La liberté contre les traces dans le nuage – Une interview d’Eben Moglen

SheevaPlugIl y a un peu plus d’une semaine Tristan Nitot évoquait sur son blog une « magnifique interview » du juriste Eben Moglen par le journaliste Glyn Moody (que nous connaissons bien sûr le Framablog, preuve en est qu’ils ont l’honneur de tags dédiés : Moglen et Moody).

C’est la traduction de l’intégralité de cette interview que nous vous proposons ci-dessous.

Pourquoi Nitot était-il si enthousiaste ? Parce qu’il est légitime de s’inquiéter chaque jour davantage du devenir de nos données personnelles captées par des Facebook et des Google. Mais la critique récurrente sans possibilités d’alternatives pousse au découragement.

Or, poursuit-il, cette interview propose « une ébauche de solution technique qui pourrait bien signer la fin du Minitel 2.0 ». Eben Moglen y explique « comment des petits ordinateurs comme le Sheevaplug (cf photo ci-contre) ou le Linutop 2 pourraient bien changer la donne en permettant la construction d’un réseau social distribué (ou a-centré) dont chacun pourrait contrôler un bout et surtout contrôler son niveau de participation ».

Et Tristan de conclure de manière cinglante : « l’identité en ligne, la liste de nos relations, les archives de nos messages échangés sont bien trop précieuses pour être confiées à quelconque organisation privée, quelle qu’elle soit ».

La décennie « Microsoft » qui s’achève nous aura vu essayer, avec plus ou moins de succès, d’empêcher le contrôle de nos ordinateurs personnels, en y substituant du logiciel propriétaire par du logiciel libre.

La décennie « Google » qui s’annonce risque fort d’être celle des tentatives pour empêcher le contrôle d’Internet, en ne laissant plus nos données personnelles sur des serveurs privés mais sur nos propres serveurs personnels.

Remarque : à propos d’Eben Moglen, nous vous rappelons l’existence d’une conférence que nous considérons parmi les plus importantes jamais présentées par la communauté du Libre.

Une interview d’Eben Moglen – La liberté contre les données dans le nuage

Interview: Eben Moglen – Freedom vs. The Cloud Log

Eben Moglen interviewé par Glyn Moody – 17 mars 2010 – The H
(Traduction Framalang : Goofy, Simon Descarpentries et Barbidule)

Le logiciel libre a gagné : presque tous les poids lourds du Web les plus en vue comme Google, Facebook et Twitter, fonctionnent grâce à lui. Mais celui-ci risque aussi de perdre la partie, car ces mêmes services représentent aujourd’hui une sérieuse menace pour notre liberté, en raison de l’énorme masse d’informations qu’ils détiennent sur nous, et de la surveillance approfondie que cela implique.

Eben Moglen est sûrement mieux placé que quiconque pour savoir quels sont les enjeux. Il a été le principal conseiller juridique de la Free Software Foundation pendant 13 ans, et il a contribué à plusieurs versions préparatoires de la licence GNU GPL. Tout en étant professeur de droit à l’école de droit de Columbia, il a été le directeur fondateur du Software Freedom Law Center (Centre Juridique du Logiciel Libre). Le voici aujourd’hui avec un projet ambitieux pour nous préserver des entreprises de services en ligne qui, bien que séduisantes, menacent nos libertés. Il a expliqué ce problème à Glyn Moody, et comment nous pouvons y remédier.

Glyn Moody : Quelle est donc cette menace à laquelle vous faites face ?

Eben Moglen : Nous sommes face à une sorte de dilemme social qui vient d’une dérive dans la conception de fond. Nous avions un Internet conçu autour de la notion de parité – des machines sans relation hiérarchique entre elles, et sans garanties quant à leur architectures internes et leur comportements, mises en communication par une série de règles qui permettaient à des réseaux hétérogènes d’être interconnectés sur le principe admis de l’égalité de tous.

Sur le Web, les problèmes de société engendrés par le modèle client-serveur viennent de ce que les serveurs conservent dans leur journaux de connexion (logs) les traces de toute activité humaine sur le Web, et que ces journaux peuvent être centralisés sur des serveurs sous contrôle hiérarchisé. Ces traces deviennent le pouvoir. À l’exception des moteurs de recherche, que personne ne sait encore décentraliser efficacement, quasiment aucun autre service ne repose vraiment sur un modèle hiérarchisé. Ils reposent en fait sur le Web – c’est-à-dire le modèle de pair-à-pair non hiérarchisé créé par Tim Berners-Lee, et qui est aujourd’hui la structure de données dominante dans notre monde.

Les services sont centralisés dans un but commercial. Le pouvoir des traces est monnayable, parce qu’elles fournissent un moyen de surveillance qui est intéressant autant pour le commerce que pour le contrôle social exercé par les gouvernements. Si bien que le Web, avec des services fournis suivant une architecture de base client-serveur, devient un outil de surveillance autant qu’un prestataire de services supplémentaires. Et la surveillance devient le service masqué, caché au cœur de tous les services gratuits.

Le nuage est le nom vernaculaire que nous donnons à une amélioration importante du Web côté serveur – le serveur, décentralisé. Au lieu d’être une petite boîte d’acier, c’est un périphérique digital qui peut être en train de fonctionner n’importe où. Ce qui signifie que dans tous les cas, les serveurs cessent d’être soumis à un contrôle légal significatif. Ils n’opèrent plus d’une manière politiquement orientée, car ils ne sont plus en métal, sujets aux orientations localisées des lois. Dans un monde de prestation de services virtuels, le serveur qui assure le service, et donc le journal qui provient du service de surveillance induit, peut être transporté sur n’importe quel domaine à n’importe quel moment, et débarrassé de toute obligation légale presque aussi librement.

C’est la pire des conséquences.

GM : Est-ce qu’un autre facteur déclenchant de ce phénomène n’a pas été la monétisation d’Internet, qui a transféré le pouvoir à une entreprise fournissant des services aux consommateurs ?

EM : C’est tout à fait exact. Le capitalisme a aussi son plan d’architecte, qu’il rechigne à abandonner. En fait, ce que le réseau impose surtout au capitalisme, c’est de l’obliger à reconsidérer son architecture par un processus social que nous baptisons bien maladroitement dés-intermédiation. Ce qui correspond vraiment à la description d’un réseau qui contraint le capitalisme à changer son mode de fonctionnement. Mais les résistances à ce mouvement sont nombreuses, et ce qui nous intéresse tous énormément, je suppose, quand nous voyons l’ascension de Google vers une position prééminente, c’est la façon dont Google se comporte ou non (les deux à la fois d’ailleurs) à la manière de Microsoft dans sa phase de croissance. Ce sont ces sortes de tentations qui s’imposent à vous lorsque vous croissez au point de devenir le plus grand organisme d’un écosystème.

GM : Pensez-vous que le logiciel libre a réagi un peu lentement face au problème que vous soulevez ?

EM : Oui, je crois que c’est vrai. Je pense que c’est difficile conceptuellement, et dans une large mesure cette difficulté vient de ce que nous vivons un changement de génération. À la suite d’une conférence que j’ai donnée récemment, une jeune femme s’est approchée et m’a dit : « j’ai 23 ans, et aucun de mes amis ne s’inquiète de la protection de sa vie privée ». Eh bien voilà un autre paramètre important, n’est-ce pas ? – parce que nous faisons des logiciels aujourd’hui en utilisant toute l’énergie et les neurones de gens qui ont grandi dans un monde qui a déjà été touché par tout cela. Richard et moi pouvons avoir l’air un peu vieux jeu.

GM : Et donc quelle est la solution que vous proposez ?

EM : Si nous avions une classification des services qui soit véritablement défendable intellectuellement, nous nous rendrions compte qu’un grand nombre d’entre eux qui sont aujourd’hui hautement centralisés, et qui représentent une part importante de la surveillance contenue dans la société vers laquelle nous nous dirigeons, sont en fait des services qui n’exigent pas une centralisation pour être technologiquement viables. En réalité ils proposent juste le Web dans un nouvel emballage.

Les applications de réseaux sociaux en sont l’exemple le plus flagrant. Elles s’appuient, dans leurs métaphores élémentaires de fonctionnement, sur une relation bilatérale appelée amitié, et sur ses conséquences multilatérales. Et elles sont complètement façonnées autour de structures du Web déjà existantes. Facebook c’est un hébergement Web gratuit avec des gadgets en php et des APIs, et un espionnage permanent – pas vraiment une offre imbattable.

Voici donc ce que je propose : si nous pouvions désagréger les journaux de connexion, tout en procurant aux gens les mêmes fonctionnalités, nous atteindrions une situation Pareto-supérieure. Tout le monde – sauf M. Zuckerberg peut-être – s’en porterait mieux, et personne n’en serait victime. Et nous pouvons le faire en utilisant ce qui existe déjà.

Le meilleur matériel est la SheevaPlug, un serveur ultra-léger, à base de processeur ARM (basse consommation), à brancher sur une prise murale. Un appareil qui peut être vendu à tous, une fois pour toutes et pour un prix modique ; les gens le ramènent à la maison, le branchent sur une prise électrique, puis sur une prise réseau, et c’est parti. Il s’installe, se configure via votre navigateur Web, ou n’importe quelle machine disponible au logis, et puis il va chercher toutes les données de vos réseaux sociaux en ligne, et peut fermer vos comptes. Il fait de lui-même une sauvegarde chiffrée vers les prises de vos amis, si bien que chacun est sécurisé de façon optimale, disposant d’une version protégée de ses données chez ses amis.

Et il se met à faire toutes les opérations que nous estimons nécessaires avec une application de réseau social. Il lit les flux, il s’occupe du mur sur lequel écrivent vos amis – il rend toutes les fonctionnalités compatibles avec ce dont vous avez l’habitude.

Mais le journal de connexion est chez vous, et dans la société à laquelle j’appartiens au moins, nous avons encore quelques vestiges de règles qui encadrent l’accès au domicile privé : si des gens veulent accéder au journal de connexion ils doivent avoir une commission rogatoire. En fait, dans chaque société, le domicile privé de quelqu’un est presque aussi sacré qu’il peut l’être.

Et donc, ce que je propose basiquement, c’est que nous construisions un environnement de réseau social reposant sur les logiciels libres dont nous disposons, qui sont d’ailleurs déjà les logiciels utilisés dans la partie serveur des réseaux sociaux; et que nous nous équipions d’un appareil qui inclura une distribution libre dont chacun pourra faire tout ce qu’il veut, et du matériel bon marché qui conquerra le monde entier que nous l’utilisions pour ça ou non, parce qu’il a un aspect et des fonctions tout à fait séduisantes pour son prix.

Nous prenons ces deux éléments, nous les associons, et nous offrons aussi un certain nombre d’autres choses qui sont bonnes pour le monde entier. Par exemple, pouvoir relier automatiquement chaque petit réseau personnel par VPN depuis mon portable où que je sois, ce qui me procurera des proxies chiffrés avec lesquels mes recherches sur le Web ne pourront pas être espionnées. Cela signifie que nous aurons des masses d’ordinateurs disponibles pour ceux qui vivent en Chine ou dans d’autres endroits du monde qui subissent de mauvaises pratiques. Ainsi nous pourrons augmenter massivement l’accès à la navigation libre pour tous les autres dans le monde. Si nous voulons offrir aux gens la possibilité de profiter d’une navigation anonymisée par un routage en oignon, c’est avec ce dispositif que nous le ferons, de telle sorte qu’il y ait une possibilité crédible d’avoir de bonnes performances dans le domaine.

Bien entendu, nous fournirons également aux gens un service de courriels chiffrés – permettant de ne pas mettre leur courrier sur une machine de Google, mais dans leur propre maison, où il sera chiffré, sauvegardé chez tous les amis et ainsi de suite. D’ailleurs à très long terme nous pourrons commencer à ramener les courriels vers une situation où, sans être un moyen de communication privée, ils cesseront d’être des cartes postales quotidiennes aux services secrets.

Nous voudrions donc aussi frapper un grand coup pour faire avancer de façon significative les libertés fondamentales numériques, ce qui ne se fera pas sans un minimum de technicité.

GM : Comment allez-vous organiser et financer un tel projet, et qui va s’en occuper ?

EM : Avons-nous besoin d’argent ? Bien sûr, mais de petites sommes. Avons-nous besoin d’organisation ? Bien sûr, mais il est possible de s’auto-organiser. Vais-je aborder ce sujet au DEF CON cet été, à l’Université de Columbia ? Oui. Est-ce que M. Shuttleworth pourrait le faire s’il le voulait ? Oui encore. Ça ne va pas se faire d’un coup de baguette magique, ça se fera de la manière habituelle : quelqu’un va commencer à triturer une Debian ou une Ubuntu ou une autre distribution, et va écrire du code pour configurer tout ça, y mettre un peu de colle et deux doigts de Python pour que ça tienne ensemble. D’un point de vue quasi capitaliste, je ne pense pas que ce soit un produit invendable. En fait, c’est un produit phare, et nous devrions en tout et pour tout y consacrer juste un peu de temps pour la bonne cause jusqu’à ce que soit au point.

GM : Comment allez-vous surmonter les problèmes de masse critique qui font qu’on a du mal à convaincre les gens d’adopter un nouveau service ?

EM : C’est pour cela que la volonté constante de fournir des services de réseaux sociaux interopérables est fondamentale.

Pour le moment, j’ai l’impression que pendant que nous avancerons sur ce projet, il restera obscur un bon moment. Les gens découvriront ensuite qu’on leur propose la portabilité de leur réseau social. Les entreprises qui gèrent les réseaux sociaux laissent en friche les possibilités de leurs propres réseaux parce que tout le monde veut passer devant M. Zuckerberg avant qu’il fasse son introduction en bourse. Et c’est ainsi qu’ils nous rendront service, parce qu’ils rendront de plus en plus facile de réaliser ce que notre boîte devra faire, c’est-à-dire se connecter pour vous, rapatrier toutes vos données personnelles, conserver votre réseau d’amis, et offrir tout ce que les services existants devraient faire.

C’est comme cela en partie que nous inciterons les gens à l’utiliser et que nous approcherons la masse critique. D’abord, c’est cool. Ensuite, il y a des gens qui ne veulent pas qu’on espionne leur vie privée. Et puis il y a ceux qui veulent faire quelque chose à propos de la grande e-muraille de Chine, et qui ne savent pas comment faire. En d’autres termes, je pense qu’il trouvera sa place dans un marché de niches, comme beaucoup d’autres produits.

GM : Alors que le marché des mobiles est en train de décoller dans les pays émergents, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux demander aux téléphones portables de fournir ces services ?

EM : Sur le long terme, il existe deux endroits où vous pouvez raisonnablement penser stocker votre identité numérique : l’un est l’endroit où vous vivez, l’autre est dans votre poche. Et un service qui ne serait pas disponible pour ces deux endroits à la fois n’est probablement pas un dispositif adapté.

A la question « pourquoi ne pas mettre notre serveur d’identité sur notre téléphone mobile ? », ce que je voudrais répondre c’est que nos mobiles sont très vulnérables. Dans la plupart des pays du monde, vous interpellez un type dans la rue, vous le mettez en état d’arrestation pour un motif quelconque, vous le conduisez au poste, vous copiez les données de son téléphone portable, vous lui rendez l’appareil, et vous l’avez eu.

Quand nous aurons pleinement domestiqué cette technologie pour appareils nomades, alors nous pourrons commencer à faire l’inverse de ce que font les opérateurs de réseaux. Leur activité sur la planète consiste à dévorer de d’Internet, et à excréter du réseau propriétaire. Ils devront faire l’inverse si la technologie de la téléphonie devient libre. Nous pourrons dévorer les réseaux propriétaires et essaimer l’Internet public. Et si nous y parvenons, la lutte d’influence va devenir bien plus intéressante.




Ubuntu et Mozilla : l’inévitable alliance pour résister à Google ?

