L’internet des objets nous surveille aussi

Bruce Schneier est un spécialiste reconnu de la sécurité informatique auquel nous donnons souvent un écho sur ce blog. Il chronique régulièrement les avancées et les risques de l’Internet des objets dont la montée en puissance semble irrésistible. On peut présager que dans un délai sans doute très rapproché ces objets vont centupler le volume des données collectées sur nous, puisque non seulement ils nous environnent ou vont le faire, mais ils participeront à notre propre construction sensorielle et mentale du monde, jusqu’au plus secret de notre intimité. (1)

La vitesse de développement de ce marché en fait le nouveau Far-west des géants comme Intel, Cisco, Microsoft ou HP, et bien sûr des fabricants d’électronique. L’espoir de profit qui les anime les fait franchir sans scrupules la barrière de la vie privée (2) : non seulement l’implémentation de la sécurité sur ces objets est minime voire inexistante, mais ils sont aussi de parfaits petits espions programmés pour moucharder.

Nous n’échapperons pas plus à l’Internet des objets que nous n’avons échappé à l’ubiquité des smartphones. Faut-il cependant renoncer définitivement à notre vie privée au profit de ces objets intrusifs ? Quelles limites poser et comment ? Au fait, existe-t-il des objets connectés libres et éthiques ?

 

Voici l’Internet des objets qui parlent derrière votre dos

Par Bruce Schneier

Source : The Internet of Things that Talk About You Behind Your Back (cet article a fait l’objet d’une première publication sur Vice Motherboard).

Traduction Framalang : r0u, goofy, teromene, et un anonyme


bruce-blog3SilverPush est une startup indienne qui essaie de lister les différents appareils que vous possédez. Elle embarque des sons inaudibles dans des pages web que vous lisez et dans les publicités télévisées que vous regardez. Un logiciel secrètement embarqué dans vos ordinateurs, tablettes, et smartphones récupère ces signaux, et utilise des cookies pour transmettre ces informations à SilverPush. Au final, cette société peut vous pister d’un appareil à l’autre. Elle peut associer les publicités télévisées que vous regardez avec les recherches web que vous effectuez. Elle peut relier ce que vous faites sur votre tablette avec ce que vous faites sur votre ordinateur.

Vos données numériques parlent de vous derrière votre dos, et la plupart du temps, vous ne pouvez pas les arrêter… ni même savoir ce qu’elles disent.
Ce n’est pas nouveau, mais cela empire.

La surveillance est le business model d’Internet, et plus ces sociétés en savent sur les détails intimes de votre vie, plus elles peuvent en tirer profit. Il existe déjà des dizaines de sociétés qui vous espionnent lorsque vous surfez sur Internet, reliant vos comportements sur différents sites et utilisant ces informations pour cibler les publicités. Vous le découvrez quand vous cherchez quelque chose comme des vacances à Hawaï, et que des publicités pour des vacances similaires vous suivent sur tout Internet pendant des semaines. Les sociétés comme Google et Facebook font d’énormes profits en reliant les sujets sur lesquels vous écrivez et qui vous intéressent avec des sociétés qui veulent vous vendre des choses.

Le pistage entre tous les appareils est la dernière obsession des commerciaux sur internet. Vous utilisez probablement plusieurs appareils connectés à Internet : votre ordinateur, votre smartphone, votre tablette, peut-être même votre télévision connectée… et de plus en plus, des appareils connectés comme les thermostats intelligents et consorts. Tous ces appareils vous espionnent, mais ces différents espions ne sont pas reliés les uns aux autres. Les startups comme SilverPush, 4Info, Drawbridge, Flurry et Cross Screen Consultants, ainsi que les mastodontes comme Google, Facebook et Yahoo sont tous en train de tester différentes technologies pour « régler » ce problème.

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Les revendeurs sont très intéressés par ces informations. Ils veulent savoir si leur publicité télévisée incite les gens à rechercher leurs produits sur internet. Ils veulent corréler ce que les gens recherchent sur smartphone avec ce qu’ils achètent sur ordinateur. Ils veulent pister les positions des personnes grâce aux capacités de surveillance de leur téléphone, et utiliser cette information pour envoyer des publicités ciblées géographiquement sur leur ordinateur. Ils veulent que les données de surveillance des appareils connectés soient reliées avec tout le reste.
C’est là que l’Internet des objets aggrave le problème. Comme les ordinateurs sont de plus en plus embarqués dans les objets que nous utilisons au quotidien, et pénètrent encore plus d’aspects de nos vies, encore plus de sociétés veulent les utiliser pour nous espionner sans que nous soyons au courant et sans notre consentement.

Techniquement, bien sûr, nous avons donné notre accord. Les accords de licence que nous ne lisons pas mais que nous acceptons légalement quand nous cliquons sans y penser sur « J’accepte », ou lorsque nous ouvrons un colis que nous avons acheté, donnent à toutes ces sociétés les droits légaux de procéder à cette surveillance. Et quand on voit la façon dont les lois sur la vie privée aux États-Unis sont actuellement écrites, ils sont propriétaires de toutes ces données et n’ont pas besoin de nous laisser y accéder.

Nous acceptons toute cette surveillance internet parce que nous n’y pensons pas réellement. S’il y avait des dizaines de personnes provenant d’entreprises publicitaires avec leurs stylos et leurs carnets qui regardent au-dessus de notre épaule lorsqu’on écrit un mail sur Gmail ou tout simplement quand on navigue sur Internet, la plupart d’entre nous s’y opposeraient. Si les sociétés qui fabriquent nos applications sur smartphones nous suivaient réellement toute la journée, ou si les sociétés qui collectent les plaques d’immatriculation pouvaient être vues lorsque nous conduisons, nous exigerions qu’elles arrêtent. Et si nos télévisions, nos ordinateurs et nos appareils mobiles parlaient de nous à voix haute et se coordonnaient d’une manière qu’on peut entendre, nous serions épouvantés.

La commission fédérale du commerce (FTC) est en train d’examiner les technologies de pistage d’un appareil à l’autre, avec la volonté de pouvoir les réguler. Mais si nous nous fions à l’histoire récente, toute résolution prise sera mineure et inefficace pour s’occuper du plus gros du problème.
Nous devons faire mieux. Nous devons avoir un débat sur les implications du pistage entre appareils sur notre vie privée, mais, surtout, nous devons réfléchir à l’éthique du marché de la surveillance. Voulons-nous vraiment que des entreprises connaissent les détails de notre vie, et qu’elles puissent garder ces données éternellement ? Croyons-nous vraiment que nous n’avons pas le droit d’accéder aux données collectées sur nous, de corriger les données erronées, ou de supprimer celles qui sont trop intimes ou embarrassantes ? Au minimum, nous devons mettre des limites sur les données comportementales qui peuvent légalement être récoltées, savoir pour combien de temps, avoir le droit de télécharger les données collectées sur nous, et pouvoir bannir le pistage par des publicités de parties tierces. Le dernier point est crucial : ce sont les entreprises qui nous espionnent de site en site ou d’appareil en appareil qui causent le plus de dommages à notre vie privée.

Le marché de la surveillance d’Internet a moins de 20 ans, et a émergé parce qu’il n’y avait pas de régulation pour limiter son comportement. C’est désormais une industrie puissante, et qui s’étend au-delà des ordinateurs et téléphones, dans tous les aspects de nos vies. Il est grand temps que nous posions des limites sur ce que peuvent dire et faire avec nous dans notre dos depuis longtemps les ordinateurs et les entreprises qui les contrôlent.

 

(1) Un article parmi d’autres pour en savoir plus sur les objets connectés et comment ils altèrent sensiblement notre mode de vie : Objets connectés : allons-nous tous devenir idiots ?

(2) Voici un article très récent sur les espoirs et les craintes qu’on peut éprouver : « Rapport de l’UIT sur Internet des objets : un grand potentiel de le développement mais des risques pour la confidentialité et l’interopérabilité » (source)

Quelques passages (ma traduction) :

L’UIT (Union Internationale des Télécommunications, un organisme qui dépend de l’ONU) a publié aujourd’hui son rapport [pdf] « Exploiter l’internet des objets pour le développement mondial », produite en collaboration avec Cisco Systems.

Les appareils connectés qui communiquent les uns avec les autres et avec les êtres humains pourraient résoudre les grands défis mondiaux et être un vecteur pour le développement mondial(…) Toutefois, des questions demeurent, telles que les stratégies visant à protéger la vie privée, et l’interopérabilité entre les dispositifs et systèmes.

(…) des défis importants persistent, selon le rapport, en particulier le fait que « la même infrastructure qui permet aux gens de créer, stocker et partager des informations peut également mettre en péril leur vie privée et leur sécurité »

« Ces mêmes techniques peuvent être utilisées pour la surveillance, qu’elle soit ciblée ou à grande échelle », dit le rapport.




« 2° avant la fin du monde » : un documentaire écolo à traduire Librement

Il y a peu de temps, les journalistes auteurs de #DataGueule ont appelé à l’aide la communauté Framalang. Leur long métrage « 2° avant la fin du monde », un documentaire critiquant la COP 21 et expliquant les enjeux du réchauffement climatique, est déjà un succès francophone. Ils aimeraient proposer des sous-titres en anglais, espagnol, etc. pour que d’autres audiences puissent en profiter… mais voilà : ce long-métrage n’est pas Libre.

Quand les communs nous rassemblent…

Qu’on soit bien d’accord : profiter des communautés bénévoles pour augmenter la valeur de son travail propriétaire, c’est moche. Sauf que là, on n’est pas dans un modèle aussi manichéen. Déjà parce que les équipes de #DataGueule, bien qu’officiant sur YouTube (attention les liens suivants vous y mènent ^^), ce sont celles qui ont créé des vidéos vulgarisant avec brio des sujets complexes comme :

On a mis assez de liens vers YouTube comme ça, alors exceptionnellement, cette image ne mène à rien ;)
On a mis assez de liens vers YouTube comme ça, alors exceptionnellement, cette image ne mène à rien ;)

Bref : autant d’outils pour sensibiliser les Dupuis-Morizeau de notre entourage aux sujets qui nous sont chers. Sans compter toutes leurs autres vidéos, dont les thèmes et l’angle défendent souvent cette idée des communs… ou montrent les enclosures des systèmes dans lesquels nous vivons. C’est une nouvelle fois le cas avec ce pamphlet écologique qu’est « 2° C avant la fin du monde. »

Car ce n’est pas pour rien si la coalition entre militant-e-s écologistes, libristes, personnes engagé-e-s dans l’ESS ou la lutte des classes a fait tomber ACTA. Ce n’est pas pour rien si Framasoft (aux côtés de nos ami-e-s de l’APRIL et de biens d’autres) a défendu les valeurs du Libre dans de nombreuses villes accueillant un Alternatiba : cette notion qui nous rassemble, c’est celle de communs. Le Libre et l’Écologie ont tout intérêt à tisser des ponts entre eux, et nous y voyons là une magnifique occasion.

…le droit d’auteur nous divise.

Seulement voilà : ces vidéos comme leur documentaire ne sont pas sous licence Libre. Vous demander de participer à ajouter de la valeur à une création de l’esprit qui ne respecte pas vos libertés, c’est un peu comme vous proposer de participer au financement participatif d’une production qui restera l’entière propriété de ses auteurs : vous prenez tous les risques et il faut une certaine dose de confiance.

Le débat a eu lieu chez Framalang. DataGueule, ce sont visiblement des gens qui partagent nombre des valeurs-clés du Libre et des Communs. Ce sont des journalistes issus du malheureusement défunt OWNI, qui ont co-écrit l’excellent documentaire « Une contre-histoire de l’Internet ». Bref, des gens biens. C’est une production qui n’hésite pas à diffuser son long métrage sur YouTube avant même qu’il ne passe à la télévision (est-ce pour cette raison qu’il n’y a pas de budget pour la traduction ?), ce qui nous permet de vous le faire découvrir dans cet article :


Vidéo « 2° avant la fin du monde » sur Youtube

cliquez sur l’image pour visionner le documentaire (YouTube)

Dans nos équipes s’est fait le choix de la main tendue. Chers DataGueule (et chère prod d’IRL Nouvelles Écritures), celles et ceux d’entre nous qui le veulent vont tenter de traduire votre documentaire. Cette traduction sera libre, proposée sous la licence CC-BY-SA. Nous espérons qu’en vous faisant goûter aux joies du Libre, vous envisagerez de passer vos productions sous ces licences (même YouTube propose une CC-BY, c’est facile !) et de parler encore plus de ces sujets qui nous rassemblent.

Libre à vous de traduire (ou pas)

Alors voilà : libristes de tous poils, linguistes polyglottes, fan-subbeurs acharné-e-s et/ou écolos de tous bords : la balle est dans votre camp. Libre à vous de décider si les enjeux, le sujet et l’œuvre méritent votre participation. Libre à vous de venir participer à cette collaboration entre libristes, écolos… bref : entre commoners.

