Geektionnerd : La poule aux oeufs d’Oracle

La société Oracle est dans l’œil d’un cyclone actuellement. Et les craintes liées au rachat de Sun l’année dernière ne cessent de se confirmer.

C’est en effet Sun qui développait la solution libre OpenSolaris (cf cette news ZDNet) et qui possédait les brevets Java dont il est question ci-dessous (cf cette news LinuxFr).

On se demande dès lors à quelle sauce la suite bureautique libre OpenOffice.org, elle aussi chapeautée par Sun, va être mangée !

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




La démocratie 2.0 à l’œuvre en France pour défendre la neutralité du réseau

Codice Internet - cc-by-saSujet récurrent depuis maintenant de nombreuses années, la Neutralité du Net, principe pourtant fondateur de l’Internet, est de plus en plus menacée. En France, plusieurs lois récentes l’attaquent, comme la Hadopi, la Loppsi ou l’Arjel. Mais c’est le cas partout en Europe, comme au Royaume Uni, en Allemagne ou en Italie. Et finalement, le reste du monde n’est pas non plus dans une ère favorable aux libertés comme on le constate en Australie ou en Nouvelle-Zélande, ainsi que dans beaucoup d’autres démocraties et de non-démocraties. La Neutralité du Net n’existe tout simplement plus en Chine ou en Iran ainsi que dans d’autres pays qui tentent ouvertement de contrôler l’opinion publique.

Les enjeux de cette Neutralité sont considérables, tant sur un plan économique, que politique et culturel. C’est l’existence même du réseau qui est en cause, car la Neutralité du Net c’est la prévention des discriminations à l’égard de la source, de la destination et du contenu de l’information transmise via le réseau.

Préserver cette situation de non-privilèges dans les télé-communications pourrait être naturel pour tous, mais ça ne l’est apparemment pas pour les fournisseurs d’accès à Internet, quand bien même la loi française définit la neutralité des réseaux de communication de manière claire et sans équivoque :

Article L32-1 du Code des Postes et communications électroniques :
II.-Dans le cadre de leurs attributions respectives, le ministre chargé des communications électroniques et l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (note: ARCEP) […] veillent :
« 5° Au respect par les opérateurs de communications électroniquesdu secret des correspondances et du principe de neutralité au regard du contenu des messages transmis, ainsi que de la protection des données à caractère personnel; »
« 13° Au respect de la plus grande neutralité possible, d’un point de vue technologique, des mesures qu’ils prennent […] »

C’est cette liberté de transmission qui met tous les utilisateurs d’Internet sur un pied d’égalité, qui donne la même chance à tout le monde (qu’on soit une multinationale ou un artisan local) et qui permet à tous de recevoir et de distribuer l’information de son choix, et ce, quelques soient ses ressources financières ou son statut. C’est grâce à cette « neutralité » que de petites entreprises peuvent se faire connaître sur la toile et que les petits projets libres peuvent se développer. C’est comme ça que sont apparus Microsoft (un lecteur nous indique en commentaire que l’ancienneté de Microsoft, créé 1975, dessert l’argument, lisons donc « eBay » à la place), Google, ou Facebook… Et maintenant, des projets prometteurs voient le jour tels que Seeks, Diaspora ou Movim et peuvent se développer sans se faire phagocyter voire interdire par leurs « aînés » devenus d’influentes puissances commerciales.

Pourtant, aujourd’hui de nombreux opérateurs de télécommunications (Orange, Comcast, SFR, Free…) mais aussi des gouvernements souhaitent remettre en cause cette neutralité dans le but de monopoliser, ou de censurer les différents flux d’information, les protocoles, les sites, les blogs, nos paroles.

On peut parler entre autres de l’affaire Free / Dailymotion, de la polémique que le filtrage du Port 25 (SMTP) par Orange a suscité, de la loi LOPPSI ou de la loi sur les jeux en lignes (ARJEL) et de son obligation de filtrage alors qu’il a été démontré, plusieurs fois, que ce filtrage est impossible et peut avoir des effets collatéraux dangereux et simplement sans précédents. Autant de « petits » détails qui nous rappellent que la liberté d’expression, rendue possible par le numérique [1], est menacée et que la liste des dérives s’allonge.

Les gouvernements eux, cherchent à mettre en place des techniques de filtrage du réseau, bridant notre liberté d’expression (Hadopi en France), ou dans le but d’avoir la mainmise sur les organes de presses (Berlusconi en Italie), pour empêcher les manifestants de se concerter (Iran), ou filtrer des sites prétenduement « pédophiles » (Australie)…

C’est dans ce contexte qu’une loi sur la Neutralité du Net vient d’être proposées en France pour la fin de l’année. Et elle est bienvenue car la lecture du rapport « La neutralité de l’Internet. Un atout pour le développement de l’économie numérique » de la secrétaire d’État chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique Nathalie Kosciusko-Morizet (UMP), fait froid dans le dos, comme le disait récemment Benjamin Bayart sur Écrans.fr : « Dans ce rapport, ce qui saute aux yeux, c’est l’incompétence ». Et en effet, de l’incompétence on en trouve dans ce rapport mais pas seulement, on trouve également des traces de lobbyisme de vendeurs de contenus ayant racheté un FAI, ou de FAI ayant acheté du contenu à vendre

C’est un autre personnage politique donc, le député Christian Paul (PS), qui a mis en ligne sur son blog une ébauche de proposition de loi consacrant la Neutralité du Net.

Pour compléter cette ébauche, il invite les citoyens à commenter et améliorer le texte en-ligne grâce à un outil libre : co-ment. Et il a également rédigé une tribune ré-affirmant l’importance de la Neutralité du Net en guise d’introduction à son projet de loi. C’est cette tribune, publiée conjointement sur Numérama et sur son blog (sous licence libre) que nous vous invitons à lire ci-dessous.

Il est primordial de réaliser l’importance de la Neutralité du Net et d’établir des règles pour la pérenniser. Cette loi ne doit pas être faite dans l’intérêt privé de certains groupes industriels, mais pour et par les citoyens. La France pourrait, sur ce sujet, retrouver ses Lumières et montrer la voie à suivre…

Merci à Skhaen pour la rédaction originale de cette introduction.

Proposition de loi visant à affirmer le principe de neutralité de l’internet, et son contenu

Christian Paul – 16 août 2010 – Numerama

I had a dream… J’ai fait un rêve, ou plutôt un cauchemar. Je me réveillais en 2030, buvais une tasse de café noir, puis allumais mon ordinateur, et me voyais soudain interdire l’accès à l’Internet. Mes dernières déclarations sur les pratiques abusives des géants de l’Internet n’y étaient certainement pas pour rien. Ou, du moins, quelques propos sur le « filtrage de bordure », directement intégré à ma « box » sous prétexte de lutte contre les contenus illicites, avec un « moteur de contrôle » jugeant automatiquement de la légalité de mes faits et gestes. Le service où je publiais jusqu’ici régulièrement des tribunes (lointain successeur de Médiapart, de Rue 89 ou de Numérama !), où j’avais accès à une information que l’on ne trouvait plus forcément dans les médias traditionnels, venait de fermer, après une longue descente aux enfers au gré de la généralisation des accords de priorisation de certains services et contenus. Un de mes principaux canaux d’expression avait disparu.

Ces derniers temps, ma « box » Internet me conseillait fermement (m’imposait même parfois) plusieurs heures par jour le visionnage de programmes choisis par mon opérateur. J’étais certes informé de cette limitation, mais que faire alors que tous les opérateurs se comportaient à l’identique et que le contournement de ce dispositif de contrôle était passible de prison ? J’avais eu par ailleurs à changer ces dernières années plusieurs fois d’équipement, au gré des accords exclusifs entre mon FAI avec le constructeur ou l’éditeur le plus offrant. Mes plaintes contre cette censure et cette vente forcée avaient été classées sans suite par le procureur compétent du tribunal de Nevers.

Je me souvenais alors qu’il y a plus de 20 ans, l’irruption de l’Internet portait la promesse d’une croissance durable de la diversité, de nouvelles médiations, d’un plus grand accès à l’information et à la culture et d’une amélioration du droit réel à l’initiative économique pour le plus grand nombre.

Mais depuis son ouverture au grand public au milieu des années 90, les coups de canifs à la liberté et l’égalité des utilisateurs du « réseau des réseaux » s’étaient multipliés. Les réseaux « de pair à pair » avaient été combattus en tant que tel, alors qu’ils ne sont pourtant que de simples outils dont seuls certains usages sont répréhensibles. Le choix de l’appareil de raccordement au réseau, la « box », avait progressivement été imposé aux particuliers par tous les opérateurs. Les services « exclusifs » s’étaient généralisés, après une période transitoire où ils étaient seulement plus prioritaires que les autres.

Retour à 2010, au cœur de l’été. Pourquoi faut-il s’inquiéter ? Le cadre juridique garantissant nos libertés a considérablement évolué [2], et les dernières années ont donné le signal de la régression. Mais aujourd’hui, le socle même de ces libertés est en jeu, du fait de l’évolution du cadre technique que préfigurent les débats actuels. Comme le dit Lawrence Lessig, « Code is Law », « le logiciel et le matériel font du cyberespace ce qu’il est » [3]. Pour autant, la menace n’est pas que technique. Jiwa, sur lequel j’aimais écouter de la musique, n’est pas aujourd’hui en liquidation du fait d’une censure généralisée du net ou de mutations du réseau, mais à cause du maintien d’un modèle inadapté de négociation de gré à gré des droits. Il produit des effets également très négatifs, et la responsabilité du gouvernement qui tarde à agir, écrasante.

