Quitter les GAFAM, du moins s’efforcer de le faire progressivement comme on s’efforce de renoncer peu à peu à une dépendance, ce n’est pas une mince affaire, tous ceux qui comme Framasoft ont entamé ce processus en savent quelque chose. La tentation est grande pour ceux qui ne disposent pas des compétences techniques suffisantes de renoncer ou bien de s’arrêter à mi-chemin. Nous ne sommes pas de ceux qui leur jetteront la pierre, car nous cherchons plutôt à inciter et accompagner, tel est l’esprit de notre campagne Dégooglisons Internet.
Le cas de Dan Gillmor, dont nous traduisons ci-dessous les propos, sans être original, est intéressant parce qu’il met honnêtement sa propre expérience en perspective. Chroniqueur des technologies numériques depuis longtemps déjà, il a vu passer différentes modes ou tendances mais il a évolué, parfois à contre-courant, jusqu’au point où il explique aujourd’hui faire ses adieux à des produits et des entreprises qui brident beaucoup trop sa liberté. Il nous invite à le suivre sur cette voie, en montrant quelle part de confort personnel nous freine encore.
Goofy
Voici pourquoi je dis au revoir à Apple, Google et Microsoft
J’ai davantage confiance dans les communautés que dans les entreprises
Traduction Framalang de l’article : Why I’m Saying Goodbye to Apple, Google and Microsoft par Dan Gillmor
Cette traduction a d’abord été publiée sur la plateforme Medium
Quand je suis devenu chroniqueur des nouvelles technologies au milieu des années 1990, l’Internet public commençait tout juste sa première grande envolée. À l’époque, je conseillais à mes lecteurs d’éviter les batailles semi-politiques et même quasi-religieuses que les défenseurs de telle ou telle plateforme technologique semblaient apprécier. Je les exhortais à apprécier la technologie pour ce qu’elle est — un outil — et à utiliser ce qui fonctionnait le mieux.
Pourquoi dans ce cas suis-je maintenant en train d‘écrire ce texte avec un portable sous GNU/Linux, un système d’exploitation libre, et non pas sur une machine de marque Apple ou Windows ? Et pourquoi mes téléphones et tablettes fonctionnent-ils avec un dérivé d’Android qui améliore la confidentialité, appelé CyanogenMod, et non pas sous iOS d’Apple ni avec un Android standard ?
C’est parce que, tout d’abord, je peux faire très bien mon travail en les utilisant. Je peux jouer à des jeux. Je peux surfer sans cesse. Les plateformes alternatives ont atteint un stade où elles sont capables de gérer à peu près tout ce dont j’ai besoin.
Plus important encore, j’ai migré vers ces plateformes alternatives parce que j’ai changé d’avis sur ce que doivent être les technologies. Je crois aujourd’hui qu’il est essentiel de tenir compte de mes instincts et mes valeurs, de manière de plus en plus large, dans les technologies que j’utilise.
Ces principes ont pour origine un constat fondamental :
nous perdons le contrôle sur les outils qui nous promettaient autrefois un droit égal à l’expression et l’innovation, et cela doit cesser.
Le pouvoir de contrôle se centralise à nouveau, là où les entreprises et les gouvernements puissants créent des goulots d’étranglement. Ils utilisent ces points d’étranglement pour détruire notre vie privée, limiter notre liberté d’expression, et verrouiller la culture et le commerce. Trop souvent, nous leur donnons notre autorisation — nous bradons notre liberté contre un peu plus de confort — mais beaucoup de choses se passent à notre insu, et plus encore sans notre permission.
Les outils que j’utilise sont maintenant, dans la mesure du possible, fondés sur des valeurs de la communauté, et non pas celles des entreprises.
Je ne réagis pas ici avec des fantasmes paranoïaques. Je transpose, dans le domaine de la technologie, certains des principes qui ont conduit tant de gens à adopter le slow food ou un mode de vie végétarien, à minimiser leur empreinte carbone ou à faire des affaires uniquement avec des entreprises socialement responsables.
Et je n’ai pas non plus l’intention de faire de sermons. Mais si je peux convaincre ne serait-ce qu’un petit nombre d’entre vous de me rejoindre, même de façon limitée, j’en serais très heureux.
Je suis le premier à reconnaître, en même temps, que j’ai encore un long chemin à parcourir pour atteindre la véritable liberté en technologie. Peut-être que c’est impossible, ou pratiquement, à court et moyen terme. Mais c’est un cheminement — un voyage continu — qui en vaut la peine. Et si nous sommes assez nombreux à nous lancer dans l’aventure, nous pouvons faire la différence.
