Framaconfinement semaine 3 – Ralentir pour ne pas s’épuiser

Et oui, c’est encore moi (Angie) qui m’y colle pour vous raconter cette troisième semaine de confinement ! Je prends vraisemblablement goût à vous raconter nos petites aventures ! Même si c’est toujours un peu douloureux pour moi de me lancer, c’est aussi un moyen de prendre de la hauteur, comme pyg l’a magnifiquement expliqué dans son dernier article.

En parlant de syndrome de la page blanche, je viens de découvrir qu’il y avait un terme technique pour cela : la leucosélophobie. Moi qui était déjà atteinte d’ochlophobie, me voilà dotée d’une nouvelle pathologie ! Décidément cette période de confinement nous en apprend beaucoup sur nous-mêmes !

Alors, je me force un peu, c’est pas toujours facile, mais en tant qu’ancienne bibliothécaire, j’ai à cœur de documenter ce que nous vivons : c’est dans mon ADN de laisser des traces. Dans quelques années, ces articles nous permettront de mieux saisir comment nous avons réagi et géré collectivement et individuellement cette situation exceptionnelle.

L’accès à l’ensemble de nos articles « framaconfinement » : https://framablog.org/category/framasoft/framaconfinement/

Travailler moins pour travailler mieux

Pour moi, cette troisième semaine a en fait commencé dès le dimanche 29 mars quand j’ai envoyé un mail à pyg lui indiquant que je me sentais épuisée et que je ne me sentais pas de continuer au rythme que nous avions eu ces deux premières semaines de confinement. La première semaine était incroyable : des sollicitations de partout, de chouettes projets à soutenir et à mettre en place, bref j’étais dans une dynamique hyper positive. La charge de travail avait considérablement augmenté mais ce n’était pas pour moi un problème au regard du contexte. Durant la seconde semaine, le rythme a continué à être le même : il fallait réagir vite, coordonner beaucoup d’initiatives, gérer toutes les sollicitations que nous recevions. Et ça a été trop pour moi, ce qui fait que j’ai été incapable de quoi que ce soit le week-end qui a suivi. J’ai passé mon dimanche au fond de mon canapé à demander à mon cerveau d’arrêter de tourner, mais en vain. Je me suis sentie submergée.

C’est une chance de travailler dans une association où en tant que salarié⋅es, nous pouvons exprimer comment nous ressentons les choses. Et c’est une chance d’être écouté⋅es ! Dès le lundi matin, pyg m’a appelée et a validé le fait que j’adapte mon rythme de travail si j’en avais besoin. Lors de la réunion hebdomadaire de l’équipe salariée, nous avons échangé collectivement sur comment chacun⋅e pouvait vivre au mieux cette période particulière, l’important étant avant tout notre bien-être individuel. C’est sûrement une banalité de le dire, mais quand on va bien, on travaille mieux. L’équipe salariée s’est montrée plus qu’à la hauteur du « challenge » des 2 premières semaines. Cette prise de température collective a mis en évidence que je n’étais pas la seule dans cette situation. Le confinement est une épreuve douloureuse pour tout le monde, et plus ou moins bien vécue par les un⋅es ou les autres. Plusieurs de mes collègues ont elleux aussi exprimé leur volonté d’adapter leurs rythmes de travail.

Et le discours a été clair : faites du mieux que vous pouvez tout en vous préservant au maximum. Un message a été envoyé à notre comité RH pour lui faire la proposition suivante : que pour le mois d’avril, chaque salarié⋅e soit rémunéré⋅es à 100% mais puisse, si iel le souhaite, réajuster ses horaires afin de pouvoir gérer au mieux l’angoisse, le stress, la fatigue, ou tout simplement les tâches quotidiennes générées par le confinement. En effet, s’obliger à être présent de 8h à 18h face à un écran quand on a un coup de déprime, quand on a besoin de 2h pour aller faire des courses, ou tout simplement si on a envie de « s’éloigner d’internet », semble totalement contre-productif. Et, vous vous en doutez, notre comité RH a validé cette proposition. Merci à elleux de leur compréhension !

Cette image trouvée au gré de mes pérégrinations sur Twitter m’a beaucoup parlé !

Quand je pense à toutes les personnes que je connais qui se retrouvent en situation de télétravail sans avoir des horaires et des outils adaptés et devant en plus gérer leurs enfants toute la journée, je me dis que je suis vraiment chanceuse. Certain⋅es m’ont même indiqué qu’iels travaillaient avant le lever et après le coucher de leurs enfants. Je n’imagine même pas dans quel état d’épuisement iels doivent être. Et je leur envoie plein de bonne énergie pour faire face au mieux à cette situation.

 

On ne se tourne pas les pouces non plus 😉

Vous vous en doutez, ce n’est pas parce qu’on a décidé collectivement de ralentir qu’on est resté sans rien faire cette troisième semaine. Voici donc une petite liste à puces des activités réalisées :

[adm]

  • Traitement des tickets concernant les dons
  • Virement des salaires et des gratifications de nos stagiaires pour le mois de mars
  • Préparation de l’envoi des reçus fiscaux à tou⋅tes les donateur⋅ices
  • Pointage / lettrage des relevés bancaires

[tech]

  • Corrections de bugs sur Etherpad et Framapad
  • Mise en production d’Etherpad 1.8 sur l’instance hebdo
  • Mise à jour des instances du pool pour Framapad et Framatalk
  • Reprise du développement de PeerTube (maj des dépendances)
  • Reprise du développement de Mobilizon ( discussions au sein des groupes et intégration)
  • Débugages de Framaforms

[communication]

[interventions]

[relations publiques]

  • Échanges avec Marc Chantreux de Renater
  • Échanges avec Sylvain Lapoix de Datagueule
  • Échanges autour du projet Liiibre
  • Échanges avec Florence de Captain Fact
  • Échanges avec les admin d’une future instance PeerTube consacrée aux vidéastes Queer

[CHATONS]

Oui, c’est pas très sexy comme ça, et sûrement très incomplet… Mais ça donne une idée générale de tout ce qu’on a pu faire en cette troisième semaine de confinement.

 

Nos stagiaires sont formidables

Je me suis dit qu’on ne vous avait pas beaucoup parlé de nos quatre stagiaires dans ces journaux de confinement et que ce serait bien qu’on vous raconte un peu comment elleux vivent cela.

On a trouvé un nouveau générateur de GIF qui s’appelle Pulp-O-Mizer et c’est vachement classe !

Cette semaine, Lise, en stage à raison d’une seule journée par semaine depuis janvier, passe en stage à temps plein. Étudiante en licence pro Colibre, son stage porte sur l’animation de la communauté du CHATONS. C’est pour moi une grande aide car mon rôle de coordinatrice m’occupe habituellement un tiers de mon temps et plus de la moitié depuis l’entrée en confinement. La coordination de la mise en place d’entraide.chatons.org m’a particulièrement occupée ces deux dernières semaines. Lise s’est donc chargée de réaliser les visuels du site à partir du générateur de chatons de David Revoy, d’animer les comptes du collectif sur les médias sociaux et et s’est lancée dans l’enrichissement des contenus des fiches de présentation des logiciels sur la litière. Cet espace de documentation est une ressource essentielle, à la fois pour les membres du collectif, mais aussi pour tous les internautes qui recherchent de l’information sur ces outils. Un grand merci à elle pour l’aide apportée !

Arthur, notre stagiaire en deuxième année de Master Langues, littératures et civilisations étrangères et régionales / Parcours Traduction spécialisée, rédaction technique, localisation (les universités aiment décidément bien les noms hyper compliqués), passe depuis plusieurs semaines une grande partie de son temps à produire des sous-titres pour nos vidéos. Parce que j’avais intégré au premier module du MOOC CHATONS Internet : pourquoi et comment reprendre le contrôle ? la vidéo The Age of Surveillance Capitalism, une interview de Shoshana Zuboff en anglais qui dure plus d’une heure, on s’est dit que ce serait quand même plus aisé pour les non-anglophones d’avoir des sous-titres en français. Après avoir transcrit l’intégralité en anglais, il s’est attaqué à leur traduction en français. C’est un travail de fourmi, d’autant plus que le sujet est très technique ! Il a aussi en parallèle traduit la nouvelle version de la charte du CHATONS en anglais et en espagnol. Un grand merci à lui pour le taf réalisé !

Maiwann, qui est aussi membre de Framasoft, et qui n’est d’ailleurs pas vraiment en stage, mais en observation pour son master d’ergonomie au CNAM, analyse actuellement les activités de notre service de support pour en limiter la pénibilité. La première partie de son stage a consisté en l’observation des pratiques actuelles. En effet, afin de pouvoir proposer des améliorations, il est essentiel de passer par cette phase de diagnostic des pratiques. En contact régulier avec spf, en charge de cette mission de support au sein de l’association, ses observations vont lui permettre de passer dorénavant à l’analyse de la pratique pour fournir ensuite des pistes d’amélioration et des recommandations. Un grand merci à elle pour son investissement !

Quant à Théo, étudiant en cinquième année à l’INSA de Lyon au département Télécommunications, Services et Usages, son stage porte sur l’amélioration du service Framaforms. En effet, ce logiciel propulsé par le logiciel libre Drupal associé au module Webform a été développé il y a 4 ans par pyg mais n’avait pas évolué depuis, faute de temps. Plusieurs bugs nous avaient été remontés et Théo est donc en charge de les résoudre. Et il s’en sort vraiment bien le bougre ! Sa seconde mission est de trouver un moyen pour faciliter l’installation de Framaforms. En effet, les modalités d’installation et de configuration de cet outil ne sont pas très simples (et c’est un euphémisme), ce qui fait qu’à ce jour il existe peu d’instances de ce service en dehors de la nôtre. Alors qu’il connaissait très peu le logiciel Drupal au début de son stage, Théo a mis les mains dedans avec succès. Il rencontre quand même quelques difficultés du fait que certains modules Drupal utiles sur Framaforms ont eux aussi des bugs. Il a donc pris contact avec la communauté de développement de cet outil pour les lui faire remonter. En parallèle, il s’occupe de répondre à toutes les demandes d’aide que nous recevons à propos de ce service via notre formulaire de contact et intervient sur notre forum d’entraide. Un grand merci à lui pour son implication !

Framasoft, on l’a répété maintes et maintes fois, c’est d’abord une bande de potes. Lorsque nous acceptons des stagiaires, le défi est double : assurer un encadrement qui leur permette d’apprendre de leur stage, tout en accueillant ces stagiaires dans la bande de potes ! Et cette adelphité est d’autant plus importante ces temps-ci. On se serre les coudes, on prend des nouvelles les un⋅es des autres, on partage des trucs débiles sur notre outil de messagerie instantanée pour se donner le sourire et on prend soin de nous.




StopCovid : le double risque de la “signose” et du “glissement”

Nous sommes aujourd’hui très honoré⋅e⋅s de pouvoir publier cet article d’Hubert Guillaud. Depuis de nombreuses années, Hubert Guillaud publie des analyses précieuses autour du numérique sur le site InternetActu.net dont il est le rédacteur en chef (nous vous invitons vivement à découvrir ce site si vous ne le connaissiez pas, et pas seulement parce qu’il est soutenu par nos ami⋅e⋅s de la Fing).

Nous republions ici avec son accord un article initialement publié sur Medium, qui interroge les risques autour de l’application StopCovid.

C’est donc le troisième article que le Framablog publie aujourd’hui sur cette application. Le premier, traduit par le (fabuleux) groupe de traduction Framalang, reprenait les arguments en une dizaine de points de l’organisation AlgorithmWatch. Le second, rédigé par Christophe Masutti, administrateur de Framasoft et auteur de « Affaires Privées, au sources du capitalisme de surveillance », faisait le lien entre (dé)pistage et capitalisme de surveillance.

Pourquoi un troisième article, alors ? D’abord, parce qu’Hubert Guillaud prend le problème de StopCovid sous un autre angle, celui du risque de « faire de la médecine un travail de police », comme le dit l’écrivain Alain Damasio. Mais aussi parce qu’il pose clairement la problématique de notre acceptation de « solutions techniques », en tant qu’individu comme en tant que société. Cette acceptation est d’ores et déjà facilitée (préparée ?) par de nombreux médias grands publics qui présentent StopCovid comme une solution pour sortir plus vite du confinement, à grands coups de sondages auprès d’une population sur-angoissée et mal-informée. « Les algorithmes ne sont pas l’ennemi. Le vrai problème réside dans notre paresse à nous gouverner », nous dit la chercheuse Antoinette Rouvroy, citée dans cet article. Assurons nous de faire l’effort de ne pas être paresseux.

Accéder aux articles déjà publiés dans notre dossier StopCovid

 



L’application StopCovid sera donc basée sur le volontariat et le respect des données personnelles, comme l’expliquaient le ministre de la Santé, Olivier Véran, et le secrétaire d’État au numérique, Cédric O, au Monde. Très bien ! C’est la loi !, a rappelé la CNIL. L’application de pistage massif des Français sera chiffrée et les données complètement anonymisées complète Mediapart. Elle sera une “brique” de déconfinement parmi d’autres (qui n’ont pas été annoncées). On nous l’assure !

Soit ! Mais pour combien de temps ? Quelle sera la durée de cette assurance ? Que dirons-nous quand mi-mai, fin mai, mi-juin, nous n’aurons toujours ni masques ni tests en quantité suffisante (les autres “briques”, je suppose ?) ?

Le risque face à une absence de masques et de tests qui est là pour durer est que cette brique logicielle devienne un peu le seul outil à notre disposition pour “déconfiner”. Que StopCovid, de “brique incertaine” devienne le seul outil prêt à être utilisé, tout comme aujourd’hui l’attestation dérogatoire de déplacement est devenue le seul outil de maîtrise du confinement qu’on renforce d’arrêtés municipaux ou nationaux (quand ce n’est pas d’appréciations liberticides des agents) sans réelle motivation sanitaire (comme l’interdiction de courir ou de faire du vélo ou la fermeture des parcs ou pire encore des marchés : alors qu’on peut organiser des marchés voir des commerces non essentiels comme des accès aux espaces verts avec des règles de distanciations sociales). Et donc que tout le monde souhaite le renforcer : en le rendant peut-être obligatoire et pire peut-être en le rendant accessible au contrôle policier ! Et dans l’urgence et le dénuement, pour sortir d’une crise qui se révèle chaque jour plus dramatique, nul doute que nombreux seront prêt à s’y précipiter !

Le problème principal de StopCovid, c’est de ne reposer sur aucune science ! La seule étude disponible sur le sujet dans Science estime que ce type d’application doit accueillir 60% de la population pour être efficace et être associée à une politique de dépistage — dont nous ne disposons pas !

À Singapour, l’application TraceTogether, qui rassemblait 15% de a population, pourtant couplée au dépistage n’a pas suffi, comme le rappelle Olivier Tesquet pour Télérama ou Margot Clément depuis Hong Kong pour Mediapart : c’est certainement le signe (pas assez fort pourtant) que ce n’est pas une solution.

L’entrepreneur et spécialiste de l’intelligence artificielle Rand Hindi a très clairement exposé le fonctionnement d’une application de ce type, dans un thread sur Twitter !

Il semble y avoir beaucoup de confusion au sujet de l’efficacité et confidentialité de l’app #StopCovid. Je vais ici tenter d’expliquer la techno DP3T sous jacente et pourquoi dépendre du volontariat n’apportera pas les résultats espérés. #privacy #covid19 @cedric_o @olivierveran

— Rand Hindi (@randhindi) April 9, 2020

À lire ce thread (lisez-le !), chacun comprendra que la confidentialité des données ne devrait pas être le problème de cette application si elle respecte les développements prévus ! On semble plutôt là devant une technologie “privacy by design”, conçue pour préserver la vie privée ! Et le déploiement d’un outil aussi respectueux des individus devrait être salué ! Mais les bons points en matière technique ne suffiront pas à pallier les deux risques d’usages que masque StopCovid.

Le risque de la “signose” : “prendre le signal pour la chose” !