Le débat sur la « neutralité du net », qui a cours en France ou aux Etats-Unis depuis des mois, doit être l’occasion de réaffirmer les principes d’ouverture et de liberté auxquels nous sommes attachés. À la laïcité garantissant la liberté de conscience et le libre exercice des cultes doit correspondre dans l’espace numérique une « laïcité informationnelle » garantissant nos libertés de choix, d’initiative et d’expression.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Notre amour de la liberté nous conduit non pas au laisser-faire, mais au choix d’une « bonne » régulation. La transparence et l’information sur les pratiques des opérateurs ne suffisent à l’évidence pas. Les pouvoirs publics doivent prendre leurs responsabilités et garantir de nouveaux droits à tous les internautes. Nous n’accepterions pas que tel ou tel opérateur de réseau autoroutier n’accueille plus que les automobiles d’une certaine marque. De même, nous n’accepterions pas que les fournisseurs d’énergie électrique nous imposent le choix d’un panneau de raccordement ou de la marque de notre machine à laver. Il doit en être de même dans le monde numérique. Un accès à l’Internet n’est, au niveau le plus simple, qu’un ensemble de signaux électriques convoyés par notre fournisseur d’accès. Le choix de notre appareil de raccordement doit être libre, pour peu que les normes en vigueur ou à inventer rapidement soient respectées. Sous réserve du paiement permettant de disposer d’une puissance suffisante, chacun est également libre de faire fonctionner simultanément autant d’appareils électriques qu’il le souhaite. Il doit en être de même pour le numérique. Les règles de circulation des signaux numériques en notre domicile doivent relever de notre seul choix.

Choisissons un combat juste. Il ne s’agit pas ici de défendre le tout gratuit. Il est logique que celui qui consomme plus de ressources, par exemple en visualisant continuellement des vidéos en haute définition, ait à payer plus cher que celui qui envoie et reçoit quelques courriers électroniques par jour. Il s’agit par contre de s’assurer que l’utilisation du réseau restera libre et non faussée, tant en émission qu’en réception.

C’est pourquoi je transmets ces jours-ci à Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l’Assemblée nationale le texte d’une proposition de loi affirmant le principe de neutralité de l’internet, et son contenu. Son article 1er est sans ambiguïté : « Le principe de neutralité doit être respecté par toute action ou décision ayant un impact sur l’organisation, la mise à disposition, l’usage commercial ou privé des réseaux numériques. Ce principe s’entend comme l’interdiction de discriminations liées aux contenus, aux tarifications, aux émetteurs ou aux destinataires des échanges numériques de données. »

Vous en lirez le texte complet sur mon blog. Aidez-moi à enrichir cette proposition, le principe et son contenu. C’est un nouveau combat pour la liberté du net, pour sa « bonne » régulation, pour résister à son asservissement commercial.

Vite, prenons date ! Mieux vaut prévenir, que tenter de réparer tardivement. La neutralité du net apparait, d’ores et déjà, comme un principe offensif, efficace et indispensable.

Christian PAUL, député de la Nièvre

Notes

[1] « l’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire » – Benjamin Bayart dans La bataille HADOPI 2009

[2] Avec les lois LCEN, DADVSI, la loi sur les jeux en ligne, HADOPI 1 et 2, en attendant la LOPPSI2…

[3] À lire en français sur le Framablog




Bagdad et Gaza : OpenStreetMap 1 Google Maps 0

Il y a deux mois, nous publiions un article sur le zoo de Berlin illustrant le fait qu’OpenStreetMap pouvait être plus pertinent que Google Maps dans ce cas très particulier.

Un commentaire nous signala alors qu’il en était de même pour certaines zones sensibles et de donner alors l’exemple de la ville de Bagad où la comparaison se révèle effectivement spectaculaire.

Bagdad

Sur Google Maps :

Bagdad - Google Maps - 2010

Sur OpenStreetMap (accueil du projet de cartographie de Bagdad) :

Bagdad - OpenStreetMap - 2010

Mais la bande de Gaza n’est pas en reste.

Gaza

Ici la ville de Gaza (ou Gaza City) n’existe carrément pas chez Google Maps !

Gaza - Google Maps - 2010

Chez OpenStreetMap (accueil du projet de cartographie de Gaza) :

Gaza - OpenStreetMap - 2010

But why ?

Pourquoi Google Maps se montre si peu précis ici ?

J’attends vos commentaires. La réponse est peut-être à rechercher du côté de la géopolitique américaine et des restrictions imposées à ses entreprises ?

Google a beau travailler dans les nuages, Google n’en a pas moins un pays d’origine et d’appartenance qui a ses propres règles et suit ses propres intérêts…

Règles et intérêts qui heureusement ne sont les mêmes que ceux d’un projet libre et coopératif comme OpenStreeMap !




Les statistiques du réseau Framasoft réactualisées au début 2010

Au mois d’octobre/novembre 2008, nous présentions ici-même les statistiques de l’ensemble du réseau Framasoft. Les voici réactualisées en janvier/février 2010 pour comparaison.

Globalement nous n’avons ni progressé ni régressé sachant cependant que nous n’avons pas pris en compte les nouveaux projets que sont par exemple Framalang, Framapack ou EnVenteLibre, qui drainent eux aussi leur petit lot de visiteurs. Ainsi sur une période d’un mois on dénombre 816.000 visiteurs, 1.132.000 visites et 2.726.000 pages vues (en 2008 : 807.000 visiteurs, 1.124.000 visites et 2.911.000 pages vues).

Plusieurs facteurs internes peuvent expliquer cette relative stagnation. Mais il est possible que les Facebook et les Twitter associés aux flux RSS aient eux aussi leur influence (ce qui pourrait expliquer que le Framablog se retrouve lui dans une bonne dynamique).

Du côté des OS, Linux et Mac ont pris en un peu plus d’un an quelques points à Windows, mais cela reste bien (trop) faible. Quant aux navigateurs, IE poursuit sa chute annoncée (mais plus lentement que prévu/souhaité) et Firefox a très légèrement baissé au profit de Chrome (comme nous avons eu l’occasion de le remarquer dans ce billet polémique).

Statistiques Framasoft entre le 11 janvier et le 10 février 2010

  • Framasoft
    • visiteurs/mois : 560 000
    • visites/mois : 717 000
    • pages vues/mois : 1 831 000
    • Les 3 premiers OS : Windows 81%, Linux 11%, Mac 7%
    • Les 3 premiers navigateurs : Firefox 57%, IE 29%, Chrome 6%
  • Framakey
    • visiteurs/mois : 106 000
    • visites/mois : 224 000
    • pages vues/mois : 563 000
    • Les 3 premiers OS : Windows 95%, Linux 4%, Mac 1%
    • Les 3 premiers navigateurs : Firefox 82%, IE 11%, Chrome 2%
  • Framabook
    • visiteurs/mois : 24 000
    • visites/mois : 28 000
    • pages vues/mois : 52 000
    • Les 3 premiers OS : Windows 66%, Linux 30%, Mac 4%
    • Les 3 premiers navigateurs : Firefox 68%, IE 18%, Chrome 6%
  • Framablog
    • visiteurs/mois : 53 000
    • visites/mois : 78 000
    • pages vues/mois : 122 000
    • Les 3 premiers OS : Windows 58%, Linux 33%, Mac 8%
    • Les 3 premiers navigateurs : Firefox 66%, IE 14%, Chrome 7%
  • Framagora
    • visiteurs/mois : 73 000
    • visites/mois : 85 000
    • pages vues/mois : 158 000
    • Les 3 premiers OS : Windows 73%, Linux 22%, Mac 5%
    • Les 3 premiers navigateurs : Firefox 63%, IE 23%, Chrome 6%



Quand le cloud computing bouleverse l’équilibre entre le matériel et le logiciel

Leonardo Rizzi - CC by-saUn court billet pour évoquer la relation entre le software et le hardware, entre le logiciel et le matériel, à l’ère où le (mal nommé) cloud computing – ou informatique dans les nuages – bouscule les habitudes et pose de nombreuses questions en particulier à ladite communauté du Libre.

Nous avons peut-être tendance à l’oublier mais cette relation ne va pas de soi, a évolué avec le temps et a de nombreuses conséquences selon que l’un prend le pas sur l’autre.

Nous achetons un ordinateur et avec plus ou moins de bonheur nous y mettons un peu, beaucoup, passionnément du logiciel libre dedans. Mais sans toujours nous rendre compte nous modifions alors le vieil équilibre entre le software et le hardware. Jusqu’à atteindre son paroxysme avec le cloud computing où l’on veut nous faire croire que cela se passe dans les nuages alors qu’il n’en est rien puisque tout est très concrètement centralisé dans des énormes (et peu écologiques) datacenters dont nous ignorons généralement tout et qui paradoxalement redonnent la main au matériel et à ceux qui les construisent[1].

Le cloud computing représente-t-il une menace pour le logiciel libre ?

Is cloud computing a threat to open source?

John Spencer – 14 avril 2009 – ComputerWorld.uk
(Traduction Framalang : Don Rico, Poupoul2 et Olivier)

Allons-nous nous libérer d’une prison logicielle pour mieux nous jeter dans celle des fabricants de matériel ?

La disparition annoncée du logiciel propriétaire laisse un vide qui va être comblé… et il se pourrait bien que nous n’aimions pas ça.

Le PC arrive sur nos bureaux

Quand j’étais à la fac, le PC – l’ordinateur personnel – n’existait pas encore. Nous achetions du temps machine (très cher) sur l’ordinateur central (NdT : mainframe) ; l’un de mes amis a ainsi gagné des sommes conséquentes en vendant du temps machine à des entreprises qui en avaient besoin.

Après mes études, alors que je travaillais pour une multinationale, nous avons vu arriver nos premiers PC, et, je ne vous mens pas, mon supérieur a apporté le sien au bureau pour utiliser SuperCalc (ce qui lui a valu d’ailleurs une méga promotion).

Les administrateurs informatiques ont vu l’arrivée du PC d’un très mauvais œil. Ils aimaient trop leurs terminaux avec leur applis tout sauf sexy ; ils avaient le pouvoir parce qu’eux seuls avaient la main le serveur. Ce qu’ils voulaient, c’était le contrôle, et ce satané PC apportait bien trop de liberté.