Vous y trouverez à chaque fois la liste des pads où vous pourrez traduire (c’est déjà bien entamé), relire, amender, participer, etc. Pensez à respecter les façons de faire, à bien entrer votre nom (et à choisir votre couleur) dans l’icône « bonhomme » en haut à droite, et à faire un coucou sur le chat (en bas à droite).

Et si cette expérience vous a plu, vous pouvez rejoindre nos groupes de traductions collaboratives, promis, on ne mord pas (sauf un, mais on dira pas qui).




Ils liquident la démocratie, si nous la rendions liquide ?

Avec un pourcentage très important d’abstentions, les dernières élections ont fait apparaître une fois encore l’insatisfaction éprouvée par tous ceux qui estiment que le mode de scrutin ne leur convient pas : pas de prise en compte des votes blancs dans les suffrages exprimés, candidats choisis et présentés par les partis et souvent parfaitement inconnus des électeurs, offre électorale réduite au choix du « moins pire » par l’élimination arithmétique des « petites listes » au deuxième tour, etc. Plus largement, et sans entrer dans les débats sur la tumultueuse situation actuelle, de gros doutes sur la représentativité des politiques une fois élus se sont durablement installés, au point que certains en viennent à souhaiter tourner la page de la démocratie représentative (notre framasoftien Gee est lui-même étonné d’avoir touché juste) et expliquent avec de solides arguments qu’ils n’ont pas voté et ne le feront pas.

Bien sûr des propositions existent, plus ou moins crédibles (à chacun d’en juger) : certains veulent passer à la VIe République, d’autres veulent un processus transparent et démocratique pour déterminer les candidats aux prochaines élections présidentielles, d’autres encore militent pour la prise en compte du vote blanc

L’article que Framalang a traduit pour vous détaille l’intérêt de la démocratie liquide, processus peu connu mais utilisé par plusieurs Partis Pirates avec l’outil LiquidFeedback (notez qu’il nécessite toutefois un tutoriel assez dense). Dans la même catégorie, il existe Loomio qui propose d’optimiser les prises de décision collectives et qui pourrait être proposé au cours de l’année prochaine dans le cadre de notre campagne Degooglisons.

Il se peut que vous trouviez la démocratie liquide une possibilité intéressante et à mettre en pratique, ou au contraire irréaliste, voire dangereuse (proposer le vote électronique même chiffré peut susciter des inquiétudes), nous souhaitons seulement en publiant cette traduction vous inviter à nous faire part librement de vos réactions.

 

La démocratie liquide : une véritable démocratie pour le 21e siècle

par Dominik Schiener

Article original publié sur Medium : Liquid Democracy : True Democracy for the 21st Century

Traduction Framalang : valvin, KoS, r0u, roptat, Myrsa, audionuma, Éric, McGregor, goofy, sebastien, Vincent, simon, Obny, mseyne

La démocratie liquide, aussi appelée démocratie par délégation, est un puissant modèle de scrutin pour la prise de décision collective au sein de grandes communautés. La démocratie liquide combine les avantages de la démocratie directe et ceux de la démocratie représentative. Elle crée un type de scrutin réellement démocratique, qui confère aux électeurs le pouvoir de voter directement sur un sujet ou de déléguer leur droit de vote à un tiers de confiance.

Au travers de la délégation, les personnes qui disposent d’un savoir dans un domaine spécifique sont capables d’influencer davantage le résultat des décisions, ce qui de fait mène à une meilleure gouvernance de l’État. Grâce à cela, la démocratie liquide se transforme naturellement en une méritocratie, dans laquelle les décisions sont principalement prises par ceux qui ont le type de connaissances et d’expériences requis pour prendre des décisions éclairées sur les sujets concernés.

Globalement, la démocratie liquide dispose d’un gros potentiel pour constituer le socle de la prise de décision, non seulement dans des communautés virtuelles, mais aussi dans des communautés locales et des gouvernements tout entiers. L’objectif de cet article de blog est de donner au lecteur un aperçu de ce qu’est la démocratie liquide et des avantages qu’elle offre à ses participants. D’autres articles sur le même sujet suivront.

Qu’est qui ne va pas dans la démocratie aujourd’hui ?

Même s’il existe de nombreuses formes de démocratie, les deux seules actuellement en place sont la démocratie directe et la démocratie représentative (et un hybride des deux). Décrivons-les :

  • La démocratie directe : les électeurs sont directement impliqués dans le processus de prise de décision de l’État. Ils expriment continuellement leurs opinions en votant sur des sujets. Les démocraties directes offrent le contrôle total à leurs citoyens et une égalité dans la responsabilité. Malheureusement, les démocraties directes ne fonctionnent pas à une grande échelle en raison principalement la loi du moindre effort et du renoncement au droit de vote, à cause du nombre sans cesse croissant de sujets réclamant l’attention des électeurs à mesure que la communauté s’agrandit. Il devient tout simplement impossible pour chaque électeur de se tenir informé sur tous les sujets, que ce soit par manque de temps, d’envie ou d’expertise. Cela conduit à une faible participation électorale et à une insatisfaction des électeurs au sein de la communauté. Les démocraties directes dans leur forme pure ne sont tout simplement pas applicables dans les communautés de grande taille.
  • La démocratie représentative : la forme de démocratie la plus répandue implique le fait de confier son droit de vote à des représentants qui agissent au nom des citoyens pour prendre des décisions. Les représentants sont généralement (du moins, on l’espère) des experts dans le domaine dont ils sont disposés à s’occuper et ils représentent les intérêts de la communauté au sein d’un organe représentatif (par exemple, le parlement). Les démocraties représentatives fonctionnent à grande échelle mais elles échouent à servir les intérêts de leurs citoyens. Les problèmes des démocraties représentatives sont nombreux mais pour résumer, en voici trois des principaux :
    • Tout d’abord, les citoyens ne peuvent choisir leurs représentants que parmi un nombre restreint de candidats qui bien souvent ne partagent pas leurs idéologies ni leurs intérêts. La plupart du temps, les électeurs sont forcés de renoncer à leur préférence personnelle et doivent voter pour le candidat ayant le plus de chances d’être élu. Cela exclut en particulier les minorités du débat politique, qui perdent ainsi la possibilité de voir leurs opinions et leurs points de vue représentés au sein du gouvernement. De plus, il s’agit d’une des raisons principales expliquant pourquoi les jeunes aujourd’hui se désintéressent tant de la politique. [2] Si vous êtes jeune et que personne ne partage vos opinions, la seule solution est de protester et de ne pas voter du tout. Le fait que seuls 20 % des jeunes Américains aient voté aux élections de 2014 en est un signe fort.
    • Ensuite, les représentants n’ont pas (ou peu) à rendre de comptes pour leurs actions pendant leur mandat. Les promesses faites pendant la période électorale n’ont pas à être appliquées et ne sont majoritairement rien de plus qu’un appât pour attirer des électeurs. Cela mène à des « cycles politiques électoraux », où les représentants élus essaient de convaincre les électeurs qu’ils sont compétents avant les prochaines élections, soit en faisant de nouvelles propositions qui sont appréciées par la population (mais qui ne seront probablement pas mises en place), soit en distribuant des Wahlgeschenke (cadeaux pré-électoraux) coûteux.
    • Enfin, les démocraties représentatives peuvent mener à la corruption en raison de la concentration des pouvoirs. Considérer que les États-Unis sont vus comme une oligarchie suffit à démontrer que les démocraties représentatives constituent un terreau fertile à la corruption et aux conflits d’intérêts. En l’absence de sens des responsabilités et de comptes à rendre aux électeurs, agir pour l’intérêt du mieux-disant est plus facile que d’agir pour le bien de la population.

En dehors de ces failles évidentes dans les démocraties directes et représentatives, une autre, moins évidente celle-là, se situe dans les procédés de vote actuellement en place, qui sont complètement dépassés et ne sont plus en phase avec les technologies disponibles. Au lieu de mettre en place, sécuriser et faciliter le vote en ligne, les électeurs doivent se déplacer dans des bureaux de vote éloignés de leur domicile juste pour remplir un bulletin en papier [1]. Cela leur demande un effort supplémentaire et peut les inciter à renoncer à aller voter.

Ironiquement, c’est exactement ce que la démocratie essaie d’empêcher. L’opinion de chacun compte et devrait être incluse dans le processus de prise de décision collectif. Toutefois, les obstacles au processus de vote qui sont toujours présents aujourd’hui empêchent cela de se produire.

Qu’est-ce que la démocratie liquide ?

La démocratie liquide est une nouvelle forme de prise de décision collective qui offre aux électeurs un contrôle décisionnel complet. Ils peuvent soit voter directement sur des sujets, soit déléguer leur droit de vote à des délégués (c’est-à-dire des représentants) qui votent à leur place. La délégation peut être spécifique à un domaine, ce qui signifie que les électeurs peuvent déléguer leurs votes à différents experts de différents domaines.

Voilà qui change de la démocratie directe, où les participants doivent voter en personne sur tous les sujets, et de la démocratie représentative où les participants votent pour des représentants une seule fois par cycle électoral, pour ne plus avoir à se soucier de devoir voter de nouveau.

Le diagramme ci-dessous montre une comparaison entre les trois systèmes de vote.

Liquid_democratie_diagramme1

Dans le modèle de la démocratie directe, tous les électeurs votent directement sur les questions. Dans le modèle de la démocratie représentative, ils élisent d’abord des représentants qui votent ensuite en leur nom. Le point intéressant mis en évidence par le diagramme est bien évidemment le modèle de la démocratie liquide. Là, les électeurs peuvent voter directement sur certaines questions (comme les deux électeurs indépendants sur les bords droit et gauche), ou peuvent déléguer leur vote à des représentants qui ont plus de connaissances spécialisées sur la question, ou simplement plus de temps pour se tenir informés.

La délégation est un signe de confiance. Un électeur fait confiance à un délégué pour le représenter dans certaines décisions. Si cette confiance est rompue (par des divergences idéologiques croissantes, ou par la corruption du délégué), il peut simplement révoquer la délégation et soit voter directement, soit déléguer sa voix à quelqu’un d’autre. Comme nous le verrons plus tard, cette notion de confiance provisoire est importante pour créer un sens de la responsabilité chez les délégués et les inciter à rendre des comptes.

Une propriété importante de la démocratie liquide est la transitivité. La délégation peut ne pas avoir lieu en un seul saut, elle est parfaitement transitive. Cela signifie que les délégués peuvent déléguer à d’autres délégués pour qu’ils votent à leur place et à celle des électeurs précédents (qui avaient délégué leur vote) dans la chaîne. Cette transitivité assure que des experts peuvent déléguer la confiance qu’ils ont accumulée à d’autres délégués sur certaines questions pour lesquelles ils n’ont pas suffisamment de connaissances et de recul.

Il manque dans le diagramme précédent la délégation spécifique à un domaine. Un électeur peut ne pas déléguer sa voix à un seul délégué, mais peut la déléguer à plusieurs autres délégués qui recevront ce droit en fonction du domaine de la question. Avec un tel système, il y a de fortes chances pour que des experts parviennent à influencer positivement le résultat du scrutin et conduisent à un résultat globalement meilleur.

La catégorisation des sujets est laissée à la décision de la communauté toute entière, mais une catégorisation très simple à l’intérieur d’un gouvernement pourrait être la politique fiscale, la politique monétaire, la politique environnementale…

Pour vous donner un autre exemple, prenons un parti politique qui utiliserait la démocratie liquide pour prendre ses décisions en interne. Les catégories qui auraient du sens pour une telle organisation seraient : Finances, Marketing & diffusion, Programme politique et Décisions administratives. Les décisions à prendre seraient réparties entre ces quatre catégories. Les membres du parti politique pourraient soit voter directement pour ces décisions, soit déléguer leur droit de vote à des personnes possédant un savoir plus spécialisé nécessaire pour se forger une opinion éclairée.

Liquid_democratie_diagramme2

Permettez-moi d’expliquer le diagramme en détail, il peut sembler un peu confus à première vue. Concentrons-nous sur celui qui concerne le Gouvernement, le diagramme concernant les partis politiques est très similaire. En tout, il y a 6 électeurs, dont 3 qui ont pris la responsabilité d’être délégués. Comme mentionné précédemment, il existe trois types de sujets (et donc 3 types de domaine d’expertise) : Politiques fiscales, Politiques monétaires et Politiques environnementales.

Comme vous pouvez le constater, les 6 électeurs ont pratiquement tous délégué leur vote d’une façon ou d’une autre, à l’exception de la déléguée en haut, qui a voté de façon indépendante sur tous les sujets (elle doit être une véritable experte). L’électeur B a délégué chaque vote, soit il est trop occupé ou pas intéressé, soit il ne possède pas les compétences requises sur les sujets concernés.

Globalement, la démocratie liquide est à peine plus complexe que les démocraties directe ou représentative. Mais les avantages qu’elle offre l’emportent largement sur cette difficulté initiale d’apprentissage. Voyons en détail quels sont ces avantages.

Pourquoi choisir la démocratie liquide ?