Jane Rahman - CC byJe suis de ceux qui pensent que le futur Chrome OS de Google est susceptible de bousculer les hiérarchies établies.

Pour rappel Chrome OS sera un système d’exploitation reposant uniquement sur le navigateur Chrome. Tout se fera en ligne, dans les nuages, et si vous n’allumez plus votre machine que pour aller sur Gmail, Reader, Twitter ou Facebook, alors vous êtes une cible toute indiquée.

Imaginons en effet que les premiers ordinateurs Chrome OS, prévus pour la fin de l’année 2010, soient un succès. Hypothèse plausible parce qu’un netbook sexy, peu cher, rapide au boot (on parle de 5 secondes) et rapide à la navigation (et encore plus rapide sur les services Google : Gmail, Docs, YouTube, Maps,etc), ça peut tenter même les plus rétifs.

Si le succès est donc au rendez-vous alors vous pourrez toujours arriver avec vos beaux (mais anciens) discours de migration vers des alternatives libres (change ton Internet Explorer pour Firefox, change ton Windows pour GNU/Linux), les gens s’en foutront complètement. Cela n’aura aucune prise sur eux, s’ils ont déjà entre les mains ce nouveau terminal véloce et sécurisé, qui se met à jour tout seul, et qui ne demande aucune installation classique du moindre logiciel (du reste la notion même de logiciel disparait, quant à nos bons vieux fichiers ils ne se portent guère mieux).

D’ailleurs si on se regarde un peu le nombril, c’en est également fini du service global que rend le réseau Framasoft, mais j’y reviendrai dans un futur billet[1].

La menace est réelle (d’autant que Google met le paquet comme jamais niveau marketing pour le faire connaître). Il eut été rassurant qu’elle vienne du Grand Méchant Microsoft, mais c’est ici bien plus complexe que ça, puisque c’est du plus grand contributeur mondial open source qu’il s’agit. Et pour couronner le tout il existe une version libre du navigateur Chrome et de Chrome OS avec la sous-couche Chromium.

Certes, en terme de parts de marché, le navigateur Chrome tient toujours une place modeste. Mais comparons les statistiques du Framablog il y a un an : Firefox 68%, Internet Explorer 21% et Chrome 1% à celles d’aujourd’hui : Firefox 66%, Internet Explorer 14% et Chrome 7%. La croissance est significative. Bien sûr c’est avant tout Internet Explorer qui en a pâti, mais Firefox a stagné et même, pour la première fois, un peu baissé.

Or le public de ce blog est un public disons… « averti ». Il est sensibilisé au Libre et compte aujourd’hui, parmi ses visiteurs, 32% de GNU/Linux. Comment expliquer cette forte avancée de Chrome au détriment de Firefox ? J’ai un peu peur d’en connaître la raison : bien que fort jeune Chrome est déjà un excellent navigateur qui dépasse techniquement et ergonomiquement Firefox dans bien des domaines (surtout ne l’essayez pas sous Linux avec la rapidité de Firefox en tête !). D’accord, le panda roux vient de sortir en version 3.6 mais Chrome n’est pas en reste puisque son nouveau millésime 4.0 vient faire tomber l’un des dernières barrières que constituait l’absence d’extensions.

Donc la qualité est là. Et puisque nos usages informatiques se concentrent désormais presque exclusivement sur Internet, la situation est mûre pour que Chrome OS vienne se faire rapidement une place au soleil, en court-circuitant complètement le parcours balisé qui souhaitait inciter les utilisateurs à substituer leur Windows pour du GNU/Linux. Comme dans le même temps Mac OS X continue sa progression (10% sur le Framablog), on pourrait bien se retrouver à terme avec une situation où les trois géants que sont Microsoft, Apple et Google se partagent le marché des OS grand public en laissant totalement à la marge GNU/Linux.

GNU/Linux abandonnerait alors son ambition grand public pour revenir à la case départ des serveurs et n’être plus qu’un OS pour « experts bidouilleurs », ce qu’il avait un peu cessé d’être pourtant avec l’avènement de la populaire distribution Ubuntu.

C’est pourquoi non seulement Firefox est en danger mais également Ubuntu. Du coup, l’article ci-dessous tire le bilan de la nouvelle donne et suggère fortement une association Mozilla Ubuntu pour tenter de contrarier la marche triomphante de Google (on aurait pu s’attendre à une association Mozilla Canonical plutôt, soit dit en passant).

Ce n’est pas idiot. Pour Mozilla et Ubuntu d’abord, mais aussi pour le logiciel libre dans son ensemble qui a beaucoup à perdre dans l’histoire. Parce qu’au final quelle est la plus grande différence entre Mozilla et Google ? Comparer Le Manifeste de l’un et Les conditions d’utilisation de l’autre vous donnera peut-être un début de réponse…

Ubuntu et Mozilla : L’inévitable alliance

Ubuntu and Mozilla: The inevitable alliance

Ronnie Whisler – décembre 2009 – Buntufu.com
(Traduction Framalang : Olivier et Goofy)

Les spéculations sont au journalisme technique ce que sont les prophéties à la religion. Elles n’ont d’importance, de crédibilité ou de génie que si elles se révèlent exactes. Il ne nous viendrait toutefois pas à l’idée de publier un article technique sans y risquer quelques spéculations. Spéculez sur quelques idées folles, c’est l’étincelle qui enflammera la créativité de certains individus ou de certaines entreprises. Vous voyez où je veux en venir ? Tant mieux, parce que cet article est entièrement conçu à partir de cela. En d’autres termes, tout ce que vous trouverez dans cet article n’est que pure spéculation, je n’ai aucune preuve pour étayer mes dires.

Commençons par une revue des forces en présence. À ma droite, vous avez Mozilla qui nous a prouvé que la guerre des navigateurs n’est pas terminée et que Microsoft n’est pas intouchable. À ma gauche, vous avez Ubuntu qui nous a prouvé que Linux sur l’ordinateur personnel n’est pas une utopie, qu’il peut être simple et populaire. Et finalement, il y a Google qui s’est inspiré des succès des deux autres protagonistes et qui travaille sur son propre système d’exploitation basé sur Linux, dont la pièce maîtresse est le navigateur Chrome.

Certains vous diront que c’est l’évolution. J’appelle plutôt ça tacler ses concurrents en s’appuyant sur leurs points forts et en insistant bien sur le fait que c’est un système d’exploitation tourné vers le Web dédié aux netbooks. Ça n’est, pour moi, rien d’autre qu’un stratagème pour éviter que la concurrence ne réagisse en formant des alliances avant que Chrome OS ne dévoile tout son potentiel.

Est-ce à dire que je pense que Google c’est le mal ? Non. Cependant, un grand pouvoir implique de lourdes responsabilités, mais leur puissance est telle que céder à la tentation serait facile. La tentation étant ici de tuer toute compétition pour faire rentrer plus d’argent plus facilement et faire gonfler les bénéfices. Dieu seul sait le retard qu’a pris l’Ère du Numérique parce que les hommes et les femmes à la tête de certaines grosses entreprises ont cédé à la tentation. Honte à vous tous.

Ceci étant dit, considérons les points de friction qui pourraient naître entre Google d’un côté et Mozilla et Ubuntu de l’autre si le système d’exploitation Chrome OS devenait populaire. On pense évidemment en premier lieu aux revenus de Mozilla, dont Google est la principale source. Google pourrait commencer à réduire sa rétribution au clic ou à la recherche. Google pourrait étoffer les fonctionnalités de Google search et réserver ses innovations à son navigateur pour vous pousser à utiliser Chrome, etc. On pourrait encore spéculer longtemps comme ça. Mais on a mieux à faire, non ?

La situation entre Google et Ubuntu me rappelle celle de Microsoft et Sega. Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé quand Microsoft a aidé Sega à créer la Dreamcast ? Moi je m’en souviens ! Sega n’a pas tenu longtemps et Microsoft a lancé la Dreamcast 2… pardon, la Xbox. Quelque chose me dit que ce scénario pourrait bien se reproduire ici. Canonical devrait rester sur ses gardes. Rien n’empêcherait Google de racheter Ubuntu/Canonical évidemment. Ça ne serait pas si surprenant, après tout, si Mark Shuttleworth sait faire quelque chose, c’est bien créer une société avec le vent en poupe et la revendre avec un joli profit.

Maintenant, si Mozilla et Ubuntu/Canonical venaient à s’allier, ils devraient avoir le poids pour rivaliser avec Google ou n’importe qui d’autre. De toutes façons face aux autres grosses entreprises, ils ne peuvent pas se contenter d’être passifs au risque de se faire écarter du marché qu’ils ont aidé à créer. Fini le temps des « On verra ». L’heure est venue de se préparer pour le futur et de choisir des alliés solides.

Notes

[1] Crédit photo : Jane Rahman (Creative Commons By)




L’avenir d’Internet selon Laurent Chemla

Roby Ferrari - CC by-saÉcrivain, informaticien et cofondateur du registrar français Gandi, Laurent Chemla est l’une des rares personnes en France capables de véritablement « penser l’Internet », et ce depuis ses origines ou presque.

Je me souviens ainsi avoir particulièrement apprécié son livre Confessions d’un voleur : Internet, la liberté confisquée et la vision pertinente qu’il donnait alors du réseau. Et son article, plus de dix ans déjà, Internet : Le yoyo, le téléporteur, la carmagnole et le mammouth demeure pour moi une solide référence.

C’est pourquoi je félicite InLibroVeritas d’avoir eu la bonne idée de le solliciter pour conclure l’excellent livre chorale La bataille Hadopi. Et pour se rappeler que ce livre, tout comme l’Agenda 2010 Wikimedia d’ailleurs, est plus que jamais disponible à la vente (et au bénéfice de La Quadrature du Net), nous avons choisi d’en reproduire donc ci-dessous ce deuxième extrait, après La neutralité du réseau de Benjamin Bayart.

L’article est, par sa longueur (et non sa pertinence), à la limite du format blog, puisqu’il dépasse allègrement, pensez-donc, la centaine de messages Twitter à lui tout seul ! Mais, que vous le parcouriez ici ou ailleurs, il vaut la peine de s’extirper quelques minutes du flux pour faire le point et tenter d’anticiper ensemble un avenir qui s’annonce mouvementé pour les uns et passionnant pour les autres[1].

Analyse, Synthèse, Prospective

URL d’origine du document

Laurent Chemla – Octobre 2009 – La Bataille Hadopi (InLibroVeritas)
Licence Creative Commons By-Sa et Licence Art Libre

Je l’avoue, j’ai vu le film « District 9 » un mois avant sa sortie en France, en version Hadopisée.

Certes, les extra-terrestres étaient sous-titrés en russe, mais la bande-son était bien en français. Et il s’agissait d’un « cam », c’est à dire d’une capture faite dans une salle de cinéma dans des conditions plus ou moins bonnes et un cadrage quelquefois défaillant.

Est-ce que je le regrette ? Pas davantage que quand je regardais sur ma petite télévision noir et blanc d’étudiant des films que je n’avais pas pu aller voir sur un grand écran en couleurs. Dans les deux cas, l’œuvre est dénaturée, redécoupée, adaptée à un usage qui n’est pas celui que l’auteur avait prévu.

J’ai économisé le prix de la place : pour un film que je n’ai pas aimé et que je n’aurais pas été voir en salle, je ne vois pas très bien où est le problème. Il me semble d’ailleurs que le statu quo ante, même s’il était passé dans les mœurs, n’était peut-être pas si normal que ça : quand j’achète un produit qui s’avère défectueux, ou qui ne convient pas à l’usage que le vendeur m’avait promis (ici : me divertir), je suis en règle générale remboursé… Payer pour voir, je veux bien le faire au poker – c’est un jeu – mais pas pour mes loisirs : quand je paie ma place de cinéma, je ne vois pas au nom de quel droit je devrais avoir une chance de perdre.

Pourtant, c’est illégal. Aujourd’hui.

Les lois changent. Elles naissent, vivent, et meurent. Elles suivent l’évolution des pratiques sociales et des connaissances scientifiques. L’esclavage a existé pendant des millénaires, et le statut de l’esclave a fait l’objet de bien des lois, mais personne, aujourd’hui, n’oserait s’attribuer la propriété d’un autre être humain. Le droit d’auteur n’existe comparativement que depuis peu, mais les tenants de l’ordre établi semblent vouloir absolument qu’il n’évolue que dans le sens où l’auteur aurait toujours plus de droits sur son œuvre et la société toujours moins. Est-ce bien raisonnable ?

À première vue ça semble une évidence : l’auteur est le propriétaire de ce qu’il crée. Mais si on creuse un peu ?

Sans tous ceux qui l’ont précédée et inspirée, une œuvre pourrait-elle exister ? Et sans la société qui l’entoure, ses modes, ses espérances et ses souffrances, l’auteur pourrait-il puiser dans sa seule expérience ce qui fera que son émotion sera partagée par le plus grand nombre ? Bien sûr que non, et c’est la raison pour laquelle les premières lois encadrant le droit d’auteur, à commencer par le statut d’Anne en 1710, étaient des lois d’équilibre entre les intérêts de l’auteur et ceux de la société.

Depuis, loi après loi, siècle après siècle, cet équilibre a largement été rompu au profit non seulement des auteurs mais aussi de tous leurs représentants, au point peut-être de nuire – bien plus que le piratage – à la diffusion de la culture. Que penser par exemple de la durée de protection des œuvres après la mort de l’auteur : passée de 5 ans à l’époque de Mirabeau, 50 ans au 19ème siècle et dans la convention de Berne, puis 70 ans en Europe aujourd’hui, ces durées excessives créent des rentes de situation pour des éditeurs qui ont, du coup, bien d’avantage intérêt à rééditer des ouvrages déjà rentabilisés que de risquer la publication d’œuvres nouvelles. Elle est loin l’époque du Front Populaire où Jean Zay prévoyait – avant d’être assassiné par la milice de Vichy – de limiter de nouveau à 10 ans cette durée avant laquelle un livre pouvait être diffusé par n’importe qui.

Il semble pourtant qu’un tel rééquilibrage soit non seulement devenu nécessaire, mais surtout résolument inévitable.

Et pour commencer : si les privilèges excessifs des auteurs n’étaient pas si criants, il est probable que je me sentirais bien plus coupable lorsque je bafoue leurs droits. Car la loi ne fait pas tout, et l’éthique, ici, pourrait jouer un bien plus grand rôle si seulement le public ne se sentait pas lui-même bafoué. Devenu par la volonté des producteurs un simple consommateur d’une œuvre transformée en produit de supermarché, comment s’étonner s’il ne respecte pas davantage une chanson qu’une pomme tombée d’un étalage ? Et quand a-t’on vu un chanteur ou un acteur remercier lors d’une remise de prix – au-delà de sa famille et de ses amis – la société qui a rendu sa création possible ?

Les droits de paternité de la société sur les œuvres qu’elle produit sont niés, refusés, abrogés au point que l’on oublie jusqu’à leur existence. Mais ils se rappellent d’eux-mêmes au bon souvenir de chacun par le biais de la morale. Car qui se sent aujourd’hui coupable de pirater une chanson dont l’auteur a vendu des millions d’exemplaires et qui fera la fortune de ses enfants et de ses petits-enfants après lui, quelle que soit la quantité de copies illicites qui seront diffusées ? Qui se sent coupable de regarder sans payer un blockbuster qui a déjà plus que largement été un succès outre-atlantique ?

On aura beau agiter l’épouvantail ridicule de la fin de toute création (il suffit de s’être connecté un jour à Internet pour constater de soi-même l’inanité de cet argument, la création est partout et n’a jamais été aussi vivante) : le public, lui, sent bien qu’il ne commet là rien de répréhensible, et aucune loi ne peut aller contre un tel sentiment de justice.