Arrive le réseau… et avec lui une perte de liberté

La révolution du PC a produit une explosion de créativité et des libertés, mais très vite ces libertés se sont effritées. Première étape : la mise en réseau. Le prix à payer pour accéder à une zone de partage de fichiers et pouvoir ainsi utiliser n’importe quel PC de l’entreprise en voyant toujours le même bureau a été… d’adhérer au terrible « Domaine ». Ajoutez aux restrictions du Domaine, les coûts de plus en plus exorbitants des logiciels propriétaires, et soudain la révolution du PC prenait du plomb dans l’aile.

Demandez donc à ceux qui travaillent dans les réseaux d’entreprise s’ils se sentent libres.

La deuxième vague de liberté arrive

La deuxième vague de liberté est arrivé groupée. Le World Wide Web et Linux ont émergé plus ou moins au même moment. On n’insistera jamais assez sur l’effet libérateur qu’a provoqué l’accès ouvert au Web et à des logiciels libres et open source. D’un seul coup, le logiciel propriétaire et la poigne de fer du réseau ne signifiaient plus rien. Une fois de plus, on a connu une explosion de créativité et de libertés, et qui se poursuit encore actuellement à une très forte cadence.

Aujourd’hui, je possède mon propre matériel (et pas qu’un peu), personne, que ce soit un particulier ou une entreprise, n’a le contrôle de mes logiciels, et je dispose du Web comme extraordinaire terrain de jeu. Nous vivons une ère de liberté sans précédent. Merci à vous, les gars – merci Tim B-L, merci Linus T, merci Richard S.

Je crois que cette liberté est menacée.

Ce que je crains, c’est qu’Internet soit absorbé par les serveurs des « nuages » (comme ils disent), et qu’il finisse sous le contrôle des fabricants de matériel informatique.

Le Manifeste pour l’informatique dématérialisée ouvert était bizarre (NdT : The Cloud Computing Manifesto). Parmi les signataires, on trouve Cisco, AT&T, IBM et Sun, qui produisent une sacrée part du matériel sur lequel repose l’informatique dans les « Nuages ». Rien d’étonnant alors qu’ils soient partants. Red Hat et SAP sont partantes aussi, mais pourquoi ? SAP perd ses employés comme des pellicules et Red Hat voudrait bien s’asseoir à la table des grands en tant que mini Microsoft, mais qu’est-ce qui attire ces petits joueurs ? Ce n’est pas très clair.

Ce que je sais avec certitude, c’est que, comme on pouvait s’y attendre, deux des signataires, à savoir les puissants Microsoft (MS par la suite) et Google, ont annoncé qu’ils n’étaient guère satisfaits du peu de transparence avec laquelle en coulisses on concoctait ce manifeste (le monde à l’envers, n’est-ce pas ?). Résultat : ils se sont retirés, et l’ont bien fait savoir.

C’est sans doute très significatif, et malgré l’absence de faits concrets, cela corrobore quelques conjectures.

Harware contre Software

Il est important de rappeler que le logiciel n’existe pas dans un nuage mais sur des ordinateurs. L’information n’est pas diffusée par l’action du Saint-Esprit, mais acheminée par des câbles et des commutateurs.

MS a fait fortune quand IBM a collé leur système d’exploitation sur son premier PC ; sans le hardware ce dernier n’avait aucune valeur, et vice versa. Apple n’existerait pas non plus aujourd’hui s’ils n’avaient pas associé ses logiciels à ses matériels.

MS et Apple sont à l’évidence des éditeurs de logiciels propriétaires, logiciels qui, prétendent-ils, possèdent une forte valeur intrinsèque qu’ils facturent au prix que l’on sait. Ainsi donc MS a fonctionné de façon symbiotique avec Intel et il en a été de même avec Apple et ses processeurs IBM. Pendant des années ces deux entités ont dominé le monde main dans la main.

Là où je veux en venir, c’est que hardware et software étaient liés dans une même chaîne de valeur. L’un ne prédominait pas sur l’autre. Pour Google, en revanche, c’est différent. Google est un gigantesque fournisseur de services d’information qui repose sur des logiciels libres et open source. Dans leur cas, la relation hardware/software n’est plus la même.

Le logiciel libre et open source casse la relation entre hardware et software

Sans logiciel, le matériel n’est bien sûr d’aucune utilité (même si à l’époque où j’ai acheté mon premier ZX81 je pensais simplement qu’on était censé programmer soi-même son logiciel). À présent, en revanche, avec la révolution du logiciel libre, la disponibilité du logiciel n’est plus un problème, ni en termes de coût, ni en termes de quantité. Ces logiciels sont là, on n’a qu’à se servir dans tous ces super trucs qui ne demandent qu’à être utilisés.

Mais voyez-vous les problèmes que cela soulève ?

Avec le logiciel libre et open source ne redonne-t-on pas le contrôle aux fabricants de hardware ? Les associations software/hardware ont été dissoutes… pour le meilleur ou pour le pire.

Suivra une nouvelle ère, je pense, où le vieux statu quo se rétablira. Une ère où de nouveau nous achèterons du temps sur les serveurs pour faire ce dont nous avons besoin… au prix fixé par les fournisseurs !

Je ne me souviens que trop bien de l’époque des infrastructures centralisées contrôlées par des services informatiques guidés par le totalitarisme le plus complet. Une époque aussi où le software avait beaucoup moins de valeur que le hardware (et encore, quand il y avait du software) et que tout le hardware était estampillé IBM. Je n’aimerais vraiment pas connaître de nouveau une telle époque.

La révolution du logiciel libre n’aura servi à rien si une forme d’informatique centralisée et basée sur le hardware fait main basse sur notre liberté.

Notes

[1] Crédit photo : Leonardo Rizzi (Creative Commons By-Sa)




Quand les universités espagnoles montrent l’exemple

Cenatic - CC byPrenant des allures de « Courrier International du Libre » (mais sans les albums de Prince), le Framablog vous propose aujourd’hui la traduction non pas d’un classique billet repéré sur les blogs américains mais d’un bout de revue de presse espagnole.

En effet, promenant ma souris sur le site de la précieuse « Asociación de Internautas » espagnole, qui regroupe depuis 12 ans la plupart des organisations de protection des utilisateurs d’Internet en Espagne et constitue le fer de lance en matière de défense de la neutralité du réseau chez eux (on se demande ce que je faisais là…), je suis tombé sur la revue de presse tenue par le groupe d’utilisateurs de Linux de l’association, le Linux-GUAI.

Et là, merveille ! Plein d’actualités espagnoles croustillantes sur GNU/Linux et les logiciels libres. Informant la branche extrémiste hispanophone autonome de Framalang (la bien nommée FramEspagnol) de ma trouvaille, nous partîmes joyeusement sur le chemin de la traduction.

Le premier sujet ayant retenu notre attention concerne l’éducation. Il s’agit des avancées espagnoles dans un domaine où la France a encore de gros progrès à accomplir (on y travaille cependant) : l’adoption des logiciels libres par les universités[1].

Et aujourd’hui, ce n’est pas un, mais deux articles (pour le même prix !) que nous vous avons traduits pour illustrer le sujet. Bonne lecture 😉

L’université espagnole fait le pari de soutenir le logiciel libre

La Universidad española apuesta por impulsar el software libre

EFE – 1 mars 2010 – ADN.es
(Traduction Framalang : Burbumpa, Thibz, TV, Goofy, Siltaar et Barbidule)

L’Université espagnole a décidé d’ « encourager l’utilisation de logiciels libres » afin ne pas dépendre des grandes entreprises d’informatique lors du développement d’applications spécifiques, que ce soit pour la gestion des établissements ou pour favoriser la communication au sein de la communauté universitaire.

C’est l’une des recommandations adoptées lors de la réunion de la Commission Sectorielle des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) de la Conférence des Recteurs des Universités Espagnoles (CRUE) qui s’est tenue à l’école universitaire d’études entrepreneuriales de Bilbao.

L’utilisation de ce type de technologies, selon des sources appartenant à l’Université du Pays Basque (UPV), permettra de plus au professeur et à l’élève ayant une formation dans les nouvelles technologies d’intervenir dans son développement, « ce qui est certainement une excellente façon d’employer les connaissances des universitaires ayant des compétences dans ce domaine ».

Un autre avantage, comme l’a souligné l’UPV, est que le logiciel libre permet l’implantation des langues minoritaires dans les différentes applications dans la mesure où des personnes intéressées et ayant des connaissances informatiques suffisantes voudront bien s’impliquer dans ce développement.

Lors de la réunion d’aujourd’hui, un catalogue des nouvelles applications qui ont déjà été implantées ou qui vont l’être sous peu dans les différentes institutions a été présenté. Cela va des plateformes d’enseignement en-ligne aux blogs et aux réseaux sociaux.

L’objectif, ont insisté les différentes sources, « est de placer les universités en position de référence dans le domaine des nouvelles technologies, ce qui les conduirait à ce qu’on pourrait appeler l’Université 2.0 ».

Plus de 80 personnes en lien avec les nouvelles technologies dans le monde universitaire et représentant les 71 universités publiques et privées de la CRUE ont assisté à la réunion.

Par ailleurs, le gouvernement basque a fait son entrée aujourd’hui au Conseil du CENATIC (Centre National de Référence pour l’Application des TIC basées sur des Sources Ouvertes), une fondation publique nationale dont la mission est de promouvoir et de diffuser l’usage des logiciels libres et open source.

Avec l’entrée du Pays Basque, ce sont maintenant 8 communautés autonomes qui sont présentes au Conseil de cette entité, en plus du Ministère de l’Industrie, du Tourisme et du Commerce au travers de Red.es ("réseau.espagne", site de se nsibilisation, de soutien et d’information sur la question des réseaux), ainsi que 4 grandes entreprises du domaine technologique.

60% des serveurs des universités espagnoles sont basés sur des logiciels libres

El 60% de los servidores de las universidades españolas se basan en software libre

Fecha – 10 mars 2010 – ComputerWorld / IDG.es
(Traduction Framalang : Burbumpa, TV, Goofy, Quentin, Siltaar et Barbidule)

Selon une étude présentée par le CENATIC (Centre National de Référence d’Application des TIC basées sur l’open-source), la quasi totalité des Universités et des Centres de R&D espagnols utilisent des logiciels libres dans leur fonctionnement quotidien.

