Pourquoi les codeurs sont des oiseaux de nuit ?

« Les développeurs travaillent la nuit parce que cela les dispense de contraintes horaires. Ils sont alors plus détendus, ne se dispersent pas, et la luminosité de l’écran neutralise la fatigue. »

Telles sont les hypothèses de Swizec Teller, jeune blogueur (et donc aussi et surtout développeur) slovène[1].

Et vous ? Travaillez-vous aussi principalement de nuit et si oui que vous inspire ce témoignage ?

Stuart Pilbrow - CC by-sa

Pourquoi les programmeurs travaillent de nuit

Why programmers work at night

Swizec Teller – 15 décembre 2011 – A geek with a hat
(Traduction Framalang : Deadalnix, Goofy, Martin, Pandark, DonRico, Antistress)

Il est d’usage de dire que les programmeurs sont des machines qui transforment la caféine en code.

Demandez donc au premier développeur venu à quel moment il est le plus efficace. Il y a de fortes chances qu’il reconnaisse travailler souvent très tard la nuit. Certains sont plus matinaux que d’autres. Une tendance répandue est de se lever à quatre heures du matin et de se mettre au travail avant que la folle agitation de la journée ne commence. D’autres préfèrent se coucher à quatre heures du matin.

L’essentiel, c’est d’éviter les distractions. Mais il est toujours possible de fermer la porte à clé, alors la nuit, qu’est-ce que ça apporte de plus ?

Je pense que cela tient à trois éléments : l’emploi du temps du créateur, le cerveau fatigué et la luminosité des écrans d’ordinateurs.

L’emploi du temps du créateur

C’est en 2009 que Paul Graham a écrit un billet au sujet de l’emploi du temps du créateur – en résumé, il existe deux grandes familles d’emplois du temps en ce bas monde.

D’un côté, l’emploi du temps traditionnel du manager, ou la journée est découpée en heures, et où dix minutes de distraction coûtent, au maximum, l’équivalent d’une heure de temps de travail.

De l’autre, on a ce que Paul Graham nomme l’emploi du temps du créateur – un emploi du temps pour ceux qui produisent quelque chose. Travailler sur des systèmes abstraits de grande envergure nécessite d’avoir l’ensemble dudit système en tête. Quelqu’un a un jour comparé ce processus à la construction d’une maison faite en cristal précieux. Dès que quelqu’un vous distrait, l’édifice s’écroule et se brise en mille morceaux.

Voilà pourquoi les programmeurs supportent si mal que l’on perturbe leur concentration.

À cause de cet investissement intellectuel important, nous ne pouvons tout simplement pas nous mettre au travail avant d’avoir quelques heures de tranquillité devant nous. Inutile de construire ce modèle dans notre tête pour le voir démoli une demi-heure plus tard.

En fait, en interrogeant de nombreux entrepreneurs, vous découvrirez qu’ils pensent ne pas être capables de véritablement travailler pendant la journée. Le flot constant d’interruptions, de choses importantes™ à régler et de courriels à rédiger l’interdit. Résultat, ils accomplissent en grande partie leur « vrai boulot » pendant la nuit, quand les autres dorment.

Le cerveau fatigué

Mais même les programmeurs ont besoin de dormir la nuit. Nous ne sommes pas des êtres supérieurs. Même les programmeurs sont plus attentifs le jour.

Alors pourquoi accomplissons-nous notre vrai boulot, complexe et exigeant, quand notre cerveau réclame du repos, et effectuons des tâches plus simples lorsque nous capacités intellectuelles sont les plus affutées ? Parce qu’être fatigué fait de nous de meilleurs codeurs.

De façon similaire au Ballmer Peak (Ndt : théorie selon laquelle les programmeurs sont plus efficaces avec un certain taux d’alcool dans le sang), la fatigue nous permet d’être mieux concentré, car le cerveau n’a alors d’autre choix que de se focaliser sur une tâche précise ! Il n’a pas assez d’excédent de capacités pour se permettre de vagabonder.

J’ai l’impression que les moments où je suis le moins efficace, c’est quand j’ai bu trop de thé ou une boisson énergisante à un moment mal calculé. La caféine ou les vitamines me rendent hyperactif, et je passe alors en permanence de Twitter au blog de tel ou tel, et j’ai l’impression de m’agiter dans tous les sens…

On pourrait croire que je travaillerais mieux à ce moment-là, quand j’ai de l’énergie à revendre et le cerveau en ébullition, mais non. Je ne cesse de me prendre les pieds dans le tapis, parce que je suis incapable de me concentrer plus de deux secondes d’affilée.

À l’inverse, lorsque je suis en état de fatigue légère, je ne bouge pas les fesses de mon siège et j’écris du code, rien d’autre. Je peux alors coder des heures entières sans même songer à consulter Twitter ou Facebook. C’est comme si internet cessait d’exister.

J’ai le sentiment que ce phénomène se vérifie chez la majorité des programmeurs. Nous disposons de trop de capacité cérébrale pour environ 80% des tâches qui nous incombent. Ne nous leurrons pas, l’écriture d’un tout petit algorithme bien corsé nécessite dix fois plus de ligne de codes que la construction de l’environnement dans lequel il pourra s’exécuter. Même si vous bossez sur l’apprentissage automatique (ou je ne sais quoi d’autre) le plus pointu, une grande partie du travail consiste simplement à nettoyer les données et à présenter les résultats de façon élégante.

Et quand le cerveau ne tourne pas à plein régime, il cherche à s’occuper. La fatigue vous abrutit juste ce qu’il faut pour que votre travail en cours lui suffise.

