre personne morale, n’est pas réellement propriétaire de l’œuvre, ils n’ont pas leur mot à dire dans cette décision.

— Qu’est-ce que DC Comics vous a fait au juste pour provoquer ça ?

Trop de choses pour les lister de manière exhaustive, mais voici les points essentiels. Pendant toutes ces années où j’ai été en affaires avec DC Comics, que ce soit avec Fables ou d’autres propriétés intellectuelles, DC a toujours violé ses accords avec moi. En général sur des points mineurs, comme d’oublier de me demander mon avis sur les artistes pour de nouvelles histoires, ou pour les images de couverture, les formats des nouvelles collections, etc.

À cette époque, quand on les appelait pour ça, ils répondaient à chaque fois : « Désolé, on vous a encore oublié, c’est passé entre les mailles du filet. Ils ont utilisé si souvent cette expression « passer entre les mailles » comme un automatisme que j’ai fini par leur interdire de l’employer encore. Ils sont souvent en retard pour la déclaration des royalties et les sous-estiment souvent, ce qui me force à les poursuivre pour qu’ils paient le reste de ce qu’ils me doivent.

Dernièrement, leurs pratiques sont devenues plus que pénibles, débouchant sur une espèce de confrontation. Pour commencer, ils ont essayé de m’extorquer la propriété de Fables. Lorsque Mark Doyle et Dan Didio (tout deux bons professionnels et licenciés par DC depuis) m’avaient approché avec le projet de republier Fables pour son 20e anniversaire, pendant les négociations contractuelles pour ces nouvelles parutions, leurs négociateurs juridiques ont tenté d’imposer comme condition que le travail soit réalisé comme prestataire1, transférant de fait, et irrévocablement, la propriété à DC.

Lorsque ça n’a pas fonctionné, leur excuse a été : « Désolé, nous n’avons pas lu votre contrat avant ces négociations, nous pensions que nous en étions propriétaires ».
Plus récemment, lors de discussions pour tenter de résoudre ces différends, les personnes de DC ont admis que leur interprétation de notre accord de publication et de l’accord subséquent sur les droits des médias, étaient qu’ils pouvaient faire ce que bon leur semble avec cette propriété intellectuelle. Ils pourraient changer les histoires ou les personnages à leur convenance. Ils n’auraient aucune obligation de protéger l’intégrité et la valeur de la propriété intellectuelle, d’eux-mêmes ou de parties tierces (Telltale Games par exemple) et qu’ils pourraient radicalement modifier les personnages, le cadre, le prologue de l’histoire (je suis tombé sur le script (texte) qu’ils avaient essayé de me cacher il y a quelques années). Comme une telle licence d’utilisation n’avait pas été négociée dans notre accord de publication initial, ils ne me devraient pas non plus d’argent s’ils fournissaient des droits d’usages de Fables à de tierces parties.

Puis, après avoir capitulé sur certains points lors de réunions téléphoniques suivantes, promettant de me payer l’argent qu’ils me devaient pour avoir fourni une licence de Fables à Telltale Games, dans le cadre de notre nouvel accord, ils sont revenus sur leur parole et m’ont proposé de me payer le montant comme « honoraires de consultant », ce qui leur évitait d’admettre qu’ils me devaient cet argent, tout en incluant un accord de confidentialité m’empêchant de dire quoi que ce soit de négatif à propos de Telltale ou de la licence.

On pourrait encore continuer longtemps ainsi. Il y a tant d’autres, mais comme je l’ai dit, il s’agit là de quelques points saillants. À ce moment-là, comme je n’étais pas d’accord avec toutes leurs nouvelles interprétations de nos accords de longue date, nous étions en conflit. Ils m’ont pratiquement mis au défi de les poursuivre en justice pour faire valoir mes droits, sachant que ce serait une procédure longue, débilitante et coûteuse. Au lieu de cela, j’ai commencé à envisager d’autres solutions.

— Êtes-vous inquiet de savoir ce que DC va faire maintenant ?

Non. Je leur ai donné des années pour faire ce qu’il fallait. J’ai essayé de les raisonner, mais on ne peut pas raisonner ceux qui ne sont pas raisonnables. Ils ont utilisé ces années pour faire des promesses lénifiantes, mentir sur leur volonté de résoudre le problème et faire traîner les choses le plus longtemps possible. Je leur ai donné l’occasion de renégocier les contrats de fond en comble, en formulant les choses sans ambiguïté, et ils ont ignoré cette offre. Je leur ai donné l’occasion, à deux reprises, de simplement déchirer nos contrats et de nous séparer, mais ils ont ignoré ces offres. J’ai essayé de passer par-dessus leur tête, de traiter directement avec leurs nouveaux maîtres et peut-être de trouver quelqu’un disposé à traiter de bonne foi, mais ils ont bloqué toute tentative en ce sens. (Je vous mets au défi d’essayer de demander à n’importe quel responsable de DC Comics d’indiquer à qui il rend compte dans la hiérarchie de l’entreprise). Quoi qu’il en soit, sans leur donner de détails, je les ai prévenus des mois à l’avance que ce moment allait arriver. Je leur ai dit que ce que j’allais faire serait « à la fois légal et éthique ». Et maintenant, c’est arrivé.

Notez que mes contrats avec DC Comics sont toujours en vigueur. Je n’ai rien fait pour les rompre et je ne peux pas y mettre fin unilatéralement. Je ne peux toujours pas publier les bandes dessinées Fables par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre que DC Comics. Je ne peux toujours pas autoriser un film Fables par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre que DC Comics. Je ne peux pas non plus concéder de licence pour des jouets, des boîtes à lunch ou quoi que ce soit d’autre. Ils doivent toujours me payer pour les livres qu’ils publient. Et je n’abandonne pas les autres sommes qu’ils me doivent. D’une manière ou d’une autre, j’ai l’intention d’obtenir mes 50 % de l’argent qu’ils me doivent depuis des années pour le jeu Telltale et d’autres projets.

De toutes façons, les nouveaux propriétaires à 100 % de Fables n’ont jamais signé de tels contrats.

Pour le meilleur et pour le pire, DC et moi sommes enchaînés par un mariage malheureux, peut-être pour toujours.
Mais pas vous.

Si ma compréhension de la loi est correcte (et je préfère vous dire que la loi sur le copyright est un bazar, intentionnellement vague et trouble et qu’il n’y a pas deux avocats, même ceux spécialisés sur les lois des marques et du copyright, qui tomberaient d’accord sur ces sujets), vous avez le droit de créer vos propres films, dessins animés Fables, de publier vos libres Fables, de fabriquer vos jouets Fables, de faire ce que bon vous semble avec cette propriété, car c’est de la vôtre dont il s’agit.

Mark Buckingham est libre d’écrire sa propre version de Fables (et j’espère de tout mon cœur qu’il le fera). Steve Leialoha est libre d’écrire sa version de Fables (que j’aimerais beaucoup voir), etc. Vous n’avez pas besoin de ma permission (mais vous pouvez avoir mon aval ma bénédiction, selon votre projet). Vous n’avez pas besoin de la permission de DC ou de qui que ce soit d’autres. Vous n’avez jamais signé les accords que j’ai signés avec DC Comics.

Je possède toujours 100% de Fables. Mais maintenant, chaque homme, chaque femme et chaque enfant du monde, ainsi que tous ceux qui naîtront jusqu’à la fin des temps, possèdent également 100 % de Fables. Ce n’est pas une propriété divisée entre nous tous, c’est une propriété multipliée à l’infini entre nous tous. Plutôt cool, non ? Chaque personne possède Fables en totalité et peut décider elle-même de ce qu’elle veut en faire, le cas échéant. C’est un peu comme le miracle de la multiplication des pains et des poissons, métaphoriquement parlant, bien sûr. Quel que soit le nombre de participants, il y en a assez pour tout le monde.

J’ai eu l’immense joie et le plaisir de vous proposer les récits de Fables pendant les vingt dernières années. J’ai hâte de voir ce que vous allez en faire.

image de l'auteur : devant un monstre menaçant ses enfants (angle gauche), une créature féminine farouche(au centre) armée d'une longue épée lui dit que sur ce qu'elle a de plus sacré, elle vas le tailler en pièces s'il a le le malheur de toucher un seul cheveu à sa progéniture (5 enfants effrayés dans l'angle droit)

Et maintenant ? Une affaire à suivre…

La situation juridique est difficile à démêler, comme le souligne cet article du magazine en ligne Comicsblog qui cite la réaction de DC Comics :

« Le comics Fables et ses différents romans graphiques publiés chez DC Comics, de même que les personnages, les histoires et les éléments qui les composent, sont la propriété de DC Comics et restent protégés par la loi des États-Unis sur le copyright et à travers le monde, en accord avec les lois appliquées sur chaque territoire, et ne font pas partie des œuvres tombées dans le domaine public.
DC conserve l’intégralité des droits et prendra les décisions nécessaires pour protéger ses droits à la propriété intellectuelle. »


Liens utiles sur la situation des auteurs en France :


Note :




Zoom et les politiques de confidentialité

Cet article a été publié à l’origine par THE MARKUP, il est traduit et republié avec l’accord de l’auteur selon les termes de la licence CC BY-NC-ND 4.0

 

Publication originale sur le site themarkup.org

 

Traduction Framalang : goofy, MO, Henri-Paul, Wisi_eu

 

Voilà ce qui arrive quand on se met à lire vraiment les politiques de confidentialité

Une récente polémique sur la capacité de Zoom à entraîner des intelligences artificielles avec les conversations des utilisateurs montre l’importance de lire les petits caractères

par Aaron Sankin

 

Photo de l'extérieur du siège de Zoom le 07 février 2023 à San José, Californie. Les côtés droit et gauche de la photo sont masqués par deux zones sombres qui ne sont pas mises au point.
Justin Sullivan/Getty Images

 

photo de l'auteurBonjour, je m’appelle Aaron Sankin, je suis journaliste d’investigation à The Markup. J’écris ici pour vous expliquer que si vous faites quelque chose de très pénible (lire les documents dans lesquels les entreprises expliquent ce qu’elles peuvent faire avec vos données), vous pourrez ensuite faire quelque chose d’un peu drôle (piquer votre crise en ligne).

Au cours du dernier quart de siècle, les politiques de protection de la vie privée – ce langage juridique long et dense que l’on parcourt rapidement avant de cliquer sans réfléchir sur « J’accepte » – sont devenues à la fois plus longues et plus touffues. Une étude publiée l’année dernière a montré que non seulement la longueur moyenne des politiques de confidentialité a quadruplé entre 1996 et 2021, mais qu’elles sont également devenues beaucoup plus difficiles à comprendre.

Voici ce qu’a écrit Isabel Wagner, professeur associé à l’université De Montfort, qui a utilisé l’apprentissage automatique afin d’analyser environ 50 000 politiques de confidentialité de sites web pour mener son étude :

« En analysant le contenu des politiques de confidentialité, nous identifions plusieurs tendances préoccupantes, notamment l’utilisation croissante de données de localisation, l’exploitation croissante de données collectées implicitement, l’absence de choix véritablement éclairé, l’absence de notification efficace des modifications de la politique de confidentialité, l’augmentation du partage des données avec des parties tierces opaques et le manque d’informations spécifiques sur les mesures de sécurité et de confidentialité »

Si l’apprentissage automatique peut être un outil efficace pour comprendre l’univers des politiques de confidentialité, sa présence à l’intérieur d’une politique de confidentialité peut déclencher un ouragan. Un cas concret : Zoom.

En début de semaine dernière, Zoom, le service populaire de visioconférence devenu omniprésent lorsque les confinements ont transformé de nombreuses réunions en présentiel en réunions dans de mini-fenêtres sur des mini-écrans d’ordinateurs portables, a récemment fait l’objet de vives critiques de la part des utilisateurs et des défenseurs de la vie privée, lorsqu’un article du site d’actualités technologiques Stack Diary a mis en évidence une section des conditions de service de l’entreprise indiquant qu’elle pouvait utiliser les données collectées auprès de ses utilisateurs pour entraîner l’intelligence artificielle.

version anglaise début août, capturée par la Wayback Machine d’Internet Archive

le texte précise bien l'usage consenti par l'utilisateur de ses données pour l'apprentissage automatique et l'intelligence artificielle
version française fin juillet, capturée par la Wayback Machine d’Internet Archive

 

Le contrat d’utilisation stipulait que les utilisateurs de Zoom donnaient à l’entreprise « une licence perpétuelle, non exclusive, libre de redevances, susceptible d’être cédée en sous-licence et transférable » pour utiliser le « Contenu client » à des fins diverses, notamment « de marketing, d’analyse des données, d’assurance qualité, d’apprentissage automatique, d’intelligence artificielle, etc.». Cette section ne précisait pas que les utilisateurs devaient d’abord donner leur consentement explicite pour que l’entreprise puisse le faire.

Une entreprise qui utilise secrètement les données d’une personne pour entraîner un modèle d’intelligence artificielle est particulièrement controversée par les temps qui courent. L’utilisation de l’IA pour remplacer les acteurs et les scénaristes en chair et en os est l’un des principaux points d’achoppement des grèves en cours qui ont paralysé Hollywood. OpenAI, la société à l’origine de ChatGPT, a fait l’objet d’une vague de poursuites judiciaires l’accusant d’avoir entraîné ses systèmes sur le travail d’écrivains sans leur consentement. Des entreprises comme Stack Overflow, Reddit et X (le nom qu’Elon Musk a décidé de donner à Twitter) ont également pris des mesures énergiques pour empêcher les entreprises d’IA d’utiliser leurs contenus pour entraîner des modèles sans obtenir elles-mêmes une part de l’activité.

La réaction en ligne contre Zoom a été féroce et immédiate, certaines organisations, comme le média Bellingcat, proclamant leur intention de ne plus utiliser Zoom pour les vidéoconférences. Meredith Whittaker, présidente de l’application de messagerie Signal spécialisée dans la protection de la vie privée, a profité de l’occasion pour faire de la publicité :

« HUM : Les appels vidéo de @signalapp fonctionnent très bien, même avec une faible bande passante, et ne collectent AUCUNE DONNÉE SUR VOUS NI SUR LA PERSONNE À QUI VOUS PARLEZ ! Une autre façon tangible et importante pour Signal de s’engager réellement en faveur de la vie privée est d’interrompre le pipeline vorace de surveillance des IA. »

Zoom, sans surprise, a éprouvé le besoin de réagir.

Dans les heures qui ont suivi la diffusion de l’histoire, le lundi même, Smita Hashim, responsable des produits chez Zoom, a publié un billet de blog visant à apaiser des personnes qui craignent de voir  leurs propos et comportements être intégrés dans des modèles d’entraînement d’IA, alors qu’elles souhaitent virtuellement un joyeux anniversaire à leur grand-mère, à des milliers de kilomètres de distance.

« Dans le cadre de notre engagement en faveur de la transparence et du contrôle par l’utilisateur, nous clarifions notre approche de deux aspects essentiels de nos services : les fonctions d’intelligence artificielle de Zoom et le partage de contenu avec les clients à des fins d’amélioration du produit », a écrit Mme Hashim. « Notre objectif est de permettre aux propriétaires de comptes Zoom et aux administrateurs de contrôler ces fonctions et leurs décisions, et nous sommes là pour faire la lumière sur la façon dont nous le faisons et comment cela affecte certains groupes de clients ».

Mme Hashim écrit que Zoom a mis à jour ses conditions d’utilisation pour donner plus de contexte sur les politiques d’utilisation des données par l’entreprise. Alors que le paragraphe sur Zoom ayant « une licence perpétuelle, non exclusive, libre de redevances, pouvant faire l’objet d’une sous-licence et transférable » pour utiliser les données des clients pour « l’apprentissage automatique, l’intelligence artificielle, la formation, les tests » est resté intact [N de T. cependant cette mention semble avoir disparu dans la version du 11 août 2023], une nouvelle phrase a été ajoutée juste en dessous :

« Zoom n’utilise aucun Contenu client audio, vidéo, chat, partage d’écran, pièces jointes ou autres communications comme le Contenu client (tels que les résultats des sondages, les tableaux blancs et les réactions) pour entraîner les modèles d’intelligence artificielle de Zoom ou de tiers. »

Comment utilisons-nous vos données à caractère personnel ?Les employés de Zoom n’accèdent pas au Contenu client des réunions, des webinaires, des messageries ou des e-mails (en particulier, l’audio, la vidéo, les fichiers, les tableaux blancs en réunion et les contenus des messageries ou des e-mails), ni au contenu généré ou partagé dans le cadre d’autres fonctions de collaboration (comme les tableaux blancs hors réunion), et ne les utilisent pas, à moins que le titulaire du compte hébergeant le produit ou Service Zoom où le Contenu client a été généré ne le demande ou que cela ne soit nécessaire pour des raisons juridiques, de sûreté ou de sécurité. Zoom n’utilise aucun Contenu client audio, vidéo, chat, partage d’écran, pièces jointes ou autres communications comme le Contenu client (tels que les résultats des sondages, les tableaux blancs et les réactions) pour entraîner les modèles d’intelligence artificielle de Zoom ou de tiers.
copie d’écran du 16/08/2023, page https://explore.zoom.us/fr/privacy/

 

Dans son billet de blog, Mme Hashim insiste sur le fait que Zoom n’utilise le contenu des utilisateurs que pour former l’IA à des produits spécifiques, comme un outil qui génère automatiquement des résumés de réunions, et seulement après que les utilisateurs auront explicitement choisi d’utiliser ces produits. « Un exemple de service d’apprentissage automatique pour lequel nous avons besoin d’une licence et de droits d’utilisation est notre analyse automatisée des invitations et des rappels de webinaires pour s’assurer que nous ne sommes pas utilisés involontairement pour spammer ou frauder les participants », écrit-elle. « Le client est propriétaire de l’invitation au webinaire et nous sommes autorisés à fournir le service à partir de ce contenu. En ce qui concerne l’IA, nous n’utilisons pas de contenus audios, de vidéos ou de chats pour entraîner nos modèles sans le consentement du client. »

La politique de confidentialité de Zoom – document distinct de ses conditions de service – ne mentionne l’intelligence artificielle ou l’apprentissage automatique que dans le contexte de la fourniture de « fonctions et produits intelligents (sic), tels que Zoom IQ ou d’autres outils pour recommander le chat, le courrier électronique ou d’autres contenus ».

Pour avoir une idée de ce que tout cela signifie, j’ai échangé avec Jesse Woo, un ingénieur spécialisé en données de The Markup qui, en tant qu’avocat spécialisé dans la protection de la vie privée, a participé à la rédaction de politiques institutionnelles d’utilisation des données.

M. Woo explique que, bien qu’il comprenne pourquoi la formulation des conditions d’utilisation de Zoom touche un point sensible, la mention suivant laquelle les utilisateurs autorisent l’entreprise à copier et à utiliser leur contenu est en fait assez standard dans ce type d’accord d’utilisation. Le problème est que la politique de Zoom a été rédigée de manière à ce que chacun des droits cédés à l’entreprise soit spécifiquement énuméré, ce qui peut sembler beaucoup. Mais c’est aussi ce qui se passe lorsque vous utilisez des produits ou des services en 2023, désolé, bienvenue dans le futur !

Pour illustrer la différence, M. Woo prend l’exemple de la politique de confidentialité du service de vidéoconférence concurrent Webex, qui stipule ce qui suit : « Nous ne surveillerons pas le contenu, sauf : (i) si cela est nécessaire pour fournir, soutenir ou améliorer la fourniture des services, (ii) pour enquêter sur des fraudes potentielles ou présumées, (iii) si vous nous l’avez demandé ou autorisé, ou (iv) si la loi l’exige ou pour exercer ou protéger nos droits légaux ».

Cette formulation semble beaucoup moins effrayante, même si, comme l’a noté M. Woo, l’entraînement de modèles d’IA pourrait probablement être mentionné par une entreprise sous couvert de mesures pour « soutenir ou améliorer la fourniture de services ».

L’idée que les gens puissent paniquer si les données qu’ils fournissent à une entreprise dans un but évident et simple (comme opérer un appel de vidéoconférence) sont ensuite utilisées à d’autres fins (comme entraîner un algorithme) n’est pas nouvelle. Un rapport publié par le Forum sur le futur de la vie privée (Future of Privacy Forum), en 2018, avertissait que « le besoin de grandes quantités de données pendant le développement en tant que « données d’entraînement » crée des problèmes de consentement pour les personnes qui pourraient avoir accepté de fournir des données personnelles dans un contexte commercial ou de recherche particulier, sans comprendre ou s’attendre à ce qu’elles soient ensuite utilisées pour la conception et le développement de nouveaux algorithmes. »

Pour Woo, l’essentiel est que, selon les termes des conditions de service initiales, Zoom aurait pu utiliser toutes les données des utilisateurs qu’elle souhaitait pour entraîner l’IA sans demander leur consentement et sans courir de risque juridique dans ce processus.