Dans la partie « Étude sur la situation actuelle du logiciel libre dans les universités et centres de recherche espagnols », le rapport souligne que 60% des serveurs des universités espagnoles sont basés sur des logiciels libres. Le chiffre atteint 67% pour le courrier électronique, 87% si l’on considère les outils de gestion, de même que 42% des bases de données, 67% des systèmes antispams, 40% des campus à distance, ou 44% des solutions d’administration électronique.

L’étude révèle également que 83% des universités ont des groupes de recherche sur ce type de logiciel, qui travaillent sur le transfert de technologies de ses outils vers l’industrie. Dans 57% des universités, il existe aussi des associations d’usagers de soutien aux logiciels libres et 90% d’entre elles ont créé des unités d’enseignement en rapport avec les technologies ouvertes.

Selon Javier Uceda, président de la section TIC de la Conférence des Recteurs d’Universités Espagnoles, « durant la réalisation de ce rapport nous avons découvert que les Universités et les Centres de Recherche et Développement espagnols participent elles aussi à cette réalité technologique qu’est le logiciel libre ; il apporte des bénéfices en termes de coûts, d’adaptabilité et d’ indépendance, et est devenu une composante essentielle de la recherche en Espagne ». De son côté, Miguel Jaque, Directeur du CENATIC, a affirmé que « le logiciel libre occuppe une place importante ans le quotidien des enseignants et des chercheurs dans le cadre universitaire espagnol. Parier sur le logiciel libre, c’est parier sur le futur des technologies dans le domaine de l’éducation supérieure et la recherche en Espagne ».

Le rapport a été élaboré par le CENATIC à travers l’Observatoire National du Logiciel de Code Source Libre (ONSFA) en collaboration avec le groupe Libresoft de l’Université Roi Juan Carlos de Madrid et le groupe CRUE-TIC-SL (groupe de travail de la Conférence des Recteurs dédié à l’étude du logiciel libre) de la Commission TIC de la Conférence des Recteurs d’Universités Espagnoles. Il contient les résultats d’une enquête sur l’usage des technologies open source dans l’Université espagnole, comme par exemple l’étude de 25 cas d’implantation, développement et promotion des technologies de code source libre, et une sélection de 20 projets de Recherche et Développement autour du logiciel open source financés par des programmes d’envergure nationale et européenne.

Notes

[1] Crédit photo : Cenatic (Creative Commons By)




Tout ce que vous devez savoir sur Internet en 9 points

Pascal - CC byDescendez dans la rue et demandez (gentiment) aux gens de vous parler du logiciel libre et vous constaterez encore trop souvent ignorance et méconnaissance du sujet.

Mais c’est paradoxalement également le cas d’Internet alors que, contrairement au cas précédent, tout le monde en a entendu parler et (presque) tout le monde en fait usage au quotidien[1].

Comment voulez-vous que les gens adhèrent aux mouvements de défense de la neutralité du Net si ils ne comprennent même pas ce qu’est le Net ?

Une nouvelle traduction qui souhaite participer à améliorer la situation…

PS : J’ai particulièrement apprécié cette phrase : « La copie est pour les ordinateurs ce que la respiration est pour les organismes vivants ».

Tout ce que vous devez savoir sur Internet

Everything you need to know about the internet

John Naughton – 20 juin 2010 – The Guardian – The Observer
(Traduction Framalang : Olivier Rosseler)

En dépit de toutes les réponses qu’Internet nous apporte, son plein potentiel à transformer nos vies reste encore à découvrir. Voici neuf points clés pour comprendre l’outil le plus puissant de notre époque, et où il nous emmène.

Notre marche vers le futur a connu un drôle d’évènement. D’outil exotique, l’Internet est devenu une commodité, comme l’électricité ou l’eau courante, et ce, sans vraiment qu’on s’en aperçoive. Nous sommes donc devenus complètement dépendants d’un système pour lequel nous montrons étrangement très peu de curiosité.

J’exagère en parlant de dépendance ? Demandez son avis à l’Estonie, l’un des pays les plus dépendants d’Internet au monde, qui a été presque entièrement paralysé durant deux semaines en 2007 par des attaques dirigées contre son infrastructure réseau. Ou bien imaginez qu’un jour vous ne puissiez plus réserver de vols, effectuer d’opération sur votre compte bancaire, vérifier les horaires de bus, faire de recherches, appeler votre famille avec Skype, acheter de la musique chez Apple ou des livres chez Amazon, vendre des trucs sur eBay, regarder des vidéos sur Youtube ou écouter les programmes de la BBC sur iPlayer, ou toutes les 1001 autres choses qui vous sont devenues aussi naturelles que respirer.

Internet s’est doucement mais sûrement infiltré dans nos vies, sans véritable évaluation du phénomène de notre part. Ce n’est pas par manque d’informations sur ce réseau, au contraire, on pourrait se noyer dedans. C’est plutôt par manque de compréhension du phénomène. Nous sommes, comme le décrit un grand penseur du cyberespace, Manuel Castells, hypnotisés par l’information.

Les médias traditionnels ne nous aident pas beaucoup ici car leur couverture d’Internet est largement, si ce n’est entièrement, négative. S’ils veulent bien reconnaître que c’est un outil essentiel à l’éducation de nos enfants, ils n’ont également de cesse de souligner que c’est un espace envahi par des prédateurs virtuels à la recherche de gamins à séduire et tromper. On dit ainsi que « Google nous rend stupide », qu’il détourne notre attention, et qu’il est aussi à l’origine d’une épidémie de plagiat. Et puis l’échange de fichiers détruit la musique, les nouvelles en ligne tuent la presse traditionnelle et Amazon assassine les librairies. Le réseau se moque des injonctions légales et le Web est tissé de mensonges, de déformations et de demi-vérités. Quant aux réseaux sociaux, ils attisent le feu de ces « flash mobs » vindicatifs qui tendent des pièges à d’innocents journalistes comme Jan Moir, etc.

Que devrait en penser un observateur indépendant ? Si Internet est une chose si horrible, pourquoi est-ce que 27% de la population mondiale (environ 1,8 milliards de personnes) l’utilisent joyeusement chaque jour et que des milliards d’autres n’espèrent qu’une chose, pouvoir les rejoindre ?

Quelle vision plus équilibrée du Net pouvons nous offrir ? Que vous manque-t-il pour mieux comprendre le phénomène Internet ? Après mûre réflexion, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il suffit de quelques grandes idées qui, mises bout à bout, dissipent l’hypnotisme dont Castells parle avec tant d’éloquence.

Combien d’idées exactement ? En 1956, le psychologue George Miller a publié un article célèbre dans le journal Psychological Review. Son titre était « Sept, plus ou moins deux, le nombre magique : limites de notre capacité à assimiler les informations » et Miller y résume ses expériences précédentes qui visaient à mesurer les limites de la mémoire à court terme. À chaque fois il rapporte que la « capacité à intégrer » est comprise entre cinq et neuf items. Miller n’a pourtant pas tiré de conclusion de ses expériences, il s’est contenté simplement de conjecturer que « le chiffre sept qui revient régulièrement a peut-être une signification, ou alors ce n’est que pure coïncidence ». Et cela s’arrêtait là pour lui.

Mais Miller a sous-estimé l’attrait de la culture populaire pour tout ce qui contient « magique » dans le titre. Et cet article propulsa Miller au rang d’une espèce de sage, celui qui aurait découvert une vraie vérité de la nature humaine. Il écrira plus tard : « Mon problème est que j’ai été persécuté par une nombre entier. Pendant sept ans ce nombre m’a poursuivi, jusque dans mes données les plus personnelles, et m’a traqué jusque dans les pages de nos journaux les plus publics… Soit ce nombre a vraiment quelque chose de particulier, soit je suis atteint de délire paranoïaque. » L’idée qui émerge de l’article de Miller a pourtant traversé les années. Il semblerait que notre mémoire à court terme ne puisse emmagasiner que cinq à neuf « morceaux » d’information à tout moment (ici morceau signifie « unité significative »). Lorsqu’il s’agit de déterminer combien d’idées auront un véritable impact sur les lecteurs, il semble logique de s’arrêter au nombre magique de neuf. Les voici donc.

1. Prenez la longue vue

Ce qu’il y a de particulier lorsqu’on vit une révolution, c’est qu’il est difficile de prendre du recul. Vous imaginez vous, habitant Saint-Petersbourg en 1917, dans les mois précédant la prise du pouvoir par Lénine et les bolcheviques ? Vous sentez que quelque chose de grand se trame, que des rumeurs et des théories se contredisent, mais personne ne sait ce qu’il va en résulter. C’est seulement avec un peu de recul qu’il est possible de se faire une idée de ce qui se passe. Mais la clarté que nous offre le recul est trompeuse, elle sous-estime la complexité des évènements tels qu’ils apparaissent à ceux qui les vivent.

Internet est donc parmi nous désormais. Nous vivons une transformation radicale de notre écosystème de communication. Ne disposant pas du luxe du recul, nous ignorons encore où cela va nous mener. Et s’il y a un enseignement que l’on peut tirer de l’histoire des communications, c’est bien que l’impact à court terme des nouvelles technologies est plutôt surestimé alors que leur impact à long terme est sous-estimé.

Nous en sommes les témoins permanents, comme des petits scientifiques, commentateurs, écrivains, consultants et visionnaires en herbe qui offrent leur petite interprétation personnelle de l’impact d’Internet sur le business, la publication, le commerce, l’éducation, la politique et le futur de la civilisation telle que nous la connaissons. Ces idées sont souvent résumées en slogans chocs, redites ou autres aphorismes : l’information « veut être libre », la « longue traîne » est le futur du commerce en ligne, « Facebook vient de prendre le contrôle d’Internet », etc. Ces slogans ne sont que des extrapolations à court terme des expériences d’hier et d’aujourd’hui. Ils ne révèlent rien de la révolution que nous vivons.

Alors peut-on faire mieux, sans tomber dans le piège de la prétention à l’omniscience ?

