Liberté pour les utilisateurs, pas pour les logiciels, par Benjamin Mako Hill

Un article fort intéressant de Benjamin Mako Hill (que nous traduisons souvent) qui apporte un éclairage nouveau à la différence importante entre « logiciel libre » et « open source ».

C’est bien la question de la liberté des utilisateurs qui est fondamentale ici. À mesure que la technologie avance et que de plus en plus de domaines expérimentent « le Libre », elle rejoint tout simplement la liberté des citoyens…

Remarque : C’est d’ailleurs pourquoi nous regrettons « l’abus d’open source » dans les premiers États Généraux de l’Open Source qui se déroulent actuellement à Paris (cf ce tweet ironique).

David Shankbone - CC by

Liberté pour les utilisateurs, pas pour les logiciels

Freedom for Users, Not for Software

Benjamin Mako Hill – 23 octobre 2011 – Blog personnel
(Traduction : Munto, VifArgent, aKa, KarmaSama, Lycoris, aaron, PeupleLa, bruno + anonymous)

En 1985, Richard Stallman a fondé le mouvement du Logiciel Libre en publiant un manifeste qui proposait aux utilisateurs d’ordinateurs de le rejoindre pour défendre, développer et diffuser des logiciels qui garantissent aux utilisateurs certaines libertés. Stallman a publié la « Définition du Logiciel Libre » (Free Software Definition ou FSD) qui énumère les droits fondamentaux des utilisateurs concernant les logiciels.

  • La liberté d’exécuter le programme, pour n’importe quel usage ;
  • la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins ;
  • la liberté d’en redistribuer des copies pour aider les autres ;
  • la liberté d’améliorer le programme et de rendre publiques les améliorations, afin que la communauté entière puisse en bénéficier.

Stallman est informaticien. Il avait compris que la manière dont les programmeurs concevaient les logiciels pouvait influer sur les possibilités des utilisateurs à interagir avec eux. Par exemple, des programmeurs pourraient concevoir des systèmes qui espionnent les utilisateurs, vont à leur encontre ou créent des dépendances. Dans la mesure où les ordinateurs occupent une place de plus en plus importante dans la communication des usagers, et dans leur vie toute entière, leur expérience est de plus en plus sous le contrôle de la technologie, et par conséquent de ceux qui la maîtrisent. Si le logiciel est libre, les utilisateurs peuvent désactiver les fonctionnalités cachées ou abusives et travailler ensemble à l’amélioration et au contrôle de leurs technologies. Pour Stallman, le logiciel libre est essentiel à une société libre.

Hélas, beaucoup de personnes qui entendent « logiciels libres » (NdT : free software en anglais) pensent que le mot libre (free) veut dire qu’il peut être distribué gratuitement – une confusion bien naturelle puisque les logiciels libres peuvent être, et sont le plus souvent, partagés sans permission expresse ni paiement. Dans des tentatives concertées pour démêler cette confusion, le slogan « free as in free speech not as in free beer » (free comme dans la liberté de parole et non comme une bière gratuite), et la référence à la distinction que l’on fait en français entre libre et gratuit, sont devenus des clichés dans la communauté du logiciel libre. Une biographie de Stallman est d’ailleurs intitulée « Free as in Freedom » (NdT : Libre comme dans Liberté, biographie traduite et publiée par Framasoft dans sa collection Framabook).

À la fin des années 90, un groupe de passionnés de logiciels libres a suggéré un nouveau terme : « open source ». À l’instar de Stallman, ce groupe était agacé par l’ambiguïté autour du mot « free ». Cependant, la principale préoccupation du groupe open source était l’utilité du logiciel libre pour les entreprises.

Plutôt que de mettre en avant la « liberté », qui pouvait, selon eux, rebuter des entreprises commerciales, les promoteurs de l’open source décrivaient les bénéfices techniques que l’« ouverture » du développement de logiciels libres pourrait apporter, grâce à la collaboration de nombreux utilisateurs mis en réseau. Ces appels ont trouvé un écho au sein des entreprises high-tech à la fin du millénaire au moment où le système d’exploitation libre GNU/Linux gagnait en popularité et où le serveur web Apache dominait un marché bondé de concurrents propriétaires. Le concept « open source » prit un nouvel élan en 1998 quand Netscape rendit public le code source de son navigateur web Navigator.

Malgré des différences rhétoriques et philosophiques, les logiciels libres et les logiciels open source font référence aux mêmes programmes, aux mêmes communautés, aux mêmes licences et aux mêmes pratiques. La définition de l‘open source est presque une copie conforme des directives du logiciel libre publiées par la communauté Debian qui sont elles-mêmes une tentative de redéfinir la déclaration de Stallman sur la Définition du Logiciel Libre. Stallman a décrit cette distinction entre « logiciel libre » et « logiciel open source » comme étant le contraire d’un schisme. Dans un schisme, deux groupes religieux auront des cultes séparés, souvent à cause de désaccords mineurs sur des points de liturgie ou de doctrine. Dans le logiciel libre et l‘open source, les deux groupes se sont articulés autour de philosophies, de principes politiques et de motivations qui sont fondamentalement différentes. Et pourtant les deux parties continuent de travailler en étroite collaboration au sein des mêmes organisations.

Les conversations autour du libre et du gratuit dans les communautés du logiciel libre et de l‘open source ont occulté un second niveau d’ambiguïté dans le terme « logiciel libre », bien moins discuté : le terme a conduit à croire qu’il fallait interpréter les quatre libertés comme des déclarations sur les qualités que les programmes eux-mêmes devraient posséder. Stallman se fiche du logiciel libre en tant que tel, ce qui lui importe c’est la liberté des utilisateurs. Les slogans « free as in freedom » et « free speech not free beer » n’aident en rien à résoudre ce second type d’ambiguïté, et créent même de la confusion. « Free as in freedom » ne dit rien sur ce qui devrait être libre, tandis que « free speech not free beer », reproduit un problème similaire : les défenseurs de la liberté de parole ne défendent pas tant la liberté d’expression en tant que telle que la liberté des individus dans leur parole. Quand pour l’essentiel le discours des promoteurs du logiciel libre insiste sur les caractéristiques des programmes, certains en viennent à considérer la liberté de l’utilisateur comme un problème de second ordre – c’est tout simplement ce qui se produit lorsque le logiciel est libre.

Quand le logiciel est libre, mais pas les utilisateurs

La liberté de l’utilisateur ne découle pas toujours de la liberté du logiciel. En effet, le logiciel libre a pris de l’importance dans les domaines économique et politique : cela a suscité l’intérêt de certaines personnes qui souhaitaient en récolter les bénéfices tout en maintenant l’action et l’indépendance des utilisateurs dans des limites.

Google, Facebook, et autres titans de l’économie du Web ont bâti leur entreprise sur les logiciels libres. En les utilisant ils n’agissent pas seulement en passagers clandestins, dans de nombreux cas ces firmes partagent gratuitement, au minimum, une partie du code qui fait fonctionner leurs services et investissent des ressources conséquentes dans la création ou l’amélioration de ce code. Chaque utilisateur d’un réseau basé sur des logiciels libres peut posséder une copie du logiciel qui respecte les quatre libertés de la FSD. Mais à moins que ces utilisateurs n’exécutent le service web eux-mêmes- ce qui peut s’avérer techniquement ou économiquement infaisable – ils restent sous la coupe des firmes qui, elles, font bel et bien fonctionner leurs copies. Le « Logiciel en tant que Service » (Software as a Service, ou SaaS) – ou logiciel fourni via « le cloud » – est à priori entièrement compatible avec le principe d’un logiciel libre. Toutefois, du fait que les utilisateurs du service ne peuvent pas changer le logiciel ou l’utiliser comme ils le souhaitent sans l’autorisation et la surveillance de leur fournisseur de service, les utilisateurs de SaaS sont au moins aussi dépendants et vulnérables qu’ils le seraient si le code était fermé.

Chrome OS de Google est une tentative pour construire un système d’exploitation qui pousse les utilisateurs à être constamment en ligne et à utiliser des services comme Google Docs pour réaliser la plupart de leurs tâches informatiques. Quand Google a annoncé Chrome OS, nombreux étaient ceux qui ont applaudi dans la communauté du logiciel libre ; Chrome OS est en effet basé sur GNU/Linux, il s’agit presque entièrement de logiciel libre, et il avait l’appui de Google. Mais le but réel de Chrome OS est de changer l’endroit où les utilisateurs réalisent leurs tâches informatiques, en remplaçant les applications que l’utilisateur aurait fait tourner sur sa machine par des SaaS sur Internet. Chaque fois qu’on remplace un logiciel libre du bureau par un SaaS, on passe d’une situation où l’utilisateur avait le contrôle sur ses logiciels à une situation où il n’a pratiquement plus aucun contrôle. Par exemple, l’utilisation que fait Google des logiciels libre dans les services SaaS lui permet de surveiller tous les usages et d’ajouter ou retirer des fonctionnalités selon son bon vouloir. Ainsi, en se concentrant sur la liberté des logiciels et non sur celle des utilisateurs, bien des partisans du logiciel libre n’ont pas su anticiper cette inquiétante dynamique.

TiVo – le pionnier des magnétoscopes numériques – présentait un défi différent. Son système se basait sur GNU/Linux et, conformément à la licence « copyleft » sous laquelle sont distribués la plupart des logiciels libres, la société TiVo autorisait l’accès complet à son code source. Mais TiVo utilisait le chiffrage pour verrouiller son système afin qu’il ne s’exécute que sur des versions approuvées de Linux. Les utilisateurs de TiVo pouvaient étudier et modifier le logiciel TiVo, mais ils ne pouvaient pas utiliser ce logiciel modifié sur leur TiVo. Le logiciel était libre, les utilisateurs ne l’étaient pas.

Les SaaS, Chrome OS et la Tivoisation sont des sujets qui continuent de remuer le milieu des logiciels libres et open source et mettent à jour des lignes de fracture. Il n’est guère surprenant que les partisans de l‘open source ne voient aucun problème avec les SaaS, Chrome OS et la Tivoisation ; ils ne sont pas engagés dans la liberté des utilisateurs ou du logiciel. Toutefois chacun de ces exemples a été facteur de division, y compris parmi les personnes qui pensaient que le logiciel devrait être libre. La Fondation du Logiciel Libre (Free Software Foundation, FSF) a pris explicitement position contre chacun des sujets ci-dessus. Mais il a fallu du temps avant d’identifier chacune de ces menaces et ce fut laborieux de réussir à faire passer le message aux sympathisants. Aujourd’hui, il semble probable que Google et son modèle d’entreprise orienté service représentent une plus grande menace pour la liberté des futurs utilisateurs d’ordinateur que ne l’a été Microsoft. Mais comme Google se conforme scrupuleusement aux termes de la licence du logiciel libre et contribue aux projets de logiciels libres par une grande quantité de code et d’argent, les partisans du logiciel libre ont mis du temps à l’identifier comme une menace et à réagir.

Même la Free Software Foundation continue à se battre avec sa propre mission axée sur le logiciel. Stallman et la FSF ont travaillé ces dernières années pour déplacer du code non-libre qui s’exécute sur les périphériques internes des ordinateurs (par exemple, une carte wifi ou une carte graphique intégrée à l’intérieur d’un portable) depuis le disque dur principal de l’ordinateur vers les sous-processeurs eux-mêmes. L’idée derrière ces efforts est d’éliminer le code non-libre en le basculant vers les composants matériels. Mais les utilisateurs des logiciels sont-ils plus libres si les technologies propriétaires, qu’ils ne peuvent changer, existent dans leur ordinateur sous une forme plutôt qu’une autre ?

La clé pour répondre à cette question – et à d’autres -, c’est de rester concentré sur ce qui distingue libre et ouvert. Les promoteurs du logiciel libre doivent revenir à leur objectif premier : la liberté des personnes, et non celle des logiciels. L’apport fondamental de Stallman et du mouvement libre a été de relier les questions de la liberté et de l’autonomie personnelle à d’autres considérations, quoique ce lien ne soit pas évident pour beaucoup. La manière dont les utilisateurs resteront libres évoluera avec les changements de nature de la technologie. Et alors que certains adaptent les principes du logiciel libre à de nouveaux domaines, ils vont se retrouver confrontés à des problèmes de traduction comparables. Selon le soin que portera notre communauté à distinguer entre les différents mode d’ouverture et à mettre en évidence les questions de contrôle, de politique et de pouvoir, la philosophie du logiciel libre restera pertinente dans toutes ces discussions plus générales autour des nouveaux et différents biens communs – dans les logiciels et au delà.

Crédit photo : David Shankbone (Creative Commons By)




Sans médias libres, pas de liberté de pensée – Conférence d’Eben Moglen

Une conférence d’Eben Moglen à Re:Publica (2012)

Version française par Aka, Nebu, Vincent, Alban, Benjamin, puis Moosh, peupleLa, Slystone, goofyLycorisbruno

Le texte ci-dessous a connu sa première publication sur le site de Benjamin Sonntag, où vous pourrez trouver la vidéo sous-titrée de la conférence à télécharger en divers formats ainsi qu’une présentation d’Eben Moglen et un excellent aperçu synthétique du contenu. Nous proposons une version mieux révisée (mais encore perfectible) de la traduction, à laquelle nous ajoutons les questions/réponses qui ont succédé à la conférence.

La vidéo étant assez longue (63 minutes) il nous a semblé utile de remettre en valeur les propos de Moglen par un texte lisible en une vingtaine de minutes. Vous pouvez le découvrir sur cette page ou bien télécharger le fichier disponible ici.

Conférence Eben Moglen à Re:Publica 2012 (format .ODT)

Conférence Eben Moglen à Re:Publica 2012 (format .PDF)

Bonjour.

C’est un plaisir d’être ici, et un honneur d’être à Re:publica.

Depuis maintenant mille ans, nos ancêtres se sont battus pour la défense de la liberté de pensée. Nous avons subi des pertes considérables, mais aussi remporté d’immenses victoires. Et nous sommes aujourd’hui à une époque charnière. Depuis l’adoption de l’imprimerie par les Européens au XVe siècle, nous étions essentiellement concernés par l’accès aux livres imprimés. Le droit de lire et le droit de publier étaient les principaux sujets de notre combat pour la liberté de pensée ces 500 dernières années. La principale inquiétude était celle de pouvoir lire en privé, penser, parler et agir sur la base d’une volonté libre et non censurée.