Il faudra donc, si le monde de la culture ne veut pas se couper définitivement de sa base populaire et voir ainsi disparaître le lien qui fait qu’on a envie de rémunérer celui qui nous montre une image de ce que nous sommes, que quelque chose change. Et justement, quelque chose a changé.

Par sa seule existence, Internet a plusieurs effets incontournables : la disparition des intermédiaires, la disparition des frontières, un modèle déflationniste et une nature décentralisée qui le rend non régulable.

D’abord, il tend à faire disparaître les intermédiaires. Ce qui aura surtout des effets dans le monde de la musique et de l’édition. Pourquoi en effet s’encombrer d’un éditeur ou d’une maison de disque quand on peut distribuer soi-même son livre, ou son album, à la terre entière ? Et se faire connaître sur YouTube en filmant un clip suffisamment décalé pour créer du buzz ; et en multipliant ses contacts sur FaceBook et ses followers sur Twitter, et en publiant des billets bien cinglants sur son blog de manière à préparer la sortie de son livre sur InLibroVeritas ?

Bien sûr, ces pratiques ne concernent pas encore la grande majorité des œuvres. Mais la tendance est là pourtant. Sans vouloir être exhaustif, on peut citer des artistes comme Yelle, les Artic Monkeys, Lilly Allen, Lorie et encore beaucoup d’autres qui sont arrivés dans le show business sans passer par les voies habituelles. Et ça ne fait que commencer bien sûr.

Et que dire de la diminution drastique des ventes de musique physique : ironiquement ce sont les majors qui ont initié le mouvement. En préférant la grande distribution aux réseaux de petits disquaires (ils étaient près de 3000 dans les années 70, il n’en restait que moins de 300 à l’aube du 21ème siècle), l’industrie musicale a choisi de pouvoir mieux contrôler les offres de têtes de gondole sans avoir à passer par la critique d’un vendeur passionné. Seulement voilà : Internet se développe, et la logique de concentration de l’offre disparaît du jour au lendemain. à l’espace physique limité dans les bacs des hypermarchés et des FNAC répond la mise à disposition de tous les trésors de nos discothèques, depuis longtemps sortis des stocks et introuvables légalement. Ces albums, qui auraient pu continuer à être vendus par des petites échoppes spécialisées, ont disparu partout, sauf sur Internet. Et Internet fait, bien sûr, de la concurrence à ces chaînes de distribution contrôlées, menant à une réaction toute logique de la grande distribution : ce qui ne se vend plus n’est plus mis en rayon. Le disque se vendant moins, la surface qu’il occupait dans les supermarchés diminue, créant de nouveau un appel d’air pour la distribution en ligne. C’est un cercle vertueux qui lui aussi ne fait que commencer.

On peut sans grand risque parier que, dans un futur proche, l’offre physique aura ainsi presque totalement disparu. Mais elle ne disparaîtra pas seule.

Car qui dit disparition des intermédiaires dit aussi et très logiquement baisse des coûts. Là où il fallait presser des milliers de disques pour être présent dans tous les points de vente physiques en nombre suffisant, il n’y aura plus que de petits pressages, destinés aux passionnés qui ne se satisferont pas de la dématérialisation totale de l’œuvre numérique. Un stock réduit, donc, qui entraînera avec lui quelques industriels spécialisés dans le packaging des CD. Et puisque les majors n’auront plus à leur service une chaîne de distribution captive, il leur deviendra bien difficile de diriger le client vers le dernier chanteur sorti du néant pour vendre de la soupe industrielle préformatée. Alors, que va-t’il se passer ?

D’abord, il faudra bien que soit répercutée sur le prix public la disparition des intermédiaires et des stocks. Le client n’est pas idiot, et si on persiste à vouloir lui vendre de simples fichiers de musique compressée au prix où on lui vendait dans le passé un objet physique de qualité supérieure et disponible immédiatement là où il avait l’habitude de faire ses courses, il n’aura pas de scrupule à aller voir du côté de l’offre pirate. Faire payer autant pour un service et une qualité moindres, c’est à l’évidence un non-sens commercial qui ne pourra que se retourner contre ses tenants.

Ensuite, il faudra bien que les majors acceptent de s’adapter à la réalité plutôt que de vouloir plier celle-ci à des modèles dépassés. Quand dans le passé un artiste devait accepter des contrats léonins pour avoir une chance de convaincre une maison de disque de le « signer », il est probable que dans le futur le rapport de force soit inversé.

L’auteur, surtout celui qui aura pu commencer à se faire un nom sans l’aide de personne, sera dès lors courtisé par des éditeurs qui auront grand intérêt à écumer le web pour ne pas rater la future star. Et il faudra lui offrir autre chose qu’un simple réseau de distribution pour le convaincre : si elle ne lui offre pas des services bien réels, un musicien talentueux n’aura aucune raison de traiter avec une major. Il faudra que celle-ci lui accorde non seulement de bien meilleures conditions, tant matérielles que techniques, mais aussi qu’elle assure sa promotion autrement qu’en lui promettant la tête d’une gondole qui aura coulé depuis longtemps.

C’est ainsi que, probablement, on verra les petits labels indépendants prendre de plus en plus d’importance. Ironiquement, ce sont ceux qui souffrent le plus de la situation actuelle – ils sont bien plus précaires que ces intermédiaires inutiles qui se plaignent de voir fondre leurs bénéfices – auront leur revanche. Une infrastructure moins lourde et plus à même de naviguer dans les réseaux sociaux et les nouveaux médias à la mode, une spécialisation qui leur permettra de cibler un public moins large, mais plus fidèle, et qui leur sera reconnaissant de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, des packagings innovants pour ceux qui souhaitent posséder un objet physique et une qualité d’enregistrement supérieure pour ceux qui se satisferont de musique dématérialisée, tels seront les atouts de nouveaux intermédiaires à valeur ajoutée.

Encore plus important pour l’avenir : la disparition des frontières de l’information.

On mesure encore mal toutes les implications d’une telle révolution. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare par exemple de trouver le même disque, le même DVD, pour un tarif 2 ou 3 fois moins élevé sur la version grand-bretonne d’Amazon que sur son équivalent français (le dernier disque du duo « Basement Jaxx, « Scars », sorti le mois dernier, coûte 11 euros sur amazon.co.uk contre 17 euros sur amazon.fr). La preuve est ainsi faite que l’internaute moyen n’est pas encore très au fait du fait qu’il est libre de comparer les prix bien au-delà de ses propres frontières nationales, puisque les marchands n’hésitent pour le moment pas à établir des tarifs en fonction des marchés nationaux.

Mais les choses changeront vite et j’en veux pour preuve l’émergence de services tels que « myus.com », qui permettent aux plus malins de déjouer les tentatives des marchands d’interdire l’achat à qui ne dispose pas d’une adresse postale sur leur territoire. Il semble bien que – même pour les biens matériels – la notion de territoire n’en ait plus pour très longtemps.

Et dans les nombreux effets qu’une telle disparition va causer, il y aura la révolution de ce qu’on appelle la « chronologie des médias », qui va toucher de plein fouet l’industrie cinématographique.

Mise en place dans les années 1980 pour protéger les exploitants de salles de cinéma de la concurrence de la télévision et des supports enregistrés, cette « chronologie » établit une durée minimale entre la sortie d’un film en salle et sa diffusion sous forme d’abord de DVD ensuite télévisuelle.

Dans un monde de frontières intangibles, il fallait pour voir un film avant sa sortie en France se déplacer physiquement dans un pays où il était déjà diffusé (et de préférence en comprendre la langue). Dans le monde où Internet abolit toute notion de frontière physique pour les contenus culturels, il ne passe pas 24 heures avant qu’un petit malin n’enregistre discrètement sur sa caméra vidéo ce qui passe sur le grand écran qu’il regarde. Et pas plus d’une semaine avant que des équipes de toutes nationalités ne sous-titrent le film ainsi mis à la disposition de tous sur les réseaux P2P.

Et c’est ainsi que je peux regarder « District 9 » un mois avant sa sortie en France.

Alors, bien sûr, on pourrait mieux surveiller toutes les salles obscures de tous les pays en y mettant quelques forces de l’ordre chargées d’interdire l’enregistrement du film, on pourrait ensuite faire fermer tous les sites web qui diffusent des liens vers la copie pirate, on pourrait enfin interdire la traduction et punir les gens qui auront téléchargé le film.

On pourrait faire tout ça, mais force est de dire que ce serait très difficile, pour ne pas dire impossible. Alors qu’il serait si simple d’abolir, purement et simplement, toute cette notion de « chronologie des médias ».

C’est entendu : le producteur d’un film ou d’une série américaine aurait dès lors bien du mal à vendre son produit aux télévisions étrangères pour une diffusion décalée dans le temps. Mais ce type de commerce avait un sens lorsqu’il n’existait pas de moyens de diffusion planétaire : aujourd’hui qu’est-ce qui empêcherait – sinon les usages établis – la chaîne Fox de diffuser via son site web des versions de bonne qualité, et sous-titrées dans toutes les langues, de sa série « Dr House » ? Des accords commerciaux, d’accord, mais nul n’oblige cette chaîne à passer de tels accords dans le futur pour ses prochaines séries.

On verrait alors des coupures de publicité – pourquoi pas spécifiques à telle ou telle langue – dans les fichiers librement diffusés par leurs auteurs, sur des serveurs à fort débit. Rien de bien différent de ce qui se passe sur leur télévision nationale, donc. Quant aux diffuseurs des autres pays, il leur restera la possibilité de diffuser des versions doublées plutôt que sous-titrées, ou mieux encore ils feront le choix de créer eux-mêmes des séries d’une qualité suffisante pour attirer un public devenu mondial. C’est la conséquence logique d’une disparition des frontières, et tout mouvement pour contrer cette pente naturelle finira tôt ou tard par se heurter au réel. La chaîne CBS semble l’avoir compris la première, elle qui a récemment annoncé qu’elle n’avait pas l’intention de demander le retrait des séries diffusées sans autorisation sur YouTube : selon elle, la diffusion pirate n’a causé aucun préjudice à l’audience.

Quant aux films de cinéma, qui font de plus en plus souvent l’objet de sorties mondiales, il deviendra de plus en plus difficile de retarder de plusieurs années leur diffusion sur d’autres médias : il existera toujours une attente pour voir sur petit écran des films même pendant qu’ils seront diffusés en salles obscures. L’évolution la plus probable est peut-être à chercher du côté du film de Yann Arthus Bertrand : « Home » a en effet été diffusé dans le même temps à la télévision et sur grand écran, et cela dans tous les pays à la fois. Ce qui ne l’a pas empêché d’être un succès en salle, et d’être pendant plusieurs semaines en tête des ventes de DVD à la FNAC alors même qu’il était parallèlement disponible gratuitement sur Internet. De quoi réfléchir à un futur de la diffusion cinématographique moins sclérosé ?

On entend souvent, comme justification pour la loi Hadopi, qu’il faut absolument empêcher le piratage pour qu’une offre légale puisse se développer. Selon les tenants de cet argument, il serait impossible d’offrir une offre payante s’il existe en face une offre gratuite.

Ca semble logique, mais est-ce pour autant recevable ? Cet état de fait n’est nullement limité aux industries culturelles. Partout, depuis l’avènement du Web, les offres payantes sont concurrencées par des alternatives gratuites. L’information, en premier lieu, en sait quelque chose : toujours à la recherche d’un modèle économique qui tienne un peu la route, les sites d’information payants doivent tous faire face à la diversité et à la gratuité des sources. Et que dire de l’industrie du logiciel commercial, qui doit faire face à la concurrence de plus en plus importante du logiciel libre ? Faudrait-il aussi interdire Linux pour que Windows puisse rester payant ? Et quid des sites de petites annonces, de comparaison des prix et de la qualité des produits… La liste serait aussi longue que celle des activités commerciales au-delà des seuls biens matériels.

Il est bien rare qu’il n’existe aucune contrepartie gratuite, créée par des passionnés, ou financée par d’autres moyens, d’autres modèles économiques, à un site payant. Pour autant, nul n’oserait affirmer qu’à cause de cette concurrence aucun site payant ne peut exister : là encore le réel viendrait démentir lourdement l’argument. Mais il est certain que cet état de fait pousse l’offre commerciale vers la plus grande valeur ajoutée possible – pour se démarquer des offres gratuites moins étoffées – et vers des tarifs toujours plus bas : c’est l’effet déflationniste d’Internet.

Alors, bien sûr, on rétorquera que Linux n’est pas une copie de Windows et qu’à ce titre il n’enfreint pas les lois sur la propriété intellectuelle. Outre qu’une telle affirmation devrait être fortement nuancée (on vient par exemple d’apprendre que certains brevets de Microsoft avaient été rachetés par les grands groupes qui soutiennent Linux pour éviter de futurs procès), la question n’est pas tant la contrefaçon en elle-même que dans le mensonge sous-tendant l’argument de l’impossibilité d’une offre dite « légale » en face de l’offre dite « pirate ».

En 2003 – 6 ans déjà – Philippe Chantepie, alors chargé de mission au ministère de la Culture, affirmait « Il ne s’agit pas d’interdire le P2P, mais d’imaginer une offre alternative cohérente ». On mesure là non seulement l’immense recul de la réflexion politique depuis que le problème se pose, mais surtout le retard pris par l’industrie du disque dans la mise en place d’une telle offre.

Car si l’on reprend les différents modèles des services payants d’Internet, il n’est pas difficile de voir comment une offre légale cohérente pourrait prendre toute sa place sans pour autant légiférer dans l’urgence pour interdire toute alternative comme condition d’une telle offre.

D’abord, le maximum de valeur ajoutée, ensuite un tarif cohérent avec l’existence d’une offre gratuite. Or, que manque-t’il à l’offre « pirate » ? Pas mal de choses en réalité.

À l’évidence, sinon une centralisation de l’offre contraire aux usages d’Internet, au moins la mise en place d’un index centralisé permettant de savoir où acheter la version numérisée du disque que l’on cherche : que ce soit sur le site de l’artiste ou chez un revendeur, il sera nécessaire de faciliter l’achat en laissant à Google le soin de se charger – forcément moins bien – de l’offre concurrente.

Ensuite il faut bien entendu qu’à chaque titre de l’album soient attachées les paroles (s’il y a lieu), mais aussi l’index du titre dans l’album, la date de publication, le genre musical… Et qu’à chaque album soient attachés l’image de la jaquette ainsi que tous les textes et photos présents dans le boitier du CD physique. Bref, tout ce qui fera la différence entre une offre professionnelle et la numérisation faite au bon gré des amateurs qui ne prendront jamais le temps d’être aussi complets que des professionnels.

Il faudra aussi passer aux oubliettes le format MP3 : quelle que soit la qualité de numérisation choisie, ce format implique une perte de qualité par rapport à l’original numérique. Or si la compression des fichiers ainsi obtenue avait une raison d’être il y a quelques années, l’énorme augmentation de la taille de stockage des disques durs ainsi que de la bande passante des accès modernes ne nécessite plus depuis longtemps qu’on se contente d’une qualité moindre. Il faudra donc que les industriels se mettent d’accord sur un format « sans perte » qui sera adopté n’en doutons pas très rapidement par les fabricants de lecteurs portables.

Enfin, bien entendu, il faudra revoir à la baisse le prix d’un album numérique. Outre le fait qu’il coûte moins cher à produire que le disque physique – fait qui à lui seul devrait impliquer un tarif largement moindre – il faudra aussi que ce prix prenne en compte la disparition des intermédiaires que l’on a déjà vue, et qu’en soit donc déduite la part qui leur revenait.

Ainsi, si l’industrie musicale cessait de croire qu’elle pourra forcer le monde à faire marche arrière, on voit aisément la forme que devrait avoir la fameuse « offre légale » pour concurrencer avec succès tout ce que le monde de la flibusterie pourra lui opposer : l’exhaustivité de l’offre, des albums numériques aussi complets que leur équivalent physique, d’une qualité numérique irréprochable et à un prix « défiant toute concurrence ». Là sera le salut du modèle payant, et certainement pas dans la lutte illusoire pour faire disparaître toute concurrence.