On commence avec une idée neuve : pourquoi ne pas regarder si l’histoire peut nous apprendre quelque chose ? L’humanité a déjà connu une transformation de son écosystème de communication avec l’invention de l’imprimerie. Cette technologie a changé le monde, elle a effectivement façonné l’environnement culturel dans lequel nous avons grandi. Et l’avantage, du point de vue de cet article, est que nous bénéficions du recul, nous savons ce qui s’est passé.

Une expérience de pensée

Ok, on va donc faire ce que les Allemands appellent une Gedankenexperiment, une expérience de pensée. Imaginons que les changements que va apporter Internet dans notre écosystème de communication soient comparables à la rupture introduite par l’imprimerie. Quel enseignement pourrions-nous tirer d’une telle expérience ? Les premières Bibles imprimées sont sorties en 1455 des presses inventées par Johannes Gutenberg dans la ville allemande de Mayence. Alors, vous êtes en 1472, soit 17 ans après 1455. Concentrez vous un peu plus et imaginez que vous êtes l’équivalent médiéval d’un enquéteur pour un institut de sondage. Vous êtes là, sur le pont de Mayence avec vos feuillets de réponse et vous posez aux passants quelques questions. Voici quatre questions : sur une échelle de un à cinq, où 1 correspond à pas du tout d’accord et 5 signifie complètement d’accord, pensez-vous que l’invention de Herr Gutenberg va :

  1. Saper l’autorité de l’église catholique ?
  2. Encourager la Réforme ?
  3. Permettre l’avènement de la science moderne ?
  4. Faire émerger des classes sociales et des professions encore inconnues ?
  5. Modifier notre conception de l’enfance, au profit d’une vision protectrice des premières années d’une personne ?

Sur une échelle de un à cinq ! Le simple fait de poser la question révèle toute la stupidité qu’elle renferme. L’imprimerie a entraîné tous ces changements, mais personne en 1472 à Mayence (ou n’importe où dans le monde) n’aurait pu se douter de l’impact qu’elle allait avoir.

Cet article est daté de 2010, soit 17 ans après que le Web ait émergé. Si je ne me trompe pas en comparant Internet et l’imprimerie pour leurs effets sur notre écosystème de communication, il serait complètement absurde de ma part (ou de la part de n’importe qui d’autre) de prétendre en connaître les ramifications à long terme. L’honnêteté impose donc d’avouer notre ignorance.

Cependant, tous ceux que le Net touche exigent une réponse immédiate. Les journalistes de la presse écrite et leurs employeurs s’inquiètent du devenir de leur industrie. Il en va de même pour les vendeurs de musique, les maisons d’édition, les chaînes de TV, les stations de radio, les gouvernements, les agences de voyages, les universités, les entreprises de téléphonie, les compagnies aériennes, les bibliothèques, et bien d’autres encore. Malheureusement pour eux, ils vont devoir apprendre à être patients. Et pour certains, la réponse viendra trop tard.

2 Le Web n’est pas Internet

On pense souvent, à tort, que le Web et Internet désignent la même chose. Ça n’est pas le cas.

Pour mieux comprendre la différence, on peut faire une analogie avec le réseau ferré. Internet, c’est les rails et la signalisation, c’est l’infrastructure sur laquelle repose tous les services. Sur le réseau ferré, l’infrastructure accueille différents types de services : les trains à grande vitesse, les trains locaux qui marquent tous les arrêts, les trains de banlieue, les trains de marchandise et (parfois) ceux dédiés à l’entretien.

Sur Internet, les pages Web ne constituent qu’une part du trafic qui circule sur ces voies virtuelles. Les autres types de trafic sont par exemple la musique échangée par les réseaux pair-à-pair, ou de l’iTunes Store, les films voyageant par BitTorrent, les mises à jour logicielles, les e-mails, la messagerie instantanée, les conversations téléphoniques par Skype ou d’autres services de VoIP (la téléphonie Internet), les services de streaming vidéo et audio et encore d’autres trucs trop obscurs pour être mentionnés. Or (et c’est là que ça devient intéressant) l’Internet dans 10 ans abritera sans doute de nouveaux types de trafics, des innovations que l’on n’imaginerait même pas dans nos rêves les plus fous.

Retenez que le Web est gigantesque et très important, mais ce n’est qu’un des nombreux services qui tournent sur Internet. Le Net est plus grand encore et surtout bien plus important que les services qu’il véhicule. Saisissez cette distinction simple et vous aurez accompli un grand pas vers la sagesse.

3 La rupture est un atout, pas un défaut

Le Net a une capacité sans précédent à bouleverser l’ordre établi, ce qui peut choquer les gens. Un jour votre entreprise est florissante, à la tête de votre label de musique par exemple, et le lendemain vous vous battez pour votre survie et vous payez des sommes fantastiques à des avocats spécialisés en propriété intellectuelle dans un combat perdu d’avance pour tenter de stopper l’hémorragie. Ou alors vous dirigez un groupe de presse et vous vous demandez où se sont évaporés les revenus publicitaires réguliers que vous engrangiez. Ou encore, vous êtes ce bibliothécaire universitaire qui se demande pourquoi de nos jours les étudiants consultent uniquement Google.

Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Et surtout, pourquoi aussi vite ?

La réponse se cache dans les entrailles de l’architecture du réseau. À sa conception, dans les années 1970, Vint Cerf et Robert Kahn, ingénieurs en chef, ont été confronté à deux difficultés principales : comment créer un système liant pléthore d’autres réseaux en toute transparence, et comment créer un système taillé pour le futur ? Leur solution est désarmante de simplicité. Elle est construite autour de deux axiomes. Premièrement, le réseau n’appartiendra à personne, aucune institution ne devrait décider de qui pourrait rejoindre le réseau ou de l’usage qui en est fait. Deuxièmement, le réseau ne devrait pas être optimisé pour un usage particulier. C’est d’un réseau simple, qui ne fait qu’une chose : accompagner les paquets de données de leur point d’entrée jusqu’à leur destination. Le réseau se devait d’être neutre quant au contenu de ces paquets, que ce soient des bouts d’e-mail, une vidéo porno, une conversation téléphonique, une image… Le réseau ne fait pas la différence et les traite de la même manière.

En mettant en application ces deux concepts, Vint Cerf et Robert Kahn créèrent un terrain de jeu mondial ouvert aux surprises. Avec ce singulier cahier des charges, si vous avez une idée qui peut se concrétiser grâce à des paquets de données, alors Internet est tout de suite à disposition pour la mettre en œuvre. Et aucune demande d’autorisation n’est requise. L’explosion de la créativité que le monde a connu depuis l’émergence du réseau dans les années 1980 a certainement pris beaucoup d’institutions et d’entreprises par surprise, mais elle était prévisible si l’on s’en réfère à son architecture. Le monde est plein de programmeurs futés et le Net était le terrain de jeu parfait pour tester leurs inventions. Quelles inventions ? Le Web lui-même par exemple. On le doit essentiellement à un seul individu, Tim Berners-Lee, qui, en 1991, a mis son code sur un serveur Internet sans demander la permission à qui que ce soit.

Dix ans après les travaux de Berners-Lee, un ado rebelle, féru de musique, du nom de Shawn Fanning passa six mois à écrire un logiciel de partage de fichiers de musique et, en 1999, il mit sa petite surprise en ligne. Répondant au nom de Napster, il conquit 60 millions d’utilisateurs enchantés avant que les maisons de disque ne le fassent fermer. Mais le virus de l’échange de fichiers s’était déjà propagé.

Et pendant ce temps, plein d’autres programmeurs tout aussi ingénieux nous concoctaient des surprises plus sombres : le spam, les virus, les vers et autres exploitations de failles de sécurité qu’ils ont pu faire déferler sur un réseau qui ne se soucie pas du contenu de vos paquets de données. Les dangers potentiels de cette explosion de « pourriciels » sont alarmants. Par exemple, des groupes mystérieux ont assemblé ce qu’on appelle des « botnets » (constitué de millions d’ordinateurs connectés au réseau et secrètement corrompus) pouvant être utilisés pour lancer des attaques massives et coordonnées qui pourraient tout à fait mettre à genoux l’infrastructure réseau de n’importe quelle entreprise, voire de pays entiers. À l’exception de l’Estonie en 2007, nous n’avons heureusement pas assisté à ce genre d’attaque jusque là, mais on peut craindre que cela finisse par se produire. Ce sera alors le 11 septembre du Net.

Les bouleversements qu’apporte le Net sont inscrits dans son ADN technique. En jargon de programmeur, c’est un avantage, et non un bogue, c’est à dire une fonctionnalité intentionnelle, pas une erreur. Il est difficilement envisageable du supprimer les fonctions du réseau qui permettent ces surprises désagréables sans affecter les autres formes de créativité qu’il génère.

4 Pensez écologie, pas économie

L’économie, comme outil d’analyse, peut perdre ses repères lorsqu’elle est appliquée au Net. En effet l’économie s’intéresse à la distribution de ressources limitées, alors que le monde virtuel, au contraire, se distingue plutôt par l’abondance. Similairement, l’écologie (l’étude des systèmes naturels) se spécialise dans l’abondance et emprunter le regard d’un écologiste pour décrire Internet n’est pas dénué de sens.

Depuis l’avènement du Web en 1993, l’écosystème médiatique est devenu incommensurablement plus complexe. L’ancien écosystème des médias de masse industrialisé s’essoufle, détenu par quelques éditeurs et diffuseurs puissants mais peu réactifs, à destination d’un public de masse constitué essentiellement de consommateurs passifs, cible de contenus formatés. Il se caractérise également par la faiblesse du nombre de moyens de communication et par une évolution lente. Le nouvel écosystème se développe rapidement, les éditeurs se comptent par millions et le public en milliards de lecteurs, d’auditeurs, de spectateurs actifs, expert en Web et très informés. Les moyens de communications sont indénombrables et tout cela évolue à une vitesse phénoménale.