Une partie de ma conversion résulte d’un constante répugnance pour la manie du contrôle qu’exercent les entreprises et le gouvernement.
Si nous croyons en la liberté, nous devons prendre conscience que nous prenons des risques pour être plus libres. Si nous croyons en la concurrence, nous avons parfois à intervenir en tant que société pour nous assurer qu‘elle est respectée.
Une façon dont nous essayons de garantir une concurrence loyale est l’application des lois visant à la promouvoir, notamment par des règles antitrust destinées à empêcher les entreprises hégémoniques d’abuser de leur position dominante. Un exemple classique est apparu dans les années 1990 : Microsoft, une société qui a défié et surpassé IBM et tous les autres dans son ascension vers la domination totale sur le marché du système d’exploitation et celui des logiciels de bureautique.
Les logiciels de Microsoft n’étaient pas les meilleurs dans de nombreux cas, mais ils étaient plus que suffisant s — et les stratégies de l’entreprise allaient de « brillante » à « épouvantable », souvent les deux en même temps. L’administration Clinton, faiblarde au début de la décennie, a finalement compris qu’elle devait empêcher Microsoft de tirer parti injustement de l’hégémonie de Windows / Office pour encadrer la génération suivante de l’informatique et des communications, et à la fin des années 1990 des procès antitrust ont contribué à l’émergence d’innovateurs tels que Google.
Dans mes billets je me suis attaqué régulièrement à Microsoft pour ses diverses transgressions. Au tournant du siècle, mon dégoût pour les pratiques commerciales de cette entreprise a atteint son point d’ébullition.
J’ai fait ma « déclaration d’indépendance » personnelle vis-à-vis de cette entreprise de logiciels, au moins dans la mesure du possible à l’époque. Je suis revenu à un Macintosh d’Apple — qui avait alors adopté un système d’exploitation sérieux, moderne, qui tournait sur le matériel de grande qualité — et en-dehors de quelques emplois occasionnels de Microsoft Office, je me suis largement dispensé d’envoyer de l’argent à une entreprise que je ne respectais pas. Apple m’a facilité la migration, parce que MacOS et Mac devenaient d’une classe incomparable à cette époque — et beaucoup de gens ont découvert, comme je l’ai fait, que l’écosystème de Windows était plus source d’ennuis que de satisfaction.
Lors de conférences de presse dans la Silicon Valley, du début au milieu des années 2000, j’étais souvent l’un des deux seuls journalistes avec un ordinateur portable Mac (l’autre était John Markoff du New York Times, qui avait adopté le Mac dès le début et y resté fidèle). Une décennie plus tard, à peu près tout le monde dans la presse technique a opté pour le Mac. Apple a fait un travail absolument spectaculaire d‘innovation technologique dans les 15 dernières années au moins. J’avais l’habitude de dire que pendant que Windows avait tendance à se mettre en travers de mon chemin, le Mac OS avait tendance à me laisser le champ libre. Pendant des années, je l’ai recommandé à tous ceux qui voulait l’entendre.
Et pourtant, maintenant, quand j’assiste à des événements sur les technologies, je suis une des rares personnes qui n’utilisent pas un Mac ou un iPad. Que s’est-il passé ?
Trois choses : la puissance croissante de Apple et une nouvelle génération de géants de la technologie ; la réaffirmation de mon exigence personnelle de geek pour une justice sociale ; et des alternatives sérieuses.
À l’époque où Steve Jobs était PDG, Apple reflétait sa personnalité et ses qualités. C’était passionnant à bien des égards, parce qu’il exigeait quelque chose de proche de la perfection. Mais depuis, celui qui était le perdant a révolutionné l’informatique mobile et il est devenu le vainqueur et un jour nous avons tous pris conscience que c’était une des entreprises les plus puissantes, rentables et profitables de la planète. Apple est devenu le genre d’entreprise que je préfère ne pas soutenir : elle veut exercer un contrôle maniaque sur ses clients, sur les développeurs de logiciels et sur la presse ; et j’en suis venu à penser que c’est même dangereux pour l’avenir des réseaux ouverts et la technologie contrôlée par l’utilisateur.
Dans le même temps, Google et Facebook, entre autres, sont apparus comme des puissances de nature différente : des entités centralisées qui utilisent la surveillance comme un modèle économique, qui nous dépouillent de notre vie privée en échange du confort d’utilisation qu’ils offrent. Nos appareils mobiles — et même nos ordinateurs, les outils-clés pour la liberté technologique dans les décennies précédentes — sont de plus en plus bridés et limitent la façon dont nous pourrions les utiliser.