La luminosité des écrans

Là, c’est plutôt simple. Le soir, restez devant une source de lumière vive, et votre cycle de sommeil se décale. Vous oubliez la fatigue jusqu’à trois heures du matin. Ensuite, vous vous réveillez à onze heures, et lorsque le soir pointe le bout de son nez, vous n’êtes même pas crevé parce, je vous le donne en mille, vous vous êtes levé super tard !

Si cela se reproduit un certain nombre de fois, vous pouvez vous retrouver dans un fuseau horaire différent. Plus intéressant encore, il semblerait que le décalage finisse par stagner, car lorsqu’on atteint un rythme de croisière en se couchant à trois ou quatre heures du matin, on finit par se caler sur ces horaires.

À moins que ce ne soit tout bêtement à cause des radio-réveils, parce que la société nous renvoie l’image de grosses larves si on prend le petit-déj à deux heures de l’après-midi.

Fin

En conclusion, les programmeurs travaillent la nuit parce que cela les dispense de contraintes horaires. Ils sont alors plus détendus, ils ne se dispersent pas, et la luminosité de l’écran neutralise la fatigue.

Notes

[1] Crédit photo : Stuart Pilbrow (Creative Commons By-Sa)




L’iPhone et l’enfant de 13 ans travaillant 16h par jour pour 0,70 dollars de l’heure

Il est possible qu’un enfant chinois de 13 ans, travaillant 16h par jour pour 0,70 dollars de l’heure, se cache dans votre magnifique iPhone ou iPad. Et quand bien même nous ne soyons pas de ce cas extrême, les conditions sociales de tous ceux qui les produisent loin de chez nous demeurent épouvantables à nos yeux[1].

Ainsi va le monde d’aujourd’hui. Apple n’est qu’un exemple parmi tant d’autres mais il en est un bien triste symbole.

Aaron Shumaker - CC by-nd

Votre iPhone a été fabriqué, en partie, par des enfants de 13 ans travaillant 16 heures par jour pour 0,70 dollars de l’heure

Your iPhone Was Built, In Part, By 13 Year-Olds Working 16 Hours A Day For 70 Cents An Hour

Henry Blodget – 15 janvier 2012 – BusinessInsider.com
(Traduction Framalang/Twitter : HgO, goofy, Maïeul, Mogmi, oli44, Gatitac, popcode, Spartition, MaxLath, kadmelia)

Nous aimons nos iPhones et nos iPads.

Nous apprécions les prix de nos iPhones et iPads.

Nous sommes admiratifs des marges de profit très élevées d’Apple, Inc., le créateur de nos iPhones et iPads.

Et c’est pourquoi il est déconcertant de se rappeler que les bas prix de nos iPhones et iPads — ainsi que les marges de profits très élevées d’Apple — sont possibles parce qu’ils sont fabriqués dans des conditions de travail qui seraient jugées illégales aux États-Unis.

Et il est aussi déconcertant de remarquer que les gens qui fabriquent nos iPhones et iPads non seulement n’en possèdent pas (parce ce qu’ils n’en ont pas les moyens), mais, dans certains cas, qu’ils ne les ont même jamais vus.

C’est un problème complexe. Mais c’est aussi un problème important. Et cela va devenir de plus en plus préoccupant à mesure que les économies mondiales continuent à être de plus en plus interconnectées.

(C’est un problème qui concerne beaucoup de multinationales, et pas seulement Apple. La plupart des fabricants de produits éléctroniques font leurs business en Chine. Cependant, une des spécificités d’Apple, c’est l’importance de ses marges. Apple pourrait augmenter le salaire de ses employés ou leur garantir de meilleures conditions de travail tout en conservant son extrême compétitivité ainsi que sa rentabilité.)

La semaine dernière, l’émission radiophonique américaine This American Life a proposé une édition spéciale sur les industries Apple. L’émission a diffusé (entre autres) le reportage de Mike Daisey, l’homme à l’origine du one-man-show « L’extase et l’agonie de Steve Jobs », avec Nicholas Kristof, dont l’épouse est issue d’une famille chinoise.

Vous pouvez lire ici une retranscription de l’ensemble. Voici quelques détails :