Le principal ennemi de la liberté de pensée, au début de notre combat, était l’Église Catholique universelle. Une institution basée sur le contrôle des pensées dans le monde européen, fondée sur une surveillance hebdomadaire de la conduite et des pensées de tout être humain ; basée sur la censure de tout matériel de lecture et finalement basée sur la faculté de prédire et punir toute pensée non-orthodoxe. Les outils disponibles pour le contrôle des pensées à l’aube de l’Europe moderne étaient pauvres, même selon nos standards du XXe siècle, mais ils marchaient. Ainsi, pendant des centaines d’années, la lutte était concentrée sur le premier objet industriel de masse, à l’importance croissante dans notre culture occidentale : « le livre ». Selon que l’on pouvait l’imprimer, le posséder, le vendre ou le lire, apprendre avec lui, sans l’autorisation ou le contrôle d’une autorité ayant le pouvoir de punir les pensées. À la fin du XVIIe siècle, la censure de l’écrit en Europe a commencé à craquer, tout d’abord en Hollande, puis au Royaume-Uni, et enfin, par vagues, à travers toute l’Europe. Et le livre devint un article de commerce subversif, et commença à grignoter le contrôle des pensées.

À la fin du XIXe siècle, cette lutte pour la liberté de lecture commença à attaquer la substance même du christianisme et le monde européen trembla sous les coups de la première grande révolution de l’esprit, qui parlait de « liberté, égalité, fraternité » mais qui signifiait en fait « liberté de penser autrement ». L’Ancien Régime commença à lutter contre la pensée et nous sommes alors passés dans une autre phase dans l’histoire de la liberté de pensée, qui présumait la possibilité de la pensée non-orthodoxe, et de l’action révolutionnaire. Ainsi, pendant 200 ans, nous avons lutté face aux conséquences de ces changements.

Cette génération décidera comment le réseau sera organisé

C’était hier et c’est aujourd’hui.

Aujourd’hui, nous entamons une nouvelle ère dans l’histoire de l’espèce humaine. Nous construisons un système nerveux unique qui englobera tout esprit humain. Nous sommes à moins de deux générations aujourd’hui du moment où tout être humain sera connecté à un réseau unique, où toute pensée, plan, rêve ou action sera un influx nerveux de ce réseau. Et le destin de la liberté de pensée, ou plus largement le destin de toute liberté humaine, tout ce pour quoi nous avons combattu pendant plus de mille ans dépendra de l’anatomie des neurones de ce réseau. Nous sommes la dernière génération d’êtres humains qui aura été formée sans contact avec le Net.

À dater de ce jour, tout nouvel être humain, et dans deux générations tout cerveau de l’humanité aura été formé, depuis sa plus tendre enfance, en connexion directe avec le réseau. L’humanité deviendra un super-organisme, dans lequel chacun de nous sera un neurone de ce cerveau. Et nous le construisons aujourd’hui, maintenant, nous tous, en ce moment, cette génération, unique dans l’histoire de l’humanité. Cette génération décidera comment le réseau sera organisé.

Hélas, nous commençons mal. Voici le problème.

Nous avons grandi en étant des consommateurs de médias, c’est ce qu’ils nous ont appris, que nous étions des consommateurs de médias, mais maintenant les médias nous consomment.

Les choses que nous lisons nous regardent en train de les lire. Les choses que nous écoutons nous écoutent les écouter. Nous sommes pistés, nous sommes contrôlés : les médias que nous utilisons nous prédisent. Le processus de construction du réseau a gravé dans le marbre les principes de bases de transport de l’information. Il détermine s’il existe quelque chose comme une lecture anonyme. Et il a choisi de se construire contre la lecture anonyme.

…mais personne n’est intéressé par l’anonymat désormais, n’est-ce pas ?

Il y a 20 ans, j’ai commencé à travailler comme avocat pour un homme nommé Philippe Zimmermann, qui avait alors créé une sorte de cryptographie à clé publique destinée au grand public, nommée Pretty Good Privacy (PGP). L’effort effectué pour créer PGP était équivalent à essayer de conserver la possibilité du secret à la fin de XXe siècle. Phil essayait alors d’interdire au gouvernement de tout surveiller. Conséquence de cela, il fut au moins menacé d’un procès par le gouvernement des États-Unis pour avoir partagé des secrets militaires, car c’est ainsi qu’on surnommait la cryptographie à clé publique à l’époque. Nous avions dit « Vous ne devriez pas faire cela, il y aura des milliards de dollars en commerce électronique, si tout le monde peut utiliser une cryptographie forte » mais personne n’était intéressé. Mais ce qui était important au sujet de Pretty Good Privacy, au sujet de la lutte pour la liberté que la cryptographie à clé publique représentait pour la société civile, ce qui était crucial devint clair quand nous avons commencé à gagner.

En 1995, il y a eu un débat à la faculté de droit de Harvard. Nous étions 4 à discuter du futur de la cryptographie à clé publique et de son contrôle. J’étais du côté que je suppose être celui de la liberté, c’est là que j’essaie toujours d’être. Avec moi, à ce débat se trouvait un homme nommé Daniel Weitzner, qui travaille aujourd’hui à la Maison Blanche, et s’occupe de la régulation de l’Internet pour Obama. En face de nous se trouvait le procureur général des États-Unis et avocat dans le privé, nommé Stewart Baker, qui était avant conseiller en chef de l’Agence de la Sécurité Nationale (NSA), ceux qui nous écoutent, et qui dans le privé, aidait des entreprises à gérer ceux qui les écoutent. Il devint ensuite responsable de la politique générale du Département de la Sécurité Intérieure (DHS), des États-Unis, et il est à l’origine d’une bonne partie de ce qui nous est arrivé sur Internet après 2001.

Et donc, nous venions de passer deux heures agréables à débattre du droit à la cryptographie et, à la fin, il y avait une petite fête au club de la faculté de droit d’Harvard, et enfin, après la fin du repas, quand il ne resta plus grand chose sur la table, Stuart dit :

« Allons messieurs, maintenant que nous sommes entre nous, telles des femmes, libérons nos chevelures ». Il n’avait déjà plus beaucoup de cheveux à cette époque mais il les a libérés… « Nous n’emmènerons pas au tribunal votre client, M Zimmermann. La cryptographie à clé publique sera bientôt libre. Nous avons mené une longue bataille perdue d’avance contre elle, mais ce n’était qu’un gain de temps ». Puis il regarda autour de la pièce et dit : « mais personne n’est intéressé par l’anonymat désormais n’est-ce pas ? »

Un frisson me parcourut la colonne vertébrale, et je pensais alors « ok Stuart, désormais je sais que tu passeras les vingt prochaines années à essayer d’éliminer l’anonymat dans la société humaine, et je passerai ce temps à essayer de t’empêcher de le faire, nous verrons bien où cela nous mènera ».

Et cela commence très mal.

Nous n’avons pas intégré l’anonymat quand nous avons construit le net. C’était une erreur dont nous payons maintenant le prix. Notre réseau présume que vous pouvez être suivis par des mouchards en permanence. Et en utilisant le Web, nous avons fabriqué Facebook. Nous avons mis une seule personne au milieu de tous les échanges. Nos vies sociales et nos vies privées sont sur le Web, et nous partageons tout avec nos amis mais aussi avec notre « super-ami ». Celui qui nous trahit à ceux qui le construisent, ceux qui le paient, ceux qui l’aident, ou ceux qui lui donnent les centaines de milliards de dollars qu’il désire.

Nous sommes en train de créer un média qui nous consomme et qui aime ça.

Le but principal du commerce au XXIe siècle est de prévoir comment nous faire acheter des choses. Et la chose principale que les gens veulent que nous achetions, c’est de la dette. Et nous nous endettons, nous nous chargeons de plus de dettes, de plus de doutes, de plus de tout ce dont nous avons besoin sans que nous le sachions jusqu’à ce qu’ils nous disent que nous pensions à ces choses car ils possèdent la barre de recherche, et nous mettons nos rêves dedans.

Tout ce que nous voulons, tout ce que nous espérons, tout ce que nous aimerions savoir est dans la barre de recherche, et ils la possèdent. Nous sommes surveillés partout, tout le temps.

Il y a une barre de recherche et ils la possèdent, nous y collons nos rêves et ils les dévorent !

Au XXe siècle, il fallait construire la Loubianka, il fallait torturer des gens, il fallait les menacer, il faillait les oppresser pour qu’ils vous informent sur leurs amis. Je n’ai pas besoin de parler de ça à Berlin. Au XXIe siècle, pourquoi se donner tant de mal ? Il suffit de construire un réseau social et tous les gens vous fournissent des informations sur tous les autres gens. Pourquoi gâcher du temps et de l’argent avec des immeubles pleins d’employés qui vérifient qui est qui sur les photographies ? Proposez à tout le monde de taguer les amis et bing ! Le travail est fait ! Oups, est-ce que j’ai utilisé ce mot ? Bing ! Le travail est fait !

Il y a une barre de recherche et ils la possèdent, nous y collons nos rêves et ils les dévorent !

Et ils nous renvoient immédiatement qui nous sommes. « Si vous avez aimé ça, vous allez adorer ceci ! » Et c’est le cas.

Ils nous calculent. Ce sont des machines qui le font. Chaque fois que vous créez un lien, vous apprenez quelque chose à la machine. Chaque fois que vous faites un lien à propos de quelqu’un, vous apprenez quelque chose à la machine à propos de cette personne. Il faut que nous construisions ce réseau, il faut que nous construisions ce cerveau, c’est le plus grand but de l’humanité, nous sommes en train de le réaliser mais nous n’avons pas le droit de le faire mal.

Autrefois, les erreurs technologiques étaient des erreurs, nous les commettions, elles étaient les effets non intentionnels de nos comportements fautifs, mais les choses ont changé aujourd’hui.

Les choses qui ne tournent pas bien ne sont pas des erreurs, elles sont conçues comme ça. C’est leur but et leur but, c’est de décoder la société humaine.

Je disais à un responsable du gouvernement des États Unis il y a quelques semaines de cela : « Notre gouvernement s’est mal conduit. Nous avons créé des règles après le 11 septembre. Ces règles disaient : nous garderons les données concernant les gens et parmi ces gens certains seront innocents, ils ne seront suspects de rien ». Ces règles conçues en 2001 disaient :

« Nous conserverons ces données sur des gens qui ne sont suspects de rien pour une durée maximale de cent quatre-vingt jours, après quoi nous les détruirons ».

En mars, au milieu de la nuit, un mercredi, après que tout était éteint, alors qu’il pleuvait, le Ministère de la Justice et le directeur du Renseignement National des États-Unis ont dit :

« Oh, nous changeons ces règles. Un petit changement. Nous disions avant que la durée de conservation des données concernant les personnes non suspectes était au maximum de cent quatre-vingt jours, nous passons à cinq ans. »

Ce qui correspond à l’éternité.

J’ai plaisanté avec l’avocat avec lequel j’étais à New-York, ils ont écrit « cinq ans » dans le communiqué de presse parce qu’ils n’arrivaient pas à avoir le 8 couché dans la police pour le communiqué de presse, sinon ils auraient simplement dit l’infini, qui est ce qu’ils pensaient.

Et donc, voici la discussion que j’ai eue avec un responsable gouvernemental que je connais depuis plusieurs années, qui travaille à la Maison Blanche :

— Vous voulez changer la société américaine.

— Eh bien, nous sommes arrivés à la conclusion que nous avons besoin d’un graphe social complet de la population des États-Unis.

— Vous avez besoin d’un graphe social complet de la population des États-Unis ?

— Oui

— Vous voulez dire que le gouvernement des États-Unis d’Amérique va, à partir de maintenant, tenir une liste des gens que chaque Américain connaît. Est-ce que vous ne pensez pas que cela nécessiterait une loi ?

Il a simplement ri parce qu’ils l’avaient fait dans un communiqué de presse au milieu de la nuit un mercredi pendant qu’il pleuvait.

La criminalisation de la lecture a bien avancé

Si nous n’agissons pas rapidement, nous allons vivre dans un monde où nos médias se nourriront de nous et nous balanceront au gouvernement. Cet endroit sera du jamais vu et si nous le laissons arriver, nous ne verrons plus jamais autre chose que cela. L’humanité aura été ligotée et les médias se nourriront de nous et nous balanceront au gouvernement. Et l’État possèdera nos esprits.

Le futur ex-président de la République française (NdT cette conférence a eu lieu pendant la campagne électorale de 2012 qui opposait MM. Hollande et Sarkozy) a fait campagne le mois dernier sur une proposition selon laquelle il devrait y avoir des peines criminelles contre la visite répétée de sites djihadistes. C’était une menace de criminaliser la lecture en France. Bon, il sera bientôt l’ancien président de la France, mais ça ne signifie pas que ce sera une idée périmée en France. Pas du tout.

La criminalisation de la lecture a bien avancé. Aux États-Unis d’Amérique dans ce que nous appelons les procès terroristes, nous voyons désormais souvent des recherches Google faites par des particuliers utilisées comme preuves de leur comportement criminel. La recherche de la connaissance est devenue une preuve dans les procès de terrorisme organisé. Nous rendons criminel l’acte de penser, lire et chercher. Nous le faisons dans des sociétés soi-disant libres, nous le faisons malgré le premier amendement, nous le faisons en dépit des leçons de notre histoire parce que nous oublions alors même que nous apprenons.

Nous n’avons pas beaucoup de temps. La génération qui a grandi hors du Net est la dernière qui peut le réparer sans violence.

Les gouvernements sont tombés amoureux du datamining

Tous les gouvernements de la planète sont tombés amoureux de l’idée qu’ils peuvent faire du datamining (captation et fouille des données) avec leur population. Je pensais auparavant que nous allions combattre le Parti Communiste Chinois durant la 3e décennie du XXIe siècle. Je n’avais pas prévu que nous aurions à combattre le gouvernement des États-Unis d’Amérique ET le gouvernement de la République Populaire de Chine et quand Mme Kroes sera ici vendredi, peut-être lui demanderez-vous s’il faudra la combattre elle aussi.

Les gouvernements sont tombés amoureux du datamining car ça fonctionne vraiment très bien. C’est efficace. C’est efficace pour les bonnes causes autant que pour les mauvaises causes. C’est efficace pour aider les gouvernements à comprendre comment fournir des services. C’est efficace pour aider les gouvernements à comprendre quels sont les problèmes futurs. C’est efficace pour aider les politiciens à comprendre comment les votants vont réfléchir. Mais ça rend aussi possible des types de contrôle social qui étaient auparavant très compliqués, très coûteux et très pénibles, avec des méthodes très simples et très efficaces.