Comme s’en désespère la philosophe du droit Antoinette Rouvroy, le coeur du problème de nos outils d’analyse de données, c’est de relever bien plus d’une “signose” plutôt que d’une diagnose. Une signose consiste à “prendre le signal pour la chose”. C’est-à-dire transformer le signe (la barbe) en signal (la radicalisation) ! Souvenez-vous ! C’est le problème fondamental qui se cache dans les outils d’analyse automatisés et que dénoncent sans relâche nombre de spécialistes du sujet, comme la mathématicienne Cathy O’Neil ou Kate Crawford par exemple.

StopCovid transforme la proximité avec un malade (le signe) en signal (vous avez été infecté) pour déclencher une alerte nécessitant un traitement (confinement, test).

Image : illustration schématique du fonctionnement de StopCovid par LeMonde.fr.

Son inverse, la “diagnose”, elle transforme des symptômes (fièvre, test) en diagnostic (positif ou négatif) pour déclencher un traitement (confinement, prescription médicale, soins…).

Le problème de StopCovid comme d’autres solutions de backtracking proposées, c’est de transformer une notion de proximité en alerte. Or, être à proximité d’un malade ne signifie pas le devenir automatiquement ! La médecine a besoin de suivre et confiner les malades, ceux qu’ils contaminent et ceux qui les ont contaminés. Mais cela ne peut pas se faire sur la base de conjoncture, de corrélation, d’approximation, de proximité et de localisation.

Très souvent, le coeur des problèmes des systèmes réside dans les données utilisées et dans les décisions très concrètes qui sont prises pour décider ! Ici, tout le problème de cette proximité réside dans sa définition, sa qualification. Comment est définie la proximité par l’application ? Quelle durée ? Quelle distance ? Quelles conditions ? Quel contexte est pris en compte ? Et pour chacun de ces critères avec quelle précision et quelle fiabilité ? Pour reprendre les termes de Rand Hindi, le fait que Bob ait été à proximité d’Alice ne signifie pas qu’il ait été contaminé ! Si on ne peut pas apprécier les conditions de cette proximité, celle-ci risque d’être peu pertinente ou de déclencher beaucoup de faux positifs. Ou de refléter bien autre chose que l’exposition virus : des conditions sociales inégalitaires : une caissière de supermarché aura bien plus de chance de croiser un malade qu’un cadre qui va pouvoir continuer à limiter ses interactions sociales et ses déplacements. Pourtant, celle-ci est peut-être protégée par un plexiglas, des gants, des masques… des mesures de distanciation pris par son employeur : elle aura croisé des malades sans qu’ils la contaminent, quand le cadre aura pu croiser l’enfant d’un ami (sans téléphone) qui lui aura toussé dessus. Bref, StopCovid risque surtout de sonner bien plus pour certains que pour d’autres ! Toujours les mêmes !

En réduisant le contexte à une distance, à une proximité, StopCovid risque surtout d’être un outil approximatif, qui risque de renvoyer la plupart d’entre nous, non pas à notre responsabilité, mais à des injonctions sans sens. À nouveau, proximité n’est pas contamination : je peux avoir été dans la file d’attente d’un magasin à côté d’un malade ou avoir parlé à un ami malade en gardant les gestes barrières et sans avoir été infecté !

Le risque bien sûr, vous l’aurez compris, est que StopCovid produise énormément de “faux positifs” : c’est-à-dire des signalements anxiogènes et non motivés ! Dont il ne nous présentera aucun contexte : on ne saura pas ni qui, ni quand nous avons été à proximité d’un malade, donc incapable d’apprécier la situation, de lui rendre son contexte pour l’apprécier. Nous serons renvoyés à l’injonction du signal ! Sans être capable de prendre une décision informée (dois-je me confiner ? me faire tester — pour autant que ce soit possible !?).

En fait, quand on regarde un questionnaire d’enquête épidémiologique — par exemple, dans une forme très simple, prenons celui-ci proposé pour des cas de co-exposition au virus, on se rend compte que la proximité n’est pas le seul critère évalué. Les dates, les symptômes, l’état de santé de l’exposé, le degré de relation et sa description sont essentiels. Ils permettent notamment d’évaluer très vite un niveau de risque : faible, modéré ou élevé. Une enquête épidémiologique consiste à répondre à des questions sur ses relations, les lieux qu’on a fréquentés, les gens qu’on côtoie plus que ceux que l’on croise, ceux dont on est proche : qu’on touche et embrasse… L’important n’est pas que le questionnaire comme vous diront tous ceux qui mènent des enquêtes, c’est également la relation, la compréhension d’un mode de vie, d’un niveau de risque (respectez-vous les gestes barrières : assidûment ou pas du tout ?). Bref, l’important, c’est aussi d’introduire du rapport humain dans le suivi épidémique. Ce qu’une appli ne peut pas faire sauf, comme vous le diront leurs promoteurs, en collectant toujours plus de données, en étant toujours plus liberticides, pour qualifier toujours mieux le signe en signal !

Le risque des “glissements liberticides et discriminatoires” : de la contrainte à l’obligation !

Le risque c’est qu’en l’absence de tests, de masques (et cette absence va durer !), StopCovid devienne le seul recours d’une politique sanitaire de catastrophe. Le risque est — comme toujours — de “glisser” d’une signose à une politique. Ce que j’appelle “le glissement”, c’est le changement de finalité et l’évolution des autorisations d’accès. C’est le moteur de l’innovation technologique (une manière de pivoter dirait-on dans le monde entrepreneurial, c’est-à-dire de changer la finalité d’un produit et de le vendre pour d’autres clients que son marché originel). Mais le glissement est aussi le moteur de la surveillance, qui consiste bien souvent à transformer des fonctions simples en fonctions de surveillance : comme quand accéder à vos outils de télétravail permet de vous surveiller. Le risque du glissement consiste à faire évoluer dans l’urgence les finalités de l’application StopCovid, qu’elles soient logicielles ou d’usage. C’est ce dont s’inquiète (.pdf) très justement le comité consultatif national d’éthique en prévenant du risque de l’utilisation de l’application pour du contrôle policier ou du contrôle par l’employeur. Même inquiétude pour La Quadrature du Net et l’Observatoire des libertés numériques : le risque c’est qu’une “telle application finisse par être imposée pour continuer de travailler ou pour accéder à certains lieux publics”.

Or, il n’existe aucune garantie contre ces “glissements”… d’autant plus quand la colère et la crainte, la crise économique, le manque de tests et de masques, la durée du confinement, vont rendre le déconfinement encore plus pressant et l’exaspération encore plus réactive. Le risque le plus évident bien sûr est que votre employeur demande à voir votre application sur votre smartphone chaque matin ! Les commerçants, les bars, les policiers, les voisins… Que StopCovid devienne le “certificat d’immunité”, qu’évoquait dans son plan de déconfinement — tout à fait scandaleusement il me semble — la maire de Paris, Anne Hidalgo (sans compter qu’elle l’évoque comme un moyen de contrôle par l’employeur qu’elle représente, la Ville de Paris !). Le “glissement” le plus insidieux c’est que StopCovid devienne une application non pas obligatoire, mais injonctive. Que la santé de chacun soit à la vue de tous : employeurs, voisins, police ! Que nous devenions tous des auxiliaires de police plutôt que des auxiliaires de santé !

L’autre risque du certificat d’immunité, comme le souligne Bloomberg, c’est de faire exploser nos systèmes de santé par un déconfinement total, massif, calculé, où le seul sésame pour participer au monde de demain serait d’avoir survécu au virus ! Un calcul bien présomptueux à ce stade : Pourquoi ? Parce que pour l’instant, on évalue le nombre de Français immunisés par le virus à 10–15% pour les évaluations les plus optimistes, d’autres à 1,5 million soit seulement 2% de la population (et encore bien moins si on rapporte le taux de létalité de 0,37% au nombre de morts). Arriver à 60% d’immunité n’est pas le meilleur pari à prendre à court ou moyen terme !

Dans sa note (.pdf) (complète et intéressante) recensant les différentes techniques de pistage existantes, l’inénarrable Mounir Mahjoubi, ex-Secrétaire d’État au numérique, concédait un autre glissement : celui de l’obligation à utiliser une application comme StopCovid. Pour atteindre le taux d’usage de 60% de la population, Mahjoubi soulignait que “les autorités pourraient être ainsi être tentées de recourir à des mesures coercitives pour motiver l’installation”. Dans son analyse l’entrepreneur Rand Hindi arrivait à la même conclusion, en pire : rendre l’application obligatoire et faire que les autorités puissent accéder aux personnes qui reçoivent une alerte pour leur “appliquer” un confinement strict ! C’est-à-dire lever la confidentialité de l’état de santé, rien de moins.

L’application — pourtant “privacy by design” — n’est pas encore déployée que déjà on nous prépare aux glissements, autoritaires ou contraints ! Le risque bien sûr est de passer d’un contrôle des attestations à un contrôle de l’application ! Un élargissement continu de la pratique du contrôle par la police qui a tendance à élargir les dérives… Ou, pour le dire avec la force d’Alain Damasio : “faire de la médecine un travail de police”.

Le risque enfin c’est bien sûr de faire évoluer l’application par décrets et modification successive du code… pour finir par lui faire afficher qui a contaminé qui et quand, qui serait le meilleur moyen d’enterrer définitivement nos libertés publiques !

Le risque du glissement, c’est de croire qu’en lançant StopCovid nous pourrons toujours l’améliorer. C’est de croire, comme toujours avec le numérique, qu’il suffit de plus de données pour avoir un meilleur outil. C’est de continuer à croire en la surenchère technologique, sans qu’elle ne produise d’effets autres que la fin des libertés publiques, juste parce que c’est la seule solution qui semble rationnelle et qui s’offre à nous !

Le risque, finalement est de continuer à croire que l’analyse de mauvaises données fera pour moins cher ce que seule la science peut faire : mais avec du temps et de l’argent. Le risque, c’est de croire, comme d’habitude que le numérique permet de faire la même chose pour moins cher, d’être un soin palliatif de la médecine. On sait où cette politique de baisse des coûts nous a menés en matière de masques, de lits et de tests. Doit-on encore continuer ?

Le risque c’est de croire qu’une application peut faire le travail d’un médecin, d’un humain : diagnostiquer, traiter, enquêter, apaiser… Soigner et prendre soin. Le risque c’est de rendre disponible des informations de santé de quelque nature qu’elles soient en dehors du circuit de santé et de soin !

Faire de la science !

Face à cette crise, face aux défauts de l’industrie et de la mondialisation qu’elle a révélée tout cru, face à des flux trop tendus, à une compétition encore plus acharnée que jamais, et en attendant que l’industrie parvienne à nouveau à répondre à nos besoins mondiaux, notre seul recours reste la débrouille et la science ! La débrouille, car il risque de falloir faire longtemps avec ce qu’on a. Ou plutôt ce qu’on n’a pas : ni masques, ni tests, ni vaccins !

L’application ne soignera pas. Il va falloir retourner au contact ! Trouver les malades. Les diagnostiquer. Les traiter, enquêter pour remonter les contaminations. “Je ne sais pas faire porter un masque à un point” dit très justement l’épidémiologue Renaux Piarroux. Le confinement va nous donner un répit. Il va nous permettre de faire ce que nous aurions dû faire depuis le début : diagnostiquer et traiter, surveiller et isoler, enquêter pour trouver les personnes en contact… Pour cela, nous ne partirons pas de rien : nous avons Covidom et les techniques de l’enquête épidémiologique. Faire un lent et patient travail que le numérique ne peut pas faire. Modestement. Courageusement. Patiemment.

****

Le numérique ne peut pas tout ! Alors qu’on y a recours comme jamais depuis le confinement, cette crise nous montre que le numérique ne livre pas les produits des Drive, ni n’assure la continuité pédagogique. Il ne repère pas non plus les malades ni ne le soigne. Pour cela aussi, nous avons encore besoin des hommes, des femmes, des premiers de cordée, ceux qui sont aux avant-postes, ceux qui sont essentiels, les irremplaçables («la responsabilité suppose une exigence d’irremplaçabilité”, disait la philosophe Cynthia Fleury).

La fin du confinement est l’occasion d’un recommencement stratégique. Recommençons convenablement : suivons les cas, isolons-les, enquêtons sur leurs relations. Trouvons-les asymptotiques. Surveillons les températures. Testons si c’est possible ! Revenons-en à la science, c’est la seule qui ait fait ses preuves ! Faisons confiance à la débrouille et accueillons là au mieux.

Ce que nous devons garantir en tant que société : c’est que les informations de santé demeurent des informations de santé. Que l’état de chacun face au Covid n’a pas à être communiqué : ni aux entreprises, ni à la police, ni aux employeurs, ni aux voisins ! La santé doit rester à la médecine et la médecine ne doit pas devenir la police. Devant un homme malade, on ne doit pas mettre une application, mais bien un soignant.

Il va nous falloir accepter que tous nos remèdes contre le virus soient imparfaits, qu’aucun ne soit radical. Il va nous falloir apprendre à vivre avec les mauvaises herbes des coronavirus. Il va nous falloir faire avec, car nous n’aurons pas de solutions magiques et immédiates : ni tests à foison, ni masques, ni application magique !

Nous avons besoin de science, d’intelligence, de coopération et de réassurance. Il faut arrêter de terroriser les gens par des discours changeants, mais les aider à grandir et comprendre, comme le souligne, énervé, François Sureau. Ni les injonctions, ni la peur, ni le moralisme ne nous y aideront.

Une chose me marque beaucoup depuis le début de cette pandémie, c’est la colère et l’angoisse des gens, non seulement face à un confinement inédit, face à l’inquiétude d’une crise sans précédent qui s’annonce, mais surtout terrifié par la crainte de chopper ce terrible virus dont on leur parle en continu. Une inquiétude qui n’a cessé d’être aggravée par les injonctions contradictoires des autorités, par les changements de stratégies, les annonces démenties, les promesses non tenues, les retards dans les prises de décision… et plus encore les décisions infantilisantes, sans explications, voire prises en dépit du bon sens épidémique. Une population inquiète parce ce que nous savons que cette crise va durer longtemps et que nous n’avons aucune solution facile et immédiate à disposition. Une population angoissée par la perspective que la pandémie puisse faire 20 millions de morts sur la planète, 230 000 personnes en France (selon le taux de létalité de 0,37% : 230 000 morts, c’est ⅓ de la mortalité annuelle du pays — 600 000 morts par an). Une population rongée à l’idée de se retrouver seule et démunie à l’image de nos aînés, dont les derniers moments nous sont cachés, confisqués à leurs proches, d’une manière foncièrement inhumaine.

Nous avons besoin de décisions claires et sincères, d’explications qui aident à grandir et à comprendre. Nous en sommes loin ! Beaucoup trop loin ! Et j’avoue que de semaine en semaine, c’est ce qui m’inquiète le plus !

Hubert Guillaud




Prophètes et technologistes à l’ère de la suspicion généralisée

Aujourd’hui, Framatophe développe son analyse sur l’impasse technologique des solutions de pistage d’une population, et sur l’opportunité pour les gouvernements d’implanter une acceptation de la surveillance généralisée dans notre culture.

Accéder aux articles déjà publiés dans notre dossier StopCovid

 

À noter : cet article bénéficie désormais d’une version audio.
Merci à Sualtam, auteur de lectureaudio.fr pour cette contribution active.

L’accès à l’ensemble de nos articles « framaconfinement » : https://framablog.org/category/framasoft/framaconfinement/

 

Ha ! Le sacro-saint « révélateur ». À écouter et lire les médias, la pandémie Covid-19 que nous traversons aujourd’hui est censée « révéler » quelque chose, un message, un état d’esprit, l’avènement d’une prophétie. Et on voit proliférer les experts toutologues, devins des temps modernes, avatars des prédicateurs de l’An Mille, les charlatans de fin du monde. Loin des révélations, notre membre de la célèbre #teamchauve de Framasoft nous partage quelques réflexions autour des discours ambiants au sujet de la surveillance.

