Un quatrième tome pour Ernaut de Jérusalem

Fin connaisseur du monde médiéval, Yann Kervran propose un nouveau volume des aventures d’Ernaut de Jérusalem. Son héros, qui a gagné en maturité, va affronter un nouveau mystère : un corps entièrement brûlé tandis que sa demeure est intacte autour de lui.

De là à y voir le souffle ardent du Malin…

Yann continue de ciseler tranquillement son univers. On peut lire ses romans comme d’habiles polars, ce qui ne serait déjà pas si mal, mais on peut s’attarder sur les liens qui se tissent au fil des ouvrages, l’incroyable précision des références historiques, la description minutieuse des mœurs d’une époque… et tout ça sous licence libre.

Nous lui avons posé quelques questions.

Le souffle du dragon… il y avait des dragons en Terre sainte ?

Forcément, vu que c’est là que saint Georges a tué le sien. Au-delà de la polysémie du titre, avec laquelle je joue chaque fois afin de laisser le public en faire sa propre lecture, c’est en référence à la basilique de Lydda où est conservé, justement, le corps de saint Georges. C’est là que se déroule la majeure partie de l’intrigue à laquelle est confronté Ernaut. C’est l’occasion d’évoquer bon nombre de dragons, des traditions orientales, qui viennent alors percoler dans les récits hagiographiques occidentaux. C’est aussi le nom d’une bannière issue de l’Antiquité romaine impériale…

Et c’est parfois, plus prosaïquement, le terme sous lequel on désigne les crocodiles, au Moyen Âge. Toutes ces définitions, ces évocations ont leur part de vérité dans la caractérisation du titre. D’ailleurs, c’est la même chose pour le second terme : le souffle n’est pas que le feu du dragon, il renvoie aussi à la tradition alchimique et ésotérique, avec laquelle le livre joue également, à plusieurs niveaux. Enfin, il y a des approches plus habituelles de ces termes, et cela peut aussi peut-être s’appliquer à certains points de vue sur le récit, un personnage ou l’autre.

Le dragon dans l’œuvre d’Ambroise Paré – 1585  (http://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?med01709x0096)

 

Le quatrième tome, déjà ! On voit Ernaut gérer seul une enquête officielle. Peut-tu nous en dire plus sur les évolutions de notre héros ?

Cela fait désormais deux ans qu’il réside en Terre sainte et pratiquement un an et demi au service de l’hôtel du roi, en tant que sergent. Il commence à avoir des amis, un réseau de relations, une fiancée… Il n’est plus le garçon maladroit qui embarquait à bord du Falconus.  C’est un jeune homme impatient d’embrasser la vie, qui voit son avenir se dessiner. J’ai conçu ce tome comme le dernier de son enfance, les choses sont en train de se placer pour lui tracer une voie.

Déjà quatre tomes ! (photo Yann Kervran CC-BY-SA)

 

Cela dit, s’il est en charge de l’enquête, ce n’est pas de façon aussi claire et formelle qu’il l’aurait peut-être souhaité. Je n’en dis pas trop pour ne pas gâcher le plaisir des lecteurs. Mais il est vrai qu’il se voit maître de son temps, de ses actions, dans une certaine mesure et dans un cadre général qui lui est imposé par des supérieurs.

Celui-ci a été écrit avec le concours du CNL, peut-tu nous présenter un peu ce que c’est ?

Le Centre National du Livre a, dans ses missions, la tâche de soutenir la création littéraire francophone avec, entre autres, l’existence de bourses d’écriture pour les auteurs. J’ai donc eu le bonheur de voir mon projet retenu parmi les 66 romans sélectionnés en 2017. J’avais deux ans pour voir le projet terminé et publié, c’est donc chose faite. En échange, il suffit d’indiquer que l’ouvrage a reçu leur soutien, ce que je fais avec plaisir. Je profite de cet entretien pour les remercier publiquement.

Ce qui pose aussi la question du modèle économique chez les auteurs. Alors, est-ce qu’être libre est plus rentable que l’édition traditionnelle ?

De façon générale, je ne sais pas, mais en ce qui me concerne la réponse est oui. Je n’ai pas encore les chiffres de vente pour mes autres ouvrages non romanesques, non libres, chez un autre éditeur, pour 2018. En partant du principe que c’est similaire à 2017, vu que je n’y ai rien sorti depuis deux ans, je vais gagner plus avec mes trois Framabooks. Mais cela reste dérisoire : mes revenus d’auteur non libre se sont effondrés au fil de la décennie, pour arriver à un peu moins de 300€ annuellement.