Il n’est plus nécessaire de maintenir des réseaux imposants d’informateurs comme je l’ai déjà dit. La Stasi ne vaudrait plus rien si elle était de retour, car Zuckerberg fait le boulot à sa place.

Mais en dehors de la simple facilité à surveiller plus loin que la conservation des données, c’est la pérennité de la vie au-delà du temps de l’oubli : plus rien ne disparaît jamais. Ce qui n’est pas compris aujourd’hui le sera demain. Le trafic chiffré que vous utilisez aujourd’hui dans des conditions de sécurité relative est en attente jusqu’à ce qu’il y en ait suffisamment pour que la crypto-analyse marche, pour que les décodeurs réussissent à le décrypter. Il va falloir que nous revoyions toutes nos règles de sécurité en permanence, car aucun paquet chiffré ne sera plus jamais perdu.

Rien n’est déconnecté indéfiniment, seulement temporairement. Chaque bribe d’information peut être conservée et tout est éventuellement lié à quelque chose d’autre. C’est la logique des responsables gouvernementaux qui disent : « Il nous faut un graphe social robuste de la population des États-Unis d’Amérique. » Pourquoi en ont-ils besoin ? Parce que les points non connectés aujourd’hui seront connectables demain ou l’an prochain ou le suivant. Rien n’est jamais perdu, rien ne disparaît, rien n’est plus oublié.

Donc, la forme primaire de collecte qui devrait nous inquiéter le plus est que les médias nous espionnent pendant que nous les utilisons. Les livres qui nous regardent les lire, la musique qui nous écoute en train de l’écouter. Les moteurs de recherche qui surveillent ce que nous recherchons pour ceux qui nous recherchent et ne nous connaissent pas encore.

Les gens parlent beaucoup des données qui sortent de Facebook : Est-ce qu’elles sortent pour moi ? Est-ce qu’elles sortent pour lui ? Est-ce qu’elles sortent pour eux ? Ils veulent que vous pensiez que la menace est que les données se disséminent. Vous devriez savoir que la menace, c’est le code qui entre.

Sur les 50 dernières années ce qu’il s’est passé dans l’informatique d’entreprise, c’est l’addition de cette couche d’analyse de données au dessus des stockages de données. On la nomme dans l’informatique d’entreprise l’« informatique décisionnelle ». Ce qui signifie que vous avez construit ces vastes stockages de données dans votre entreprise depuis 10 ou 20 ans. Vous disposez uniquement d’informations au sujet de vos propres opérations, vos fournisseurs, vos concurrents, vos clients. Désormais, vous voulez que ces données fassent de la magie. En les combinant avec les sources de données ouvertes disponibles dans le monde, en les utilisant pour répondre à des questions que vous ne saviez pas que vous vous posiez. C’est ça, l’informatique décisionnelle.

L’informatique décisionnelle sur Facebook, c’est là que tous les services de renseignements du globe veulent être.

La menace réelle de Facebook, c’est l’informatique décisionnelle à l’intérieur des données de Facebook. Les stockages de données de Facebook contiennent les comportements, pas seulement la pensée, mais aussi le comportement de près d’un milliard de personnes. La couche d’informatique décisionnelle au-dessus de ça, laquelle est simplement tout le code qu’ils peuvent faire tourner en étant couverts par les règles d’utilisation qui disent « Ils peuvent faire tourner tout le code qu’ils veulent pour améliorer l’expérience ». L’informatique décisionnelle sur Facebook, c’est là que tous les services de renseignements du globe veulent être.

Imaginez que vous soyez une petite organisation de services secrets dans une quelconque pays sans importance. Mettons-nous à leur place et appelons-les je ne sais pas moi, disons, « Korghistan ». Vous êtes les services secrets, vous êtes dans le « business des gens », les services secrets sont le « business des gens »

Il y a plusieurs catégories de gens dont vous avez besoin. Vous avez besoin d’agents, de sources, vous avez des adversaires, vous avez des gens influençables, des gens que vous torturez et qui sont reliés aux adversaires : femmes, maris, pères, filles, vous voyez, ce genre de gens. Donc vous cherchez ces catégories de gens. Vous ignorez leurs noms, mais vous savez à quoi ils ressemblent, vous savez qui vous pourriez recruter en tant qu’agent, vous savez qui sont les sources potentielles, vous connaissez les caractéristiques sociales de vos adversaires, et dès que vous connaissez vos adversaires, vous pouvez trouver ceux qui sont influençables.

Donc ce que vous voulez entreprendre, c’est faire tourner du code dans Facebook. Ça va vous aider à trouver les personnes dont vous avez besoin, ça va vous montrer les personnes dont les comportements et cercles sociaux vous indiquent qu’ils sont ce dont vous avez besoin, qu’il s’agisse d’agents, de sources, quels sont leurs adversaires et qui vous pouvez torturer pour les atteindre.

Donc vous ne voulez pas sortir des données de Facebook. Le jour où ces données sortent de Facebook, elles sont mortes. Vous voulez mettre du code dans Facebook et le faire tourner là-bas et avoir les résultats, vous voulez coopérer.

Facebook veut être un média. Ils veulent posséder le Web, ils veulent que vous cliquiez sur les boutons « J’aime ». Les boutons « J’aime » sont effrayants même si vous n’appuyez pas dessus, ce sont des mouchards sur le Web parce qu’ils indiquent à Facebook toutes les autres pages Web que vous consultez contenant un bouton « J’aime ». Que vous cliquiez dessus ou non, ils ont un enregistrement qui indique : « Vous avez consulté une page, qui intégrait une bouton J’aime » et soit vous avez dit oui, soit vous avez dit non. Mais dans les deux cas, vous avez généré une donnée, vous avez informé la machine.

Or donc, ce média a envie de mieux vous connaître que vous ne vous connaissez vous-même. Or, nous ne devrions laisser personne faire ça. Nous avons combattu pendant mille ans pour l’espace intérieur, cette bulle privée dans laquelle nous lisons, pensons, réfléchissons et devenons non-orthodoxes à l’intérieur de nos propres esprits. C’est cet espace que tout le monde veut nous prendre. « Dites-nous quels sont vos rêves, dites-nous quelles sont vos pensées, dites-nous ce que vous espérez, dites-nous ce qui vous effraie ». Ce n’est pas une confession privée hebdomadaire. C’est une confession 24h/24.

Le robot mobile que vous transportez avec vous, c’est celui qui sait où vous vous trouvez en permanence et écoute chacune de vos conversations. C’est celui dont vous espérez qu’il ne rapporte pas tout à un centre de commande. Mais ce n’est qu’un espoir. Celui qui fait tourner tous ces logiciels que vous ne pouvez ni lire, ni étudier, ni voir, ni modifier, ni comprendre. Celui-là, celui-là même écoute vos confessions en permanence. Quand vous le tenez devant votre visage, désormais, il va connaître votre rythme cardiaque. C’est une appli Android, dès maintenant les changements minimes de la couleur de votre visage révèlent votre fréquence cardiaque. C’est un petit détecteur de mensonges que vous transportez avec vous. Bientôt je pourrai de mon siège dans une salle de classe observer la pression sanguine de mes étudiants monter et descendre. Dans bon nombre de salles de classes aux États-Unis d’Amériques, c’est une information de première importance Mais il ne s’agit pas de moi, bien sûr, il s’agit de tout le monde, n’est-ce pas ? Car il s’agit seulement de données et des gens qui y ont accès. L’intérieur de votre tête devient l’extérieur de votre visage, devient l’intérieur de votre smartphone, devient l’intérieur du réseau, devient le premier fichier du dossier au centre de commande.

Nous avons donc besoin de médias libres sinon nous perdons la liberté de pensée, c’est aussi simple que ça.

Que signifie un média libre ? Un média que vous pouvez lire, auquel vous pouvez penser, auquel vous pouvez faire des ajouts, auquel vous pouvez participer sans être suivi, sans être surveillé, sans qu’il y ait de rapports sur votre activité. C’est ça, un média libre. Et si nous n’en avons pas, nous perdrons la liberté de penser, et peut-être pour toujours.

Avoir un média libre signifie avoir un réseau qui se comporte conformément aux besoins des gens situés à la marge. Et pas conformément aux besoins des serveurs situés au cœur.

Construire un média libre nécessite un réseau de pairs, pas un réseau de maîtres et de serviteurs, pas un réseau de clients et de serveurs, pas un réseau où les opérateurs de réseaux contrôlent tous les paquets qu’ils font transiter. Ce n’est pas facile, mais c’est encore possible. Nous avons besoin de technologie libre. La dernière fois que j’ai donné une conférence politique à Berlin c’était en 2004, elle était intitulée “die Gedanken sind frei” (NdT : Les pensées sont libres — en allemand dans le texte). J’y disais que nous avons besoin de 3 choses :

  • de logiciels libres
  • de matériels libres
  • de bande passante libre.

Maintenant, nous en avons encore plus besoin. Huit années ont passé, nous avons commis des erreurs, et les problèmes sont plus conséquents. Nous n’avons pas avancé, nous avons régressé.

Nous avons besoin de logiciels libres, c’est à dire de logiciels que l’on peut copier, modifier et redistribuer. Nous en avons besoin parce que nous avons besoin que le logiciel qui fait fonctionner le réseau soit modifiable par les personnes qui utilisent ce réseau.

Les tablettes que vous utilisez, que M. Jobs a conçues, sont faites pour vous contrôler. 

La mort de M. Jobs est un événement positif. Je suis désolé de vous l’annoncer de la sorte. C’était un grand artiste et un monstre sur le plan moral, et il nous a rapprochés de la fin de la liberté à chaque fois qu’il a sorti quelque chose, parce qu’il détestait partager. Ce n’était pas de sa faute, c’était un artiste. Il détestait partager parce qu’il croyait qu’il avait tout inventé, même si ce n’était pas le cas. À l’intérieur de toutes ces coques fines portant un logo Apple que je vois partout dans la salle, il y a des morceaux de logiciels libres modifiés pour lui donner le contrôle; rien d’illégal, rien de mal, il respecte la licence, il nous a baisés à chaque fois qu’il pouvait et il a pris tout ce que nous lui avons donné et il a fait des choses jolies qui contrôlent leurs utilisateurs.

Autrefois, il y avait un homme ici qui construisait des choses, à Berlin pour Albert Speer (NdT : un haut responsable du Troisième Reich) son nom était Philip Johnson (NdT : un architecte américain) et c’était un brillant artiste mais un monstre sur le plan moral. Et il disait qu’il était venu travailler pour construire des immeubles pour les nazis parce qu’ils avaient tous les meilleurs graphismes. Et il le pensait, parce qu’il était un artiste, tout comme M. Jobs était un artiste. Mais être artiste n’est pas une garantie de moralité.

Nous avons besoin de logiciels libres. Les tablettes que vous utilisez, que M. Jobs a conçues, sont faites pour vous contrôler. Vous ne pouvez pas modifier le logiciel, il est même difficile de faire de la simple programmation. Ce n’est pas vraiment un problème, ce ne sont que des tablettes, nous ne faisons que les utiliser. Nous ne faisons que consommer le prestige de ce qu’elles nous apportent mais elles nous consomment aussi.

Nous vivons comme dans la science-fiction que nous lisions lorsque nous étions enfants et qui supposait que nous serions parmi les robots. À ce jour, nous vivons communément avec des robots, mais ils n’ont pas de bras ou de jambes. Nous sommes leurs bras et leurs jambes, nous transportons les robots partout avec nous. Ils savent où nous allons, ils voient tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, ils l’écoutent et il n’y a pas de première loi de la robotique. Ils nous font du mal, tous les jours. Et il n’y a aucun réglage pour empêcher ça.

Nous avons donc besoin de logiciels libres. À moins que nous ne contrôlions le logiciel du réseau, le réseau finira par nous contrôler.

Nous avons besoin de matériels libres. Cela signifie que lorsque nous achetons un bidule électronique, il devrait être le nôtre et pas celui de quelqu’un d’autre. Nous devrions être libre de le modifier, de l’utiliser comme il nous plaît, pour garantir qu’il ne travaille pas pour quelqu’un d’autre que nous-même. Bien sûr, la plupart d’entre nous ne modifiera jamais rien, mais le fait que nous pouvons le modifier nous met en sécurité. Bien sûr, nous ne serons jamais la personne qu’ils veulent le plus surveiller.

L’homme qui ne sera pas président de la France pour sûr, mais qui pensait qu’il le serait, dit à présent qu’il a été piégé et que sa carrière politique est détruite non pas parce qu’il a violé une femme de chambre mais parce qu’il a été manipulé après qu’on ait espionné son smartphone. Peut-être qu’il dit la vérité, peut-être que non. Mais il n’a pas tort pour ce qui est du smartphone. Peut-être que c’est arrivé, peut-être que non, mais ça arrivera.

Nous transportons des choses dangereuses avec nous partout où nous allons. Elles ne travaillent pas pour nous, elles travaillent pour quelqu’un d’autre. Nous acceptons cela. Nous devons arrêter.

Nous avons besoin de bande passante libre. Cela signifie que nous avons besoin d’opérateurs réseaux qui sont des transports en commun dont le seul travail est de déplacer les paquets réseaux d’un point A à un point B. Ce sont presque des tubes, et ils ne sont pas autorisés à être impliqués. Il était de coutume, lorsque qu’un colis était transporté d’un point A à un point B, que si le gars chargé du transport l’ouvrait et regardait ce qu’il contenait, il commettait un crime.

Plus maintenant.

Aux États-Unis d’Amérique, la chambre des représentants a voté la semaine dernière que les opérateurs réseaux, aux États-Unis d’Amérique, devaient être intégralement à l’abri des poursuites judiciaires pour complicité d’espionnage illégal avec le gouvernement, pour autant qu’ils l’aient fait « de bonne foi ».

Et le capitalisme signifie que vous n’avez jamais à dire que vous êtes désolé, que vous êtes toujours de bonne foi. De bonne foi, tout ce que nous voulons faire c’est de l’argent M. le Juge, laissez-nous dehors. — Très bien, vous êtes libres.

Nous devons avoir de la bande passante libre. Nous possédons encore le spectre électromagnétique, il appartient encore à nous tous, il n’appartient à personne d’autre. Le gouvernement est un mandataire, pas un propriétaire. Nous devons avoir un spectre que nous contrôlons également pour tous. Personne n’est autorisé à écouter quelqu’un d’autre, pas d’inspection, pas de vérification, pas d’enregistrement, cela doit être la règle. Cela doit être la règle de la même façon que la censure doit disparaître. Si nous n’avons pas de règle pour une communication libre, alors nous réintroduisons de la censure. Qu’on le sache ou non.