Ils sont actuellement liés par les restrictions qu’ils viennent d’inclure dans leurs conditions d’utilisation, mais rien ne les empêche de les modifier ultérieurement.
Jesse Woo, ingénieur en données chez The Markup

« Tout le risque qu’ils ont pris dans ce fiasco est en termes de réputation, et le seul recours des utilisateurs est de choisir un autre service de vidéoconférence », explique M. Woo. « S’ils avaient été intelligents, ils auraient utilisé un langage plus circonspect, mais toujours précis, tout en proposant l’option du refus, ce qui est une sorte d’illusion de choix pour la plupart des gens qui n’exercent pas leur droit de refus. »

Changements futurs mis à part, il y a quelque chose de remarquable dans le fait qu’un tollé public réussisse à obtenir d’une entreprise qu’elle déclare officiellement qu’elle ne fera pas quelque chose d’effrayant. L’ensemble de ces informations sert d’avertissement à d’autres sur le fait que l’entraînement de systèmes d’IA sur des données clients sans leur consentement pourrait susciter la colère de bon nombre de ces clients.

Les conditions d’utilisation de Zoom mentionnent la politique de l’entreprise en matière d’intelligence artificielle depuis le mois de mars, mais cette politique n’a attiré l’attention du grand public que la semaine dernière. Ce décalage suggère que les gens ne lisent peut-être pas les données juridiques, de plus en plus longues et de plus en plus denses, dans lesquelles les entreprises expliquent en détail ce qu’elles font avec vos données.

Heureusement, Woo et Jon Keegan, journalistes d’investigation sur les données pour The Markup, ont récemment publié un guide pratique (en anglais) indiquant comment lire une politique de confidentialité et en  identifier rapidement les parties importantes, effrayantes ou révoltantes.

Bonne lecture !


Sur le même thème, on peut s’intéresser à :

 




David Revoy, un artiste face aux IA génératives

Depuis plusieurs années, Framasoft est honoré et enchanté des illustrations que lui fournit David Revoy, comme sont ravi⋅es les lectrices et lecteurs qui apprécient les aventures de Pepper et Carrot et les graphistes qui bénéficient de ses tutoriels. Ses créations graphiques sont sous licence libre (CC-BY), ce qui est un choix courageux compte tenu des « éditeurs » dépourvus de scrupules comme on peut le lire dans cet article.

Cet artiste talentueux autant que généreux explique aujourd’hui son embarras face aux IA génératives et pourquoi son éthique ainsi que son processus créatif personnel l’empêchent de les utiliser comme le font les « IArtistes »…

Article original en anglais sur le blog de David Revoy

Traduction : Goofy, révisée par l’auteur.

Intelligence artificielle : voici pourquoi je n’utiliserai pas pour mes créations artistiques de hashtag #HumanArt, #HumanMade ou #NoAI

par David REVOY

 

Pepper sur une chaise entourée de flammes, reprise d'un célèbre mème "this is fine"
Image d’illustration : « This is not fine », licence CC-BY 4.0, source en haute résolution disponible

« C’est cool, vous avez utilisé quel IA pour faire ça ? »

« Son travail est sans aucun doute de l’IA »

« C’est de l’art fait avec de l’IA et je trouve ça déprimant… »

… voilà un échantillon des commentaires que je reçois de plus en plus sur mon travail artistique.

Et ce n’est pas agréable.

Dans un monde où des légions d’IArtistes envahissent les plateformes comme celles des médias sociaux, de DeviantArt ou ArtStation, je remarque que dans l’esprit du plus grand nombre on commence à mettre l’Art-par-IA et l’art numérique dans le même panier. En tant qu’artiste numérique qui crée son œuvre comme une vraie peinture, je trouve cette situation très injuste. J’utilise une tablette graphique, des layers (couches d’images), des peintures numériques et des pinceaux numériques. J’y travaille dur des heures et des heures. Je ne me contente pas de saisir au clavier une invite et d’appuyer sur Entrée pour avoir mes images.
C’est pourquoi j’ai commencé à ajouter les hashtags #HumanArt puis #HumanMade à mes œuvres sur les réseaux sociaux pour indiquer clairement que mon art est « fait à la main » et qu’il n’utilise pas Stable Diffusion, Dall-E, Midjourney ou n’importe quel outil de génération automatique d’images disponible aujourd’hui. Je voulais clarifier cela pour ne plus recevoir le genre de commentaires que j’ai cités au début de mon intro. Mais quel est le meilleur hashtag pour cela ?

Je ne savais pas trop, alors j’ai lancé un sondage sur mon fil Mastodon

sondage sur le fil mastodon de David : Quel hashtag recommanderiez-vous à un artiste qui veut montrer que son art n'est paz créé par IA ? réponses : 55% #HumanMade 30% #Human Art 15% Autre (commentez)
Source: https://framapiaf.org/@davidrevoy/110618065523294522

Résultats

Sur 954 personnes qui ont voté (je les remercie), #HumanMade l’emporte par 55 % contre 30 % pour #HumanArt. Mais ce qui m’a fait changer d’idée c’est la diversité et la richesse des points de vue que j’ai reçus en commentaires. Bon nombre d’entre eux étaient privés et donc vous ne pouvez pas les parcourir. Mais ils m’ont vraiment fait changer d’avis sur la question. C’est pourquoi j’ai décidé de rédiger cet article pour en parler un peu.

Critiques des hashtags #HumanMade et #HumanArt

Tout d’abord, #HumanArt sonne comme une opposition au célèbre tag #FurryArt de la communauté Furry. Bien vu, ce n’est pas ce que je veux.

Et puis #HumanMade est un choix qui a été critiqué parce que l’IA aussi était une création humaine, ce qui lui faisait perdre sa pertinence. Mais la plupart des personnes pouvaient facilement comprendre ce que #HumanMade signifierait sous une création artistique. Donc 55 % des votes était un score cohérent.

J’ai aussi reçu pas mal de propositions d’alternatives comme #HandCrafted, #HandMade, #Art et autres suggestions.

Le succès de #NoAI

J’ai également reçu beaucoup de suggestions en faveur du hashtag #NoAI, ainsi que des variantes plus drôles et surtout plus crues. C’était tout à fait marrant, mais je n’ai pas l’intention de m’attaquer à toute l’intelligence artificielle. Certains de ses usages qui reposent sur des jeux de données éthiques pourraient à l’avenir s’avérer de bons outils. J’y reviendrai plus loin dans cet article.
De toutes façons, j’ai toujours essayé d’avoir un état d’esprit « favorable à » plutôt que « opposé à » quelque chose.

C’est aux artistes qui utilisent l’IA de taguer leur message

Ceci est revenu aussi très fréquemment dans les commentaires. Malheureusement, les IArtistes taguent rarement leur travail, comme on peut le voir sur les réseaux sociaux, DeviantArt ou ArtStation. Et je les comprends, vu le nombre d’avantages qu’ils ont à ne pas le faire.

Pour commencer, ils peuvent se faire passer pour des artistes sans grand effort. Ensuite, ils peuvent conférer à leur art davantage de légitimité à leurs yeux et aux yeux de leur public. Enfin, ils peuvent probablement éviter les commentaires hostiles et les signalements des artistes anti-IA des diverses plateformes.
Je n’ai donc pas l’espoir qu’ils le feront un jour. Je déteste cette situation parce qu’elle est injuste.
Mais récemment j’ai commencé à apprécier ce comportement sous un autre angle, dans la mesure où ces impostures pourraient ruiner tous les jeux de données et les modèles d’apprentissage : les IA se dévorent elles-mêmes.

Quand David propose de saboter les jeux de données… 😛 

Pas de hashtag du tout

La dernière suggestion que j’ai fréquemment reçue était de ne pas utiliser de hashtag du tout.
En effet, écrire #HumanArt, #HumanMade ou #NoAI signalerait immédiatement le message et l’œuvre comme une cible de qualité pour l’apprentissage sur les jeux de données à venir. Comme je l’ai écrit plus haut, obtenir des jeux de données réalisées par des humains est le futur défi des IA. Je ne veux surtout pas leur faciliter la tâche.
Il m’est toujours possible d’indiquer mon éthique personnelle en écrivant « Œuvre réalisée sans utilisation de générateur d’image par IA qui repose sur des jeux de données non éthiques » dans la section d’informations de mon profil de média social, ou bien d’ajouter simplement un lien vers l’article que j’écris en ce moment même.

Conclusion et considérations sur les IA

J’ai donc pris ma décision : je n’utiliserai pour ma création artistique aucun hashtag, ni #HumanArt, ni #HumanMade, ni #NoAI.
Je continuerai à publier en ligne mes œuvres numériques, comme je le fais depuis le début des années 2000.
Je continuerai à tout publier sous une licence permissive Creative Commons et avec les fichiers sources, parce que c’est ainsi que j’aime qualifier mon art : libre et gratuit.

Malheureusement, je ne serai jamais en mesure d’empêcher des entreprises dépourvues d’éthique de siphonner complètement mes collections d’œuvres. Le mal est en tout cas déjà fait : des centaines, voire des milliers de mes illustrations et cases de bandes dessinées ont été utilisées pour entraîner leurs IA. Il est facile d’en avoir la preuve (par exemple sur haveibeentrained.com  ou bien en parcourant le jeu de données d’apprentissage Laion5B).

Je ne suis pas du tout d’accord avec ça.

Quelles sont mes possibilités ? Pas grand-chose… Je ne peux pas supprimer mes créations une à une de leur jeu de données. Elles ont été copiées sur tellement de sites de fonds d’écran, de galeries, forums et autres projets. Je n’ai pas les ressources pour me lancer là-dedans. Je ne peux pas non plus exclure mes créations futures des prochaines moissons par scans. De plus, les méthodes de protection comme Glaze me paraissent une piètre solution au problème, je ne suis pas convaincu. Pas plus que par la perspective d’imposer des filigranes à mes images…

Ne vous y trompez pas : je n’ai rien contre la technologie des IA en elle-même.On la trouve partout en ce moment. Dans le smartphones pour améliorer les photos, dans les logiciels de 3D pour éliminer le « bruit » des processeurs graphiques, dans les outils de traduction [N. de T. la présente traduction a en effet été réalisée avec l’aide DeepL pour le premier jet], derrière les moteurs de recherche etc. Les techniques de réseaux neuronaux et d’apprentissage machine sur les jeux de données s’avèrent très efficaces pour certaines tâches.
Les projets FLOSS (Free Libre and Open Source Software) eux-mêmes comme GMIC développent leurs propres bibliothèques de réseaux neuronaux. Bien sûr elles reposeront sur des jeux de données éthiques. Comme d’habitude, mon problème n’est pas la technologie en elle-même. Mon problème, c’est le mode de gouvernance et l’éthique de ceux qui utilisent de telles technologies.

Pour ma part, je continuerai à ne pas utiliser d’IA génératives dans mon travail (Stable Diffusion, Dall-E, Midjourney et Cie). Je les ai expérimentées sur les médias sociaux par le passé, parfois sérieusement, parfois en étant impressionné, mais le plus souvent de façon sarcastique .

Je n’aime pas du tout le processus des IA…

Quand je crée une nouvelle œuvre, je n’exprime pas mes idées avec des mots.
Quand je crée une nouvelle œuvre, je n’envoie pas l’idée par texto à mon cerveau.

C’est un mixage complexe d’émotions, de formes, de couleurs et de textures. C’est comme saisir au vol une scène éphémère venue d’un rêve passager rendant visite à mon cerveau. Elle n’a nul besoin d’être traduite en une formulation verbale. Quand je fais cela, je partage une part intime de mon rêve intérieur. Cela va au-delà des mots pour atteindre certaines émotions, souvenirs et sensations.
Avec les IA, les IArtistes se contentent de saisir au clavier un certains nombre de mots-clés pour le thème. Ils l’agrémentent d’autres mots-clés, ciblent l’imitation d’un artiste ou d’un style. Puis ils laissent le hasard opérer pour avoir un résultat. Ensuite ils découvrent que ce résultat, bien sûr, inclut des émotions sous forme picturale, des formes, des couleurs et des textures. Mais ces émotions sont-elles les leurs ou bien un sous-produit de leur processus ? Quoi qu’il en soit, ils peuvent posséder ces émotions.

Les IArtistes sont juste des mineurs qui forent dans les œuvres d’art générées artificiellement, c’est le nouveau Readymade numérique de notre temps. Cette technologie recherche la productivité au moindre coût et au moindre effort. Je pense que c’est très cohérent avec notre époque. Cela fournit à beaucoup d’écrivains des illustrations médiocres pour les couvertures de leurs livres, aux rédacteurs pour leurs articles, aux musiciens pour leurs albums et aux IArtistes pour leurs portfolios…

Je comprends bien qu’on ne peut pas revenir en arrière, ce public se sent comme empuissanté par les IA. Il peut finalement avoir des illustrations vite et pas cher. Et il va traiter de luddites tous les artistes qui luttent contre ça…

Mais je vais persister ici à déclarer que personnellement je n’aime pas cette forme d’art, parce qu’elle ne dit rien de ses créateurs. Ce qu’ils pensent, quel est leur goût esthétique, ce qu’ils ont en eux-mêmes pour tracer une ligne ou donner tel coup de pinceau, quelle lumière brille en eux, comment ils masquent leurs imperfections, leurs délicieuses inexactitudes en les maquillant… Je veux voir tout cela et suivre la vie des personnes, œuvre après œuvre.

J’espère que vous continuerez à suivre et soutenir mon travail artistique, les épisodes de mes bandes dessinées, mes articles et tutoriels, pour les mêmes raisons.


Vous pouvez soutenir la travail de David Revoy en devenant un mécène ou en parcourant sa boutique.




Publier le code source ne suffit pas…

Un court billet où Nicolas Kayser-Bril opère une mise au point : la loi européenne et les grandes entreprises du Web peuvent donner accès au code source, mais ce n’est qu’un facteur parmi d’autres qui s’avère souvent inutile à lui seul…

Article original : The ideology behind publishing Twitter’s source code publié dans le bulletin d’information (en anglais ou allemand)  d’Algorithmwatch auquel on peut s’abonner sur cette page.

Traduction Framalang relue et révisée par l’auteur : Squeeek, goofy, audionuma

L’idéologie derrière la publication du code source de Twitter

par Nicolas Kayser-Bril

Photo noir/blanc de l'auteur, jeune homme brun souriant.
Photo par Julia Bornkessel licence CC-BY 4.0

Une fuite

Le 31 mars, Twitter a publié une partie du code source qui alimente son fil d’actualité. Cette décision a été prise quelques jours après qu’il a été rendu public que de grandes parties de ce code avaient déjà été divulguées sur Github [Gizmodo, 31 mars].

Les 85 797 lignes de code ne nous apprennent pas grand-chose. Les tweets ne contenant pas de liens sont mis en avant. Ceux rédigés dans une langue que le système ne peut pas reconnaître sont rétrogradés – discriminant clairement les personnes qui parlent une langue qui n’est pas reconnue par les ingénieurs californiens. Les Spaces (la fonction de podcasting en direct de Twitter) sur l’Ukraine semblent également être cachés [Aakash Gupta, 2 avril].

Le plus intéressant dans cette affaire reste le billet de blog rédigé par ce qu’il reste de l’équipe d’ingénieurs de Twitter. Il explique bien comment fonctionne un fil d’actualité d’un point de vue technique.

Comment (ne pas) ouvrir le code source

Une entreprise a été pionnière pour rendre son code source public : Twitter. Il y a deux ans, son équipe « Éthique, Transparence et Responsabilité » a publié le code d’un algorithme de recadrage d’images et a organisé une compétition permettant à quiconque d’y trouver d’éventuels biais [AlgorithmWatch, 2021]. Cette équipe a été l’une des premières à être licenciée l’année dernière.

Il ne suffit pas de lire un code source pour l’auditer. Il faut le faire fonctionner (l’exécuter) sur un ordinateur. En ce qui concerne l’Ukraine, par exemple, nous savons seulement que les Spaces Twitter étiquetés « UkraineCrisisTopic » subissent le même traitement que les articles étiquetés « violence » ou « porno ». Mais nous ne savons pas comment cette étiquette est attribuée, ni quels en sont les effets. Il semble que le code de ces fonctionnalités n’ait même pas été rendu public.

Dissimulation

Publier du code informatique sans expliquer comment le faire fonctionner peut être pire qu’inutile. Cela permet de prétendre à la transparence tout en empêchant tout réel audit. Twitter n’est pas la première organisation à suivre cette stratégie.

La Caisse Nationale des Allocations Familiales a publié les 7 millions de lignes du code de son calculateur d’allocations suite à une demande d’informations publiques (demande CADA) [NextINpact, 2018]. On ne pouvait rien en tirer. J’ai fait une demande de communication des « documents d’architecture fonctionnelle », qui sont mentionnés dans des commentaires du code. La CNAF a répondu qu’ils n’existaient pas.

La loi européenne sur les services numériques prévoit que les « chercheurs agréés » pourront accéder aux « données » des très grandes plateformes, y compris éventuellement au code source [AlgorithmWatch, 2022]. Pour que la loi sur les services numériques fonctionne, il est essentiel que les entreprises traitent ces demandes comme le Twitter de 2021, et non comme le Twitter de 2023.

L’idéologie technologiste

Enfin, la focalisation sur le code source est au service d’un projet politique. J’entends souvent dire que le code est le cœur d’une entreprise, que c’est un secret commercial précieusement gardé. C’est faux. Si c’était le cas, les fuites de code source nuiraient aux entreprises. Suite à des intrusions ou des fuites, le code source de Yandex et de Twitch a été publié récemment [ArsTechnica, 2021 et 2023]. À ma connaissance, ces entreprises n’en ont pas souffert.

Le code source n’est qu’un facteur parmi d’autres pour une entreprise du Web. Parmi les autres facteurs, citons les employés, les relations avec des politiques, les procédures internes, la position sur le marché, l’environnement juridique et bien d’autres encore. Mettre le code sur un piédestal implique que les autres facteurs sont sans importance. Les propriétaires de Twitter et de Meta (et ils sont loin d’être les seuls) ont dit très clairement que les ingénieurs étaient beaucoup plus importants que le reste de leurs employé·e·s. Pour eux, tout problème est fondamentalement technique et peut être résolu par du code.

Je suis certain que la publication du code source de Twitter conduira certains technologues à prétendre que le harcèlement en ligne, les agressions et la désinformation peuvent désormais être « corrigés » par une pull request (lorsqu’un contributeur à un projet open source propose une modification du code). Ce serait un pas dans la mauvaise direction.




Infrastructures numériques de communication pour les anarchistes
(et tous les autres…)

Des moyens sûrs de communiquer à l’abri de la surveillance ? Évitons l’illusion de la confidentialité absolue et examinons les points forts et limites des applications…

 

PRÉAMBULE

Nous avons des adversaires, ils sont nombreux. Depuis la première diffusion de Pretty Good Privacy (PGP) en 1991 par Philip Zimmermann, nombreuses furent les autorités publiques ou organisations privées à s’inquiéter du fait que des individus puissent échanger des messages rigoureusement indéchiffrables en vertu de lois mathématiques (c’est moins vrai avec les innovations en calculateurs quantiques). Depuis lors, les craintes ne cessèrent d’alimenter l’imaginaire du bloc réactionnaire.

On a tout envisagé, surtout en se servant de la lutte contre le terrorisme et la pédopornographie, pour mieux faire le procès d’intention des réseaux militants, activistes, anarchistes. Jusqu’au jour où les révélations d’E. Snowden (et bien d’autres à la suite) montrèrent à quel point la vie privée était menacée (elle l’est depuis 50 ans de capitalisme de surveillance), d’autant plus que les outils de communication des multinationales du numérique sont largement utilisés par les populations.

Les libertariens s’enivrèrent de cette soif de protection de nos correspondances. Ils y voyaient (et c’est toujours le cas) un point d’ancrage de leur idéologie capitaliste, promouvant une « liberté » contre l’État mais de fait soumise aux logiques débridées du marché. Dès lors, ceux qu’on appelle les crypto-anarchistes, firent feu de ce bois, en connectant un goût certain pour le solutionnisme technologique (blockchain et compagnie) et un modèle individualiste de communication entièrement chiffré où les crypto-monnaies remplissent le rôle central dans ce marché prétendu libre, mais ô combien producteur d’inégalités.