C’est le cas pour énormément d’écrivains et c’est une tendance globale :

Pour mon travail d’auteur libre, je dois percevoir à peu près le même montant pour 2018, mais s’y ajoutent les dons reçus en soutien de mon travail, ou en contre-don de la lecture des epub, pour environ 200€ sur l’année je dirais.

De toute évidence, cela ne permet pas d’en vivre. La bourse du CNL, de 7000€ brut, a beaucoup aidé, mais pour l’instant ce n’est pas viable pour moi. Je vais donc devoir surseoir à la rédaction du tome 5, n’ayant matériellement pas les moyens de m’y consacrer de façon sérieuse et sereine.

Quoiqu’il en soit, je suis très heureux d’avoir basculé mon travail sous licence libre car j’en garde la maîtrise et je sais que ce sera disponible pour qui veut y accéder. C’était un point essentiel pour moi. Ayant été contraint de garder des textes non publiés pendant des années, de me restreindre sur les productions liées directement ou indirectement, c’était extrêmement frustrant. Avec le libre, mes textes ne disparaissent pas au même rythme que mes revenus.

J’ai été ton éditeur pour ce tome, et c’était très enrichissant. Mais je ne sais pas comment tu fais pour t’en sortir avec les contraintes historiques. Ça me rendrait dingue, alors que tu navigues là-dedans avec une aisance incroyable. Bon sang, tu vérifies les phases de la Lune ! Comment arrives-tu à t’en sortir ?

C’est facile : j’ai une bibliothèque plus que conséquente sur le sujet et je me sers aussi beaucoup d’Internet. Il est désormais bien plus aisé d’accéder à la documentation que quand je faisais mes études (malgré de nombreux paywalls ici et là, qui enclosent parfois du savoir dans le domaine public).

C’est aussi plus simple de l’organiser : j’ai un wiki où je note pas mal de choses pour suivre la chronologie et conserver la cohérence de caractérisation de mes protagonistes. Par ailleurs je crains toujours l’effet carton pâte de certains récits où la documentation est plaquée sur une idée qui ne cadre pas avec le décor. Je m’efforce donc de lire régulièrement des ouvrages scientifiques sur le monde des croisades, des sources historiques, sans avoir de but en tête, juste pour m’imprégner. Et je note sur des feuilles des idées, des anecdotes, des envies, pour ensuite les exhumer quand je suis en recherche de motifs à développer.

Pour l’intégration de l’histoire au cycle romanesque, je commence toujours par voir comment la période historique peut offrir des sujets intéressants à traiter, par le biais de l’enquête principale, du décor ou des personnages annexes. Je bâtis ensuite là-dessus, en voyant comment je peux intégrer les personnages pour lesquels j’ai prévu de longs arcs narratifs au sein d’Hexagora. L’idée étant de nourrir les narrations les unes par les autres, de ne jamais rattacher une histoire à un seul arc, mais d’en faire un point de rencontre, de jonction, de friction.

Qu’est-ce qui est prévu pour la suite ?

Pour l’heure, je me focalise sur les Qit’a, histoires courtes dans le monde d’Ernaut. J’en ai rédigé presque une centaine qui vont être publiées en quatre recueils, j’espère avant l’été. Je continue aussi d’en écrire, mensuellement, car c’est une pratique régulière qui nourrit ma réflexion et fait avancer la façon dont je conçois mon métier d’écrivain. J’ai aussi quelques vieux projets que je dois finaliser, dans un tout autre style. Peut-être que j’utiliserai un pseudonyme pour ne pas induire mes lecteurs habituels en erreur. Mais ce qui est certain, c’est que ce sera sous licence libre.

 

 

Pour aller plus loin :

 




Enquête criminelle en Terre sainte avec Ernaut, un nouveau Framabook

Les aventures médiévales et policières d’Ernaut, après un inquiétant huis-clos maritime et une semaine sanglante, se poursuivent aujourd’hui avec un crime au royaume de Jérusalem.

Pour Ernaut, il va falloir trouver vite le coupable pour sauver d’un combat mortel son propre frère qui s’est porté champion pour un homme injustement accusé.
Heureusement une tempête de sable vient retarder l’échéance mais elle ralentit tout autant l’enquête que mène le colossal sergent.