Nous avons donc très peu de choix maintenant, notre espace a rétréci et nos possibilités de changement ont diminué.

Nous devons avoir des logiciels libres. Nous devons avoir des matériels libres. Nous devons avoir de la bande passante libre. Ce n’est qu’avec eux que nous pourrons faire des médias libres.

Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent de la musique sous surveillance.

Mais nous devons travailler sur les médias aussi, directement, pas par intermittence, pas sans y faire attention. Nous devons demander aux organisations des médias d’obéir à des règles éthiques élémentaires. Une première loi des médias robotiques : ne fais aucun mal. La première règle pour nous est : ne surveille pas le lecteur. Nous ne pouvons pas vivre dans un monde où chaque livre signale chaque lecteur. Si c’est le cas, nous vivons dans une bibliothèque gérée par le KGB. Enfin : amazon.com ou le KGB, ou les deux ! Vous ne pourrez jamais savoir !

Le livre, cet objet imprimé merveilleux, ce premier produit du capitalisme de masse, le livre est en train de mourir. C’est dommage, mais il est en train de mourir. Et le remplaçant est une boîte qui surveillera le lecteur ou non.

Vous vous souvenez qu’amazon.com a décidé qu’un livre de Georges Orwell ne pouvait pas être distribué aux État-Unis d’Amérique pour des raisons de copyright. Ils sont venus et l’ont effacé de chacune de toutes les liseuses d’Amazon où le consommateur avait acheté des copies de La ferme des animaux. « Oh, vous l’avez peut-être acheté mais cela ne signifie pas que vous être autorisé à le lire ». C’est de la censure. C’est de l’autodafé. C’est tout ce que nous avons vécu au XXe siècle. Nous avons brûlé des gens, des maisons et des œuvres d’art. Nous avons combattu. Nous avons tué des dizaines de millions de personnes pour mettre un terme à un monde dans lequel l’État brûlerait les livres, et ensuite nous l’avons regardé se faire encore et encore, et maintenant nous nous préparons à autoriser que cela soit fait sans aucun feu.

Partout, tout le temps.

Nous devons avoir une éthique des médias et nous avons le pouvoir de faire appliquer cette éthique parce que nous sommes encore les personnes qui payent le fret. Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent des livres sous surveillance. Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent de la musique sous surveillance. Nous ne devrions pas commercer avec les sociétés cinématographiques qui vendent des films sous surveillance. Nous allons devoir dire cela même si nous travaillons sur la technologie.

Parce qu’autrement, le capitalisme va agir aussi vite que possible pour rendre nos effort de liberté caducs. Et il y a des enfants qui grandissent qui ne sauront jamais ce que « liberté » signifie.

Nous devons donc la promouvoir, cela va nous coûter un peu, pas beaucoup, mais un peu quand même. Nous allons devoir oublier et faire quelques sacrifices dans nos vies pour faire appliquer cette éthique aux médias. Mais c’est notre rôle. De même que faire des technologies libres est notre rôle. Nous sommes la dernière génération capable de comprendre directement ce que sont ces changements car nous avons vécu des deux côtés de ces changements et nous savons. Nous avons donc une responsabilité. Vous comprenez cela.

C’est toujours une surprise pour moi, bien que ce soit complètement vrai, mais de toutes les villes du monde où j’ai voyagé, Berlin est la plus libre. Vous ne pouvez pas porter de chapeau dans l’aéroport de Hong-Kong, plus maintenant. Je l’ai découvert le mois dernier en essayant de porter mon chapeau dans l’aéroport de Hong-Kong. « Vous n’y êtes pas autorisé, ça perturbe le système de reconnaissance faciale ». Il va y avoir un nouvel aéroport ici, sera-t-il tellement surveillé que vous ne serez pas autorisé à porter un chapeau parce que cela perturbe le système de reconnaissance faciale ?

Nous avons une responsabilité, nous savons. C’est comme ça que Berlin est devenue la ville la plus libre où j’ai pu me rendre parce que nous savons que nous avons une responsabilité, parce que nous nous souvenons, parce que nous avons été des deux côtés du mur. Cela ne doit pas être perdu maintenant. Si nous oublions, plus aucun oubli ne sera jamais possible. Tout sera mémorisé. Tout ce que vous avez lu, durant toute votre vie, tout ce que vous avez écouté, tout ce que vous avez regardé, tout ce que vous avez cherché.

Sûrement nous pouvons transmettre à la prochaine génération un monde libre de tout ça. Sûrement nous le devons. Que se passera-t-il si nous ne le faisons pas ? Que diront-ils lorsqu’ils réaliseront que nous avons vécu à la fin d’un millénaire de lutte pour la liberté de penser ?

Au final, alors que nous avions presque tout, on a tout laissé tomber, par commodité, pour un réseau social, parce que M. Zuckerberg nous l’a demandé, parce que nous n’avons pas trouvé de meilleur moyen pour parler à nos amis. Parce qu’on a aimé ces belles petites choses si chaleureuses dans notre main.

Parce que nous n’avions pas vraiment prêté attention à l’avenir de la liberté de pensée ?

Parce que nous avions considéré que c’était le travail de quelqu’un d’autre. Parce que nous avions pensé que c’était acquis. Parce que nous pensions être libres. Parce que nous n’avions pas pensé qu’il restait des luttes à terminer. C’est pourquoi nous avons tout laissé tombé.

Est-ce que c’est ce que nous allons leur dire ? Est-ce vraiment ce que nous allons leur dire ?

La liberté de pensée exige des médias libres. Les médias libres exigent une technologie libre. Nous exigeons un traitement éthique lorsque nous lisons, lorsque nous écrivons, lorsque nous écoutons, et lorsque nous visionnons.

C’est la ligne de conduite de nos politiques. Nous devons conserver ces politiques jusqu’à notre mort. Parce que dans le cas contraire, quelque chose d’autre va mourir. Quelque chose de tellement précieux que beaucoup, beaucoup, beaucoup de nos pères et de nos mères ont donné leur vie pour cela. Quelque chose de tellement précieux que nous sommes d’accord pour dire que c’est la définition de ce qu’est un être humain. Il mourra si nous ne maintenons pas ces politiques pour le restant de nos jours. Et si nous les maintenons, alors toutes les choses pour lesquelles nous avons lutté se réaliseront parce que partout sur la planète, chaque personne pourra lire librement. Parce que tous les Einstein des rues auront le droit d’apprendre. Parce que tous les Stravinsky deviendront des compositeurs. Parce que tous les Socks deviendront des chercheurs en physique. Parce que l’humanité sera connectée et que chaque esprit sera autorisé à apprendre et aucun esprit ne sera écrasé pour avoir mal pensé.

Nous sommes à un moment décisif où nous pouvons choisir de soutenir cette grande révolution que nous avons bâtie bit après bit depuis un millénaire, ou de tout laisser tomber, par commodité, par simplicité de parler avec nos amis, pour la rapidité des recherches, ou d’autres choses vraiment importantes…

Je disais en 2004 ici même et je le redis maintenant : « Nous pouvons vaincre. Nous pouvons être la génération des personnes qui ont terminé le travail de construire la liberté de pensée ».

Je ne l’ai pas dit alors, mais je dois le faire maintenant que nous sommes aussi potentiellement la génération qui l’aura perdue.

Nous pouvons régresser dans une inquisition pire que toutes les inquisitions qui ont jamais existé. Elle n’usera peut-être pas tant de torture, elle ne sera peut-être pas aussi sanguinaire, mais elle sera bien plus efficace. Et nous ne devons absolument pas laisser cela arriver. Trop de gens se sont battus pour nous. Trop de gens sont morts pour nous. Trop de gens ont espéré et rêvé pour ce que nous pouvons encore réaliser.

Nous ne devons pas échouer.

Merci beaucoup.

Questions / Réponses

Q  : Merci. Vous avez dépeint un possible avenir vraiment horrible. Pouvez-vous nommer des organisations ou groupes aux États-Unis d’Amérique qui soutiennent des actions allant dans votre sens, dans votre vision positive de transformer la société ?

R : Pas seulement aux États-Unis d’Amérique mais partout dans le monde, nous avons des organisations qui se préoccupent des libertés numériques. L’« Electronic Frontier Foundation » aux États-Unis d’Amérique, « La Quadrature du Net » en France, « Bits of Freedom » aux Pays-Bas et j’en passe.

Les mouvements pour la liberté numérique sont extrêmement importants. Les pressions sur les gouvernements pour qu’ils obéissent à des règles issues du XVIIIe  siècle concernant la protection de la dignité humaine et la prévention de la surveillance étatique sont cruciales. Malheureusement, le travail sur les libertés numériques contre les gouvernements n’est pas suffisant.

Le mouvement des logiciels libres, La FSF, « Free Software Foundation » aux États-Unis d’Amérique et la « Free Software Foundation Europe », dont le siège est en Allemagne, font un travail important pour maintenir ce système anarchique (sur le mode du “bazar”) producteur de logiciels, qui nous a apportés tant de technologies, et que nous-même ne pouvons contrôler. Et cela est crucial.

Le mouvement « Creative Commons » qui est très ancré non seulement aux États-Unis d’Amérique et en Allemagne mais aussi dans plus de 40 pays autour du monde est aussi extrêmement important parce que les licences « Creative Commons » donnent aux créateurs des alternatives au contrôle excessif qui existe avec le système du copyright, et qui profite à la surveillance des médias.

L’encyclopédie libre « Wikipedia » est une institution humaine extrêmement importante et nous devons continuer de soutenir la fondation « Wikimedia » autant que faire se peut. Sur les cent sites web les plus visités aux États-Unis d’Amérique dans une étude menée par le « Street Journal », sur les cent sites web les plus visités aux États-Unis d’Amérique, seulement un ne surveille pas ses utilisateurs. Je vous laisse deviner qui c’est ? C’est Wikipédia.

Nous avons un énorme travail qui se déroule maintenant à travers le monde dans l’enseignement supérieur. Maintenant que les universités commencent à réaliser que le coût de l’enseignement supérieur doit baisser et que  les esprits vont grandir dans la toile. La « UOC », l’« Open University of Catalonia » est l’université exclusivement en ligne la plus extraordinaire aujourd’hui. Elle sera bientôt en concurrence avec d’autres universités extraordinaires. « MITX », le nouveau programme d’éducation web de la « Massachussets Institute of Technology » va fournir des cours de la plus haute qualité technique, et rendre ses supports de cours existants, accessibles librement (au sens de la culture libre) pour tous, depuis n’importe-où et en permanence. Stanford va adapter une structure de e-learning privateur qui sera le Google de l’éducation supérieure, si Stanford a de la chance.

Nous devons soutenir l’éducation libre sur Internet, et chaque ministère de l’éducation national européen devrait y travailler. Il y a beaucoup d’endroits où chercher des logiciels libres, du matériel libre, de la bande passante libre, et des médias libres.

Il n’y a pas de meilleur endroit pour chercher des médias libres sur Terre, maintenant, que dans cette salle. Tout le monde sait ce qu’il peut faire. Ils le font. Nous devons juste faire comprendre à tous les autres que si nous arrêtons ou si nous échouons, la liberté de pensé en sera le prix et nous le regretterons pour toujours.

Q : Merci beaucoup. Je voulais vous poser une petite question. Est-ce que Facebook, l’iPhone et les médias libres peuvent coexister à long terme ?

R : Probablement pas. Il ne faut pas trop s’inquiéter, iPhone n’est qu’un produit Facebook, il n’est que la version commerciale d’un service. J’ai récemment dit dans un journal à New-York que je pensais que Facebook continuerait d’exister pour une durée comprise entre 12 et 120 mois. Je pense que c’est exact.

Les réseaux sociaux fédérés seront disponibles dans l’avenir. Les réseaux sociaux fédérés sous une forme qui vous permette de quitter Facebook sans quitter vos amis seront disponibles dans l’avenir. De meilleurs moyens de communication sans une tierce partie qui vous espionne seront disponibles dans l’avenir.

La question c’est : « est-ce que les gens vont les utiliser ?»

La Freedom Box vise à produire une pile logicielle qui tiendrait dans une nouvelle génération de serveurs à bas coût et de faible consommation de la taille d’un chargeur de téléphone mobile, et si nous réussissons cette tâche, nous serons capables de connecter des milliards de serveurs web au réseau qui nous serviront à fournir des services concurrents, qui ne violeront pas la vie privée, et qui seront compatibles avec les services existants.

Mais votre téléphone mobile change fréquemment, donc l’iPhone s’en ira, pas de problème. Et les services web sont moins rares qu’ils n’en ont l’air maintenant. Facebook est une marque, ce n’est pas quelque chose dont il faut nous soucier en particulier, il faut juste que nous fassions cela aussi vite que possible

Coexistence ?  Tout ce que j’ai à en dire c’est qu’ils ne vont pas coexister avec la  liberté. Je ne vois pas pourquoi je devrais coexister avec eux.

(applaudissements)

Q : Bonjour, je m’appelle […] du Bangladesh. Merci pour cette présentation formidablement informative et lucide. J’ai participé à l’introduction des emails au Bangladesh au début des années 90. À cette époque les connexions coûtaient très cher. Nous dépensions 30 cents par kB donc un 1MB nous coûtait 300 dollars. Ça a changé depuis, mais c’est toujours très encadré par les instances régulatrices et pour nous sur le terrain, c’est très difficile, car les pouvoirs en place (les gardiens des clefs) ont intérêt à maintenir cet état de fait. Mais dans ce réseau des gardiens des clefs, il y a aussi un réseau entre mon pays et le vôtre. Et à l’heure actuelle, la source de données la plus large en volume est le recensement du Bengladesh, et la société qui le fournit est en lien direct avec la CIA. En tant  qu’opérateurs, que pouvons-nous faire en attendant de pouvoir devenir  des acteurs majeurs ?

R : C’est pourquoi j’ai commencé en parlant des comportements récents des États-Unis d’Amérique. Mon collègue au Centre des Lois de Libertés Logicielles en Inde a passé beaucoup de temps le mois dernier à essayer de faire passer une motion par la chambre haute du Parlement Indien pour annuler la régulation par les services informatiques de la censure du Net Indien et bien sûr la bonne nouvelle c’est que la base de données la plus large en volume dans le monde sera bientôt les scans rétiniens que le gouvernement Indien va exiger, si vous désirez avoir une bouteille de gaz propane ou des choses telles que… l’énergie pour votre maison. Et les difficultés que nous avons rencontrées en parlant aux responsables gouvernementaux indiens sont qu’ils disaient : « Si les Américains peuvent le faire pourquoi pas nous ? » Ce qui est malheureusement vrai.