Alimentant le mélange des genres, certains analystes, encore très récemment, confondent allègrement les anarchistes et les crypto-anarchistes, pour mieux dénigrer l’importance que nous accordons à la légitimité sociale, solidaire et égalitaire des protocoles de communication basés sur le chiffrement. Or, ce sont autant de moyens d’expression et de mobilisation démocratique et ils occupent une place centrale dans les conditions de mobilisation politique.

Les groupes anarchistes figurent parmi les plus concernés, surtout parce que les logiques d’action et les idées qui y sont partagées sont de plus en plus insupportables aux yeux des gouvernements, qu’il s’agisse de dictatures, d’illibéralisme, ou de néofascisme. Pour ces adversaires, le simple fait d’utiliser des communications chiffrées (sauf quand il s’agit de protéger leurs corruptions et leurs perversions) est une activité suspecte. Viennent alors les moyens de coercition, de surveillance et de contrôle, la technopolice. Dans cette lutte qui semble sans fin, il faut néanmoins faire preuve de pondération autant que d’analyse critique. Bien souvent on se précipite sur des outils apparemment sûrs mais peu résilients. Gratter la couche d’incertitude ne consiste pas à décourager l’usage de ces outils mais montrer combien leur usage ne fait pas l’économie de mises en garde.

Dans le texte qui suit, issu de la plateforme d’information et de médias It’s Going Down, l’auteur prend le parti de la prévention. Par exemple, ce n’est pas parce que le créateur du protocole Signal et co-fondateur de la Signal Foundation est aussi un anarchiste (quoique assez individualiste) que l’utilisation de Signal est un moyen fiable de communication pour un groupe anarchiste ou plus simplement militant. La convivialité d’un tel outil est certes nécessaire pour son adoption, mais on doit toujours se demander ce qui a été sacrifié en termes de failles de sécurité. Le même questionnement doit être adressé à tous les autres outils de communication chiffrée.

C’est à cette lourde tâche que s’attelle l’auteur de ce texte, et il ne faudra pas lui tenir rigueur de l’absence de certains protocoles tels Matrix ou XMPP. Certes, on ne peut pas aborder tous les sujets, mais il faut aussi lire cet article d’après l’expérience personnelle de l’auteur. Si Signal et Briar sont les objets centraux de ses préoccupations, son travail cherche surtout à produire une vulgarisation de concepts difficiles d’accès. C’est aussi l’occasion d’une mise au point actuelle sur nos rapports aux outils de communication chiffrée et la manière dont ces techniques et leurs choix conditionnent nos communications. On n’oubliera pas son message conclusif, fort simple : lorsqu’on le peut, mieux vaut éteindre son téléphone et rencontrer ses amis pour de vrai…

Framatophe / Christophe Masutti

 

Pour lire le document (50 pages) qui suit hors-connexion, ou pour l’imprimer, voici quatre liens de téléchargement :

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Impression format A4 imposé .PDF (2 Mo)
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Lecture simple .PDF (2 Mo)

 

 

 

 

Infrastructures numériques de communication pour les anarchistes

(et tous les autres…)

Un aperçu détaillé et un guide des diverses applications qui utilisent le pair-à-pair, le chiffrement et Tor

Source : The Guide to Peer-to-Peer, Encryption, and Tor: New Communication Infrastructure for Anarchists, It’s Going Down, 06 oct. 2022.
Traduction : Christophe Masutti
Révisions Framalang : ellébore, goofy, Henri-Paul, jums, Sichat, Wisi_eu

Les applications de chat sécurisées avec chiffrement constituent une infrastructure numérique essentielle pour les anarchistes. Elles doivent donc être examinées de près. Signal est un outil de chiffrement sécurisé très utilisé par les anarchistes aujourd’hui. Au-delà des rumeurs complotistes, l’architecture de base et les objectifs de développement de Signal présentent certaines implications en termes de sécurité pour les anarchistes. Signal est un service de communication centralisé. La centralisation peut avoir des conséquences sur la sécurité, en particulier lorsque elle est mise en perspective avec l’éventail des menaces. D’autres applications de chat sécurisées, comme Briar et Cwtch, sont des outils de communication pair-à-pair qui, en plus d’être chiffrés comme Signal, font transiter tout le trafic par Tor (appelé aussi CPT pour communication Chiffrée en Pair-à-pair via Tor). Cette conception de communication sécurisée offre de grands avantages en termes de sécurité, d’anonymat et de respect de la vie privée, par rapport à des services plus courants tels que Signal, malgré quelques réserves. Cependant, les anarchistes devraient sérieusement envisager d’essayer et d’utiliser Briar et/ou Cwtch, pour pouvoir former une infrastructure de communication plus résiliente et plus sûre.

Malgré tout, la meilleure façon de communiquer en toute sécurité demeure le face à face.

Chhhhuuut…

Il est ici question des outils numériques qui permettent de communiquer en toute sécurité et en toute confidentialité. Pour bien commencer, il s’agit d’insister sur le fait que le moyen le plus sûr de communiquer reste une rencontre en face à face, à l’abri des caméras et hors de portée sonore d’autres personnes et appareils. Les anarchistes se promenaient pour discuter bien avant que les textos chiffrés n’existent, et ils devraient continuer à le faire aujourd’hui, à chaque fois que c’est possible.

Ceci étant dit, il est indéniable que les outils de communication numérique sécurisés font maintenant partie de notre infrastructure anarchiste. Peut-être que nous sommes nombreux à nous appuyer sur eux plus que nous ne le devrions, mais ils sont devenus incontournables pour se coordonner, collaborer et rester en contact. Puisque ces outils constituent une infrastructure indispensable, il est vital pour nous d’examiner et réévaluer constamment leur sécurité et leur aptitude à protéger nos communications contre nos adversaires.

Au cours des dix ou vingt dernières années, les anarchistes ont été les premiers à adopter ces outils et ces techniques de communication chiffrée. Ils ont joué un rôle majeur dans la banalisation et la diffusion de leur utilisation au sein de nos propres communautés, ou auprès d’autres communautés engagées dans la résistance et la lutte. Le texte qui suit a pour but de présenter aux anarchistes les nouveaux outils de communication chiffrée et sécurisée. Il s’agit de démontrer que nous devrions les adopter afin de renforcer la résilience et l’autonomie de notre infrastructure. Nous pouvons étudier les avantages de ces nouvelles applications, voir comment elles peuvent nous aider à échapper à la surveillance et à la répression – et par la suite les utiliser efficacement dans nos mouvements et les promouvoir plus largement.

schéma d'une bulle de conversation en partie pointillée, en partie en traits pleins

Le plus simple est de présenter les nouvelles applications de chat sécurisé en les comparant avec celle que tout le monde connaît : Signal. Signal est de facto l’infrastructure de communication sécurisée de beaucoup d’utilisatrices, du moins en Amérique du Nord. Et de plus en plus, elle devient omniprésente en dehors des cercles anarchistes. Si vous lisez ceci, vous utilisez probablement Signal, et il y a de fortes chances que votre mère ou qu’un collègue de travail l’utilise également. L’utilisation de Signal a explosé en janvier 2021 (à tel point que le service a été interrompu pendant 24 heures), atteignant 40 millions d’utilisateurs quotidiens. Signal permet aux utilisateurs d’échanger très facilement des messages chiffrés. Il est issu d’un projet antérieur appelé TextSecure, qui permettait de chiffrer les messages SMS (les textos à l’ancienne, pour les baby zoomers qui nous lisent). TextSecure, et plus tard Signal, ont très tôt bénéficié de la confiance des anarchistes, en grande partie grâce au réseau de confiance IRL entre le développeur principal, Moxie Marlinspike, et d’autres anarchistes.

Au début de l’année 2022, Moxie a quitté Signal, ce qui a déclenché une nouvelle vague de propos alarmistes à tendance complotiste. Le PDG anarchiste de Signal a démissionné. Signal est neutralisé. Un article intitulé « Signal Warning », publié sur It’s Going Down, a tenté de dissiper ces inquiétudes et ces hypothèses complotistes, tout en discutant de la question de savoir si les anarchistes peuvent encore « faire confiance » à Signal (ils le peuvent, avec des mises en garde comme toujours). L’article a réitéré les raisons pour lesquelles Signal est, en fait, tout à fait sûr et digne de confiance (il est minutieusement audité et examiné par des experts en sécurité).

Cependant, l’article a laissé entendre que le départ de Moxie établissait, à tout le moins, une piqûre de rappel sur la nécessité d’un examen critique et sceptique permanent de Signal, et qu’il en va de même pour tout outil ou logiciel tiers utilisé par les anarchistes.

« Maintenant que la couche de vernis est enlevée, notre capacité à analyser Signal et à évaluer son utilisation dans nos milieux peut s’affranchir des distorsions que la confiance peut parfois engendrer. Nous devons désormais considérer l’application et son protocole sous-jacent tels qu’ils sont : un code utilisé dans un ordinateur, avec tous les avantages et les inconvénients que cela comporte. On en est encore loin, et, à ce jour, on ne va même pas dans cette direction. Mais, comme tous les systèmes techniques, nous devons les aborder de manière sceptique et rationnelle »

Signal continue de jouir d’une grande confiance, et aucune contre-indication irréfutable n’a encore été apportée en ce qui concerne la sécurité de Signal. Ce qui suit n’est pas un appel à abandonner Signal – Signal reste un excellent outil. Mais, étant donné son rôle prépondérant dans l’infrastructure anarchiste et l’intérêt renouvelé pour la question de savoir si nous pouvons ou devons faire confiance à Signal, nous pouvons profiter de cette occasion pour examiner de près l’application, son fonctionnement, la manière dont nous l’utilisons, et explorer les alternatives. Un examen minutieux de Signal ne révèle pas de portes dérobées secrètes (backdoors), ni de vulnérabilités béantes. Mais il révèle une priorité donnée à l’expérience utilisateur et à la rationalisation du développement par rapport aux objectifs de sécurité les plus solides. Les objectifs et les caractéristiques du projet Signal ne correspondent peut-être pas exactement à notre modèle de menace. Et en raison du fonctionnement structurel de Signal, les anarchistes dépendent d’un service centralisé pour l’essentiel de leurs communications sécurisées en ligne. Cela a des conséquences sur la sécurité, la vie privée et la fiabilité.

Il existe toutefois des alternatives développées en grande partie pour répondre spécifiquement à ces problèmes. Briar et Cwtch sont deux nouvelles applications de chat sécurisé qui, comme Signal, permettent également l’échange de messages chiffrés. Elles sont en apparence très proches de Signal, mais leur fonctionnement est très différent. Alors que Signal est un service de messagerie chiffrée, Briar et Cwtch sont des applications qui permettent l’échange de messages Chiffrés et en Pair-à-pair via Tor (CPT). Ces applications CPT et leur fonctionnement seront présentés en détail. Mais la meilleure façon d’expliquer leurs avantages (et pourquoi les anarchistes devraient s’intéresser à d’autres applications de chat sécurisées alors que nous avons déjà Signal) passe par une analyse critique approfondie de Signal.

Modèle de menace et avertissements

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de replacer cette discussion dans son contexte en définissant un modèle de menace pertinent. Dans le cadre de cette discussion, nos adversaires sont les forces de l’ordre au niveau national ou bien les forces de l’ordre locales qui ont un accès aux outils des forces de l’ordre nationale. Malgré le chiffrement de bout en bout qui dissimule le contenu des messages en transit, ces adversaires disposent de nombreuses ressources qui pourraient être utilisées pour découvrir ou perturber nos activités, nos communications ou nos réseaux afin de pouvoir nous réprimer. Il s’agit des ressources suivantes :

  • Ils ont un accès facile aux sites de médias sociaux et à toutes autres informations publiques.
  • Dans certains cas, ils peuvent surveiller l’ensemble du trafic internet du domicile d’une personne ciblée ou de son téléphone.
  • Ils peuvent accéder à des données ou à des métadonnées « anonymisées » qui proviennent d’applications, d’opérateurs de téléphonique, de fournisseurs d’accès à Internet, etc.
  • Ils peuvent accéder au trafic réseau collecté en masse à partir des nombreux goulots d’étranglement de l’infrastructure internet.
  • Avec plus ou moins de succès, ils peuvent combiner, analyser et corréler ces données et ce trafic réseau afin de désanonymiser les utilisateurs, de cartographier les réseaux sociaux ou de révéler d’autres informations potentiellement sensibles sur des individus ou des groupes et sur leurs communications.
  • Ils peuvent compromettre l’infrastructure de l’internet (FAI, fournisseurs de services, entreprises, développeurs d’applications) par la coercition ou le piratage1.

Le présent guide vise à atténuer les capacités susmentionnées de ces adversaires, mais il en existe bien d’autres qui ne peuvent pas être abordées ici :

  • Ils peuvent infecter à distance les appareils des personnes ciblées avec des logiciels malveillants d’enregistrement de frappe au clavier et de pistage, dans des cas extrêmes.
  • Ils peuvent accéder à des communications chiffrées par l’intermédiaire d’informateurs confidentiels ou d’agents infiltrés.
  • Ils peuvent exercer de fortes pressions ou recourir à la torture pour contraindre des personnes à déverrouiller leur téléphone ou leur ordinateur ou à donner leurs mots de passe.
  • Bien qu’ils ne puissent pas casser un système de chiffrement robuste dans un délai raisonnable, ils peuvent, en cas de saisie, être en mesure d’obtenir des données à partir d’appareils apparemment chiffrés grâce à d’autres vulnérabilités (par exemple, dans le système d’exploitation de l’appareil) ou de défaillances de la sécurité opérationnelle.

Toute méthode de communication sécurisée dépend fortement des pratiques de sécurité de l’utilisateur. Peu importe que vous utilisiez l’Application de Chat Sécurisée Préférée d’Edward Snowden TM si votre adversaire a installé un enregistreur de frappe sur votre téléphone, ou si quelqu’un partage des captures d’écran de vos messages chiffrés sur Twitter, ou encore si votre téléphone a été saisi et n’est pas correctement sécurisé.

Une explication détaillée de la sécurité opérationnelle, de la culture de la sécurité, des concepts connexes et des meilleures pratiques dépasse le cadre de ce texte – cette analyse n’est qu’une partie de la sécurité opérationnelle pertinente pour le modèle de menace concerné. Vous devez envisager une politique générale de sécurité pour vous protéger contre la menace des infiltrés et des informateurs. Comment utiliser en toute sécurité des appareils, comme les téléphones et les ordinateurs portables, pour qu’ils ne puissent pas servir à monter un dossier s’ils sont saisis, et comment adopter des bonnes habitudes pour réduire au minimum les données qui se retrouvent sur les appareils électroniques (rencontrez-vous face à face et laissez votre téléphone à la maison !)

La « cybersécurité » évolue rapidement : il y a une guerre d’usure entre les menaces et les développeurs d’applications. Les informations fournies ici seront peut-être obsolètes au moment où vous lirez ces lignes. Les caractéristiques ou la mise en œuvre des applications peuvent changer, qui invalident partiellement certains des arguments avancés ici (ou qui les renforcent). Si la sécurité de vos communications électroniques est cruciale pour votre sécurité, vous ne devriez pas vous croire sur parole n’importe quelle recommandation, ici ou ailleurs.

Perte de Signal

Vous avez probablement utilisé Signal aujourd’hui. Et Signal ne pose pas vraiment de gros problèmes. Il est important de préciser que malgré les critiques qui suivent, l’objectif n’est pas d’inciter à la panique quant à l’utilisation de Signal. Il ne s’agit pas de supprimer l’application immédiatement, de brûler votre téléphone et de vous enfuir dans les bois. Cela dit, peut-être pourriez-vous le faire pour votre santé mentale, mais en tout cas pas seulement à cause de ce guide. Vous pourriez envisager de faire une petite randonnée au préalable.

Une parenthèse pour répondre à certaines idées complotistes

Une rapide recherche sur DuckDuckGo (ou peut-être une recherche sur Twitter ? Je ne saurais dire) avec les termes « Signal CIA », donnera lieu à de nombreuses désinformations et théories complotistes à propos de Signal. Compte tenu de la nature déjà critique de ce guide et de l’importance d’avoir un avis nuancé, penchons-nous un peu sur ces théories.

La plus répandue nous dit que Signal aurait été développé secrètement par la CIA et qu’il serait donc backdoorisé. Par conséquent, la CIA (ou parfois la NSA) aurait la possibilité d’accéder facilement à tout ce que vous dites sur Signal en passant par leur porte dérobée secrète.

« L’étincelle de vérité qui a embrasé cette théorie complotiste est la suivante : entre 2013 et 2016, les développeurs de Signal ont reçu un peu moins de 3 millions de dollars américains de financement de la part de l’Open Technology Fund (OTF). L’OTF était à l’origine un programme de Radio Free Asia, supervisé par l’Agence américaine pour les médias mondiaux (U. S. Agency for Global Media, USAGM – depuis 2019, l’OTF est directement financé par l’USAGM). L’USAGM est une « agence indépendante du gouvernement américain », qui promeut les intérêts nationaux des États-Unis à l’échelle internationale et qui est financée et gérée directement par le gouvernement américain. Donc ce dernier gère et finance USAGM/Radio Free Asia, qui finance l’OTF, qui a financé le développement de Signal (et Hillary Clinton était secrétaire d’État à l’époque !!) : c’est donc la CIA qui aurait créé Signal… »

L’USAGM (et tous ses projets tels que Radio Free Asia et l’OTF) promeut les intérêts nationaux américains en sapant ou en perturbant les gouvernements avec lesquels les États-Unis sont en concurrence ou en conflit. Outre la promotion de contre-feux médiatiques (via le soutien à une « presse libre et indépendante » dans ces pays), cela implique également la production d’outils pouvant être utilisés pour contourner la censure et résister aux « régimes oppressifs ».

Les bénéficiaires de la FTO sont connus et ce n’est un secret pour personne que l’objectif affiché de la FTO consiste à créer des outils pour subvertir les régimes qui s’appuient fortement sur la répression en ligne, sur la surveillance généralisée et sur la censure massive de l’internet pour se maintenir au pouvoir (et que ces régimes sont ceux dont le gouvernement américain n’est pas fan). Comment et pourquoi cela se produit en relation avec des projets tels que Signal est clairement rapporté par des médias grand public tels que le Wall Street Journal. Des médias comme RT rapportent également ces mêmes informations hors contexte et en les embellissant de manière sensationnelle, ce qui conduit à ces théories complotistes.

Illustration 2: Le journaliste Kit Klarenburg se plaît à produire des articles farfelus sur Signal pour des médias tels que RT.
Illustration 2: Le journaliste Kit Klarenburg se plaît à produire des articles farfelus sur Signal pour des médias tels que RT.

Signal est un logiciel open source, ce qui signifie que l’ensemble de son code est vérifié et examiné par des experts. C’est l’application-phare où tout le monde cherche une porte dérobée de la CIA. Or, en ce qui concerne la surveillance de masse, il est plus facile et plus efficace pour nos adversaires de dissimuler des dispositifs de surveillance dans des applications et des infrastructures internet fermées et couramment utilisées, avec la coopération d’entreprises complices. Et en termes de surveillance ciblée, il est plus facile d’installer des logiciels malveillants sur votre téléphone.

De nombreux projets de logiciels open-source, comme Signal, ont été financés par des moyens similaires. La FTO finance ou a financé de nombreux autres projets dont vous avez peut-être entendu parler : Tor (au sujet duquel il existe des théories complotistes similaires), K-9 Mail, NoScript, F-Droid, Certbot et Tails (qui compte des anarchistes parmi ses développeurs).

Ces financements sont toujours révélés de manière transparente. Il suffit de consulter la page des sponsors de Tails, où l’on peut voir que l’OTF est un ancien sponsor (et que son principal sponsor actuel est… le département d’État des États-Unis !) Les deux applications CPT dont il est question dans ce guide sont en partie financées par des sources similaires.