Maintenant que nous cernons mieux les problèmes soulevés par la démocratie de nos jours, et que nous avons un bon aperçu de la façon dont fonctionne la démocratie liquide, nous pouvons nous pencher davantage sur les raisons de préférer ce choix. Avant tout, nous devons fournir des arguments solides expliquant pourquoi la démocratie liquide est une bien meilleure solution que le statu quo. J’espère que nous y parviendrons en dressant une liste des caractéristiques et avantages principaux de la démocratie liquide par rapport aux démocraties directe et représentative.

La démocratie liquide est véritablement démocratique. Les électeurs ont le choix soit de voter en personne, soit de déléguer leur vote à quelqu’un d’autre. Cela tranche nettement avec les démocraties en place de nos jours, dans lesquelles les citoyens ne peuvent que voter systématiquement en leur nom propre (démocratie directe) ou pour un représentant à intervalles de quelques années (démocratie représentative). Dans ces deux modèles, les électeurs se retrouvent soit dépassés par le type de travail requis pour participer, soit déçus et pas suffisamment impliqués dans les prises de décision du gouvernement. La démocratie liquide leur fournit la liberté de décider de leur niveau d’engagement, tout en leur permettant de le moduler à tout moment. Cela signifie que la prise de décision d’un pays est confiée directement à la population tout entière.

La démocratie liquide présente peu d’obstacles à la participation. L’exigence minimale à satisfaire pour devenir délégué est d’obtenir la confiance d’une autre personne. Pratiquement toutes les personnes qui souhaitent endosser cette responsabilité peuvent avoir le statut de délégué. Aucun parti politique n’est nécessaire pour rallier des sympathisants à votre cause. À la place de campagnes électorales scandaleuses dans lesquelles les électeurs sont délibérément trompés, la compétence et les connaissances d’une personne sur un sujet suffisent à rallier des délégués. En limitant autant que possible les obstacles à la participation, le processus global de prise de décision, qui implique un échange d’idées, des commentaires et des débats, sera plus animé et il en jaillira davantage d’idées et de points de vue. Grâce à cela, le résultat du scrutin aura de plus fortes chances de satisfaire une grande partie de la population et d’entraîner une meilleure gouvernance globale du pays.

La démocratie liquide, c’est la coopération, pas la compétition. De nos jours, dans les démocraties représentatives, la compétition durant la course aux élections est dominée par des dépenses de campagne élevées et inutiles, des tentatives pour démasquer des adversaires politiques et des mensonges délibérés pour tromper les électeurs. Souvent, de nombreux candidats perdent plus de temps à organiser des campagnes électorales pour remporter les élections qu’à se concentrer réellement sur leur supposé programme politique et sur les systèmes à mettre en place pour diriger un pays. Si s’assurer le vote des électeurs est plus important que la propre gouvernance du pays, c’est le signe que le système est miné de l’intérieur. Tout remporter et être élu, ou tout perdre. Voilà la devise de la démocratie de nos jours. Dans la démocratie liquide, cette compétition pour être élu représentant est écartée. À la place, les délégués rivalisent uniquement pour gagner la confiance des électeurs, ce qui ne peut être obtenu qu’en fournissant des efforts continuels et en apportant la preuve de ses compétences. Il est impossible de tromper les électeurs (tout du moins pas à long terme) et le mérite, la volonté et la capacité à améliorer la situation du pays font toute la différence.

La démocratie liquide crée de la responsabilité. La délégation est un indice de confiance. Si cette confiance est trahie, un électeur peut immédiatement désigner un autre délégué ou voter pour lui-même. Cette confiance provisoire entraîne un sens des responsabilités et du devoir de rendre des comptes chez les délégués, car ils peuvent perdre leur droit de vote à tout moment. Grâce à cela, ils sont plus enclins à agir de façon honnête et à voter dans l’intérêt des citoyens plutôt que dans le leur.

La démocratie liquide, c’est la représentation directe des minorités. Grâce à la quasi-absence d’obstacles à la participation, il est plus facile pour les minorités d’être représentées au sein du gouvernement. Cela signifie qu’aucune loi supplémentaire nécessitant un minimum de représentants issus de certaines minorités ethniques n’est exigée. En effet, la démocratie liquide constitue une représentation directe des différentes couches de la société et permet aux minorités et aux groupes ethniques, quelle que soit leur taille, de participer au processus de prise de décision et à la gouvernance du pays.

La démocratie liquide mène à de meilleures décisions. En évoluant en un réseau d’échanges qui prennent des décisions éclairées dans des domaines spécifiques, la démocratie liquide mène à de meilleures décisions globales. La démocratie liquide finit par évoluer en une méritocratie où les électeurs les plus talentueux, expérimentés et les mieux informés prennent les décisions dans leur domaine d’expertise.

La démocratie liquide est évolutive. De nos jours, les gens disposent de trop peu de temps pour se tenir au courant en permanence de la manière dont l’État est gouverné. Les décisions qu’il est nécessaire de prendre sont en nombre croissant, tandis que le temps est si précieux que beaucoup ne veulent simplement plus le passer à prendre des décisions de gouvernance. De plus, nous sommes dans une société de la spécialisation, et peu de gens sont réellement vraiment bien informés dans différents domaines. Du coup, au travers de la délégation, la prise de décision est placée entre les mains d’experts bien informés, dont le temps et les connaissances peuvent être dédiés à la meilleure gouvernance globale de l’État.

L’état actuel de la démocratie liquide

La raison principale pour laquelle la démocratie liquide n’a pas été mise en pratique durant la dernière décennie est principalement liée aux obstacles à sa mise en place. Les démocraties liquides, comme les démocraties directes, nécessitent une infrastructure technique de fond qui permet aux participants de constamment pouvoir voter directement ou par délégation. C’est uniquement par le biais d’Internet et avec les avancées de la cryptographie que cela a été rendu possible durant les dernières décennies.

Au-delà des obstacles technologiques, un obstacle de plus grande ampleur aujourd’hui relève de l’éducation. Le sondage Avez-vous entendu parler de la démocratie liquide ? le montre bien : seule une petite frange de la population a au mieux entendu parler de la démocratie liquide. Par voie de conséquence, afin de réussir à implanter la démocratie liquide dans des communautés de grande envergure, des efforts bien plus importants sont nécessaires pour éduquer les citoyens sur les avantages et les possibilités que peut offrir la démocratie liquide. La seule réelle réponse à cela est la création de cas concrets intéressants qui montreraient à la population externe ou interne à la communauté ce que la démocratie liquide signifie et apporte concrètement.

Un gros effort est déjà mené par les partis pirates en Europe, qui utilisent des logiciels du genre Liquidfeedback pour certaines décisions et même au cours de certaines élections. En outre, Google a récemment publié des résultats d’expérimentations internes de démocratie liquide. Nous verrons beaucoup d’autres développements dans ce domaine, et je pense que la démocratie liquide va bien progresser, avec de nouvelles initiatives qui se mettent en place. Je travaillerai personnellement sur une implémentation de la démocratie liquide sur Ethereum, et collaborerai aussi à quelques autres solutions de vote pour créer de nouveaux cas représentatifs.

Conclusion

La démocratie liquide est le modèle démocratique qui correspond le mieux à notre société actuelle. La technologie est prête, le seul levier qui manque est l’effort dans l’implémentation concrète, tandis que la recherche dans ce domaine relève plus du détail. Plus important encore est le besoin de déterminer quels modèles sont applicables pour la gouvernance (exécutive ou administrative) concrète d’un pays.

Je suis confiant dans le fait que dans les années qui viennent, beaucoup de questions que je me pose, comme tant d’autres, trouveront leur réponse. Qui sait, peut-être verrons-nous une petite ville, ou même juste un village, adopter la démocratie liquide dans une ou deux décennies. C’est tout à fait possible.

Sources

[1] http://homepage.cs.uiowa.edu/~jones/voting/pictures/

[2] http://www.civicyouth.org/2014-youth-turnout-and-youth-registration-rates-lowest-ever-recorded-changes-essential-in-2016/

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Menaces sur les œuvres du domaine public

La numérisation des collections patrimoniales des musées devrait constituer une chance pour la diffusion de la culture. Trop souvent hélas, ce n’est pas le cas, à cause du copyfraud auquel se livrent les institutions. Comme l’a dit très justement Pier-Carl Langlais, le copyfraud est l’inverse du piratage : une revendication abusive de droits sur le domaine public pour en restreindre la réutilisation.

Les exemples de copyfraud ne manquaient déjà pas, mais le Reiss Engelhorn Museum de Mannheim en Allemagne a franchi cette semaine une ligne rouge en la matière. L’établissement a en effet décidé d’attaquer en justice la Wikimedia Foundation et Wikimedia Deuschland, pour la diffusion de 17 images d’œuvres du domaine public sur Wikimedia Commons. Depuis 2008, la Wikimedia Foundation a défini une position très claire à propos du copyfraud, en indiquant qu’elle ne reconnaissait pas la légitimité des restrictions rajoutées sur la réutilisation d’images en deux dimensions d’œuvres du domaine public. L’année suivante, une alerte sérieuse s’était produite lorsque le wikimédien Derrick Coetzee avait téléversé sur Wikimedia Commons plusieurs milliers d’images extraites du site de la National Portrait Gallery de Londres. Son geste dénonçait le fait qu’elle portait un copyright alors qu’elles correspondaient à des œuvres du domaine public . La National Portait Gallery avait alors agité la menace d’un procès, sans la mettre à exécution à la différence cette fois du musée Reiss Engelhorn.

Si l’on peut déplorer un tel comportement de la part d’une institution patrimoniale, ce sera peut-être aussi l’occasion pour un tribunal de se prononcer sur la légalité des pratiques de copyfraud. Comme le dit la fondation Wikimedia dans sa réponse au musée, la reproduction fidèle de tableaux ne crée pas une « nouvelle œuvre » et il est improbable que ces photographies satisfassent au critère de l’originalité, impliquant que le créateur imprime « l’empreinte de sa personnalité » dans son œuvre pour bénéficier d’une protection.

En France également, nombreux sont les établissements culturels se livrant à des pratiques de copyfraud. Le site Images d’art, lancé récemment par la Réunion des Musées Nationaux, comporte plus de 500 000 œuvres numérisées provenant de nombreux musées français. Mais toutes ces images portent le copyright du photographe les ayant réalisées, ce qui en interdit la réutilisation. Quelques institutions choisissent pourtant au contraire de diffuser librement leurs images et certaines comme le Musée des Augustins à Toulouse ou le Musée des Beaux Arts de Lyon ont engagé des partenariats avec Wikimedia France pour diffuser leurs images sur Wikipédia . Mais elles restent encore minoritaires.

Le plus inquiétant, c’est que la loi française risque bientôt d’évoluer pour légaliser les pratiques de copyfraud. Le recours au droit d’auteur par le musée Reiss Engelhorn reste juridiquement très fragile et la fondation Wikimédia peut encore affronter un procès avec des chances sérieuses de l’emporter. Mais la loi Valter, actuellement en cours d’adoption, s’apprête à consacrer la possibilité pour les établissements culturels de fixer des redevances de réutilisation sur les reproductions d’œuvres qu’elles produisent — y compris à partir des œuvres du domaine public —  en les assimilant à des données publiques.

Là où devant la justice allemande, on peut encore revendiquer le droit de réutiliser le domaine public librement, ce ne sera peut-être bientôt plus possible en France.

Lionel Maurel (Calimaq)

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Wikimedia Foundation et Wikimedia Deutschland invitent instamment le musée Reiss Engelhorn à abandonner ses poursuites concernant des œuvres d’art du domaine public.

source : cet article du blog de Wikimedia
Traduction Framalang : KoS, goofy, Bromind, sebastien, r0u

Le 28 octobre, le musée Reiss Engelhorn de Mannheim, en Allemagne, a intenté un procès à la Wikimedia Foundation et ensuite à Wikimedia Deutschland, la branche allemande du mouvement international Wikimedia. L’objet en est une plainte pour copyright concernant 17 images d’œuvres d’art du musée qui relèvent du domaine public et qui ont été mises en ligne sur Wikimedia Commons. Wikimedia Foundation et Wikimedia Deutschland examinent la plainte et feront une réponse commune avant l’échéance fixée en décembre.

La Wikimedia Foundation et Wikimedia Deutschland maintiennent fermement leur engagement à rendre les œuvres publiques gratuites et libres d’accès. Les institutions publiques telles que les galeries et musées ont la même mission, et ont été des alliées historiques pour rendre accessibles à tous les connaissances du monde entier. Avec ce procès, le musée Reiss Engelhorn limite l’accès public à d’importantes œuvres culturelles qui seraient inaccessibles autrement pour le reste du monde.