Le gouvernement des États Unis d’Amérique a réduit cet hiver le niveau des libertés sur Internet de par le monde, dans le sens qu’ils font du datamining (des fouilles de données) sur vos sociétés de manière aussi systématique qu’en Chine. Ils sont d’accord sur le principe. Ils vont tirer les vers du nez à leur population via le datamining et ils vont encourager tous les autres États sur Terre à en faire de même. Donc je suis entièrement d’accord avec vous sur la définition du problème.

Nous ne pouvons plus désormais vivre quelque part, à cette étape de notre histoire, en continuant à penser en termes de pays, à un moment de la mondialisation, où la surveillance des populations est devenue une question globale, et nous avons à travailler dessus en partant du principe qu’aucun gouvernement ne décidera d’être plus vertueux que les superpuissances.

Je ne sais pas comment nous allons pouvoir gérer le Parti Communiste Chinois. Je ne sais vraiment pas. Je sais comment nous  allons gérer le gouvernement américain. Nous allons insister sur nos droits. Nous allons faire ce qui fait sens aux États Unis d’Amérique, nous allons combattre légalement, nous allons mettre la pression, nous allons les bousculer, nous serons partout y compris dans la rue pour en parler.

Et je suspecte que c’est ce qui va se passer ici aussi. À moins que nous changions les structures qui fondent nos sociétés, nous n’avons aucune chance de convaincre les petits gouvernements qu’ils doivent abandonner leurs contrôles.

En ce qui concerne la bande passante, nous allons bien sur devoir utiliser la bande passante non réglementée. C’est à dire nous allons devoir construire autour des normes 802.11 et wifi, entre autres, que les lois ne nous empêchent pas d’utiliser. De quelle manière cela va-t-il permettre d’atteindre les plus pauvres ? Quand est-ce que le système de téléphone mobile sera créé pour atteindre  les plus pauvres ? Je ne sais pas. Mais j’ai un petit projet avec des enfants des rues a Bangalore, je suis en train d’y réfléchir.

Il le faut. Nous devons travailler partout. Si nous ne le faisons pas, nous allons détruire tout ça, et on ne peut pas se le permettre.

Q : Professeur Moglen, Je voudrais également vous remercier. Je reviens de « Transforming Freedom » à Vienne, et je peux vous dire qu’il y a quelques années, je vous ai vu parler sur une vidéo internet au Fosdem.  Et je vous avais vu attirer l’attention sur le rôle de Philipp  Zimmermann, que nous avons aussi essayé d’aider. Et à vous écouter aujourd’hui, je vois que c’est trop lent, et trop peu.

Et je suis stupéfait par deux choses  la première est que le système éducatif, celui de l’Europe, a été fondé par Platon et a été fermé par la force environ mille ans plus tard. Le second départ d’une université européenne était aux alentours du XIe siècle. On verra si on réussira à le faire fonctionner aussi longtemps qu’un millier d’années.

Ma question est : pourquoi est-ce que ce n’est pas profondément ancré dans les structures du système éducatif d’aider la cause dont vous avez parlé aujourd’hui ?

Et pourquoi n’avons nous pas des philanthropes aidant des petits projets fonctionnant avec 3-4000 euros ici et là, bien plus efficacement comme par exemple ce que M. Soros essaie de faire ?

R : Il y a quelques années à Columbia, nous avons essayé d’intéresser l’université à l’état de conservation de la bibliothèque, et j’ai vu plus d’intellectuels reconnus, engagés politiquement, dans ma propre université qu’à aucun autre moment pendant mes 25 ans ici. Leur principale inquiétude était le vieillissement du papier sur lequel était imprimé des doctorats allemands du XIXe siècle, qui contiennent plus de recherches philologiques qu’aucun autre endroit sur Terre.

N’est-ce pas ? Mais c’était des livres du XIXe siècle qu’ils devaient préserver.

Le problème avec la vie universitaire, c’est qu’elle est conservatrice par nature, car elle préserve la sagesse des anciens. Et c’est une  bonne chose à faire. Mais la sagesse des anciens est ancienne, et elle ne prend pas nécessairement en compte parfaitement les problèmes du moment. J’ai mentionné l’UOC parce que je pense que c’est important de soutenir l’Université quand elle se déplace vers Internet et qu’elle s’éloigne des formes d’apprentissage qui caractérise les universités du passé.

Pendant le dernier millénaire, nous avons principalement déplacé les intellectuels vers les livres, et l’université s’est développée autour de ce principe. Elle s’est développée autour du principe que les livres sont difficiles à déplacer, alors que les gens sont faciles à déplacer. Donc on y a amené tout le monde. Maintenant nous vivons dans un monde dans lequel il est beaucoup plus simple de déplacer le savoir plutôt que les personnes. Mais la continuité de l’ignorance est le désir des entreprises qui vendent le savoir.

Ce dont nous avons vraiment besoin est de commencer nous-mêmes à aider le système universitaire à se transformer en quelque chose d’autre. Quelque chose qui permet à chacun d’apprendre, et qui permet d’apprendre sans surveillance.

La Commissaire à la Société de l’Information sera ici. Elle devrait parler de ça. Cela devrait être la grande question de la Commission Européenne. Ils le savent, ils ont sorti un rapport d’il y a 18 mois qui dit que, pour le prix d’une centaine de kilomètres de routes, il peuvent scanner 1/6ème de tous les livres des bibliothèques européennes. Cela veut dire que pour le prix de 600 kilomètres de routes, nous pourrions tous les avoir !

Nous avons construit beaucoup de routes dans beaucoup d’endroits, y compris en Grèce, dans les dix dernières années. Et nous aurions pu scanner tous  les livres en Europe pendant ce temps, et nous aurions pu les rendre disponibles pour toute l’Humanité, sans surveillance.

Si Mme Kroes veut construire un monument à son nom, ça ne sera pas en tant que politicienne au rabais. Elle le fera de cette manière. Et vous allez le lui demander. Moi je serai dans un avion sur le chemin du retour à travers l’Atlantique. Sinon je vous promets que je lui aurais demandé moi même. Demandez-lui pour moi. Dites lui, « ce n’est pas notre faute, Eben veut savoir. Si vous devez blesser quelqu’un, c’est lui ». Vous devriez changer l’Université européenne. Vous devriez la modifier en une lecture sans surveillance. Vous devriez mettre en faillite Google Books et Amazon. C’est une manière capitaliste Nord-américaine anglo-saxonne de jouer des coudes.

Pourquoi est-ce que nous ne rendons pas libre le savoir en Europe, et ne nous assurons-nous pas qu’il n’est pas surveillé ? Cela serait le plus grand pas possible, et c’est en leur pouvoir.

Photo d’Eben Moglen, crédit Re:Publica (CC BY 2.0)




Remue-ménage dans le triage (Libres conseils 14/42)

Chaque jeudi à 21h, rendez-vous sur le framapad de traduction, le travail collaboratif sera ensuite publié ici même.

Traduction Framalang : lamessen, Sky, Kalupa, ga3lig, goofy, Astalaseven, okram, KoS, Lycoris, 4nti7rust, peupleLa + Julius22

Penser/Classer

Andre Klapper

Dans la vraie vie, Andre Klapper est maître ès débogage. Pendant sa pause déjeuner ou sa sieste, il travaille à divers trucs sur GNOME (bugsquad, équipe de release, traduction, documentation, etc.), ou Maemo, étudie ou mange de la crème glacée.


Au tout début, je n’avais qu’une seule et unique question : comment imprimer seulement une partie du courriel que j’ai reçu dans Evolution, le client de messagerie GNOME ? J’ai donc demandé sur la liste de diffusion.

Ça faisait exactement un an que j’étais passé sous Linux, frustré de ne pouvoir faire fonctionner mon modem après avoir réinstallé un OS propriétaire plutôt populaire à l’époque.

La réponse à ma question fut : « impossible ». Des petits génies auraient parcouru le code, l’auraient compilé, l’auraient bidouillé pour qu’il se comporte comme voulu, puis auraient soumis un correctif joint au rapport de bogue. Bon. Comme vous l’aurez deviné, je n’étais pas un petit génie. Mes talents de programmeur sont plutôt limités, donc sur le moment je suis resté coincé sur une solution de contournement plutôt lourde pour mon impression. La réponse que j’avais reçue sur la liste de diffusion signalait également que cette fonctionnalité était prévue, et qu’on avait complété pour moi un rapport de bogue — sans préciser où, mais je m’en fichais, j’étais content d’apprendre qu’il était prévu de corriger mon problème prochainement.

Il se peut que je sois resté abonné à la liste de diffusion par simple paresse. Certains mentionnaient le rapporteur de bogues de temps en temps, souvent comme une réponse directe aux demandes de fonctionnalités, alors j’y ai finalement jeté un coup d’œil. Mais les rapporteurs de bogue, en particulier Bugzilla, sont d’étranges outils avec beaucoup d’options complexes. Un domaine que vous préférez normalement éviter à moins que vous ne soyez masochiste. Ils contiennent maints tickets décrivant des bogues ou des demandes de fonctionnalités émanant d’utilisateurs et de développeurs. Il semblait également que ces rapports aient été en partie utilisés pour planifier les priorités (appeler cela « gestion de projet » aurait été un euphémisme ; moins d’un quart des problèmes qui étaient planifiés pour être résolus ou implémentés dans une version spécifique étaient réellement corrigés au bout du compte).

Au-delà d’une vision intéressante sur les problèmes du logiciel et sur la popularité de certaines demandes, ce que j’ai découvert, c’est beaucoup de choses incohérentes et pas mal de bruit, comme des doublons ou des rapports de bogues manquant d’éléments pour pouvoir être traités correctement. J’ai eu envie de nettoyer un peu en « triant » les rapports de bogues disponibles. Je ne sais pas bien ce que cela vous dit sur mon état d’esprit — ajouter ici des mots-clés bidon pour une caractérisation aléatoire, comme organisé, persévérant et intelligent. C’est assez ironique quand on pense à mon père qui se plaignait toujours du bordel dans ma chambre. Donc à cette époque lointaine de modems commutés, j’avais pour habitude de rassembler mes questions et de les faire remonter sur IRC une fois par jour afin de mitrailler de questions le responsable des bogues d’Evolution, qui était toujours accueillant, patient et soucieux de partager son expérience. Si jamais à l’époque il y avait un guide de triage qui couvrait les savoirs de base pour la gestion des bogues et qui exposait les bonnes pratiques et les pièges les plus courants, je n’en avais pas entendu parler.

Le nombre de signalements baissa de 20% en quelques mois, bien que ce ne fût bien évidemment pas grâce à une unique personne qui faisait le tri des tickets. Il y avait manifestement du travail en attente, comme diminuer le nombre des tickets attribués aux développeurs pour qu’ils puissent mieux se concentrer, parler avec eux, définir les priorités, et répondre aux commentaires non-traités de certains utilisateurs. L’open source accueille toujours bien les contributions une fois que vous avez trouvé votre créneau.

Bien plus tard, j’ai pris conscience qu’il y avait de la documentation à consulter. Luis Villa, qui fut probablement le premier des experts en bogues, a écrit un essai titré « Pourquoi tout le monde à besoin d’un expert en bogue » et la majorité des équipes anti-bogues sur les projets open source ont publié au même moment des guides sur le triage qui ont aidé les débutants à s’impliquer dans la communauté. De nombreux développeurs ont débuté leur fantastique carrière dans l’open source en triant les bogues et ont ainsi acquis une première expérience de gestion de projet logiciel.

Il y a aussi de nos jours des outils qui peuvent vous épargner beaucoup de temps quand arrive l’abrutissant travail de triage. Du côté serveur, l’extension « stock answers » de GNOME fournit les commentaires courants et fréquemment usités afin de les ajouter aux tickets en un clic pendant que, du côté client, vous pouvez faire tourner votre propre script  GreaseMonkey ou l’extension Jetpack de Matej Cepl, appelée  « bugzilla-triage-scripts » [2].

Si vous êtes un musicien moyen ou médiocre mais que vous aimez tout de même la musique par-dessus tout, vous pouvez toujours y travailler en tant que journaliste. Le développement de logiciels possède également ce genre de niches qui peuvent vous donner satisfaction, au-delà de l’idée première d’écrire du code. Cela vous prendra un peu de temps pour les trouver, mais ça vaut la peine d’y consacrer vos efforts, votre expérience et vos  contacts. Avec un peu de chance et de talent, cela peut même vous permettre de gagner votre vie dans le domaine qui vous intéresse personnellement… et vous éviter de finir pisse-code.

[1] http://tieguy.org/talks-files/LCA-2005-paper-html/index.html

[2] https://fedorahosted.org/bugzilla-triage-scripts

Crédit photo : Doug DuCap Food and Travel (CC BY-NC-SA 2.0)




Tests contre Bogues : une guerre sans fin (Libres conseils 13/42)

Chaque jeudi à 21h, rendez-vous sur le framapad de traduction, le travail collaboratif sera ensuite publié ici même.

Traduction Framalang : Floxy, ga3lig, goofy, Astalaseven, Slystone, okram, KoS, Lycoris, 4nti7rust, peupleLa, Luc Didry, + Julius22

Même en multipliant les regards, les bogues ne sautent pas aux yeux.

Ara Pulido

Ara Pulido est ingénieure d’essais pour Canonical, d’abord comme membre de l’équipe assurance qualité d’Ubuntu (QA team), et maintenant dans le cadre de l’équipe de certification du matériel. Même si elle a commencé sa carrière en tant que développeuse, elle a vite découvert que ce qu’elle aimait vraiment, c’était tester les logiciels. Elle est très intéressée par les nouvelles techniques d’analyse et tente d’utiliser son savoir-faire pour améliorer Ubuntu.

Les tests maison ne suffisent pas

Je me suis impliquée dans le logiciel libre dès le début de mes études à l’Université de Grenade. Là-bas, avec des amis, nous avons fondé un groupe local d’utilisateurs de Linux et organisé plusieurs actions pour promouvoir le logiciel libre. Mais, depuis que j’ai quitté l’université, et jusqu’à ce que je commence à travailler chez Canonical, ma carrière professionnelle s’est déroulée dans l’industrie du logiciel propriétaire, d’abord comme développeuse puis comme testeuse.