Les prophètes

Faire une révélation, nous dit le dictionnaire, c’est porter à la connaissance quelque chose qui était auparavant caché, inconnu. Et le pas est vite franchi : pour nos prêtres médiatiques, il est très commode de parler de révélation parce que si le divin à travers eux manifeste ce qu’eux seuls peuvent dévoiler au public (eux seuls connaissent les voies divines), il leur reste le pouvoir de décider soit de ce qui était auparavant caché et doit être dévoilé, soit de ce qui était caché et n’est pas censé être dévoilé. Bref, on refait l’histoire au fil des événements présents : la sous-dotation financière des hôpitaux et les logiques de coupes budgétaires au nom de la rigueur ? voilà ce que révèle le Covid-19, enfin la vérité éclate ! Comment, tout le monde le savait ? Impossible, car nous avions tous bien affirmé que la rigueur budgétaire était nécessaire à la compétitivité du pays et maintenant il faut se tourner vers l’avenir avec ce nouveau paramètre selon lequel la rigueur doit prendre en compte le risque pandémique. Et là le prêtre devient le prophète de jours meilleurs ou de l’apocalypse qui vient.

Pourquoi je raconte tout cela ? Je travaille dans un CHU, les politiques de santé publiques me sont quotidiennes ainsi que la manière dont elles sont décidées et appliquées. Mais vous le savez, ce n’est pas le sujet de mes études. Je m’intéresse à la surveillance. Et encore, d’un point de vue historique et un peu philosophique, pour faire large. Je m’intéresse au capitalisme de surveillance et j’essaie de trouver les concepts qui permettent de le penser, si possible au regard de notre rapport à l’économie et au politique.

C. Masutti, Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, C&F éditions, mars 2020.

J’ai appris très tôt à me méfier des discours à tendance technologiste, et cela me vient surtout de ma formation initiale en philosophie, vous savez ce genre de sujet de dissertation où l’on planche sur le rapport technologie / politique / morale. Et à propos, sans pour autant faire de la philo, je ne saurais que conseiller d’aller lire le livre de Fred Turner qui, déjà en 2006 (la traduction est tardive), grattait assez profondément le vernis de la cyberculture californienne. Mais au fil des années de mon implication dans le logiciel libre et la culture libre, j’ai développé une autre sorte de sensibilité : lorsque les libertés numériques sont brandies par trop de prophètes d’un coup, c’est qu’il faut aller chercher encore ailleurs le discours qui nous est servi.

Pour exemple de l’effet rhétorique de la révélation, on peut lire cet article du géographe Boris Beaude, paru le 07 avril 2020 dans Libération, intitulé « Avec votre consentement ». L’auteur passe un long moment à faire remarquer au lecteur à quel point nous sommes vendus corps et âmes aux GAFAM et que la pandémie ne fait que révéler notre vulnérabilité :

Lorsque nous acceptons que de telles entreprises collectent les moindres détails de nos existences pour le compte de leurs clients et que nous doutons conjointement des régimes politiques qui nous gouvernent, nous réalisons que les effets de la propagation du Sars-Cov-2 ne sont qu’un révélateur de l’ampleur de notre vulnérabilité.

Il est important de comprendre la logique de ce discours : d’un côté on pose un diagnostic que seul un sage est capable de révéler et de l’autre on élève la pandémie et ses effet délétères au rang des sept plaies d’Égypte, qui sert de porte à une nouvelle perception des choses, en l’occurrence notre vulnérabilité face aux pratiques d’invasion de la vie privée par les GAFAM, et par extension, les pratiques des États qui se dotent des moyens technologiques pour surveiller et contrôler la population. Évidemment, entre la population assujettie et l’État-GAFAM, il y a la posture du prophète, par définition enviable puisqu’il fait partie d’une poignée d’élus livrant un testament aux pauvres pêcheurs que nous sommes. Reste plus qu’à ouvrir la Mer Rouge…

Arrêtons là si vous le voulez bien la comparaison avec la religion. Je l’affirme : non la crise COVID-19 ne révèle rien à propos du capitalisme de surveillance. Elle ne révèle rien en soi et encore moins à travers les prophètes auto-proclamés. Et la première des raisons est que ces derniers arrivent bien tard dans une bataille qui les dépasse.

Pendant la crise sanitaire que nous traversons il ne faut pas se demander ce qu’elle peut révéler mais interroger les discours qui se servent de cette crise pour justifier et mettre en œuvre des pratiques de surveillance et limiter encore davantage nos libertés. Penser les choses en termes de révélation n’a pour autre effet que de limiter toujours plus notre pouvoir d’action : que peut-on à l’encontre d’une révélation ?

D’ailleurs, c’est le moment où jamais de vous intéresser, de partager et de soutenir le travail de nos ami·es de La Quadrature du Net.

Les amis de la Quadrature du Net (comme beaucoup d’autres, heureusement) préfèrent une approche bien plus structurée. Ils affirment par exemple dans un récent communiqué que, au regard de la surveillance, la crise sanitaire Covid-19 est un évènement dont l’ampleur sert d’argument pour une stratégie de surveillance de masse, au même titre que les attentats terroristes. Ceci n’est pas une révélation, ni même une mise en garde. C’est l’exposé des faits, ni plus ni moins. Tout comme dire que notre ministre de l’intérieur C. Castaner a d’abord affirmé que l’État Français n’avait pas pour intention de copier la Corée du Sud et la Chine en matière de traçage de téléphones portables, avant de revenir sur ses propos et affirmer que les services gouvernementaux planchent sur une application censée tracer les chaînes de transmission. Qui s’est offusqué de ce mensonge d’État ? C’est devenu tellement banal. Pire, une telle application permettrait d’informer les utilisateurs s’ils ont « été dans les jours précédents en contact avec quelqu’un identifié positif au SARS-CoV-2 », comme l’affirment les deux ministres Castaner et Véran dans un entretien au Monde. C’est parfait comme technique de surveillance : la Stasi pratiquait déjà ce genre de chose en organisant une surveillance de masse basée sur la suspicion au quotidien.

Le smartphone n’est qu’un support moderne pour de vieilles recettes. Le Covid-19 est devenu un prétexte, tout comme les attentats terroristes, pour adopter ou faire adopter une représentation d’un État puissant (ce qu’il n’est pas) et faire accepter un État autoritaire (ce qu’il est). Cette représentation passe par un solutionnisme technologique, celui prôné par la doctrine de la « start-up nation » chère à notre président Macron, c’est-à-dire chercher à traduire l’absence d’alternative politique, et donc l’immobilisme politique (celui de la rigueur budgétaire prôné depuis 2008 et même avant) en automatisant la décision et la sanction grâce à l’adoption de recettes technologiques dont l’efficacité réside dans le discours et non dans les faits.

Techno-flop

Le solutionnisme technologique, ainsi que le fait remarquer E. Morozov, est une idéologie qui justifie des pratiques de surveillance et d’immenses gains. Non seulement ces pratiques ne réussissent presque jamais à réaliser ce pourquoi elles sont prétendues servir, mais elles sont le support d’une économie d’État qui non seulement dévoie les technologies afin de maîtriser les alternatives sociales, voire la contestation, mais entre aussi dans le jeu financier qui limite volontairement l’appropriation sociale des technologies. Ainsi, par exemple, l’illectronisme des enfants et de leurs enseignants livrés à une Éducation Nationale numériquement sous-dotée, est le fruit d’une volonté politique. Comment pourrait-il en être autrement ? Afin d’assurer la « continuité pédagogique » imposée par leur ministre, les enseignants n’ont eu d’autres choix que de se jeter littéralement sur des services privateurs. Cette débandade est le produit mécanique d’une politique de limitation volontaire de toute initiative libriste au sein de l’Éducation Nationale et qui serait menée par des enseignants pour des enseignants. Car de telles initiatives remettraient immanquablement en question la structure hiérarchique de diffusion et de valorisation des connaissances. Un tel gouvernement ne saurait supporter quelque forme de subsidiarité que ce soit.

La centralisation de la décision et donc de l’information… et donc des procédés de surveillance est un rêve de technocrates et ce rêve est bien vieux. Déjà il fut décrié dès les années 1970 en France (voir la première partie de mon livre, Affaires Privées) où la « dérive française » en matière de « grands fichiers informatisés » fut largement critiquée pour son inefficacité coûteuse. Qu’importe, puisque l’important n’est pas de faire mais de montrer qu’on fait. Ainsi l’application pour smartphone Stop Covid (ou n’importe quel nom qu’on pourra lui donner) peut d’ores et déjà figurer au rang des grands flops informatiques pour ce qui concerne son efficacité dans les objectifs annoncés. Il suffit de lire pour cela le récent cahier blanc de l’ACLU (Union Américaine pour les libertés civiles), une institution fondée en 1920 et qu’on ne saurait taxer de repère de dangereux gauchistes.

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Dans ce livre blanc tout est dit, ou presque sur les attentes d’une application de tracing dont l’objectif, tel qu’il est annoncé par nos ministres (et tel qu’il est mentionné par les pays qui ont déjà mis en œuvre de telles applications comme la Chine ou Israël), serait de déterminer si telle personne a été exposée au virus en fréquentant une autre personne définie comme contagieuse. C’est simple :

  1. Il faut avoir un smartphone avec soi et cette application en fonction : cela paraît basique, mais d’une part tout le monde n’a pas de smartphone, et d’autre part tout le monde n’est pas censé l’avoir sur soi en permanence, surtout si on se contente de se rendre au bureau de tabac ou chez le boulanger…
  2. aucune technologie n’est à ce jour assez fiable pour le faire. Il est impossible de déterminer précisément (c’est-à-dire à moins de deux mètres) si deux personnes sont assez proches pour se contaminer que ce soit avec les données de localisation des tours de téléphonie (triangulation), le GPS (5 à 20 mètres) ou les données Wifi (même croisées avec GPS on n’a guère que les informations sur la localisation de l’émetteur Wifi). Même avec le bluetooth (technologie plébiscitée par le gouvernement Français aux dernières nouvelles) on voit mal comment on pourrait assurer un suivi complet. Ce qui est visé c’est en fait le signalement mutuel. Cependant, insister sur le bluetooth n’est pas innocent. Améliorer le tracing dans cette voie implique un changement dans nos relations sociales : nous ne sommes plus des individus mais des machines qui s’approchent ou s’éloignent mutuellement en fonction d’un système d’alerte et d’un historique. Qui pourra avoir accès à cet historique ? Pourra-t-on être condamné plus tard pour avoir contaminé d’autres personnes ? Nos assurances santé autoriseront-elles la prise en charge des soins s’il est démontré que nous avons fréquenté un groupe à risque ? Un projet européen existe déjà (PEPP-PT), impliquant entre autres l’INRIA, et il serait important de surveiller de très près ce qui sera fait dans ce projet (idem pour ce projet de l’École Polytechnique de Lausanne).
  3. Ajoutons les contraintes environnementales : vous saluez une personne depuis le second étage de votre immeuble et les données de localisation ne prennent pas forcément en compte l’altitude, vous longez un mur, une vitrine, une plaque de plexiglas…

Bref l’UCLA montre aimablement que la tentation solutionniste fait perdre tout bon sens et rappelle un principe simple :

Des projets ambitieux d’enregistrement et d’analyse automatisés de la vie humaine existent partout de nos jours, mais de ces efforts, peu sont fiables car la vie humaine est désordonnée, complexe et pleine d’anomalies.

Les auteurs du rapport écrivent aussi :

Un système de suivi de localisation dans le temps peut être suffisamment précis pour placer une personne à proximité d’une banque, d’un bar, d’une mosquée, d’une clinique ou de tout autre lieu sensible à la protection de la vie privée. Mais le fait est que les bases de données de localisation commerciales sont compilées à des fins publicitaires et autres et ne sont tout simplement pas assez précises pour déterminer de manière fiable qui était en contact étroit avec qui.

En somme tout cela n’est pas sans rappeler un ouvrage dont je conseille la lecture attentive, celui de Cathy O’Neil, Algorithmes: la bombe à retardement (2018). Cet ouvrage montre à quel point la croyance en la toute puissance des algorithmes et autres traitements automatisés d’informations dans le cadre de processus décisionnels et de politiques publiques est la porte ouverte à tous les biais (racisme, inégalités, tri social, etc.). Il n’en faudrait pas beaucoup plus si l’on se souvient des débuts de la crise Covid-19 et la suspicion dans nos rues où les personnes présentant des caractères asiatiques étaient stigmatisées, insultées, voire violentées…

Ajoutons à cela les effets d’annonce des GAFAM et des fournisseurs d’accès (Orange, SFR…) qui communiquaient il y a peu, les uns après les autres, au sujet de la mise à disposition de leurs données de localisation auprès des gouvernements. Une manière de justifier leur utilité sociale. Aucun d’entre eux n’a de données de localisations sur l’ensemble de leurs utilisateurs. Et heureusement. En réalité, les GAFAM tout comme les entreprises moins connues de courtage de données (comme Acxiom), paient pour cela. Elles paient des entreprises, souvent douteuses, pour créer des applications qui implémentent un pompage systématique de données. L’ensemble de ces pratiques crée des jeux de données vendues, traitées, passées à la moulinette. Et si quiconque souhaite obtenir des données fiables permettant de tracer effectivement une proportion acceptable de la population, il lui faut accéder à ces jeux… et c’est une denrée farouchement protégée par leurs détenteurs puisque c’est un gagne-pain.

De la méthode

À l’heure où les efforts devraient se concentrer essentiellement sur les moyens médicaux, les analyses biologiques, les techniques éprouvées en santé publique en épidémiologie (ce qui est fait, heureusement), nous voilà en train de gloser sur la couleur de l’abri à vélo. C’est parce que le solutionnisme est une idéologie confortable qui permet d’évacuer la complexité au profit d’une vision du monde simpliste et inefficace pour laquelle on imagine des technologies extrêmement complexes pour résoudre « les grands problèmes ». Ce n’est pas une révélation, simplement le symptôme de l’impuissance à décider correctement. Surtout cela fait oublier l’impréparation des décideurs, les stratégies budgétaires néfastes, pour livrer une mythologie technologiste à grand renfort de communication officielle.

Et l’arme ultime sera le sondage. Déjà victorieux, nos ministères brandissent une enquête d’opinion du département d’économie de l’Université d’Oxford, menée dans plusieurs pays et qui montre pour la France comme pour les autres pays, une large acceptation quant à l’installation d’une application permettant le tracing, que cette installation soit volontaire ou qu’elle soit imposée[màj. : lisez cette note]. Est-ce étonnant ? Oui, effectivement, alors même que nous traversons une évidente crise de confiance envers le gouvernement, la population est prête à jouer le jeu dangereux d’une surveillance intrusive dont tout laisse supposer que cette surveillance se perpétuera dans le temps, virus ou pas virus. Mais cela ne signifie pas pour autant que la confiance envers les dirigeants soit rétablie. En effet le même sondage signale que les retombées politiques en cas d’imposition d’un tel système sont incertaines. Pour autant, c’est aussi un signal envoyé aux politiques qui vont alors se lancer dans une quête frénétique du consentement, quitte à exagérer l’assentiment pressenti lors de cette enquête. C’est déjà en cours.

Le choix n’équivaut pas à la liberté. Les personnes qui formulent les questions influencent les réponses.

À mon avis, il faut rapprocher le résultat de cette enquête d’une autre enquête récente portant le plébiscite de l’autoritarisme en France. C’est une enquête du CEVIPOF parue en mars 2020 qui montre « l’emprise du libéralisme autoritaire en France », c’est-à-dire que le manque de confiance dans l’efficacité du gouvernement ne cherche pas son remède dans une éventuelle augmentation des initiatives démocratiques, voire alternativistes, mais dans le refuge vers des valeurs de droite et d’extrême droite sacrifiant la démocratie à l’efficacité. Et ce qui est intéressant, c’est que ceux qui se vantaient d’apporter plus de société civile à la République sont aussi ceux qui sont prêts à dévoyer la démocratie. Mais qu’on y prenne garde, ce n’est pas vraiment une affaire de classe sociale, puisque cette orientation autoritaire est aussi valable dans les tranches basses et moyennes. On rejoint un peu les propos d’Emmanuel Todd dans la première partie de son ouvrage Les Luttes de classes en France au XXIe siècle, données sérieuses à l’appui (y compris celles de l’Insee).