De manse en casal, du forgeron aux prostituées, des lavandières aux pasteurs paysans, cultivateurs, nomades musulmans, éleveurs, croisés installés de la première heure et nouveaux arrivants, soudards, esclaves évadés, Catalans, Bourguignons et Syriens… c’est tout un monde que croise Ernaut, et bien rares sont ceux qui n’avaient pas une bonne raison de tuer la victime.

Un roman sous licence libre offert par Yann Kervran que nous avons interrogé pour vous.

 

Bonjour Yann ! Alors revoici Ernaut dans « La Terre des morts », brrr pourquoi ce titre ?

Chacun pourra s’en faire une idée. Pour l’essentiel, c’est le sentiment d’appartenir à ce que l’on nommait au Moyen Âge un feu et un lieu : nous existons par nos liens à une communauté humaine et à une zone géographique. Dans des communautés agraires, qu’elles soient de cultivateurs ou d’éleveurs, il est difficile d’exister en-dehors de ces structures qui bornent nos possibilités, d’autant que nous héritons à la fois d’éléments bâtis, aménagés et de cadres sociaux et culturels. C’est la thématique principale de ce tome, qui en illustre diverses articulations.

Il y a ensuite un autre sens, plus anecdotique, lié à l’enquête elle-même, que lecteurs et lectrices découvriront ; j’aime bien jouer sur les différents niveaux de compréhension possibles, en restant suffisamment ouvert pour permettre d’y projeter ce qu’on souhaite.

Le nouveau Framabook est arrivé… Tremblez ! (ou plutôt cliquez sur l’image pour y accéder)

Nous voilà encore dépaysés dans le temps comme dans l’espace ! Pourquoi nous emmener au XIIe siècle au royaume de Jérusalem ?

Ça fait plus de vingt ans que j’y voyage et j’aime parcourir de telles contrées en bonne compagnie. C’est la période de l’histoire que je connais le mieux, elle alimente donc forcément ma réflexion sur le présent. C’est l’un de mes mondes mentaux qui me permet de proposer des récits intéressants et j’espère distrayants, tout en offrant une grille de lecture sur le monde.

J’ai eu l’idée du cycle Hexagora pour rendre moins fantasmatiques les récits de Croisades et le Moyen-orient médiéval. Le lieu et la période historique cristallisent beaucoup de raccourcis et de relectures des faits. L’Histoire sert souvent d’illustration et d’alibi à des décisions et opinions modernes. Il serait naïf de croire que c’est une science dépourvue d’usage politique. Le rôle du poète, de l’écrivain, permet d’assumer un biais, mais le lecteur en est prévenu.
Je tente donc d’apporter ma petite pierre à cet édifice, à ma manière. Je propose à chaque fois les sources qui m’ont inspiré, ceux qui le souhaitent pourront ainsi aller plus loin.

Dans le récit, tu précises chemin faisant, c’est-à-dire sans ralentir le rythme, ce que les personnages mangent et boivent, la saveur particulière d’un breuvage, son amertume dans un gobelet en céramique, comment ils sont vêtus, l’effet du khamsin sur la nature et les êtres etc. On y croirait presque, tu as tout inventé hein ?

En effet, j’invente tout, c’est le travail d’un écrivain que d’inventer, mais en m’appuyant sur des sources scientifiques : ouvrages d’archéologie, textes d’époque (que je lis souvent dans une traduction faite un spécialiste de la langue d’alors, ce que je ne suis pas) ou éléments géographiques voire ethnographiques. C’est une grosse partie de mon travail préparatoire que de recenser les documents, d’y accéder, beaucoup de livres n’étant pas faciles à trouver, ou parfois carrément hors de prix. J’accumule au fil des ans une belle bibliothèque.
C’est de là que naissent aussi mes idées d’enquêtes: je rebondis sur une anecdote (comme c’est le cas pour ce tome), et j’essaie de m’imprégner des lieux, des cultures, des événements pour qu’à la lecture on soit immergé dans un environnement réaliste. Ma longue pratique de la reconstitution historique a aussi nourri bien des aspects sensoriels que je décris. J’aime à dire que je suis un auteur médiéviste qui est déjà monté à cheval en armure, avec lance et bouclier. J’ai aussi une longue familiarité avec des pratiques artisanales, alimentaires, de vie quotidienne, qui se rapprochent, je le pense, de ce qui se faisait à l’époque d’Ernaut.

Dans ce roman, on découvre peu à peu que la victime n’invite guère à la compassion : Ogier est un personnage bien peu sympathique… Pourquoi donc le sergent Ernaut se met-il en tête d’enquêter au lieu d’aller retrouver sa fiancée ?