Lorsque l’on travaille au sein d’un projet de logiciel propriétaire, les ressources pour tester sont très limitées. Une petite équipe reprend le travail initié par les développeurs avec les tests unitaires, utilisant leur expérience pour trouver autant de bogues que possible afin de mettre à disposition de l’utilisateur final un produit aussi abouti que possible. Dans le monde du logiciel libre, en revanche, tout est différent.

Lors de mon embauche chez Canonical, hormis la réalisation de mon rêve d’avoir un travail rémunéré au sein d’un projet de logiciel libre, j’ai été émerveillée par les possibilités des activités de test dans le cadre d’un tel projet. Le développement du produit s’effectue de manière ouverte, et les utilisateurs ont accès au logiciel dès son commencement, ils le testent et font des rapports de bogues dès que c’est nécessaire. C’est un nouveau monde rempli de beaucoup de possibilités pour une personne passionnée par les tests. Je voulais en profiter au maximum.

Comme beaucoup de personnes, je pensais que les tests « maison », c’est-à-dire l’utilisation par soi-même du logiciel que l’on envisage de mettre à disposition, était l’activité de test la plus importante qu’on puisse mener dans le logiciel libre. Mais si, selon la formule de Raymond dans La cathédrale et le bazar « avec suffisamment d’observateurs, tous les bogues sautent aux yeux », alors comment se fait-il qu’avec ses millions d’utilisateurs Ubuntu comporte encore des bogues sérieux à chaque nouvelle version ?

La première chose dont je me suis aperçue quand j’ai commencé à travailler chez Canonical c’est que les activités de test organisées étaient rares ou inexistantes. Les seules sessions de test qui étaient d’une certaine façon organisées se présentaient sous la forme de messages électroniques envoyés à une liste de diffusion, manière de battre le rappel pour tester un paquetage dans la version de développement d’Ubuntu. Je ne pense pas que cela puisse être considéré comme une vraie procédure de test, mais simplement comme une autre forme de « test maison ». Cette sorte de test génère beaucoup de doublons, car un bogue facile à débusquer sera documenté par des centaines de personnes. Malheureusement le bogue potentiellement critique, vraiment difficile à trouver, a de bonnes chances de passer inaperçu en raison du bruit créé par les autres bogues, et ce même si quelqu’un l’a documenté.

En progrès

La situation s’améliore-t-elle ? Sommes-nous devenus plus efficaces pour les tests au sein des projets de développement libre ? Oui, j’en suis convaincue.

Pendant les derniers cycles de développement d’Ubuntu, nous avons commencé bon nombre de sessions de test. La gamme des objectifs pour ces sessions est large, elle comprend des domaines comme de nouvelles fonctionnalités de bureau, des tests de régression, des tests de pilotes X.org ou des tests de matériel d’ordinateur portable. Les résultats sont toujours suivis et ils s’avèrent vraiment utiles pour les développeurs, car ils leur permettent de savoir si les nouveautés fonctionnent correctement, au lieu de supposer qu’elles fonctionnent correctement à cause de l’absence de bogues.

En ce qui concerne les outils d’assistance aux tests, beaucoup d’améliorations ont été apportées :

  • Apport(1) a contribué à augmenter le niveau de détail des bogues signalés concernant Ubuntu : les rapports de plantage incluent toutes les informations de débogage et leurs doublons sont débusqués puis marqués comme tels ; les utilisateurs peuvent signaler des bogues sur base de symptômes, etc.
  • Le Launchpad(2), avec ses connexions en amont, a permis d’avoir une vue complète des bogues – sachant que les bogues qui se produisent dans Ubuntu se situent généralement dans les projets en amont, et permet aux développeurs de savoir si les bogues sont en cours de résolution.
  • Firefox, grâce à son programme et à son extension Test Pilot, mène des tests sans qu’on ait à quitter le navigateur(3). C’est, à mon sens, une bien meilleure façon de rallier des testeurs qu’une liste de diffusion ou un canal IRC.
  • L’équipe Assurance Qualité d’Ubuntu teste le bureau en mode automatique et rend compte des résultats toutes les semaines(4), ce qui permet aux développeurs de vérifier très rapidement qu’il n’y a pas eu de régression majeure pendant le développement.

Cependant, malgré l’amélioration des tests dans les projets de logiciel libre il reste encore beaucoup à faire.

Pour aller plus loin

Les tests nécessitent une grande expertise, mais sont encore considérés au sein de la communauté du le logiciel libre comme une tâche ne demandant pas beaucoup d’efforts. L’une des raisons pourrait être que la manière dont on les réalise est vraiment dépassée et ne rend pas compte de la complexité croissante du monde du logiciel libre durant la dernière décennie. Comment est-il possible que, malgré la quantité d’innovations amenées par les communautés du logiciel libre, les tests soient encore réalisés comme dans les années 80 ? Il faut nous rendre à l’évidence, les scénarios de tests sont ennuyeux et vite obsolètes. Comment faire grandir une communauté de testeurs supposée trouver des bogues avérés si sa tâche principale est de mettre à jour les scénarios de test ?

Mais comment améliorer la procédure de test ? Bien sûr, nous ne pouvons pas nous débarrasser des scénarios de test, mais nous devons changer la façon dont nous les créons et les mettons à jour. Nos testeurs et nos utilisateurs sont intelligents, alors pourquoi créer des scripts pas-à-pas ? Ils pourraient aisément être remplacés par une procédure de test automatique. Définissons plutôt une liste de tâches que l’on réalise avec l’application, et certaines caractéristiques qu’elle devrait posséder. Par exemple, « l’ordre des raccourcis dans le lanceur doit pouvoir être modifié », ou « le démarrage de LibreOffice est rapide ». Les testeurs trouveront un moyen de le faire, et créeront des scénarios de test en parallèle des leurs.

Mais ce n’est pas suffisant, nous avons besoin de meilleurs outils pour aider les testeurs à savoir ce qu’ils testent, où et comment. Pourquoi ne pas avoir des API (interfaces de programmation) qui permettent aux développeurs d’envoyer des messages aux testeurs à propos des nouvelles fonctionnalités ou des mises à jour qui doivent être testées ? Pourquoi pas une application qui nous indique quelle partie du système doit être testée ? en fonction des tests en cours ? Dans le cas d’Ubuntu, nous avons les informations dans le Launchpad (il nous faudrait aussi des données sur les tests, mais au moins nous avons des données sur les bogues). Si je veux démarrer une session de test d’un composant en particulier j’apprécierais vraiment de savoir quelles zones n’ont pas encore été testées ainsi qu’une liste des cinq bogues comptant le plus de doublons pour cette version en particulier afin d’éviter de les documenter une fois de plus. J’aimerais avoir toutes ces informations sans avoir à quitter le bureau que je suis en train de tester. C’est quelque chose que Firefox a initié avec Test Pilot, bien qu’actuellement l’équipe rassemble principalement les données sur l’activité du navigateur.

La communication entre l’amont et l’aval et vice-versa doit aussi être améliorée. Pendant le développement d’une distribution, un bon nombre des versions amont sont également en cours de développement, et ont déjà une liste des bogues connus. Si je suis un testeur de Firefox sous Ubuntu, j’aimerais avoir une liste des bogues connus aussitôt que le nouveau paquet est poussé dans le dépôt. Cela pourrait se faire à l’aide d’une syntaxe reconnue pour les notes de versions, syntaxe qui pourrait ensuite être facilement analysée. Les rapports de bogue seraient automatiquement remplis et reliés aux bogues amont. Encore une fois, le testeur devrait avoir facilement accès à ces informations, sans quitter son environnement de travail habituel.

Les tests, s’ils étaient réalisés de cette manière, permettraient au testeur de se concentrer sur les choses qui comptent vraiment et font de la procédure de test une activité qualifiée ; se concentrer sur les bogues cachés qui n’ont pas encore été découverts, sur les configurations et environnements spéciaux, sur la création de nouvelles manières de casser le logiciel. Et, in fine, s’amuser en testant.

Récapitulons

Pour ce que j’en ai vu ces trois dernières années, les tests ont beaucoup progressé au sein d’Ubuntu et des autres projets de logiciels libres dans lesquels je suis plus ou moins impliquée, mais ce n’est pas suffisant. Si nous voulons vraiment améliorer la qualité du logiciel libre, nous devons commencer à investir dans les tests et innover dans la manière de les conduire, de la même façon que nous investissons dans le développement. Nous ne pouvons pas tester le logiciel du XXIe siècle avec les techniques du XXe siècle. Nous devons réagir. Qu’il soit open source ne suffit plus à prouver qu’un logiciel libre est de bonne qualité. Le logiciel libre sera bon parce qu’il est open source et de la meilleure qualité que nous puissions offrir.

1 http://wiki.ubuntu.com/Apport

2 http://launchpad.net

3 http://testpilot.mozillalabs.com

4 http://reports.qa.ubuntu.com/reports/desktop-testing/natty




Manifeste de la guérilla pour le libre accès, par Aaron Swartz #pdftribute

Il se passe quelque chose d’assez extraordinaire actuellement sur Internet suite à la tragique disparition d’Aaron Swartz : des centaines de professeurs et scientifiques du monde entier ont décidé de publier spontanément leurs travaux en Libre Accès !

Il faut dire que sa mort devient chaque jour plus controversée, les pressions judiciaires dont il était l’objet n’étant peut-être pas étrangères à son geste. Comme on peut le lire dans Wikipédia : « En juillet 2011, le militant américain pour la liberté de l’Internet Aaron Swartz fut inculpé pour avoir téléchargé et mis à disposition gratuitement un grand nombre d’articles depuis JSTOR. Il se suicide le 11 janvier 2013. En cas de condamnation, il encourait une peine d’emprisonnement pouvant atteindre 35 ans et une amende s’élevant jusqu’à 1 million de dollars. »

On peut suivre l’évolution du mouvement derrière le hashtag #pdftribute (pdf hommage) qui a déjà son site et son compte Twitter dédiés.

Dans la foulée nous avons décidé de traduire ensemble un autre article important d’Aaron Swartz (rédigé à 21 ans), en lien direct avec la motivation de tous ceux qui lui rendent ainsi un vibrant, concret et utile hommage : Guerilla Open Access Manifesto.

Ce manifeste s’achève sur cette interrogation : « Serez-vous des nôtres ? »

Remarque : L’émouvante photo ci-dessous représente Aaron Swartz a 14 ans en compagnie de Larry Lessig. On remarquera son bien joli tee-shirt 😉

Rich Gibson - CC by

Manifeste de la guérilla pour le libre accès

Guerilla Open Access Manifesto

Aaron Swartz – juillet 2008 – Internet Archive
(Traduction : Gatitac, albahtaar, Wikinade, M0tty, aKa, Jean-Fred, Goofy, Léna, greygjhart + anonymous)

L’information, c’est le pouvoir. Mais comme pour tout pouvoir, il y a ceux qui veulent le garder pour eux. Le patrimoine culturel et scientifique mondial, publié depuis plusieurs siècles dans les livres et les revues, est de plus en plus souvent numérisé puis verrouillé par une poignée d’entreprises privées. Vous voulez lire les articles présentant les plus célèbres résultats scientifiques ? Il vous faudra payer de grosses sommes à des éditeurs comme Reed Elsevier.

Et il y a ceux qui luttent pour que cela change. Le mouvement pour le libre accès s’est vaillamment battu pour s’assurer que les scientifiques ne mettent pas toutes leurs publications sous copyright et s’assurer plutôt que leurs travaux seront publiés sur Internet sous des conditions qui en permettent l’accès à tous. Mais, même dans le scénario le plus optimiste, la politique de libre accès ne concerne que les publications futures. Tout ce qui a été fait jusqu’à présent est perdu.

C’est trop cher payé. Contraindre les universitaires à débourser de l’argent pour lire le travail de leurs collègues ? Numériser des bibliothèques entières mais ne permettre qu’aux gens de chez Google de les lire ? Fournir des articles scientifiques aux chercheurs des plus grandes universités des pays riches, mais pas aux enfants des pays du Sud ? C’est scandaleux et inacceptable.

Nombreux sont ceux qui disent : « Je suis d’accord mais que peut-on y faire ? Les entreprises possèdent les droits de reproduction de ces documents, elles gagnent énormément d’argent en faisant payer l’accès, et c’est parfaitement légal, il n’y a rien que l’on puisse faire pour les en empêcher. » Mais si, on peut faire quelque chose, ce qu’on est déjà en train de faire : riposter.

Vous qui avez accès à ces ressources, étudiants, bibliothécaires, scientifiques, on vous a donné un privilège. Vous pouvez vous nourrir au banquet de la connaissance pendant que le reste du monde en est exclu. Mais vous n’êtes pas obligés — moralement, vous n’en avez même pas le droit — de conserver ce privilège pour vous seuls. Il est de votre devoir de le partager avec le monde. Et c’est ce que vous avez fait : en échangeant vos mots de passe avec vos collègues, en remplissant des formulaires de téléchargement pour vos amis.


Pendant ce temps, ceux qui ont été écartés de ce festin n’attendent pas sans rien faire. Vous vous êtes faufilés dans les brèches et avez escaladé les barrières, libérant l’information verrouillée par les éditeurs pour la partager avec vos amis.

Mais toutes ces actions se déroulent dans l’ombre, de façon souterraine. On les qualifie de « vol » ou bien de « piratage », comme si partager une abondance de connaissances était moralement équivalent à l’abordage d’un vaisseau et au meurtre de son équipage. Mais le partage n’est pas immoral, c’est un impératif moral. Seuls ceux qu’aveugle la cupidité refusent une copie à leurs amis.


Les grandes multinationales, bien sûr, sont aveuglées par la cupidité. Les lois qui les gouvernent l’exigent, leurs actionnaires se révolteraient à la moindre occasion. Et les politiciens qu’elles ont achetés les soutiennent en votant des lois qui leur donnent le pouvoir exclusif de décider qui est en droit de faire des copies.

La justice ne consiste pas à se soumettre à des lois injustes. Il est temps de sortir de l’ombre et, dans la grande tradition de la désobéissance civile, d’affirmer notre opposition à la confiscation criminelle de la culture publique.

Nous avons besoin de récolter l’information où qu’elle soit stockée, d’en faire des copies et de la partager avec le monde. Nous devons nous emparer du domaine public et l’ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre sur le Web. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les poster sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons mener le combat de la guérilla pour le libre accès.