Pour un écologiste, ce sont les signes distinctifs d’un écosystème dont la biodiversité a explosé. C’est un monde où les grandes créatures comme les dinosaures (pensez à Time Warner, Encyclopædia Britannica) continuent à avancer lentement, paisiblement, en s’échangeant de l’information par grosses bribes, mais où parallèlement la vie évolue en un écosystème où des miliards de plus petites espèces consomment, transforment, agrègent ou désagrègent et échangent l’information par petites bribes et duquel de nouvelles formes de vie géantes (Google, Facebook…) émergent. Dans la nature, une telle biodiversité accrue, où énergie et matière se consomment et se consument plus rapidement, est synonyme de croissance de l’ensemble du système.

Est-il possible que la sphère de l’information subisse une telle évolution ? Et si c’est le cas, qui en profitera à long terme ?

5 La complexité est la nouvelle réalité

Même si vous n’êtes pas d’accord avec la métaphore écologique, notre environnement informationnel devient plus complexe, cela ne fait aucun doute.

Nombre de participants, densité d’interactions, vitesse d’évolution… cette complexité est sans commune mesure avec tout ce qu’on a pu voir auparavant. Et elle n’est pas une aberration, il ne faut pas souhaiter qu’elle retourne d’où elle vient : c’est la nouvelle réalité, une réalité avec laquelle nous devons composer. Cela ne sera pas facile, pour plusieurs raisons.

D’abord, le comportement des systèmes complexes est souvent difficile à comprendre, et encore plus à prédire. Ensuite, et c’est là le point important, nos systèmes de création de valeur et de gouvernances ne sont pas équipés pour affronter la complexité. L’approche habituelle des entreprises est de réduire la complexité : racheter un concurrent, rendre captif le consommateur, créer des produits et des services standardisés, etc. Dans le nouvel environnement ces stratégies risquent fort d’échouer. Il faudra être intelligent, habile, flexible, réactif et accepter les échecs afin de proposer de meilleures statégies pour s’adapter à tout ce que cet environnement connecté cache comme surprises.

6 Le réseau est l’ordinateur désormais

Pour la génération du baby-boom, les ordinateurs étaient des PC isolés, tournant avec des logiciels Windows. Et puis, ces appareils se sont connectés, d’abord localement (dans les réseaux d’entreprises) et enfin mondialement (grâce à Internet). Mais à mesure que les accès à haut débit se sont démocratisés, on a assisté à quelque chose d’étrange : avec une connexion rapide au réseau, aussi bien l’endroit où sont stockées vos données que celui où le processeur opère est devenu secondaire. Et votre travail s’en est retrouvé simplifié. On a vu d’abord les entreprises dont le cœur de métier est la recherche (Yahoo, Google, Microsoft dans une certaine mesure) se mettre au webmail, ce service d’e-mail fourni par des programmes qui ne tournent pas sur votre PC mais sur des serveurs, quelque part dans le nuage Internet. Puis Google a lancé ses produits bureautiques dématérialisés, le traitement de texte, le tableur, les présentations, etc.

Une transition s’effectue entre un monde où le PC était l’ordinateur et un monde où le réseau devient l’ordinateur. Et nous sommes désormais à l’ère de l’informatique dans les nuages, une technologie où, par l’intermédiaire d’appareils simples (téléphones portables, netbooks, tablettes), on peut accéder à des services délivrés par de puissants serveurs quelque part sur le Net. Cette évolution a des implications importantes pour notre vie privée et notre sécurité alors que dans le même temps le développement économique et la perception publique évoluent lentement par rapport à la vitesse à laquelle se produisent les changements. Que deviennent vos photos de famille si elles sont stockées dans les nuages et que vous emportez votre mot de passe dans la tombe ? Et qu’en est-il de vos documents et de vos e-mails, eux aussi stockés dans les nuages sur un serveur tiers ? Ou encore votre reputation sur eBay ? Dans tous les domaines, le passage à l’informatique dans les nuages a des implications importantes car il nous rend plus dépendant encore du Net. Et pourtant nous avançons comme des somnambules dans ce meilleur des mondes.

7 Le Web évolue

Il fut un temps où le Web n’était qu’un outil de publication, où les éditeurs (professionnels ou amateurs) mettaient en ligne des pages Web statiques et passives. Nombreux sont ceux, dans le monde des médias, pour qui cette description correspond toujours à la réalité du Web.

Or le Web a connu depuis au moins trois phases évolutives : du Web 1.0 du début, au Web 2.0 fait de « petites briques faiblement liées » (NdT : en référence au livre Small Pieces Loosely Joined) – réseaux sociaux, remix, webmail, etc. – et, selon l’idée de Tim Berners-Lee, il devient maintenant une sorte de Web 3.0 sémantique où les pages Web contiennent suffisamment de données pour permettree aux logiciels d’analyser leur pertinence et leur fonction.

Si nous voulons comprendre le Web tel qu’il est et non pas tel qu’il fut, il faut constamment adapter les perceptions que nous nous en faisons. Nous devons nous souvenir qu’il n’est plus seulement un moyen de publication.

8 Huxley et Orwell sont les serre-livres de notre futur

Il y a maintenant quelques années de cela, le critique culturel et théoricien des médias Neil Postman prédisait que les intuitions de deux écrivains encadreraient notre futur, comme deux serre-livres. Pour Aldous Huxley, nous serons détruits par les choses que nous aimons, alors que pour George Orwell nous serons détruits par les choses que nous craignons.

À l’époque de Postman, l’Internet n’avait pas encore aquis l’importance qu’il a maintenant, mais je crois qu’il avait raison. D’un côté (du côté huxleyen), le Net a eu une profonde influence libératrice sur nos vies : l’information, le divertissement, le plaisir, la joie, la communication et la consommation sans effort ni limites. À tel point que cela en est presque devenu une drogue, surtout pour les plus jeunes générations. L’inquiétude des professeurs, des gouvernements et des hommes politiques est à la mesure du phénomène. « Google nous rend-il stupide ? » : tel est le titre de l’un des articles les plus cités en 2008 du magazine Atlantic. Nicholas Carr, blogueur réputé, en est l’auteur et il s’y demande si l’accès permanent à l’information en ligne (pas seulement Google) fait de nous des penseurs superficiels et turbulents à la capacité de concentration réduite (d’après une étude de Nielsen, entreprise spécialiste des études de marché, un internaute reste en moyenne 56 secondes sur une page Web). Pour d’autres, l’usage immodéré d’Internet serait en train de reconfigurer les connexions dans notre cerveau.

De l’autre côté, le côté orwellien, Internet est ce qui s’approche le plus de la machine de surveillance parfaite. Tous vos faits et gestes sur le Net sont enregistrés, chaque e-mail envoyé, chaque site Web visité, chaque fichier téléchargé, chaque terme cherché, tout est enregistré et stocké quelques part. Soit sur les serveurs de votre fournisseur d’accès, soit chez les fournisseurs de services dans les nuages que vous utilisez. C’est l’outil rêvé d’un état totalitaire qui souhaiterait connaître le comportement, les activités sociales et les modes de pensée de ses sujets.

9 Les lois sur la propriété intellectuelle ne sont plus adaptées à leur objet

Dans le monde analogique, il était difficile de copier et on perdait en qualité (les copies de copies devenaient graduellement moins bonnes). Dans le monde numérique, la copie se fait sans peine et elle est parfaite. En réalité, la copie est pour les ordinateurs ce que la respiration est pour les organismes vivants, puisqu’elle est présente dans toutes les opérations de calcul. Lorsque par exemple vous regardez une page Web, une copie de celle-ci est chargée dans la mémoire de votre ordinateur (ou de votre téléphone portable, de votre iPad…) avant que l’appareil ne puisse l’afficher sur l’écran. Si bien que vous ne pouvez même pas regarder un contenu quelconque sur le Web sans en faire (à votre insu) une copie.

Notre régime de propriété intellectuelle actuel a été conçu à une époque où la copie était difficile et imparfaite, il n’est donc pas étonnant de constater qu’il n’est plus en phase avec le monde connecté. Et, pour remuer le couteau dans la plaie (ou déposer la cerise sur le gateau, question de point de vue), la technologie numérique propose aux usagers d’Internet des logiciels simplifiant au maximum la copie, l’édition, le remix et la publication de ce qui est disponible sous forme numérique, ce qui englobe pratiquement tout de nos jours. Ainsi, des millions de personnes sont devenues des éditeurs, en ce sens qu’ils publient leurs créations sur des plateformes mondiales telles que Blogger, Flickr et Youtube. Et par ricochet les violations du droit d’auteur, même minimes, sont partout.

Tout désagréable qu’il soit, c’est un fait incontournable, tout comme le fait que les jeunes adultes ont tendance à boire trop d’alcool. L’ultime protection anti-copie est de débrancher le Net. Le droit d’auteur n’est pas mauvais en soi (l’alcool non plus), mais il est devenu tellement déconnecté de la réalité qu’il perd tout crédit. Une réforme est plus que nécessaire pour adapter le droit d’auteur au monde numérique. Mais il semblerait qu’aucun législateur ne soit encore parvenu à cette conclusion. L’attente risque donc d’être longue.

Post-scriptum

Il serait ridicule de prétendre que ces neuf idées englobent tout ce qu’il faut savoir à propos du Net. Elles constituent simplement les fondations d’une vision plus globale de la situation et peuvent même servir d’antidote face à certaines étroites et hâtives extrapolations sur le développement du cyberespace.

Malheureusement, s’il y a une vérité connue à propos d’Internet, elle est plutôt prosaïque : la seule réponse rationnelle à toutes les questions sur les implications à long terme du réseau est la célèbre phrase attribuée au ministre des Affaires étrangères de Mao Tsé-toung, Zhou Enlai, qui interrogé sur le bilan qu’il faisait de la Révolution française répondit sagement : « Il est encore trop tôt pour se prononcer ».

Et c’est bien le cas.

John Naughton est professeur à l’Open University. Il rédige actuellement un livre sur le phénomène Internet.