Les peintures, portraits et autres œuvres d’art concernés par ce procès sont exposés au sein du musée Reiss Engelhorn, mais sont déjà présents dans le domaine public. Quoi qu’il en soit, la loi allemande sur le droit d’auteur peut s’appliquer aux photographies des œuvres qui appartiennent au domaine public, selon différents critères incluant l’artiste créateur de l’œuvre lui-même, la compétence et les efforts qui ont été mis dans la photographie, la créativité et l’originalité, et enfin l’art en tant que tel. Le musée Reiss Engelhorn prétend que ces images sont soumises au droit d’auteur car le musée a rémunéré le photographe qui a pris certaines d’entre elles, ce qui lui a demandé du temps, de la compétence et des efforts pour les prendre. Le Musée Reiss Engelhorn affirme encore que, à  cause de ce droit d’auteur, les images des œuvres d’art ne peuvent pas être partagées au travers des Wikimedia Commons.

635px-Hendrick_Goltzius_Cadmus_Statens_Museum_for_Kunst_1183Les œuvres du domaine public affrontant l’hydre du droit d’auteur (allégorie)

(Hendrick Goltzius, Cadmus (Statens Museum for Kunst). Licence Domaine public via Commons)

La Wikimedia Foundation et Wikimedia Deutschland estiment que le point de vue du musée Reiss Engelhorn est erroné. Les lois sur le droit d’auteur ne doivent pas être utilisées à mauvais escient dans le but de contrôler la dissémination d’œuvres d’art appartenant au domaine public depuis longtemps, telles que les peintures exposées au musée Reiss Engelhorn. Le but du droit d’auteur est de récompenser la créativité et l’originalité, et non de créer de nouveaux droits limitant le partage en ligne d’images d’œuvres du domaine public. De plus, même si la loi allemande accorde quelques droits sur ces images, nous pensons qu’utiliser ces droits dans le but d’empêcher le partage des travaux du domaine public va à l’encontre de la mission du musée Reiss Engelhorn et de la ville de Mannheim et appauvrit l’héritage culturel mondial.

De nombreuses institutions se sont donné pour mission de rendre leurs collections le plus accessible possible pour le monde entier. En octobre, le musée des Arts et Métiers d’Hambourg, en Allemagne, a rendu sa collection accessible librement en ligne. Le Rijksmuseum d’Amsterdam a fourni un accès en ligne à toutes ses peintures, y compris la possibilité de les télécharger et d’utiliser les reproductions sous licence domaine public CC0. Au Danemark, SMK (Statens Museum for Kunst, la Galerie Nationale du Danemark) a rendu publiques ses images et vidéos numériques sous la licence CC-BY. La British Library [N.d.T : Bibliothèque de Grande-Bretagne, équivalent de la BNF] et le Japan Center for Asian Historical Records [N.d.T : le Centre japonais d’archives historiques asiatiques] ont conjointement libéré plus de 200 gravures japonaises et chinoises dans le domaine public.
Ces institutions culturelles conservent les valeurs du domaine public et protègent le droit de prendre part à notre héritage culturel. La tentative du musée Reiss Engelhorn de créer un nouveau copyright dans le domaine public va à l’encontre des principes européens sur le domaine public.

soldatsFrançaisL’armée française part en campagne contre le copyfraud

(image issue du catalogue en ligne de The British Library, aucune restriction de droit d’auteur connue – Voir tous les détails)

Dans un communiqué du 11 août 2008, la Commission européenne a écrit : « il faut souligner qu’il est essentiel que les œuvres qui sont dans le domaine public restent accessibles après un changement de format. En d’autres termes, les œuvres qui sont dans le domaine public devraient y rester une fois numérisées et être rendues accessibles par Internet ». Cela a été renforcé par la charte d’Europeana de 2010 qui stipule : « Aucun autre droit sur la propriété intellectuelle ne doit être utilisé pour rétablir une exclusivité sur des matériaux du domaine public. Le domaine public fait partie intégrante de l’équilibre interne du système de droit d’auteur. Cet équilibre interne ne doit pas être rompu par des tentatives pour obtenir ou rétablir un contrôle exclusif via des règles extérieures au droit d’auteur. »

Ces dernières années, le mouvement Wikimédia a bénéficié de partenariats fructueux avec des musées et des galeries à travers le monde grâce à l’initiative GLAM-Wiki, qui aide des institutions culturelles à partager leurs ressources avec le monde entier par le biais de projets de collaboration avec des éditeurs expérimentés de Wikipédia. Ces partenariats ont permis à des millions de personnes de découvrir et d’apprécier des collections situées dans des endroits qu’ils ne pourront jamais visiter. Wikimédia Deutschland, seule, a travaillé avec plus de 30 musées en Allemagne pour rendre leurs collections accessibles gratuitement à n’importe qui n’importe où, au travers des projets Wikimédia. Ces partenariats font partie d’un effort indispensable qui permet aux institutions culturelles et à Wikimédia d’accomplir leur mission de libération de la connaissance et de partage de la culture.

Partout dans le monde des gens utilisent Wikipédia pour découvrir et comprendre le monde qui les entoure. Grâce à Internet, de nombreux obstacles traditionnels à la connaissance et à l’apprentissage ont disparu. Refuser l’accès en ligne à des images du domaine public empêche les gens d’explorer et de partager notre patrimoine culturel mondial. Nous exhortons le musée Reiss Engelhorn à reconsidérer sa position et à travailler avec la communauté Wikimédia pour rendre encore plus accessibles leurs œuvres élevées dans le domaine public.

Michelle Paulson, Legal Director
Geoff Brigham, General Counsel
Wikimedia Foundation




Les géants du Web nous veulent du bien

Lourdement mises en cause pour avoir laissé les agences gouvernementales accéder aux données de leurs clients, les grandes entreprises du Web ont vite senti qu’elles risquaient gros à passer aux yeux du monde entier pour des complices de l’espionnage de masse. Elles ont donc défendu leur position avec une belle énergie en clamant leur bonne foi : elles auraient été les victimes non consentantes des intrusions de la NSA.

Dans cette recherche d’une crédibilité essentielle pour leur survie économique — car à chaque utilisateur perdu c’est la monétisation d’un profil qui disparaît, elles multiplient les déclarations hostiles aux pressions, de plus en plus fortes aux USA, pour limiter voire interdire le chiffrement de haut niveau, comme pour leur imposer des portes dérobées. C’est ce que nous pouvons voir dans cette compilation réunie par l’EFF.

L’Electronic Frontier Foundation est une organisation non gouvernementale qui mène depuis vingt-cinq ans un combat sur de multiples fronts pour les libertés numériques, comme le fait La Quadrature du Net, qui est un peu son équivalent pour la France et l’Europe.

À lire cette suite d’extraits choisis, on hésite un peu à donner pleine absolution à toutes ces entreprises à but parfaitement lucratif. Ces déclarations sont-elles sincères, et surtout sont-elles concrètement suivies d’effets ? Sciemment ou non, elles ont laissé l’espionnage s’installer au cœur de leur activité, et même au cœur d’un système d’exploitation hégémonique. Aujourd’hui elles voudraient préserver le chiffrement comme outil indispensable aux transactions économiques, soit. Mais on sait bien que par ailleurs elles n’ont guère de scrupules à faire commerce de nos données privées. Ce que ces entreprises états-uniennes redoutent surtout c’est que l’administration Obama (elle-même sous la pression des agences d’espionnage) « tue le business ».
Quoi qu’il en soit, l’EFF trouve en elles des alliées inattendues puissantes pour faire pression sur le plan politique : l’enjeu est de taille et peut justifier une aussi paradoxale alliance de circonstance. En effet, le chiffrement fort, attaqué par de nombreux gouvernements dans le monde sous prétexte de sécurité, demeure un rempart qui protège nos libertés numériques.

Où en sont les grandes entreprises du numérique sur la question du chiffrement ?

Une comparaison des positions affichées par 21 des plus importantes entreprises du numérique

Article original sur le site de l’EFF : Where Do Major Tech Companies Stand on Encryption?
Traduction Framalang : Luke, Obny, goofy, KoS, Niilos, McGregor

En ce moment même une bataille décisive fait rage autour du chiffrement.

Les services de police essaient d’imposer des « portes dérobées » (backdoors) pour accéder à nos données et nos communications sensibles, tandis que les groupes de défense des libertés individuelles répliquent par une campagne intitulée SaveCrypto. Quant au président Obama, il s’efforce de trouver un compromis, en évitant de donner à ces demandes la force d’une loi, mais en continuant de façon informelle à faire pression sur les entreprises pour qu’elles fournissent un accès sans chiffrement aux données qu’elles récoltent.

Où en sont donc les entreprises du numérique sur ce front ?

Elles sont les seules à être à la fois en position de connaître et de résister aux pressions officieuses exercées par le gouvernement pour qu’elles donnent accès aux données de leurs utilisateurs. Nous leur offrons sur un plateau de gigantesques quantités de données sensibles tout en leur faisant confiance pour qu’elles les gardent en sécurité. Quelles sont les entreprises qui souhaitent afficher publiquement leur opposition aux portes dérobées ?

Nous avons rassemblé les politiques publiques des 21 plus importantes entreprises du numérique pour que vous puissiez les comparer. Certaines des déclarations proviennent de notre rapport annuel Who has your back et quelques-unes de blogs et de rapports sur la transparence issus des entreprises..

Voyez plutôt vous-même :

Adobe

Adobe n’a aménagé de « porte dérobée » pour aucun gouvernement – ni étranger ni américain – dans ses produits et ses services. Toutes les demandes du gouvernement pour obtenir des données de nos utilisateurs doivent passer par la grande porte (c’est-à-dire en menant suivant une procédure légale valide auprès du département juridique approprié d’Adobe). Adobe s’oppose vigoureusement à toute législation aux USA ou à l’étranger qui affaiblirait de quelque manière que ce soit la sécurité de nos produits ou la protection de la vie privée de nos utilisateurs.

Amazon

Alors que nous reconnaissons qu’il est légitime et nécessaire pour les autorités de mener des enquêtes sur le crime et les activités terroristes, qu’il est nécessaire de coopérer avec les autorités quand elles respectent le cadre légal pour mener de telles investigations, nous sommes opposés à une législation qui interdirait les technologies de sécurité et de chiffrement ou les soumettrait à une demande d’autorisation, cela aurait pour effet d’affaiblir la sécurité des produits, systèmes et services qu’utilisent nos clients, qu’ils soient des particuliers ou des entreprises.

Apple

De plus, Apple n’a jamais travaillé avec quelque agence gouvernementale de quelque pays que ce soit pour créer des « portes dérobées » dans nos produits ou services. Nous n’avons non plus jamais permis à un quelconque gouvernement d’accéder à nos serveurs. Et nous ne le ferons jamais.

L’entreprise Apple mérite d’être saluée pour sa prise de position encore plus ferme contre les portes dérobées sur son nouveau site consacré au respect de la vie privée qui explique la politique de l’entreprise. Cette nouvelle déclaration indique :

Le chiffrement sécurise des milliers de milliards de transactions en ligne chaque jour. Que ce soit en passant commande ou en payant, vous utilisez du chiffrement. Vos données sont transformées en un texte indéchiffrable qui ne peut être lu que si on dispose de la bonne clé. Depuis plus de dix ans nous protégeons vos données avec SSL et TLS [liens ici] dans Safari, FileVault pour Mac, et le chiffrement qui existe par défaut dans iOS. Nous refusons également d’ajouter des portes dérobées au moindre de nos produits parce qu’elles sapent les protections que nous avons mises au point. Et nous ne pouvons déverrouiller votre appareil pour personne parce que vous seul en avez la clé, votre unique mot de passe. Nous sommes résolus à utiliser un chiffrement fort parce que vous devez avoir la certitude que les données que contient votre appareil et les informations que vous partagez avec d’autres sont protégées.

Comcast

Comcast ne soutient pas la création de portes dérobées extra-légales ou l’insertion délibérée de failles de sécurité, dans les logiciels open source ou autres, pour faciliter la surveillance sans procédure légale appropriée.

Dropbox

Les gouvernements ne devraient jamais installer de portes dérobées dans les services en ligne ou compromettre les infrastructures pour obtenir des données personnelles. Nous continuerons à travailler pour protéger nos systèmes et pour changer les lois afin d’établir clairement que ce type d’activité est illégal.

Nous constatons également que partout dans le monde, des administrations essaient de limiter les mesures de sécurité comme le chiffrement sans pour autant faire de progrès sur le renforcement de la protection légale que méritent les gens. Il en résulte les gouvernements demandent actuellement des informations sur une toute petite partie de nos clients, mais cherchent de plus en plus à perturber l’équilibre entre vie privée et sécurité publique d’une manière qui concerne tout le monde.
Comme nous le disions précédemment, les autorités ont parfois besoin d’accéder aux données privées pour protéger les citoyens. Cependant, cet accès devrait être réglementé par la loi et non en réclamant des « portes dérobées » ou en affaiblissant la sécurité de nos produits et services utilisés par des millions de clients respectueux de la loi. Ceci devrait concerner chacun d’entre nous.

Pinterest

Pinterest s’oppose aux portes dérobées contraintes et soutient les réformes visant à limiter les demandes de surveillance de masse.