On peut débattre sans fin sur les sources de financement des projets open source qui renforcent la protection de la vie privée ou la résistance à la surveillance : conflits d’intérêts, éthique, crédibilité, développement de tels outils dans un contexte de géopolitique néolibérale… Il est bon de faire preuve de scepticisme et de critiquer la manière dont les projets sont financés, mais cela ne doit pas nous conduire à des théories complotistes qui obscurcissent les discussions sur leur sécurité dans la pratique. Signal a été financé par de nombreuses sources « douteuses » : le développement initial de Signal a été financé par la vente du projet précurseur (TextSecure) à Twitter, pour un montant inconnu. Plus récemment, Signal a bénéficié d’un prêt de 50 millions de dollars à taux zéro de la part du fondateur de WhatsApp, qui est aujourd’hui directeur général de la Signal Foundation. Il existe de nombreuses preuves valables qui expliquent pourquoi et comment Signal a été financé par une initiative des États-Unis visant à dominer le monde, mais elles ne suggèrent ni n’impliquent d’aucune façon l’existence d’une porte dérobée, impossible à dissimuler, conçue par la CIA pour cibler les utilisatrices de Signal.

– Alors, Signal c’est bien, en fait ?

Si Signal n’est pas une opération secrète de la CIA, alors tout va bien, non ? Les protocoles de chiffrement de Signal sont communément considérés comme sûrs. En outre, Signal a l’habitude d’améliorer ses fonctionnalités et de remédier aux vulnérabilités en temps voulu, de manière transparente. Signal a réussi à rendre les discussions chiffrées de bout en bout suffisamment faciles pour devenir populaires. L’adoption généralisée de Signal est très certainement une bonne chose.

Thèses complotistes mises à part, les anarchistes ont toutefois de bonnes raisons d’être sceptiques à l’égard de Signal. Pendant le développement de Signal, Moxie a adopté une approche quelque peu dogmatique à l’égard de nombreux choix structurels et d’ingénierie logicielle. Ces décisions ont été prises intentionnellement (comme expliqué dans des articles de blog, lors de conférences ou dans divers fils de discussion sur GitHub) afin de faciliter l’adoption généralisée de Signal Messenger parmi les utilisateurs les moins avertis, mais aussi pour préparer la croissance du projet à long terme, et ainsi permettre une évolution rationalisée tout en ajoutant de nouvelles fonctionnalités.

Les adeptes de la cybersécurité en ligne ont longtemps critiqué ces décisions comme étant des compromis qui sacrifient la sécurité, la vie privée ou l’anonymat de l’utilisateur au profit des propres objectifs de Moxie pour Signal. S’aventurer trop loin risquerait de nous entraîner sur le terrain des débats dominés par les mâles prétentieux du logiciel libre (si ce n’est pas déjà le cas). Pour être bref, les justifications de Moxie se résument à maintenir la compétitivité de Signal dans l’écosystème capitaliste de la Silicon Valley, axé sur le profit. Mise à part les stratégies de développement logiciel dans le cadre du capitalisme moderne, les caractéristiques concrètes de Signal les plus souvent critiquées sont les suivantes :

  1. Signal s’appuie sur une infrastructure de serveurs centralisée.
  2. Signal exige que chaque compte soit lié à un numéro de téléphone.
  3. Signal dispose d’un système de paiement en crypto-monnaie intégré.

schéma simplifié de la centralisation des conversations vers un serveur unique.

Peut-être que Moxie a eu raison et que ses compromis en valaient la peine : aujourd’hui, Signal est extrêmement populaire, l’application s’est massivement développée avec un minimum de problèmes de croissance, de nombreuses nouvelles fonctionnalités (à la fois pour la convivialité et la sécurité) ont été facilement introduites, et elle semble être durable dans un avenir prévisible2. Mais l’omniprésence de Signal en tant qu’infrastructure anarchiste exige un examen minutieux de ces critiques, en particulier lorsqu’elles s’appliquent à nos cas d’utilisation et à notre modèle de menace dans un monde en mutation. Cet examen permettra d’expliquer comment les applications CPT comme Briar et Cwtch, qui utilisent une approche complètement différente de la communication sécurisée, nous apportent potentiellement plus de résilience et de sécurité.

Signal en tant que service centralisé

Signal est moins une application qu’un service. Signal (Open Whisper Systems/The Signal Foundation) fournit l’application Signal (que vous pouvez télécharger et exécuter sur votre téléphone ou votre ordinateur) et gère un serveur Signal3. L’application Signal ne peut rien faire en soi. Le serveur Signal fournit la couche de service en traitant et en relayant tous les messages envoyés et reçus via l’application Signal. C’est ainsi que fonctionnent la plupart des applications de chat. Discord, WhatsApp, iMessage, Instagram/Facebook Messenger et Twitter dms sont tous des services de communication centralisés, où vous exécutez une application sur votre appareil et où un serveur centralisé, exploité par un tiers, relaie les messages entre les individus. Une telle centralisation présente de nombreux avantages pour l’utilisateur : vous pouvez synchroniser vos messages et votre profil sur le serveur pour y accéder sur différents appareils ; vous pouvez envoyer un message à votre ami même s’il n’est pas en ligne et le serveur stockera le message jusqu’à ce que votre ami se connecte et le récupère ; les discussions de groupe entre plusieurs utilisateurs fonctionnent parfaitement, même si les utilisateurs sont en ligne ou hors ligne à des moments différents.

Signal utilise le chiffrement de bout en bout, ce qui signifie que le serveur Signal ne peut lire aucun de vos messages. Mais qu’il soit un service de communication centralisé a de nombreuses implications importantes en termes de sécurité et de fiabilité.

petit bureau de poste imaginaire où figure le drapeau de Signal, une boîte aux lettres et l'indication "comme en Europe" sous le titre "Bureau de poste de Signal"

Le bureau de poste de Signal

Signal-en-tant-que-service est comparable à un service postal. Il s’agit d’un très bon service postal, comme il en existe peut-être quelque part en Europe. Dans cet exemple, le serveur Signal est un bureau de poste. Vous écrivez une lettre à votre ami et la scellez dans une enveloppe avec une adresse (disons que personne d’autre que votre ami ne peut ouvrir l’enveloppe – c’est le chiffrement). À votre convenance, vous déposez toutes les lettres que vous envoyez au bureau de poste Signal, où elles sont triées et envoyées aux différents amis auxquels elles sont destinées. Si un ami n’est pas là, pas de problème ! Le bureau de poste Signal conservera la lettre jusqu’à ce qu’il trouve votre ami à la maison, ou votre ami peut simplement la récupérer au bureau de poste le plus proche. Le bureau de poste Signal est vraiment bien (c’est l’Europe, hein !) et vous permet même de faire suivre votre courrier partout où vous souhaitez le recevoir.

Peut-être aurez-vous remarqué qu’un problème de sécurité potentiel se pose sur le fait de confier tout son courrier au bureau de poste Signal. Les enveloppes scellées signifient qu’aucun facteur ou employé ne peut lire vos lettres (le chiffrement les empêche d’ouvrir les enveloppes). Mais celles et ceux qui côtoient régulièrement leur facteur savent qu’il peut en apprendre beaucoup sur vous, simplement en traitant votre courrier : il sait de qui vous recevez des lettres, il connaît tous vos abonnements à des magazines, mais aussi quand vous êtes à la maison ou non, tous les différents endroits où vous faites suivre votre courrier et toutes les choses embarrassantes que vous commandez en ligne. C’est le problème d’un service centralisé qui s’occupe de tout votre courrier – je veux dire de vos messages !

Les métadonnées, c’est pour toujours

Les informations que tous les employés du bureau de poste Signal connaissent sur vous et votre courrier sont des métadonnées. Les métadonnées sont des données… sur les données. Elles peuvent inclure des éléments tels que l’expéditeur et le destinataire d’un message, l’heure à laquelle il a été envoyé et le lieu où il a été distribué. Tout le trafic sur Internet génère intrinsèquement ce type de métadonnées. Les serveurs centralisés constituent un point d’entrée facile pour observer ou collecter toutes ces métadonnées, puisque tous les messages passent par un point unique. Il convient de souligner que l’exemple ci-dessus du bureau de poste Signal n’est qu’une métaphore pour illustrer ce que sont les métadonnées et pourquoi elles constituent une préoccupation importante pour les services de communication centralisés. Signal est en fait extrêmement doué pour minimiser ou masquer les métadonnées. Grâce à la magie noire du chiffrement et à une conception intelligente du logiciel, il y a très peu de métadonnées auxquelles le serveur Signal peut facilement accéder. Selon les propres termes de Signal :

«  Les éléments que nous ne stockons pas comprennent tout ce qui concerne les contacts d’un utilisateur (tels que les contacts eux-mêmes, un hachage des contacts, ou toute autre information dérivée sur les contacts), tout ce qui concerne les groupes d’un utilisateur (les groupes auxquels il appartient, leur nombre, les listes de membres des groupes, etc.), ou tout enregistrement des personnes avec lesquelles un utilisateur a communiqué.  »

Il n’existe que deux parties de métadonnées connues pour être stockées de manière persistante, et qui permettent de savoir :

  • si un numéro de téléphone est enregistré auprès d’un compte Signal
  • la dernière fois qu’un compte Signal a été connecté au serveur.

C’est une bonne chose ! En théorie, c’est tout ce qu’un employé curieux du bureau de poste Signal peut savoir sur vous. Mais cela est dû, en partie, à l’approche « Moi, je ne le vois pas » du serveur lui-même. Dans une certaine mesure, nous devons croire sur parole ce que le serveur Signal prétend faire…

Bien obligés de faire confiance

Tout comme l’application Signal sur votre téléphone ou votre ordinateur, le serveur Signal est également basé sur du code principalement4 open source. Il est donc soumis à des contrôles similaires par des experts en sécurité. Cependant, il y a une réalité importante et inévitable à prendre en compte : nous sommes obligés de croire que le serveur de Signal exécute effectivement le même code open source que celui qui est partagé avec nous. Il s’agit là d’un problème fondamental lorsque l’on se fie à un serveur centralisé géré par une tierce partie.

« Nous ne collectons ni ne stockons aucune information sensible sur nos utilisateurs, et cela ne changera jamais. » (blog de Signal)

En tant que grande association à but non lucratif, Signal ne peut pas systématiquement se soustraire aux ordonnances ou aux citations à comparaître qui concerne les données d’utilisateurs. Signal dispose même d’une page sur son site web qui énumère plusieurs citations à comparaître et les réponses qu’elle y a apportées. Mais rappelons-nous des deux types de métadonnées stockées par le serveur Signal qui peuvent être divulguées :

Illustration 3: Les réponses de Signal indiquent la date de la dernière connexion, la date de création du compte et le numéro de téléphone (caviardé)
Illustration 3: Les réponses de Signal indiquent la date de la dernière connexion, la date de création du compte et le numéro de téléphone (caviardé)

À l’heure où nous écrivons ces lignes, il n’y a aucune raison de douter de ce qui a été divulgué, mais il faut noter que Signal se conforme également à des procédures-bâillon qui l’empêchent de révéler qu’elle a reçu une citation à comparaître ou un mandat. Historiquement, Signal se bat contre ces injonctions, mais nous ne pouvons savoir ce qui nous est inconnu, notamment car Signal n’emploie pas de warrant canary, ces alertes en creux qui annoncent aux utilisateurs qu’aucun mandat spécifique n’a été émis pour le moment [une manière détournée d’annoncer des mandats dans le cas où cette annonce disparaisse, NDLR]. Il n’y a aucune raison sérieuse de penser que Signal a coopéré avec les autorités plus fréquemment qu’elle ne le prétend, mais il y a trois scénarios à envisager :

  1. Des modifications de la loi pourraient contraindre Signal, sur demande, à collecter et à divulguer davantage d’informations sur ses utilisateurs et ce, à l’insu du public.
  2. Signal pourrait être convaincu par des arguments éthiques, moraux, politiques ou patriotiques de coopérer secrètement avec des adversaires.
  3. Signal pourrait être infiltré ou piraté par ces adversaires afin de collecter secrètement davantage de données sur les utilisateurs ou afin que le peu de métadonnées disponibles puissent leur être plus facilement transmis.

Tous ces scénarios sont concevables, ils ont des précédents historiques ailleurs, mais ils ne sont pas forcément probables ni vraisemblables. En raison de la « magie noire du chiffrement » susmentionnée et de la complexité des protocoles des réseaux, même si le serveur Signal se retrouvait altéré pour devenir malveillant, il y aurait toujours une limite à la quantité de métadonnées qui peuvent être collectées sans que les utilisatrices ou les observateurs ne s’en aperçoivent. Cela n’équivaudrait pas, par exemple, à ce que le bureau de poste Signal laisse entrer un espion (par une véritable « porte dérobée installée par la CIA ») qui viendrait lire et enregistrer toutes les métadonnées de chaque message qui passe par ce bureau. Des changements dans les procédures et le code pourraient avoir pour conséquence que des quantités faibles, mais toujours plus importantes de métadonnées (ou autres informations), deviennent facilement disponibles pour des adversaires, et cela pourrait se produire sans que nous en soyons conscients. Il n’y a pas de raison particulière de se méfier du serveur Signal à ce stade, mais les anarchistes doivent évaluer la confiance qu’ils accordent à un tiers, même s’il est historiquement digne de confiance comme Signal.

Illustration 4: Intelligence Community Comprehensive National Initiative Data Center (Utah) Vue aérienne des bâtiments
Illustration 4: Intelligence Community Comprehensive National Initiative Data Center (Utah)

Mégadonnées

De nombreux et puissants ennemis sont capables d’intercepter et de stocker des quantités massives de trafic sur Internet. Il peut s’agir du contenu de messages non chiffré, mais avec l’utilisation généralisée du chiffrement, ce sont surtout des métadonnées et l’activité internet de chacun qui sont ainsi capturées et stockées.

Nous pouvons choisir de croire que Signal n’aide pas activement nos adversaires à collecter des métadonnées sur les communications des utilisateurs et utilisatrices, mais nos adversaires disposent de nombreux autres moyens pour collecter ces données : la coopération avec des entreprises comme Amazon ou Google (Signal est actuellement hébergé par Amazon Web Services), ou bien en ciblant ces hébergeurs sans leur accord, ou tout simplement en surveillant le trafic internet à grande échelle.

Les métadonnées relatives aux activités en ligne sont également de plus en plus accessibles à des adversaires moins puissants, ceux qui peuvent les acheter, sous forme brute ou déjà analysées, à des courtiers de données, qui à leur tour les achètent ou les acquièrent via des sociétés spécialisées dans le développement d’applications ou les fournisseurs de téléphones portables.

Les métadonnées ainsi collectées donnent lieu à des jeux de données volumineux et peu maniables qui étaient auparavant difficiles à analyser. Mais de plus en plus, nos adversaires (et même des organisations ou des journalistes) peuvent s’emparer de ces énormes jeux de données, les combiner et leur appliquer de puissants outils d’analyse algorithmique pour obtenir des corrélations utiles sur des personnes ou des groupes de personnes (c’est ce que l’on appelle souvent le « Big Data »). Même l’accès à de petites quantités de ces données et à des techniques d’analyse rudimentaires permet de désanonymiser des personnes et de produire des résultats utiles.

Histoire des messages de Jean-Michel

salle de projection de cinéma avec dans l'ombre un type qui consulte ses mails dans un halo lumineux, au-dessus de lui, le faisceau de projection du film

Voici un scénario fictif qui montre comment l’analyse du trafic et la corrélation des métadonnées peuvent désanonymiser un utilisateur de Signal.

Imaginez un cinéphile assidu, mais mal élevé, disons Jean-Michel, qui passe son temps à envoyer des messages via Signal pendant la projection. Les reflets de l’écran de son téléphone (Jean-Michel n’utilise pas le mode sombre) gênent tout le monde dans la salle. Mais la salle est suffisamment sombre pour que Lucie, la gérante qui s’occupe de tout, ne puisse pas savoir exactement qui envoie des messages en permanence. Lucie commence alors à collecter toutes les données qui transitent par le réseau Wi-Fi du cinéma, à la recherche de connexions au serveur Signal. Les connexions fréquentes de Jean-Michel à ce serveur apparaissent immédiatement. Lucie est en mesure d’enregistrer l’adresse MAC (un identifiant unique associé à chaque téléphone) et peut confirmer que c’est le même appareil qui utilise fréquemment Signal sur le réseau Wi-Fi du cinéma pendant les heures de projection. Lucie est ensuite en mesure d’établir une corrélation avec les relevés de transactions par carte bancaire de la billetterie et d’identifier une carte qui achète toujours des billets de cinéma à l’heure où l’appareil utilise fréquemment Signal (le nom du détenteur de la carte est également révélé : Jean-Michel). Avec l’adresse MAC de son téléphone, son nom et sa carte de crédit, Lucie peut fournir ces informations à un détective privé véreux, qui achètera l’accès à de vastes jeux de données collectées par des courtiers de données (auprès des fournisseurs de téléphones portables et des applications mobiles), et déterminera un lieu où le même téléphone portable est le plus fréquemment utilisé. Outre le cinéma, il s’agit du domicile de Jean-Michel. Lucie se rend chez Jean-Michel de nuit et fait exploser sa voiture (car la salle de cinéma était en fait une couverture pour les Hell’s Angels du coin).

Des métadonnées militarisées

Général Michael Hayden
Général Michael Hayden

« Nous tuons des gens en nous appuyant sur des métadonnées… mais ce n’est pas avec les métadonnées que nous les tuons ! » (dit avec un sourire en coin, les rires fusent dans l’assistance)

Général Michael Hayden, ancien Directeur de la NSA (1999-2005) et Directeur de la CIA (2006-2009).

Sur un Internet où les adversaires ont les moyens de collecter et d’analyser d’énormes volumes de métadonnées et de données de trafic, l’utilisation de serveurs centralisés peut s’avérer dangereuse. Ils peuvent facilement cibler les appareils qui communiquent avec le serveur Signal en surveillant le trafic internet en général, au niveau des fournisseurs d’accès, ou éventuellement aux points de connexion avec le serveur lui-même. Ils peuvent ensuite essayer d’utiliser des techniques d’analyse pour révéler des éléments spécifiques sur les utilisatrices individuelles ou leurs communications via Signal.

Dans la pratique, cela peut s’avérer difficile. Vous pourriez vous demander si un adversaire qui observe tout le trafic entrant et sortant du serveur Signal pourrait déterminer que vous et votre ami échangez des messages en notant qu’un message a été envoyé de votre adresse IP au serveur de signal à 14:01 et que le serveur de Signal a ensuite envoyé un message de la même taille à l’adresse IP de votre ami à 14:02. Heureusement, une analyse corrélationnelle très simple comme celle-ci n’est pas possible en raison de l’importance du trafic entrant et sortant en permanence du serveur de Signal et de la manière dont ce trafic est traité à ce niveau. C’est moins vrai pour les appels vidéo/voix où les protocoles internet utilisés rendent plus plausible l’analyse corrélationnelle du trafic pour déterminer qui a appelé qui. Il n’en reste pas moins que la tâche reste très difficile pour qui observe l’ensemble du trafic entrant et sortant du serveur de Signal afin d’essayer de déterminer qui parle à qui. Peut-être même que cette tâche est impossible à ce jour.

Pourtant, les techniques de collecte de données et les outils d’analyse algorithmique communément appelés « Big Data » deviennent chaque jour plus puissants. Nos adversaires sont à la pointe de cette évolution. L’utilisation généralisée du chiffrement dans toutes les télécommunications a rendu l’espionnage illicite traditionnel beaucoup moins efficace et, par conséquent, nos adversaires sont fortement incités à accroître leurs capacités de collecte et d’analyse des métadonnées. Ils le disent clairement : « Si vous avez suffisamment de métadonnées, vous n’avez pas vraiment besoin du contenu »5. Ils tuent des gens sur la base de métadonnées.

Ainsi, bien qu’il ne soit peut-être pas possible de déterminer avec certitude une information aussi fine que « qui a parlé à qui à un moment précis », nos adversaires continuent d’améliorer à un rythme soutenu leur aptitude à extraire, à partir des métadonnées, toutes les informations sensibles qu’ils peuvent. Certaines fuites nous apprennent régulièrement qu’ils étaient en possession de dispositifs de surveillance plus puissants ou plus invasifs qu’on ne le pensait jusqu’à présent. Il n’est pas absurde d’en déduire que leurs possibilités sont bien étendues que ce que nous en savons déjà.

Signal est plus vulnérable à ce type de surveillance et d’analyse parce qu’il s’agit d’un service centralisé. Le trafic de Signal sur Internet n’est pas difficile à repérer et le serveur Signal est un élément central facile à observer ou qui permet de collecter des métadonnées sur les utilisateurs et leurs activités. D’éventuelles compromissions de Signal, des modifications dans les conditions d’utilisation ou encore des évolutions législatives pourraient faciliter les analyses de trafic et la collecte des métadonnées de Signal, pour que nos adversaires puissent les analyser.