Notes

[1] Crédit photo : Pascal (Creative Commons By)




Les incolmatables fuites de chez WikiLeaks – Portrait de Julian Assange

New Media Days - CC by-saAvec l’avènement d’Internet on parle régulièrement de révolution dès qu’un petit malin trouve le moyen de faire avec des bits d’information ce qu’on faisait jusque là avec des atomes de matière.

Pourtant, sur Internet il se passe parfois de vraies (r)évolutions, quand un petit malin innove réellement et trouve le moyen d’y faire ce qu’on n’y faisait pas avant !

Et c’est précisément le cas de WikiLeaks.org un site savamment mis au point par Julian Assange dès 2006 dans le but de divulguer « de manière anonyme, non identifiable et sécurisée, des documents témoignant d’une réalité sociale et politique, voire militaire, qui nous serait cachée, afin d’assurer une transparence planétaire. Les documents sont ainsi soumis pour analyse, commentaires et enrichissements à l’examen d’une communauté planétaire d’éditeurs, relecteurs et correcteurs wiki bien informés ».

Récemment rendu célèbre en France par la publication d’une vidéo montrant l’armée américaine en pleine bavure contre des civils Irakiens, le site et son créateur sont depuis dans l’œil du cyclone, ayant en effet attiré l’attention d’instances américaines soucieuses de ne pas voir d’autres documents officiels ou officieux ainsi libérés sur le net. L’équipe de WikiLeaks continue pourtant contre vents et marées à publier des vérités.

Portrait d’un homme discret et courageux, aux convictions simples, mais qui lui aussi participe à faire bouger les lignes du monde[1].

Julian Assange, lanceur d’alertes

Julian Assange: the whistleblower

Stephen Moss – 14 juillet 2010 – The Guardian
(Traduction Framalang par : Siltaar, Goofy, Yoann, misc, Julien)

Il se pourrait bien que Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, préfigure l’avenir du journalisme d’investigation. Mais il n’est pas journaliste.

Tout est bizarre dans cette histoire. À commencer par Julian Assange lui-même : fondateur, directeur et porte-parole de Wikileaks, mais aussi guide spirituel de ce réseau planétaire de lanceurs d’alertes. Il est grand, cadavérique, porte des jeans râpés, une veste marron, une cravate noire et des tennis hors d’âge. Quelqu’un a dit qu’il ressemblait à Andy Warhol avec ses cheveux blancs précoces, mais je ne sais plus qui – voilà justement ce qui le mettrait hors de lui, parce qu’il place la précision au-dessus de tout. Il déteste la subjectivité dans le journalisme ; je crains que sa propre subjectivité ne le pousse à détester les journalistes aussi, et que Wikileaks, qui se définit comme « un système généralisé de fuites de documents, impossible à censurer ou pister », soit essentiellement un moyen de tailler en pièces les imbéciles subjectifs dans mon genre.

Si Assange écrivait cet article, il reproduirait ici sa conférence d’une heure et demie à l’université d’été du Centre de journalisme d’investigation à Londres. Sans oublier les dix minutes que nous avons passées à discuter sur le chemin du restaurant – j’ai failli le faire renverser par une BMW lancée à vive allure, ce qui aurait pu changer l’histoire du journalisme d’investigation – et les 20 minutes de bavardage au restaurant avant qu’il ne me fasse sentir courtoisement que le temps qui m’était imparti touchait à sa fin. « Quand vous recevez (sur moi) des informations de seconde main, soyez extrêmement prudent », me dit-il sur le chemin, pointant du doigt des failles d’un article du New Yorker, pourtant très long, très documenté, sans aucun doute archi-vérifié, mais dont l’auteur fait des suppositions sur une activiste de Wikileaks en se basant sur rien moins que le T-shirt qu’elle porte.

« Le journalisme devrait ressembler davantage à une science exacte », me déclare-t-il au restaurant. « Autant que possible, les faits devraient être vérifiables. Si les journalistes veulent que leur profession soit crédible à long terme, ils doivent s’efforcer d’aller dans ce sens. Avoir plus de respect pour leurs lecteurs ». Il aime l’idée qu’un article de 2000 mots devrait s’appuyer sur une source documentaire de 25000 mots, et dit qu’il n’y a aucune raison de ne pas agir ainsi sur Internet. Maintenant que j’y repense, je ne suis pas sûr que la voiture était une BMW, ni même qu’elle fonçait.

Assange a lancé wikileaks.org en janvier 2007 et a sorti des scoops impressionnants pour une organisation constituée d’une poignée de membres, et pratiquement dépourvue de financement. Wikileaks a donné des preuves de la corruption et du népotisme de l’ancien président du Kenya Daniel Arap Moi, a rendu publiques les procédures opérationnelles standard en vigueur au centre de détention de Guantánamo, a même publié le contenu du compte Yahoo de Sarah Palin. Mais ce qui a vraiment propulsé Wikileaks au premier plan des grands médias, c’est la vidéo publiée en avril dans laquelle on voit l’attaque d’un hélicoptère américain sur Bagdad en juillet 2007, qui a fait un certain nombre de victimes parmi les civils irakiens et provoqué la mort de deux employés de l’agence Reuters, Saeed Chmagh et Namir Noor-Eldeen.

La vidéo, publiée dans une version de 39 minutes sans montage et dans un film de 18 minutes intitulé Meutres collatéraux, donne un aperçu glaçant de la désinvolture avec laquelle les militaires américains identifient leurs cibles (les pilotes de l’hélicoptère ont pris les appareils photos des journalistes de Reuters pour des armes), leur acharnement à achever un homme grièvement blessé qui s’efforçait de ramper pour se mettre à l’abri, et l’absence de tout scrupule même pour deux enfants dans une camionnette qui venait récupérer les victimes et qui a été immédiatement attaquée. « C’est de leur faute s’ils ont entraîné deux enfants dans la bataille », dit l’un d’eux. « C’est clair », répond son collègue de façon réaliste. Il s’agissait pourtant d’une des batailles les plus déséquilibrées que vous verrez jamais. Il existe très peu d’appareils photos capables de dégommer un hélicoptère de combat.

Ma thèse, qui sera bientôt réduite en miettes par Assange avec à peu près tout ce que j’avais comme préjugés après mes lectures à son sujet, est que cette vidéo représente un moment décisif pour WikiLeaks. Mais, juste avant que je puisse lui en parler, un bel étudiant barbu qui était à la conférence me devance. « Julian, avant que vous ne partiez, puis-je vous serrer la main, dit-il, car j’aime vraiment ce que vous faites et vous êtes pour moi comme un héros, sincèrement ». Ils se serrent la main. L’icône vivante et l’adorateur. Le parallèle avec Warhol devient de plus en plus flagrant : Assange comme fondateur d’une nouvelle forme d’actualités.

Et voici cette thèse. « Est-ce que la vidéo du mois d’avril a tout changé ? » demandais-je. Il s’agit d’une question rhétorique car je suis quasi-certain que ce fut le cas. « Non » répondit-il. « Les journalistes aiment toujours avoir un prétexte pour n’avoir pas parlé la semaine d’avant de ce dont ils parlent maintenant. Ils aiment toujours prétendre qu’il y a quelque chose de nouveau ». Il lui faut cependant admettre que le champ de diffusion de WikiLeaks est en pleine expansion. Au début de sa conférence, il disait qu’il avait la tête « remplie de beaucoup trop de choses actuellement », comme pour excuser la nature hésitante et déstructurée de son discours. Quelles choses ? « Nous avons essayé de recueillir des fonds pendant les six derniers mois », dit-il, « nous avons donc publié très peu de choses et maintenant nous avons une énorme file d’attente d’informations qui se sont entassées. Nous travaillons sur ces questions ainsi que sur des systèmes informatiques afin d’accélérer notre processus de publication. »

WikiLeaks n’emploie que cinq personnes à plein temps et environ 40 autres qui, selon lui, « réalisent très régulièrement des choses », s’appuyant sur 800 bénévoles occasionnels et 10 000 soutiens et donateurs – une structure informelle, décentralisée, qui pourrait devenir un modèle d’organisation pour les médias à venir, puisque ce que l’on pourrait appeler les « usines à journalisme » sont de plus en plus dépassées et non viables financièrement. C’est un moment délicat dans le développement de ce qu’Assange préfère considérer comme « un mouvement ». « Nous avons tous les problèmes que peut rencontrer une jeune pousse lors de sa création », dit-il, « combinés avec un environnement extrêmement hostile et un espionnage étatique. »

Le danger d’infiltration par les services de sécurité est important. « Il est difficile d’obtenir rapidement de nouvelles recrues, dit-il, parce que chaque personne doit être contrôlée, et cela rend la communication interne très difficile car il faut tout chiffrer et mettre en place des procédures de sécurité. Nous devons d’ailleurs également être prêts à affronter des poursuites judiciaires. » D’un autre côté, positif cette fois, la campagne récente de financement a permis de récolter un million de dollars, principalement auprès de petits donateurs. Les grands groupes industriels eux, se sont tenus à bonne distance de WikiLeaks en raison de soupçons politiques et d’inquiétudes légales sur la publication d’informations confidentielles sur Internet. Sans compter les carences habituelles des organisations financées par l’occident, toujours promptes à dénoncer dans leurs rapports les mauvaises pratiques des pays émergents mais qui sont beaucoup moins prêtes à mettre en lumière les recoins les moins reluisants des pays soi-disant avancés.

WikiLeaks est-il le modèle journalistique de l’avenir ? La réponse qu’il donne est typiquement à côté de la question. « Partout dans le monde, la frontière entre ce qui est à l’intérieur d’une entreprise et ce qui est à l’extérieur est en train d’être gommée. Dans l’armée, le recours à des mercenaires sous contrat indique que la frontière entre militaires et non-militaires tend à disparaître. En ce qui concerne les informations, vous pouvez constater la même dérive – qu’est-ce qui relève du journal et qu’est-ce qui ne l’est déjà plus ? Selon les commentaires publiés sur des sites grand public et militants… » Il semble alors perdre le fil, je le presse donc d’émettre une prédiction sur l’état des médias d’ici une dizaine d’années. « En ce qui concerne la presse financière et spécialisée, ce sera probablement la même chose qu’aujourd’hui – l’analyse quotidienne de la situation économique dont vous avez besoin pour gérer vos affaires. Mais en ce qui concerne l’analyse politique et sociale, des bouleversements sont à prévoir. Vous pouvez déjà constater que c’est en train d’arriver ».