Lorsque nous serons assez nombreux de par le monde, nous n’enverrons pas seulement un puissant message d’opposition à la privatisation de la connaissance : nous ferons en sorte que cette privatisation appartienne au passé. Serez-vous des nôtres ?

Aaron Swartz

Crédit photo : Rich Gibson (Creative Commons By)




Sauvegardes et garde-fous (Libres conseils 9/42)

Chaque jeudi à 21h, rendez-vous sur le framapad de traduction, le travail collaboratif sera ensuite publié ici même.

Traduction Framalang : Sky, LIAR, lerouge, yann, Goofy, peupleLaKoS, Nys, Julius22, okram, 4nti7rust, zn01wr, lamessen

Des sauvegardes pour votre santé mentale

Austin Appel

Austin Appel, alias « scorche », est un professionnel de la sécurité informatique qui passe son temps à casser (il est dûment autorisé, évidemment) des choses précédemment réputées sécurisées. On le croise souvent enseignant le crochetage de serrure durant des conférences de sécurité et de hacking. Dans le monde de l’open source, il fait une foule de choses pour le projet Rockbox et a œuvré bénévolement pour le projet One Laptop Per Child (un ordinateur portable par enfant).

Les sauvegardes c’est bien. Les sauvegardes c’est super. Un administrateur compétent fait toujours des sauvegardes régulières. On apprend ça dans n’importe quel manuel traitant de l’administration des serveurs. Le problème c’est que les sauvegardes ne sont vraiment utiles qu’en cas d’absolue nécessité. Lorsque quelque chose de grave arrive au serveur ou à ses données et qu’on est forcé de se replier sur autre chose, les sauvegardes viendront à point nommé. Cependant, cela ne devrait jamais arriver, n’est-ce pas ? À n’importe quel autre moment, à quoi cela sert-il pour vous et votre environnement serveur d’avoir des sauvegardes ?

Avant d’aller plus loin, il est important de noter que ce conseil vaut pour les administrateurs serveurs des plus petits projets open source — la majorité silencieuse. Si vous maintenez des services qui vont engendrer une grande frustration, et même peut-être faire du tort s’ils sont indisponibles, vous devriez considérer ceci avec la plus grande circonspection.

Pour le reste d’entre nous qui travaillons sur d’innombrables petits projets ayant des ressources limitées, nous avons rarement deux serveurs séparés pour la production et les tests. En vérité, avec tous les services qu’un projet open source doit maintenir (système de gestion de version, services web, listes de diffusion, forums, ferme de compilation, bases de données, traceurs de bogues ou de fonctionnalités, etc.), des environnements de test séparés sont souvent de l’ordre du rêve. Malheureusement, l’approche courante de l’administration systèmes est d’avancer avec précaution et mettre les systèmes à jour uniquement en cas de nécessité absolue, afin d’éviter tout problème de dépendance, de code cassé, ou n’importe laquelle des millions de choses qui pourraient mal se dérouler. La raison pour laquelle vous êtes nerveux n’est pas que vous pourriez manquer d’expérience. Il est important de savoir que vous n’êtes pas seul dans ce cas. Que nous l’admettions ou non, beaucoup d’entre nous ont été (et sont probablement encore) dans cette situation. Il est triste que cette inaction — découlant de la peur de détruire un système fonctionnel — conduise souvent à des services en fonctionnement qui ont souvent plusieurs versions de retard, ce qui implique de nombreuses failles de sécurité potentiellement sérieuses. Cependant, soyez assuré que ce n’est pas la seule manière de jouer le jeu.

Les gens ont tendance à jouer un jeu différent selon qu’ils aient une infinité de vies ou qu’ils doivent recommencer depuis le début dès lors qu’une seule erreur a été commise. Pourquoi devrait-il en être autrement pour de l’administration systèmes ? Aborder le concept de sauvegardes avec un état d’esprit offensif peut complétement changer votre conception de l’administration systèmes. Au lieu de vivre dans la peur d’une dist-upgrade complète (ou de son équivalent pour yum, pacman, etc.), celui qui est armé de sauvegardes est libre de mettre à jour les paquets d’un serveur, confiant dans le fait que ces changements pourront être annulés si les choses tournent au vinaigre. La clé du succès réside tout entière dans l’état d’esprit. Il n’y a aucune raison d’avoir peur tant que vous avez vos données sauvegardées sous la main comme filet de sécurité lorsque vous sautez le pas. Après tout, l’administration système est une expérience d’apprentissage permanente.

Bien sûr, si vous ne validez pas vos sauvegardes, vous reposer sur elles devient un jeu très dangereux. Heureusement, les administrateurs systèmes expérimentés savent que le commandement « Garde des sauvegardes à jour » est toujours suivi par « Valide tes sauvegardes ». À nouveau, c’est un mantra que les gens aiment réciter. Ce qui, en revanche, ne tient pas de façon élégante dans un mantra entraînant est la manière de valider rapidement et simplement ses sauvegardes. La meilleure manière de dire qu’une sauvegarde est fonctionnelle est, bien sûr, de la restaurer (de préférence sur un système identique qui n’est pas en cours d’utilisation). Mais, une fois encore, en l’absence d’un tel luxe, on doit faire preuve d’un peu plus de créativité. C’est là (tout du moins pour les fichiers) que les sommes de contrôle peuvent vous aider à vérifier l’intégrité de vos fichiers sauvegardés. Dans rsync, par exemple, la méthode utilisée par défaut pour déterminer quels fichiers ont été modifiés consiste à regarder la date et l’heure de la dernière modification, ainsi que la taille du fichier. Cependant, en utilisant l’option ‘-c’, rsync utilisera une somme de contrôle MD4 de 128 bits pour déterminer si les fichiers ont changé ou non. Bien que ce ne soit pas toujours la meilleure idée à mettre en œuvre à chaque fois en toute occasion — à cause d’un temps d’exécution beaucoup plus long qu’un rsync normal et d’une utilisation accrue des accès disques — cette méthode permet de s’assurer que les fichiers sont intègres.

Le rôle d’un administrateur systèmes peut être éprouvant par moments. Il n’est cependant pas nécessaire de le rendre plus stressant que nécessaire. Avec le bon état d’esprit, certaines commandes de précaution apparemment à but unique et limité peuvent être utilisées comme des outils précieux qui vous permettent de progresser de façon agile, tout en gardant votre santé mentale intacte et la vitesse tant appréciée dans les projets open source.




Maraval, Depardieu et les licences libres, par Jérémie Nestel

Que les gros salaires lèvent le doigt, surtout en temps de crise… Mais ce qu’il y a peut-être de plus intéressant dans l’affaire Depardieu, ce qu’elle a rebondi sur une mise en accusation globale du financement du cinéma français, grâce à une tribune mordante de Vincent Maraval dans Le Monde.

On notera au passage que c’est un producteur qui a mis les pieds dans le plat et non un journaliste, ce qui en dit long sur l’inféodation d’une profession qui préfère se voiler la face en se cantonnant à voir des films (gratos) en pondant leur anecdotique et souvent insignifiant « J’aime / J’aime pas ».

« Le système est sclérosé », surenchérit ici Jérémie Nestel, du collectif Libre Accès, en insistant sur une revendication dont le persistant refus devient de plus en plus difficile à justifier : ce qui est financé sur fonds publics doit être placé tôt ou tard sous licence libre. Tard ce serait ici pas plus d’une dizaine d’années en n’attendant surtout pas la trop lointaine échéance du domaine public, 70 ans après les morts de tous les protagonistes d’un film !

Musique, littérature, cinéma… Internet révèle chaque jour davantage une culture soumise à l’industrie culturelle qui ne profite qu’à une minorité, qui criminalise le partage et qui ne peut ou veut s’adapter à son époque.

Vincent Roche - CC by-sa

Pour un cinéma promouvant le droit au partage

URL d’origine du document

Jérémie Nestel – 6 janvier 2013 – Libre Accès
Licence Art Libre

Notre mémoire collective contribue à forger une morale commune fait de références similaires.

Cette mémoire collective repose essentiellement sur « des œuvres de l’esprit ».

L’incapacité des politiques à préserver les biens communs dont ceux issus des œuvres de l’esprit annonce la fin du contrat social de notre société.

Pourquoi aliéner notre liberté à une société privilégiant des intérêts particuliers à l’intérêt général ?

Les débats autour d’Hadopi, du droit d’auteur et des nouvelles taxes demandées au public pour financer des rentes à vie aux stars des médias et aux multinationales du divertissement trouvent un écho à deux articles du monde commentant l’exil fiscal de Depardieu.

Tout d’abord ce premier article du Monde « Depardieu, enfant perdu de la patrie » faisant le parallèle entre la volonté de Depardieu de renoncer à sa nationalité et une thèse de Pierre Maillot sur l’identification des Français aux acteurs.

L’article suggère que « le Français qui se reconnaît dans Depardieu se reconnaît perdu ». En choisissant l’exil et « sa déchéance nationale » Depardieu devient le symbole d’une France dont le lien social est brisé.

Le deuxième article du Monde « Les artistes français sont trop payés », coup de gueule du producteur Vincent Maraval, qui relativise l’exil de Depardieu au regard des salaires indécents des acteurs du cinéma Français.

On y apprend que le salaire des acteurs n’est pas lié à la recette commerciale de leur film mais à leur capacité à obtenir les fonds cumulés du CNC, des taxes, des avantages fiscaux et de la télévision publique.

« Est-il normal qu’un Daniel Auteuil, dont les quatre derniers films représentent des échecs financiers de taille, continue à toucher des cachets de 1,5 million d’euros sur des films coproduits par France Télévision ? »

Cet article nous apprend qu’aucune des grandes productions françaises ne doit sa viabilité économique à son exploitation commerciale mais uniquement au financement public direct ou indirect.

Ces fonds publics ne servent pas à faire émerger une esthétique cinématographique française mais à maintenir une société d’acteurs et de producteurs percevant des millions.

Système complètement sclérosé où les réseaux de distribution des salles de cinéma et des chaînes de télévision sont saturés par des grosses productions françaises ou américaines et incapables de s’adapter à la démocratisation des outils numériques de production cinématographique et à la multiplicité des réalisateurs !

L’article de Maraval aura donné lieu à des réactions en chaîne du milieu du cinéma, Libération annonçant même une série de conférences dédiées.

On y apprendra pèle mêle :

Thomas Langmann : « Le système d’avance sur recette du CNC, symbole de l’exception culturelle française, est devenu un comité de copinage. Formé de trois collèges, les choix de l’avance sur recettes restent entièrement à la discrétion de ces commissions. ».

Olivier Bomsel : « Les chaînes françaises n’achètent donc que des créneaux de diffusion : leur seul actif est la valorisation instantanée par la diffusion ».

C’est peut-être là le plus grand scandale, au final. Qu’importe que des acteurs perçoivent des millions comme Daniel Auteuil grâce à des fonds publics, mais pourquoi priver les Français de leur droit au partage sur des productions qu’ils ont contribué à financer ?

Si Canal plus avec Studio Canal détient un catalogue grâce aux films qu’ils ont produits, pourquoi interdire ce droit aux chaînes publiques, chaînes publiques qui appartiennent aux Français ?

La société française est prise en otage d’une économie cinématographique et musicale défaillante ne pouvant se maintenir qu’en exigeant toujours plus de taxes, et en privant les français de leur droit au partage. Dans ce contexte surprenante intervention de la ministre de la Culture Aurélie Filippetti, à la tribune de Maraval, pour affirmer que le mode de financement du cinéma est « un un système vertueux ». Pour pérenniser un système défaillant on ne parlera pas d’une nouvelle économie bâtie sur le partage mais de régulation.

En toile de fond, de l’affaire Depardieu, on retiendra sa capacité à mobiliser sur une affaire somme toute personnelle, deux présidents de la République : Incroyable pouvoir d’influence des acteurs du cinéma sur le politique !

Ce n’est donc pas demain qu’un Ministre de la Culture affirmera que tout film produit à l’aide de financement public (CNC, de France Télévision, aides régionales, Européenne etc.) puisse être diffusé sous une licence libre favorisant le partage. L’appropriation « des catalogues de films » par les multinationales du divertissement vole à notre humanité des pans entiers de notre culture commune. Il n’est donc pas injuste de penser qu’au bout de dix ans d’exploitation un film puisse être diffusé sous une licence libre compte tenu que ceux qui l’ont réalisé ont déjà été rémunérés.

Le partage, l’échange de films qui ont marqué notre vie est un acte social à l’heure du numérique aussi banal que de chanter en famille des chansons en fin de dîner.

Crédit photo : Vincent Roche (Creative Commons By-Sa)




Le Libre, entre marxisme et capitalisme ?

Entre les biens communs et le communisme, y aurait-il davantage qu’une parenté lexicale ? Le logiciel libre libère-t-il plus que le code ? Est-il l’instrument d’une lutte contre le capitalisme monopolistique, ou bien une ressource développée en marge du temps salarié et qu’il est pratique de piller dans une logique de marché ?

Des questions de ce type, et d’autres bien plus brutales encore, sont depuis longtemps posées par toutes sortes de personnes et pas seulement dans le milieu de l’informatique ou de sa culture. Voyez par exemple les réflexions avancées sur ce forum de marxistes révolutionnaires, cette autre analyse politico-philosophique déjà ancienne qui pose justement la problématique du Libre au-delà du logiciel en essayant « d’interpréter Marx dans le contexte du logiciel libre ». Ou encore ce texte d’Ernest Everhard qui analyse assez bien les limites politiques du logiciel libre, lequel ne peut suffire à transformer à lui seul la société — une prise de position dont la conclusion est la suivante : « il est nécessaire d’exproprier les grands éditeurs de logiciels ».

Bref, voilà bien un serpent de mer qui donne lieu à beaucoup d’approximations, de conjectures et de théories. Ou plutôt, que l’on tente fréquemment de rapprocher plus ou moins judicieusement de théories ou idéologies aussi variées que contradictoires, comme c’est le cas dans l’article de Jonathan Roberts.

Posons cependant l’hypothèse que ce débat est fertile car il oblige les libristes à se positionner et réfléchir au-delà de leurs mantras stallmanniens. Et peut-être à cerner mieux ce que le mouvement du logiciel libre n’est pas. « Ni de droite ni de gauche » prétendent constamment tous ceux qui refusent de reconnaître dans quel contexte politique il se déploie ou non. « Ni marxiste ni capitaliste » vont peut-être nous expliquer doctement certains commentateurs. Mais encore ? « Ni libertaire ni libertarien » ?