  • La ville chinoise de Shenzhen est située là où la plupart de nos « merdes » sont fabriquées. Il y a 30 ans, Shenzhen était un petit village sur une rivière. Maintenant, c’est une cité de 13 millions de d’habitants — plus grande que New York.
  • Foxconn, l’une des sociétés qui fabriquent les iPhones et les iPads (et aussi des produits pour un certain nombre d’autres entreprises d’électronique), possède une usine à Shenzhen qui emploie 430 000 personnes.
  • Il y a 20 caféterias à l’usine Foxconn Shenzen. Elle servent chacune 10 000 personnes.
  • Mike Daisey a interviewé une employée, à l’extérieur de l’usine gardée par des hommes armés, une jeune fille âgée de 13 ans. Chaque jour, elle lustrait des milliers d’écrans du nouvel iPhone.
  • La petite de 13 ans a expliqué que Foxconn ne vérifiait pas vraiment l’âge. Il y a parfois des inspections, mais Foxconn est toujours au courant. Avant que les inspecteurs n’arrivent, Foxconn remplace les employés qui semblent trop jeunes par des plus âgés.
  • Durant les deux premières heures devant les portes de l’usine, Daisey a rencontré des travailleurs qui lui ont dit qu’ils avaient 14, 13 et 12 ans (en plus de ceux qui étaient plus âgés). Daisey estime qu’environ 5% des travailleurs avec lesquels il a discuté étaient en-dessous de l’âge minimum.
  • Daisey suppose que Apple, obsédée comme elle l’est des détails, doit le savoir. Ou, s’ils ne le savent pas, c’est parce qu’ils ne veulent pas le savoir.
  • Daisey a visité d’autres usines de Shenzhen, se faisant passer pour un acheteur potentiel. Il a découvert que la plupart des étages des usines sont de vastes salles comprenant chacune entre 20 000 et 30 000 travailleurs. Les pièces sont silencieuses : il n’y a aucune machine-outil, et les discussions ne sont pas autorisées. Quand la main d’œuvre coûte si peu cher, il n’y a aucune raison de fabriquer autrement que manuellement.
  • Une « heure » chinoise de travail dure effectivement 60 minutes — contrairement à une « heure » américaine, qui en général comprend les pauses pour Facebook, les toilettes, un appel téléphonique et quelques conversations. Le temps de travail journalier officiel est de 8 heures en Chine, mais la rotation standard des équipes de travail est de 12 heures. En général, la rotation s’étend jusqu’à 14-16 heures, en particulier lorsqu’il y a un nouveau gadget à fabriquer. Pendant que Daisey était à Shenzhen, un ouvrier de Foxconn est mort en travaillant 34 heures d’affilée.
  • Les chaînes d’assemblage ne peuvent pas aller à un rythme supérieur à celui de l’ouvrier le plus lent, les ouvriers sont par conséquent observés (à l’aide de caméras). La plupart travaillent debout.
  • Les ouvriers résident dans des dortoirs. Dans un cube de béton de 12 mètre de côté qui leur sert de chambre, Daisey compte 15 lits, empilés comme des tiroirs jusqu’au plafond. Un Américain de taille moyenne n’y tiendrait pas.
  • Les syndicats sont interdits en Chine. Quiconque est surpris à monter un syndicat est envoyé en prison.
  • Daisey a interviewé des douzaines d’anciens ouvriers qui soutiennent secrètement un syndicat. Un groupe raconte avoir utilisé de l’« hexane », un nettoyeur d’écran d’iPhone. L’ hexane s’évapore plus rapidement que les autres nettoyeurs d’écran, ce qui permet à la chaîne de production d’aller plus vite. L’hexane est également un neurotoxique. Les mains de l’ouvrier qui lui en a parlé tremblaient de manière incontrôlée.
  • Certains ouvriers ne peuvent plus travailler, leurs mains ayant été détruites par ces mêmes gestes répétés des centaines de milliers de fois durant de nombreuses années (syndrome du canal carpien). Cela aurait pu être évité si les ouvriers avaient simplement changé de poste. Dès que les mains des ouvriers ne fonctionnent plus, ils sont évidemment jetés.
  • Une ancienne ouvrière a demandé à son entreprise de payer les heures supplémentaires, et lorsque la société a refusé, elle est allée au comité d’entreprise. Celui-ci l’a inscrite sur une liste noire qui a circulé parmi toutes les entreprises de la région. Les travailleurs sur une liste noire sont fichés comme « fauteurs de troubles / agitateurs » et les compagnies ne les embauchent pas.
  • Un homme s’est fait écraser la main par une presse à métal chez Foxconn. Foxconn ne lui a dispensé aucun soin médical. Quand sa main a été guérie, il ne pouvait plus travailler et a donc été renvoyé. (Heureusement, l’homme fut capable de trouver un nouveau travail dans une entreprise de menuiserie. Les horaires y sont bien meilleurs dit-il, seulement 70 heures par semaine).
  • Cet homme fabriquait d’ailleurs les coques en métal d’iPads chez Foxconn. Daisey lui montra son iPad. Il n’en avait jamais vu auparavant. Il le prit et joua avec. Il raconta trouver cela « magique ».

Il convient cependant de rappeler que les usines du Shenzhen, aussi infernales soient-elles, ont été une bénédiction pour le peuple chinois. C’est ce que dit l’économiste libéral Paul Krugman. C’est ce que dit Nicholas Kristof, chroniqueur au New York Times. Les ancêtres de la femme de Kristof sont originaires d’un village proche de Shenzhen. Il sait donc de quoi il parle. Pour Kristof, les « malheurs » de l’usine valent toujours mieux que les « malheurs » des rizières.

Donc, de ce point de vue, Apple aide à transférer de l’argent de riches consommateurs américains et européens vers des pauvres travailleurs de Chine. Sans Foxconn et les autres usines d’assemblage, les travailleurs chinois seraient encore en train de travailler dans des rizières, gagnant 50$ par mois au lieu de 250. (C’est l’estimation de Kristof. En 2010, selon Reuters, les employés de Foxconn ont obtenu une augmentation totalisant 298$ par mois, soit 10$ par jour, soit moins d’un dollar par heure.) Avec cet argent, ils s’en sortent bien mieux qu’autrefois. En particulier les femmes, qui ont peu d’autres possibilités.

Mais, bien sûr, la raison pour laquelle Apple assemble ses iPhones et ses iPads en Chine au lieu des États-Unis, c’est que l’assemblage ici ou en Europe coûterait cher, bien plus cher – même compte-tenu des frais d’expédition et de transport. Et cela coûterait beaucoup, beaucoup plus parce qu’aux États-Unis et en Europe, nous avons établi des conditions de travail et de salaire minimales acceptables pour les travailleurs.

Foxconn, inutile de le préciser, n’essaye absolument pas de tendre vers ces conditions minimales.