Gageons qu’un jour viendra bientôt où nos majors cesseront de dépenser leur fortune en lobbying pour enfin se mettre au travail et nous présenter une alternative payante digne de ce nom. Il est plus que temps. Car, pendant qu’elles combattent des moulins à vent, l’offre pirate de qualité s’étoffe et – surtout – les artistes, auteurs, interprètes qu’elles avaient laissés de côté ont bel et bien commencé à s’organiser pour diffuser leurs albums sur les plates-formes de musique libre (dogmazic, jamendo, magnatune…) et pour mettre en place des systèmes de rémunération innovants (SARD).

Pourtant, quoi qu’elles fassent, l’essor de la culture libre semble largement irréversible aujourd’hui, comme l’était celui du logiciel libre il y a 10 ans.

Si les informaticiens ont compris les premiers que le partage de l’information était nécessaire à la création de logiciels toujours plus innovants, ce n’est peut-être pas un hasard. Le droit d’auteur dans le domaine du logiciel est récent, et avant les années 1970 il n’était même pas certain qu’il s’y applique. D’autant plus que les fabricants d’ordinateurs, en concurrence les uns avec les autres, se devaient d’offrir à leurs clients une base logicielle la plus large possible, et à cet effet n’hésitaient pas à diffuser très largement les outils permettant de développer ces logiciels (y compris le code source de ceux qu’ils avaient eux-même développés). Aujourd’hui encore, il n’est guère surprenant de voir des fabricants comme IBM soutenir le logiciel libre : la main-mise d’un unique vendeur de logiciel – Microsoft – sur le marché qui le fait vivre est un risque industriel qu’une grande entreprise ne peut pas se permettre. Il se doit donc de faire en sorte que la concurrence s’exerce au maximum pour ne pas dépendre d’une offre unique.

L’art libre, au-delà des aspects philosophiques qui président à sa nécessaire existence, n’est lui-même pas étranger à ces notions économiques. Entre des majors toutes-puissantes et des indépendants peu connus qui ont du mal à exister dans un marché en pleine crise, les artistes ont peu de choix s’ils n’ont pas eu la chance d’être remarqués par les unes ou les autres. Ainsi, l’image du musicien qui se déplaçait avec sa maquette pour tenter d’obtenir quelque passage à la radio est désormais remplacée par celle du génie qui, par son seul talent, va émerger de la masse anonyme qui diffuse ses œuvres sur Internet.

L’histoire n’est évidemment pas si simple, et il ne suffit pas d’être excellent pour être remarqué. Il faut aussi savoir se servir de cet outil, en connaître les moteurs, comprendre comment faire du « buzz » ou disposer du temps nécessaire pour se créer peu à peu une audience, bref : être un bon commerçant de sa propre image. Là où dans le passé l’artiste se reposait sur ses producteurs pour être mis en avant, il doit désormais apprendre à faire ce travail préalable seul, à peine aidé par les plates-formes de diffusion de culture libre. Sans même parler de vendre assez pour vivre, l’urgence sur Internet est de savoir se faire connaître. Et dans cette optique, il sera mal vu de demander à ses futurs clients de payer d’abord. La culture « libre » a de beaux jours devant elle, de la même manière qu’à mon époque il fallait, pour se faire un nom dans le milieu de la programmation, faire des « démos » largement diffusées pour prouver son talent.

À cet égard, la nouvelle génération née avec un clavier d’ordinateur entre les mains aura à court terme un avantage décisif sur ses parents, et il est probable que de plus en plus de nos idoles soient issues de cette culture du libre. Rompues aux réseaux sociaux, disposant depuis toujours d’une base « d’amis » et de « suiveurs », habituées à partager leur quotidien, nos nouvelles stars n’auront pas à apprendre ces notions pour atteindre une renommée que les anciens espéraient à peine. Élevés dans la logique de partage d’Internet, nos enfants n’hésiteront pas à diffuser librement leurs œuvres tant qu’ils n’auront pas atteint la notoriété nécessaire pour vivre de leur passion. Et même alors, ils sauront sans doute éviter les pièges d’une logique entièrement commerciale tant qu’ils seront eux-mêmes concurrencés par leurs pairs et l’offre gratuite qui persistera.

Loin de risquer la sclérose annoncée par les hérauts du tout-marchand, la culture va connaître, grâce à Internet, une nouvelle Renaissance.

Reste que pour qu’il soit le moteur annoncé de l’évolution du droit d’auteur, ainsi que d’une offre culturelle plus large, moins chère et de meilleure qualité, il faudra qu’Internet ne soit pas bâillonné par des lois rétrogrades visant à empêcher son essor.

Il ne passe guère de jour sans que tel ou tel homme politique ne nous assène qu’il faut – à tout prix – réguler ce « far-west » où seule la loi du plus fort s’appliquerait.

Bien sûr, cette caricature tient beaucoup au fait que la plupart d’entre eux n’apprécient guère de se voir porter la contradiction par de simples citoyens sur la place publique, habitués qu’ils étaient à disposer seuls de l’attention des médias anciens. Mais pour certains cela va plus loin, et la volonté de contrôler tout l’espace médiatique est telle qu’ils n’hésiteront pas à tenter de museler un espace de liberté qu’ils considèrent comme un vrai danger.

Ils ont raison.

Non pas qu’Internet soit un espace de non-droit : cette idée ridicule a toujours été battue en brèche tant les divers procès qui ont accompagné son évolution ont montré que le droit s’y appliquait avec toute sa rigueur. Quant aux fantasmes du pirate néo-nazi pédophile, nos élites sont plus promptes à les dénoncer dans le cyberespace (où la très grande majorité d’entre nous ne les a jamais croisé) que dans les rangs de leurs amis politiques ou médiatiques… La démagogie a du mal à exister dans un lieu où la contradiction est accessible à tout un chacun et où rien ne s’oublie.

Non : le vrai danger, pour eux, est dans la démonstration quotidienne de leur aveuglement. Plus ils crient que la gratuité n’existe pas et que le marché est tout-puissant, plus leurs concitoyens constatent l’inverse dans ce vaste réseau de partage des connaissances et des opinions. Plus ils affirment que la liberté de parole est dangereuse pour la démocratie, plus le succès des blogs politiques augmente. Plus ils expliquent qu’ils ne maîtrisent pas ces nouveaux outils – relégués à d’obscurs assistants parlementaires, plus le nombre de familles connectées croît.

Alors ils légifèrent. Depuis 1995 et la première émission de télévision traitant du phénomène Internet, on ne compte plus les lois qui ont tenté de « réguler » (lire « contrôler ») ce nouveau média. Le premier, François Fillon avait tenté en 1997 déjà de créer un « Conseil Supérieur de l’Internet » qui devait avoir la haute main sur tout ce qui était publié sur le Web. Déjà, il fut censuré par le Conseil Constitutionnel. Vinrent ensuite diverses tentatives, de droite comme de gauche, toutes avortées. La Commission Beaussant (qui cherchait à imposer aux hébergeurs, par contrat, l’obligation de respecter les décisions d’un comité Théodule chargé de censurer les sites irrévérencieux) dont le rapport fut mis au panier. L’amendement Bloche, tellement remanié par nos deux assemblées qu’il n’en est presque rien resté après son passage devant les mêmes sages. La LCEN de 2004, si stricte dans la forme qu’elle en est presque inapplicable. Et la DADVSI de 2006, qui impose le respect de mesures de protection anti-piratage abandonnées depuis par quasiment tous les industriels…

Une longue suite d’échecs patents qui – forcément – ridiculisent par avance les tentatives futures.

Car il n’est pas facile de faire des lois (forcément nationales) pour encadrer Internet (fondamentalement international). Le réseau est mouvant, il change quotidiennement et ses usages sont loin d’être établis. Il mute bien plus vite que nos législateurs ne sont capables de le prévoir. Hadopi n’était pas encore adoptée que ses contre-mesures étaient déjà en place. Et la future LOPPSI, dernière resucée de ces tentatives de créer une police privée chargée de la censure du réseau, se heurtera sans doute et malgré le volontarisme affiché de notre Président aux mêmes écueils que ses prédécesseurs : l’article 11 de notre Constitution est difficilement contournable, et Internet n’a jamais été prévu pour être centralisé de manière à permettre quelque contrôle que ce soit.

Cependant, ces essais ont bel et bien un effet. Mais sans doute pas celui que nos gouvernants espèrent…

Il y a à ce jour 28 millions d’abonnés à Internet en France. Plus d’un foyer sur deux est connecté. Très bientôt, la majorité de nos concitoyens auront goûté à la liberté d’expression que permet (enfin) cet outil. Qui peut dire aujourd’hui ce que signifie le fait que 28 millions de personnes aient désormais, dans ce pays, accès à la parole publique ?

Que deviendront les mondes associatifs et politiques quand ils verront arriver le flux de millions de gens désormais habitués à prendre la parole ? Que sera cet avenir où tout citoyen pourra non seulement débattre publiquement de ses opinions, mais aussi apprendre à les confronter à d’autres, mais encore réussir à se convaincre que sa parole est toute aussi importante que n’importe quelle autre. Que sera un monde dans lequel les enfants n’auront plus à demander la parole pour l’obtenir, au gré des parents et des maîtres, puis des médias et des politiciens ?

En s’attaquant à la liberté d’expression sur Internet, comme ils le font en critiquant, légiférant et Hadopisant, ils ne font pas que se heurter à une technologie définitivement non régulable. Ils lèvent aussi, contre eux, toute une génération de futurs acteurs qui seront devenus conscients de leur pouvoir et de leurs actes, et qui auront été formés comme jamais au fonctionnement de nos institutions, comme le sont tous les gamins qui ont suivi les débats et les méandres du feuilleton d’Hadopi.

Ils élèvent, de fait, tous ceux qui les enterreront par des compétences acquises à la dure – et autre part que sur les bancs bien sages de Science-Po et de l’ENA. Car que dire sinon la désolation que provoque l’écoute de ces politiciens professionnels, visiblement dépassés par un dossier qu’ils ne maîtrisent pas, qui avouent leur méconnaissance totale de cet outil pourtant utilisé par la majorité de leurs électeurs, et qui tremblent de peur devant cette évolution qu’ils n’ont ni voulue ni prévue ?

Comment croyez-vous que va réagir l’étudiant né dans le monde numérique quand il écoute un député annonçant des arguments débiles (« dans 20 ans plus personne n’achètera de CD », quel visionnaire !), mauvais orateur, répétant à l’envi des antiennes largement démontrées comme étant de purs mensonges ? Que croirez-vous qu’il se dira, sinon qu’un député grassement payé à ne presque rien faire ne mérite pas son poste ?

Car c’est vers ça qu’on se dirige, si vous m’en croyez. La révolution ne viendra pas des urnes, ou pas seulement, mais bien surtout de la réaction non aux idées mais à l’indigence des débats publics quand on les compare à la richesse des débats numériques.

Combien de bloggeurs d’aujourd’hui seront nos penseurs de demain ? Et quel talent, si l’on les compare à nos tristes habitués des plateaux télé. Quel verbe que celui d’un simple utilisateur de Twitter, habitué à faire passer son opinion en seulement 140 caractères, quand on le compare aux discours mal rédigés par des attachés parlementaires bien pâlots.


Et que croyez-vous que pensent tous ces utilisateurs d’Internet, lorsqu’ils s’envoient des adresses de billets tous plus intelligents les uns que les autres, quand ils constatent la bêtise flagrante de ceux qui sont sensés les représenter mais ne représentent finalement que les intérêts des grands industriels pourvoyeurs de financements politiques et de futures reconversions dans des postes de parachutistes dorés ?

Certes, il faudra du temps. On ne passe pas du jour au lendemain de MSN à la politique. Mais ce temps-là sera passé en lutte, et ces luttes accoucheront d’hommes d’État, je veux le croire, plutôt que d’hommes politiques. Elle seront menées contre la réaction à une évolution nécessaire et inéluctable de nos sociétés, et parce qu’elle se heurteront à cette réaction, elles ne feront guère de réactionnaires. Et les premiers mouvements comme les différents « partis pirates » d’Europe ne sont que les prémices d’un futur qui balaiera je l’espère la caste des parlementaires, idiots inutiles de la République.

C’est vrai : nul ne peut dire ce qu’il adviendra. Mais je peux sans trop de risque, après avoir observé l’évolution d’Internet depuis plus de 17 ans maintenant – déjà – prédire que le futur ne sera pas rose pour ces politiciens qui n’ont jamais connu de réelle concurrence et qui vont devoir s’y résigner.

Notes

[1] Crédit photo : Roby Ferrari (Creative Commons By-Sa)




L’ouverture selon Google : « The meaning of open » traduit en français

Zach Klein - CC byLe Framablog termine l’année avec une traduction de poids qui offre quelque part une excellente transition entre la décennie précédente et la décennie suivante, parce que le vaste sujet évoqué sera, mais en fait est déjà, un enjeu crucial pour l’avenir.

Le mot « open » est servi à toutes les sauces en ce moment dans le monde anglophone. Un peu comme l’écologie, c’est un mot à la mode qui pénètre de plus en plus de domaines, et tout le monde se doit de l’être ou de feindre de l’être sous peine d’éveiller les soupçons, voire la réprobation.

Mais dans la mesure où il n’en existe pas de définition précise, chacun le comprend comme il veut ou comme il peut. Et l’écart peut être grand entre un logiciel libre et une multinationale qui se déclarent tous deux comme « open ». Une multinationale comme Google par exemple !

Il n’est pas anodin que le vice-président de la gestion des produits et du marketing, Jonathan Rosenberg, ait pris aujourd’hui sa plume pour publiquement expliquer (ou tenter d’expliquer) dans le détail ce que Google entendait par « open », dans un récent billet du blog officiel de la société intitulé, excusez du peu, The meaning of Open (comme d’autres s’interrogent sur the meaning of life).

Tout comme l’autre géant Facebook, Google est en effet actuellement sous la pression de ceux qui, entre autres, s’inquiètent du devenir des données personnelles traitées par la société[1]. Et cette pression ira croissante au fur et à mesure que Google aura une place de plus en plus grande sur Internet, à grands coups de services qui se veulent à priori tous plus intéressants les uns que les autres.

« Don’t be evil » est le slogan à double tranchant que s’est donné Google. Nous ne sommes certainement pas en face du diable, mais ce n’est pas pour autant que nous allons lui accorder le bon Dieu sans confession.

À vous de juger donc si, dans le contexte actuel, ce document est une convaincante profession de foi.

Nous avons choisi de traduire tout du long « open » par « ouverture » ou « ouvert ». L’adéquation n’est pas totalement satisfaisante, mais laisser le terme d’origine en anglais eut été selon nous plus encore source de confusion.

L’ouverture selon Google

Google and The meaning of open

Jonathan Rosenberg – 21 décembre 2009 – Blog officiel de Google
(Traduction non officielle Framalang : Goofy et Olivier)

La semaine dernière j’ai envoyé un email interne sur le sens de « l’ouverture » appliquée à Internet, Google et nos utilisateurs. Dans un souci de transparence, j’ai pensé qu’il pouvait être opportun de partager également ces réflexions à l’extérieur de notre entreprise.

Chez Google nous sommes persuadés que les systèmes ouverts l’emporteront. Ils conduisent à davantage d’innovation, de valeur, de liberté de choix pour les consommateurs et à un écosystème dynamique, lucratif et compétitif pour les entreprises. Un grand nombre d’entre elles prétendront à peu près la même chose car elles savent que se positionner comme ouvertes est à la fois bon pour leur image de marque et totalement sans risque. Après tout, dans notre industrie il n’existe pas de définition précise de ce que peut signifier « ouvert ». C’est un terme à la Rashomon (NdT : expression issue du film éponyme de Kurosawa) : à la fois extrêmement subjectif et d’une importance vitale.