Slack

La transparence est une valeur clé pour nous et une caractéristique importante de Slack lui-même. C’est cet engagement pour la transparence qui amène mon dernier point – Slack s’oppose aux portes dérobées des pouvoirs publics de toutes sortes, mais particulièrement aux exigences des gouvernements qui pourraient compromettre la sécurité des données.

Snapchat

La confidentialité et la sécurité sont des valeurs essentielles chez Snapshat, et nous nous opposons fermement à toute initiative qui viendrait affaiblir la sécurité de nos systèmes. Nous nous engageons à gérer vos données de manière sécurisée et mettrons à jour ce rapport tous les six mois.

Sonic

Enfin, nous déclarons publiquement notre position concernant l’inclusion forcée de portes dérobées, failles de sécurité volontaires ou divulgation de clés de chiffrement. Sonic ne soutient pas ces pratiques.

Tumblr

Sécurité : nous croyons qu’aucun gouvernement ne devrait installer de portes dérobées dans les protocoles de sécurité du web, ou encore compromettre l’infrastructure d’internet. Nous combattrons les lois qui permettraient cela, et nous travaillerons à sécuriser les données de nos utilisateurs contre de telles intrusions.

Wickr

Nous croyons au chiffrement robuste et généralisé et exhortons le gouvernement des États-Unis à adopter des normes de chiffrement fort pour assurer l’intégrité de l’information des particuliers, des entreprises et des organismes gouvernementaux à travers le monde.

WordPress

Certains gouvernements ont récemment cherché à affaiblir le chiffrement, au nom de l’application de la loi. Nous sommes en désaccord avec ces suggestions et ne croyons pas qu’il soit possible d’inclure une quelconque faille de sécurité délibérée ou autres portes dérobées dans les technologies de chiffrement, même pour le « seul » bénéfice des services de sécurité. Comme l’a dit un sage, « il n’existe pas de faille technologique qui puisse être utilisée uniquement par des personnes bienveillantes respectueuses de la loi ». Nous sommes entièrement d’accord.

Yahoo

Nous avons chiffré beaucoup de nos principaux produits et services pour les protéger de l’espionnage des gouvernements et autres acteurs. Ceci inclut le chiffrement du trafic entre les centres de données de Yahoo ; l’utilisation de HTTPS par défaut sur Yahoo Mail et la page d’accueil de Yahoo ; et l’implémentation de règles de bonne pratique en matière de sécurité, y compris le support de TLS 1.2, de la Confidentialité persistante et d’une clé RSA 2048 bits pour la plupart de nos services tels que la page d’accueil, la messagerie et les magazines numériques. Nous avons également mis en place une extension de chiffrement de bout en bout (e2e) pour Yahoo Mail, disponible sur GitHub. Notre but est de fournir une solution de chiffrement e2e intuitive à tous nos utilisateurs d’ici la fin 2015. Nous sommes engagés sur la sécurité de cette solution et nous opposons aux demandes de l’affaiblir délibérément ainsi que tout autre système de chiffrement.

Credo Mobile, Facebook, Google, LinkedIn, Twitter, WhatsApp, et la Wikimedia Foundation ont tous signé une lettre proposée par l’Open Technology Institute (OTI) qui s’oppose à l’affaiblissement volontaire des mesures de sécurité :

Nous vous exhortons à rejeter toute proposition poussant les entreprises américaines à affaiblir délibérément la sécurité de leurs produits… Que vous les appeliez portes avant ou portes dérobées, le fait d’introduire délibérément des vulnérabilités à usage gouvernemental dans des produits sécurisés à l’intention du gouvernement rendra ces produits moins sécurisés face à d’autres attaquants. Tous les experts en sécurité qui se sont exprimés sur cette question sont d’accord, y compris ceux du gouvernement.

Que pouvons-nous en conclure ? Il existe une très forte opposition des entreprises technologiques aux portes dérobées imposées.

La semaine dernière, l’EFF, accompagnée d’une coalition formée d’entreprises technologiques et de groupes de défense des libertés, a lancé SaveCrypto.org, une pétition en ligne où les parties concernées peuvent faire savoir au président Obama que l’administration devrait se prononcer en faveur d’un chiffrement fort. Alors qu’Obama a clarifié sa position initiale, il a aussi promis de répondre à toute pétition qui recueillerait plus de 100 000 signatures. Cela signifie qu’il est encore temps pour de l’influencer.

Dans une ère de piratage omniprésent et de violation des données sensibles, il est temps pour le président Obama d’écouter les utilisateurs d’Internet et les entreprises qui se battent pour la sécurité des utilisateurs et leur vie privée.

Vous pouvez ajouter votre voix à la pétition ci-dessous.
https://savecrypto.org/

ViePrivee




Une contributrice du noyau Linux jette l’éponge

Sarah Sharp a de multiples passions sympathiques comme on peut le voir sur la page où elle se présente : développeuse, cycliste, jardinière… et geek. Si nous choisissons aujourd’hui de lui donner un écho francophone, c’est parce qu’elle est libriste de longue date et qu’elle a travaillé pendant sept ans dans l’équipe qui gère et maintient le kernel Linux, c’est-à-dire le noyau du système.

Dans un billet sans acrimonie ni attaque ad hominem, elle explique nettement pourquoi elle a cessé d’apporter sa contribution à ce haut niveau de programmation : lassée d’un mode de communication qui tolère et justifie la brutalité entre ses membres, elle regrette que l’équipe du kernel n’ait pas su évoluer vers des rapports humains plus acceptables.

Elle soulève ici une question désagréablement lancinante, celle du délicat respect de chacun ; il n’est pas indifférent qu’une fois encore ce soit une femme qui estime n’avoir plus sa place au sein d’une équipe de développement. Puisse cet exemple nourrir la réflexion et contribuer à faire évoluer un peu les esprits.

Notez que ce texte critique qui a eu un certain retentissement a été suivi d’un volet plus « constructif » de Sarah Sharp, dans lequel elle propose cinq niveaux et appelle à un changement culturel de fond dans les communautés libristes , ce qui est certes plus complexe que de s’abriter derrière l’alibi d’un code de conduite…

 

Tourner la page

par Sarah Sharp, article original sur son blog : Closing a door.
Traduction Framalang : Sphinx, audionuma, r0u, goofy, line

Sarah Sharp, programmeuse
Voilà un an que ce billet est dans mon répertoire de brouillons. Ce n’était jamais le bon moment pour le publier. je m’inquiétais toujours des contrecoups. Cela fait un bon moment que je tourne autour de l’idée d’évoquer ce sujet en public, mais mon propre refus de reconnaître ce problème a fini par me ronger complètement. Alors le voici.

En un mot : je ne suis plus développeuse du noyau Linux. J’ai transféré en douceur la maintenance du pilote du contrôleur USB 3.0 en mai 2014. En juin 2015, j’ai mis fin à mon rôle de coordinatrice du programme d’ouverture aux femmes du logiciel libre (OPW), et j’ai évolué pour aider à coordonner le programme Outreachy. Le 6 décembre 2014, j’ai animé ce que j’espère être ma dernière présentation sur le développement du noyau Linux. On m’a demandé de coordonner la conférence Linux Plumbers à Seattle en août 2015 et j’ai refusé. La fin de mon mandat au Linux Advisory Board approche et je ne serai pas candidate à ma réélection.

Si j’avais le choix, je n’enverrai jamais plus un correctif, un rapport de bug ou une proposition sur les listes de discussion du noyau Linux. Mes boîtes de réception personnelles ont regorgé de messages de cette liste et je les ai ignorés. Mon travail actuel sur l’activation des modes graphiques dans l’espace utilisateur nécessitera peut-être que j’envoie occasionnellement des correctifs du noyau, mais je sais que je vais passer au moins une journée à craindre les éventuels retours destructeurs de l’interaction avec la communauté qui gère le noyau avant d’envoyer quoi que ce soit.

Je ne fais plus partie de la communauté du noyau Linux.

C’est le résultat d’une longue période de réflexion, et de beaucoup de temps passé à planifier ma succession. Je n’ai pas pris à la légère cette décision de me retirer. Je me suis sentie coupable, pendant longtemps, de ce retrait. Quoi qu’il en soit, j’ai finalement pris conscience que je ne pouvais plus contribuer à une communauté au sein de laquelle j’étais respectée sur le plan technique, mais où je ne pouvais pas demander à être respectée en tant que personne. Je ne pouvais plus travailler avec des gens qui encouragent les nouveaux venus à envoyer des correctifs, et réclament ensuite le droit pour les « mainteneurs » de cracher n’importe quelle grossièreté qu’ils considèrent nécessaire pour conserver une honnêteté affective radicale. Je ne voulais plus travailler professionnellement avec des gens qui s’en sortent malgré leurs blagues subtilement sexistes ou homophobes. Je me sens désarmée devant une communauté qui a un « code de résolution des conflits » qui ne contient même pas une liste explicite de comportements à éviter et une communauté qui n’a pas la volonté de faire appliquer ce code.

J’ai le plus grand respect pour les efforts techniques accomplis par la communauté du noyau Linux. Elle a développé un projet qui se concentre sur le respect des meilleurs standards de code qui existent. La focalisation sur l’excellence technique, la surcharge de travail des mainteneurs et la collaboration entre personnes qui proviennent de différentes cultures et normes sociales sont trois facteurs qui expliquent que les mainteneurs du noyau Linux sont souvent directs, grossiers voire brutaux pour que le travail soit fait. Les meilleurs développeurs du noyau Linux se crient souvent dessus pour corriger mutuellement leur comportement.

Ce type de communication ne me convient pas du tout. J’ai besoin d’une communication qui puisse être brutale sur le plan technique tout en étant respectueuse sur le plan personnel. J’ai besoin que quelqu’un puisse me corriger lorsque je fais une erreur (qu’elle soit technique ou sur le plan social) sans pour autant me faire descendre en tant que personne. Nous sommes humains, nous commettons des erreurs et nous les corrigeons. Nous nous énervons envers quelqu’un, nous sur-réagissons, et puis nous nous excusons et essayons de travailler ensemble pour trouver une solution.

J’aurais préféré que la communication au sein de la communauté du noyau Linux se passe de manière plus respectueuse. J’aurais préféré que les mainteneurs du noyau Linux communiquent de façon plus saine quand ils sont contrariés. J’aurais préféré que davantage de personnes assurent la maintenance du noyau Linux, ainsi ils n’auraient pas eu à être aussi brusques et directs.

Malheureusement, les changements de comportement que j’aimerais voir dans la communauté du noyau Linux ne se produiront sans doute pas de sitôt. Plusieurs développeurs seniors du noyau Linux approuvent le fait que les mainteneurs puissent être durs sur les plans technique et personnel. Même si à titre personnel ce sont des gens charmants, ils ne veulent pas que le mode de communication du noyau Linux change.

Cela veut dire qu’ils font passer les besoins affectifs des autres développeurs du noyau Linux (faire tomber la pression en se défoulant sur les autres, en étant brutal, impoli ou grossier) avant mes propres besoins affectifs (le besoin d’être respectée en tant que personne, et de ne pas être la cible de violence psychologique ou d’injures). C’est une dynamique perverse qui privilégie la position des mainteneurs établis au mépris du respect fondamental de l’être humain.

Je ne publie pas ce message à l’attention des développeurs du noyau. Je ne publie pas ce message pour pointer du doigt des personnes précises. Je publie ce message parce que je suis affligée pour la communauté dont je ne souhaite plus faire partie. Je poste ce message car je suis triste à chaque fois que quelqu’un me remercie de revendiquer de meilleures normes pour la communauté, parce que j’ai finalement abandonné l’idée de changer la communauté du noyau Linux. Le changement de culture est un processus long et douloureux et je n’ai plus l’énergie pour prendre une part active à ce changement de mentalité dans la communauté du noyau.

J’ai l’espoir que la communauté du noyau Linux évoluera avec le temps. J’ai participé à cette évolution, et la documentation, les tutoriels et les programmes que j’ai initiés (comme les stages noyau Outreachy) continueront à se développer en mon absence. Je reviendrai peut-être un jour, lorsque les choses iront mieux. J’ai une carrière de plusieurs décennies devant moi. Je peux attendre. En attendant, il existe d’autres communautés du logiciel libre, plus amicales, où je peux jouer ma partition.

Lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre, mais souvent nous restons si longtemps et avec tant de regrets devant la porte fermée que nous ne voyons même pas celle qui vient de s’ouvrir devant nous.

— Alexander Graham Bell

 

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Crédits image :

  • Photo  © Sarah Sharp licence CC-BY-NC-SA



Framaboard : les libristes ont réinventé le tableau blanc… mais en mieux !

Nous aimons les beaux outils qui permettent de s’organiser pour collaborer… mais trop souvent, ce sont des services qui en profitent pour en apprendre beaucoup sur nous. Beaucoup plus en tout cas que ce que nous voudrions leur confier ! Voici un nouvel exemple d’alternative libre qui vous permettra de maîtriser vos projets sans êtres pistés.