Si Apple avait décidé de fabriquer les iPhones et les iPads pour les Américains en utilisant les conditions de travail américaines, deux choses pourraient arriver :

  • Le prix des iPhones et des iPads augmenterait
  • Les marges de profit d’Apple diminueraient

Aucun de ces éléments ne serait bénéfique à un consommateur américain ou à un actionnaire d’Apple. Mais ils pourraient ne pas être si terribles que ça non plus. Contrairement à certains fabricants d’électronique, les marges de profit sont si élevées qu’elles pourraient beaucoup baisser et rester tout de même élevées. Et certains utilisateurs américains auraient probablement meilleure conscience si on leur disait que ces produits ont été construits dans les conditions de travail de leur propre pays.

En d’autres termes, Apple pourrait certainement se permettre de respecter des conditions de travail américaines pour fabriquer ses iPhones et iPads, sans pour autant détruire son modèle économique.

On peut alors raisonnablement se demander pourquoi Apple a choisi ici de ne PAS faire ainsi.

(Ce n’est pas qu’Apple soit la seule entreprise qui ait choisi de contourner la législation du travail et les coûts de la main d’œuvre américaine, bien sûr – presque toutes les entreprises industrielles qui veulent survivre, ou tout simplement se développer, doivent abaisser les normes et leurs coûts de productions en faisant fabriquer leurs produits ailleurs.)

Au final les iPhones et les iPads coûtent ce qu’ils coûtent parce qu’ils sont fabriqués selon des conditions de travail qui seraient illégales dans notre pays – parce que les gens de notre pays considèrent ces pratiques comme scandaleusement abusives.

Ce n’est pas un jugement de valeur. C’est un fait.

La prochaine fois que vous vous saisirez de votre iPhone ou de votre iPad, pensez un peu à tout cela.

Notes

[1] Crédit photo : Aaron Shumaker (Creative Commons By-Nd)




Le mouvement Occupy prépare un Facebook libre pour les 99 %

Ne faisant pas confiance à Facebook et autre Twitter et dans la foulée d’Occupy Wall Street, une bande de geeks cherchent à mettre en place un réseau social dédié aux mouvements d’activisme et de protestation[1].

Ils nous expliquent ici le pourquoi du comment d’un tel ambitieux projet.

Sasha Kimel - CC by

Les geeks du mouvement Occupy construisent un Facebook pour les 99%

Occupy Geeks Are Building a Facebook for the 99%

Sean Captain – 27 décembre 2011 – Wired
(Traduction Framalang/Twitter : Lolo le 13, AlBahtaar, Destrimi, HgO, Marm, Don Rico)

« Je ne cherche pas à dire que nous créons notre propre Facebook, mais c’est pourtant ce que nous sommes en train de faire, » explique Ed Knutson, un developpeur web et applications mobiles qui a rejoint une équipe de geeks-activistes qui repensent le réseautage social pour l’ère de la contestation mondialisée.

Ils espèrent que la technologie qu’ils sont en train de développer pourra aller bien au-delà d’Occupy Wall Street pour aider à établir des réseaux sociaux plus decentralisés, une meilleure collaboration en ligne pour l’entreprise et, pourquoi pas, contribuer au web sémantique tant attendu – un internet qui soit fait non pas de textes en vrac, mais unifié par des métadonnées sous-jacentes que les ordinateurs peuvent facilement analyser.

Cet élan est compréhensible. En 2010 et 2011, les médias sociaux ont permis aux manifestants du monde entier de se rassembler. Le dictateur égyptien Hosni Mubarak a eu tellement peur de Twitter et Facebook qu’il a coupé l’accès internet de l’Égypte. Une vidéo Youtube publiée au nom des Anonymous a propulsé le mouvement Occupy Wall Street, jusqu’alors confidentiel, aux actulalités nationales. Enfin, apparaître parmi les hashtags Twitter les plus populaires a fait passer #Occupy d’une manifestation ennuyeuse organisée le 17 septembre 2011 à un mouvement national, et même international.

D’après Knuston, il est temps pour les activistes de passer un cap, de quitter les réseaux sociaux existants et de créer le leur. « Nous ne voulons pas confier à Facebook les messages confidentiels que s’échangent les militants », dit-il.

La même approche s’applique à Twitter et aux autres réseaux sociaux – et ce raisonnement s’est trouvé justifié la semaine passée, lorsqu’un procureur de district du Massachusetts a enjoint Twitter de communiquer des informations sur le compte @OccupyBoston, et d’autres, liés au mouvement de Boston. (À son crédit, Twitter a pour politique de permettre aux utilisateurs de contester de tels ordres quand c’est possible.)

« Ces réseaux peuvent rester parfaitement fréquentables,jusqu’au jour où ça ne sera plus le cas. Et ça se produira du jour au lendemain », déclare Sam Boyer, un militant passé développeur web, redevenu militant, qui travaille avec l’équipe technique des occupants de New York.

À plusieurs niveaux au sein des mouvements Occupy, on commence déjà à prendre ses distances avec les principaux réseaux sociaux – que ce soit par les réseaux locaux déjà mis en place pour chaque occupation, par un projet de réseau international en cours de création appelé Global Square, à la construction duquel Knutson collabore. Il est problable que ces réseaux soient la clé de l’avenir du mouvement Occupy, car la majorité des grands campements aux États-Unis ont été évacués – supprimant de fait les espaces physiques où les militants communiquaient lors d’assemblées générales radicalement démocratiques.

L’idée d’une alternative ouverte aux réseaux sociaux détenus pas des entreprises privées n’est pas nouvelle – des efforts pour créer des alternatives à Facebook et Twitter moins centralisées et open source sont à l’œuvre depuis des années, Diaspora* et Identi.ca étant les plus connus.