C’est justement le thème central : le lien aux autres et aux lieux. Ernaut est un déraciné, un immigré en terre étrangère. Il a un besoin viscéral de s’inscrire dans une filiation, une communauté qui atteste de son appartenance au groupe. C’est pourquoi il demeure très proche de son frère, malgré leurs différences. Et par extension, il est dans l’obligation morale de nouer des liens avec les proches de Lambert. Cela ne se fait pas sans heurts dans « l’affaire Ogier », les hésitations et questionnements d’Ernaut le prouvent.

Photographie CC BY SA Philippe Dumay
L’auteur en tenue de chasseur médiéval

L’enquête menée par Ernaut est aussi une course contre la montre (hum les montres n’existaient pas au fait, c’est une expression hein), pourquoi est-ce si urgent de trouver le coupable ?

La justice était relativement rapide par rapport à nos pratiques contemporaines et il y a donc un impératif temporel, qui me sert de ressort dramatique. Comme dans le tome 2 Les Pâques de sang, mais sous une forme différente, Ernaut doit composer avec le temps et l’espace. C’est depuis le tome 1 pour moi l’occasion de parler du rapport à ces deux éléments qui diffère du nôtre. Il n’y a pas le rythme quotidien des heures (du moins pas dans notre acception contemporaine) ni de projection rapide de soi en un autre lieu. Le moindre déplacement est en soi une aventure, et on ne sait pas organiser ses tâches de façon aussi fine et détaillée qu’aujourd’hui. Il y a toujours un certain flottement dans l’estimation des distances, du temps et des modalités de leur organisation.

Un peu brutale cette coutume de s’en remettre au jugement « par bataille », il y a forcément mort d’homme et c’est celui qui meurt qui a tort ? Pas très malin pour des Francs et des Chrétiens de tuer leur prochain ! Et en plus on appelait ça « le jugement de Dieu » ?

À l’époque, un certain Usamah ibn Munqidh, diplomate pour le régime damascène à Jérusalem, trouvait en effet cette pratique révoltante, barbare et imbécile. Mais j’ai eu envie d’en montrer le déroulé précis, la logique interne, qui ne se comprend que par référence à cette communauté, avec ses croyances religieuses et sa dynamique interne.

J’ai toujours été frappé par l’imbécillité de la mise en scène dans les représentations contemporaines de ce que l’on nommait alors en général « Jugement par bataille ». On voit souvent juste un des combattants venir vociférer devant l’autre, lui jeter un gantelet de mailles au visage (ce qui n’existait pas). Pour ensuite se battre à la façon de pirates avinés en fracassant autant de meubles que d’accessoires divers autour d’eux, en ahanant comme des bûcherons. Au final, je trouve cela dénué de sens.

Je ne cherche pas à juger une pratique qui peut sembler brutale. J’ai souhaité remettre cette pratique en contexte, évaluer comment elle prenait place véritablement au sein d’un univers mental distinct du mien. C’est similaire à ce que j’ai fait par rapport aux pratiques religieuses dans le tome 2.

Cette idée de la justice médiévale reviendra dans le cycle, vu qu’Ernaut est appelé à résoudre d’autres meurtres…
Pour l’anecdote, je me suis amusé à présenter dans le récit même des contradicteurs à cette pratique, dans le monde latin, en cherchant un effet ironique quand on découvre l’alternative proposée. Je laisserai les lecteurs et lectrices le découvrir par eux-mêmes.
De façon générale, j’aimerais montrer que les notions de justice, de pouvoir pacificateur n’ont pas suivi un développement linéaire jusqu’à nos pratiques, qui seraient l’aboutissement de ces errements passés. Nos ancêtres n’étaient pas naïfs, même s’ils avaient des croyances qui nous semblent irrationnelles. Sur le long cours, je vais me servir d’Ernaut et de son parcours pour illustrer cette idée que comme aujourd’hui, il y a un aspect réflexif intense entre pratiques et analyse.

Mais dis donc, au cours de cette enquête, nous rencontrons avec Ernaut toutes sortes de populations, comme se fait-il qu’on trouve une telle diversité sur un aussi petit territoire ? On ne peut pas dire que ce soit l’entente cordiale d’ailleurs, on se rend compte qu’il peut y avoir de fortes tensions entre toutes les communautés qui vivent là….