Les utilisateurs individuels peuvent mettre en œuvre certaines mesures de protection, comme faire transiter leur trafic Signal par Tor ou un VPN, mais cela peut s’avérer techniquement difficile à mettre en œuvre et propice aux erreurs. Tout effort visant à rendre plus difficile la liaison d’une utilisatrice de Signal à une personne donnée est également rendu complexe par le fait que Signal exige de chaque compte qu’il soit lié à un numéro de téléphone (nous y reviendrons plus tard).

Dépendances et points faibles

Un service centralisé signifie non seulement qu’il existe un point de contrôle central, mais aussi un point faible unique : Signal ne fonctionne pas si le serveur Signal est en panne. Il est facile de l’oublier jusqu’au jour où cela se produit. Signal peut faire une erreur de configuration ou faire face à un afflux de nouveaux utilisateurs à cause d’un tweet viral et tout à coup Signal ne fonctionne carrément plus.

message de service de Signal, indisponibilité du service due à des difficultés techniques qui seront bientôt réglées blablabla

Signal pourrait également tomber en panne à la suite d’actions intentées par un adversaire. Imaginons une attaque par déni de service (ou tout autre cyberattaque) qui viserait à perturber le fonctionnement de Signal lors d’une rébellion massive. Les fournisseurs de services qui hébergent le serveur Signal pourraient également décider de le mettre hors service sans avertissement pour diverses raisons : sous la pression d’un adversaire, sous une pression politique, sous la pression de l’opinion publique ou pour des raisons financières.

Des adversaires qui contrôlent directement l’infrastructure Internet locale peuvent tout aussi bien perturber un service centralisé. Lorsque cela se produit dans certains endroits, Signal réagit en général rapidement en mettant en œuvre des solutions de contournement ou des modifications créatives, ce qui donne lieu à un jeu du chat et de la souris entre Signal et l’État qui tente de bloquer Signal dans la zone qu’il contrôle. Une fois encore, il s’agit de rester confiant dans le fait que les intérêts de Signal s’alignent toujours sur les nôtres lorsqu’un adversaire tente de perturber Signal de cette manière dans une région donnée.

Cryptocontroverse

En 2021, Signal a entrepris d’intégrer un nouveau système de paiement dans l’application en utilisant la crypto-monnaie MobileCoin. Si vous ne le saviez pas, vous n’êtes probablement pas le seul, mais c’est juste là, sur la page de vos paramètres.

bandeaux pour paiements sur l'application

MobileCoin est une crypto-monnaie peu connue, qui privilégie la protection de la vie privée, et que Moxie a également contribué à développer. Au-delà des débats sur les systèmes pyramidaux de crypto-monnaies, le problème est qu’en incluant ce type de paiements dans l’application, Signal s’expose à des vérifications de légalité beaucoup plus approfondies de la part des autorités. En effet, les crypto-monnaies étant propices à la criminalité et aux escroqueries, le gouvernement américain se préoccupe de plus en plus d’encadrer leur utilisation. Signal n’est pas une bande de pirates, c’est une organisation à but non lucratif très connue. Elle ne peut pas résister longtemps aux nouvelles lois que le gouvernement américain pourrait adopter pour réglementer les crypto-monnaies.

Si les millions d’utilisateurs de Signal utilisaient effectivement MobileCoin pour leurs transactions quotidiennes, il ne serait pas difficile d’imaginer que Signal fasse l’objet d’un plus grand contrôle de la part de l’organisme fédéral américain de réglementation (la Securities and Exchange Commission) ou autres autorités. Le gouvernement n’aime pas les systèmes de chiffrement, mais il aime encore moins les gens ordinaires qui paient pour de la drogue ou échappent à l’impôt. Imaginez un scénario dans lequel les cybercriminels s’appuieraient sur Signal et MobileCoin pour accepter les paiements des victimes de rançongiciels. Cela pourrait vraiment mettre le feu aux poudres et dégrader considérablement l’image de Signal en tant qu’outil de communication fiable et sécurisé.

Un mouchard en coulisses

Cette frustration devrait déjà être familière aux anarchistes qui utilisent Signal. En effet, les comptes Signal nécessitent un numéro de téléphone. Quel que soit le numéro de téléphone auquel un compte est lié, il est également divulgué à toute personne avec laquelle vous vous connectez sur Signal. En outre, il est très facile de déterminer si un numéro de téléphone donné est lié à un compte Signal actif.

Il existe des solutions pour contourner ce problème, mais elles impliquent toutes d’obtenir un numéro de téléphone qui n’est pas lié à votre identité afin de pouvoir l’utiliser pour ouvrir un compte Signal. En fonction de l’endroit où vous vous trouvez, des ressources dont vous disposez et de votre niveau de compétence technique, cette démarche peut s’avérer peu pratique, voire bien trop contraignante. Signal ne permet pas non plus d’utiliser facilement plusieurs comptes à partir du même téléphone ou ordinateur. Configurer plusieurs comptes Signal pour différentes identités, ou pour les associer à différents projets, devient une tâche énorme, d’autant plus que vous avez besoin d’un numéro de téléphone distinct pour chacun d’entre eux.

Pour des adversaires qui disposent de ressources limitées, il est toujours assez facile d’identifier une personne sur la base de son numéro de téléphone. En outre, s’ils se procurent un téléphone qui n’est pas correctement éteint ou chiffré, ils ont accès aux numéros de téléphone des contacts et des membres du groupe. Il s’agit évidemment d’un problème de sécurité opérationnelle qui dépasse le cadre de Signal, mais le fait que Signal exige que chaque compte soit lié à un numéro de téléphone accroît considérablement la possibilité de pouvoir cartographier le réseau, ce qui entraîne des conséquences dommageables.

On ignore si Signal permettra un jour l’existence de comptes sans qu’ils soient liés à un numéro de téléphone ou à un autre identifiant de la vie réelle. On a pu dire qu’ils ne le feront jamais, ou que le projet est en cours mais perdu dans les limbes6. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un problème majeur pour de nombreux cas d’utilisation par des anarchistes.

Vers une pratique plus stricte

Après avoir longuement discuté de Signal, il est temps de présenter quelques alternatives qui répondent à certains de ces problèmes : Briar et Cwtch. Briar et Cwtch sont, par leur conception même, extrêmement résistants aux métadonnées et offrent un meilleur anonymat. Ils sont également plus résilients, car ils ne disposent pas de serveur central ou de risque de défaillance en un point unique. Mais ces avantages ont un coût : une plus grande sécurité s’accompagne de quelques bizarreries d’utilisation auxquelles il faut s’habituer.

Rappelons que Cwtch et Briar sont des applications CPT :

C : comme Signal, les messages sont chiffrés de bout en bout,

P : pour la transmission en pair-à-pair,

T : les identités et les activités des utilisatrices sont anonymisées par l’envoi de tous messages via Tor.

Parce qu’elles partagent une architecture de base, elles ont de nombreuses fonctionnalités et caractéristiques communes.

Pair-à-pair

communication pair-à-pair illustrée par le vieux truc de la liaison par fil de deux boîtes de conserve percées, avec un "hello" à chaque bout

Signal est un service de communication centralisé, qui utilise un serveur pour relayer et transmettre chaque message que vous envoyez à vos amis. Les problèmes liés à ce modèle ont été longuement discutés ! Vous êtes probablement lassés d’en entendre parler maintenant. Le P de CPT signifie pair-à-pair. Dans un tel modèle, vous échangez des messages directement avec vos amis. Il n’y a pas de serveur central intermédiaire géré par un tiers. Chaque connexion directe s’appuie uniquement sur l’infrastructure plus large d’Internet.

facteur à vélo qui tient une enveloppe

Vous vous souvenez du bureau de poste Signal ? Avec un modèle pair-à-pair, vous ne passez pas par un service postal pour traiter votre courrier. Vous remettez vous-même chaque lettre directement à votre ami. Vous l’écrivez, vous la scellez dans une enveloppe (chiffrement de bout en bout), vous la mettez dans votre sac et vous traversez la ville à vélo pour la remettre en main propre.

La communication pair-à-pair offre une grande résistance aux métadonnées. Il n’y a pas de serveur central qui traite chaque message auquel des métadonnées peuvent être associées. Il est ainsi plus difficile pour les adversaires de collecter en masse des métadonnées sur les communications que de surveiller le trafic entrant et sortant de quelques serveurs centraux connus. Il n’y a pas non plus de point de défaillance unique. Tant qu’il existe une route sur Internet pour que vous et votre amie puissiez vous connecter, vous pouvez discuter.

Synchronisation

Il y a un point important à noter à propos de la communication pair-à-pair : comme il n’y a pas de serveur central pour stocker et relayer les messages, vous et votre ami devez tous deux avoir l’application en cours d’exécution et avoir une connexion en ligne pour échanger des messages. C’est pourquoi ces applications CPT privilégient la communication synchrone. Que se passe-t-il si vous traversez la ville à vélo pour remettre une lettre à vos amis et… qu’ils ne sont pas chez eux ? Si vous voulez vraiment faire du pair-à-pair, vous devez remettre la lettre en main propre. Vous ne pouvez pas simplement la déposer quelque part (il n’y a pas d’endroit assez sûr !). Vous devez être en mesure de joindre directement vos amis pour leur transmettre le message – c’est l’aspect synchrone de la communication de pair à pair.

Un appel téléphonique est un bon exemple de communication synchrone. Vous ne pouvez pas avoir de conversation téléphonique si vous n’êtes pas tous les deux au téléphone en même temps. Mais qui passe encore des appels téléphoniques ? De nos jours, nous sommes beaucoup plus habitués à un mélange de messagerie synchrone et asynchrone, et les services de communication centralisés comme Signal sont parfaits pour cela. Il arrive que vous et votre ami soyez tous deux en ligne et échangiez des messages en temps réel, mais le plus souvent, il y a un long décalage entre les messages envoyés et reçus. Au moins pour certaines personnes… Vous avez peut-être, en ce moment, votre téléphone allumé, à portée de main à tout moment. Vous répondez immédiatement à tous les messages que vous recevez, à toute heure de la journée. Donc toute communication est et doit être synchrone… si vous êtes dans ce cas, vous vous reconnaîtrez certainement.

Le passage à la communication textuelle synchrone peut être une vraie difficulté au début. Certaines lectrices et lecteurs se souviendront peut-être de ce que c’était lorsque on utilisait AIM, ICQ ou MSN Messenger (si vous vous en souvenez, vous avez mal au dos). Vous devez savoir si la personne est réellement en ligne ou non. Si la personne n’est pas en ligne, vous ne pouvez pas envoyer de messages pour plus tard. Si l’une d’entre vous ne laisse pas l’application en ligne en permanence, vous devez prendre l’habitude de prévoir des horaires pour discuter. Cela peut s’avérer très agréable. Paradoxalement, la normalisation de la communication asynchrone a entraîné le besoin d’être toujours en ligne et réactif. La communication synchrone encourage l’intentionnalité de nos communications, en les limitant aux moments où nous sommes réellement en ligne, au lieu de s’attendre à être en permanence plus ou moins disponibles.

Une autre conséquence importante de la synchronisation des connexions pair-à-pair est qu’elle peut rendre les discussions de groupe un peu bizarres. Que se passe-t-il si tous les membres du groupe ne sont pas en ligne au même moment ? Briar et Cwtch gèrent ce problème différemment, un sujet abordé plus bas, dans les sections relatives à chacune de ces applications.

Tor

grand type perplexe et chapeauté au t-shirt BIG DATA, qui se pose des questions (3 points d'interrogation) tandis qu'à ses pieds deux enfants communiquent avec des boites de conserve reliées par un fil

Bien que la communication pair-à-pair soit très résistante aux métadonnées et évite d’autres écueils liés à l’utilisation d’un serveur central, elle ne protège pas à elle seule contre la collecte de métadonnées et l’analyse du trafic dans le cadre du « Big Data ». Tor est un très bon moyen de limiter ce problème, et les applications CPT font transiter tout le trafic par Tor.

Si vous êtes un⋅e anarchiste et que vous lisez ces lignes, vous devriez déjà connaître Tor et la façon dont il peut être utilisé pour assurer l’anonymat (ou plutôt la non-associativité). Les applications CPT permettent d’établir des connexions directes pair-à-pair pour échanger des messages par l’intermédiaire de Tor. Il est donc beaucoup plus difficile de vous observer de manière ciblée ou de vous pister et de corréler vos activités sur Internet, de savoir qui parle à qui ou de faire d’autres analyses utiles. Il est ainsi bien plus difficile de relier un utilisateur donné d’une application CPT à une identité réelle. Tout ce qu’un observateur peut voir, c’est que vous utilisez Tor.

Tor n’est pas un bouclier à toute épreuve et des failles potentielles ou des attaques sur le réseau Tor sont possibles. Entrer dans les détails du fonctionnement de Tor prendrait trop de temps ici, et il existe de nombreuses ressources en ligne pour vous informer. Il est également important de comprendre les mises en garde générales en ce qui concerne l’utilisation de Tor. Comme Signal, le trafic Tor peut également être altéré par des interférences au niveau de l’infrastructure Internet, ou par des attaques par déni de service qui ciblent l’ensemble du réseau Tor. Toutefois, il reste beaucoup plus difficile pour un adversaire de bloquer ou de perturber Tor que de mettre hors service ou de bloquer le serveur central de Signal.

Il faut souligner que dans certaines situations, l’utilisation de Tor peut vous singulariser. Si vous êtes la seule à utiliser Tor dans une région donnée ou à un moment donné, vous pouvez vous faire remarquer. Mais il en va de même pour toute application peu courante. Le fait d’avoir Signal sur votre téléphone vous permet également de vous démarquer. Plus il y a de gens qui utilisent Tor, mieux c’est, et s’il est utilisé correctement, Tor offre une meilleure protection contre les tentatives d’identification des utilisateurs que s’il n’était pas utilisé. Les applications CPT utilisent Tor pour tout, par défaut, de manière presque infaillible.

Pas de téléphone, pas de problème

Un point facilement gagné pour les deux applications CPT présentées ici : elles ne réclament pas de numéro de téléphone pour l’enregistrement d’un compte. Votre compte est créé localement sur votre appareil et l’identifiant du compte est une très longue chaîne de caractères aléatoires que vous partagez avec vos amis pour qu’ils deviennent des contacts. Vous pouvez facilement utiliser ces applications sur un ordinateur, sur un téléphone sans carte SIM ou sur un téléphone mais sans lien direct avec votre numéro de téléphone.

Mises en garde générales concernant les applications CPT

La fuite de statut

Les communications pair-à-pair laissent inévitablement filtrer un élément particulier de métadonnées : le statut en ligne ou hors ligne d’un utilisateur. Toute personne que vous avez ajoutée en tant que contact ou à qui vous avez confié votre identifiant (ou tout adversaire ayant réussi à l’obtenir) peut savoir si vous êtes en ligne ou hors ligne à un moment donné. Cela ne s’applique pas vraiment à notre modèle de menace, sauf si vous êtes particulièrement négligent avec les personnes que vous ajoutez en tant que contact, ou pour des événements publics qui affichent les identifiants d’utilisateurs. Mais cela vaut la peine d’être noté, parce qu’il peut parfois arriver que vous ne vouliez pas que tel ami sache que vous êtes en ligne !

message dans une bulle dont l'auteur se réjouit de "voir" sa maman en ligne au moment où il écrit

Un compte par appareil

Lorsque vous ouvrez ces applications pour la première fois, vous créez un mot de passe qui sera utilisé pour chiffrer votre profil, vos contacts et l’historique de vos messages (si vous choisissez de le sauvegarder). Ces données restent chiffrées sur votre appareil lorsque vous n’utilisez pas l’application.

Comme il n’y a pas de serveur central, vous ne pouvez pas synchroniser votre compte sur plusieurs appareils. Vous pouvez migrer manuellement votre compte d’un appareil à l’autre, par exemple d’un ancien téléphone à un nouveau, mais il n’y a pas de synchronisation magique dans le cloud. Le fait d’avoir un compte distinct sur chaque appareil est une solution de contournement facile, qui encourage la compartimentation. Le fait de ne pas avoir à se soucier d’une version synchronisée sur un serveur central (même s’il est chiffré) ou sur un autre appareil est également un avantage. Cela oblige à considérer plus attentivement où se trouvent vos données et comment vous y accédez plutôt que de tout garder « dans le nuage » (c’est-à-dire sur l’ordinateur de quelqu’un d’autre). Il n’existe pas non plus de copie de vos données utilisateur qui serait sauvegardée sur un serveur tiers afin de restaurer votre compte en cas d’oubli de votre mot de passe ou de perte de votre appareil. Si c’est perdu… c’est perdu !.

Les seuls moyens de contourner ce problème sont : soit de confier à un serveur central une copie de vos contacts et de votre compte de média social, soit de faire confiance à un autre média social, de la même manière que Signal utilise votre liste de contacts composée de numéros de téléphone. Nous ne devrions pas faire confiance à un serveur central pour stocker ces informations (même sous forme chiffrée), ni utiliser quelque chose comme des numéros de téléphone. La possibilité de devoir reconstruire vos comptes de médias sociaux à partir de zéro est le prix à payer pour éviter ces problèmes de sécurité, et encourage la pratique qui consiste à maintenir et à rétablir des liens de confiance avec nos amis.

Durée de la batterie

Exécuter des connexions pair-à-pair avec Tor signifie que l’application doit être connectée et à l’écoute en permanence au cas où l’un de vos amis vous enverrait un message. Cela peut s’avérer très gourmand en batterie sur des téléphones anciens. Le problème se pose de moins en moins, car il y a une amélioration générale de l’utilisation des batteries et ces dernières sont de meilleure qualité.

Rien pour les utilisateurs d’iOS

Aucune de ces applications ne fonctionne sur iOS, principalement en raison de l’hostilité d’Apple à l’égard de toute application qui permet d’établir des connexions pair-à-pair avec Tor. Il est peu probable que cela change à l’avenir (mais ce n’est pas impossible).

Le bestiaire CPT

Il est temps de faire connaissance avec ces applications CPT. Elles disposent toutes les deux d’excellents manuels d’utilisation qui fournissent des informations complètes, mais voici un bref aperçu de leur fonctionnement, de leurs fonctionnalités et de la manière dont on les peut les utiliser.

Briar

Site officiel de BriarManuel de Briar

Histoire et philosophie de l’application

petit logo de Briar

Briar est développé par le Briar Project, un collectif de développeurs, de hackers et de partisans du logiciel libre, principalement basé en Europe. En plus de résister à la surveillance et à la censure, la vision globale du projet consiste à construire une infrastructure de communication et d’outils à utiliser en cas de catastrophe ou de panne d’Internet. Cette vision est évidemment intéressante pour les anarchistes qui se trouvent dans des régions où il y a un risque élevé de coupure partielle ou totale d’Internet lors d’une rébellion, ou bien là où l’infrastructure générale peut s’effondrer (c.-à-d. partout). Si les connexions à Internet sont coupées, Briar peut synchroniser les messages par Wi-Fi ou Bluetooth. Briar permet également de partager l’application elle-même directement avec un ami. Elle peut même former un réseau maillé rudimentaire entre pairs, de sorte que certains types de messages peuvent passer d’un utilisateur à l’autre.

Briar est un logiciel open source et a également fait l’objet d’un audit de sécurité indépendant en 2013.

  • À l’heure où nous écrivons ces lignes, Briar est disponible pour Android et la version actuelle est la 1.4.9.
  • Une version desktop bêta est disponible pour Linux (version actuelle 0.2.1.), bien qu’il lui manque de nombreuses fonctionnalités.
  • Des versions Windows et macOS du client desktop sont prévues.

Utiliser Briar

Conversation basique

Le clavardage de base fonctionne très bien. Les amis doivent s’ajouter mutuellement pour pouvoir se connecter. Briar dispose d’une petite interface agréable pour effectuer cette opération en présentiel en scannant les codes QR de l’autre. Mais il est également possible de le faire à distance en partageant les identifiants (sous la forme d’un « lien briar:// »), ou bien un utilisateur peut en « présenter » d’autres dans l’application, ce qui permet à deux utilisatrices de devenir des contacts l’une pour l’autre par l’intermédiaire de leur amie commune. Cette petite contrainte dans la manière d’ajouter des contacts peut sembler gênante, mais pensez à la façon dont ce modèle encourage des meilleures pratiques, notamment sur la confiance que l’on s’accorde en ajoutant des contacts. Briar a même un petit indicateur à côté de chaque nom d’utilisateur pour vous rappeler comment vous le « connaissez » (en personne, via des liens de partage, ou via un intermédiaire).