Mais ces projets ne s’articulent pas spécifiquement sur les mouvements de protestation. Et la montée inattendue du mouvement Occupy aux États-Unis a renouvelé le désir d’une version open source pour une catégorie de logiciels qui joue un rôle de plus en plus important dans la mobilisation et la connexion des mouvements sociaux, ainsi que dans la diffusion de leur action dans le monde.

Les nouveaux mouvements sont tous confrontés à un défi particulièrement ardu pour des services non centralisés : s’assurer que leurs membres sont dignes de confiance. C’est un point crucial pour les militants qui risquent des violences et des arrestations dans tous les pays, voire la mort dans certains. Dans les projets de Knutson et Boyer, les réseaux locaux et internationnaux utiliseront un système de cooptation pour établir une relation de confiance. Les participants ne pourront devenir membres à part entière par eux-même comme c’est le cas avec les réseaux sociaux Twitter, Facebook et Google+.

« Il faut connaître quelqu’un dans la vraie vie qui te parraine », explique Knutson.

Selon Boyer, il est plus important d’identifier une personne comme étant digne de confiance que de s’assurer que son identité en ligne corresponde à son passeport ou à son acte de naissance.

« Je respecte les pseudonymes tant qu’on les considère comme un simple pseudonyme et non comme un masque », explique Boyer. En d’autres termes, nul ne devrait se cacher derrière un faux nom pour mal se comporter en toute impunité – ou dans un cas extrême, infiltrer le mouvement pour l’espionner ou le saboter.

Agé de 36 ans, Knutson, qui vit à Milwaukee dans le Wisconsin, a commencé l’année en tant qu’observateur politique avant de devenir un militant d’OWS convaincu. Sa métamorphose a débuté lors des grèves des fonctionnaires en février contre certaines propositions de loi du gouverneur Scott Walker, lesquelles rogneraient sur leurs traitements et affecterait les acquis de leur convention collective.

« Avant cette année, nous pensions que les choses allaient un peu vers le mieux », raconte-t-il. « Mais quand ça a commencé à bouger, en février, on s’est rendu compte que c’était de pire en pire. »

Alors qu’il organisait un camp de protestation « Walkerville », au mois de juin, Knutson a rencontré, grâce à Twitter, des membres du mouvement de protestation espagnol du 15M. Ils venaient de mettre en place un site web, « Take the Square » (Investis la Place), pour suivre les différentes occupations dans le monde, de la Tunisie à Madrid. Il a également rencontré Alexa O’Brien, fondatrice de l’organisation US Day of Rage, pour la réforme du financement des campagnes électorales, et co-fondatrice du mouvement Occupy Wall Street. Après les débuts d’OWS, Knutson a passé quelque temps sur la Côte Est, où il s’est rendu à New York, Boston et Philadelphie et s’est joint aux techniciens de ces villes.

Grâce à toutes ces rencontres, Knutson s’est attelé au développement de la technologie nécessaire à la mise en place d’un réseau support pour les occupations internationales. Mais la politique est une affaire complexe. « Certaines personnes en Espagne en veulent à OWS, parce qu’ils ont accaparé l’attention médiatique », explique-t-il, rappelant que les occupations espagnoles ont été les premières et rassemblent encore bien plus de monde.

Homologue de Knutson, Sam Boyer se concentre sur les occupations américaines, en mettant au point les technologies qui permettent de rassembler par interconnexion ces réseaux sociaux à travers le pays avec le titre adéquat de « Federated General Assembly » (NdT : Assemblée Générale Fédérée), ou FGA. Son travail sur Occupy lui a donné une vue globale du mouvement.

Lorsqu’il était étudiant en 2005, Boyer, qui a maintenant 27 ans, s’est impliqué au sein de la « Student Trade Justice Campaign », une organisation qui concentre ses efforts sur la réforme de la politique commerciale. En 2007, il voulait mettre en place une plateforme en ligne pour organiser en groupe les sections locales, et relier ces groupes pendant les discussions nationales – grosso modo la fonction de la FGA. Mais Boyer n’a pu la mettre en place, relate-t-il. « Quand j’ai commencé, je ne savais même pas programmer. »

Boyer s’est donc lancé dans l’apprentissage du développement web, pour lequel il s’est pris de passion. D’abord principalement activiste, il s’est ensuite surtout consacré au code. Sa spécialité est le CMS libre Drupal, sur lequel fonctionnera la FGA.

Knutson, Boyer et les autres geeks d’Occupy n’ont cependant pas à tout construire eux-mêmes. « Il existe des standards déjà depuis longtemps, et nous ne réinventons pas la roue », explique Boyer.

Par exemple, les projets s’appuieront sur un ensemble de technologies connues sous le nom d’OpenID et OAuth, grâce auxquelles un utilisateur peut se connecter sur un nouveau site en utilisant son identifiant et mot de passe d’un réseau social comme Facebook, Google ou Twitter. Ces technologies permettent de s’inscrire à un nouveau service, en se connectant à un compte Twitter ou Google, lequel vous identifie sur le nouveau site sans transmettre votre mot passe tout en vous évitant de devoir vous souvenir d’un énième couple identifiant/mot de passe.

Dans la nouvelle technologie OWS, le réseau d’occupation locale d’un militant peut se porter garant d’un utilisateur auprès d’un autre réseau, et l’ensemble des réseaux locaux se faisant mutuellement confiance, ils peuvent se fier à ce militant. Quelqu’un peut se connecter à un réseau, publier et commenter sur tous les autres.