Trello c’est bien gentil…

organized cat…mais c’est centralisé ! Trello, un service de gestion de projets, n’est sans doute pas le plus imposant des services que l’on souhaite voir « dégooglisé » mais il n’en reste pas moins un service propriétaire basé aux États-Unis. Les données qu’on lui confie sont donc transférées on-ne-sait-où et ça, en bons Gaulois que nous sommes, ça nous met hors de nous.

Nous avons donc relevé le défi de vous proposer une alternative LEDS à Trello. Celle-ci repose sur le logiciel Kanboard développé par le très productif Frédéric Guillot. Initié au début de l’année 2014, le projet n’a cessé de grandir avec toujours plus de nouvelles fonctionnalités. C’est parce qu’il nous semblait être robuste, de qualité et avec une forte communauté derrière que nous avons fait le choix de Kanboard. De plus, sa simplicité d’installation en fait un candidat de choix pour notre mission d’essaimage !

C’est sous le nom de Framaboard que nous vous proposons ce nouveau service : https://framaboard.org/.

Post-it et colonnes : la magie du kanban

Framaboard est un outil de gestion de projets se basant sur la méthode Kanban qui consiste à déplacer des tâches (sous forme de post-it) dans différentes colonnes (habituellement « En attente », « Prêt », « En cours », et« Terminé »).

Pour vous aider à y voir plus clair, on vous a concocté deux petits exemples qui vous parleront mieux que de longs discours.

Exemple n°1 : l’association des philatélistes de la petite ville de Sotteville-lès-Rouen organise sa kermesse de Noël.

Noël approche et c’est l’occasion de créer un événement pour renflouer les caisse de l’association et se réunir joyeusement. Cela demande de l’organisation et quoi de mieux qu’un outil de gestion de projets pour partager les tâches ?

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Exemple n°2 : Cécile Novelli et Fanny Dupuis-Morizeau vont se marier !

Elles ont donc inscrit toute la famille (mais surtout tata Jeannine et tonton Roger) sur leur Framaboard pour préparer ensemble le plus beau jour de leur vie.

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Un endroit rien qu’à vous

Sur Framaboard.org, on vous propose de créer un espace dédié à vos activités. C’est-à-dire qu’en vous créant un compte sur Framaboard, vous disposerez d’une URL rien qu’à vous (https://dupuis-morizeau.framaboard.org/ par exemple). Dans cet endroit rien qu’à vous, vous êtes administrateur et vous avez la main sur toute la configuration de votre Framaboard : on ne vous met volontairement aucune restriction !

Aussi, vous pouvez inviter des amis pour travailler ensemble : inutile de créer un nouvel espace, l’outil est multi-utilisateurs de base. Par exemple, une association n’aura qu’à créer un seul Framaboard et créer ensuite autant d’utilisateurs qu’il y a de membres au sein de celle-ci.

animation CC-By-SA Gee
animation CC-By-SA Gee

Il est important de noter que deux comptes Framaboard (avec deux URL différentes donc) ne peuvent pas communiquer entre eux. Si vous possédez un compte et qu’un ami souhaite travailler avec vous mais possède lui-même un compte, il vous faudra quand même créer un nouvel utilisateur au sein de votre espace Framaboard à vous.

La documentation saura répondre à vos questions d’utilisateurs et vous aider à utiliser ce nouveau service. Nous tenons tout particulièrement à remercier l’équipe de Framalang qui l’a traduite en Français !

Installez-le, hébergez-le pour les autres et aidez-nous à diffuser cet outil.

Carte2015-victoiresLe but de Framasoft n’est pas de centraliser tous les services du monde sur ses serveurs (on aurait bien du mal de toutes façons !) et nous sommes toujours contents lorsque que quelqu’un arrive à se passer de nos services. Si vous souhaitez auto-héberger votre propre outil de gestion de projets, nous vous invitons à consulter notre article publié dans la catégorie « Cultiver son jardin » pour installer Kanboard.

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Stop the Music, une nouvelle sur les libertés. 2/2

À l’occasion du RaysDay 2015, l’équipe de traduction Framalang a choisi de traduire la nouvelle Stop the Music, de Charles Duan, publiée originellement sur Boing Boing. Cette histoire futuriste explore les dérives possibles des lois sur le copyright.

La première partie de cette nouvelle est disponible ici sur le framablog.

Voici donc la seconde et dernière partie de cette traduction. Exceptionnellement, nous avons choisi de ne pas traduire le titre (libre à vous de le faire !)

Comme son œuvre originelle, cette traduction est sous licence CC-BY-SA-NC.

Traduit par : Piup, egilli, Sphinx, Singularity, audionuma (et les anonymes)

Stop the Music (image : Boing Boing
Stop the Music (image : Boing Boing)

Stop the music

V.

À la Cour suprême des États-Unis

Eugene L. Whitman contre Alfred Vail Enterprises, Inc.

Audience de l’avocat Maître Richard A. Tilghman

représentant du plaignant Eugene L. Whitman

Le 12 février 2046

 

La présidente de la Cour suprême, Mme Diehr : Nous écoutons ce matin le débat dans l’affaire 45-405, Whitman contre Alfred Vail Enterprises.

Me Tilghman ?
Me Tilghman : Madame la Présidente de la Cour suprême, et Mesdames Messieurs les juges de la Cour.

Aujourd’hui, nous demandons à cette Cour de protéger l’un des droits à la propriété les plus anciens et les plus importants en place dans cette nation : le droit d’auteur qui protège l’œuvre créative des auteurs, des artistes, et, plus précisément dans le cas de cette affaire, des musiciens.

La section 106 de la loi sur le droit d’auteur réserve aux propriétaires de droits d’auteur le droit exclusif de faire des copies de leurs œuvres, de faire des œuvres dérivées basées sur les œuvres originales, et de distribuer et de produire en public ces œuvres, entre autres choses. Ces droits sont…

Juge Diamond : Avant d’entrer dans les détails fastidieux du droit d’auteur, Me Tilghman, pouvez-vous m’expliquer pourquoi nous devrions ne serait-ce qu’envisager d’examiner cette affaire ? C’est une affaire concernant l’effacement des souvenirs des gens, aussi je souhaite commencer par comprendre pourquoi vous pensez que le système EffaceMem National est pertinent en dehors du cadre très restreint de l’activité terroriste, que nous avons autorisé durant l’affaire Neilson. Comprenez : nous parlons de suspendre temporairement les droits civiques de la liberté de pensée. Pourquoi devrions-nous envisager d’effacer les souvenirs des gens dans n’importe quel autre contexte que le terrorisme ?

Me Tilghman : Monsieur le juge, bien que Neilson ait été une affaire concernant un acte terroriste, le raisonnement n’était pas limité à ce type de situation. La décision de cette Cour s’appuyait sur les principes généraux de la Constitution, et elle a décidé que l’effacement des souvenirs à l’échelle nationale était admissible lors « d’un risque imminent envers un intérêt incontestable du peuple américain ». L’intérêt incontestable, dans l’affaire Neilson, était le droit à la sécurité contre le terrorisme, mais d’autres intérêts importants peuvent également correspondre à cette description.

Présidente Diehr : Et, bien entendu, il y a le fait qu’une idée illégale est de la contrebande. Vous savez, personne ne se demande pourquoi il est illégal de posséder des drogues illicites, ou des armes de destruction massive. Une idée peut être tout aussi destructrice que toutes ces choses. Ne paraît-il pas que le gouvernement devrait posséder le pouvoir de confisquer des idées dangereuses afin de protéger le peuple ?

Me Tilghman : C’est en effet la vérité, votre Honneur. La possession d’une pensée illégale devrait être traitée de la même façon que la possession d’un objet illégal. Et une copie illégale d’un travail sous droits d’auteur est une contrebande,

Juge Flook : Bien… bien… mmh. Je peux comprendre l’argument concernant la contrebande d’une manière générale, mais c’est la pente glissante qui m’inquiète. J’étais d’accord avec Neilson mais j’étais préoccupée concernant ce qu’un autre usage de l’EffaceMem National pourrait causer. Poussé trop loin, il pourrait mener à la censure, à un contrôle de l’esprit par le gouvernement, un totalitarisme orwellien. Comment puis-je être sûre, Me Tilghman, que ce que vous demandez ne nous mènera pas vers ces sentiers ?

Me Tilghman : C’est une excellente question du juge Flook. Question qui possède heureusement une réponse simple. Comme je le disais précédemment, Neilson estimait qu’un « intérêt incontestable du peuple américain » pourrait justifier l’utilisation du système EffaceMem National sans nous amener sur ces pentes glissantes. Or, la protection du droit d’auteur correspond à ce type d’intérêt incontestable car le droit d’auteur est un droit fort, absolu.

Présidente Diehr : Bien, cet argument correspond à celui que vous exposez dans votre briefing à propos de la Gestion des droits numériques (NdT : qui correspond aux DRM).

Me Tilghman : C’est exact.

Bien entendu, les DRM sont la technologie qui permet aux œuvres soumises au droit d’auteur de ne pas être utilisées contrairement aux vœux des ayants droit. Il fut un temps, aux débuts de l’informatique, où cette technologie était assez grossière et peu répandue. À cette époque, j’aurais pu rejoindre votre avis, M. Flook : le droit d’auteur était rarement appliqué et le piratage allait bon train.

Mais à la fin du siècle dernier, le monde s’est orienté vers les appareils mobiles, appareils qui pouvaient être tracés, contrôlés voire désactivés à distance. Cela permit de mettre en œuvre des DRM fortes, efficaces, à terme développées par un consortium industriel. Ces DRM sont maintenant incluses dans chaque appareil électronique vendu. Ce standard industriel que sont les DRM permet aux ayants droit d’avoir un contrôle total sur leurs œuvres : ils ont le pouvoir d’empêcher la copie, le pouvoir de contrôler qui utilise l’œuvre, le pouvoir de supprimer les données d’un appareil pour protéger l’œuvre d’un usage abusif. C’est un contrôle absolu.

Sous cet angle, la demande de mon client dans cette affaire ne constitue pas particulièrement une étape majeure. Il contrôle déjà chacun des exemplaires de son œuvre présent dans chaque appareil électronique. Tout ce qu’il souhaite désormais, c’est d’avoir ce contrôle sur les exemplaires stockés dans les esprits des personnes.

Juge Diamond : Attendez… attendez une seconde. Vous oubliez complètement les droits qui existent en contrepartie. Les consommateurs n’ont-ils pas le droit d’effectuer des copies à usage personnel ou de jouer de la musique entre amis ? Tous ces usages font partie des « usages raisonnables », autorisés par les lois sur le droit d’auteur si je me souviens bien. Réaliser des parodies, utiliser des citations dans des articles, enregistrer les émissions diffusées pour les regarder plus tard : tous ces actes sont considérés comme « usages raisonnables » et les personnes ont le droit de le faire malgré le droit d’auteur.

Me Tilghman : Bien que ces exceptions au droit d’auteur restent valables pour les livres, elles ont toutes été remplacées par la loi concernant la Gestion des droits numériques.

Juge Flook : Pour être parfaitement honnête, Me Tilghman, je n’ai pas tout à fait compris cet argument de votre briefing. D’après moi, vous évoquez la section 1201 du Digital Millennium Copyright Act. Or, cette section ne mentionne rien qui concerne le remplacement de l’usage raisonnable et les autres exceptions mentionnées par le juge Diamond. Comment arrivez-vous à la conclusion que la section 1201 remplace de tels éléments ?

Me Tilghman : Il est vrai que c’est un concept délicat, votre Honneur, et je m’excuse si je ne l’ai pas bien expliqué lors des briefings.

Il est vrai que ces exceptions au droit d’auteur, telles que l’usage raisonnable, s’appliquent aux livres. Toutefois, l’applicabilité de ces exceptions est fortement limitée par les DRM et la section 1201. Les DRM modernes s’assurent que les œuvres protégées ne peuvent être utilisées contre la volonté de l’auteur, même si celle-ci va à l’encontre de ces exceptions. La section 1201, quant à elle, a rendu illégal le contournement des DRM. Par l’opération de la loi et de la technologie, il est donc illégal d’utiliser une œuvre protégée par DRM en dehors de ce qui est permis par l’ayant droit, quelle que soit « l’exception statutaire » au droit d’auteur prétendue.

Présidente Diehr : Donc, autrement dit, le Congrès a rendu illégal tout ce qui n’est pas autorisé par les DRM, y compris si les DRM bloquent l’une de ces exceptions au droit d’auteur. Et cela signifie alors que le respect des DRM est en fait plus important que ces exceptions telles que l’usage raisonnable. Est-ce correct ?

Me Tilghman : Oui, c’est tout à fait correct. Avec la section 1201, le Congrès a décidé que les intérêts des ayants droit prévalaient quand cela concernait les données enregistrées sur les appareils. Aucune raison que les données enregistrées dans les esprits soient considérées différemment.

Juge Diamond : Cela me paraît absurde. Cette loi rend-elle illégal l’exercice des droits par les personnes ? Par exemple, qu’en est-il de l’exercice du droit à un usage raisonnable ?