Assange doit faire attention à assurer sa sécurité personnelle. Bradley Manning, 22 ans, analyste des services de renseignement de l’armée américaine a été arrêté et accusé d’avoir envoyé à Wikileaks les vidéos de l’attaque de Bagdad, et les autorités pensent que l’organisation posséde une autre vidéo d’une attaque sur le village afghan de Granai durant laquelle de nombreux civils ont péri. Il y a également eu des rapports controversés selon lesquels Wikileaks aurait mis la main sur 260 000 messages diplomatiques classés, et les autorités américaines ont déclaré vouloir interroger Assange au sujet de ces documents, dont la publication mettrait selon eux en danger la sécurité nationale. Quelques sources ayant des contacts avec les agences de renseignement l’ont prévenu qu’il était en danger, et lui ont conseillé de ne pas voyager vers les USA. Il refuse de confirmer que Manning était la source de la vidéo de Bagdad, mais il dit que celui qui l’a divulguée est « un héros ».

Lors de la conférence, j’ai entendu un homme à coté de moi dire à son voisin: « Est-ce que tu penses qu’il y a des espions ici ? Les USA lui courent après tu sais ? ». Et bien sûr, c’est possible. Mais faire une conférence devant 200 étudiants dans le centre de Londres n’est pas le comportement de quelqu’un qui se sent particulièrement menacé. D’un autre côté, l’organisateur de la conférence me dit qu’Assange s’efforce de ne pas dormir 2 fois d’affilée au même endroit. Est-ce qu’il prend ces menaces au sérieux ? « Quand vous les recevez pour la première fois, vous devez les prendre au sérieux. Certaines personnes très informées m’ont dit qu’il y avait de gros problèmes, mais maintenant les choses se sont décantées. Les déclarations publiques du département d’état des États-Unis ont été pour la plupart raisonnables. Certaines demandes faites en privé n’ont pas été raisonnables, mais le ton de ces déclarations privées a changé au cours du dernier mois et elles sont devenues plus positives ».

Assange, en dépit de ses hésitations, respire la confiance en soi, voire un certain manque de modestie. Lorsque je lui demande si la croissance rapide et l’importance grandissante de WikiLeaks le surprennent, il répond par la négative. « J’ai toujours été convaincu que l’idée aurait du succès, dans le cas contraire, je ne m’y serais pas consacré ou n’aurais pas demandé à d’autres personnes de s’en occuper. » Récemment, il a passé une grande partie de son temps en Islande, où le droit à l’information est garanti et où il compte un grand nombre de partisans. C’est là-bas qu’a été réalisé le laborieux décryptage de la vidéo de Bagdad. Cependant, il déclare qu’il n’a pas de base réelle. « Je suis comme un correspondant de guerre, je suis partout et nulle part » dit-il. « Ou comme ceux qui fondent une société multinationale et rendent visite régulièrement aux bureaux régionaux. Nous sommes soutenus par des militants dans de nombreux pays ».

Assange est né dans le Queensland en 1971 au sein de ce que l’on pourrait appeler une famille très anticonformiste – ici on se fie sur des sources secondaires contre lesquelles il m’a mis en garde, il serait vraiment utile de consulter de la documentation. Ses parents exploitaient une compagnie de théâtre, si bien qu’il est allé dans 37 écoles différentes (selon certains pourtant, comme sa mère estimait que l’école n’apprend qu’à respecter l’autorité, elle lui faisait principalement cours à la maison). Ses parents ont divorcé puis sa mère s’est remariée, mais il y eut une rupture avec son nouveau mari, ce qui les a conduit elle, Julian et son demi-frère à partir sur les routes. Tout cela semble trop wharolien pour être vrai, mais il s’agit sans doute de la vérité. Ce n’est pas le moment de lui demander de raconter sa vie et je ne pense pas qu’il s’y prêterait s’il en avait le temps. En effet, ses réponses sont généralement laconiques et un peu hésitantes. Lorsque je lui demande s’il y a quelque chose que WikiLeaks ne publierait pas, il me répond : « Cette question n’est pas intéressante » avec son doux accent australien, et en reste là. Assange n’est pas quelqu’un qui éprouve le besoin de « combler les blancs » dans une conversation.

Il est tombé littéralement amoureux des ordinateurs dès son adolescence, est rapidement devenu un hacker confirmé et a même fondé son propre groupe nommé « International Subversives » qui a réussi à pirater les ordinateurs du Département de la Défense des États-Unis. Il s’est marié à 18 ans et a rapidement eu un fils, mais le mariage n’a pas duré et une longue bataille pour la garde de l’enfant a, dit-on, augmenté sa haine de l’autorité. Il existe aussi des rumeurs selon lesquelles il se figurait que le gouvernement conspirait contre lui. Nous avons donc ici une image journalistique parfaite : expert informatique, avec plus de 20 ans d’expérience en piratage, une hostilité à l’autorité et des théories conspirationnistes. Le lancement de WikiLeaks au milieu de sa trentaine semblait inévitable.

« Il s’agit plus d’un journaliste qui voit quelque chose et qui essaie de lui trouver une explication » dit-il. « C’est généralement de cette manière qu’on écrit une histoire. Nous voyons quelque chose à un moment donné et nous essayons d’écrire une histoire cohérente pour l’expliquer. Cependant, ce n’est pas comme ça que je vois les choses. Il est vrai que j’avais certaines capacités et que j’avais aussi la chance d’être dans un pays occidental disposant de ressources financières et d’Internet. De plus, très peu de personnes ont bénéficié de la combinaison de capacités et de relations dont je disposais. Il est également vrai que j’ai toujours été intéressé par la politique, la géopolitique et même peut-être le secret, dans une certaine mesure ». Ce n’est pas réellement une réponse, mais c’est tout ce que j’obtiendrai. Encore une fois, comme chez Warhol, le détachement semble presque cultivé.

Dans son discours, Assange a indiqué n’être ni de gauche ni de droite – ses ennemis tentant toujours de lui coller une étiquette pour saper son organisation. Ce qui compte avant tout est de publier l’information. « Les faits avant tout, madame, » est sa manière de me résumer sa philosophie. « Ensuite, nous en ferons ce que nous voudrons. Vous ne pouvez rien faire de sensé sans savoir dans quelle situation vous êtes. » Mais quand il rejette les étiquettes politiques, il précise que Wikileaks cultive sa propre éthique. « Nous avons des valeurs. Je suis un activiste de l’information. Vous sortez les informations pour les donner au peuple. Nous croyons qu’un dossier plus complet, plus précis, plus riche aux plans intellectuel et historique, est un dossier intrinsèquement bon qui donnera aux gens les outils pour prendre des décisions intelligentes ». Il précise qu’une part évidente de leur objectif est de dénoncer les cas de violation des droits de l’Homme, quels qu’en soient les lieux et les auteurs.

Il a décrit la mise au point d’une plateforme sécurisée pour les lanceurs d’alerte (son argument-clé étant la protection des sources) comme une vocation, et je lui demande si cela va rester le point central de sa vie. Sa réponse me surprend. « J’ai plein d’autres idées, et dès que Wikileaks sera suffisamment fort pour prospérer sans moi, je m’en irai réaliser d’autres de ces idées. Wikileaks peut déjà survivre sans moi, mais je ne sais pas s’il continuerait à prospérer. »

Est-ce que l’impact de Wikileaks, quatre ans après sa création, est une critique implicite du journalisme conventionnel ? Nous sommes-nous assoupis au travail ? « Il y a eu un échec scandaleux dans la protection des sources, » indique-t-il. « Ce sont ces sources qui prennent tous les risques. J’étais à une conférence sur le journalisme il y a quelque mois, et il y avait des affiches expliquant qu’un millier de journalistes ont été tués depuis 1944. C’est inacceptable. Combien de policiers ont été tués depuis 1944 ? »

Je ne le comprends pas, pensant qu’il déplore toutes ces morts de journalistes. Son idée, bien au contraire, n’est pas que beaucoup de journalistes soient morts au front, mais qu’il y en ait eu si peu. « Seulement un millier ! » dit-il, haussant un peu le ton lorsqu’il comprend que je n’ai pas saisi où il voulait en venir. « Combien sont morts dans des accidents de voiture depuis 1944 ? Probablement 40 000. Les policiers, qui ont un rôle important à jouer pour stopper des crimes, sont plus nombreux à mourir. Ils prennent leur rôle au sérieux. » dit-il. « La plupart des journalistes morts depuis 1944 le furent en des lieux comme l’Irak. Très peu de journalistes occidentaux y sont morts. Je pense que c’est une honte internationale que si peu de journalistes occidentaux aient été tués ou arrêtés sur le champ de bataille. Combien de journalistes ont été arrêtés l’année dernière aux États-Unis, un pays comptant 300 millions de personnes ? Combien de journalistes ont été arrêtés l’année dernière en Angleterre ? »

Les journalistes, poursuit-il, laissent les autres prendre des risques et s’en attribuent ensuite tout le bénéfice. Ils ont laissé l’état et les gros intérêts s’en tirer trop longtemps, alors un réseau de hackers et de lanceurs d’alertes reposant sur des ordinateurs, donnant du sens à des données complexes, et avec la mission de les rendre publiquement disponibles est maintenant prêt à faire tout simplement mieux. C’est une affirmation qui aurait mérité débat, et je m’y serais fermement engagé s’il n’était pas en train de siroter du vin blanc et sur le point de commander son dîner. Mais une chose que je tiens à souligner : le nombre de journalistes morts depuis 1944 est plus proche de 2000. Après tout, souvenez-vous, la précision, s’en tenir aux faits, présenter la vérité sans fard est tout ce qui compte dans le nouveau monde de l’information.

Notes

[1] Credit photo : New Media Days (Creative Commons By-Sa)