Le territoire où se déroulent les enquêtes est au croisement de nombreuses cultures et populations, depuis des millénaires, l’actualité malheureusement nous le rappelle régulièrement avec des événements violents.
La situation n’était pas plus simple voilà 800 ans et, pour coexister, les populations ne s’appréciaient pas pour autant. Cela allait le plus souvent de l’ignorance froide à la franche hostilité. L’arrivée des colons latins s’inscrit dans un mouvement régulier d’arrivées exogènes, qui venaient s’agréger à l’existant, pour finir en un patchwork avec peu de mélanges. Cette tendance humaine ne provient pas forcément d’un rejet de l’autre, mais plutôt d’une préférence envers ce qui nous ressemble. C’est magnifiquement expliqué dans la parabole des polygones.
Au travers des récits Hexagora , et pas seulement dans les enquêtes d’Ernaut, j’ai eu envie de présenter la société dans sa complexité, et pas comme un univers manichéen, avec d’un côté les Croisés et de l’autre les Musulmans. C’est un choix politique assumé.

Le tome 2, disponible chez Framabook.

Tiens en parlant de choix politique, où en es-tu avec tes publications chez Framabook ? Les deux premiers tomes étaient des rééditions et surtout des « libérations », mais celui-ci est inédit et tu le mets directement en licence libre dès sa première publication ?

En effet. je l’ai écrit voilà des années, à la suite des deux premiers et il patientait dans mes tiroirs. Il va donc être le premier directement diffusé sous licence libre. C’est un long processus pour un auteur que de s’affranchir des habitudes de publication traditionnelle, où le droit d’auteur est privilégié par rapport au droit des publics. Je suis finalement content d’avoir eu du temps pour faire ce chemin complexe.

Alors tout le cycle romanesque à venir va désormais être sous licence libre ?

Oui, le cycle d’Ernaut, mais aussi l’intégralité du monde Hexagora (qui comporte en outre plusieurs dizaines de Qit’a, textes courts). Je publie aussi les sources, à savoir un texte le moins mis en forme possible, pour permettre à chacun de bâtir dessus aisément. Pour cela, j’écris en markdown et je mets à disposition mes fichiers sur un dépôt Git.

Et donc si je veux m’emparer de ton personnage d’Ernaut et le faire évoluer dans d’autres époques et d’autres milieux c’est possible ? Tiens par exemple, je verrais bien Ernaut en justicier interplanétaire, chargé par le Grand Continuum de la Galaxie d’enquêter sur la disparition du prince d’Orion, j’intitulerais ça : L’astéroïde des morts, qu’est-ce que t’en dis ? … – hein ? Comment ça c’est nul ?

Je ne sais pas, on ne peut jamais savoir d’une idée si ce qu’elle produira sera nul, si on adhère à l’idée d’un tel jugement de valeur. Tout le monde a des idées, tout le temps. C’est ce que l’on en fait qui est vraiment intéressant et qui demande du travail. Beaucoup de travail.
Et pour en revenir à ta proposition, pourquoi pas ? J’aime bien la SF et c’est un univers où le policier a toute sa place, même si ce n’est pas le plus développé des sous-genres. Je pense à une série comme The expanse ou un univers comme celui de La culture de Iain Banks où de tels traitements existent.

Est-ce que tu as trouvé de nouveaux lecteurs et nouvelles lectrices grâce à la publication chez Framabook, même si la diffusion en papier demeure un peu anecdotique ?

J’en ai rencontré, en tout cas. La culture libre n’est pas l’aspect le plus connu et le plus mis en avant dans notre société, que ce soit dans les établissements culturels ou même les rencontres libristes. En outre, la diffusion des ouvrages papier est compliquée, les réseaux actuels étant assez étanches à ce genre d’initiative. Cela pose un souci quand on sait que le modèle économique des revenus des écrivains repose sur les ventes de ce support.

Quoi qu’il en soit c’est aussi ce qui m’intéresse dans cette aventure, tenter de décorréler mes revenus d’un produit physique qui ne représente pas l’intégralité de mon travail. D’où l’appel au don, au soutien sous forme de mécénat. Pour un résultat négligeable pour l’instant, je dois l’avouer. Si cela ne s’améliore pas d’ici quelques mois, il va me falloir envisager une reconversion professionnelle. Si jamais vous connaissez des entreprise qui embauchent un spécialiste du 3e quart du XIIe siècle, ça pourrait m’intéresser. 😉

Cliquez sur la couverture pour aller télécharger et/ou acheter la version papier du tome 1 chez Framabook.

Tu as tout de même investi beaucoup de passion, de temps et d’énergie pour élaborer ce cycle romanesque encore en chantier, qu’est-ce qui te donne autant de motivation ?