J’avais périodiquement joué avec Linux et d’autres alternatives sur mon PC au cours des années, mais j’avais toujours trouvé l’exercice fastidieux et finalement, impraticable. Mais je ne ai jamais cessé de prêter attention à ce que les gens brillants comme Richard Stallman, Cory Doctorow et d’autres disaient, à savoir que nous allions et étions entraînés vers une voie dangereuse. Dans une conversation avec Cory un jour, je lui ai parlé de son usage de Linux comme système d’exploitation sur son ordinateur principal. Il m’a dit qu’il était important de mettre ses actes en conformité avec ses convictions — et, soit dit en passant, que ça marchait bien.
Pouvais-je faire moins, surtout étant donné que j’avais fait part publiquement de mes inquiétudes sur les dérives en cours ?
Donc, il y a environ trois ans, j’ai installé une distribution Ubuntu — elle figure parmi les plus populaires et elle est bien maintenue — sur un ordinateur portable ThinkPad de Lenovo, et j’ai commencé à l’utiliser comme mon système principal. Pendant un mois ou deux, j’étais à la ramasse, je faisais des erreurs de frappe et il me manquait quelques applications pour Mac sur lesquelles je comptais. Mais j’ai trouvé des logiciels pour Linux qui fonctionnent au moins assez bien, sinon parfois mieux que leurs homologues pour Mac et Windows.
Mais un jour j’ai pris conscience que mes doigts et mon cerveau s’étaient parfaitement adaptés au nouveau système. Maintenant, c’est avec un Mac que je suis un peu embarrassé.
J’ai possédé plusieurs autres ThinkPad. Mon modèle actuel est un T440s, qui me semble offrir la meilleure combinaison de taille, poids, évolutivité, service à la clientèle et prix. Ubuntu prend en charge beaucoup de matériel, mais a été particulièrement favorable à ThinkPad au fil des ans. Il est également possible d’acheter des ordinateurs avec Linux pré-installé, y compris plusieurs ordinateurs portables de Dell, pour éviter beaucoup de tracas (après la violation incroyablement irresponsable de la sécurité de ses clients Windows par Lenovo dans un récent scandale, je suis heureux a) de ne pas utiliser Windows, et b) de disposer de solutions matérielles alternatives).
Pratiquement tous les types de logiciels dont j’ai besoin sont disponibles pour Linux, même si souvent ils ne sont pas aussi léchés que les produits Windows ou Mac qu’ils remplacent. LibreOffice est un substitut de Microsoft Office adéquat pour les usages que j’en fais. Thunderbird de Mozilla gère bien ma messagerie électronique. La plupart des principaux navigateurs existent dans leur version Linux ; j’utilise Mozilla Firefox le plus souvent.
Il reste quelques tâches que je ne peux pas réaliser aussi bien avec Linux, comme du screencasting complexe — pouvoir enregistrer ce qui se passe sur l’écran, ajouter une piste de voix off, peut-être un encart vidéo, et zoomer pour mettre en évidence des éléments spécifiques. Je serais heureux de payer pour quelque chose comme ça avec Linux, mais ce n’est tout simplement pas disponible, autant que je le sache. Je reviens donc à Windows, le système d’exploitation fourni avec le ThinkPad, pour exécuter un programme appelé Camtasia.
Comme l’informatique mobile est devenue le marché dominant, j’ai eu tout à repenser sur cette plateforme aussi. Je considère toujours l’iPhone comme la meilleure combinaison de logiciels et de matériel qu’une entreprise ait jamais offerte, mais l’hystérie du contrôle d’Apple est inacceptable. Je me suis décidé pour Android, qui était beaucoup plus ouvert et facilement modifiable.
Mais le pouvoir et l’influence de Google m’inquiètent aussi, même si j’en espère plus que de beaucoup d’autres entreprises de haute technologie. Android de Google, en lui-même, est excellent, mais l’entreprise a fait de l’utilisation de son logiciel une partie intégrante de la surveillance. Et les développeurs d’applications prennent des libertés répugnantes, collectent les données par pétaoctets pour en faire dieu sait quoi (les experts en sécurité en qui j’ai confiance disent que l’iPhone est d’une conception plus sûre que la plupart des appareils Android). Comment puis-je rester ferme sur mes principes à l’ère du portable ?
Un mouvement communautaire a émergé autour d’Android, ses acteurs partent du logiciel de base pour l’améliorer. L’une des modifications les plus importantes consiste à donner aux utilisateurs davantage de contrôle sur les paramètres de confidentialité que Google n’en permet avec Android standard.