Alors quoi ? les Français sont-ils définitivement des veaux heureux d’aller à l’abattoir ? Honnêtement, parfois on peut le penser. Mais pas là. Non. L’enquête d’opinion d’Oxford a été menée dans un climat général extrêmement angoissant, et inédit. Pour retrouver un tel degré de panique dans la population, il faudrait par exemple se souvenir de la crise des missiles cubains et de la manière dont elle a été mise en scène dans les médias américains. Même l’épisode Tchernobyl en France n’a pas eu cet impact (ok, on a largement minimisé le problème). Et là dedans, avec un gouvernement à la fois empêtré et sidéré (avec la chargée de comm’ S. Ndiaye alignant ad nauseam sottises et âneries), on fait un sondage dont les tenants et aboutissants techniques sont loin d’être évidents et qui pose la question : êtes-vous prêt à installer une application de tracing sur votre mobile qui permettrait de lutter contre l’épidémie ? Sérieux, on attend quoi comme réponse ? Sur plusieurs pays qui ont connu les mêmes valses-hésitations politiques, le fait que les réponses soient à peu près les mêmes devrait mettre la puce à l’oreille, non ? Bien sûr, allez demandez ce qu’elles pensent de la vidéosurveillance à des personnes qui se sont fait agresser dans la rue, pensez-vous que nous aurions les mêmes réponses si le panel était plus large ? Ce que je veux dire, c’est que le panel des 1.000 personnes interrogées en pleine crise sanitaire n’est représentatif que de la population touchée par la crise sanitaire, c’est-à-dire un panel absolument homogène. Évidemment que les tendances politiques ne viennent donc qu’en second plan et ne jouent qu’un rôle négligeable dans les réponses données.

Je ne suis pas statisticien, je ne peux donner mon sentiment qu’avec mes mots à moi. Mais, n’est-ce pas, nous sommes déjà habitués au techniques d’extorsion (fabrique ?) de consentement. À celui-ci s’ajoute une certaine pauvreté dans la manière d’appréhender cette fuite en avant vers la surveillance. Avec l’expression « Big Brother », on a l’impression d’avoir tout dit. Mais c’est faux. On ne passe pas si facilement d’un libéralisme autoritaire à une dystopie orwellienne, il y a des étapes, et à chaque étape nous prenons une direction. Scander « Big Brother » (comme la récente Une de l’Obs le 02 avril 2020 « Big Brother peut-il nous sauver ? »), c’est un peu comme si on cherchait à donner une théorie sans d’abord la démontrer. « Big Brother » impose une grille de lecture des événements tout en prédisant déjà la fin. Ce n’est pas une bonne méthode.

Y-a-t’il une bonne méthode ? Étudier la surveillance, c’est d’abord faire appel à un ensemble de concepts que l’on met à l’épreuve. Il faut signaler sur ce point l’excellent édito de Martin French et Torin Monahan dans le dernier numéro de la revue canadienne Surveillance & Society, intitulé « Dis-ease Surveillance: How Might Surveillance Studies Address COVID-19? ». C’est tout un programme de recherche qui est développé ici, à titre prospectif. La première chose que s’empressent de signaler les auteurs, c’est que surveiller le Covid-19, ce n’est pas surveiller la population. Ce sont deux choses bien différentes que les politiques feraient mieux de ne pas perdre de vue. Surveiller le Covid-19 c’est faire de l’épidémiologie, et identifier des cas (suspects, déclarés, etc.). Et là où on peut s’interroger, c’est sur la complexité des situations qu’une approche scientifique réduit à des éléments plus simples et pertinents. Si, pour les besoins d’une étude, il faut faire un tri social, il importe de savoir ce que l’étude révélera finalement : y-a-t’il plus de patients Covid-19 dans les couches pauvres de la population ? Comment l’information sur la surveillance circule et est reçue par les populations ? Et plus généralement qu’est-ce que la surveillance des populations en situation de pandémie, quelles sont les contraintes éthiques, comment les respecter ?

Ensuite vient tout un ensemble de concepts et notions qu’il faut interroger au regard des comportements, des groupes de pression, des classes sociales et tous autres facteurs sociaux. Par exemple la vigilance : est-elle encouragée au risque de la délation, est-elle définie par les autorités comme une vigilance face à la maladie et donc une forme d’auto-surveillance ? Il en est de même au sujet de l’anticipation, la stigmatisation, la marginalisation, la prévention, la victimisation, l’exclusion, la confiance, autant d’idées qui permettent de définir ce qu’est la surveillance en situation de pandémie.

Puis vient la question des conséquences de la surveillance en situation de pandémie. Là on peut se référer à la littérature existante à propos d’autres pandémies. Je ne résiste pas à citer les auteurs :

L’écologie informationnelle contemporaine se caractérise par une forme de postmodernisme populiste où la confiance dans les institutions est érodée, ne laissant aucun mécanisme convenu pour statuer sur les demandes de vérité. Dans un tel espace, la peur et la xénophobie remplissent facilement le vide laissé par l’autorité institutionnelle. En attendant, si les gens ont perdu confiance dans l’autorité institutionnelle, cela ne les protégera pas de la colère des institutions si l’on pense qu’ils ont négligemment contribué à la propagation de COVID-19. Déjà, des poursuites pénales sont en cours contre la secte chrétienne qui a contribué à l’épidémie en Corée du Sud, et les autorités canadiennes affirment qu’elles n’excluent pas des sanctions pénales pour « propagation délibérée de COVID-19 ». Comme nous l’avons vu en ce qui concerne le VIH, la réponse de la justice pénale a connu un regain d’intérêt au cours de la dernière décennie, ce qui laisse entrevoir la montée d’une approche de plus en plus punitive des maladies infectieuses. Dans le cas du VIH, cette évolution s’est produite sans qu’il soit prouvé qu’une réponse de la justice pénale contribue à la prévention du VIH. À la lumière de ces développements, les chercheurs devraient s’attendre — et s’interroger sur les implications des flux de données sanitaires dans les systèmes de justice pénale.

Effectivement, dans un monde où le droit a perdu sa fonction anthropologique et où l’automatisation de la justice répond à l’automatisation de nos vies (leur gafamisation et leur réduction à des données numériques absconses) on peut se demander si l’autoritarisme libéral ne cherchera pas à passer justement par le droit, la sanction (la punition) pour affirmer son efficacité, c’est-à-dire se concentrer sur les effets au détriment de la cause. Qu’importe si l’application pour smartphone Covid-19 dit le vrai ou pas, elle ne saurait être remise en cause parce que, de manière statistique, elle donne une représentation de la réalité que l’on doit accepter comme fidèle. Ce serait sans doute l’une des plus grandes leçons de cette épidémie : la consécration du capitalisme de surveillance comme la seule voie possible. Cela, ce n’est pas une prophétie, ce n’est pas une révélation, c’est le modèle dans lequel nous vivons et contre lequel nous ne cessons de résister (même inconsciemment).


Crédit image d’en-tête : Le Triomphe de la Mort, Pieter Brueghel l’Ancien (1562) — Wikipédia.


  • Màj. 13/04/2020 — en fait on dit tracing.
  • Màj. 13/04/2020 — Un sondage réalisé à une semaine d’intervalle dément complètement les résultats de celui de l’université d’Oxford. Il a été réalisé sur la population française par l’IFOP suite à une demande de la Fondation Jean-Jaurès. Il apparaît qu’une majorité de français est en fait opposée à une application de type Stop-Covid. Voir Maxime des Gayets, « Tracking et Covid : extension du domaine de l’absurde », Fondation Jean-Jaurès, 12/04/2020 [retour]



Technologies de crise, mais avec la démocratie

Le scénario d’une accentuation dramatique de la surveillance de masse est déjà sur la table, il suffit de jeter un œil à l’actualité planétaire de la pandémie pour s’en rendre compte.

Accéder aux articles déjà publiés dans notre dossier StopCovid

Pistage des déplacements géolocalisés, reconnaissance faciale, restriction des droits individuels les plus élémentaires, la technopolice qui partout se déploie est d’autant plus inquiétante qu’elle se légitime par la nécessité d’une lutte contre la crise sanitaire. Dès qu’il s’agit de sauver des vies (et la nôtre en particulier) il semble que tout passe au second plan. Après la pédopornographie, le cyberharcèlement, le terrorisme, c’est aujourd’hui la crise sanitaire qui est le cheval de Troie de la surveillance.

Pourtant, comme le montre la prise de position de l’association sans but lucratif Algorithmwatch que nous avons traduite ci-dessous, la démocratie et le respect de la vie privée ne sont nullement incompatibles avec le déploiement de technologies dédiées à la lutte contre la crise sanitaire. Cela nécessite cependant une résistance citoyenne coordonnée…

Article original : Automated decision-making systems and the fight against COVID-19 – our position

Traduction Framalang : CLC, goofy, jums, Barbidule

Les systèmes automatisés de prise de décision et la lutte contre le COVID-19 : notre position

par AlgorithmWatch

Alors que la pandémie de COVID-19 fait rage partout dans le monde, nombreux sont ceux qui se demandent s’il faut mettre en œuvre des systèmes automatisés de prise de décision (N.D.T. : en français, on parle de SIAD) pour y mettre un frein et, si oui, selon quelles modalités.
Différentes solutions sont proposées et mises en œuvre, qui vont des mesures autoritaires de contrôle de la population prises par la Chine jusqu’à des solutions décentralisées, orientées vie privée, comme l’application Safe Path du MIT.
Ci-après nous présentons un ensemble de principes possibles et de réflexions pouvant servir de base à une réflexion utile, démocratique et bien informée sur l’utilisation de systèmes SIAD dans le cadre de l’actuelle pandémie.

silhouettes de continents avec des zones ciblées en cercles concentriques rouges et vert suggérant l’étendue de la pandémie selon les zones géographiques

1. Le COVID-19 n’est pas un problème technologique. L’étude des réponses concrètes à la pandémie montre que les interventions efficaces prennent toujours racine dans des politiques de santé publique globales. Singapour, la Corée du Sud et Taïwan, fréquemment cités en exemple pour leur gestion de l’épidémie, avaient chacun un plan d’action en place, souvent conçu après l’épidémie de SRAS de 2003. Être prêt à affronter une épidémie va bien au-delà des seules solutions techniques : cela suppose des ressources, des compétences, de la planification, ainsi que la volonté politique et la légitimité pour les déployer lorsque c’est nécessaire.

2. Il n’y a pas de solution toute faite pour répondre à l’épidémie de COVID-19. Pour gagner le combat contre le virus, il faut combiner tests, traçage des contacts et confinement. Cependant, chaque contexte est unique. Un pays dans lequel le virus a circulé pendant des mois sans être détecté (comme l’Italie) n’est pas dans la même situation qu’un pays qui a identifié très tôt les porteurs du virus (comme la Corée du Sud). Les différences sociales, politiques et culturelles jouent également un rôle important lorsqu’on cherche à faire appliquer des politiques de santé publique. Cela signifie que la même solution peut aboutir à des résultats très différents selon les contextes.

3. Par conséquent, il n’y a aucune urgence à mettre en place une surveillance numérique de masse pour lutter contre le COVID-19. Il ne s’agit pas que d’une question de vie privée – quoique la vie privée soit un droit fondamental qui mérite d’être protégé. Avant même d’envisager les conséquences des applications de traçage numérique des contacts, par exemple en termes de protection des données personnelles, nous devrions nous demander : est-ce que cela fonctionne ? Or les résultats tirés de la littérature scientifique sur les épidémies antérieures sont mitigés, et dépendent éminemment du contexte. La protection des droits doit être mise en regard des bénéfices attendus (sauver des vies). Mais sacrifier nos libertés fondamentales est inutile si l’on n’en retire aucun bénéfice.

4. Les mesures de confinement devront prendre fin à un moment ou à un autre. Nous devons essayer d’imaginer comment revenir à la « normale ». La plupart des scénarios impliquent une sorte de surveillance numérique qui paraît indispensable si l’on prend en considération les aspects spécifiques du COVID-19 : existence de patients asymptomatiques pouvant être contagieux, période d’incubation de 14 jours, absence de tout remède ou vaccin à l’heure actuelle. Les acteurs de la société civile doivent être prêts à participer à la discussion sur les solutions de surveillance envisagées, afin de favoriser l’émergence d’approches appropriées.

5. La protection contre le COVID-19 et la protection de la vie privée ne s’excluent pas l’une l’autre. Les solutions comme celle que le MIT a développée (les Safe Paths) ou la plate-forme baptisée PEPP-PT (Pan-European Privacy Preserving Proximity Tracing) permettront un « contact tracing » numérique dans le cadre d’une approche ouverte et décentralisée, plus respectueuse des droits des personnes. C’est la solution que certains pays comme Singapour ont retenue pour traiter la question (via l’appli “TraceTogether”) contrairement à l’approche qui a été choisie par la Corée du Sud et Israël.

6. Toute solution doit être mise en œuvre d’une manière respectueuse de la démocratie. La démocratie n’est pas un obstacle à la lutte contre la pandémie : c’est au contraire le seul espoir que nous ayons de prendre des mesures rationnelles et qui respectent les droits de chacun. La plus haute transparence est nécessaire en ce qui concerne 1) les solutions technologiques à l’étude, 2) les équipes d’experts ou les institutions ad hoc créées pour les étudier, 3) les preuves qui justifient leur mise en œuvre, 4) les acteurs chargés de les implémenter et les déployer, en particulier si ce sont des acteurs privés. Seule une parfaite transparence pourra garantir que la société civile et les parlementaires sont en mesure de contrôler l’exécutif.

7. L’usage massif des données qui résulte du développement de systèmes automatisés d’aide à la décision dans le cadre de la lutte contre le virus va conduire à discriminer de nouvelles catégories sociales. Les pouvoirs publics doivent empêcher toute stigmatisation des personnes qui seraient classées dans les mauvaises catégories et veiller au respect des droits de ceux qui n’obtiennent pas de scores suffisamment élevés sur les échelles qui sont utilisées, notamment pour ce qui est du tri dans le système de santé.

8. Même si les systèmes de surveillance numérique prouvent leur utilité, ils doivent être mis en œuvre dans le strict respect des principes de protection des données : comme le Comité européen de la protection des données l’a précisé récemment, il convient de respecter les principes de nécessité, de proportionnalité, de pertinence et du droit en général même en cas d’urgence de santé publique. Tout citoyen doit être en mesure de faire appel d’une décision prise par un système automatique concernant le COVID-19 (en particulier les applications qui déterminent si une personne a été en contact avec une personne contaminée et si celle-ci doit être mise en quarantaine). Les gouvernements et les entreprises qui contractualisent avec eux doivent respecter le RGPD.

9. Les systèmes automatisés d’aide à la décision qui existent déjà ne devraient pas être adaptés pour être mis en œuvre dans le cadre de la pandémie actuelle. En effet, ces systèmes, qui reposent sur des données d’apprentissage anciennes, ne peuvent pas, de ce fait, supporter un changement soudain des conditions dans lesquelles ils sont déployés. La police prédictive, l’aide automatisée aux juges, l’évaluation de la solvabilité et les évaluations issues d’autres SIAD pourraient produire des résultats beaucoup éloignés des intervalles habituels (par exemple en raison des taux d’erreur). Il faudrait de toute urgence les vérifier, voire en suspendre l’utilisation.

10. Par définition, une pandémie touche la planète entière. Il est nécessaire d’y répondre à l’aide d’un ensemble de réponses globales, diverses et coordonnées. Ces réponses devraient être surveillées par un réseau mondial d’organisations de la société civile travaillant main dans la main. Les précédentes crises ont montré que les situations d’urgence fournissent à certains leaders politiques peu scrupuleux une excuse pour légitimer la mise en place d’infrastructures de surveillance de masse qui violent, inutilement et indéfiniment, les droits des citoyens. La résistance (partiellement) victorieuse n’a été possible que lorsque celle-ci a été globale, coordonnée et bien construite, avec des précisions et des preuves solides de notre côté.