Desproges aurait répondu « À chacun sa névrose ». Et un de mes amis, John Waller, qui a supervisé pendant longtemps les interprétations historiques au sein du Royal Armouries disait que si quelque chose méritait d’être fait, il méritait d’être bien fait. Aller au-delà de ces aphorismes me coûterait peut-être une fortune en analyse. 😉

Dans quelles sombres et sanglantes aventures vas-tu plonger ce pauvre Ernaut la prochaine fois ? Il va encore voyager, redresser les torts et risquer sa peau ou bien se ranger et fonder une petite famille ?

Je sais à peu près vers quoi je vais pour l’ensemble du cycle narratif, mais le détail n’est pas défini précisément au-delà de quelques volumes. Je suis actuellement en train d’écrire Le souffle du dragon, qui sortira d’ici cet automne. C’est un tome qui verra le personnage prendre de la maturité et où des réseaux relationnels se précisent. On y découvrira comment le personnage d’Ernaut va évoluer. Géographiquement, cela restera encore au cœur du royaume, à mi-chemin entre Jérusalem et la côte, vers Jaffa.
Pour les deux autres enquêtes, je prévois de le faire voyager plus loin. Le tome 5 vers le nord et le 6 vers le sud.
Il y a tant de magnifiques endroits et de lieux passionnants… c’est toujours frustrant de voir le temps que ça prend de mettre les choses en place. J’aimerais pouvoir aller plus vite !

Découvrez le volume 3 des aventures d’Ernaut en vous téléportant sur sa page Framabook !




Un nouveau polar médiéval dans la collection Framabook

Yann Kervran continue à rééditer les enquêtes d’Ernaut de Jérusalem chez Framabook, pour notre plus grand plaisir.

Nous lui avons demandé de répondre à quelques questions à l’occasion de la publication de son deuxième tome, Les Pâques de sang.

Yann, peux-tu nous rappeler qui est Ernaut de Jérusalem ?

C’est le personnage récurrent de ma série d’enquêtes qui se déroule pendant les Croisades, essentiellement dans le royaume de Jérusalem, au milieu du XIIe siècle. C’est un jeune Bourguignon de Vézelay qui vient avec son frère comme pèlerin et qui va rester comme colon. C’est un géant, un colosse dont le physique hors-normes n’est surpassé que par la curiosité. Le premier tome le présentait lors du voyage de traversée, en Méditerranée. Là, on le retrouve quelques huit mois plus tard, pendant les cérémonies de Pâques, à Jérusalem. C’est le moment fort des visites et célébrations pour les pèlerins venus d’Europe.

Ernaut est le fil rouge des intrigues policières, vu que le lecteur enquête dans ses pas, mais c’est aussi un naïf qui découvre un nouveau monde, et qui sert donc de passeur, de guide, pour arpenter cet univers. Celui-ci, que j’ai appelé Hexagora, dépasse d’ailleurs le cadre des enquêtes car je tente de le rendre plus vaste encore, plus complexe, avec un ensemble de récits courts que j’appelle Qit’a. J’ai aussi l’envie d’écrire des textes parallèles, qui n’appartiennent pas au registre policier. Mon espoir est de rendre plus vivante cette période de l’histoire méconnue du grand public, tout en faisant œuvre pour le commun, en caractérisant fortement un univers imaginaire, même si puissamment ancré dans la réalité historique.

Argh, mais c’est de l’Histoire avec un grand H… Rassure-nous, tu nous fais pas un cours non plus, hein ?

Pourquoi ce «Argh» ? L’histoire peut être passionnante, comme n’importe quel sujet, pour peu que le passeur qui t’y emmène soit habile et intéressant. Alors, bien sûr, c’est en effet extrêmement documenté, autant que je peux me le permettre. Dans le cas contraire, ce serait mensonger de s’attribuer l’épithète «historique». Mais je travaille énormément à rendre ça fluide, accessible et indolore pour ceux qui ont des boutons à l’idée qu’on leur demande de dater le siècle de Philippe Auguste.

Les retours que j’ai vont d’ailleurs toujours dans ce sens : le public aime autant le récit en lui-même que l’immersion temporelle et géographique que je propose. Je suis également photographe et reconstitueur, donc je puise largement dans mon expérience personnelle pour rendre sensuelle l’expérience de lecture. Je me souviens qu’un de mes lecteurs de la première édition m’avait dit qu’il avait eu faim à lire le passage d’Ernaut dans les quartiers où l’on s’achetait à manger. Il avait l’impression d’entendre le grésillement des plats sur le feu, de sentir les effluves de pâtes chaudes luisantes de graisse cuite.