Certains messages sensibles, concernant par exemple la désobéissance civile, seraient privés. D’autres, comme une liste de revendications ou un communiqué de presse, seraient publics, mais seuls les membres reconnus du réseau pourraient les créer.

FGA veut se distinguer du « Moi, moi, moi » narcissique de Facebook, et se destine surtout aux groupes, pour travailler collectivement sur des sujets définis tels que les banques et monnaies alternatives, ou encore une réforme du mode de scrutin.

Et il y a de quoi faire. Actuellement, la gestion des groupes dans les sites liés à Occupy est une vraie cacophonie.

« En arrivant, la première chose tu vois, c’est un flux de messages inutiles », selon Boyer. Chaque commentaire – qu’il s’agisse d’une idée brillante, d’un troll ou du dernier message d’une ribambelle de « moi aussi » -, apparaît dans le fil et se voit validé. « La seule garantie que vous avez, c’est qu’une personne seule – et pas le groupe dans son ensemble – a jugé ce message digne d’intérêt », déplore-t-il.

Dans le système de la FGA, chaque groupe discute des informations à publier sur sa page d’accueil, comme la description d’un événement, un article de blog ou le procès-verbal d’une rencontre. « De la même manière que, lorsque vous consultez Reddit, vous savez que les premiers articles sont ceux qui sont les mieux notés, l’utilisateur peut savoir que les messages apparaissant sur une page d’accueil résultent de l’accord concerté du groupe », déclare Boyer.

Les codeurs militants veulent également être en mesure d’obtenir et publier des infos, de les partager avec le reste du mouvement. L’idée, c’est qu’ils disposent de systèmes disparates classant les infos avec des mots-clé communs qui permettront un jour d’effectuer une recherche sur n’importe quel site et d’acceder précisement à des résultats provenant de partout dans le monde.

Le travail d’Ed Knutson consiste à permettre à ces sites de communiquer, même si le contenu peut être en langues différentes (anglais, espagnol, arabe, etc.) et généré par différents systèmes de gestion de contenu (ou SGC) comme Drupal ou WordPress. Le réseau social Global Square sera connecté non pas à travers ces systèmes, mais à partir des standards du « web sémantique » conçus pour lier des technologies disparates.

Un standard clé dans ce domaine porte le nom verbeux de Cadre de Description de Ressource, ou CDR, un système d’étiquetage universel.

Si un indigné veut poster le procès-verbal d’une réunion, par exemple, il peut les entrer dans la boîte texte appropriée, grâce au logiciel de gestion de contenu qui motorise le site. Ce logiciel envoie l’information à une base de données CDR et lui associe un certain nombre de mot-clés universels – par exemple « procès-verbal », ou quelque autre terme sur lequel les mouvements d’occupation se seraient mis d’accord. L’occupant local pourrait aussi sélectionner « Groupe : Alternatives Bancaires » dans une liste déroulante de propositions et ce mot-clé y serait ajouté aussi. Utiliser les mêmes étiquettes permet à tous les sites d’échanger de l’information. Ainsi, une recherche portant sur un procès-verbal de la part d’un groupe Alternative Bancaire afficherait les entrées de n’importe quel mouvement d’occupation comportant un groupe de ce genre.

Avec CDR, les sites peuvent interagir même s’ils fonctionnent avec différents logiciels de gestion de contenu, comme Drupal (utilisé par la FGA), ou WordPress (utilisé par le groupe espagnol M15).

« La clé, c’est que tout passe par CDR », explique Knutson. « Qu’importe s’ils utilisent Drupal ou un truc à la Frankenstein qui combine différents outils. »

Les codeurs seront toutefois confrontés au problème qui affecte le web depuis des années – les uns et les autres devront se mettre d’accord sur des standards et les adopter. Un projet de longue haleine qui cherche à accélérer ce processus s’appelle Microformats – une façon d’inclure dans le HTML des balises de données invisibles pour le visiteur humain, mais qui peuvent être comprises par leur navigateur ou par un moteur de recherche. Cela permet notamment de marquer des informations de contact de sorte que le lecteur puisse les ajouter à son carnet d’adresse d’un simple clic, ou d’annoter une recette pour qu’un moteur de recherche permette de chercher les recettes contenant l’ingrédient « épinards ».

Ces moyens de liaison et de collaboration seraient utiles bien au-delà du mouvement Occupy.

« Je pense que n’importe quel groupe de petite ou moyenne taille, ou une équipe constituée d’un membre dans huit villes différentes, pourrait l’utiliser pour collaborer », explique Knutson. Et il ne voit aucune raison de ne pas répandre cette technologie dans les entreprises.

« Tous les propriétaires de PME font partie des 99% », poursuit-il. « Par ailleurs, chercher à établir des relations avec les entreprises… c’est assez important si l’on veut un impact tangible. »

« Notre projet, c’est en grande partie de permettre une meilleure communication, afin que cette discussion cacophonique soit mieux coordonnée », précise Boyer, en évoquant à titre de comparaison l’atelier OWS d’une conférence ayant eu lieu le 18 décembre à New York, au cours duquel le modérateur avait demandé à chacun de crier sa meilleure idée pour le mouvement.

Toutes étaient sans doute de bonnes idées, raconte Boyer. Mais il n’a pu en entendre une seule, car elles étaient noyées dans le brouhaha.