11. Et enfin, nous devons nous assurer que ce débat sur la surveillance pendant le COVID-19 ne se déroule pas dans le vide. Certains SIAD, en particulier la reconnaissance faciale, ont déjà prouvé qu’ils étaient problématiques. L’état d’urgence sanitaire actuel ne peut pas être invoqué pour justifier leur déploiement : bien au contraire, tous les problèmes signalés « en temps ordinaire » – le manque de précision, les biais systématiques dans leur mise en œuvre, des préoccupations plus larges concernant les abus possibles de données biométriques, etc. – deviennent encore plus aigus lors de moments exceptionnels, quand la santé et la sécurité de chacun sont en jeu. Nous devons non seulement veiller à ce que ce débat crucial ne soit pas confisqué par les technologues ou les technologies, mais aussi nous assurer que les technologies concernées aient prouvé qu’elles profitent à la société. La mise entre parenthèses des communications en chair et en os donne une occasion de procurer en ligne encore plus de services sociaux et autres services de base, là où les SIAD remplacent souvent les travailleurs sociaux. Cela pourrait avoir des conséquences catastrophiques pour les citoyens qui n’ont pas d’accès aux outils numériques ou aucun moyen de les comprendre avec un recul critique. Nous devons nous assurer que cela n’arrivera pas.

 

Auteur principal : Fabio Chiusi, avec la collaboration de Nicolas Kayser-Bril




Prendre de la hauteur

Aujourd’hui, nous vous proposons une petite (hum) analyse à chaud du processus de maturation des stratégies de Framasoft. Forcément incomplète et bancale, pyg essaie d’y dessiner — à partir du contexte actuel et des actions menées en réaction au confinement — le périmètre des actions à venir.

L’accès à l’ensemble de nos articles « framaconfinement » : https://framablog.org/category/framasoft/framaconfinement/

À noter : cet article bénéficie désormais d’une version audio.
Merci à Sualtam, auteur de lectureaudio.fr pour cette contribution active.

Il y a quelques jours, notre collaboratrice et amie Marie-Cécile Godwin Paccard demandait à quelques personnes quelles étaient les lectures qui selon elles, éclairaient le mieux le moment présent (et, en creux, ceux qui allaient venir).

J’ai failli lui répondre « La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre » de Naomi Klein, un livre qui reste toujours d’une grande actualité pour comprendre comment quelques personnes influentes avaient pu – et continuent à – influer le cours de l’histoire en utilisant la psychologie des foules, la peur et les états de sidération pour faire mettre en applications des doctrines néolibérales qui accentuent les inégalités.

Mais cela me paraissait un peu trop dense, et surtout pas forcément en connexion directe avec les moments inédits que nous traversons en ce moment et les solutions à y apporter.

J’ai donc proposé l’article du Financial Times « Le monde après le coronavirus » du professeur d’histoire Yuval Noah Harari. Une version traduite automatiquement par Deepl s’est retrouvée plus ou moins par hasard en ligne ici, et le magazine Usbek et Rica en a aussi fait une analyse.

Bien que je sois loin d’être un grand fan d’Harari, je lui reconnais volontiers le talent de mettre en perspective les situations, afin d’entrouvrir des portes d’avenirs possibles.

Dans ce texte, dont je ne partage pas l’ensemble de l’analyse, la phrase qui m’a le plus marqué est celle-ci « En cette période de crise, nous sommes confrontés à deux choix particulièrement importants. Le premier est entre la surveillance totalitaire et la responsabilisation des citoyens. Le second est entre l’isolement nationaliste et la solidarité mondiale ».

Il est encore un peu tôt pour en tirer des conclusions, mais force est de constater que le numérique est lui aussi infecté par un virus : celui de la surveillance et de l’autocontrôle. Les voisins qui se dénoncent, la Pologne qui demande aux personnes contaminées d’envoyer régulièrement des preuves photographiques de leur confinement, la Hongrie qui bascule silencieusement en dictature, les applications censées vous prévenir si une personne malade est proche de vous (spoiler : ça marche très mal, même BFMTV le dit, et heureusement), la police qui envoie des drones surveiller le confinement, les startups qui proposent d’utiliser la reconnaissance faciale, etc.
Les exemples se comptent par dizaines chaque semaine. La (formidable) équipe d’e-traces permet de faire une veille via leur (moins formidable) site web. Et ça n’est pas rassurant. Du tout.

« Ainsi s’éteint la liberté. Sous une pluie d’applaudissements. » © Film (trop) célèbre

 

Les raisons de cette surveillance sont nombreuses, et l’une des plus probables fait probablement jouer ce bon vieux « putain de facteur humain » : les dirigeants gouvernementaux ont lâché l’affaire, et ne se voient plus que comme des « managers » de leur pays et de leurs concitoyens. Et de leur point de vue, pour manager, il faut contrôler.

Pris au dépourvu, et pas dupes du fait qu’il leur sera demandé des comptes dans quelques semaines ou mois, ils sont probablement pris de panique à l’idée d’être jugés pour leur inaction ou leur mauvaise gestion de la crise (et oui, « Gouverner, c’est prévoir ». #onnoublierapas. On ne pardonnera pas.). Après avoir fait l’autruche les premiers jours en demandant au peuple de continuer à travailler comme si ce n’était qu’une mauvaise grippe, ces « personnes en responsabilité », notamment politiques, ont fait ce qu’elles font le mieux : agiter les bras, donner de la voix, brasser de l’air, et faire quelques annonces tonitruantes, le tout en laissant les acteurs de terrain prendre des décisions dans l’urgence pour éviter qu’il n’y ait trop de casse. Cela a rassuré, un temps. Mais la crise étant amenée à durer, voire à se reproduire, ces personnes sont aussi conscientes que cela ne fera pas illusion longtemps.

Emmanuel Macron quand il aura compris qu’on a pris au premier degré son « Qu’ils viennent me chercher ! » — Allégorie

 

Il leur faut soi-disant combattre un « ennemi » invisible (spoiler : un virus n’a pas d’intention belliqueuse, il fait sa vie de virus, point barre), microscopique, qui est pourtant aujourd’hui capable de mettre un coup d’arrêt à la sacro-sainte croissance des plus grandes économies mondiales. Se sentant sans doute un peu morveuses (ben oui, la réduction de nombre de lits d’hôpitaux, la précarité de celles et ceux qui sont aujourd’hui « au front », c’est bien eux qui l’ont organisée), elles doivent trouver un bouc-émissaire. Et quel meilleur bouc-émissaire que l’individu ? Celui qui ne respecte pas la loi, pas le confinement, pas le lavage des mains, pas les applaudissements quotidiens certes nécessaires et qui procurent un sentiment d’utilité, mais qui détournent notre attention d’une vigilance et d’une critique collective. Celui qui oserait dire : « Il y a eu du retard dans les mesures de confinement. ». C’est lui, celui qui refuse de prendre les armes pour mener une guerre qui n’en est pas une, qui pourra être incriminé par la suite, masquant d’autant plus facilement les atermoiements, et – disons-le – les erreurs bien plus importantes commises par d’autres.

« Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir ». – Aldous Huxley, notamment auteur du « Meilleur des mondes »

 

Surveiller et punir, ça n’est pas très disruptif

Mais pour cela, ces responsables vont avoir besoin d’une alliée : la technologie.
En mettant en place ici une plateforme, là des outils de surveillance, ils pourront toujours dire « Regardez, nous avons agi. Et nos actions démontrent que grâce à nous, … [inventez la fin de la phrase : « La réserve citoyenne a pu aider les agriculteurs en sous nombre », « nous avons pu éviter que de mauvais citoyens contaminent des innocents », etc.] ». Décidément, surveiller et punir, ça n’est pas très disruptif.

Là où se situe, peut-être, la nouveauté, c’est dans la massification, l’hypertechnologisation et l’hypercentralisation de ces mécanismes de surveillance. L’État peut dès demain contraindre les opérateurs téléphoniques à fournir les données de géolocalisation de votre téléphone [edit: zut, le temps d’écrire cet article, et il semblerait qu’Orange le fasse déjà], afin de savoir qui vous avez croisé, à quelle heure, etc. Entre les mains de scientifiques, ces données pourraient être qualifiées de « données d’intérêt général ». Entre les mains de politiques fuyant leurs responsabilités et cherchant des boucs émissaires à sacrifier en place médiatique, elles composent une dystopie totalitaire.
Il sera alors simplissime de basculer d’une société de surveillance à une société de contrôle, ce qui est le rêve humide de pas mal de dirigeants politiques.

À partir de là, tout ce qui n’est pas sous contrôle — qu’il s’agisse d’un logiciel libre diffusant une information non contrôlée, ou d’un pays voisin qui ne serait pas parfaitement aligné avec leurs valeurs et leurs idées — deviendrait alors au mieux subversif, au pire ennemi. C’est en tout cas l’un des risques soulevé dans le texte d’Harari.

Alors évidemment, puisque « nous sommes en guerre » (non), tous les moyens seront permis, « quoi qu’il en coûte » (non plus).

Le positionnement des GAFAM & compagnie

Cette pandémie pose aussi la question de la place des plateformes comme soutien à la « continuité » qu’elle soit pédagogique, informationnelle, sociale (ah, les « CoronApéros » sur Whatsapp…) ou économique et organisationnelle.

Et là, plus que jamais, nous devons être vigilant⋅e⋅s et conscient⋅e⋅s du pouvoir que nous sommes en train de donner à quelques entreprises. Certes l’État fut défaillant. Il l’est encore. Mais Whatsapp, Facebook, Google Docs, ou les lives Youtube ont permis à nombre d’entre nous de rester connectés avec nos élèves, nos collègues, nos ami⋅e⋅s, nos familles.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour le directeur d’une association d’éducation populaire qui, depuis des années, alerte sur la toxicité du modèle économique des GAFAM, je leur suis reconnaissant.
Bon, je n’irai tout de même pas jusqu’à leur envoyer des cookies, mais je reconnais le rôle positif qu’elles ont eu dans un moment de panique mondiale qui aurait pu dégénérer.
En nous permettant de rester en lien, de se rassurer les un⋅e⋅s les autres, de partager de l’information, de réfléchir ou d’agir ensemble, ces plateformes ont – peut être – participé à éviter des situations « pires » que celles que nous avons vécues.

À Framasoft, nous essayons, autant que possible, de ne pas porter de jugement sur les pratiques ou les usages numériques, mais plutôt de donner des clés de compréhension et des moyens d’action. Afin que chacun⋅e puisse faire son choix en toute connaissance de cause, librement.
Ces dernières semaines, nous avons donc vu des flots de personnes se ruant sur Zoom, Discord, Google Docs, etc. Et nous nous sommes bien retenus de leur faire la morale, car la situation nous semble déjà suffisamment complexe comme cela.

Mais si notre rôle est de partager des grilles de lecture, alors j’aimerais partager les suivantes avec vous.

1. Un périmètre de surveillance accrue

La première, c’est celle de la capacité de surveillance accrue des plateformes. Tout un pan des interactions sociales qui leur échappait jusqu’à présent leur est aujourd’hui révélé. Whatsapp (qui appartient à Facebook), sait avec qui vous prenez l’apéro. Discord sait qui sont vos élèves. Netflix a pu affiner sa connaissance de vos goûts en termes de séries. Microsoft Teams connait les projets sur lesquels vous travaillez.
Bref, la taille du graphe social vient, en quelques jours, d’augmenter d’une taille significative.

« Et alors ? Leurs outils fonctionnent, et je n’ai rien à cacher. ». Bon, d’abord c’est faux : tout le monde a quelque chose à cacher, quand bien même il ne s’agirait pas de choses illégales. Ensuite, un grand nombre de ces entreprises opère un « capitalisme de surveillance » c’est-à-dire un processus qui transforme nos comportements présents en prédictions monnayées de nos comportements futurs .

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Tout agent économique rationnel devrait donc, à minima, se poser la question suivante : « Comment des entreprises comme Google, Facebook ou Zoom, arrivent-elles à se financer ? Qui paie ? ». La réponse « Par la publicité » est beaucoup trop partielle par rapport à la réalité. Ces entreprises sont en fait des structures d’orientation de nos comportements. Donc des structures de contraintes, et non émancipatrices. C’est ce que l’un des administrateurs de Framasoft, Christophe Masutti, expose dans son livre « Affaires privées — Aux sources du capitalisme de surveillance », en montrant que les choix qui ont abouti à ce capitalisme de surveillance ont été depuis longtemps motivés par la construction d’une économie prédatrice (de nos vies privées et de nos identités) et prescriptive (l’obligation de conformer nos comportements au marché).

Accroître nos usages sur ces plateformes, c’est donc augmenter le pouvoir qu’elles ont – et qu’elles auront – sur nous.

2. Substitution à l’État

La seconde grille de lecture, c’est celle de la substitution aux États, aux services publics, aux autorités administratives.

Il n’aura échappé à personne que nos représentants et élus nationaux, qui vivaient déjà une crise de confiance, sont aujourd’hui pointés du doigt pour leur gestion approximative de la crise. Dans ce cadre-là, il ne parait pas absurde de supposer que les organisations et les individus se retournent vers « ce qui marche, même quand le monde est à l’arrêt ». Et sur ce plan, nul doute que la confiance dans les plateformes vient de gagner pas mal de points. Tout agent politique rationnel aura donc intérêt à s’adosser aux plateformes, afin de profiter de l’effet de confiance qu’elles auront accumulé.
Leur utilité à la vie publique, économique et sociale était déjà importante, elle est devenue aujourd’hui centrale et essentielle.
L’importance des GAFAM est devenue à ce point critique qu’il devient assez simple de comprendre que celui qui les contrôlera contrôlera le monde.
Si l’on regarde l’autre face de cette pièce, on peut déduire qu’au vu de l’accroissement de la puissance de ces plateformes, on constate un affaiblissement du pouvoir des États et des institutions qui les composent.

On va donc probablement voir dans les prochaines semaines/mois une tension entre deux courants.

D’un côté, la poursuite de la « plateformisation » de nos vies (et pas seulement de l’État). En période de confinement, obtenir un créneau de livraison – qu’il s’agisse d’une paire de chaussettes via Amazon ou d’un plat Thaï par Uber Eats – devient une gageure. D’autant plus que derrière le bouton « Commander », c’est bien un être humain qui doit conduire ou pédaler dans des rues désertées pour vous livrer, parfois au risque de sa vie.
D’un autre côté, il y aura probablement pour les États la volonté d’utiliser le régime d’exception de « l’état d’urgence sanitaire » et son cortège d’ordonnances pour restreindre les libertés fondamentales, notamment en contraignant les plateformes à fournir des données et des outils de surveillance.

Entre la peste et le corona, l’ami Antonio Casilli en vient à évoquer une troisième voie, en rupture totale avec les précédentes : « certaines de ces grandes plateformes sont en réalité des infrastructures d’utilité publique qu’on a intérêt a minima à réguler de manière contraignante, et a maxima à collectiviser. Je ne parle pas forcément de nationalisation, j’y suis même assez opposé, mais de retrouver la vocation initiale de ces plateformes, un terme qui évoque un projet commun. Cette approche par les communs serait un profond changement de nature qui pourrait émerger de l’urgence. ».

Ça, c’est certain, c’est une solution qui aurait de la gueule, du panache même ! Et qui profiterait vraiment à plusieurs milliards d’êtres humains, hormis la petite dizaine de multi-multimilliardaires qui contrôlent ces entreprises. Mais bon, même si à 7 milliards contre 10 personnes, l’affaire serait vite pliée, je ne suis pas dupe du fait que les mentalités ne sont pas encore prêtes à envisager une telle bascule de la propriété privée vers les communs.

« Le Peuple venant réclamer la collectivisation d’Amazon à un Jeff Bezos chevelu » — Allégorie

Et on fait quoi, nous, libristes, là dedans ?

« Les libristes », ça n’existe pas plus que « les profs » : les communautés et individualités sont multiples. Mais je me suis permis ce long détour, essayant d’entrevoir des avenirs possibles, afin de tenter d’expliquer quelle pourrait être la stratégie de Framasoft dans les semaines et les mois à venir.