Actuellement, dans les discussions directes, vous pouvez envoyer des fichiers, utiliser des émojis, supprimer des messages ou les faire disparaître automatiquement au bout de sept jours. Si votre ami n’est pas en ligne, vous pouvez lui écrire un message qui sera envoyé automatiquement la prochaine fois que vous le verrez en ligne.

Groupes privés

Les groupes privés de Briar sont des groupes de discussion de base. Seul le créateur du groupe peut inviter d’autres membres. La création de groupes privés est donc très pensée en amont et destinée à un usage spécifique. Ils prennent en charge un affichage par fil de discussion (vous pouvez répondre directement à un message spécifique, même s’il ne s’agit pas du message le plus récent de la discussion), mais il s’agit d’un système assez rudimentaire. Il n’est pas possible d’envoyer des images dans un groupe privé, ni de supprimer des messages.

Avec Briar, les discussions de groupe étant véritablement sans serveur, les choses peuvent être un peu bizarres lorsque tous les membres du groupe ne sont pas en ligne en même temps. Vous vous souvenez de la synchronicité ? Tout message de groupe sera envoyé à tous les membres du groupe qui sont en ligne à ce moment-là. Briar s’appuie sur tous les membres d’un groupe pour relayer les messages aux autres membres qui ne sont pas en ligne. Si vous avez manqué certains messages dans une discussion de groupe, n’importe quel autre membre qui a reçu ces messages peut vous les transmettre lorsque vous êtes tous les deux en ligne.

Forums

Briar dispose également d’une fonction appelée Forums. Les forums fonctionnent de la même manière que les groupes privés, sauf que tout membre peut inviter d’autres membres.

Blog

La fonction de blog de Briar est plutôt sympa ! Chaque utilisateur dispose par défaut d’un flux de blog. Les articles de blog publiés par vos contacts s’affichent dans votre propre flux. Vous pouvez également commenter un billet, ou « rebloguer » le billet d’un contact pour qu’il soit partagé avec tous vos contacts (avec votre commentaire). En bref, c’est un réseau social rudimentaire qui fonctionne uniquement sur Briar.

Lecteur de flux RSS

Briar dispose également d’un lecteur de flux rss intégré qui récupère les nouveaux messages des sites d’information via Tor. Cela peut être un excellent moyen de lire le dernier communiqué de votre site de contre-information anarchiste préféré (qui fournit sûrement un flux rss, si vous ne le saviez pas déjà !). Les nouveaux messages qui proviennent des flux rss que vous avez ajoutés apparaissent dans le flux Blog, et vous pouvez les « rebloguer » pour les partager avec tous vos contacts.

Devenez un maillon

Briar propose de nombreux outils pour faire circuler des messages entre contacts, sans avoir recours à des serveurs centraux. Les forums et les blogs sont relayés d’un contact à l’autre, à l’instar des groupes privés qui synchronisent les messages entre les membres sans serveur. Tous vos contacts peuvent recevoir une copie d’un billet de blog ou de forum même si vous n’êtes pas en ligne en même temps – les contacts partagés transmettent le message pour vous. Briar ne crée pas de réseau maillé où les messages sont transmis via d’autres utilisateurs (ce qui pourrait permettre à un adversaire d’exploiter plusieurs comptes malveillants et de collecter des métadonnées). Briar ne confie aucun de vos messages à des utilisateurs auxquels ils ne sont pas destinés. Au contraire, chaque utilisatrice censée recevoir un message participe également à la transmission de ce message, et uniquement grâce à ses propres contacts. Cela peut s’avérer particulièrement utile pour créer un réseau de communication fiable qui fonctionne même si Internet est indisponible. Les utilisatrices de Briar peuvent synchroniser leurs messages par Wi-Fi ou Bluetooth. Vous pouvez vous rendre au café internet local, voir quelques amis et synchroniser divers messages de blogs et de forums. Puis une fois rentré, vos colocataires peuvent se synchroniser avec vous pour obtenir les mêmes mises à jour de tous vos contacts mutuels partagés.

Mises en garde pour Briar

Chaque instance de l’application ne prend en charge qu’un seul compte. Il n’est donc pas possible d’avoir plusieurs comptes sur le même appareil. Ce n’est pas un problème si vous utilisez Briar uniquement pour parler avec un groupe d’amis proches, mais cela rend difficile l’utilisation de Briar avec des groupes différents que vous voudriez compartimenter. Briar fournit pour cela plusieurs arguments basés sur la sécurité, dont l’un est simple : si le même appareil utilise plusieurs comptes, il pourrait théoriquement être plus facile pour un adversaire de déterminer que ces comptes sont liés, malgré l’utilisation de Tor. Si deux comptes ne sont jamais en ligne en même temps, il y a de fortes chances qu’ils utilisent le même téléphone portable pour leurs comptes Briar individuels. Il existe d’autres raisons, et aussi des solutions de contournement, toujours est-il qu’il n’est pas possible, pour le moment, d’avoir plusieurs profils sur le même appareil.

type ligoté avec l elogo de Briar sur la tête auquel un personnage du dessin animé Scoobidoo s'apprête à mettre un baîllon

Le protocole Briar exige également que deux utilisatrices s’ajoutent mutuellement en tant que contacts, ou qu’ils soient parrainés par un ami commun, avant de pouvoir interagir. Cela empêche de publier une adresse Briar pour recevoir des messages anonymes. Par exemple, vous voudriez publier votre identifiant Briar pour recevoir des commentaires honnêtes sur un article qui compare différentes applications de chat sécurisées.

Briar et la communication asynchrone

De manière générale, les utilisateurs et utilisatrices apprécient beaucoup la communication asynchrone. Le projet Briar travaille sur une autre application : une boîte aux lettres (Briar Mailbox) qui pourrait être utilisée facilement sur un vieux téléphone Android ou tout autre machine bon marché. Cette boîte aux lettres resterait en ligne principalement pour recevoir des messages pour vous, puis se synchroniserait avec votre appareil principal via Tor lorsque vous êtes connecté. C’est une idée intéressante. Une seule boîte aux lettres Briar pourrait potentiellement être utilisée par plusieurs utilisateurs qui se font confiance, comme des colocataires dans une maison collective, ou les clients réguliers d’un magasin d’information local. Plutôt que de s’appuyer sur un serveur central pour faciliter les échanges asynchrones, un petit serveur facile à configurer et contrôlé par vous-même serait utilisé pour stocker les messages entrants pour vous et vos amis lorsque vous n’êtes pas en ligne. Ce système étant encore en cours de développement, son degré de sécurité (par exemple, savoir si les messages stockés ou d’autres métadonnées seraient suffisamment sûrs si un adversaire accédait à la boîte aux lettres) n’est pas connu et devra faire l’objet d’une évaluation.

Cwtch

Site officiel de CwtchManuel de Cwtch

Historique et philosophie de l’application

petit logo de Cwtch

Alors oui ce nom pas facile à prononcer… ça rime avec « butch ». Apparemment, il s’agit d’un mot gallois qui signifie une étreinte offrant comme un refuge dans les bras de quelqu’un.

Cwtch est développé par l’Open Privacy Research Society, une organisation à but non lucratif basée à Vancouver. Dans l’esprit, Cwtch pourrait être décrit comme un « Signal queer ». Open Privacy s’investit beaucoup dans la création d’outils destinés à « servir les communautés marginalisées » et à résister à l’oppression. Elle a également travaillé sur d’autres projets intéressants, comme la conception d’un outil appelé « Shatter Secrets », destiné à protéger les secrets contre les scénarios dans lesquels les individus peuvent être contraints de révéler un mot de passe (comme lors d’un passage de frontière).

Cwtch est également un logiciel open source et son protocole repose en partie sur le projet CPT antérieur nommé Ricochet. Cwtch est un projet plus récent que Briar, mais son développement est rapide et de nouvelles versions sortent fréquemment.

  • À l’heure où nous écrivons ces lignes, la version actuelle est la 1.8.0.
  • Cwtch est disponible pour Android, Windows, Linux et macOS.

Utiliser Cwtch

Lorsque vous ouvrez Cwtch pour la première fois, vous créez votre profil, protégé par un mot de passe. Votre nouveau profil se voit attribuer un mignon petit avatar et une adresse Cwtch. Contrairement à Briar, Cwtch peut prendre en charge plusieurs profils sur le même appareil, et vous pouvez en avoir plusieurs déverrouillés en même temps. C’est idéal si vous voulez avoir des identités séparées pour différents projets ou réseaux sans avoir à passer d’un appareil à l’autre (mais dans ce cas attention aux possibles risques de sécurité !).

Pour ajouter un ami, il suffit de lui donner votre adresse Cwtch. Il n’est pas nécessaire que vous et votre ami échangiez d’abord vos adresses pour discuter. Cela signifie qu’avec Cwtch, vous pouvez publier une adresse Cwtch publiquement et vos ami⋅e⋅s’ou non peuvent vous contacter de manière anonyme. Vous pouvez également configurer Cwtch pour qu’il bloque automatiquement les messages entrants provenant d’inconnus. Voici une adresse Cwtch pour contacter l’auteur de cet article si vous avez des commentaires ou envie d’écrire un quelconque message haineux :

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En mode conversation directe, Cwtch propose un formatage de texte riche, des emojis et des réponses. Chaque conversation peut être configurée pour « enregistrer l’historique » ou « supprimer l’historique » à la fermeture de Cwtch.

C’est le strict minimum et cela fonctionne très bien. Pour l’instant, toutes les autres fonctionnalités de Cwtch sont « expérimentales » et vous pouvez les choisir en y accédant par les paramètres. Cela comprend les discussions de groupe, le partage de fichiers, l’envoi de photos, les photos de profil, les aperçus d’images et les liens cliquables avec leurs aperçus. Le développement de Cwtch a progressé assez rapidement, donc au moment où vous lirez ces lignes, toutes ces fonctionnalités seront peut-être entièrement développées et disponibles par défaut.

Discussions de groupe

Cwtch propose également des discussions de groupe en tant que « fonction expérimentale ». Pour organiser cela, Cwtch utilise actuellement des serveurs gérés par les utilisateurs, ce qui est très différent de l’approche de Briar. Open Privacy considère que la résistance aux métadonnées des discussions de groupe est un problème ouvert, et j’espère qu’en lisant ce qui précède, vous comprendrez pourquoi. Tout comme le serveur Signal, les serveurs Cwtch sont conçus de telle sorte qu’ils soient toujours considérés comme « non fiables » et qu’ils puissent en apprendre le moins possible sur le contenu des messages ou les métadonnées. Mais bien entendu, ces serveurs sont gérés par des utilisateurs individuels et non par une tierce partie centrale.

Tout utilisateur de Cwtch peut devenir le « serveur » d’une discussion de groupe. C’est idéal pour les groupes à usage unique, où un utilisateur peut devenir l’« hôte » d’une réunion ou d’une discussion rapide. Les serveurs de discussion de groupe de Cwtch permettent également la transmission asynchrone des messages, de sorte qu’un groupe ou une communauté peut exploiter son propre serveur en permanence pour rendre service à ses membres. La façon dont Cwtch aborde les discussions de groupe est encore en cours de développement et pourrait changer à l’avenir, mais il s’agit pour l’instant d’une solution très prometteuse et sympathique.

Correspondance asynchrone avec Cwtch

Les discussions de groupe dans Cwtch permettent la correspondance asynchrone (tant que le serveur/hôte est en ligne), mais comme Briar, Cwtch exige que les deux contacts soient en ligne pour l’envoi de messages directs. Contrairement à Briar, Cwtch ne permet pas de mettre en file d’attente les messages à envoyer à un contact une fois qu’il est en ligne.

petit logo de cœur barré

Cwtch et la question des crypto-monnaies

Fin 2019, Open Privacy, qui développe Cwtch, a reçu un don sans conditions de 40 000 dollars canadiens de la part de la fondation Zcash. Zcash est une autre crypto-monnaie centrée sur la vie privée, similaire mais nettement inférieure à Monero7. En 2019, Cwtch en était au tout début de son développement, et Open Privacy a mené quelques expériences exploratoires sur l’utilisation de Zcash ou de crypto-monnaies blockchain similaires comme des solutions créatives à divers défis relatifs au chiffrement, avec l’idée qu’elles pourraient être incorporées dans Cwtch à un moment ou à un autre. Depuis lors, aucun autre travail de développement avec Zcash ou d’autres crypto-monnaies n’a été associé à Cwtch, et il semble que ce ne soit pas une priorité ou un domaine de recherche pour Open Privacy. Toutefois, il convient de mentionner ce point comme un signal d’alarme potentiel pour les personnes qui se méfient fortement des systèmes de crypto-monnaies. Rappelons que Signal dispose déjà d’une crypto-monnaie entièrement fonctionnelle intégrée à l’application, qui permet aux utilisateurs d’envoyer et de recevoir des MobileCoin.

Conclusions

(… « X a quitté le groupe »)

De nombreux lecteurs se disent peut-être : « Les applications CPT ne semblent pas très bien prendre en charge les discussions de groupe… et j’adore les discussions de groupe ! »… Premièrement, qui aime vraiment les discussions de groupe ? Deuxièmement, c’est l’occasion de soulever des critiques sur la façon dont les anarchistes finissent par utiliser les discussions de groupe dans Signal, pour faire valoir que la façon dont elles sont mises en œuvre dans Briar et Cwtch ne devrait pas être un obstacle.

Signal, Cwtch et Briar vous permettent tous les trois d’organiser facilement un groupe en temps réel (synchrone !) pour une réunion ou une discussion collective rapide qui ne pourrait pas avoir lieu en présentiel. Mais lorsque les gens parlent de « discussion de groupe » (en particulier dans le contexte de Signal), ce n’est pas vraiment ce qu’ils veulent dire. Les discussions de groupe dans Signal deviennent souvent d’énormes flux continus de mises à jour semi-publiques, de « shitposts », de liens repartagés, etc. qui s’apparentent davantage à des pratiques de médias sociaux. Il y a plus de membres qu’il n’est possible d’en avoir pour une conversation vraiment fonctionnelle, sans parler de la prise de décision. La diminution de l’utilité et de la sécurité selon l’augmentation de la taille, de la portée et de la persistance des groupes Signal a été bien décrite dans l’excellent article Signal Fails. Plus un groupe de discussion s’éloigne de la petite taille, du court terme, de l’intention et de l’objectif principal, plus il est difficile à mettre en œuvre avec Briar et Cwtch — et ce n’est pas une mauvaise chose. Briar et Cwtch favorisent des habitudes plus saines et plus sûres, sans les « fonctionnalités » de Signal qui encouragent la dynamique des discussions de groupe critiquées dans des articles tels que « Signal Fails ».

Proposition

Briar et Cwtch sont deux initiatives encore jeunes. Certains anarchistes en ont déjà entendu parler et essaient d’utiliser l’un ou l’autre pour des projets ou des cas d’utilisation spécifiques. Les versions actuelles peuvent sembler plus lourdes à utiliser que Signal, et elles souffrent de l’effet de réseau – tout le monde utilise Signal, donc personne ne veut utiliser autre chose 8. Il est intéressant de souligner que les obstacles apparents à l’utilisation de Cwtch et Briar (encore en version bêta, effet de réseau, différent de ce à quoi vous êtes habitué, sans version iOS) sont exactement les mêmes que ceux qui ont découragé les premiers utilisateurs de Signal (alias TextSecure !).

Il est difficile d’amener les gens à se familiariser avec un nouvel outil et à commencer à l’utiliser. Surtout lorsque l’outil auquel ils sont habitués semble fonctionner à merveille ! Le défi est indéniable. Ce guide a pris des pages et des pages pour tenter de convaincre les anarchistes, qui sont peut-être ceux qui se préoccupent le plus de ces questions, qu’ils ont intérêt à utiliser ces applications.

Les anarchistes ont déjà réussi à adopter de nouveaux outils électroniques prometteurs, à les diffuser et à les utiliser efficacement lors des actions de lutte et de résistance. La normalisation de l’utilisation des applications CPT en plus ou à la place de Signal pour la communication électronique renforcera la résilience de nos communautés et de ceux que nous pouvons convaincre d’utiliser ces outils. Ils nous aideront à nous protéger de la collecte et de l’analyse de métadonnées de plus en plus puissantes, à ne pas dépendre d’un service centralisé et à rendre plus facile l’accès à l’anonymat.

Voici donc la proposition. Après avoir lu ce guide, mettez-le en pratique et partagez-le. Vous ne pouvez pas essayer Cwtch ou Briar seul, vous avez besoin d’au moins un ami pour cela. Installez-ces applications avec votre équipe et essayez d’utiliser l’une ou l’autre pour un projet spécifique qui vous convient. Organisez une réunion hebdomadaire avec les personnes qui ne peuvent pas se rencontrer en personne pour échanger des nouvelles qui, autrement, auraient été partagées dans un groupe de discussion agglutiné sur Signal. Gardez le contact avec quelques amis éloignés ou avec une équipe dont les membres sont distants. Vous n’êtes pas obligé de supprimer Signal (et vous ne le devriez probablement pas), mais vous contribuerez au minimum à renforcer la résilience en établissant des connexions de secours avec vos réseaux. Alors que la situation s’échauffe, la probabilité d’une répression intensive ou de fractures sociétales telles que celles qui perturbent Signal dans d’autres pays est de plus en plus grande partout, et nous aurons tout intérêt à mettre en place nos moyens de communication alternatifs le plus tôt possible !

Briar et Cwtch sont tous deux en développement actif, par des anarchistes et des sympathisants à nos causes. En les utilisant, que ce soit sérieusement ou pour le plaisir, nous pouvons contribuer à leur développement en signalant les bogues et les vulnérabilités, et en incitant leurs développeurs à continuer, sachant que leur projet est utilisé. Peut-être même que les plus férus d’informatique d’entre nous peuvent contribuer directement, en vérifiant le code et les protocoles ou même en participant à leur développement.

Outre la lecture de ce guide, essayer d’utiliser ces applications en tant que groupe d’utilisateurs curieux est le meilleur moyen d’apprécier en quoi elles sont structurellement différentes de Signal. Même si vous ne pouvez pas vous résoudre à utiliser ces applications régulièrement, le fait d’essayer différents outils de communication sécurisés et de comprendre comment, pourquoi et en quoi ils sont différents de ceux qui vous sont familiers améliorera vos connaissances en matière de sécurité numérique. Il n’est pas nécessaire de maîtriser les mathématiques complexes qui sous-tendent l’algorithme de chiffrement à double cliquet de Signal, mais une meilleure connaissance et une meilleure compréhension du fonctionnement théorique et pratique de ces outils permettent d’améliorer la sécurité opérationnelle dans son ensemble. Tant que nous dépendons d’une infrastructure pour communiquer, nous devrions essayer de comprendre comment cette infrastructure fonctionne, comment elle nous protège ou nous rend vulnérables, et explorer activement les moyens de la renforcer.

Le mot de la fin

Toute cette discussion a porté sur les applications de communication sécurisées qui fonctionnent sur nos téléphones et nos ordinateurs. Le mot de la fin doit rappeler que même si l’utilisation d’outils de chiffrement et d’anonymisation des communications en ligne peut vous protéger contre vos adversaires, vous ne devez jamais saisir ou dire quoi que ce soit sur une application ou un appareil sans savoir que cela pourrait être interprété devant un tribunal. Rencontrer vos amis, face à face, en plein air et loin des caméras et autres appareils électroniques est de loin le moyen le plus sûr d’avoir une conversation qui doit être sécurisée et privée. Éteignez votre téléphone, posez-le et sortez !

Appendice : d’autres applications dont vous n’avez pas forcément entendu parler

Ricochet Refresh

Ricochet était une toute première application CPT de bureau financée par le Blueprint for Free Speech, basé en Europe. Ricochet Refresh est la version actuelle. Fondamentalement, elle est très similaire à Cwtch et Briar, mais assez rudimentaire – elle dispose d’un système basique de conversation directe et de transfert de fichiers, et ne fonctionne que sur MacOS, Linux et Windows. Cette application est fonctionnelle, mais dépouillée, et n’a pas de version pour mobiles.

OnionShare

OnionShare est un projet fantastique qui fonctionne sur n’importe quel ordinateur de bureau et qui est fourni avec Tails et d’autres systèmes d’exploitation. Il permet d’envoyer et de recevoir facilement des fichiers ou d’avoir un salon de discussion éphémère rudimentaire via Tor. Il est également CPT !