Me Tilghman : Cela vous paraît peut-être absurde que les DRM outrepassent légalement l’usage raisonnable mais cela a été établi par la loi depuis longtemps. Une affaire datant de 2001, Universal City Studios contre Corley, a spécifiquement énoncé que le contournement des DRM était illégal en raison de la section 1201 et ce, même si cela était fait dans un but d’usage raisonnable. L’affaire MDY Industries contre Blizzard Entertainment, datée de 2010, a abouti à la même conclusion.

Si les décisions liées à ces affaires étaient injustifiées, le Congrès a disposé de 40 ans pour changer la loi. Il n’y a eu aucun changement sur ces points. La section 1201 reste écrite telle qu’elle a été adoptée. Cela permet de montrer que le droit d’auteur est aujourd’hui un pouvoir de contrôle total. C’est un droit très fort.

Juge Flook : Ceci est fascinant. Je pense que je comprends maintenant votre argument comme quoi le droit d’auteur est un droit fort. Mais reprenons un peu de recul.

Cette affaire concerne l’effacement de souvenirs dans les esprits des citoyens. Dans les esprits de tous les citoyens. Je comprends maintenant votre argument expliquant que le droit d’auteur est un droit fort, soutenu par les DRM et des lois telles que la section 1201. Toutefois, je ne suis pas sûr des raisons qui nous pousseraient à passer de ce droit fort à ce remède que serait l’effacement de la mémoire.

Il est évident que cette loi EffaceMem est très récente et nous sommes toujours en train de réfléchir à ses implications avec les autres domaines législatifs. Mais j’aimerais être sûr qu’il ne s’agit pas des prises de pouvoir observées dans les années 20 et 30, époque à laquelle de grandes entreprises du nucléaire ont prétendu à toutes sortes de droits suite à des interprétations excentriques des lois environnementales. Quel est le besoin légitime des ayants droit d’effacer les souvenirs des personnes ?

Me Tilghman : Le besoin légitime, c’est l’intérêt d’un contrôle total sur une œuvre protégée par le droit d’auteur. Cet intérêt d’un contrôle total est légitimé par les DRM et les protections offertes par la section 1201 qui permettent un tel contrôle. Les lois actuelles sur le droit d’auteur donnent aux ayants droit un pouvoir total, intégral, sur leurs œuvres protégées.

Le pouvoir de contrôler, c’est le pouvoir d’effacer. Les systèmes de DRM modernes permettent déjà aux ayants droit de supprimer les exemplaires qui sont en infraction grâce à un simple bouton. Les copies physiques qui violent le droit d’auteur peuvent être détruites conformément à la section 503(b) du Copyright Act. Et depuis que la commission américaine sur le commerce international a commencé, en 2014, à considérer les transmissions de données comme des importations de biens, elle a régulièrement saisi et bloqué des informations sur Internet. Il ne fait aucun doute que la suppression des informations de la pensée publique sera un remède tout à fait accepté pour le non-respect du droit d’auteur.

Pourquoi est-ce que cela devrait avoir une importance que les informations soient retirées d’un disque de silicium ou d’un neurone humain ? Comme la présidente Diehr l’expliquait précédemment, les informations qui portent atteinte au droit d’auteur, comme la chanson Straight Focus de M. Vails, constituent de la contrebande, quel que soit l’endroit où ces informations sont stockées. En fin de compte, tout ce que nous demandons dans cette affaire, c’est de modestement pouvoir transposer aux esprits humains le pouvoir que les ayants droit ont sur les ordinateurs, grâce aux DRM. S’il est possible d’empêcher les tablettes de penser quoi que ce soit d’illégal, pourquoi ne devrions-nous pas empêcher les personnes d’utiliser leurs têtes pour violer les droits applicables aux –si bien nommées– propriétés intellectuelles ?

La seule raison qui permettait aux exemplaires en infraction d’être conservés dans les esprits des personnes était que nous ne disposions pas des technologies pour effacer ces exemplaires des souvenirs. Aujourd’hui, nous disposons d’une telle technologie. Pour cette raison, j’exhorte la Cour de prendre une décision logique et dans l’ordre des choses pour la protection des ayants droit et pour leur permettre de protéger pleinement ce qui leur appartient.

Présidente Diehr : Merci, Me Tilghman.

Me Proctor ?

 

 

VI.

À la Cour suprême des États-Unis

Eugene L. Whitman contre Alfred Vail Enterprises, Inc.

Audience de l’avocate Maître Willa M. Proctor

représentant la défense, Alfred Vail Enterprises, Inc.

Le 12 février 2048
Me Proctor : Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les juges,

Depuis les quelques trois siècles que les États-Unis d’Amérique sont une nation, l’inviolabilité de l’esprit est un principe central. La poursuite du bonheur – la poursuite de la pensée individuelle – s’y inscrit, avec la vie et la liberté, comme un droit inaliénable.

Or, c’est cette poursuite du bonheur qui est fondamentalement remise en cause dans ce tribunal aujourd’hui. Le plaignant vise à violer le droit fondamental à la liberté de penser, à la fidélité des idées, à la poursuite du bonheur. Il vise à violer ces principes pour justifier de la protection de la propriété intellectuelle.

La liberté de pensée n’est certainement pas absolue comme l’a reconnu ce tribunal dans l’affaire Neilson. Mais au même titre que la liberté d’expression, le droit à un procès équitable et le droit à une défense égale, c’est un droit fondamental, qui ne peut être brisé que lorsqu’existe un intérêt primordial pour la partie adverse : un intérêt tel que le terrorisme ou la sécurité nationale.

Le droit d’auteur ne représente pas un tel intérêt. Il ne met pas la sécurité ou la protection de la nation en jeu, il s’agit purement de l’intérêt financier d’une seule personne.

Présidente Diehr : Bien, l’intérêt d’une seule personne ne peut-il pas être primordial s’il est suffisamment fort ? L’intérêt à protéger une personne d’un crime violent ou les droits fondamentaux d’une personne, protégés par la loi, représentent certainement de tels intérêts primordiaux. Et si, comme Me Tilghman le suggérait, le droit d’auteur est un droit fort, absolu, pourquoi ne devrait-il pas s’inscrire dans cette catégorie d’intérêts primordiaux méritant la plus haute protection ?

Me Proctor : Eh bien nous y voilà, votre Honneur, le droit d’auteur n’est pas aussi absolu que ce que Me Tilghman aimerait nous le faire croire. L’exception la plus connue à l’encontre de ce caractère absolu du droit d’auteur est la doctrine de l’usage raisonnable par laquelle quelqu’un peut commettre un acte semblable à une infraction au droit d’auteur sans en porter la responsabilité, car l’utilisation qui est faite de l’œuvre est jugée raisonnable et acceptable.

Présidente Diehr : Me Tilghman a expliqué que les DRM et la section 1201 l’avaient emporté sur l’usage raisonnable. Quelle réponse apportez-vous à cette explication ?

Me Proctor : Il a peut être raison d’un point de vue pratique mais l’anéantissement de l’usage raisonnable ne doit pas être propagé ou appuyé par ce tribunal. Les doctrines comme celle de l’usage raisonnable sont majeures afin de permettre aux artistes et créateurs de continuer leurs travaux. Tout art est construit sur les succès et les inspirations du passé. De la même façon qu’aujourd’hui ce tribunal cite des affaires passées au sein des avis qu’il rend, un roman fera référence à des travaux précédents, un peintre utilisera les techniques des grands maîtres, un musicien empruntera différentes idées à des genres et musiques diverses.

Ainsi, même si les DRM et la section 1201 ont diminué cette doctrine de l’usage raisonnable pour les appareils électroniques, ce tribunal ne devrait pas la diminuer encore en déclarant le droit d’auteur comme un droit complètement absolu. Et c’est pour cette simple raison que le système EffaceMem National ne peut être approprié ici. Ce système est réservé pour des situations portant sur des droits absolus, où il n’y a aucune valeur compensatrice pour la partie opposée.

Juge Diamond : Les nombreuses lois appliquées dans les états qui régulent l’usage de la technologie EffaceMem devraient confirmer votre point de vue selon lequel le système EffaceMem National est réservé pour des cas d’importance absolue, n’est-ce pas ?

Me Proctor : Certainement, votre Honneur. Lorsque EffaceMem est devenu populaire il y a quelques années, les états ont immédiatement agi afin de réguler l’industrie qui aurait pu abuser de cette technologie. Aujourd’hui, chacun des cinquante-deux états possède des lois précisant les autorisations pour les opérateurs EffaceMem, limitant les opérations d’effacement de mémoire à un ensemble restreint de situations appropriées, imposant des périodes d’attente pour ceux qui souhaitent l’utiliser, requérant des vérifications conséquentes pour vérifier le consentement et l’information des personnes.

Juge Diehr : Et toutes ces lois sont inapplicables ici. Comme vous le savez sûrement, le National Security Act de 2040 est prioritaire sur ces lois et permet au système EffaceMem National d’être utilisé pour « protéger n’importe quel intérêt ou droit national » selon les termes de la loi. Ainsi, l’application d’un droit créé par le gouvernement américain, disons le droit d’auteur, est explicitement permis même si les lois que vous mentionnez existent, n’est-ce pas ?

Me Proctor : Votre Honneur, le National Security Act a été promulgué cinq mois seulement après les attaques terroristes d’août 2039 et il paraît évident que cette loi a été conçue pour traiter du terrorisme et de la sécurité nationale. Peut-être que le texte de la loi suggère que cette loi outrepasse les lois des états lorsqu’il s’agit de protéger les droits d’auteur. Mais replacée dans le contexte dans lequel le National Security Act a été passé, c’est une interprétation vraiment très large de la loi.

Juge Flook : Il me semble, Maître, que vous faites référence au problème plus large dont nous avons discuté avec Me Tilghman : celui des pentes glissantes. Si le droit d’auteur n’est pas un intérêt aussi fort que la sécurité nationale, permettre d’utiliser le système EffaceMem National pour faire respecter le droit d’auteur ouvrirait alors la porte à toutes sortes d’utilisations inconsidérées du système.

Me Proctor : C’est exactement là qu’est mon souci, votre Honneur. Les abus autour de l’effacement de mémoire, les abus autour d’un effacement national, généralisé, de la mémoire, sont faciles à imaginer. Un parti politique au pouvoir pourrait l’utiliser pour affaiblir les opinions envers le parti opposé. Les grosses entreprises pourraient l’utiliser pour saboter d’autres entreprises. L’effacement des souvenirs pourrait devenir un outil d’oppression, d’ostracisme, de…

Présidente Diehr : Eh bien, il me semble qu’il existe de nombreuses autres situations pour lesquelles il serait approprié d’utiliser ce système. Notamment pour les fuites d’informations classées secrètes. Le gouvernement ne devrait-il pas être en mesure d’utiliser le système EffaceMem National pour empêcher de telles fuites ?

Me Proctor : Les fuites d’informations classées secrètes relèvent de la sécurité nationale et il faut donc s’en protéger comme du terrorisme. Aussi, quand bien même utiliser EffaceMem pour empêcher ces fuites serait approprié, cela ne signifie rien pour l’utilisation du système EffaceMem National dans le cas d’un non-respect du droit d’auteur.

Présidente Diehr : D’accord, prenons dans ce cas un exemple portant sur le droit d’auteur. Disons que nous avons une situation comme l’ancienne affaire sur le droit d’auteur Harper & Row contre Nation Enterprises, dans laquelle un magazine met la main sur un livre avant sa publication, dévoile le livre et publie ses meilleurs extraits en avance. Cela détruit le marché pour le livre et est entièrement contraire au droit exclusif de distribution d’une œuvre protégée par le droit d’auteur. Le seul remède pour l’ayant droit est d’effacer tout souvenir de ces révélations afin que le livre puisse être vendu et lu de nouveau. Ce cas n’est-il pas approprié pour un tel système ?

Me Proctor : Non, votre Honneur.

Juge Flook : Hein ?

Me Proctor : Pardon ?

Juge Flook : Bien… mmh. L’argument avancé par la présidente Diehr est intéressant. Je connaissais l’affaire Harper & Row mais je ne l’avais pas considérée de cette façon.

Ça me rappelle quelque chose qui m’est arrivé il y a quelques années, lorsque j’étais encore étudiant en droit. J’avais travaillé sur un projet de recherche sur les lois locales de 2012 à propos des sacs plastiques. J’ai passé des mois à fouiller parmi les registres législatifs municipaux, j’ai même dû me rendre dans un hôtel de ville qui conserve encore les lois dans des registres papier.

À la fin, j’avais collecté toutes les données dont j’avais besoin et j’avais commencé à écrire mon article sur le sujet. Je savais que ça allait être quelque chose, au moins pour un étudiant en troisième année dont le nom n’apparaissait que dans une note d’une revue législative. Mais j’ai parlé de ces résultats à un des professeurs de l’époque. Celui-ci a répété la conclusion principale lors d’une conférence de presse. Bien sûr, cette conclusion s’est répandue sur tous les sites d’informations en quelques jours.