Le thème de l’ouverture est au centre de nombreuses discussions ces derniers temps chez Google. J’assiste à des réunions autour d’un produit où quelqu’un déclare que nous devrions être davantage « ouverts ». Il s’ensuit un débat qui révèle que même si l’« ouverture » fait l’unanimité, nous ne sommes pas forcément d’accord sur ce qu’elle implique concrètement.

Face à ce problème récurrent, j’en arrive à penser que nous devrions exposer notre définition de l’ouverture en termes suffisamment clairs, afin que chacun puisse la comprendre et la défendre. Je vous propose ainsi une définition fondée sur mes expériences chez Google et les suggestions de plusieurs collègues. Ces principes nous guident dans notre gestion de l’entreprise et dans nos choix sur les produits, je vous encourage donc à les lire soigneusement, à les commenter et les débattre. Puis je vous invite à vous les approprier et à les intégrer à votre travail. Il s’agit d’un sujet complexe et si un débat à lieu d’être (ce dont je suis persuadé), il doit être ouvert ! Libre à vous d’apporter vos commentaires.

Notre définition de l’ouverture repose sur deux composantes : la technologie ouverte et l’information ouverte. La technologie ouverte comprend d’une part l’open source, ce qui veut dire que nous soutenons activement et publions du code qui aide Internet à se développer, et d’autre part les standards ouverts, ce qui signifie que nous adhérons aux standards reconnus et, s’il n’en existe pas, nous travaillons à la création de standards qui améliorent Internet (et qui ne profitent pas seulement à Google). L’information ouverte comprend selon nous trois idées principales : tout d’abord les informations que nous détenons sur nos utilisateurs servent à leur apporter une valeur ajoutée, ensuite nous faisons preuve de transparence sur les informations les concernant dont nous disposons, et enfin nous leur donnons le contrôle final sur leurs propres informations. Voilà le but vers lequel nous tendons. Dans bien des cas nous ne l’avons pas encore atteint, mais j’espère que la présente note contribuera à combler le fossé entre la théorie et la pratique.

Si nous pouvons incarner un engagement fort à la cause de l’ouverture, et je suis persuadé que nous le pouvons, nous aurons alors une occasion unique de donner le bon exemple et d’encourager d’autres entreprises et industries à adopter le même engagement. Et si elles le font, le monde s’en trouvera un peu meilleur.

Les systèmes ouverts sont gagnants

Pour vraiment comprendre notre position, il faut commencer par l’assertion suivante : les systèmes ouverts sont gagnants. Cela va à l’encontre de tout ce en quoi croient ceux qui sont formatés par les écoles de commerce, ceux qui ont appris à générer une avantage compétitif durable en créant un système fermé, en le rendant populaire, puis en tirant profit du produit pendant tout son cycle de vie. L’idée répandue est que les entreprises devraient garder les consommateurs captifs pour ne laisser aucune place à la concurrence. Il existe différentes approches stratégiques, les fabricants de rasoirs vendent leurs rasoirs bon marché et leurs lames très cher, tandis que ce bon vieux IBM fabrique des ordinateurs centraux coûteux et des logiciels… coûteux aussi. D’un autre côté, un système fermé bien géré peut générer des profits considérables. Cela permet aussi à court terme de mettre sur le marché des produits bien conçus, l’iPod et l’iPhone en sont de bons exemples, mais finalement l’innovation dans un système fermé tend à être, au mieux, incrémentale (est-ce qu’un rasoir à quatre lames est vraiment tellement mieux qu’un rasoir à trois lames ?). Parce que la priorité est de préserver le statu quo. L’autosatisfaction est la marque de fabrique de tous les systèmes fermés. Si vous n’avez pas besoin de travailler dur pour garder votre clientèle, vous ne le ferez pas.

Les systèmes ouverts, c’est exactement l’inverse. Ils sont compétitifs et bien plus dynamiques. Dans un système ouvert, un avantage compétitif n’est pas assujetti à l’emprisonnement des consommateurs. Il s’agit plutôt de comprendre mieux que tous les autres un système très fluctuant et d’utiliser cette intuition pour créer de meilleurs produits plus innovants. L’entreprise qui tire son épingle du jeu dans un système ouvert est à la fois douée pour l’innovation rapide et la conception avant-gardiste ; le prestige du leader dans la conception attire les consommateurs et l’innovation rapide les retient. Ce n’est pas facile, loin de là, mais les entreprises qui réagissent vite n’ont rien à redouter, et lorsqu’elles réussissent elles peuvent générer de gigantesques dividendes.

Systèmes ouverts et entreprises prospères ne sont pas inconciliables. Ils tirent parti de l’intelligence collective et incitent les entreprises à une saine concurrence, à l’innovation et à miser leur succès sur le mérite de leurs produits et pas seulement sur un brillant plan marketing. La course à la carte du génome humain est un bon exemple.

Dans leur livre Wikinomics, Don Tapscott et Anthony Williams expliquent comment, au milieu des années 90, des entreprises privées ont découvert et breveté de grandes portions des séquences de l’ADN et ont prétendu contrôler l’accès à ces données et leur tarif. Faire ainsi du génome une propriété privée a fait grimper les prix en flèche et a rendu la découverte de nouveaux médicaments bien plus difficile. Et puis, en 1995, Merck Pharmaceuticals et le Centre de Séquençage du Génome de l’Université de Washington ont changé la donne avec une nouvelle initiative « ouverte » baptisée l’Index Génétique Merck. En trois ans seulement ils ont publié plus de 800 000 séquences génétiques et les ont mises dans le domaine public et bientôt d’autres projets collaboratifs ont pris le relais. Tout cela au sein d’un secteur industriel où la recherche initiale et le développement étaient traditionnellement menés dans des laboratoires « fermés ». Par sa démarche « ouverte », Merck a donc non seulement modifié la culture d’un secteur entier mais aussi accéléré le tempo de la recherche biomédicale et le développement des médicaments. L’entreprise a donné aux chercheurs du monde entier un accès illimité à des données génétiques, sous forme d’une ressource « ouverte ».

Les systèmes ouverts permettent l’innovation à tous les niveaux, voilà une autre différence majeure entre les systèmes ouverts et fermés. Ils permettent d’innover à tous les étages, depuis le système d’exploitation jusqu’au niveau de l’application, et pas uniquement en surface. Ainsi, une entreprise n’est pas dépendante du bon vouloir d’une autre pour lancer un produit. Si le compilateur GCC que j’utilise a un bogue, je peux le corriger puisque le compilateur est open source. Je n’ai pas besoin de soumettre un rapport de bogue et d’espérer que la réponse arrivera rapidement.

Donc, si vous essayez de stimuler la croissance d’un marché entier, les systèmes ouverts l’emportent sur les systèmes fermés. Et c’est exactement ce que nous nous efforçons de faire avec Internet. Notre engagement pour les systèmes ouverts n’est pas altruiste. C’est simplement dans notre intérêt économique puisque un Internet ouvert génère un flot continu d’innovations qui attirent les utilisateurs et créé de nouveaux usages, pour finalement faire croître un marché tout entier. Hal Varian note cette équation dans son livre Les règles de l’information :

 le gain = (la valeur totale ajoutée à une industrie) x (la part de marché dans cette industrie) 

Toutes choses étant égales par ailleurs, une augmentation de 10% de l’un ou l’autre de ces deux facteurs devrait produire au résultat équivalent. Mais dans notre marché une croissance de 10% génèrera un revenu bien supérieur parce qu’elle entraîne des économies d’échelle dans tout le secteur, augmentant la productivité et réduisant les coûts pour tous les concurrents. Tant que nous continuerons d’innover en sortant d’excellents produits, nous prospèrerons en même temps que tout notre écosystème. Nous aurons peut-être une part plus petite, mais d’un plus grand gâteau.

En d’autres termes, l’avenir de Google dépend de la sauvegarde d’un Internet ouvert, et notre engagement pour l’ouverture développera le Web pour tout le monde, y compris Google.

La technologie ouverte

Pour définir l’ouverture, il faut commencer par les technologies sur lesquelles repose Internet : les standards ouverts et les logiciels open source.

Les standards ouverts

Le développement des réseaux a toujours dépendu des standards. Lorsqu’on a commencé à poser des voies ferrées à travers les États-Unis au début du 19ème siècle, il existait différents standards d’écartement des voies. Le réseau ferré ne se développait pas et n’allait pas vers l’ouest jusqu’à ce que les diverses compagnies ferroviaires se mettent d’accord sur un écartement standard. (Dans ce cas précis la guerre de standards a été une vraie guerre : les compagnies ferroviaires sudistes furent obligées de convertir plus de 1100 miles au nouveau standard après que la Confédération eut perdu contre l’Union pendant la Guerre Civile.)

Il y eut un autre précédent en 1974 quand Vint Cerf et ses collègues proposèrent d’utiliser un standard ouvert (qui deviendrait le protocole TCP/IP) pour connecter plusieurs réseaux d’ordinateurs qui étaient apparus aux USA. Ils ne savaient pas au juste combien de réseaux avaient émergé et donc « l’Internet », mot inventé par Vint, devait être ouvert. N’importe quel réseau pouvait se connecter en utilisant le protocole TCP/IP, et grâce à cette décision à peu près 681 millions de serveurs forment aujourd’hui Internet.

Aujourd’hui, tous nos produits en développement reposent sur des standards ouverts parce que l’interopérabilité est un élément crucial qui détermine le choix de l’utilisateur. Quelles en sont les implications chez Google et les recommandation pour nos chefs de projets et nos ingénieurs ? C’est simple : utilisez des standards ouverts autant que possible. Si vous vous risquez dans un domaine où les standards ouverts n’existent pas, créez-les. Si les standards existants ne sont pas aussi bons qu’ils le devraient, efforcez-vous de les améliorer et rendez vos améliorations aussi simples et documentées que possible. Les utilisateurs et le marché au sens large devraient toujours être nos priorités, pas uniquement le bien de Google. Vous devriez travailler avec les organismes qui établissent les normes pour que nos modifications soient ajoutées aux spécifications validées.

Nous maitrisons ce processus depuis un certain temps déjà. Dans les premières années du Google Data Protocol (notre protocole standard d’API, basé sur XML/Atom), nous avons travaillé au sein de l’IEFT (Atom Protocol Working Group) à élaborer les spécifications pour Atom. Mentionnons aussi notre travail récent au WC3 pour créer une API de géolocation standard qui rendra plus facile le développement d’applications géolocalisées pour le navigateur. Ce standard aide tout le monde, pas seulement nous, et offrira aux utilisateurs beaucoup plus d’excellentes applications mises au point par des milliers de développeurs.

Open source

La plupart de ces applications seront basées sur des logiciels open source, phénomène à l’origine de la croissance explosive du Web de ces quinze dernières années. Un précédent historique existe : alors que le terme « Open Source » a été créé à la fin des années 90, le concept de partage de l’information utile dans le but de développer un marché existait bien avant Internet. Au début des années 1900, l’industrie automobile américaine s’accorda sur une licence croisée suivant laquelle les brevets étaient partagés ouvertement et gratuitement entre fabricants. Avant cet accord, les propriétaires du brevet des moteurs à essence à deux temps contrôlaient carrément l’industrie.

L’open source de nos jours va bien plus loin que le groupement de brevets de l’industrie automobile naissante, et a conduit au développement des composants logiciels sur lesquels est bâti Google : Linux, Apache, SSH et d’autres. En fait, nous utilisons des dizaines de millions de lignes de code open source pour faire tourner nos produits. Nous renvoyons aussi l’ascenseur : nous sommes les plus importants contributeurs open source du monde, avec plus de 800 projets pour un total de 20 millions de lignes de code open source, avec quatre projets (Chrome, Android, Chrome OS et le Google Web Toolkit) qui dépassent chacun un million de lignes. Nos équipes collaborent avec Mozilla et Apache et nous fournissons une plateforme d’hébergement de projets open source (code.google.com/hosting) qui en accueille plus de 250 000. Ainsi, non seulement nous savons que d’autres peuvent participer au perfectionnement de nos produits, mais nous permettons également à tout un chacun de s’inspirer de nos produits s’il estime que nous n’innovons plus assez.

Lorsque nous libérons du code, nous utilisons la licence ouverte, standard, Apache 2.0, ce qui signifie que nous ne contrôlons pas le code. D’autres peuvent s’en emparer, le modifier, le fermer et le distribuer de leur côté. Android en est un bon exemple, car plusieurs assembleurs OEM ont déjà tiré parti du code pour en faire des choses formidables. Procéder ainsi comporte cependant des risques, le logiciel peut se fragmenter entre différentes branches qui ne fonctionneront pas bien ensemble (souvenez-vous du nombre de variantes d’Unix pour station de travail : Apollo, Sun, HP, etc.). Nous œuvrons d’arrache-pied pour éviter cela avec Android.

Malgré notre engagement pour l’ouverture du code de nos outils de développement, tous les produits Google ne sont pas ouverts. Notre objectif est de maintenir un Internet ouvert, qui promeut le choix et la concurrence, empêchant utilisateurs et développeurs d’être prisonniers. Dans de nombreux cas, et particulièrement pour notre moteur de recherche et nos projets liés à la publicité, ouvrir le code ne contribuerait pas à atteindre ces objectifs et serait même dommageable pour les utilisateurs. La recherche et les marchés publicitaires se livrent déjà une concurrence acharnée pour atteindre les prix les plus justes, si bien que les utilisateurs et les publicitaires ont déjà un choix considérable sans être prisonniers. Sans parler du fait qu’ouvrir ces systèmes permettrait aux gens de « jouer » avec nos algorithmes pour manipuler les recherches et les évaluations de la qualité des publicités, en réduisant la qualité pour tout le monde.

Alors lorsque que vous créez un produit ou ajoutez de nouvelles fonctions, il faut vous demander : est-ce que rendre ce code open source va promouvoir un Internet ouvert ? Est-ce qu’il va augmenter le choix de l’utilisateur, du publicitaire et des partenaires ? Est-ce qu’il va en résulter une plus grande concurrence et davantage d’innovation ? Si c’est le cas, alors vous devriez passer le code en open source. Et quand vous le ferez, faite-le pour de bon ; ne vous contentez pas de le balancer dans le domaine public et puis de l’oublier. Assurez-vous que vous avez les ressources pour maintenir le code et que vos développeurs soient prêt à s’y consacrer. Le Google Web Toolkit, que nous avons développé en public en utilisant un gestionnaire de bogues et un système de version publics, est ainsi un exemple de bonnes pratiques.

L’information ouverte

La création des standards ouverts et de l’open source a transformé le Web en un lieu où d’énormes quantités d’informations personnelles sont régulièrement mises en ligne : des photos, des adresses, des mises à jour… La quantité d’informations partagées et le fait qu’elles soient enregistrées à jamais impliquent une question qu’on ne se posait pas vraiment il y a quelques années : qu’allons-nous faire de ces informations ?

Historiquement, les nouvelles technologies de l’information ont souvent permis l’émergence de nouvelles formes de commerce. Par exemple, quand les marchands du bassin méditerranéen, vers 3000 avant JC ont inventé les sceaux (appelés bullae) pour s’assurer que leur cargaison atteindrait sa destination sans être altérée, ils ont transformé un commerce local en commerce longue distance. Des modifications semblables ont été déclenchées par l’apparition de l’écriture, et plus récemment, par celle des ordinateurs. À chaque étape, la transaction, un accord mutuel où chaque partie trouve son compte, était générée par un nouveau type d’information qui permettait au contrat d’être solidement établi.

Sur le Web la nouvelle forme de commerce, c’est l’échange d’informations personnelles contre quelque chose qui a de la valeur. C’est une transaction à laquelle participent des millions d’entre nous chaque jour et qui a d’énormes avantages potentiels. Un assureur automobile peut surveiller les habitudes de conduite d’un client en temps réel et lui donner un bonus s’il conduit bien, un malus dans le cas contraire, grâce aux informations (suivi GPS) qui n’étaient pas disponibles il y a seulement quelques années. C’est une transaction tout à fait simple, mais nous rencontrerons des cas de figure bien plus délicats.