La toile de confiance entre réseaux, les étiquetages CDR qui lient les données entre les occupations, les consensus des groupes de travail sur le contenu à publier, tout est conçu pour aider les personnes à se connecter les unes aux autres et accéder à la bonne information. « Que la multitude de gens qui si’ntéressent au mouvement comprennent l’ampleur de ce qui se passe », dit Boyer. Mais pour l’instant, tous ces projets restent au stade des idées. Et quoi qu’il en émerge, cela viendra par fragments.

Sam Boyer espère un lancement dans les prochaines semaines de ce qu’il qualifie de tremplin – une liste des mouvements d’occupations à travers le monde, appelé en toute simplicité, pour l’instant, directory.occupy.net. Le site Take the Square du mouvement M15, fournissait, comme d’autres, quelque chose d’équivalent depuis mai. Mais directory.occupy.net sera unique dans son utilisation des CDR et autres technologies pour étiqueter l’ensemble des données. Il permettra aussi aux participants de tous les mouvements d’occupation d’être maîtres de leurs contributions et de les mettre à jour.

« Ce répertoire devrait être utile, mais ce n’est pas encore notre lancement en fanfare », tempère Boyer. Il espère qu’il aura lieu quelque part au printemps, lors du lancement d’une version rudimentaire de FGA.

Le réseau Global Square que Knutson contribue à mettre en place est en voie de finalisation et devrait être lancé en janvier, avec des liaisons basiques entre divers sites Occupy qui permettront d’échanger des messages, republier des articles et poster des commentaires inter-réseaux.

« Selon moi, ce serait déjà un succès considérable que d’amener quelques-uns de ces outils de conception web utilisés par tout le monde, comme Elgg, Drupal, MediaWiki et peut-être WordPress, à travailler ensemble », explique-t-il.

Mais le simple fait d’organiser cette discussion n’a pas été une mince affaire. « C’est difficile d’amener les uns et les autres à se pencher sur ce genre de question. »

Notes

[1] Crédit photo : Sasha Kimel (Creative Commons By)




Donner envie de lire Un monde sans Copyright

OpenSourceWay - CC by-saIl y a quelques semaines encore, évoquer la disparition de l’euro était totalement impensable. Ce serait, nous disait-on, le chaos absolu. Cela n’a rien certes rien à voir mais plutôt que d’essayer lentement, péniblement, de modifier le droit d’auteur pourquoi ne pas envisager purement et simplement sa suppression ?

C’est la thèse radicale du framabook que nous avons publié en mai dernier et dont nous vous proposons ci-dessous quelques extraits de l’introduction.

Le titre exact est Un monde sans copyright… et sans monopoles et les auteurs sont les néerlandais Joost Smiers (professeur de science politique à l’École Supérieure des Arts d’Utrecht) et Marieke van Schijndel (directrice du Musée Catharijne Couvent à Utrecht).

Il est disponible en ligne ou dans notre boutique EnVenteLibre pour 10 €[1].

À l’heure où Cory Doctorow nous parle d’une « guerre du Copyright » prémisse à une éventuelle guerre totale, il n’est peut-être pas si délirant que cela d’étudier aussi cette option.

Extrait de l’introduction

Joost Smiers et Marieke van Schijndel – Amsterdam / Utrecht, janvier 2011
Licence Creative Commons Zero

Le droit d’auteur confère aux auteurs le contrôle exclusif sur l’exploitation d’un grand nombre de créations artistiques. Souvent, ce ne sont pas les auteurs qui détiennent ces droits, mais de gigantesques entreprises à but culturel. Elles ne gèrent pas seulement la production, mais aussi la distribution et le marketing d’une vaste proportion de films, musiques, pièces de théâtre, feuilletons, créations issues des arts visuels et du design. Cela leur donne une grande marge de manœuvre pour décider de ce que l’on voit, entend ou lit, dans quel cadre, et, par-dessus tout, de ce que l’on ne peut pas voir, lire ou entendre.

Naturellement, les choses pourraient atteindre un stade où la numérisation permettra de réorganiser ce paysage hautement contrôlé et sur-financé. Cependant, on ne peut en être sûr. Partout dans le monde, la quantité d’argent investi dans les industries du divertissement est phénoménale. La culture est le nec plus ultra pour faire du profit. Il n’y a pas de raison d’espérer, pour le moment, un quelconque renoncement à la domination du marché de la part des géants culturels, que ce soit dans le vieux monde matériel ou dans le monde numérique.

Nous devons trouver le bon bouton pour sonner l’alerte. Lorsqu’un nombre limité de conglomérats contrôle la majorité de notre espace de communication culturelle, cela a de quoi ébranler la démocratie.

La liberté de communiquer pour tous et les droits de chacun à participer à la vie culturelle de sa société, comme le promeut la Déclaration universelle des droits de l’homme, peuvent se trouver dilués au seul profit de quelques dirigeants d’entreprises ou d’investisseurs et des programmes idéologiques et économiques qu’ils mettent en œuvre.

Nous sommes convaincus que ce choix n’est pas une fatalité. Néanmoins, s’il est possible de créer un terrain commun, le droit d’auteur présente selon nous un obstacle.

Corrélativement, nous avons remarqué que les bestsellers, blockbusters et stars des grosses entreprises culturelles ont un effet défavorable. Ils dominent le marché à un tel point qu’il y a peu de place pour les œuvres de nombreux autres artistes poussés à la marge, là où il est difficile pour le public de découvrir leur existence.

Dans le premier chapitre, nous analyserons les inconvénients du droit d’auteur qui rendent illusoire l’idée d’y placer davantage d’espérances.