Couverture du roman Les Pâques de sang

 

Non, mais on aime bien l’Histoire, hein… Mais faudrait pas en oublier l’aspect roman…

Bien sûr. Il est essentiel pour moi que le lecteur oublie qu’il tient un livre qui propose une vision de l’histoire, avec des sources (que je présente à la fin, pour les curieux et les historiens qui veulent vérifier ma documentation). J’ai l’espoir qu’il accompagne Ernaut dans les ruelles, soit bousculé avec lui dans la foule sur le parvis, s’éponge le front au haut d’une longue côte, avant d’embrasser la vue sur les jardins de Gethsémané où frissonnent les oliviers sous le vent.

Par ailleurs, avec mon premier éditeur, nous avions pas mal échangé sur les dialogues, et c’est lui qui m’a convaincu de créer cette langue pseudo-médiévale, dépaysante dans ses structures et sonorités. Bien que cela demeure un subterfuge narratif, des lecteurs m’ont indiqué que cela les faisait voyager en un «ailleurs». En outre, pour certains, cela les avait fait réfléchir à leur propre usage de la langue, au sens de certaines expressions ou habitudes grammaticales contemporaines. C’est donc bien plus intéressant et efficace que si j’avais tenté de faire des vrais dialogues en français médiéval, qui auraient été indigestes.

Alors, que se passe-t-il dans ce tome 2 ?

Ernaut et son frère Lambert sont en Terre sainte depuis quelques mois. Ils ont écumé tous les sites de dévotion catholique et sont à Jérusalem pour assister aux célébrations les plus importantes, celles de Pâques qui commémorent la victoire du Christ sur la mort. Des événements tragiques viennent ébranler la ville et Ernaut ne peut s’empêcher d’aller y mettre son nez une fois de plus. Mais il y découvrira plus qu’il ne l’aurait voulu, y compris sur lui-même.

C’est l’occasion de découvrir un peu Jérusalem sous son aspect de cité sainte pour la chrétienté médiévale, mais aussi comme ville régie par des pouvoirs et des luttes d’influence. Je me suis consacré à une partie bien délimitée de la topographie, autour du Saint-Sépulcre en gros, mais il y a là déjà beaucoup de choses à présenter, que ce soit d’un point de vue urbanisme, société mais aussi pouvoirs locaux.

Plan du Saint-Sépulcre CC-BY-SA Yann Kervran

J’ai aussi souhaité donner une idée de ce que pouvait représenter la religion pour les simples fidèles. Ernaut est catholique, bien sûr, d’autant qu’il a grandi à l’ombre de la basilique abritant des reliques de Marie-Madeleine. Mais ce terme est trop fourre-tout pour rendre compte d’une réalité fluctuante selon l’époque, la classe sociale et même les personnes. Alors j’ai tenté de mettre en scène ces importantes célébrations religieuses vues de l’extérieur, du profane populaire. J’avais la chance d’avoir le texte complet de la liturgie du XIIe siècle, et j’ai donc travaillé à partir de là pour mettre en place la trame.

Par ailleurs, de nouveaux personnages qui prendront de l’importance à l’avenir sont introduits dans ce tome.

J’ai besoin d’avoir lu le tome 1, La Nef des loups ?

Absolument pas. Chaque nouveau volume initie une enquête distincte qui s’achève en ses pages. Je conseille de lire les tomes dans l’ordre, de façon à pouvoir assister à l’évolution du personnage, de son environnement, mais ce n’est nullement nécessaire. On peut se contenter d’en lire un seul, indépendamment de tous les autres textes Hexagora.

Je conçois l’ensemble de mes écrits de façon cohérente et organisée, mais en laissant à chacun le choix du parcours. Il est même possible de reprendre toutes les sections de mes différents textes et de les réorganiser par date (vu que chacun est précisément daté et localisé) et découvrir comment les choses se déroulent de façon purement temporelle, indépendamment de la cohérence narrative que je conçois pour chaque œuvre que je réalise.

Ce pourrait être un exercice intéressant quoique je crains que ce ne soit vertigineux, j’ai presque 300 personnages et plus de 70 textes qu s’imbriquent dans l’univers Hexagora. D’ailleurs, une édition papier des textes courts Qit’a est prévue chez Framabook, en plusieurs volumes.

La nef des loups était quasiment un huis-clos en pleine mer… Tu as repris la même formule pour Les Pâques de sang ?