Supposons que votre enfant ait une allergie à certains médicaments. Est-ce que vous accepteriez que son dossier médical soit accessible par une seringue intelligente en ligne qui empêcherait un médecin urgentiste ou une infirmière de lui administrer accidentellement un tel médicament ? Moi je pourrais le faire, mais vous pourriez décider que le bracelet autour de son poignet est suffisant (NdT : voir allergy bracelet). Et voilà le problème, tout le monde ne prendra pas la même décision, et quand on en vient aux informations personnelles nous devons traiter chacune de ces décisions avec le même respect.

Mais si mettre davantage d’informations en ligne peut être bénéfique pour tout le monde, alors leurs usages doivent être régis par des principes suffisamment responsables, proportionnés et flexibles pour se développer et s’adapter à notre marché. Et à la différence des technologies ouvertes, grâce auxquelles nous souhaitons développer l’écosystème d’Internet, notre approche de l’information ouverte est de créer la confiance avec les individus qui s’engagent dans cet écosystème (les utilisateurs, les partenaires et les clients). La confiance est la monnaie la plus importante en ligne, donc pour la créer nous adhérons à trois principes de l’information ouverte : valeur, transparence et contrôle.

La valeur

En premier lieu, nous devons créer des produits qui ont une valeur aux yeux des utilisateurs. Dans de nombreux cas, nous pouvons faire des produits encore meilleurs si nous disposons de davantage d’informations sur l’utilisateur, mais des problèmes de protection de la vie privée peuvent survenir si les gens ne comprennent pas quelle valeur ajoutée ils obtiennent en échange de leurs informations. Expliquez-leur cette valeur cependant, et le plus souvent ils accepteront la transaction. Par exemple, des millions de gens laissent les organismes de cartes de crédit retenir leurs informations au moment de l’achat en ligne, en échange cela leur évite d’utiliser de l’argent liquide.

C’est ce que nous avons fait lorsque nous avons lancé Interest-Based Advertising (la publicité basée sur l’intérêt des utilisateurs) en mars. L’IBA rend les publicités plus pertinentes et plus utiles. C’est une valeur ajoutée que nous avons créée, basée sur les informations que nous collectons. L’IBA comprend aussi un gestionnaire de préférences de l’utilisateur qui lui explique clairement ce qu’il obtiendra en échange de ses informations, qui lui permet de se désengager ou de régler ses paramètres. La plupart des gens parcourant le gestionnaire de préférences choisissent de régler leurs préférences plutôt que de se désinscrire parce qu’ils ont pris conscience de l’intérêt de recevoir des publicités ciblés.

Telle devrait être notre stratégie : dire aux gens, de façon explicite et en langage clair, ce que nous savons d’eux et pourquoi il leur est profitable que nous le sachions. Vous croyez peut-être que la valeur de nos produits est tellement évidente qu’elle n’a pas besoin d’être expliquée ? Pas si sûr.

La transparence

Ensuite, il nous faut permettre aux utilisateurs de trouver facilement quelles informations nous collectons et stockons à travers tous nos produits. Le tableau de bord Google est à ce titre un énorme pas en avant (NdT : le Google Dashboard). En une page, les utilisateurs peuvent voir quelles données personnelles sont retenues par tel produit Google (ce qui couvre plus de 20 produits, notamment Gmail, YouTube et la recherche) et où ils peuvent contrôler leurs paramètres personnels. Nous sommes, à notre connaissance, la première entreprise sur Internet à offrir un tel service et nous espérons que cela deviendra la norme. Un autre exemple est celui de notre politique de confidentialité, qui est rédigée pour des être humains et non pour des juristes.

Nous pouvons cependant en faire plus encore. Tout produit qui récolte des informations sur les utilisateurs doit apparaître sur le tableau de bord. S’il y est déjà, vous n’en avez pas fini pour autant. À chaque nouvelle version ou nouvelle fonctionnalité, demandez-vous si vous ne devriez pas ajouter quelques nouvelles informations au tableau de bord (peut-être même des informations sur les utilisateurs publiquement disponibles sur d’autres sites).

Réfléchissez aux moyen de rendre vos produits plus transparents aussi. Quand vous téléchargez une application pour Android, par exemple, votre appareil vous dit à quelles informations l’application pourra accéder, concernant votre téléphone et vous-même, et vous pouvez alors décider si vous souhaitez ou non poursuivre. Pas besoin de faire une enquête approfondie pour trouver quelles informations vous divulguez, tout est écrit noir sur blanc et vous êtes libre de décider (NdT : allusion à peine voilée aux récents problèmes rencontrés par l’iPhone sur le sujet). Votre produit entre dans cette catégorie ? Comment la transparence peut-elle servir la fidélisation de vos utilisateurs ?

Le contrôle

Nous devons toujours donner le contrôle final à l’utilisateur. Si nous avons des informations sur lui, comme avec l’IBA, il devrait être facile pour lui de les supprimer et de se désinscrire. S’il utilise nos produits et stocke ses contenus chez nous, ce sont ses contenus, pas les nôtres. Il devrait être capable de les exporter et de les supprimer à tout moment, gratuitement, et aussi aisément que possible. Gmail est un très bon exemple de ce processus puisque nous proposons une redirection gratuite vers n’importe quelle adresse. La possibilité de changer d’opérateur est cruciale, donc au lieu de bâtir des murs autour de vos produits, bâtissez des ponts. Donnez vraiment le choix aux utilisateurs.

S’il existe des standards pour gérer les données des utilisateurs, nous devons nous y conformer. S’il n’existe pas de standard, nous devons travailler à en créer un qui soit ouvert et profite au Web tout entier, même si un standard fermé nous serait plus profitable (souvenez-vous que ce n’est pas vrai !). Entretemps nous devons faire tout notre possible pour que l’on puisse quitter Google aussi facilement que possible. Google n’est pas l’Hôtel California (NdT : en référence à la célèbre chanson des Eagles), vous pouvez le quitter à tout moment et vous pouvez vraiment partir, pour de bon !

Comme le signalait Eric dans une note stratégique « nous ne prenons pas les utilisateurs au piège, nous leur facilitons la tâche s’ils veulent se tourner vers nos concurrents ». On peut comparer cette politique aux sorties de secours dans un avion, une analogie que notre PDG apprécierait. Vous espérez n’avoir jamais à les utiliser, mais vous êtes bien content qu’elles soient là et seriez furieux s’il n’y en avait pas.

Voilà pourquoi nous avons une équipe, le Data Liberation Front (dataliberation.org) (NdT : le Front de Libération des Données), dont le travail consiste à rendre la « désinscription » facile. Leurs derniers hauts faits : Blogger (les gens qui choisissent de quitter Blogger pour un autre service peuvent facilement emporter leurs données avec eux) et les Docs (les utilisateurs peuvent maintenant rassembler tous leurs documents, présentations, feuilles de calcul dans un fichier compressé et le télécharger). Créez vos produits en ayant ceci à l’esprit. Vous pouvez le faire grâce à une bonne API publique (NdT : interface de programmation) répertoriant toutes les données de vos utilisateurs. N’attendez pas d’être en version 2 ou 3, discutez-en le plus tôt possible et faites-en une fonctionnalité dès le démarrage de votre projet.

Lorsque les journalistes du Guardian (un quotidien anglais de premier ordre) ont rendu compte des travaux du Data Liberation Front , ils ont déclaré que c’était « contre-intuitif » pour ceux qui sont « habitués à la mentalité fermée des guerres commerciales passées ». Ils ont raison, c’est contre-intuitif pour les gens qui sont restés coincés dans leur conception d’école de commerce, mais si nous faisons bien notre travail, ce ne sera plus le cas. Nous voulons faire de l’ouverture la norme. Les gens vont s’y habituer doucement, ensuite elle deviendra la norme et ils l’exigeront. Et s’ils ne l’obtiennent pas cela ne leur plaira pas. Nous considèrerons notre mission accomplie lorsque l’ouverture ira de soi.

Plus c’est grand, mieux c’est

Les systèmes fermés sont bien définis et génèrent du profit, mais seulement pour ceux qui les contrôlent. Les systèmes ouverts sont chaotiques et génèrent du profit, mais seulement pour ceux qui les comprennent bien et s’adaptent plus vite que les autres. Les systèmes fermés se développent vite alors que les systèmes ouverts se développent plus lentement, si bien que parier sur l’ouverture nécessite de l’optimisme, de la volonté et les moyens de pouvoir se projeter sur le long terme. Heureusement, chez Google nous avons ces trois atouts.

En raison de notre dimension, de nos compétences et de notre appétit pour les projets ambitieux, nous pouvons relever des défis importants nécessitant de lourds investissements sans perspective évidente de rentabilité à court terme. Nous pouvons photographier toutes les rues du monde pour que vous puissiez explorer le quartier autour de l’appartement que vous envisagez de louer, à plusieurs milliers de kilomètres de chez vous. Nous pouvons numériser des milliers de livres et les rendre largement accessibles (tout en respectant les droits des auteurs et des éditeurs). Nous pouvons créer un système de mail qui vous donne un gigaoctet d’espace de stockage (maintenant plus de 7 gigas, en fait) au moment où tous les autres services ne vous procurent guère qu’une petite fraction de ce volume. Nous pouvons traduire instantanément des pages Web dans n’importe quelle des 51 langues disponibles. Nous pouvons traiter des recherches de données qui aident les agences de santé publiques à détecter plus tôt les pics d’épidémie grippale. Nous pouvons élaborer un navigateur plus rapide (Chrome), un meilleur système d’exploitation pour mobile (Android), et une plateforme de communication entièrement nouvelle (Wave), et puis nous pouvons ouvrir tout cela pour que le monde entier puisse innover sur cette base, afin de la personnaliser et l’améliorer.

Nous pouvons réaliser tout cela parce que ce sont des problèmes d’information et que nous avons des spécialistes en informatique, en technologie, et les capacités informatiques pour résoudre ces problèmes. Quand nous le faisons, nous créons de nombreuses plateformes, pour les vidéos, les cartes, les mobiles, les ordinateurs personnels, les entreprises, qui sont meilleures, plus compétitives et plus innovantes. On nous reproche souvent d’être de trop « gros », mais parfois être plus gros nous permet de nous attaquer à ce qui semble impossible.

Tout ceci sera pourtant vain si nous négocions mal le virage de l’ouverture. Il nous faut donc nous pousser nous-mêmes en permanence. Est-ce que nous contribuons à des standards ouverts qui bénéficient à l’industrie ? Qu’est-ce qui nous empêche de rendre notre code open source ? Est-ce que nous donnons à nos utilisateurs davantage de valeur, de transparence et de contrôle ? Pratiquez l’ouverture autant que vous le pouvez et aussi souvent que possible, et si quelqu’un se demande si c’est la bonne stratégie, expliquez-lui pourquoi ce n’est pas simplement une bonne stratégie, mais la meilleure qui soit . Elle va transformer les entreprises et le commerce de ce tout début du siècle, et quand nous l’aurons emporté nous pourrons effectivement ré-écrire les topos des écoles de commerce pour les décennies à venir.

Un Internet ouvert transformera notre vie tout entière. Il aura le pouvoir d’apporter les informations du monde entier jusque dans le creux de la main de chacun et de donner à chacun le pouvoir de s’exprimer librement. Ces prédictions étaient dans un e-mail que je vous ai envoyé au début de cette année (repris ensuite dans un billet du blog) et qui vous décrivait ma vision du futur d’Internet. Mais maintenant je vous parle d’action, pas de vision. L’Internet ouvert a ses détracteurs, des gouvernements désirant en contrôler l’accès, des entreprises luttant dans leur intérêt exclusif pour préserver le statu quo. Ces forces sont puissantes et si elles réussissent, nous allons nous retrouver entravés dans un Internet fragmenté, stagnant, à coût élevé et à faible concurrence.

Nos compétences et notre culture nous offrent l’occasion et nous donnent la responsabilité d’empêcher que cela n’arrive. Nous croyons que la technologie a le pouvoir de répandre l’information. Nous croyons que l’information a le pouvoir d’améliorer les choses. Nous croyons que la majorité ne profitera de cette révolution que grâce à l’ouverture. Nous sommes des techno-optimistes confiants dans l’idée que le chaos de l’ouverture profite à tout le monde. Et nous nous battrons pour la promouvoir en toutes occasions.

L’ouverture l’emportera. Elle l’emportera sur Internet et gagnera par effet boule de neige beaucoup de domaines de notre vie. L’avenir des gouvernements est la transparence. L’avenir du commerce est l’information réciproque. L’avenir de la culture est la liberté. L’avenir de l’industrie du divertissement est l’interactivité. Chacun de ces futurs dépend de l’ouverture d’Internet.

En tant que chefs de produits chez Google, vous élaborez quelque chose qui nous survivra à tous, et personne ne sait dans quelles directions Google poursuivra son développement, ni à quel point Google va changer la vie des gens. Dans cette perspective, nous sommes comme notre collègue Vint Cerf, qui ne savait pas exactement combien de réseaux feraient partie de ce fameux « Internet » et qui l’a laissé ouvert par défaut. Vint a certainement eu raison. Je crois que le futur nous donnera raison aussi.

Notes

[1] Crédit photo : Zach Klein (Creative Commons By)




Google : numéro 1 mondial de l’open source ?

Austin Ziegler - CC by-saAh qu’il était doux et rassurant le temps de l’informatique à grand-papa où nous avions nos ordinateurs fixes qui se connectaient de temps en temps et où nous luttions avec confiance et enthousiasme contre le grand-méchant Microsoft !

Ce temps-là est révolu. Nous entrons dans une autre décennie et il se pourrait bien que le principal sujet de conversation de la communauté du logiciel libre dans les dix ans à venir ne soit plus Microsoft (symbole du logiciel propriétaire, j’ai mal à mes fichiers !) mais Google (symbole de l’informatique dans les nuages, j’ai mal à mes données personnelles !)[1].

Firefox, bouffé par Chrome ? Ubuntu, court-circuité par Chrome OS ? Le Web tout entier se transformant petit à petit en un fort joli Minitel 2.0 bourré de services Google à tous les coins de rue ? Ces différents scénarios ne relèvent pas forcément de la science-fiction.

Le problème c’est que nous n’avons plus un Microsoft en face d’une limpide ligne de démarcation. Le problème c’est que nous avons affaire à rien moins qu’au premier contributeur open source de la planète. Et cela rend légèrement plus complexe le positionnement…

La plus grande entreprise mondiale de l’open-source ? Google

World’s biggest open-source company? Google

Matt Asay – 16 septembre 2009 – Cnet news
(Traduction Framalang : Julien et Cheval boiteux)

Red Hat est généralement considérée comme la principale société open source de l’industrie, mais c’est une distinction dénuée de sens parce qu’elle est inexacte. Alors que les revenus de Red Hat proviennent des logiciels open source que la société développe et distribue, d’autres entreprises comme Sun, IBM et Google écrivent et contribuent en réalité à beaucoup plus de code open source. Il serait temps d’arrêter de parler d’entreprises open source et de revenir à l’importance du code open source.

L’open source est de plus en plus le socle sur lequel reposent les entreprises d’internet et du logiciel. Myspace a dernièrement fait des vagues en ouvrant les sources de Qizmt, un framework de calcul distribué (qui curieusement tourne sur Windows Server) qui active la fonction « Personnes que tu pourrais connaître » du site. Mais Myspace, comme l’a noté VentureBeat, n’a fait que rattraper la récente ouverture des sources de Tornado par Facebook.