Telegram

Telegram est en fait comme Twitter. Il peut s’avérer utile d’y être présent dans certains scénarios, mais il ne devrait pas être utilisé pour des communications sécurisées car il y a des fuites de métadonnées partout. Il n’est probablement pas utile de passer plus de temps à critiquer Telegram ici, mais il ne devrait pas être utilisé là où la vie privée ou la sécurité sont exigées.

Tox

Tox est un projet similaire à Briar et Cwtch, mais il n’utilise pas Tor – c’est juste CP. Tox peut être routé manuellement à travers Tor. Aucune des applications développées pour Tox n’est particulièrement conviviale.

Session

Session mérite qu’on s’y attarde un peu. L’ambiance y est très libertarienne, et activiste façon « free-speech movement ». Session utilise le protocole de chiffrement robuste de Signal, est en pair-à-pair pour les messages directs et utilise également le routage Onion pour l’anonymat (le même principe que celui qui est à la base de Tor). Cependant, au lieu de Tor, Session utilise son propre réseau de routage Onion pour lequel une « participation financière » est nécessaire afin de faire fonctionner un nœud de service qui constitue le réseau Onion. Point essentiel, cette participation financière prend la forme d’une crypto-monnaie administrée par la fondation qui développe Session. Le projet est intéressant d’un point de vue technologique, astucieux même, mais il s’agit d’une solution très « web3 » drapée dans une culture cryptobro. Malgré tout ce qu’ils prétendent, leurs discussions de groupe ne sont pas conçues pour être particulièrement résistantes à la collecte de métadonnées, et les grandes discussions de groupe semi-publiques sont simplement hébergées sur des serveurs centralisés (et apparemment envahis par des cryptobros d’extrême-droite). Peut-être que si la blockchain finit par s’imposer, ce sera une bonne option, mais pour l’instant, on ne peut pas la recommander en toute bonne conscience.

Molly

Molly est un fork du client Signal pour Android. Il utilise toujours le serveur Signal mais propose un peu plus de sécurité et de fonctionnalités sur l’appareil.

Contact

Cet article a été écrit originellement en août 2022. Courriel de l’auteur : pettingzoo riseup net ou via Cwtch : g6px2uyn5tdg2gxpqqktnv7qi2i5frr5kf2dgnyielvq4o4emry4qzid


dessin en noir et blanc. Main qui brandit un smartphone émettant un message (bulle) qui prend feu. Légende : le soulèvement ne dure qu'une nuit… les métadonnées sont éternelles


  1. Par le biais d’un hameçonnage ou d’une ruse
  2. Cependant, Signal semble vraiment vouloir obtenir davantage de dons de la part des utilisateurs, malgré le prêt de 50 millions de dollars contracté par l’entreprise. ¯_(ツ)_/¯
  3. Au lieu d’un serveur physique unique, il s’agit en fait d’un énorme réseau de serveurs loués dans les datacenters d’Amazon un peu partout aux États-Unis – ce qui peut être résumé à un serveur Signal unique pour les besoins de notre discussion.
  4. Récemment, Signal a choisi de fermer une partie du code de son serveur, soi-disant pour lui permettre de lutter contre le spam sur la plateforme. Cela signifie que désormais, une petite partie du code du serveur Signal n’est pas partagée publiquement. Ce changement dénote également une augmentation, bien qu’extrêmement minime, de la collecte de métadonnées côté serveur, puisqu’elle est nécessaire pour faciliter la lutte efficace contre le spam, même de manière basique. Il n’y a aucune raison de suspecter une manœuvre malveillante, mais il est important de noter qu’il s’agit là encore d’une décision stratégique qui sacrifie les questions de sécurité dans l’intérêt de l’expérience de l’utilisateur.
  5. Stewart Baker, Conseiller Général de la NSA.
  6. Pardonnez ce pavé sur les numéros de téléphone. Bien que, dans les fils de questions-réponses sur Github, Signal ait mentionné être ouvert à l’idée de ne plus exiger de numéro de téléphone, il n’y a pas eu d’annonce officielle indiquant qu’il s’agissait d’une fonctionnalité à venir et en cours de développement. Il semblerait que l’un des problèmes liés à l’abandon des numéros de téléphone pour l’enregistrement soit la rupture de la compatibilité avec les anciens comptes Signal, en raison de la manière dont les choses étaient mises en œuvre à l’époque de TextSecure. C’est paradoxal, étant donné que le principal argument de Moxie contre les modèles décentralisés est qu’il serait trop difficile d’aller vite – il y a trop de travail à faire avant de pouvoir mettre en œuvre de nouvelles fonctionnalités. Et pourtant, Signal est bloqué par un problème très embarrassant à cause d’un ancien code concernant l’enregistrement des comptes auprès d’un serveur central. Moxie a également expliqué que les numéros de téléphone sont utilisés comme point de référence de votre identité dans Signal pour faciliter la préservation de votre « graphe social ». Au lieu que Signal ait à maintenir une sorte de réseau social en votre nom, tous vos contacts sont identifiés par leur numéro de téléphone dans le carnet d’adresses de votre téléphone, ce qui facilite le maintien et la conservation de votre liste de contacts lorsque vous passez d’autres applications à Signal, ou si vous avez un nouveau téléphone, ou que sais-je encore. Pour Moxie, il semble qu’avoir à « redécouvrir » ses contacts régulièrement et en tout lieu soit un horrible inconvénient. Pour les anarchistes, cela devrait être considéré comme un avantage d’avoir à maintenir intentionnellement notre « graphe social » basé sur nos affinités, nos désirs et notre confiance. Nous devrions constamment réévaluer et réexaminer qui fait partie de notre « graphe social » pour des raisons de sécurité (est-ce que je fais encore confiance à tous ceux qui ont mon numéro de téléphone d’il y a 10 ans ?) et pour encourager des relations sociales intentionnelles (suis-je toujours ami avec tous ceux qui ont mon numéro de téléphone d’il y a 10 ans ?). Dernière anecdote sur l’utilisation des numéros de téléphone par Signal : Signal dépense plus d’argent pour la vérification des numéros de téléphone que pour l’hébergement du reste du service : 1 017 990 dollars pour Twillio, le service de vérification des numéros de téléphone, contre 887 069 dollars pour le service d’hébergement web d’Amazon.
  7. Le créateur de Zcash, un cypherpunk du nom de Zooko Wilcox-O’Hearn, semble prétendre que Zcash est privé mais ne peut pas être utilisé dans un but criminel…
  8. Avez-vous un moment pour parler d’interopérabilité et de fédération ? Peut-être plus tard…



Une « édition » minable de Pepper & Carrot sur Amazon

Depuis quelques années, Framasoft bénéficie des illustrations très appréciées de David Revoy, un artiste qui séduit autant par son talent et son imaginaire que par le choix de publier en licence libre (CC-BY), ce qui est plutôt exceptionnel dans le monde de la bande dessinée. La licence qu’il a choisie autorise à :

  • Adapter — remixer, transformer et créer à partir du matériel, y compris pour un usage commercial.

La seule condition impérative est l’Attribution

Attribution — Vous devez créditer l’Œuvre, intégrer un lien vers la licence et indiquer si des modifications ont été effectuées à l’œuvre. Vous devez indiquer ces informations par tous les moyens raisonnables, sans toutefois suggérer que l’Offrant vous soutient ou soutient la façon dont vous avez utilisé son Œuvre.

assortie d’une interdiction :

Pas de restrictions complémentaires — Vous n’êtes pas autorisé à appliquer des conditions légales ou des mesures techniques qui restreindraient légalement autrui à utiliser l’œuvre dans les conditions décrites par la licence.

Comme on peut le lire plus haut et comme le précise David lui-même dans sa F.A.Q, ce n’est pas parce que la licence est libre que l’on peut se servir sans scrupules des œuvres et du nom de l’auteur :

Ce n’est pas parce que vous pouvez réutiliser mes œuvres que je suis d’accord avec ce que vous faites, ou que je peux être considéré comme un auteur actif de votre projet, surtout si mon nom est écrit comme une signature de votre dérivation ou si vous réutilisez mon nom pour dire à votre public que je suis « d’accord » avec votre projet. Cela ne fonctionne pas comme ça. Restez simple : communiquez la vérité,

C’est justement ces précautions et ce respect élémentaires que n’ont pas pris les éditeurs (méritent-ils ce nom ?) d’une publication dérivée de Pepper & Carrot (déjà 37 épisodes traduits en 63 langues !) et qui est en vente sur Amazon, plateforme bien connue pour ses pratiques commerciales éthiques (non)…

Alors David, d’ordinaire si aimable, se fâche tout rouge et relève toutes les pratiques complètement hors-pistes de Fa Comics, dans l’article ci-dessous publié sur son blog et traduit pour vous par Framalang…


Article original de David Revoy sur son blog : Fa Bd Comics books on SCAMazon: don’t buy them

Traduction Framalang : GPSqueek, Sysy, Poca, goofy, macrico

N’achetez pas les BD des éditions Fa Bd sur SCAMazon

par David Revoy

On atteint un record : avec la communauté de Pepper & Carrot, nous avons trouvé Fa Bd, l’éditeur du pire dérivé de Pepper & Carrot à ce jour.

Malheureusement, les produits sont publiés sous mon nom et aussi sous le nom d’artistes qui ont réalisé des fan-arts de Pepper & Carrot… Voilà pourquoi j’écris cet article, histoire de décrire un peu cette arnaque et ce carnage de la publication assistée par ordinateur qui se perpétue actuellement sur Amazon, et aussi pour dissuader le public de Pepper & Carrot de les acheter.

Accrochez-vous, car nous entrons dans le territoire du zéro absolu de la qualité, des horreurs du graphisme, des cauchemars de la colorimétrie et de l’affreuse mise en page.

Les trois albums

Un grand merci à Craig Maloney qui a acheté les trois albums pour que nous puissions évaluer leur qualité. Il a également réalisé toutes les photos que vous trouverez ici et a écrit des commentaires sur Amazon sous les albums afin d’avertir d’autres clients potentiels de leur piètre qualité.

1. Héritage

Lien vers Amazon : https://www.amazon.com/Heritage-David-Revoy/dp/B0BS1ZHM9T/

Il s’agit d’une version imprimable datant de décembre 2022 de mon webcomic (épisode unique) L’héritage en couleur publié en mai 2012 sous la licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

 

Mes observations :

(1) bien que la couverture soit correcte, l’impression gâche totalement l’histoire elle-même : le concept de cette bande dessinée est la représentation en couleurs des sentiments du personnage principal, pourtant l’éditeur a décidé d’imprimer l’histoire complète en noir et blanc. Cela rend le tout le récit illisible et dénué de sens. Essayez de lire l’original et demandez-vous ce que vaut la bande dessinée en noir et blanc. Apparemment, c’est assez bon pour être publié de cette façon par les éditions FA Bd Comics…

(2) L’attribution est là mais l’éditeur FA BD comics n’indique pas son rôle. Et attendez, une adresse courriel Caramail ? Je croyais qu’ils avaient disparu il y a 20 ans 2. Je n’aime pas la façon dont mon crédit et mon nom sur la couverture et la page produit donnent l’impression que j’ai approuvé cette publication et que j’y ai collaboré. Il ne s’agit pas d’une « violation d’approbation » explicite, mais j’ai honte de voir mon nom figurer sur ces pages.

(3) L’éditeur a oublié une page dans l’histoire : l’avant-dernière… ce qui fait que ça casse encore plus l’histoire. Et pour remplir la fin du livre, des parties aléatoires du making of ont été téléchargées et déversées comme ça sans aucun avertissement, juste après la fin de l’histoire.

Davantage de photos ici.

2. Les histoires de Pepper & Carrot

Lien vers Amazon : https://www.amazon.com/Pepper-Carrot-Novels-David-Revoy/dp/B09ZZVJLDT/

Description : Il s’agit d’une compilation imprimable datant de mai 2022 d’un mélange de Fan-art de Pepper&Carrot contenant des bulles de texte et de BD Fan-art de Pepper & Carrot.

Mes observations :

(1) Mon nom figure en haut de la couverture, alors qu’aucune illustration de moi ne figure sur cet album. C’est très problématique, car même si j’apprécie beaucoup le fan-art d’étude de Pepper envoyé par Coyau en 2015 parce que c’était parmi les premiers fan-arts que j’ai reçus sur Pepper & Carrot, je ne pense pas que Coyau s’attendait à ce qu’il soit utilisé comme œuvre d’art/visuel/illustration pour la couverture.

(2) Même si tous les fan-arts sont correctement attribués à leur auteur, l’éditeur a mal lu une information importante sur Pepper & Carrot : l’auteur du fan-art peut mettre son œuvre sous la licence qu’il souhaite. Et sauf mention explicite, ils sont tous protégés par le droit d’auteur. C’est écrit clairement dans la case « Licence » de chaque fan-art sur le site. « Cette image est un fan-art réalisé par <nom de l’auteur>. Elle est affichée sur la galerie de fan-arts de Pepper & Carrot avec sa permission. Ne réutilisez pas cette image pour votre projet sans l’autorisation de l’auteur ». L’éditeur, sur les crédits de son album, assume « basé sur le même personnage avec la même licence ». C’est faux et abusif. Notez également que l’email de l’éditeur change sur ces crédits, et que la ligne « œuvre de fiction » de Héritage est également présente… Boulot de copier-coller vite fait et négligent détecté !

(3) Les fan-arts sont imprimés en noir et blanc. Il n’y a pas d’indication permettant de savoir qui, parmi la liste des auteurs, a dessiné quelle page, et il n’y a pas de mise en page. Les dessins sont simplement collés sur la page avec de grands espaces vides, même lorsque la police est trop petite. Notez que le contraste est également faible. Ce n’est pas du tout respectueux des créations artistiques.

Davantage de photos ici.

3. Pepper & Carrot Mini

Lien vers Amazon: https://www.amazon.com/Pepper-Carrot-Mini-Nicolas-Artance/dp/B0BHMPMM14/

Il s’agit d’une publication papier d’octobre 2010 de la série Pepper & Carrot Mini par Nicolas Artance. Nicolas Artance est l’un des principaux contributeurs et modérateurs de la communauté Pepper & Carrot, et joue un rôle important dans la version française de la série principale. Il publie sa série sous Creative Commons Attribution 4.0 International et partage également les sources complètes.

Mes observations :

(1) La couverture ne provient pas de Pepper & Carrot Mini, elle n’a pas été réalisée par Nicolas Artance ni par moi-même, mais c’est un fan-art de Tessou. Il y a donc un problème de copyright puisque le dessin de Tessou n’est pas publié sous la licence de Pepper & Carrot. La couverture contient également trois noms et il est difficile de savoir qui fait quoi ou qui soutient quoi. Sur le produit Amazon, nous sommes co-auteur avec Nicolas… Quel bazar !

(2) Même mensonge que pour l’album précédent à propos de la licence du fan-art, et une grosse faute de frappe dans le nom de Nicolas (Nocolas). Apparemment, cet éditeur n’a aucun correcteur et s’en moque.

(3) La qualité, la mise en page… Tout est imprimé en noir et blanc et en faible contraste. Les planches en paysage sont « adaptées à la largeur » de la page. Certaines polices sont à peine lisibles.

Davantage de photos ici.

Et maintenant ?

Tout d’abord, vous pouvez aider : si vous avez un compte Amazon [NdT : il faut un compte sur Amazon.com, ça ne marchera pas depuis un compte Amazon.fr], vous pouvez simplement cliquer sur le bouton « Utile » sur les commentaires de Craig sur chaque livre 1, 2 et 3. Ce n’est pas grand-chose, mais cela aidera probablement les acheteurs potentiels à passer leur chemin en voyant l’avis 1 étoile.

Je n’ai clairement pas la charité de penser que cet éditeur souffre juste d’incompétence flagrante et qu’il essaie simplement d’aider l’impression d’œuvres culturelles libres. Ils ne m’ont jamais contacté, ils n’ont jamais contribué à l’écosystème Pepper&Carrot pour autant que je sache, et ils ont juste fait un produit de la plus basse qualité avec peu d’efforts sur une place de marché où il n’y a aucun contrôle sur la qualité.

C’est hors de prix et le fait de voir ce niveau d’irrespect pour mon art et pour l’industrie du livre est clairement ce qui affecte mon humeur. Je ne pense pas que ce produit dérivé soit d’un grand secours. S’il vous plaît, FA Bd Comic ou Amazon : si vous lisez ceci, retirez ces produits dès que possible.

De mon côté, je vais essayer de les contacter tous les deux pour qu’ils retirent les albums. Ils ont tous trop de problèmes pour être en ligne, y compris des problèmes de copyright. J’écrirai toute mise à jour ultérieure sous cette rubrique. En attendant, ne les achetez pas !

 

Mises à jour

A. 2023-03-28, 01:20am : J’ai pris le temps de faire un rapport officiel pour violation de copyright sur Amazon. Je vous informerai de l’issue de ce rapport.

B. 2023-03-28, 01:00pm : J’ai reçu ma réponse : « Nous n’avons pas été en mesure de vérifier que vous êtes le propriétaire des droits ou son agent ». (réponse automatique complète). Ok, j’abandonne…

 

Informations complémentaires sur la licence : le texte de cet article est publié sous Creative Commons Attribution 4.0. Cependant, les images de cet article sont protégées : ne les réutilisez pas : elles contiennent du fan-art, des copyrights et des marques déposées.




Google et son robot pipoteur(*), selon Doctorow

Source de commentaires alarmants ou sarcastiques, les robots conversationnels qui reposent sur l’apprentissage automatique ne provoquent pas seulement l’intérêt du grand public, mais font l’objet d’une course de vitesse chez les GAFAM.

Tout récemment, peut-être pour ne pas être à la traîne derrière Microsoft qui veut adjoindre un chatbot à son moteur de recherche Bing, voilà que Google annonce sa ferme résolution d’en faire autant. Dans l’article traduit pour vous par framalang, Cory Doctorow met en perspective cette décision qui lui semble absurde en rappelant les échecs de Google qui a rarement réussi à créer quoi que ce soit…

(*) Merci à Clochix dont nous adoptons dans notre titre la suggestion.

Article original : Google’s chatbot panic

Traduction Framalang : Fabrice, goofy, jums, Henri-Paul, Sysy, wisi_eu,

L’assistant conversationnel de Google en panique

par Cory Doctorow

 

Photo Jonathan Worth CC-BY-SA

 

 

Il n’y a rien d’étonnant à ce que Microsoft décide que l’avenir de la recherche en ligne ne soit plus fondé sur les liens dans une page web, mais de là à la remplacer par des longs paragraphes fleuris écrits dans un chatbot qui se trouve être souvent mensonger… — et en plus Google est d’accord avec ce concept.

Microsoft n’a rien à perdre. Il a dépensé des milliards pour Bing, un moteur de recherche que personne n’utilise volontairement. Alors, sait-on jamais, essayer quelque chose d’aussi stupide pourrait marcher. Mais pourquoi Google, qui monopolise plus de 90 % des parts des moteurs de recherche dans le monde, saute-t-il dans le même bateau que Microsoft ?

le long d'un mur de brique rouge sur lequel est suspendu un personnage ovoïde au visage très inquiet (Humpty-Dumpty le gros œuf), deux silhouettes jumelles (Tweedle-dee et Tweedle-dum les personnages de De l'autre côté du_miroir de Lewis Carroll) représentent avec leur logo sur le ventre Bing et google, chacun d'eaux a une tête qui évoque le robot Hal de 2001, à savoir une lueur rouge sur fond noir qui fait penser à un œil.

Il y a un délicieux fil à dérouler sur Mastodon, écrit par Dan Hon, qui compare les interfaces de recherche merdiques de Bing et Google à Tweedledee et Tweedledum :

https://mamot.fr/@danhon@dan.mastohon.com/109832788458972865

Devant la maison, Alice tomba sur deux étranges personnages, tous deux étaient des moteurs de recherche.
— moi, c’est Google-E, se présenta celui qui était entièrement recouvert de publicités
— et moi, c’est Bingle-Dum, fit l’autre, le plus petit des deux, et il fit la grimace comme s’il avait moins de visiteurs et moins d’occasions de mener des conversations que l’autre.
— je vous connais, répondit Alice, vous allez me soumettre une énigme ? Peut-être que l’un de vous dit la vérité et que l’autre ment ?
— Oh non, fit Bingle-Dum
— Nous mentons tous les deux, ajouta Google-E

Mais voilà le meilleur :

— Cette situation est vraiment intolérable, si vous mentez tous les deux.