Sortir de la sidération

Pour l’instant, et comme notre « Journal du confinement » vous en a donné les bribes, notre principale réaction a été, eh bien… de réagir. Ce qui est bien plus facile à écrire qu’à faire.

« Sidération des libristes apprenant le confinement » — Allégorie

 

Il s’agissait surtout de sortir de l’état de sidération dû aux chocs des annonces de confinement. Chocs dus aux répercussions sur nos services, mais aussi répercussions psychologiques sur les équipes salariées comme bénévoles. Cela s’est mis en œuvre de la façon suivante :

Axe 1 : prendre la mesure

Les trois premières actions, immédiates, furent :

1. de mettre au clair le fait que la santé (physique, mentale, psychique) et le bien-être de chaque membre passait en priorité devant toute autre mission ou engagement. C’était évidemment déjà le cas avant, mais cela a permis de mettre tout le monde à l’aise : si on est angoissé, malade, fatigué, qu’on a des courses à faire, les enfants à qui il faut faire la classe, ou même si on est juste en colère après la situation, eh bien on peut arrêter de travailler ou de bénévoler, ne plus répondre aux notifications ou messages. Et ce, sans autre justification que la situation exceptionnelle vécue en ce moment. C’est bête, mais le rappeler nous a, je pense, fait du bien à tou⋅te⋅s.

2. de suspendre tous les projets en cours : crowdfunding, PeerTube, Mobilizon, Framacloud, etc. Et d’affecter toutes les forces bénévoles et salariées sur la problématique COVID-19. Cela nous a permis de ranger dans un placard tous les « onglets mentaux » qui seraient venus nous rajouter de l’anxiété ou de la charge mentale. Avoir un et un seul objectif clair (pouvoir accueillir la vague qui nous tombait dessus) nous a évité de nous disperser, ce qui serait immanquablement arrivé si nous avions essayé de jongler en plus avec nos tâches « pré-confinement ».

 

3. dire temporairement non à l’Éducation Nationale. Nous l’avons évoqué à de multiples reprises ici ou ailleurs, cela n’a pas été une décision facile à prendre. Mais faire ce choix et inviter profs et élèves à se référer à leur Ministère n’a eu quasiment que des effets positifs !

  • Il a participé à mettre en lumière l’impréparation du Ministère (qui affirmait que « Tout était prêt »).
  • Il a permis à toutes les associations, collectifs, particuliers, petites entreprises, syndicats qui utilisaient nos services de pouvoir continuer à les utiliser. En cas de panne due à l’afflux brusque et soudain d’élèves, toutes ces structures se seraient retrouvées sans accès à leurs données, ou sans capacité de se coordonner avec leurs outils habituels.
  • Il a rappelé que Framasoft n’est pas un service public, et ne souhaite pas s’y substituer. Non, parce qu’en vrai, on aime les services publics et voir des entreprises, des startups ou même des associations prendre leur place est à notre avis une très très mauvaise idée, et concourt à les affaiblir plus qu’à les renforcer.

Sur ce dernier point, il est à noter 1) que nos services viennent de rouvrir aux enseignant⋅e⋅s, tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’une ressource partagée dont il ne faut pas abuser ; 2) qu’en dehors de deux ou trois grincheux, l’immense majorité des enseignant⋅e⋅s ont compris et même soutenu notre démarche. Merci à elles et eux pour tous les messages d’encouragement reçus.

 

Quelques remerciements de profs (ou pas) reçus ces derniers jours. <3

 

Axe 2 : renforcer le collectif CHATONS :

Site https://entraide.chatons.org.

Axe 3 : améliorer les perfs et la stabilité de nos services

  • Nos équipes techniques ont travaillé d’arrache-claviers à l’amélioration des performances des logiciels qui étaient stressés. Ainsi, il est probable que Framasoft soit l’organisation qui opère le plus de pads et de calcs dans le monde (500 000 pads et 200 000 calcs, qui dit mieux ?). Du fait de cette position, la moindre amélioration des performances sur le logiciel original, permet de rendre nos services plus performants, mais aussi d’améliorer à terme les performances et la stabilité de tous les pads ou calcs de la planète. Dit autrement : les améliorations apportées à Framapad.org pendant le confinement (ici, ) profitent aux pads April, aux pads Infini, aux pads de La Quadrature ou de la FFDN, etc. ;
  • Nous avons réparti la charge entre nos services pris d’assaut par ceux identifiés et validés. Cf. par exemple https://framatalk.org/ qui redirige vers plusieurs dizaines d’autres instances de façon aléatoire ;
  • Nous avons loué une dizaine de nouveaux serveurs et commencé à répartir les services surchargés dessus.

Et un, et deux, et trois serveurs pour Framatalk ! \o/

 

Axe 4 : accompagner par des outils, des savoirs-faire, des savoirs/expérience.

Il s’agissait de répondre aux besoins et aux appels à l’aide.

Mémo « Télétravailler avec des outils libres » – Accédez au site web ou téléchargez le PDF.

Nous avons besoin d’un plan

Bon, c’est déjà pas mal.
Surtout en 15 jours. Surtout en pleine pandémie.

Mais cela ne fait pas vraiment une stratégie. Ni un plan.

Je ne suis pas tout à fait certain d’assumer ce meme… — pyg, #TeamChauve

 

Il faudra évidemment dénoncer les lois liberticides qui ne manqueront pas d’arriver. Il faudra garder traces de tous les mensonges. (je le répète : #onnoublierapas. On ne pardonnera pas.)

Il faudra aussi pousser les institutions à prendre conscience du fait qu’il faut prendre soin de nos infrastructures numériques. Développer ou contribuer activement aux alternatives libres à Zoom (coucou Jitsi) ou à Google Docs (coucou Nextcloud et LibreOfficeOnline) coûterait peu. Très peu. Trop peu ? Car c’est à se demander comment une micro-association comme Framasoft peut se retrouver à développer, de front, des logiciels comme PeerTube, Mobilizon, Framadate, Framaforms et bien d’autres tout en contribuant en parallèle au code d’Etherpad, d’Ethercalc ou de Nextcloud, sans que ces mêmes institutions, qui utilisent ces logiciels, ne les perçoivent comme des « communs stratégiques ».

[Edit : le temps de publier ce billet, nous apprenons par hasard que PeerTube sera déployé par 35 académies. Tant mieux, vraiment. C’est exactement ce qu’il faut faire. Maintenant, cela ne fera sens et ne sera résilient (encore un terme absorbé par le capitalisme) que si l’État contribue au développement de ce logiciel, porté à bout de bras par une petite association Française, si des moyens financiers sont débloqués pour héberger les données en interne (Scaleway, c’est anciennement Online, filliale à 100% du groupe Illiad détenue majoritairement par le multimilliardaire Xavier Niel), et si le ministère embauche et rémunère correctement des équipes informatiques pour gérer les services. Sinon, on revient exactement à la situation de l’État-prédateur-gestionnaire-irresponsable pré-COVID19.]

L’État et les collectivités paient (et c’est tant mieux, car c’est aussi leur rôle, même si l’État s’est fortement désengagé ces dernières années) pour entretenir les espaces publics, les voiries, les chemins, les espaces naturels. Mais quand il s’agit de produire des briques publiques en logiciel libre, les initiatives restent bien timides. Inviter les développeurs et développeuses du libre à produire des alternatives à Zoom ou Google Docs en mode Startuffe Nation ou même en mode communautaire/associatif, puis à en devenir simple consommateur, revient quelque part à nier le caractère essentiel de ces infrastructures numériques.

Numérique et effondrement

Il y a un an quasiment jour pour jour, mon camarade Gee et moi-même donnions une conférence lors des JDLL 2019 sobrement intitulée « Numérique et effondrement » et cyniquement sous-titrée « La bonne nouvelle c’est que le capitalisme va crever. La mauvaise nouvelle, c’est qu’on risque fort de crever avec lui. ».

La vidéo fut perdue, mais nous avons pu remettre la main sur la bande son et, du coup, on vous a refait un montage avec le son et le diaporama, sans nos trombines. Franchement, vous êtes gagnants.
C’était un peu foutraque (nous ne sommes pas experts du sujet). On y parlait dérèglement climatique, perte de biodiversité, risque de pandémie (bon, rapidement, nous ne sommes pas devins non plus), inaction politique et, évidemment, numérique.

 

 

Cela avait été pour moi l’occasion de réfléchir à ce que nous pourrions faire, nous, libristes, dans un monde où l’Etat serait en grande partie absent.
Cette réflexion était loin d’être aboutie (il faut dire qu’on espérait peut-être avoir quelques années pour l’affiner), et surtout, elle ne présentait qu’une stratégie parmi des millions de stratégies possibles, des milliers de souhaitables, et des centaines qui pourraient être mises en œuvre.

Elle se résumait en gros en 6 points. Ces points ne constituent ni un plan de bataille (on n’est pas très belliqueux), ni une stratégie (qu’on vous exposera dès qu’on l’aura conçue 😉 ), mais ils constituent à mon avis une ligne directrice, un fil rouge, qu’il pourrait être intéressant de suivre dans les mois à venir.

1. Convivialité

Il faudra poursuivre le développement d’outils conviviaux (au sens d’Ivan Illich).
Pour Framasoft, cela signifie reprendre le développement de Mobilizon et PeerTube, actuellement suspendus. Et voir si nous avons toujours les moyens humains et financiers de produire notre projet « framacloud » (un Nextcloud blindé d’extensions, avec du LibreOfficeOnline, ouvert à toutes et tous, mais avec un espace disque volontairement très limité).

Mais il y aura sans doute de nouveaux outils à inventer et à construire dans un monde post-confinement.
Nous resterons attaché⋅e⋅s à ce que ces outils soient libres et émancipateurs.

2. Communs

L’épisode Coronavirus aura montré qu’en tant que société, le choix entre intérêts privés et intérêt général est d’autant plus clivant, et n’est pas sans conséquence sur la vie de milliards d’individus.

Et si on passait de la société de (sur)consommation à la société de contribution ? — Diapo tirée de la conf « Peut-on faire du libre sans vision politique ? ».

 

Le discours « TINA » ne tient plus : il y a une autre voie entre une gestion privée et le tout-État, et ce sont les communs, ces multiples communautés se fixant des règles pour partager et pérenniser des ressources communes. La théoricienne des communs, Elinor Ostrom, a montré qu’une gestion collective peut être plus efficace qu’une gestion publique ou privée. La propriété exclusive est également à remettre en question, les communs mettent en lumière des formes de propriétés collectives variées et inventives.

Distincts du public et du privé  — en tout cas en échappant à la propriété strictement privée et en ouvrant des propriétés « d’usage » — ils nous semblent la meilleure piste à développer pour prendre conscience de nos interdépendances (entre humains, avec la nature, avec les non-humains, etc.).

À Framasoft, nous continuerons à promouvoir les communs, notamment numériques.

3. Coopération, collaboration et contribution

Faire, c’est bien. Faire ensemble, c’est mieux.

L’un des plus grands défis que nous avons à relever en tant qu’association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et des communs culturels est peut-être de rappeler qu’il faut prendre soin d’Internet en général et du logiciel libre en particulier, car il s’agit de communs essentiels. L’immense majorité des gens n’ont aucune idée de la façon dont est conçu et développé un logiciel libre. Et pour celles et ceux qui le savent, très peu osent contribuer. En conséquence, l’épanouissement de logiciels libres repose beaucoup sur une forme de « caste de développeurs et développeuses », qui détiendrait l’espèce de pouvoir magique de transformer des lignes de codes en logiciels.

C’est entre autres pour contribuer à changer cet état de fait que Framasoft a initié sa campagne « Contributopia ». Il s’agit de rendre chacune et chacun légitime et capable face au numérique. Et cela ne pourra se faire qu’en accueillant, en mettant en confiance, en donnant des clés, en partageant nos savoirs et nos pouvoirs.
« La route est longue, mais la voie est libre » est un des slogans de Framasoft. Soyons honnêtes : nous tâtonnons et itérons encore sur ce chemin, mais nous savons que c’est la voie à suivre.

4. Collectif, et communauté

Faire c’est bien. Faire ensemble, c’est mieux. Se (re)connaître, c’est se donner les moyens d’aller plus loin.

Non, on ne va pas se mentir : le collectif, parfois, c’est la merde. On est pas d’accord, on se dispute, on peste après les engagements non tenus des uns, ou après les modalités de prise de décision des autres. C’est parfois épuisant.
« Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin » dit l’adage. Et parfois, eh bien on a juste envie d’aller plus vite.

Cependant, une communauté ça vous soutient, ça vous nourrit. Parfois au sens littéral, car à Framasoft, nous ne vivons que de vos dons. À titre personnel, on peut donc dire que c’est la communauté Framasoft qui remplit mon frigo et paye mon loyer (merci !). Construire ou rejoindre un collectif ou une communauté, c’est un travail long, lent, parfois fastidieux. Ça nous bouscule. Mais là encore, dans « le-monde-d’après-mars-2020 », c’est probablement dans ces communautés, qu’elles soient locales ou virtuelles, que vous trouverez la force d’agir.

5. Confiance.

Wikipédia nous apprend que la confiance serait « un état psychologique se caractérisant par l’intention d’accepter la vulnérabilité sur la base de croyances optimistes sur les intentions (ou le comportement) d’autrui ». C’est un poil compliqué dit comme ça, mais on peut en retenir qu’il s’agit de se fier à quelqu’un.

Là encore, pour Framasoft, la confiance est essentielle. La confiance que notre communauté nous porte. Celle que nous plaçons dans les valeurs du libre.
La « crise de confiance » que nous vivons, notamment envers les responsables politiques ne doit pas nous amener à nous replier sur nous-mêmes.
Nous continuerons donc à tisser des liens au sein de notre archipel. Tout simplement parce que nous ne voulons pas d’un monde où la méfiance serait le comportement par défaut.

6. Culture

« Mais qu’est-ce qu’elle vient faire là, la culture ? On parle bien de logiciel libre, non ? »

Eh bien elle a tout à faire là, la culture. Parce que c’est elle qui nous relie. Mais aussi parce que c’est elle qui nous différencie. Et que sans ces différences, tout serait normalisé, lissé… triste en fait. Mais aussi, parce que le logiciel libre, nous l’avons dit et répété, est un moyen et non une fin.
« Pas de société libre sans logiciel libre » avons-nous souvent l’habitude de dire. C’est donc bien cela que nous voulons, c’est bien cela notre objectif : une société libre.
D’après Wikipédia (toujours elle), « En sociologie, la culture est définie de façon plus étroite comme « ce qui est commun à un groupe d’individus » et comme « ce qui le soude », c’est-à-dire ce qui est appris, transmis, produit et créé. ». Ca tombe bien, Framasoft est classée — puisqu’il faut aux administrations une case pour chaque chose — dans la rubrique « associations culturelles ».

« En cette période de crise, nous sommes confrontés à deux choix particulièrement importants. Le premier est entre la surveillance totalitaire et la responsabilisation des citoyens. Le second est entre l’isolement nationaliste et la solidarité mondiale » disait Harari.

Face à ces choix, parce que le monde a changé, Framasoft devra donc inventer de nouvelles façons d’apprendre, transmettre, produire et créer.




Framaconfinement semaine 2

Le temps passe à une vitesse en cette période de confinement ! On est déjà jeudi de cette troisième semaine de confinement et on ne publie que maintenant le résumé de nos aventures de la semaine dernière ! Il est vrai que cette seconde semaine a été autant chargée que la première pour Framasoft et que la rédaction de cet article n’était pas notre plus grande priorité. Pouhiou en a commencé la rédaction en cours de semaine et c’est Angie qui se charge de la terminer. Voici donc un article à 4 mains pour garder une trace de ce qui nous anime ces jours-ci.