Je suppose que j’aurais dû être content que les faits soient diffusés de cette façon. Mais, quand mon article a été prêt à être publié deux mois après, bien sûr, plus personne n’était intéressé. L’article fut finalement rejeté et le semestre que j’y avais consacré fut perdu.

Manifestement, j’ai réussi sur d’autres travaux…

Juge Diamond : Je pense que vous avez plutôt réussi, juge Flook.

(Rires)

Juge Flook : Eh bien, étant assis sur le banc avec vous, je ne dois pas être si mauvais.

(Rires)

Je suppose que ce que je retiens de cet incident c’est que d’avoir un contrôle sur son propre travail est très important. J’ai perdu le contrôle sur mes recherches. Aujourd’hui, la technologie peut remédier à ça. Les DRM permettent aux ayants droit de contrôler leurs œuvres sur les appareils. Peut-être que cette technologie a été controversée au début mais aujourd’hui, tout le monde l’accepte vu que la section 1201 n’a pas été modifiée. Pourquoi ne devrions-nous pas avoir le contrôle de nos œuvres qui sont dans les esprits des autres ? C’est tout ce que M. Whitman demande, n’est-ce pas ? Une sorte de deuxième chance pour retirer les informations transgressives qui n’auraient jamais dues être diffusées en premier lieu.

Présidente Diehr : Quelque chose qui ressemble peut-être au nettoyage d’un polluant ? Cela pourrait être une analogie environnementale.

Juge Flook : Mmh… Oui, peut-être. C’est peut-être le parallèle que je cherchais quand je demandais si l’effacement de mémoire était la bonne solution ici. Un peu comme on nettoie les produits chimiques de l’air, nous nettoyons les esprits des informations qui n’auraient pas dû y être.

Me Proctor : Je… je vois que mon temps de parole est écoulé, pourrais-je…

Présidente Dieh : Le tribunal vous accorde une à deux minutes pour répondre.

Me Proctor : Merci, votre Honneur. Pour répondre à votre question M. Flook, nous ne faisons pas que nettoyer les esprits d’une information. Nous nettoyons beaucoup plus.

Lorsque j’ai parlé avec mon client, M. Vail, de l’importance de sa chanson, il m’a expliqué que cette musique était intimement liée au souvenir de sa fille, Sarah Vail. Straight Focus est composée des morceaux favoris de Sarah et les souvenirs qu’il a de cette chanson sont des souvenirs d’elle. La chanson utilise également les techniques neurologiques qu’il a inventées afin de mélanger ces morceaux et de déclencher les souvenirs de Sarah dans son esprit. C’est, à proprement parler, cette chanson qui garde la fille de M. Vail en vie pour lui. Lui confisquer les souvenirs c’est lui retirer ce fragment d’elle.

Ce résultat déplorable ne l’est que plus pour les fans de cette chanson. Ces derniers ont apprécié ce morceau et ont construit leurs propres souvenirs autour. Les artistes ont créé des remixes et reprises à partir de ce morceau grâce à des éléments personnels et créatifs.

Devrions-nous abandonner toute cette création, tout ce progrès, toutes ces pensées et tout ce bonheur pour la seule requête, unilatérale, d’un compositeur ? La Constitution des États-Unis affirme que la loi sur le droit d’auteur doit « promouvoir le progrès de la science et les arts utiles ». Or, l’effacement de mémoire demandé par M. Whitman n’effacerait pas uniquement la chanson contrevenante, qui était déjà un travail d’adaptation, mais aussi toutes les œuvres progressives créées à partir de celle-ci. L’effacement est une régression, pas un progrès, et ce tribunal ne saurait l’autoriser.

Présidente Diehr : Merci, Me Proctor, l’affaire est soumise au vote.

 

 

VII.

The Washington Post

La Cour suprême autorise l’effacement d’une chanson de la mémoire nationale

Le 25 juin 2046

Dans une décision très controversée, la Cour suprême a approuvé par cinq voix contre quatre la décision à l’encontre du géant de la musique et de la technologie Vail Enterprises, exigeant l’utilisation du système EffaceMem National pour effacer tous les souvenirs du tube Straight Focus des esprits de tous les citoyens des États-Unis.

Représentant la majorité, le juge Flook a rappelé ses préoccupations quant à la restriction nécessaire des usages du système EffaceMem National pour que celui-ci ne soit utilisé que pour les « infractions graves ». Il reste toutefois persuadé que « les mesures pour un droit d’auteur fort, développées ces dernières décennies indiquent que la nation considère désormais l’atteinte au droit d’auteur comme une de ces infractions graves ». Dans la suite de son discours, il a déclaré que « la suppression des souvenirs est un remède approprié étant donné les mesures existantes permettant aux ayants droit de supprimer les idées exprimées sur presque tous les autres supports, notamment en raison de la section 1201 et des autres parties de la loi sur le droit d’auteur ».

En désaccord, le juge Diamond a trouvé la décision « diamétralement opposée aux conditions constitutionnelles nécessaires pour que les droits d’auteur puissent promouvoir le progrès des arts et de la science » et a prédit que cette décision mènerait à « une ère dépourvue de toute musique, toute œuvre littéraire, toute création qui se baserait sur une œuvre passée ».

Les dirigeants de l’industrie musicale ont applaudi cette décision de la Cour suprême approuvant la suppression de la mémoire. Clifford King, président de la Recording Industry Association of America a déclaré : « Le droit d’auteur devrait fournir aux créateurs un contrôle total sur leurs œuvres et sur la manière dont le public les perçoit. Éliminer ces contenus illicites des esprits des gens s’inscrit dans ce contrôle. »

Les avocats en faveur des libertés individuelles ont désapprouvé ce message. « Le droit d’une personne à être libre de penser outrepasse l’intérêt commercial du droit d’auteur » peut-on lire dans une lettre signée ce matin par vingt organisations à but non lucratif qui demandent au Congrès de casser ce jugement et cette décision.

La décision affectera vraisemblablement et en premier lieu le créateur de Straight Focus, Alfred Vail, contraint à mettre en œuvre l’effacement des souvenirs de son propre morceau. M. Vail n’a pu être contacté pour répondre sur le sujet. Son voisinage a indiqué ne pas l’avoir vu quitter son domicile depuis l’annonce de la décision.

Cet acte exceptionnel d’effacement de mémoire, dans le cadre du non respect du droit d’auteur, restera unique pendant quelque temps. En effet, celui-ci intervient uniquement par un concours de circonstances qui font que le coupable est aussi le propriétaire du système EffaceMem National. Toutefois, cela pourrait ne pas durer longtemps : les brevets portant sur EffaceMem expireront dans deux ans.

M. King a déclaré : « Nous sommes aux débuts de la préparation de notre nouveau système, provisoirement appelé Gestion des droits mentaux. Cela permettra à chaque auteur, artiste, compositeur de récolter les bénéfices de cet effacement de mémoire, autorisé par la décision de la Cour suprême. »

Dans le cadre de cette affaire, l’activation du système EffaceMem National n’aura pas lieu avant plusieurs semaines, vraisemblablement pas avant fin juillet. Les ingénieurs travaillant sur le système coderont les paramètres correspondant à l’information à supprimer afin qu’aucun souvenir (pas même le souvenir que le souvenir ait été effacé) ne subsiste.

Comme pour les autres activations du système, celle-ci aura probablement lieu en fin de matinée ou en début d’après-midi afin de minimiser le dérangement. La procédure consistera à diffuser, pendant environ quinze secondes, des sons graves et rythmés – dont certains les ont décrits comme lyriques ou apaisants – suffisamment forts pour pénétrer dans les bâtiments. Ces sons sont calibrés pour retirer tout souvenir de la chanson. Après ces quelques secondes, la musique se taira.

 

VII.

Message de Rand. A. Warsaw pour Alice Stevens Vail

Le 4 avril 2084

Coucou Maman,

(J’essaie ce nouveau truc pour transcrire directement mes pensées – désolé si c’est un peu brouillon, j’ai encore du mal à me concentrer mentalement.)

Je m’occupais des affaires de Papy Al afin qu’elles soient prêtes pour la licitation de la semaine prochaine (ça va tellement vite, je n’arrive pas à croire que l’enterrement a eu lieu la semaine dernière). Parmi toutes ces affaires, il y avait une boîte coincée derrière un bureau dans le grenier. À première vue, on aurait dit qu’elle était tombée ici par accident – ça doit faire des années qu’elle est ici, elle était tellement poussiéreuse – mais je pense que Papy a peut-être voulu la cacher.

À l’intérieur, il y avait quelques documents législatifs et quelques coupures de journaux sur un procès concernant une chanson qu’il avait écrite. Je ne savais pas du tout qu’il avait été musicien. Cela dit, ça ne me surprend pas vu que les documents mentionnent l’effacement généralisé des souvenirs de sa chanson.

Sur le haut de la pile de papiers, il y avait cette note :

26 juin 2046. Lundi dernier, la Cour suprême a approuvé l’éradication de ma chanson Straight Focus de la mémoire collective. Ma chanson ! Chanson pour laquelle j’ai passé des mois à réfléchir et à organiser. Tout ça pour quelques notes idiotes empruntées à quelqu’un d’autre.

J’ai pensé à quitter le pays pour au moins échapper à la sentence d’EffaceMem. Malheureusement, le juge a déclaré que je devais être présent pour appliquer la sentence et activer le système dans un mois. En plus, le gars de la RIAA (NdT : Association de l’industrie du disque étatsunienne) a dit que ce n’était qu’une question de temps avant que leur système de Gestion des droits mentaux soit mondial.

J’espérais vraiment laisser Straight Focus en héritage. Je me rappelle avoir expliqué EffaceMem à Sarah quand elle avait sept ou huit ans. Elle m’avait dit : « Papa, peut-être que tu devrais faire quelque chose pour que les gens se souviennent plutôt que pour qu’ils oublient. » Après qu’elle a perdu sa bataille contre le cancer, j’ai pris conscience que je voulais faire quelque chose dont les gens se souviendraient – quelque chose qui me permettrait de me souvenir d’elle.

Straight Focus a permis ça. Tout le monde aimait cette chanson, il y avait plein de superbes versions faites par les fans, des vidéos et tout. Je partageais mes nouvelles idées musicales avec le monde entier, créant quelque chose qui puisse rester dans les mémoires.

Le droit d’auteur est supposé protéger les artistes comme moi, n’est-ce pas ? Mais ici, c’est la loi sur le droit d’auteur qui détruit ma création. Comment ont-ils pu rester aveugles face à ce qui allait arriver ? Comment ont-ils pu laisser cette stupide loi 1201 telle quelle pendant presque cinquante ans ?

La vie est pleine d’ironie. La dernière chose à laquelle je m’attendais était que ma propre technologie d’effacement de mémoire soit utilisée contre mes idées.

Depuis que Sarah est morte, ça a été une chute continuelle. Elle aimait la musique et il n’y avait rien de plus important que sa playlist favorite. Après l’avoir perdue, cette playlist a failli m’échapper avant qu’ils ne la suppriment en raison de la loi sur la succession des biens numériques (plutôt étrange que votre parent ne puisse hériter de votre bibliothèque musicale). J’ai créé Straight Focus pour garder son souvenir en vie mais ils ont supprimé cette chanson, y compris sur mes propres ordinateurs.

Et maintenant, ils suppriment même les souvenirs de cette chanson sur elle. C’est comme s’ils la supprimaient de mon esprit.

Avant donc que mes souvenirs me soient pris le mois prochain, je vais emballer ce qui me reste de cette chanson – presque tous mes souvenirs de Sarah, je pense. Je pensais à laisser la boîte sous mon bureau pour que je puisse la voir après qu’ils auront lancé EffaceMem. Toutefois, mes pensées actuelles sont trop tristes et trop douloureuses et je ne sais pas si je veux rouvrir ces blessures après avoir perdu mes souvenirs. Je vais donc placer cette boîte ici, dans le grenier. Peut-être que je la retrouverai un jour, espérons dans de meilleures circonstances.

Il y a aussi cette cartouche en plastique qui fait environ la taille de ma main avec une sorte de bande marron brillante à l’intérieur. Il y a écrit Straight Focus dessus. Il y a également cette machine noire avec des boutons et on dirait que la cartouche peut y être insérée mais je n’arrive pas à l’allumer. Je pense qu’il faut une source d’énergie. J’ai essayé tous les chargeurs sans fil à induction que j’ai à la maison, aucun n’a fonctionné. Je suppose que la machine doit être trop ancienne pour ça.

J’apporterai tout ce que j’ai trouvé quand je viendrai demain. On demandera à Oncle James s’il peut trouver une solution vu qu’il aime toutes ces machines du XXIe siècle. Qui sait, peut-être que nous découvrirons toute une facette d’Alfred Vail dont nous n’avions jamais entendu parler.

 

Merci à l’équipe Framalang de ce gros travail de traduction !