— mais nous mentons de façon très convaincante, précisa Bingle-Dum

— D’accord, merci bien. Dans ce cas, comment puis-je vous faire jamais confiance ni / confiance à l’un ni/ou à l’autre ? Dans ce cas, comment puis-je faire confiance à l’un d’entre vous ?

Google-E et Bingle-Dum se tournèrent l’un vers l’autre et haussèrent les épaules.

La recherche par chatbot est une très mauvaise idée, surtout à un moment où le Web est prompt à se remplir de vastes montagnes de conneries générées via l’intelligence artificielle, comme des jacassements statiques de perroquets aléatoires :

La stratégie du chatbot de Google ne devrait pas consister à ajouter plus de délires à Internet, mais plutôt à essayer de trouver comment exclure (ou, au moins, vérifier) les absurdités des spammeurs et des escrocs du référencement.

Et pourtant, Google est à fond dans les chatbots, son PDG a ordonné à tout le monde de déployer des assistants conversationnels dans chaque recoin de l’univers Google. Pourquoi diable est-ce que l’entreprise court après Microsoft pour savoir qui sera le premier à décevoir des espérances démesurées ?

J’ai publié une théorie dans The Atlantic, sous le titre « Comment Google a épuisé toutes ses idées », dans lequel j’étudie la théorie de la compétition pour expliquer l’insécurité croissante de Google, un complexe d’anxiété qui touche l’entreprise quasiment depuis sa création:

L’idée de base : il y a 25 ans, les fondateurs de Google ont eu une idée extraordinaire — un meilleur moyen de faire des recherches. Les marchés financiers ont inondé l’entreprise en liquidités, et elle a engagé les meilleurs, les personnes les plus brillantes et les plus créatives qu’elle pouvait trouver, mais cela a créé une culture d’entreprise qui était incapable de capitaliser sur leurs idées.

Tous les produits que Google a créés en interne, à part son clone de Hotmail, sont morts. Certains de ces produits étaient bons, certains horribles, mais cela n’avait aucune importance. Google, une entreprise qui promouvait la culture du baby-foot et la fantaisie de l’usine Willy Wonka [NdT: dans Charlie et la chocolaterie, de Roald Dahl], était totalement incapable d’innover.

Toutes les réussites de Google, hormis son moteur de recherche et gmail, viennent d’une acquisition : mobile, technologie publicitaire, vidéos, infogérance de serveurs, docs, agenda, cartes, tout ce que vous voulez. L’entreprise souhaite plus que tout être une société qui « fabrique des choses », mais en réalité elle « achète des choses ». Bien sûr, ils sont très bons pour rendre ces produits opérationnels et à les faire « passer à l’échelle », mais ce sont les enjeux de n’importe quel monopole :

La dissonance cognitive d’un « génie créatif » autoproclamé, dont le véritable génie est de dépenser l’argent des autres pour acheter les produits des autres, et de s’en attribuer le mérite, pousse les gens à faire des choses vraiment stupides (comme tout utilisateur de Twitter peut en témoigner).
Google a longtemps montré cette pathologie. Au milieu des années 2000 – après que Google a chassé Yahoo en Chine et qu’il a commencé à censurer ses résultats de recherche, puis collaboré à la surveillance d’État — nous avions l’habitude de dire que le moyen d’amener Google à faire quelque chose de stupide et d’autodestructeur était d’amener Yahoo à le faire en premier lieu.

C’était toute une époque. Yahoo était désespéré et échouait, devenant un cimetière d’acquisitions prometteuses qui étaient dépecées et qu’on laissait se vider de leur sang, laissées à l’abandon sur l’Internet public, alors que les princes duellistes de la haute direction de Yahoo se donnaient des coups de poignard dans le dos comme dans un jeu de rôle genre les Médicis, pour savoir lequel saboterait le mieux l’autre. Aller en Chine fut un acte de désespoir après l’humiliation pour l’entreprise que fut le moteur de recherche largement supérieur de Google. Regarder Google copier les manœuvres idiotes de Yahoo était stupéfiant.

C’était déconcertant, à l’époque. Mais à mesure que le temps passait, Google copiait servilement d’autres rivaux et révélait ainsi une certaine pathologie d’insécurité. L’entreprise échouait de manière récurrente à créer son réseau « social », et comme Facebook prenait toujours plus de parts de marché dans la publicité, Google faisait tout pour le concurrencer. L’entreprise fit de l’intégration de Google Plus un « indictateur3 de performance » dans chaque division, et le résultat était une agrégation étrange de fonctionnalités « sociales » défaillantes dans chaque produit Google — produits sur lesquels des milliards d’utilisateurs se reposaient pour des opérations sensibles, qui devenaient tout à coup polluées avec des boutons sociaux qui n’avaient aucun sens.

La débâcle de G+ fut à peine croyable : certaines fonctionnalités et leur intégration étaient excellentes, et donc logiquement utilisées, mais elles subissaient l’ombrage des incohérences insistantes de la hiérarchie de Google pour en faire une entreprise orientée réseaux sociaux. Quand G+ est mort, il a totalement implosé, et les parties utiles de G+ sur lesquelles les gens se reposaient ont disparu avec les parties aberrantes.

Pour toutes celles et ceux qui ont vécu la tragi-comédie de G+, le virage de Google vers Bard, l’interface chatbot pour les résultats du moteur de recherche, semble tristement familier. C’est vraiment le moment « Mourir en héros ou vivre assez longtemps pour devenir un méchant ». Microsoft, le monopole qui n’a pas pu tuer la jeune pousse Google à cause de son expérience traumatisante des lois antitrust, est passé d’une entreprise qui créait et développait des produits à une entreprise d’acquisitions et d’opérations, et Google est juste derrière elle.

Pour la seule année dernière, Google a viré 12 000 personnes pour satisfaire un « investisseur activiste » privé. La même année, l’entreprise a racheté 70 milliards de dollars en actions, ce qui lui permet de dégager suffisamment de capitaux pour payer les salaires de ses 12 000 « Googleurs » pendant les 27 prochaines années. Google est une société financière avec une activité secondaire dans la publicité en ligne. C’est une nécessité : lorsque votre seul moyen de croissance passe par l’accès aux marchés financiers pour financer des acquisitions anticoncurrentielles, vous ne pouvez pas vous permettre d’énerver les dieux de l’argent, même si vous avez une structure à « double pouvoir » qui permet aux fondateurs de l’emporter au vote contre tous les autres actionnaires :

https://abc.xyz/investor/founders-letters/2004-ipo-letter/

ChatGPT et ses clones cochent toutes les cases d’une mode technologique, et sont les dignes héritiers de la dernière saison du Web3 et des pics des cryptomonnaies. Une des critiques les plus claires et les plus inspirantes des chatbots vient de l’écrivain de science-fiction Ted Chiang, dont la critique déjà culte est intitulée « ChatGPT est un une image JPEG floue du Web » :

https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/chatgpt-is-a-blurry-jpeg-of-the-web

Chiang souligne une différence essentielle entre les résultats de ChatGPT et ceux des humains : le premier jet d’un auteur humain est souvent une idée originale, mal exprimée, alors que le mieux que ChatGPT puisse espérer est une idée non originale, exprimée avec compétence. ChatGPT est parfaitement positionné pour améliorer la soupe de référencement que des légions de travailleurs mal payés produisent dans le but de grimper dans les résultats de recherche de Google.

En mentionnant l’article de Chiang dans l’épisode du podcast « This Machine Kills », Jathan Sadowski perce de manière experte la bulle de la hype ChatGPT4, qui soutient que la prochaine version du chatbot sera si étonnante que toute critique de la technologie actuelle en deviendra obsolète.

Sadowski note que les ingénieurs d’OpenAI font tout leur possible pour s’assurer que la prochaine version ne sera pas entraînée sur les résultats de ChatGPT3. Cela en dit long : si un grand modèle de langage peut produire du matériel aussi bon qu’un texte produit par un humain, alors pourquoi les résultats issus de ChatGPT3 ne peuvent-ils pas être utilisés pour créer ChatGPT4 ?

Sadowski utilise une expression géniale pour décrire le problème :  « une IA des Habsbourg ». De même que la consanguinité royale a produit une génération de prétendus surhommes incapables de se reproduire, l’alimentation d’un nouveau modèle par le flux de sortie du modèle précédent produira une spirale infernale toujours pire d’absurdités qui finira par disparaître dans son propre trou du cul.

 

Crédit image (modifiée) : Cryteria, CC BY 3.0




Démystifier les conneries sur l’IA – Une interview

Cet article a été publié à l’origine par THE MARKUP, il a été traduit et republié selon les termes de la licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives
Publication originale sur le site themarkup.org

Démystifier le buzz autour de l’IA

Un entretien avec Arvind Narayanan

par JULIA ANGWIN
Si vous avez parcouru tout le battage médiatique sur ChatGPT le dernier robot conversationnel qui repose sur l’intelligence artificielle, vous pouvez avoir quelque raison de croire que la fin du monde est proche.

Le chat « intelligent » de l’IA a enflammé l’imagination du public pour sa capacité à générer instantanément des poèmes, des essais, sa capacité à imiter divers styles d’écrits, et à réussir à des examens d’écoles de droit et de commerce.

Les enseignants s’inquiètent de la tricherie possible de leurs étudiants (des écoles publiques de New York City l’ont déjà interdit). Les rédacteurs se demandent si cela ne va pas faire disparaître leur travail (BuzzFeed et CNET ont déjà utilisé l’IA pour créer des contenus). Le journal The Atlantic a déclaré que cela pourrait « déstabiliser les professions de cadres supérieurs ». L’investisseur en capital-risque Paul Kedrosky l’a qualifié de « bombe nucléaire de poche » et blâmé ses concepteurs pour l’avoir lancé dans une société qui n’y est pas prête.

Même le PDG de l’entreprise qui a lancé ChatGPT, Sam Altman, a déclaré aux médias que le pire scénario pour l’IA pourrait signifier « notre extinction finale ».

Cependant pour d’autres ce buzz est démesuré. Le principal scientifique chargé de l’IA chez Meta’s AI, Yann LeCun, a déclaré à des journalistes que ChatGPT n’a « rien de révolutionnaire ». Le professeur de langage informatique de l’université de Washington Emily Bender précise que « la croyance en un programme informatique omniscient vient de la science-fiction et devrait y rester ».

Alors, jusqu’à quel point devrions-nous nous inquiéter ? Pour recueillir un avis autorisé, je me suis adressée au professeur d’informatique de Princeton Arvind Narayanan, qui est en train de co-rédiger un livre sur « Le charlatanisme de l’IA ». En 2019, Narayanan a fait une conférence au MIT intitulée « Comment identifier le charlatanisme del’IA » qui exposait une classification des IA en fonction de leur validité ou non. À sa grande surprise, son obscure conférence universitaire est devenue virale, et ses diapos ont été téléchargées plusieurs dizaines de milliers de fois ; ses messages sur twitter qui ont suivi ont reçu plus de deux millions de vues.

Narayanan s’est alors associé à l’un de ses étudiants, Sayash Kapoor, pour développer dans un livre la classification des IA. L’année dernière, leur duo a publié une liste de 18 pièges courants dans lesquels tombent régulièrement les journalistes qui couvrent le sujet des IA. Presque en haut de la liste : « illustrer des articles sur l’IA avec de chouettes images de robots ». La raison : donner une image anthropomorphique des IA implique de façon fallacieuse qu’elles ont le potentiel d’agir dans le monde réel.

Narayanan est également le co-auteur d’un manuel sur l’équité et l’apprentissage machine et dirige le projet Web Transparency and Accountability de l’université de Princeton pour contrôler comment les entreprises collectent et utilisent les informations personnelles. Il a reçu de la Maison-Blanche le Presidential Early Career Award for Scientists and Engineers [N. de T. : une distinction honorifique pour les scientifiques et ingénieurs qui entament brillamment leur carrière].

Voici notre échange, édité par souci de clarté et brièveté.

Angwin : vous avez qualifié ChatGPT de « générateur de conneries ». Pouvez-vous expliquer ce que vous voulez dire ?

Narayanan : Sayash Kapoor et moi-même l’appelons générateur de conneries et nous ne sommes pas les seuls à le qualifier ainsi. Pas au sens strict mais dans un sens précis. Ce que nous voulons dire, c’est qu’il est entraîné pour produire du texte vraisemblable. Il est très bon pour être persuasif, mais n’est pas entraîné pour produire des énoncés vrais ; s’il génère souvent des énoncés vrais, c’est un effet collatéral du fait qu’il doit être plausible et persuasif, mais ce n’est pas son but.

Cela rejoint vraiment ce que le philosophe Harry Frankfurt a appelé du bullshit, c’est-à-dire du langage qui a pour objet de persuader sans égards pour le critère de vérité. Ceux qui débitent du bullshit se moquent de savoir si ce qu’ils disent est vrai ; ils ont en tête certains objectifs. Tant qu’ils persuadent, ces objectifs sont atteints. Et en effet, c’est ce que fait ChatGPT. Il tente de persuader, et n’a aucun moyen de savoir à coup sûr si ses énoncés sont vrais ou non.

Angwin : Qu’est-ce qui vous inquiète le plus avec ChatGPT ?

Narayanan : il existe des cas très clairs et dangereux de mésinformation dont nous devons nous inquiéter. Par exemple si des personnes l’utilisent comme outil d’apprentissage et accidentellement apprennent des informations erronées, ou si des étudiants rédigent des essais en utilisant ChatGPT quand ils ont un devoir maison à faire. J’ai appris récemment que le CNET a depuis plusieurs mois maintenant utilisé des outils d’IA générative pour écrire des articles. Même s’ils prétendent que des éditeurs humains ont vérifié rigoureusement les affirmations de ces textes, il est apparu que ce n’était pas le cas. Le CNET a publié des articles écrits par une IA sans en informer correctement, c’est le cas pour 75 articles, et plusieurs d’entre eux se sont avérés contenir des erreurs qu’un rédacteur humain n’aurait très probablement jamais commises. Ce n’était pas dans une mauvaise intention, mais c’est le genre de danger dont nous devons nous préoccuper davantage quand des personnes se tournent vers l’IA en raison des contraintes pratiques qu’elles affrontent. Ajoutez à cela le fait que l’outil ne dispose pas d’une notion claire de la vérité, et vous avez la recette du désastre.

Angwin : Vous avez développé une classification des l’IA dans laquelle vous décrivez différents types de technologies qui répondent au terme générique de « IA ». Pouvez-vous nous dire où se situe ChatGPT dans cette taxonomie ?

Narayanan : ChatGPT appartient à la catégorie des IA génératives. Au plan technologique, elle est assez comparable aux modèles de conversion de texte en image, comme DALL-E [qui crée des images en fonction des instructions textuelles d’un utilisateur]. Ils sont liés aux IA utilisées pour les tâches de perception. Ce type d’IA utilise ce que l’on appelle des modèles d’apprentissage profond. Il y a environ dix ans, les technologies d’identification par ordinateur ont commencé à devenir performantes pour distinguer un chat d’un chien, ce que les humains peuvent faire très facilement.

Ce qui a changé au cours des cinq dernières années, c’est que, grâce à une nouvelle technologie qu’on appelle des transformateurs et à d’autres technologies associées, les ordinateurs sont devenus capables d’inverser la tâche de perception qui consiste à distinguer un chat ou un chien. Cela signifie qu’à partir d’un texte, ils peuvent générer une image crédible d’un chat ou d’un chien, ou même des choses fantaisistes comme un astronaute à cheval. La même chose se produit avec le texte : non seulement ces modèles prennent un fragment de texte et le classent, mais, en fonction d’une demande, ces modèles peuvent essentiellement effectuer une classification à l’envers et produire le texte plausible qui pourrait correspondre à la catégorie donnée.

Angwin : une autre catégorie d’IA dont vous parlez est celle qui prétend établir des jugements automatiques. Pouvez-vous nous dire ce que ça implique ?

Narayanan : je pense que le meilleur exemple d’automatisation du jugement est celui de la modération des contenus sur les médias sociaux. Elle est nettement imparfaite ; il y a eu énormément d’échecs notables de la modération des contenus, dont beaucoup ont eu des conséquences mortelles. Les médias sociaux ont été utilisés pour inciter à la violence, voire à la violence génocidaire dans de nombreuses régions du monde, notamment au Myanmar, au Sri Lanka et en Éthiopie. Il s’agissait dans tous les cas d’échecs de la modération des contenus, y compris de la modération du contenu par l’IA.

Toutefois les choses s’améliorent. Il est possible, du moins jusqu’à un certain point, de s’emparer du travail des modérateurs de contenus humains et d’entraîner des modèles à repérer dans une image de la nudité ou du discours de haine. Il existera toujours des limitations intrinsèques, mais la modération de contenu est un boulot horrible. C’est un travail traumatisant où l’on doit regarder en continu des images atroces, de décapitations ou autres horreurs. Si l’IA peut réduire la part du travail humain, c’est une bonne chose.

Je pense que certains aspects du processus de modération des contenus ne devraient pas être automatisés. Définir où passe la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui est inacceptable est chronophage. C’est très compliqué. Ça demande d’impliquer la société civile. C’est constamment mouvant et propre à chaque culture. Et il faut le faire pour tous les types possibles de discours. C’est à cause de tout cela que l’IA n’a pas de rôle à y jouer.

Angwin : vous décrivez une autre catégorie d’IA qui vise à prédire les événements sociaux. Vous êtes sceptique sur les capacités de ce genre d’IA. Pourquoi ?

Narayanan : c’est le genre d’IA avec laquelle les décisionnaires prédisent ce que pourraient faire certaines personnes à l’avenir, et qu’ils utilisent pour prendre des décisions les concernant, le plus souvent pour exclure certaines possibilités. On l’utilise pour la sélection à l’embauche, c’est aussi célèbre pour le pronostic de risque de délinquance. C’est aussi utilisé dans des contextes où l’intention est d’aider des personnes. Par exemple, quelqu’un risque de décrocher de ses études ; intervenons pour suggérer un changement de filière.

Ce que toutes ces pratiques ont en commun, ce sont des prédictions statistiques basées sur des schémas et des corrélations grossières entre les données concernant ce que des personnes pourraient faire. Ces prédictions sont ensuite utilisées dans une certaine mesure pour prendre des décisions à leur sujet et, dans de nombreux cas, leur interdire certaines possibilités, limiter leur autonomie et leur ôter la possibilité de faire leurs preuves et de montrer qu’elles ne sont pas définies par des modèles statistiques. Il existe de nombreuses raisons fondamentales pour lesquelles nous pourrions considérer la plupart de ces applications de l’IA comme illégitimes et moralement inadmissibles.

Lorsqu’on intervient sur la base d’une prédiction, on doit se demander : « Est-ce la meilleure décision que nous puissions prendre ? Ou bien la meilleure décision ne serait-elle pas celle qui ne correspond pas du tout à une prédiction ? » Par exemple, dans le scénario de prédiction du risque de délinquance, la décision que nous prenons sur la base des prédictions est de refuser la mise en liberté sous caution ou la libération conditionnelle, mais si nous sortons du cadre prédictif, nous pourrions nous demander : « Quelle est la meilleure façon de réhabiliter cette personne au sein de la société et de diminuer les risques qu’elle ne commette un autre délit ? » Ce qui ouvre la possibilité d’un ensemble beaucoup plus large d’interventions.

Angwin : certains s’alarment en prétendant que ChatGPT conduit à “l’apocalypse,” pourrait supprimer des emplois et entraîner une dévalorisation des connaissances. Qu’en pensez-vous ?

Narayanan : Admettons que certaines des prédictions les plus folles concernant ChatGPT se réalisent et qu’il permette d’automatiser des secteurs entiers de l’emploi. Par analogie, pensez aux développements informatiques les plus importants de ces dernières décennies, comme l’internet et les smartphones. Ils ont remodelé des industries entières, mais nous avons appris à vivre avec. Certains emplois sont devenus plus efficaces. Certains emplois ont été automatisés, ce qui a permis aux gens de se recycler ou de changer de carrière. Il y a des effets douloureux de ces technologies, mais nous apprenons à les réguler.

Même pour quelque chose d’aussi impactant que l’internet, les moteurs de recherche ou les smartphones, on a pu trouver une adaptation, en maximisant les bénéfices et minimisant les risques, plutôt qu’une révolution. Je ne pense pas que les grands modèles de langage soient même à la hauteur. Il peut y avoir de soudains changements massifs, des avantages et des risques dans de nombreux secteurs industriels, mais je ne vois pas de scénario catastrophe dans lequel le ciel nous tomberait sur la tête.

Comme toujours, merci de votre attention.

À bientôt,
Julia Angwin
The Markup

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