Ne prenez pas trop au sérieux les rapprochements forcément discutables que vous lirez ci-dessous, voyez-y plutôt une invitation à débattre. Librement.

La philosophie du logiciel libre

d’après Jonathan Roberts The philosophy of free software (Tech Radar)

Traduction Framalang ga3lig, peupleLa (relectures), KoS, brandelune, 4nti7rust, Amine Brikci-N, Goofy

Beaucoup de gens adorent se lancer dans un bon débat. Nous leur avons demandé (un peu comme une boutade) s’il était plus facile d’appréhender Linux sous l’angle du marxisme ou sous celui du capitalisme.

Les réponses qui nous sont parvenues étaient très drôles, mais la plupart étaient aussi plutôt élaborées et nous ont invités à réfléchir : comment Linux et le mouvement du logiciel libre trouvent-ils leur place dans les vastes débats philosophiques, économiques, éthiques et religieux qui passionnent les êtres humains depuis des siècles.

En constatant que même Linus Torvalds s’était lancé dans des spéculations aussi oiseuses, comme on peut le voir dans l’interview qu’il a donnée l’été dernier à la BBC, nous avons pensé qu’il serait amusant de poursuivre la conversation.

Nous allons aborder Linux et le logiciel libre selon une perspective cavalière, en l’examinant sous l’angle de quelques-uns de ces débats sans fin. Nous jetterons un coup d’œil à quelques théories pour savoir dans quelle mesure elles pourraient s’appliquer à notre système d’exploitation favori.

Tout d’abord cet avertissement : selon nous, ce qui est le plus important avec Linux et le logiciel libre, c’est qu’il s’agit d’une réalité pratique. C’est tout simplement sympa que ce truc fonctionne bien, c’est gratuit et les gens peuvent prendre beaucoup de plaisir à l’utiliser et à l’élaborer, certains peuvent même gagner un peu d’argent par la même occasion. Tout le reste n’est que littérature, donc ne soyez pas trop bouleversé par ce que vous allez lire !

Puisque nous avons mentionné l’interview de Linus Torvald à la BBC, commençons par là. Il y déclare : « …l’open source ne marche vraiment que si chacun y contribue pour ses propres raisons égoïstes… la propriété fondamentale de la GPL2 c’est sa logique de simple donnant-donnant : je te donne mes améliorations si tu promets que tu me feras profiter des tiennes ».

Ce qui rend l’observation de Torvalds intéressante c’est qu’on peut la mettre en rapport avec des discussions en philosophie, éthique, biologie, psychologie et même mathématiques qui remontent à Platon (au moins). Dans La République, Platon examine les notions de justice et de morale en posant la question : sont-elles des constructions sociales ou un Bien abstrait ?

Au cours du dialogue, Glaucon, un des protagonistes, évoque l’histoire de l’anneau magique de Gygès qui rend invisible celui qui le porte. Il présume que, juste ou injuste, tout homme qui porterait cet anneau agirait de la même façon : en prenant ce qui lui plaît sur les étals du marché, en s’introduisant dans les maisons pour y coucher avec qui lui plaît ou encore en tuant ses ennemis.

Il déclare :

« Si quelqu’un recevait ce pouvoir d’invisibilité et ne consentait jamais à commettre l’injustice ni à toucher au bien d’autrui, il paraîtrait le plus insensé des hommes à ceux qui auraient connaissance de sa conduite, (…) car tout homme pense que l’injustice est plus profitable que la justice. » (Platon, La République, II, 360d, traduction Robert Baccou)

Quelle vision déprimante de la nature humaine !

Que vous vous accordiez ou non avec Glaucon, il est évident que Torvalds soulève ce même point : sans contraintes sociales telles que la GPL v2, je ne serais pas en mesure de croire qu’en échange de mes améliorations du code, vous me donneriez les vôtres en retour.

Pourquoi le feriez-vous ? Après tout, si vous vous contentez de prendre mon code pour améliorer votre logiciel, vous aurez un avantage sur moi : moins de travail pour un meilleur résultat — et les gens sont égoïstes !

Il semble que même Platon, comme l’a fait plus tard Torvalds, ait au moins considéré que le monde ne tourne pas avec des gens qui disent : « asseyons-nous tous en rond autour d’un feu de camp pour chanter “Si tous les gars du monde…” et le monde sera meilleur ».

Les rapaces et la sécurité

Bruce Schneier traite du même problème dans son dernier ouvrage Liars and Outliers http://www.schneier.com/book-lo.htm… ; il met en évidence à quel point ce débat est courant, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monde de la technologie. Dans son livre, il décrit un processus appelé le jeu du Faucon-Colombe, inspiré de la théorie des jeux.

La théorie c’est que dans une population d’oiseaux sauvages en compétition pour la même quantité limitée de nourriture, certains sont des faucons et d’autres des colombes. Les faucons sont agressifs et vont se battre pour leur nourriture : quand ils rencontrent un autre faucon, ils vont tous les deux se combattre, et l’un obtiendra la nourriture tandis que l’autre sera blessé voire tué. Les colombes, au contraire, sont passives, et lorsqu’elles sont deux devant la même nourriture, elles choisissent de la partager entre elles. Si un faucon et une colombe sont confrontés, alors c’est toujours le faucon qui aura la nourriture et la colombe va choisir de se retirer.

Bien que vous puissiez tirer bien des conclusions de l’analyse de ce jeu, l’observation la plus importante que fait Schneier est la suivante : quel que soit le scénario envisagé, il y aura toujours au moins quelques faucons dans le lot.

Si la population au départ était composée à 100% de colombes, quelques-unes s’arrangeraient rapidement pour avoir pas mal de nourriture supplémentaire pour elles seules, en se comportant comme des faucons, sans trop de risques d’affronter d’autres colombes qui se comporteraient elles aussi comme des faucons. Bien entendu, à mesure que la population de faucons s’accroît, arrivera un moment où les conséquences en seront dommageables à l’ensemble de la population. Il n’y aura plus assez de nourriture pour les colombes, qui mourront lentement après s’être retirées de tous les combats sans nourriture, et les faucons auront de plus en plus d’affrontements avec leurs semblables, courant des risques plus grands d’être tués.

Bon, arrêtons là avec les faucons et les colombes. Quels rapports avec le logiciel libre et la GPL ? Eh bien on pourrait en déduire que sans la GPL « qui nous permet d’être égoïstes », comme le dit Torvalds, nous pourrions nous trouver dans la situation où trop de faucons s’emparent du code sans contribuer en échange, ce qui dégraderait progressivement la confiance et la participation, et finirait par détruire notre population de programmeurs open source.

Dans le reste de l’ouvrage, Schneier propose divers « mécanismes de sécurité » pour nous aider à avoir confiance dans les actions des autres, et nous permettre de travailler de façon collaborative même si nous ne pouvons pas forcément adhérer aux motivations (égoïstes) des autres. Tandis que Schneier signale des facteurs tels que la loi, l’évolution des neurones miroirs, etc., la GPL pourrait également être considérée selon cet angle ,à savoir comme un mécanisme de sécurité destiné à renforcer la confiance mutuelle et la collaboration. Et c’est aussi très malin.

Le logiciel libre et l’économie

En plus d’être un cas d’étude intéressant pour ceux qui s’intéressent à la coopération, le logiciel libre a reçu beaucoup d’attention pour ses similarités avec divers systèmes économiques. Un bon exemple en est Bill Gates, qui en 2005 disait : « Il y a des communistes des temps modernes qui voudraient se débarrasser des primes pour les (…) éditeurs de logiciels de diverses façons »

Maintenant, bien sûr, il est possible que l’intérêt de Gates ait moins été de tirer un bilan économique sérieux que d’effrayer le marché des entreprises américaines capitalistes qui aiment le libre-échange en les dissuadant d’utiliser des logiciels libres ; c’est une observation qui revient assez fréquemment pour mériter qu’on la prenne en considération.

Le premier point à noter est que le logiciel libre a peu à voir avec le communisme soviétique, dont les principales caractéristiques étaient la planification centralisée et un état policier imposant, complétés par des camps de prisonniers et de travail forcé. Ceux qui ont suivi le logiciel libre depuis suffisamment longtemps savent que la planification centralisée ne se produit que rarement, sinon jamais : la multiplication des formats logiciels, des distributions, suites bureautiques, environnements de bureau, serveurs web et de courriels en est une preuve suffisante.

Qui plus est, personne n’est obligé de travailler sur du logiciel libre ou de l’utiliser. En fait, étant donné que tous les formats de fichier sont implémentés avec un code ouvert, n’importe qui peut les ré-implémenter dans un programme concurrent sans sourciller. Beaucoup se sont emparés de ces arguments pour suggérer que – pour la plus grande frustration de Bill Gates, on peut bien l’imaginer – le logiciel libre a moins en commun avec le communisme soviétique que les pratiques de nombreuses entreprises propriétaires.

Des entreprises comme Apple et Microsoft sont réputées et même félicitées pour leur planification verticale ; elles sont aussi tristement célèbres par la façon dont elles enchaînent les utilisateurs à leurs logiciels et matériels informatiques en créant par défaut des formats de fichiers fermés et propriétaires que les programmes concurrents ne sont pas en mesure d’implémenter facilement eux-mêmes.

Le marxisme

Si le logiciel libre a peu de rapport avec le communisme soviétique, peut-être a-t-il davantage en commun avec le marxisme.

L’une des idées centrales dans cette vision du monde est qu’en détenant les moyens de production, que ce soit les machines, le savoir ou quoi que ce soit d’autre, les classes dominantes peuvent exploiter les classes dominées; tant qu’ils ne possèdent pas les moyens de production, les travailleurs doivent céder « volontairement » leur force de travail contre un salaire pour acheter les biens nécessaires à leur survie : un toit, des vêtements, de la nourriture et des loisirs. Ils ne peuvent véritablement choisir de travailler, et ils ne peuvent jamais avoir vraiment leur mot à dire sur leurs salaires ou la redistribution des profits.

Une des idées constantes chez Marx, c’est son espoir que la situation pourra être améliorée, avec des travailleurs qui conquièrent leur liberté au sein d’une société sans classes dans laquelle les moyens de production seront détenus en commun.

Puisque, dans le monde contemporain, l’un des principaux moyens de production est le logiciel, le logiciel libre correspond assez bien au système de Marx. Le code est effectivement un bien commun. Tout le monde est libre de le lire, de l’étudier, de le partager, de le remixer et le modifier. De ce fait, il est impossible que les travailleurs soient enchaînés par ceux qui les dominent dans le système de classes, puisque à tout instant chacun peut choisir d’utiliser les moyens de production, c’est-à-dire le code, à ses propres fins.

Liberté de pensée

Eben Moglen plaide en faveur de l’influence que la propriété commune du code peut avoir sur notre société, dans un discours prononcé aux Wizards of OS 3, intitulé « Les pensées sont libres : le logiciel libre et la lutte pour la liberté de pensée ».

Dans son discours, il a soutenu que « perpétuer l’ignorance, c’est perpétuer l’esclavage » (il sait vraiment tourner une phrase !). Son argument est que sans la connaissance de l’économie, sans la connaissance de l’ingénierie, de la culture et de la science – toutes ces choses qui font tourner le monde, les classes dominées ne pourront jamais espérer améliorer leur situation, ni espérer s’emparer des moyens de production.

Les logiciels libres, ainsi que le matériel libre, la culture libre et tout ce qui gravite autour du Libre, libèrent des moyens qui mettent la liberté de pensée et d’information à portée de main, si elle n’est déjà atteinte.

Les serveurs web ne sont pas limités seulement à ceux qui possèdent les moyens de production, parce que le code est libre, donc n’importe qui peut partager à sa guise n’importe quelle création culturelle de son choix. Ce peut être une simple chanson, mais ça peut aussi être le moyen de créer une monnaie mondiale, décentralisée, comme le Bitcoin, ou les plans de toutes les machines nécessaires pour construire votre propre petite ville, comme dans le Global Village Construction Set.

Ce qui importe, c’est que tout cela a été rendu possible par la propriété commune du code.

L’ordre spontané

Si vous n’êtes pas trop convaincu que le logiciel libre est un mouvement qu’aurait pu soutenir Marx, vous pourriez être surpris d’apprendre que vous disposez d’un bon argument : c’est une excellente illustration du libre-échange, cette théorie tellement chérie des capitalistes et tellement haïe des marxistes et militants anti-mondialisation sur toute la planète. Bon, peut-être pas le libre-échange, mais du moins c’est l’illustration d’une des idées majeures qui le sous-tend, celle de l’ordre spontané.

Une des principales idées du libre-échange c’est que, guidées par la main invisible du marché, les fluctuations de prix s’ajustent en fonction des efforts individuels d’une manière qui favorise le bien commun. Cette idée est étroitement associée à Adam Smith et Friedrich von Hayek, qui ont utilisé le terme d’ordre spontané pour la décrire, mais elle remonte en fait à David Hume, l’un des plus grands philosophes du mouvement des Lumières écossais.

Hume croyait qu’en l’absence d’autorité centralisée, les conventions et les traditions ressortent pour minimiser et résoudre les conflits et pour réguler les activités sociales. Contrairement à Smith et Hayek cependant, Hume croyait que les passions humaines vont au-delà du simple appât du gain et que de ces passions peuvent découler règles et conventions.

Quel rapport avec les logiciels libres ? Eh bien, c’est plutôt évident, non ? Le logiciel libre est un exemple d’ordre spontané dans le sens où l’entend Hume. Puisque les personnes qui y travaillent ne peuvent en retirer qu’un maigre profit et qu’il est distribué gratuitement, l’argent y tient peu de place. Dans le logiciel libre les communautés s’associent librement et travaillent ensemble à la création de logiciels auxquels la société dans son ensemble accorde de la valeur.

Il existe cependant quelques signes susceptibles d’influencer les projets sur lesquels les développeurs décident de travailler. Par exemple, si les utilisateurs d’un logiciel libre trouvent une meilleure alternative, ils vont probablement migrer vers celle-ci. Les développeurs, peu désireux de coder des logiciels qui risquent de n’être utilisés par personne, pourraient bien eux aussi aller voir ailleurs et travailler sur de nouveaux projets que les gens trouveront plus utiles.

De cette façon, et sans incitation au profit, les développeurs de logiciels libres concentrent réellement leurs efforts dans les domaines qui seront les plus utiles au plus grand nombre, c’est-à-dire pour le plus grand bien de la société dans son ensemble.