L’accès à l’ensemble des articles : https://framablog.org/category/framasoft/framaconfinement/

Lundi 23 mars en brèves par Pouhiou

On va pas se mentir : ouvrir son ordinateur le lundi matin, tout lire et tout rattraper quand on a passé le week-end sur une île déserte numérique : wow. Tout le monde chez Framasoft a participé au travail et aux échanges communs, et il y a 42 000 notifications à rattraper. Je n’imagine même pas comment JosephK, qui rentre de 4 semaines de congés, va réussir à s’y retrouver dans tout ce broll !

Aujourd’hui, Lise a pris le temps d’aider AnMarie pour paramétrer son application Plumble sur son smartphone : la carte son de son ordi déconne et l’isole d’autant plus. Désormais, elle est de toute voix avec nous lors des réunions, et ça fait du bien !

Pyg a mis en place un pad de c’est quoi qu’on veut faire, la boite à envies. L’idée, c’est de prendre le temps de ne plus faire pour se poser et réfléchir… et ça, c’est pas gagné ! Mais le monde a changé (c’est notre nouveau mantra), donc c’est le moment d’interroger nos envies et de voir ce que l’on voudrait changer. Par exemple, est-ce qu’on va remettre en question nos plans pour l’année ? Avec le chamboulement que nous venons de vivre, il va falloir faire l’inventaire : qu’est-ce qui va être retardé ? Qu’est-ce qu’on va remettre à plus tard ? Qu’est-ce qu’on va modifier ? Mais ça nous semble encore trop tôt pour être sûr·es de quoi que ce soit.

Le lundi, c’est le jour de la réunion des salarié⋅es, sur notre Mumble. Celle-ci est longue, près de 3 heures, mais on a besoin de parler. J’en sors avec un sentiment de lourdeur, une tristesse (que je crois partagée) qui ne me quitte pas pendant deux trois jours. On ne le dit pas forcément entre nous, ou en tous cas on n’appuie pas dessus, mais le confinement, c’est pas la joie…

Luc ne va vraiment pas mieux niveau santé mais il fait du pain et nous partage ses recettes. Il met à jour Gitlab. Il installe une interface web à Mumble qui le rend d’autant plus pratique, du coup ! (sauf qu’on ne peut pas y créer de salon, mais bon si une personne le crée sur le logiciel pendant que 9 rejoignent le salon depuis l’interface web, ça simplifie 9 fois sur 10 l’usage, alors c’est déjà ça).

Dans la série #LesGens ont du temps, il y a plein de personnes qui essaient d’installer Framaforms (ce doit être une espèce de défi confinement level master ninja du serveur), et qui partagent leurs erreurs avec Théo, ce qui lui permet d’améliorer grandement le process et la doc.

Le projet entraide.chatons.org avance, le forum du collectif fourmille et occupe beaucoup Angie, Pyg et Lise (ainsi que tcit qui bidouille de la démo). Angie sort de chez elle pour la première fois depuis une semaine : aller dans un hypermarché c’est pas la folie, mais se rendre compte qu’ils ont coupé la musique ça fait un bien fou. #UnAutreMondeEstPossible

Mardi 24 mars en brèves et en groumph (toujours Pouhiou)

Depuis hier, Chocobozzz a le nez dans Etherpad et cherche à l’optimiser. Ainsi que MyPads. Et le pire c’est qu’il y arrive le bougre. Genre on a des stats et des graphiques… Comme on le dit dans le métier (et si vous nous pardonnez ce terme technique) : ça poutre !

Avant / après les miracles réalisés par Chocobozz sur nos instances Framapad <3

tcit y travaille avec lui, quand il ne bidouille pas sur l’instance de prise de rendez-vous pour les médecins. Et quand il n’aide pas sur la page entraide.chatons.org . C’est pas possible d’être partout à la fois comme ça : je soupçonne de plus en plus tcit de voyager dans le temps avec le Docteur.

Luc installe un troisième vidéobridge pour Framatalk. Si j’ai bien tout compris, c’est ce qui permet de répartir la charge des vidéo-conférences sur trois serveurs, sur 3 machines à la fois. Et il trouve quand même la pêche pour patcher MyPads et faire des gâteaux au matcha.

Angie, Pyg et Lise sont à fond sur le CHATONS. Et que ça crée des fiches dans la base de données (sous Drupal) pour alimenter la page du projet entraide.chatons.org, et que ça crée des visualisations, et que ça coordonne, et que ça réunionne… Angie trouve quand même le temps de mettre en page l’article annonçant l’ouverture du librecours Culture Libre sur le blog et de faire le point avec Arthur sur son stage de traduction.

Pyg, quant à lui, ouvre aussi une page de notre wiki interne pour y noter les statistiques de fréquentation des services qui se font assaillir depuis le confinement. Histoire de documenter l’écart. Oh, et cet enfoiré (je l’aime, mais c’est un enfoiré) nous fait découvrir le compte twitter de MalaiseTV. On a les yeux qui saignent.

Théo a du mal à s’en remettre et à finaliser son beau README pour Framaforms. Spf s’en remet suffisamment pour intégrer des contributions à la documentation de Jitsi et ajouter la doc écrite par tcit de l’outil de prise de rendez-vous pour les médecins.

Moi, ce mardi, j’arrive à rien et ça me groumphe. J’ai l’impression de passer ma journée à être payé pour tweeter. Pourtant je sais comment ça se passe, hein. Quand j’ai un gros texte à rédiger (genre le journal du framaconfinement de la fin de semaine), je sais que je ne vais arriver à rien le temps que mon cerveau prémâche le boulot en tâche de fond. Mais c’est un problème qu’on a souvent, chez Framasoft : quand on voit tout ce qui est fait par les autres, on a parfois cette peur de ne pas être à la hauteur, d’être dans l’imposture. Alors oui : pour contre balancer on se dit entre nous combien c’est OK de ne pas produire, de ne pas y arriver, voire de rater des trucs. Mais on a beau le savoir, on a beau avoir les mots qui réconfortent, c’est toujours aussi rageant à vivre que de se sentir bloqué dans son boulot… Surtout quand je vois tout ce que font mes collègues.

Mercredi 25 mars par Angie

Ce mercredi, Pouhiou a plus d’énergie qu’hier et prend donc du temps pour rédiger l’article Framaconfinement de la fin de la semaine 1, le faire relire aux membres de l’association et le mettre en forme pour sa publication. Il continue en parallèle à animer nos comptes sur les médias sociaux et fait le constat qu’il trouve #LesGens bien plus sympathiques lorsqu’il est en forme !

Pyg a pris connaissance du long billet de blog d’un de nos membres, Framatophe, et en fait une synthèse pour les autres membres de l’association. Il a aussi continué le travail entamé mardi sur les statistiques de fréquentation de nos services. Et a répondu à de nombreux mails laissés en attente.

25 minutes de la lecture intense ! Il nous fallait bien un résumé de pyg !

Avec tcit, ils ont continué à aider MrFlos, en charge des services de Colibris Outils Libres et ljf de ARN sans-nuage.fr sur la création de la page entraide.chatons.org et j’ai continué à alimenter la base de données afin que tout ce dont nous avons besoin pour cette page soit bien renseigné. C’est une tâche un peu ingrate, très répétitive, qui m’a rappelé mon premier job dans une SS2I au début des années 2000 où je m’étais retrouvée à entrer manuellement en bdd un catalogue papier de modèles de WC à poser !

Du côté de l’équipe technique, le travail pour améliorer les performances d’Etherpad continue : Luc et Chocobozz mettent en place des patchs dans tous les sens ! Tcit continue à mettre à jour la liste des instances sur Framapad et Framatalk. Quant à Théo, il continue à s’occuper de Framaforms, avec l’aide ponctuelle de tcit.

Spf (aka « What’s up doc? »), passe une partie de sa journée à rédiger la documentation sur la version web du logiciel Mumble. C’est quand même bien pratique de pouvoir utiliser Mumble depuis un navigateur sans avoir à installer le logiciel sur son ordinateur ou une application sur son smartphone, même si une partie des fonctionnalités ne sont pas disponibles dans cette version web.

Je passe une partie de la journée à discuter avec des gens ! Maxime du Cinéma Nova m’a appelée pour prendre des nouvelles et m’indiquer que mon intervention au sein de leur structure prévue en mai sera reportée. J’ai aussi eu une réunion sur Mumble avec Stph, Framatophe et pyg pour parler d’un projet tuteuré pour des étudiants de l’UTC.

Jeudi 26 mars en brèves, mais toujours à fond !

Le projet entraide.chatons.org avance toujours : après un point téléphonique entre les protagonistes pour faire le point sur les avancées du projet et lister ce qu’il reste à faire, tcit et pyg continuent à donner un coup de main sur la partie technique tandis que je continue à compléter la base de données et le wiki. Lise nous concocte de très belles petites images de chatons pour illustrer chaque service ! Ça avance bien et ça fait du bien de voir ce chouette projet devenir réalité.

AnMarie continue ses activités administratives et comptables tout en papillonnant de canal en canal au sein de notre messagerie collaborative pour suivre les différents échanges au sein de l’association. Elle a parfois le sentiment d’être un peu submergée par tous ces échanges car depuis le début du confinement, la majorité des discussions au sein de l’association se déroule sur notre Mattermost et ça part un peu dans tous les sens.

Côté technique, Luc installe et paramètre une nouvelle instance de Framadrop, notre outil de partage temporaire de fichiers. Après avoir patché la version française de web.mumble.framatalk.org, il s’occupe aussi de changer le disque dur d’un de nos serveurs et fait du ménage sur un autre qui n’avait pratiquement plus de place. Chocobozzz fixe des plugins Etherpad pour prévoir une mise à jour de nos instances vers la version 1.8. Pouhiou et tcit se chargent de rédiger et mettre en ligne un nouveau message d’information pour le nouveau serveur Framadrop. Et parce que nos services Framatalk et Framapad vont mieux, ils s’occupent aussi de modifier le message existant sur ces services.

Spf, Théo et des membres bénévoles continuent à répondre aux nombreuses demandes des utilisateur⋅ices de nos services, que ce soit sur notre forum ou via notre formulaire de contact.

Pouhiou est très enthousiaste aujourd’hui car l’article Un librecours pour mieux contribuer à la Culture Libre et le mémo sur le télétravail semblent très appréciés sur les médias sociaux. Ça lui donne l’énergie de se mettre à la rédaction du début de cet article (journées de lundi et mardi) avant de prendre connaissance des commentaires publiés sur les derniers articles du Framablog.

De mon côté, j’ai réussi à me bloquer 2 heures pour préparer une intervention prévue demain. Cette intervention, prévue depuis plusieurs semaines, a lieu dans le cadre de la formation continue diplômante DIPCO (diplôme en Codesign) proposée par le CNAM, le collectif Codesign-it! et le CRI aux professionnel⋅les pour qui la dynamique collaborative est un enjeu pressant. La session sur laquelle j’interviens traite de gouvernance distribuée et des nouveaux modèles d’organisation. Je tenterai donc d’y expliquer la gouvernance de Framasoft.

Vendredi 27 mars : on ne chôme pas !

Le vendredi est toujours un peu particulier parce qu’une partie d’entre nous (pyg, Pouhiou et moi) ne travaillent pas. Alors que Pouhiou s’est déjà réfugié dans son île merveilleuse d’Animal Crossing et que pyg s’est chargé d’aller faire les courses pour ses voisins et de faire un petit break, j’ai pris le relais sur l’animation de nos comptes sur les médias sociaux pour la matinée, tout en continuant à préparer mon intervention sur la gouvernance de l’association.

AnMarie a fini sa semaine en beauté puisqu’elle a terminé la saisie dans notre logiciel de comptabilité des relevés de dons des mois de janvier et février : ça peut paraître anodin, mais cela représente plus de 80 pages de relevés bancaires à vérifier et c’est un boulot de dingue. D’ailleurs elle se réjouit déjà des relevés de mars qui ne vont pas tarder à arriver 😉

Côté entraide.chatons.org, tcit a passé une bonne partie de la journée sur la résolution d’un bug coriace et pyg a bidouillé sur Drupal pour avoir de nouvelles vues de la base de données. J’ai aussi commencé à rédiger l’article annonçant la sortie officielle du projet, histoire de prendre un peu d’avance et qu’on puisse diffuser l’information dès que la page sera prête.

Côté technique, Luc a testé, mergé et publié les patchs des plugins du logiciel Etherpad réalisé hier par Chocobozzz afin de rendre compatible l’outil pour une migration vers sa version 1.8.

Et ce week-end ?

Côté salarié⋅es, je pense qu’une grande partie d’entre nous a vraiment fait un gros break ce week-end. Ces deux dernières semaines ont été très intenses : il a fallu réagir dans l’urgence et réorganiser nos activités respectives. S’y est ajouté pour nous tou⋅tes le fait de vraiment vivre la situation du confinement, dans des contextes propres à chacun⋅e. Chocobozzz a quand même pris du temps sur son samedi pour redévelopper le système multi threads de Framacalc qui commence à peiner lors des heures de pointe et un moment de son dimanche pour mettre à jour les serveurs sur lesquels sont installés nos instances du logiciel JitsiMeet (mises à jour mineures pour le client, majeure pour le bridge vidéo).

Et bien sûr, pyg n’a pas pu s’empêcher d’aller rédiger un nouvel article : une façon pour lui de prendre du recul sur la situation ! Mais ça on vous en parlera la semaine prochaine…




Un librecours pour mieux contribuer à la culture libre

C’est aujourd’hui que s’ouvrent les inscriptions au librecours « Libre Culture » pour se former aux enjeux et mécaniques des licences libres sur les œuvres culturelles. Ça tombe plutôt bien puisqu’une partie d’entre nous se demandent comment ne pas s’ennuyer en cette période de confinement ;-). Nous ne résistons pas à l’occasion de vous présenter ces librescours, dont celui-ci est l’un des premiers d’une liste que nous espérons longue et prospère !

Prendre part à la culture libre, celle du partage

Si l’on va chercher dans les principes fondateurs d’Internet, à l’époque où des scientifiques mettent en place les réseaux pour échanger et se partager leurs travaux, il y a la notion de partage du savoir qui s’enrichit lorsqu’il est diffusé librement. Ce n’est donc pas une notion nouvelle, et nombre d’artistes et créatrices clament qu’elles se hissent sur les épaules des géants, qu’ils ont été influencés par toute une culture reposant sur les œuvres de l’esprit d’artistes qui les ont précédés.

Image par Gerd Altmann de Pixabay

 

Cette culture du partage, dans le monde numérique, s’est retrouvée dans la culture libre. Car le logiciel libre ne se résume pas à une manière efficace, transparente et collaborative de produire du code. Non, ça, c’est l’open-source. Le logiciel libre offre, en plus de l’open-source, une éthique. Il propose une vision de la société, de la place du code et des personnes qui le créent dans cette société.

Car ce n’est pas le logiciel qui est libre, ce n’est pas l’œuvre qui est libre : c’est nous, les humains qui le sommes.

 

La culture du Libre repose sur les licences libres

Grâce à la démocratisation de l’outil numérique, nous avons assisté à la diffusion des outils de production des œuvres de l’esprit (écrits, images, sons, vidéos, code…), à la popularisation des savoirs-faire anciens et nouveaux (telles que les pratiques du remix, du mash-up, des mèmes), et à la venue de nombreux outils pour diffuser nos créations.

Participer à notre culture commune n’est plus réservé à une élite bien née. Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à pouvoir apporter notre pierre à l’édifice culturel commun. Combien de vidéastes à succès utilisent des sons, musiques, et polices d’écriture libres, tout en partant du savoir libre de Wikipédia pour leurs recherches ? Ce n’est là qu’un exemple du foisonnement vertueux de la culture libre.

Capture d’écran d’une question lors d’un exercice du librecours Libre Culture

Chez Framasoft, nous pensons qu’il est important que toutes ces œuvres de l’esprit qui naissent ou vont naître puissent, à leur tour, prendre leur place dans la culture libre. Pour cela, nous souhaitons offrir à toute les personnes qui vont les créer, les utiliser, les modifier, les étudier, les diffuser, etc. les clés de cette culture, qui repose sur un outil à la fois juridique et symbolique : les licences libres.