Aucun d’eux ne le fait pour marquer des points auprès des utilisateurs branchés. S’ils le font, c’est motivé par leurs propres intérêts, qui nécessitent de plus en plus souvent d’inciter des communautés de développeurs à adopter et étendre leurs propres applications et services Web.

C’est également un moyen d’améliorer la qualité des logiciels. En adoptant les projets open source d’une entreprise, puis en l’étendant à travers ses propres logiciels open source, la qualité collective de l’open source est forte et croissante, comme le note Kit Plummer d’Accenture.

C’est cette compréhension de l’intérêt qu’il apporte et la qualité qui en découle qui a fait de l’open source une architecture essentielle pour potentiellement tous les logiciels commerciaux, ce qui signifie que Red Hat et d’autres entreprises qui ne font que de l’open source ne sont désormais plus le centre de cet univers.

Le noyau Linux est composé de 11,5 millions de lignes de code, dont Red Hat est responsable à hauteur de 12% (mesuré en termes de lignes de code modifiées). Même si l’on y ajoute le serveur d’applications JBoss Application Server (environ 2 autres millions de lignes de code) et d’autres projets Red Hat, on obtient toujours un total inférieur à d’autres acteurs.

Prenons Sun, par exemple. C’est le principal développeur derrière Java (plus de 6.5 millions de ligne de code), Solaris (plus de 2 millions de lignes de code), OpenOffice (environ 10 millions de lignes) et d’autres projets open source.

Ou bien IBM, qui a contribué à lui seul à 12,5 millions de lignes pour Eclipse, sans parler de Linux (6.3% du total des contributions), Geronimo, et un large éventail d’autres projets open source.

Google, cependant, est la société la plus intéressante de toutes, car elle n’est pas une entreprise de logiciels en soi. J’ai interrogé Chris DiBona, responsable des programmes open source et secteur public de Google, à propos des contributions de la société dans le domaine de l’open source (NdT : Cf Tout, vous saurez tout sur Google et l’Open Source sur le Framablog). Voici sa réponse :

Au bas mot, nous avons libéré environ 14 millions de lignes de code. Android dépasse les 10 millions de lignes, puis vous avez Chrome (2 millions de lignes, Google Web Toolkit (300 000 lignes), et aux alentours d’un projet par semaine sorti au cours des cinq dernières années. Vous avez ainsi quelques centaines d’employés Google qui patchent sur une base hebdomadaire ou mensuelle.

Si DiBona se garde bien de suggérer que Google soit devenu le premier contributeur open source (« disons que nous sommes parmi les premiers »), c’est néanmoins probablement le cas, en particulier lorsque l’on considère ses autres activités open source, incluant Google Code, l’hébergement du plus grand dépôt peut-être de projets open source, avec plus de 250 000 projets hébergés, dont au moins 40 000 sont actifs, sans parler de son Summer of Code. Après tout, les lignes de code, bien que fondamentalement utiles, ne sont pas nécessairement la meilleure mesure de la valeur d’une contribution à l’open source.

En fait, Patrick Finch de la fondation Mozilla estime que la meilleure contribution de Google à l’open source n’a probablement rien à voir avec l’écriture de nouveau code :

La plus grande contribution de Google à l’open-source n’est sans doute pas du code, mais de prouver que vous pouvez utiliser Linux à grande échelle sur des machines démarquées (NdT : whitebox hardware).

C’est une étape importante, et qui souligne le fait que le label « entreprise open source » est devenu quelque peu obsolète. Google ne se présente pas, à juste titre, comme une entreprise open source. L’open source fait simplement partie de leur stratégie pour distribuer des logiciels qui vont aider à vendre davantage de publicité.

Sun a tenté de se transformer en entreprise open source, mais une fois que son acquisition par Oracle aura été finalisée, cette dernière ne va certainement pas prendre ce label. Pas parce que c’est un mauvais label, mais simplement parce qu’il n’est plus pertinent.

Toutes les entreprises sont désormais des entreprises open source. Ce qui signifie aussi qu’aucune ne l’est. L’open source est simplement un élément parmi d’autres de la politique de développement et de croissance de ces entreprises, que l’on s’appelle Red Hat, Microsoft, Google ou Facebook.

Et étant donné que les entreprises du Web comme Google n’ont pas besoin de monétiser directement l’open source, on va en fait avoir l’occasion à l’avenir de voir encore plus de code open source émerger de la part de ces sociétés que ce qui a déjà été réalisé par ces traditionnelles « entreprises de logiciels open-source » que sont Red Hat, Pentaho ou MySQL.

Notes

[1] Crédit photo : Austin Ziegler (Creative Commons By-Sa)




Dis papa, c’est quoi une « œuvre culturelle libre » ?

CC - Approved for Free Cultural WorksQuelle est la différence graphique entre la page officielle de la licence Creative Commons By ou By-Sa et celles des autres licences de la famille Creative Commons, comme par exemple la By-Nc-Nd ?

Réponse : la présence pour les premières et l’absence pour les secondes du tampon virtuel « Approved for Free Cutural Works », créant ainsi une sorte de scission parmi les licences (on remarquera également que l’on passe du vert au jaune sur le bandeau des pages web).

Or, lorsque l’on clique sur ce tampon, on se retrouve sur le site FreedomDefined.org qui prend le risque de proposer une définition précise de ces « œuvres culturelles libres ».

C’est cette définition que nous avons reproduit ci-dessous et que nous vous proposons de commenter ensemble si vous le voulez bien (en admettant, provocation gratuite, que Facebook, Twitter et votre propre blog perso vous laissent encore le temps d’intervenir ailleurs que dans votre « egosphère »).

On remarquera qu’on est évidemment très proche du logiciel libre, et qu’une licence libre est nécessaire mais non suffisante.

Sur le même sujet, on pourra lire les deux billets suivants du Framablog : Privilégier la licence Creative Commons Paternité (CC BY) dans l’éducation et le plus ancien mais encore plus proche Qu’est-ce qu’une oeuvre culturelle libre ? (avec de vrais morceaux de délires Star Wars dedans).

Définition des œuvres culturelles libres (version 1.1)

URL d’origine du document

Sommaire

Ce document définit les « œuvres culturelles libres » comme des œuvres, travaux ou expressions qui peuvent librement être étudiés, appliqués, copiés et ou modifiés, par n’importe qui, pour n’importe quel usage. Ce document décrit également quelques restrictions possibles qui respectent ou protègent ces libertés fondamentales. La définition fait la distinction entre œuvres libres et licences libres, lesquelles peuvent être utilisées pour protéger juridiquement le statut d’une œuvre libre. La définition elle-même n’est pas une licence ; elle constitue un outil pour déterminer si une œuvre ou une licence peuvent être vues comme « libres ».

Préambule

Les avancées sociales et technologiques rendent possible, pour une part croissante de l’humanité, l’accès, la création, la modification, la publication et la distribution de différents types de travaux – artistiques, scientifiques et à visée pédagogique, logiciels, articles – bref : tout ce qui peut être représenté sous forme numérique. De nombreuses communautés se sont constituées pour jouir de ces nouvelles possibilités et créer quantité de travaux collectivement réutilisables.

La plupart des auteurs, quel que soit leur champ d’activité et indépendamment de leur statut d’amateur ou de professionnel, ont tout intérêt à favoriser un écosystème dans lequel les œuvres peuvent être diffusées, réutilisées et dérivées de manière créative. Plus il est facile de réutiliser et de dériver des œuvres, plus notre culture s’enrichit.

Pour garantir un fonctionnement harmonieux de cet écosystème, les travaux pour lesquels il existe un ou des auteurs reconnus devraient être libres, et par liberté nous entendons :

  • la liberté d’utiliser l’œuvre et de jouir des avantages à en user
  • la liberté d’étudier l’œuvre et de mettre en œuvre le savoir que l’on en tire
  • la liberté de faire et de redistribuer des copies, de l’ensemble ou d’une partie de l’information ou de l’expression
  • la liberté de modifier ou d’améliorer, et de distribuer les œuvres dérivées

Si les auteurs ne font aucune démarche particulière, leurs œuvres sont automatiquement protégées par les lois existantes sur le droit d’auteur, ce qui a pour conséquence de limiter sévèrement ce que le public peut et ne peut pas en faire. Les auteurs peuvent rendre leurs œuvres libres en choisissant l’un des différents documents légaux que sont les licences. Pour un auteur, choisir de placer son travail sous une licence libre ne signifie pas qu’il perd tous ses droits sur l’œuvre, mais qu’il laisse à tout le monde les libertés listées ci-dessus.

Il est important que toute œuvre se prétendant libre fournisse, en pratique et sans aucun risque, les libertés ci-dessus mentionnées. C’est pourquoi nous donnons ci-dessous une définition de la liberté précise, pour les licences et les travaux attribuables à un ou plusieurs auteurs.

Caractérisation des œuvres culturelles libres

Ceci constitue la définition des œuvres culturelles libres ; lorsque vous décrivez votre œuvre, nous vous encourageons à faire référence à cette définition, par exemple de la manière suivante : « ceci est une œuvre sous licence libre, telle que définie par la définition des œuvres culturelles libres ». Si vous n’aimez pas le terme « d’œuvre culturelle libre », vous pouvez utiliser le terme générique de « contenu libre », ou sinon faire référence à l’un des mouvements existants (en anglais) dont l’objet est de spécifier des droits similaires dans des contextes spécifiques. Nous vous encourageons également à utiliser les logos et boutons pour les œuvres culturelles libres (en anglais), qui sont placés dans le domaine public.

Soyez bien conscient qu’une telle caractérisation ne confère pas en pratique les droits décrits dans la définition ; pour que votre travail soit réellement libre, il doit être placé sous l’une des licences (en anglais) culturelles libres ou être placé dans le domaine public.

Nous vous recommandons de ne pas utiliser d’autres termes pour caractériser des œuvres culturelles libres où la définition des libertés ne serait pas clairement exprimée, comme « contenu ouvert (Open Content) » ou « accès ouvert (Open Access) ». Ces désignations sont souvent employés pour désigner des contenus qui sont disponibles sous des termes "moins restrictifs" que ceux des lois existantes sur le droit d’auteur, voire même pour désigner des travaux qui sont juste « disponibles sur le Web ».

Définition des licences culturelles libres

Les licences sont des instruments légaux par lesquels le détenteur de certains droits légaux peut transférer ces droits à des tiers. Les licences culturelles libres n’enlèvent aucun droit — leur utilisation est toujours optionnelle, et lorsqu’elle est choisie, elle accorde des libertés que le droit de la propriété intellectuelle seul n’octroie pas. Quand elle est choisie, elle ne limite ni ne réduit jamais les exceptions existantes au droit d’auteur.

Libertés fondamentales

Pour être reconnu comme « libre » par cette définition, une licence doit accorder les libertés suivantes sans limitation :

  • La liberté d’utiliser et de représenter l’oeuvre : Le tiers doit être autorisé à faire n’importe quel utilisation, privée ou publique, de l’oeuvre. Pour le type d’oeuvre concerné, cette liberté doit comprendre toutes les utilisations dérivées (« droits voisins ») telles que la représentation ou l’interprétation de l’oeuvre. Il ne doit y avoir aucune exception liée, par exemple, à des considérations politiques ou religieuses.
  • La liberté d’étudier l’oeuvre et d’en utiliser les informations : Le tiers doit être autorisé à examiner l’oeuvre et à utiliser le savoir acquis grâce à l’oeuvre de quelque façon que ce soit. La licence ne peut pas, par exemple, limiter la « rétro-ingénierie ».
  • La liberté de distribuer des copies : Des copies de l’oeuvre peuvent être vendues, échangées ou offertes gratuitement, comme partie d’une oeuvre plus grande, d’un recueil, ou seules. Il ne doit y avoir aucune limite dans la quantité d’informations qui peut être copié. Il ne doit y avoir aucune limite non plus au regard de qui peut copier les informations ou du support sur lequel l’information peut être copiée.
  • La liberté de distribuer des travaux dérivés : De façon à donner à chacun la possibilité d’améliorer l’oeuvre, la licence ne doit pas limiter la liberté de distribuer une version modifiée (ou, pour les oeuvres physiques, une oeuvre dérivée d’une façon ou d’une autre de l’original), quelque soit le but et le dessein de telles modifications. Néammoins, certaines restrictions peuvent être prévues pour protéger ces libertés fondamentales ou le droit de paternité des auteurs (voir ci-dessous).
Restrictions possibles

Toutes les restrictions à l’utilisation ou la distribution d’oeuvres n’entravent pas ces libertés fondamentales. En particulier, les exigences de reconnaissance de la filiation entre l’auteur et son oeuvre, de collaboration symétrique (par exemple le « copyleft »), et de protection des libertés fondamentales sont considérées comme des restrictions autorisées.

Définition des oeuvres culturelles libres

Pour être considérée libre, une oeuvre doit être placée sous une licence culturelle libre, ou son status légal doit garantir les mêmes libertés fondamentales énoncées plus haut. Néammoins, ceci n’est pas une condition suffisante. En effet, une oeuvre peut être non libre d’une autre manière qui limite les libertés fondamentales. Voici les conditions supplémentaires pour qu’une oeuvre soit considérée comme libre :

  • Disponibilité des données sources : Quand une oeuvre finale a été obtenue par la compilation ou le traitement d’un fichier source ou de plusieurs fichiers source, toutes les données sources concernés doivent être disponibles avec l’oeuvre sous les mêmes conditions. Ces données sources peuvent être la partition d’un morceau de musique, les modèles utilisés dans une scène en 3D, les données d’une publication scientifique, le code source d’un programme informatique, ou tout autre information du même type.
  • Utilisation d’un format libre : Pour les fichiers numériques, le format dans lequel l’oeuvre est diffusée ne doit pas être protégée par un brevet, sauf si une autorisation pour tous pays, illimitée, irrévocable et gratuite est donnée pour utiliser la technologie brevetée. Bien que des formats non-libres puissent parfois être utilisés pour des raisons pratiques, un format libre doit être disponible pour que l’oeuvre soit considérée libre.
  • Pas de limites techniques : L’oeuvre doit être disponible sous une forme dans laquelle aucune mesure technique n’est utilisée pour limiter les susdites libertés.
  • Aucune autre restriction ou limitation : L’oeuvre en elle-même ne doit pas être couverte par des restrictions légales (brevets, contrats, etc.) ou d’autres limitations (telle que celles protégeant la vie privée) qui limiteraient les susdites libertés. Une oeuvre peut utiliser les exceptions légales existantes au droit d’auteur (de façon à citer des oeuvres sous copyright) ; néammoins, seules les parties de celle-ci qui sont clairement libres constituent une oeuvre libre.

En d’autres termes, dès lors que l’utilisateur d’une oeuvre ne peut pas exercer légalement ou en pratique ses libertés fondamentales, l’oeuvre ne peut être considérée et ne doit pas être appelée « libre ».




La guerre du Web, par Tim O’Reilly

Phault - CC byUn article majeur de l’un des gourous de la Toile, qui met le doigt là où ça peut faire bientôt très mal.

Hubert Guillaud, nous le présente ainsi sur l’agrégateur Aaaliens :

« Tim O’Reilly revient sur la guerre du Web : entre Facebook qui ne transforme par les liens en hyperliens, Apple qui rejette certaines applications menaçant son coeur de métier… Tim O’reilly répète depuis longtemps qu’il y a deux modèles de systèmes d’exploitation de l’Internet : celui de « l’anneau pour les gouverner tous » et celui des « petites pièces jointes de manières lâche », le modèle Microsoft et le modèle Linux.

Allons-nous vers le prolongement du modèle du Web interopérable ? Ou nous dirigeons-nous vers une guerre pour le contrôle du Web ? Une guerre des plateformes (Google, Apple, Facebook…) ? Il est temps pour les développeurs de prendre position : si l’on ne veut pas rejouer la guerre des PC ou celle des navigateurs, il faut prendre fait et cause maintenant pour les systèmes ouverts ! »

La guerre du Web aura-t-elle lieu ?[1] La réponse dépend aussi de la capacité qu’aura « la communauté du Libre » à diffuser et défendre ses valeurs et ses idées.