Non, j’ai abordé ce second tome de façon complètement opposée. La nef des loups, c’est un whodunnit à la Agatha Christie, avec tous les indices semés pour que le lecteur puisse trouver qui est l’assassin, avec une problématique qui tient un peu de l’exercice de style, du mort retrouvé dans une pièce fermée de l’intérieur. J’avais par ailleurs opposé à ce lieu clos qu’était le Falconus, perdu au milieu des flots un temps extrêmement long, pour dépayser le lecteur. Au XIIe siècle, tout était lent, à l’aune de nos sociétés effervescentes d’aujourd’hui et j’ai beaucoup travaillé cet aspect.

La seconde enquête m’a permis une approche inverse : je suis dans un lieu bien plus large : Jérusalem et ses abords immédiats, mais avec un écart temporel réduit, la Semaine sainte. Je me suis donc attaché à y appliquer un traitement qui tient plus du thriller, avec un Ernaut qui court ici et là, qui s’agite beaucoup plus.

Du coup y’aura de l’action…?

Oui. Je me suis même amusé à concevoir une scène qui fait également partie de l’arsenal narratif du genre policier, mais dans l’audiovisuel : la course-poursuite. J’ai gardé un souvenir extrêmement fort de la scène où, dans French Connection, Popeye Doyle/ Gene Hackman poursuit le métro aérien (tellement un classique que la séquence est même sur YT). Une scène d’anthologie qui a marqué les esprits. Cela m’a donné envie de voir comment je pouvais rendre compte d’une telle intensité avec l’écrit, et sans voiture ni métro. J’ai été très heureux quand des lecteurs m’ont fait part de leur plaisir à lire cette scène qu’ils avaient trouvée haletante, sans bien sûr y détecter une telle influence, fort éloignée.

De façon plus générale, j’ai abordé ce second volume encore une fois avec une préparation formelle assez précise, en étudiant certains codes pour voir comment je pouvais m’en emparer. Cela m’offrait l’opportunité de me frotter à différentes approches du genre policier à travers ses déclinaisons, de façon à laisser à un style personnel le temps d’émerger. J’ai continué avec le tome trois et c’est encore un peu vrai avec le quatre, que je suis actuellement en train d’écrire. Néanmoins, je me sens plus à l’aise pour arpenter une voie moins balisée et il m’est de moins en moins possible de me définir par rapport à un genre précis. Je définis mes propres formes narratives désormais en fonction de la pertinence qu’elles me semblent avoir par rapport à mon projet fictionnel. Cela permet d’avoir une écriture moins affectée au final.

Si ça me plaît, et que je veux contribuer à ton univers, je fais comment ?

Il y a de nombreuses façon de contribuer, mais pour pouvoir créer à partir de mon travail, dans la plupart des cas, le mieux sera de commencer par récupérer tous mes textes dans un format simple (j’utilise le markdown pour rédiger). J’indique comment s’y prendre sur mon site.

Après, si vous avez envie de m’aider à faire connaître le monde des croisades, mon travail d’écriture, vous pouvez en parler autour de vous, diffuser les epubs sur les réseaux pair-à-pair, remplir des notices sur des sites de partage. N’hésitez pas à me contacter à ce sujet si vous avez besoin d’éléments que je n’ai pas encore partagés.
De la même façon, si vous avez l’opportunité d’organiser des rencontres autour de l’histoire, de l’écriture, avec les enquêtes d’Ernaut comme prétexte, prenez contact avec moi. Je suis très disert sur ces sujets et toujours heureux de partager avec tous les publics, étudiants, scolaires ou simples curieux. La grande difficulté aujourd’hui est d’arriver à se faire connaître, donc il s’agit là d’une contribution essentielle.

Je cherche également des partenaires qui seraient intéressés pour traduire vers d’autres langues. Le site Internet a été conçu pour être multilingue et ouvert à la contribution (c’est un moteur dokuwiki en fait), pour accueillir les idées d’autres personnes qui souhaitent participer à l’univers Hexagora, donc n’hésitez pas.

Enfin, une autre contribution, et pas la moindre, c’est le soutien financier. J’ai mis en place une page pour accueillir les dons, en particulier via Liberapay, qui propose le moins de frais de transaction possible. Le support matériel du public est essentiel pour permettre une création sereine et pérenniser mon activité d’écriture. Lorsque vous achetez un livre papier, vous financez surtout les marchands de papier et les transporteurs routiers. Avec les technologies modernes, vous pouvez soutenir directement un artiste.