Au fond, c’est quoi, ces « licences libres » ? Pourquoi est-ce qu’elles seraient importantes ? Est-ce qu’elles ne vont pas me léser en tant qu’autrice ? En tant que lecteur ? Que vidéaste ? Que bibliothécaire ? Elles s’appliquent pareil aux logiciels et aux vidéos ? Aux musiques ? Aux livres ? Aux jeux vidéo ? Qu’est-ce que je peux partager légalement et comment savoir si je suis hors-la-loi ? Et comment fait-on pour s’y retrouver, dans tout ça ?

 

Inscrivez-vous au deux premières sessions du librecours sur la Culture Libre

Dans la lignée du MOOC CHATONS, nous vous proposons cette fois-ci un librecours pour acquérir les clés de la culture libre. Que vous soyez créateur, prescriptrice, spectateur, étudiante, ou tout ça à la fois, ce cours vous permettra de savoir comment exploiter un contenu culturel en ligne et diffuser les vôtres.

Présentation du librecours Libre Culture

Et à contexte exceptionnel, mesures exceptionnelles, il a été décidé d’ouvrir deux sessions de ce librecours afin de permettre à celles et ceux d’entre nous qui ont davantage de temps dans les jours à venir de pouvoir le terminer plus rapidement.

Ces deux sessions débuteront le lundi 6 avril 2020.

  • La session LCIII durera 3 semaines et vous demandera 7 à 8h de votre temps chaque semaine.
  • La session LCVI s’étendra sur 6 semaines et sera donc moins intense (3 à 4h par semaine).

Le suivi des apprenant·es étant encadré, les places sont limitées aux 10 premières personnes pour la session LCIII (3 semaines) et aux 20 premières pour la session LCVI (6 semaines). Inscrivez-vous sur le site librecours et sur l’équipe Mattermost prévue à cet effet.

Alors c’est certain, tout le monde ne pourra pas profiter de ces deux premières sessions : leur encadrement sera assuré par nos bénévoles, Stéphane (auteur de Traces, un roman libre publié chez Framabook) en tête.

Nous voulons, encore une fois, commencer modestement, pour apprendre de cette expérience et faire un nouveau pas vers cette idée d’Université Populaire du Libre, Ouverte, Autonome et Décentralisée qu’est le projet UPLOAD, une des actions de notre feuille de route Contributopia.

À vous de participer à cette aventure pour mieux prendre votre place dans la Culture du Libre en vous inscrivant à ce librecours !

 

Pour aller plus loin

Découvrir le programme du librecours Culture Libre

S’inscrire avant le dimanche 5 avril 2020 (dans la mesure des places disponibles)




L’Internet pendant le confinement


On parle beaucoup en ce moment d’une « saturation des réseaux », de « risques pour l’Internet », qui justifieraient des mesures autoritaires et discriminatoires, par exemple le blocage ou le ralentissement de Netflix, pour laisser de la place au « trafic sérieux ». Que se passe-t-il exactement et qu’y a-t-il derrière les articles sensationnalistes ?

La France, ainsi que de nombreux autres pays, est confinée chez elle depuis plusieurs jours, et sans doute encore pour plusieurs semaines. La durée exacte dépendra de l’évolution de l’épidémie de COVID-19. Certains travailleurs télétravaillent, les enfants étudient à la maison, et la dépendance de toutes ces activités à l’Internet a suscité quelques inquiétudes.

On a vu des médias, ou des dirigeants politiques comme Thierry Breton, réclamer des mesures de limitation du trafic, par exemple pour les services vidéo comme Netflix. Les utilisateurs qui ont constaté des lenteurs d’accès à certains sites, ou des messages d’erreur du genre « temps de réponse dépassé » peuvent se dire que ces mesures seraient justifiées. Mais les choses sont plus compliquées que cela, et il va falloir expliquer un peu le fonctionnement de l’Internet pour comprendre.

Copie d'écran du site du CNED, montrant un message d'erreur
Le site Web du CNED, inaccessible en raison des nombreux accès (mais le réseau qui y mène marchait parfaitement à ce moment).

Réseaux et services

D’abord, il faut différencier l’Internet et les services qui y sont connectés. Si un élève ou un enseignant essaie de se connecter au site du CNED (Centre National d’Enseignement à Distance) et qu’il récupère un message avec une  « HTTP error 503 », cela n’a rien à voir avec l’Internet, et supprimer Netflix n’y changera rien : c’est le site Web au bout qui est surchargé d’activité, le réseau qui mène à ce site n’a pas de problème. Or, ce genre de problèmes (site Web saturé) est responsable de la plupart des frustrations ressenties par les utilisateurs et utilisatrices. Résumer ces problèmes de connexion avec un « l’Internet est surchargé » est très approximatif et ne va pas aider à trouver des solutions aux problèmes. Pour résumer, les tuyaux de l’Internet vont bien, ce sont certains sites Web qui faiblissent. Ou, dit autrement, « Dire que l’Internet est saturé, c’est comme si vous cherchez à louer un appartement à la Grande Motte au mois d’août et que tout est déjà pris, du coup vous accusez l’A7 d’être surchargée et demandez aux camions de ne pas rouler. »

On peut se demander pourquoi certains services sur le Web plantent sous la charge (ceux de l’Éducation Nationale, par exemple) et d’autres pas (YouTube, PornHub, Wikipédia). Il y a évidemment de nombreuses raisons à cela et on ne peut pas faire un diagnostic détaillé pour chaque cas. Mais il faut noter que beaucoup de sites Web sont mal conçus. L’écroulement sous la charge n’est pas une fatalité. On sait faire des sites Web qui résistent. Je ne dis pas que c’est facile, ou bon marché, mais il ne faut pas non plus baisser les bras en considérant que ces problèmes sont inévitables, une sorte de loi de la nature contre laquelle il ne servirait à rien de se révolter. Déjà, tout dépend de la conception du service. S’il s’agit de distribuer des fichiers statiques (des fichiers qui ne changent pas, comme des ressources pédagogiques ou comme la fameuse attestation de circulation), il n’y a pas besoin de faire un site Web dynamique (où toutes les pages sont calculées à chaque requête). Servir des fichiers statiques, dont le contenu ne varie pas, est quelque chose que les serveurs savent très bien faire, et très vite. D’autant plus qu’en plus du Web, on dispose de protocoles (de techniques réseau) spécialement conçus pour la distribution efficace, en pair-à-pair, directement entre les machines des utilisateurs, de fichiers très populaires. C’est le cas par exemple de BitTorrent. S’il a permis de distribuer tous les épisodes de Game of Thrones à chaque sortie, il aurait permis de distribuer facilement l’attestation de sortie ! Même quand on a du contenu dynamique, par exemple parce que chaque page est différente selon l’utilisateur, les auteurs de sites Web compétents savent faire des sites qui tiennent la charge.

Mais alors, si on sait faire, pourquoi est-ce que ce n’est pas fait ? Là encore, il y a évidemment de nombreuses raisons. Il faut savoir que trouver des développeurs compétents est difficile, et que beaucoup de sites Web sont « bricolés », par des gens qui ne mesurent pas les conséquences de leurs choix techniques, notamment en termes de résistance à la charge. En outre, les grosses institutions comme l’Éducation Nationale ne développent pas forcément en interne, elles sous-traitent à des ESN et toute personne qui a travaillé dans l’informatique ces trente dernières années sait qu’on trouve de tout, et pas forcément du bon, dans ces ESN. Le « développeur PHP senior » qu’on a vendu au client se révèle parfois ne pas être si senior que ça. Le développement, dans le monde réel, ressemble souvent aux aventures de Dilbert. Le problème est aggravé dans le secteur public par le recours aux marchés publics, qui sélectionnent, non pas les plus compétents, mais les entreprises spécialisées dans la réponse aux appels d’offre (une compétence assez distincte de celle du développement informatique). Une petite entreprise pointue techniquement n’a aucune chance d’être sélectionnée.

D’autre part, les exigences de la propriété intellectuelle peuvent aller contre celles de la technique. Ainsi, si BitTorrent n’est pas utilisé pour distribuer des fichiers d’intérêt général, c’est probablement en grande partie parce que ce protocole a été diabolisé par l’industrie du divertissement. « C’est du pair-à-pair, c’est un outil de pirates qui tue la création ! » Autre exemple, la recopie des fichiers importants en plusieurs endroits, pour augmenter les chances que leur distribution résiste à une charge importante, est parfois explicitement refusée par certains organismes comme le CNED, au nom de la propriété intellectuelle.

Compter le trafic réseau

Bon, donc, les services sur le Web sont parfois fragiles, en raison de mauvais choix faits par leurs auteurs, et de réalisations imparfaites. Mais les tuyaux, eux, ils sont saturés ou pas ? De manière surprenante, il n’est pas facile de répondre à cette question. L’Internet n’est pas un endroit unique, c’est un ensemble de réseaux, eux-mêmes composés de nombreux liens. Certains de ces liens ont vu une augmentation du trafic, d’autres pas. La capacité réseau disponible va dépendre de plusieurs liens (tous ceux entre vous et le service auquel vous accédez). Mais ce n’est pas parce que le WiFi chez vous est saturé que tout l’Internet va mal ! Actuellement, les liens qui souffrent le plus sont sans doute les liens entre les FAI (Fournisseurs d’Accès Internet) et les services de vidéo comme Netflix. (Si vous voyez le terme d’appairage – peering, en anglais – c’est à ces liens que cela fait allusion.) Mais cela n’affecte pas la totalité du trafic, uniquement celui qui passe par les liens très utilisés. La plupart des FAI ne fournissent malheureusement pas de données publiques sur le débit dans leurs réseaux, mais certains organismes d’infrastructure de l’Internet le font. C’est le cas du France-IX, le principal point d’échange français, dont les statistiques publiques ne montrent qu’une faible augmentation du trafic. Même chose chez son équivalent allemand, le DE-CIX. (Mais rappelez-vous qu’à d’autres endroits, la situation peut être plus sérieuse.) Les discussions sur les forums d’opérateurs réseau, comme le FRnog en France, ne montrent pas d’inquiétude particulière.

Graphique montrant le trafic du France-IX
Le trafic total au point d’échange France-IX depuis un mois. Le début du confinement, le 17 mars, se voit à peine.

Statistiques du FAI FDN
Le trafic des clients ADSL du FAI (Fournisseur d’Accès Internet) FDN depuis un mois. L’effet du confinement est visible dans les derniers jours, à droite, mais pas spectaculaire.

Mais pourquoi est-ce qu’il n’y a pas d’augmentation massive et généralisée du trafic, alors qu’il y a beaucoup plus de gens qui travaillent depuis chez eux ? C’est en partie parce que, lorsque les gens travaillaient dans les locaux de l’entreprise, ils utilisaient déjà l’Internet. Si on consulte un site Web pour le travail, qu’on le fasse à la maison ou au bureau ne change pas grand-chose. De même, les vidéo-conférences (et même audio), très consommatrices de capacité du réseau, se faisaient déjà au bureau (si vous comprenez l’anglais, je vous recommande cette hilarante vidéo sur la réalité des « conf calls »). Il y a donc accroissement du trafic total (mais difficile à quantifier, pour les raisons exposées plus haut), mais pas forcément dans les proportions qu’on pourrait croire. Il y a les enfants qui consomment de la capacité réseau à la maison dans la journée, ce qu’ils ne faisaient pas à l’école, davantage de réunions à distance, etc., mais il n’y a pas de bouleversement complet des usages.

Votre usage de l’Internet est-il essentiel ?

Mais qu’est-ce qui fait que des gens importants, comme Thierry Breton, cité plus haut, tapent sur Netflix, YouTube et les autres, et exigent qu’on limite leur activité ? Cela n’a rien à voir avec la surcharge des réseaux et tout à voir avec la question de la neutralité de l’Internet. La neutralité des réseaux, c’est l’idée que l’opérateur réseau ne doit pas décider à la place des utilisateurs ce qui est bon pour eux. Quand vous prenez l’autoroute, la société d’autoroute ne vous demande pas si vous partez en week-end, ou bien s’il s’agit d’un déplacement professionnel, et n’essaie pas d’évaluer si ce déplacement est justifié. Cela doit être pareil pour l’Internet. Or, certains opérateurs de télécommunications rejettent ce principe de neutralité depuis longtemps, et font régulièrement du lobbying pour demander la possibilité de trier, d’évaluer ce qu’ils considèrent comme important et le reste. Leur cible favorite, ce sont justement les plate-formes comme Netflix, dont ils demandent qu’elles les paient pour être accessible par leur réseau. Et certaines autorités politiques sont d’accord, regrettant le bon vieux temps de la chaîne de télévision unique, et voulant un Internet qu’ils contrôlent. Le confinement est juste une occasion de relancer cette campagne.

Mais, penserez-vous peut-être, on ne peut pas nier qu’il y a des usages plus importants que d’autres, non ? Une vidéo-conférence professionnelle est certainement plus utile que de regarder une série sur Netflix, n’est-ce pas ? D’abord, ce n’est pas toujours vrai : de nombreuses entreprises, et, au sein d’une entreprise, de nombreux employés font un travail sans utilité sociale (et parfois négatif pour la société) : ce n’est pas parce qu’une activité rapporte de l’argent qu’elle est forcément bénéfique pour la collectivité ! Vous n’êtes pas d’accord avec moi ? Je vous comprends, car, justement, la raison principale pour laquelle la neutralité de l’Internet est quelque chose de crucial est que les gens ne sont pas d’accord sur ce qui est essentiel. La neutralité du réseau est une forme de laïcité : comme on n’aura pas de consensus, au moins, il faut trouver un mécanisme qui permette de respecter les choix. Je pense que les Jeux Olympiques sont un scandaleux gaspillage, et un exemple typique des horreurs du sport-spectacle. Un autre citoyen n’est pas d’accord et il trouve que les séries que je regarde sur Netflix sont idiotes. La neutralité du réseau, c’est reconnaître qu’on ne tranchera jamais entre ces deux points de vue. Car, si on abandonnait la neutralité, on aurait un problème encore plus difficile : qui va décider ? Qui va choisir de brider ou pas les matches de foot ? Les vidéos de chatons ? La vidéo-conférence ?

D’autant plus que l’Internet est complexe, et qu’on ne peut pas demander à un routeur de décider si tel ou tel contenu est essentiel. J’ai vu plusieurs personnes citer YouTube comme exemple de service non-essentiel. Or, contrairement à Netflix ou PornHub, YouTube ne sert pas qu’au divertissement, ce service héberge de nombreuses vidéos éducatives ou de formation, les enseignants indiquent des vidéos YouTube à leurs élèves, des salariés se forment sur YouTube. Pas question donc de brider systématiquement cette plate-forme. (Il faut aussi dire que le maintien d’un bon moral est crucial, quand on est confiné à la maison, et que les services dits « de divertissement » sont cruciaux. Si vous me dites que non, je vous propose d’être confiné dans une petite HLM avec quatre enfants de 3 à 14 ans.)

À l’heure où j’écris, Netflix et YouTube ont annoncé une dégradation délibérée de leur service, pour répondre aux injonctions des autorités.  On a vu que les réseaux sont loin de la saturation et cette mesure ne servira donc à rien. Je pense que ces plate-formes essaient simplement de limiter les dommages en termes d’image liés à l’actuelle campagne de presse contre la neutralité.

Conclusion

J’ai dit que l’Internet n’était pas du tout proche d’un écroulement ou d’une saturation. Mais cela ne veut pas dire qu’on puisse gaspiller bêtement cette utile ressource. Je vais donc donner deux conseils pratiques pour limiter le débit sur le réseau :

  • Utilisez un bloqueur de publicités, afin de limiter le chargement de ressources inutiles,
  • Préférez l’audio-conférence à la vidéo-conférence, et les outils textuels (messagerie instantanée, courrier électronique, et autres outils de travail en groupe) à l’audio-conférence.

Que va-t-il se passer dans les jours à venir ? C’est évidemment impossible à dire. Rappelons-nous simplement que, pour l’instant, rien n’indique une catastrophe à venir, et il n’y a donc aucune raison valable de prendre des mesures autoritaires pour brider tel ou tel service.

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