On notera au passage un étonnante prédiction finale sur Microsoft, notre futur allié de circonstance !

La guerre du Web

The War For the Web

Tim O’Reilly – 16 novembre 2009 – O’Reilly Radar
(Traduction Framalang : Olivier Rosseler et Goofy)

Vendredi dernier, mon dernier message sur Twitter a également été publié automatiquement sur Facebook, comme d’habitude. À un détail près : le lien que contenait le message n’était plus actif, comme l’a remarqué Tom Scoville.

En fait, il est loin d’être le seul à l’avoir remarqué. Dès samedi matin, Mashable publiait un article à ce sujet : Facebook retire vos liens Twitter.

Si vous publiez des liens Web (Bit.ly, TinyURL) sur votre compte Twitter et que par le biais d’une application Twitter-Facebook vous les partagez également sur Facebook, ils perdent leur caractère d’hyperliens. Vos amis devront copier et coller l’adresse dans leur navigateur pour qu’ils fonctionnent.

Si Facebook tente d’améliorer son ergonomie, c’est une curieuse décision : il vaudrait mieux que ça soit juste un bogue, nous avons donc contacté Facebook pour en savoir plus. Toujours est-il que tout le site est affecté, et pas seulement vous.

Il se trouve que ce ne sont pas uniquement les liens postés depuis Twitter qui étaient affectés. Tous les liens externes ont été temporairement désactivés si les utilisateurs ne les avaient pas clairement ajoutés avec la fonction « Joindre ». Sur Facebook j’ai essayé de poster un lien direct vers ce blog dans mes nouveautés, mais le résultat est le même : les liens n’étaient plus automatiquement cliquables. Le premier lien de cet article renvoie à une image illustrant ma tentative.

Le problème a été rapidement résolu, les liens apparaissent à nouveau cliquables. On a dit que c’était un bogue, mais certains mettent évidemment cette explication en doute, surtout compte tenu des efforts de plus en plus visibles de Facebook pour prévenir les gens qu’ils quittent Facebook pour se rendre sur le grand méchant Internet.

Tout cela part d’un bon sentiment, je n’en doute pas. Après tout, Facebook met en place un meilleur contrôle de la vie privée, pour que les utilisateurs puissent mieux gérer la visibilité de leurs informations et la visibilité universelle qui fait loi sur le Web n’est pas forcément la mieux adaptée aux informations postées sur Facebook. Mais ne nous voilons pas la face : Facebook est un nouveau type de site Web (ou une ancienne version largement reliftée), un monde à part, avec ses propres règles.

Mais ça ne concerne pas que Facebook.

L’iPhone d’Apple est l’appareil connecté le plus à la mode et, comme Facebook, même s’il est connecté au Web, il joue avec ses propres règles. N’importe qui peut créer un site Web ou offrir une nouvelle application pour Windows, Mac OS X ou Linux, sans demander la permission à qui que ce soit. Vous voulez publier une application pour iPhone ? Il vous faudra obtenir l’approbation d’Apple.

Mais il y a une lacune flagrante : n’importe qui peut créer une application Web et les utilisateurs peuvent y accéder depuis leur téléphone. Mais ces applications connaissent des limitations : toutes les fonctionnalités du téléphone ne leur sont pas accessibles. HTML5 aura beau innover autant qu’il veut, les fonctionnalités principales du téléphone resteront hors de portée de ces applications sans la permission d’Apple. Et si l’on s’en réfère à l’interdiction de Google Voice sur iPhone il y a quelques temps, Apple n’hésite pas à interdire les applications qui menacent leur cœur d’activité et celui de ses partenaires.

Et ce n’est pas tout, une autre salve a été tirée contre les règles tacites d’interopérabilité du Web : Rupert Murdoch menace de retirer le Wall Street Journal de l’index de Google. Même si, de l’avis général, ce serait du suicide pour le journal, des voix contraires s’élèvent pour insister sur l’influence qu’à Murdoch. Pour Mark Cuban, Twitter a maintenant dépassé les moteurs de recherche pour ce qui est des informations en temps réel. Jason Calacanis va même plus loin, quelques semaines avant les menaces de Murdoch, il suggérait déjà que pour porter un gros coup à Google il faudrait que tous les groupes de radio/presse/télévision devraient bloquer Google et négocier un accord d’exclusivité avec Bing pour ne plus apparaître que dans l’index de Microsoft.

Évidemment, Google n’encaisserait pas sans broncher et signerait également des accords de son côté, on assisterait alors à une confrontation qui ferait passer la guerre des navigateurs des années 90 pour une petite bagarre de cours d’école.

Je ne suis pas en train de dire que News Corp et les autres groupes d’information devraient adopter la stratégie prônée par Jason, ni même qu’elle fonctionnerait, mais je vois une se profiler une période de concurrence meurtrière qui pourrait être très néfaste à l’interopérabilité du Web telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Si vous suivez mes commentaires sur le Web 2.0 depuis le début, vous savez que je pense que nous sommes engagés dans un projet à long terme dont la finalité est le système d’exploitation Internet (jetez un œil au programme de la O’Reilly Emerging Technology Conference de 2002 (pdf)). Je soutiens depuis des années qu’il y a deux modèles de systèmes d’exploitation, que je décris comme "Un anneau pour les gouverner tous" et "Des petits morceaux faiblement coordonnés", ce dernier étant illustré par une carte d’Internet.

Dans le premier : malheur au vaincu, c’est le monde que nous avons connu avec Microsoft Windows et le PC, un monde où priment la simplicité et l’accessibilité, mais où le choix de l’utilisateur et du développeur sont réduits au bon vouloir du fournisseur de système d’exploitation.

Le second est une système d’exploitation qui fonctionne comme Internet lui-même, comme le Web et comme les systèmes d’exploitation Open Source comme Linux : un monde certes moins raffiné, moins contrôlé, mais un monde qui est par essence novateur car chacun peut apporter ses idées sans avoir à demander la permission à qui que ce soit.

J’ai déjà expliqué les tentatives des grands pontes comme Facebook, Apple et News Corp de grignoter le modèle « des petits morceaux faiblement coordonnés » de l’Internet. Mais peut-être que le plus grand danger réside dans les monopoles qu’a engendré l’effet réseau du Web 2.0.

Je ne cesse de répéter, à propos du Web 2.0, qu’il s’appuie sur un système auto-entretenu : plus il y a d’utilisateurs, plus l’expérience est intéressante. C’est un système qui tend naturellement vers des monopoles.

Nous nous sommes donc habitués à un monde où un seul moteur de recherche domine, où une seule encyclopédie en ligne domine, un seul cyber-marchand, un seul site d’enchères, un seul site de petites annonces dominent, et nous avons été préparés à un monde où un seul réseau social dominera.

Mais qu’advient-il lorsqu’une de ces entreprises, profitant de son monopole naturel, tente de dominer une activité connexe ? C’est avec admiration et inquiétude que j’ai observé Google utiliser sa mainmise sur la recherche pour tenter d’étendre son emprise sur d’autres activités concentrées sur les données. Le service qui m’a mis la puce à l’oreille était la reconnaissance vocale, mais c’est vraiment les services de géolocalisation qui ont eu le plus gros impact.

Il y a de cela quelques semaines, Google a lancé une application de navigation GPS gratuite pour les téléphones Android. Pour les clients c’est génial puisque auparavant ils devaient opter pour un GPS dédié ou des applications pour iPhone hors de prix. Mais il faut aussi y voir la compétitivité que le Web a acquise et la puissance que Google a gagnée en comprenant que les données sont le nouveau "Intel Inside" de la nouvelle génération d’applications pour ordinateurs.

Nokia a allongé 8 milliards de dollars pour NavTeq, leader de la navigation routière. Le fabricant de GPS TomTom a quant à lui payé 3,7 milliards de dollars pour TeleAtlas, numéro deux du secteur. Google développe un service équivalent dans son coin pour finalement l’offrir gratuitement… mais à ses seuls partenaires. Tous les autres doivent encore payer de lourdes redevances à NavTeq et TeleAtlas. Google va même plus loin puisqu’il y ajoute ses propres services, comme Street View.

Mais surtout, les camps sont maintenant bien établis entre Apple et Google (ne ratez pas l’analyse de Bill Gurley à ce sujet). Apple domine l’accès au Web mobile avec son appareil, Google contrôle l’accès à l’une des applications mobiles les plus importantes et limite son accès gratuit aux seuls terminaux Android pour l’instant. Google ne fait pas des merveilles que dans le domaine de la recherche, mais aussi en cartographie, en reconnaissance vocale, en traduction automatique et dans d’autres domaines adossés à des bases de données intelligentes phénoménales que seuls quelques fournisseurs peuvent s’offrir. Microsoft et Nokia disposent également de ces atouts, mais eux aussi sont en concurrence directe avec Apple et, contrairement à Google, leur économie repose sur la monétisation de ces atouts, pas sur la gratuité du service.

Il se peut qu’ils trouvent un moyen de co-exister pacifiquement, et dans ce cas nous pourrions continuer à jouir du Web interopérable que nous connaissons depuis deux décennies. Mais je parierais plutôt sur l’effusion de sang. Nous sommes à la veille d’une guerre pour le contrôle du Web. Au fond, c’est même plus que ça, c’est une guerre contre le Web en tant que plateforme interopérable. Nous nous dirigeons plutôt vers la plateforme Facebook, la plateforme Apple, la plateforme Google, la plateforme Amazon, les grandes entreprises s’étripant jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une.

C’est maintenant au développeur de s’affirmer. Si vous ne voulez pas voir l’histoire se répéter comme pour les PC, pariez sur les systèmes ouverts. N’attendez pas qu’il soit trop tard.

PS : Une prédiction : Microsoft sera le grand défenseur du Web ouvert, encourageant l’interopérabilité des services Web, tout comme IBM est devenu l’entreprise soutenant le plus Linux.

Je parlerai de ce sujet lors de mon discours d’introduction à la Web 2.0 Expo à New York mardi. J’espère vous y rencontrer.

Notes

[1] Crédit photo : Phault (Creative Commons By)




Méfions-nous du Fauxpen Source !

Stevoarnold - CC byEt si le plus grand danger qui guettait désormais le logiciel libre n’était pas exogène mais endogène ?

Si, comme le pensent certains, ce n’était plus le logiciel propriétaire qui menace, mais une dilution des valeurs et de la culture du logiciel libre dans une soupe open source de… confusion et d’opacité, au grand dam de l’utilisateur qui ne serait plus alors acteur potentiel d’une communauté ?

On aurait même inventé une expression pour caractériser ces logiciels aux processus de développement privés et fermés qui, et je caricature à dessein[1], finissent par n’avoir d’open source que la licence : les « fauxpen source ».

Personnellement j’aime beaucoup ce néologisme. Il a été inventé par Phil Marsosudiro le 2 mai 2009 au cours d’une soirée (arrosée ?) quelque part en Caroline du Nord. Comment le sais-je ? Parce que je me suis rendu sur le site, ou plutôt la page, fauxpensource.org pardi !

Et il est repris ici par Matt Asay[2] dont je ne partage pas forcément l’optimisme (et les contradictions) mais qui évoque une problématique dont nous n’avons pas fini d’entendre parler.

Quand l’open source ne l’est pas assez (open)

When open source isn’t (open enough)

Matt Asay – 10 novembre 2009 – CNET News (The Open Road)
(Traduction Framalang : Yonnel et Cheval boiteux)

Certains logiciels open source ne sont peut-être pas assez ouverts. Alors que « open source » fait référence à la licence sous-jacente au logiciel et à son adhésion à la définition de l’open source, on trouve de nombreux exemples de projets open source qui offrent une licence ouverte mais un processus de développement relativement fermé.

On a appelé cela « fauxpen source », ou pire encore, mais nous devons peut-être nous y habituer. Cela semble être la nouvelle norme du développement open source. Seules les fondations open source comme Eclipse, Apache Software Foundation et Mozilla semblent en mesure d’y échapper totalement.

Java est souvent cité comme exemple emblématique de « fauxpen source ». Lundi, le directeur technique de SAP, Vishal Sikka, a appelé de ses vœux un processus plus ouvert pour le développement de Java, mettant en avant que Sun exerce un contrôle trop strict sur le développement de Java. C’est un reproche qui mine la communauté Java depuis des années.

Et Java n’est pas le seul. Si Google s’attire les compliments pour ses investissements dans l’open source, certains n’hésitent pas à prétendre que Google garde une communauté Android fermée. Le même genre de plaintes a vu le jour à propos de la gestion de Chrome et de Chrome OS.

Même Red Hat, la quintessence des entreprises open source, est d’abord connue pour ce qu’elle distribue, pas pour ce qu’elle développe. Red Hat, bien sûr, travaille aux côtés d’IBM et d’autres développeurs salariés ou indépendants à l’écriture du noyau Linux, et publie scrupuleusement ses logciels sous licences open source. Mais lorsqu’il s’agit du développement de sa distribution Red Hat Enterprise Linux, de son middleware JBoss ou d’autres technologies (par ex. KVM), bonne chance si vous voulez trouver des contributions externes significatives.

MySQL ? C’est grosso modo la même chose. L’entreprise (maintenant Sun Microsystems) fait virtuellement tous ses développements en interne, ce qui est vrai pour chaque entreprise privée open source qui me vient en tête. C’est une des raisons pour lesquelles Richard Stallman n’a pas à rougir de s’inquiéter de l’avenir de MySQL, même si c’est sa licence GPL préférée qui est utilisée.

La source est peut-être open, mais le processus pas nécessairement.

Il y a de très bonnes raisons pour que Google, Red Hat, MySQL et d’autres agissent de la sorte sur leurs efforts de développement open source. Ils sont responsables, fiscalement et légalement, devant leurs clients, et doivent être en capacité de garantir qualité et sécurité. On peut comprendre qu’ils exercent un certain contrôle pour s’assurer que les produits qu’ils distribuent protègent l’intégrité de leur marque.

Toutefois ceci témoigne d’un réel fossé entre « l’open source » en tant que licence et « l’open source » en tant que mode de développement et de distribution de logiciels complètement transparent. Le premier modèle est simple à mettre en place, le second beaucoup moins et demande une réelle volonté de la part de l’éditeur.

Les entreprises qui semblent mieux réussir sont celles qui ne comptent pas sur un retour sur investissement direct avec les logiciels libres. En d’autres termes, si vous ne vendez pas de l’open source, il est plus facile d’être ouvert. Doc Searls exprime cela de manière tout à fait pertinente quand il dit que « vous gagnez de l’argent grâce à (l’open source), pas de l’open source ».

Les exemples ne manquent pas. IBM en est un, Google également, bien que je sois d’accord avec ceux qui le critiquent car il peut assurément mieux faire. On peut également citer Facebook, Oracle et quelques autres.

À l’avenir, je pense que nous allons voir cette « fauxpen source » décliner, les entreprises séparant clairement leurs efforts dans l’open source et leurs modèles de ventes. L’open source peut offrir une plate-forme directe de gains, mais ce n’est pas le meilleur moyen pour véritablement générer de l’argent. Pas pour la plupart des entreprises en tout cas.

Notes

[1] Crédit photo : Stevoarnold (Creative Commons By)

[2] Pour un aller plus loin on pourra parcourir ce billet similaire de Philippe Scoffoni que je découvre à l’instant. Il y évoque « l’open source Canada Dry » et la tentation d’un « open source washing ». Extrait : « Faire de l’open source en mode licence est relativement facile alors que le faire en mode communautaire est une tout autre chose (…) les éditeurs qui font le choix de l’open source pour la licence cherchent donc avant tout à profiter de l’effet de mode et à monétiser ce qui apparaît aujourd’hui comme un avantage concurrentiel par rapport au modèle propriétaire ».