Un des projets parmi les plus solides est CyanogenMod. Il a été préchargé sur un de mes téléphones, un nouveau modèle appelé le OnePlus One, et je l’ai installé sur un ancien téléphone Google. Non seulement je me sers des paramètres avancés de protection de la vie privée (Privacy Guard), mais ma messagerie est chiffrée par défaut — une fonctionnalité que chaque fabricant de téléphone et fournisseur de service devrait imiter (Apple le fait, mais les fournisseurs d’appareils sous Android sont lents à réagir).
CyanogenMod est devenu plus qu’une communauté de bénévoles. Certains de ses créateurs ont lancé une société à but lucratif, qui a levé des fonds auprès d’investisseurs de la Silicon Valley. Comme beaucoup d’autres dans le monde des alternatives Android, je crains que cela ne mène Cyanogen à adopter de mauvais comportements et l’éloigne de son principe de base qui consiste à donner le contrôle à l’utilisateur. Si cela se produit, je peux essayer beaucoup d’autres versions créées par la communauté d’Android (cette préoccupation concerne également OnePlus, qui, après un différend avec CyanogenMod, se dirige vers un système d’exploitation propriétaire).
Le nerd qui est en moi — j’ai appris un langage de programmation au lycée et j’ai eu des ordinateurs depuis la fin des années 1970 — trouve tout cela amusant, du moins quand ce n’est pas inquiétant. J’adore explorer la technologie que j’utilise. Pour d’autres, qui veulent juste des trucs pour travailler, j‘aimerais que tout cela soit simple comme bonjour. Il est vrai que les choses s’améliorent : tout devient plus facile, plus fiable et certainement de meilleure qualité. Mais il reste du travail à faire pour retrouver un certain contrôle, en particulier du côté du mobile.
Et maintenant, après tout ce que j’ai fait pour devenir plus indépendant, je dois le confesser : j’utilise encore des logiciels de Google et Microsoft, ce qui fait un peu de moi un hypocrite. Google Maps est une des rares applications qui me soient indispensables sur mon smartphone (Open Street Map est un projet génial, mais pas encore assez merveilleux pour moi) et comme je l’ai expliqué plus haut, j’ai parfois encore besoin de Windows. Le chemin vers la liberté des technologies fait de nombreux détours, parce que tout cela comporte des nuances sans fin.
Donc je continue à chercher des moyens de réduire davantage ma dépendance à des pouvoirs centralisés. Un de mes appareils, une tablette déjà ancienne qui tourne avec CyanogenMod, est un banc d’essai pour une existence encore plus libérée de Google.
Elle est suffisante pour une utilisation à la maison, et de mieux en mieux à mesure que je trouve davantage de logiciels libres — la plus grande partie par l’intermédiaire de la bibliothèque de téléchargement « F-Droid » — qui gèrent ce dont j’ai besoin. J’ai même installé une version de nouvelle tablette OS Ubuntu, mais elle ne est pas prête, comme on dit, pour un usage quotidien. Peut-être que Firefox OS fera l’affaire.
Mais j’ai abandonné l’idée que le logiciel libre et le open hardware pourraient devenir un jour la norme pour les consommateurs — même si les logiciels libres et open source sont au cœur de la structure même d’Internet.
Si trop peu de gens sont prêts à essayer, cependant, les valeurs par défaut vont gagner. Et les valeurs par défaut, c’est Apple, Google et Microsoft.
Notre système économique s’adapte à des solutions communautaires, lentement mais sûrement. Mais avouons-le : nous semblons collectivement préférer le confort à l’indépendance, du moins pour le moment. Je suis convaincu que de plus en plus de gens prennent conscience des inconvénients du marché que nous avons passé, sciemment ou non, et qu’un jour, nous pourrons collectivement l’appeler un pacte faustien.
Je garde l’espoir que davantage de fournisseurs de matériel verront leur intérêt à aider leurs clients à se libérer du contrôle propriétaire. C’est pourquoi j’étais si heureux de voir Dell, une entreprise autrefois très liée à Microsoft, proposer un ordinateur portable sous Linux. Si les plus petits joueurs dans l’industrie ne se satisfont pas d’être des pions des entreprises de logiciels et opérateurs mobiles, ils ont une alternative, eux aussi. Ils peuvent nous aider à faire de meilleurs choix.
En attendant, je vais continuer à encourager autant de personnes que possible à trouver des moyens de prendre le contrôle par eux-mêmes. La liberté demande un peu de travail, mais ça en vaut la peine. J’espère que vous envisagerez d’entreprendre ce voyage avec moi.