Comme nous ne sommes pas les seuls à être conscients que cet instrument est devenu problématique, nous consacrerons le second chapitre aux mouvements qui tentent de remettre le droit d’auteur sur la bonne voie. Or, bien que nous soyons impressionnés par les arguments et les efforts de ceux qui essayent de trouver une alternative, nous sentons qu’une approche plus fondamentale, plus radicale, nous aidera plus tard, au XXIe siècle.

C’est ce que nous exposerons dans le chapitre 3. Nous nous efforcerons alors de créer un terrain commun pour les très nombreux entrepreneurs du monde culturel, y compris les artistes. En effet, d’après notre analyse, il n’y a plus aucune place sur ce terrain de jeu ni pour le droit d’auteur ni pour les entreprises qui dominent d’une manière ou d’une autre les marchés culturels.

Voici nos prévisions :

  • Sans la protection de l’investissement du droit d’auteur, il ne sera plus rentable de faire de gigantesques dépenses dans les blockbusters, les bestsellers et les vedettes. Ils ne seront alors plus en mesure de dominer les marchés.
  • Les conditions du marché qui permettent l’apport financier à destination de la production, de la distribution ou du marketing, n’existeront plus.
  • Dès lors, notre héritage passé et présent d’expression culturelle, les biens communs de la créativité artistique et de la connaissance, ne seront plus privatisés.

Le marché sera alors tellement ouvert que de très nombreux artistes, sans être dérangés par les « géants » du monde culturel, seront capables de communiquer avec le public et de vendre plus facilement leurs œuvres. Dans le même temps, ce public ne sera plus saturé de marketing et sera capable de suivre ses propres goûts, de faire des choix culturels dans une plus grande liberté.

Ainsi, par de courtes études de cas, le chapitre 4 montrera comment nos propositions peuvent atteindre leurs buts.

Nous sommes conscients de proposer là d’importants bouleversements. Parfois, cette pensée a de quoi rendre nerveux. Nous voulons diviser les flux financiers des segments majeurs de nos économies nationales et de l’économie globale — ce que sont les secteurs culturels — en portions bien plus petites.

Cela impliquera une restructuration du capital d’une portée incommensurable et quasiment sans précédent. En conséquence, les industries culturelles, dans lesquelles les chiffres d’affaires atteignent des milliards de dollars, seront totalement bouleversées.

Nous n’avons guère de prédécesseurs ayant visé aussi systématiquement à construire des conditions de marché totalement novatrices pour le champ culturel, ou du moins à poser les fondations théoriques de cette construction.

Aussi, nous fûmes agréablement surpris de lire dans le New York Times, le 6 juin 2008, les propos de Paul Krugman, Prix Nobel d’économie :

« Octet par octet, tout ce qui peut être numérisé sera numérisé, rendant la propriété intellectuelle toujours plus facile à copier et toujours plus diffcile à vendre au-delà d’un prix symbolique. Et nous devrons trouver les modèles d’entreprises et les modèles économiques qui prennent cette réalité en compte. »

Élaborer et proposer ces nouveaux modèles d’entreprise et d’économie est précisément ce que nous faisons dans ce livre.

Notes

[1] Crédit photo : OpenSourceWay (Creative Commons By-Sa)




Stallman avait malheureusement raison depuis le début

Nur Hussein - CC by-saLe cauchemar paranoïaque et apocalyptique d’un geek psychorigide est en passe de devenir réalité.

Trente ans, trente ans que Stallman et la Free Software Foundation répètent inlassablement qu’il est fondamental que ce soit l’homme qui contrôle le logiciel, et donc la machine, et non l’inverse.

Le discours est peut-être radical sur le fond (car il ne souffre d’aucune compromission) et parfois excentrique dans la forme (le personnage Richard Stallman[1]) mais, comme Thom Holwerda ci-dessous, nous sommes de plus en plus nombreux à réaliser sa justesse et sa pertinence au fur et à mesure que le temps passe et les libertés s’amenuisent.

C’est d’ailleurs aussi voire surtout pour cela que nous avions traduit et enrichi avec lui sa biographie où figure en exergue cette citation de Lessig qui, cela dépend de nous, peut tout aussi bien être prémonitoire que tomber dans l’oubli :

« Chaque génération a son philosophe, écrivain ou artiste qui saisit et incarne l’imaginaire du moment. Il arrive que ces philosophes soient reconnus de leur vivant, mais le plus souvent il faut attendre que la patine du temps fasse son effet. Que cette reconnaissance soit immédiate ou différée, une époque est marquée par ces hommes qui expriment leurs idéaux, dans les murmures d’un poème ou dans le grondement d’un mouvement politique. Notre génération a un philosophe. Ce n’est ni un artiste ni un écrivain. C’est un informaticien. »

Remarque : On notera que l’auteur fait référence à une récente et marquante conférence de Cory Doctorow qui affirme l’importance de gagner la guerre actuelle contre le copyright, prélude, ni plus ni moins selon lui, à une future éventuelle guerre totale contre le Net et donc les citoyens. Nous aurons l’occasion d’en reparler car notre fine équipe Framalang a prévu son sous-titrage.

Richard Stallman avait raison depuis le début

Richard Stallman Was Right All Along

Thom Holwerda – 2 janvier 2012 – OSNews.com
(Traduction Framalang : Lolo le 13, Goofy, Slystone, e-Jim, Pandark et Clochix)

À la fin de l’année dernière, le président Obama a signé une loi qui permet de maintenir indéfiniment en détention des gens soupçonnés de terrorisme sans la moindre forme de procès ou de jugement en bonne et due forme. Les manifestants pacifiques des mouvements Occupy du monde entier ont été qualifiés de terroristes par les autorités. Des initiatives comme SOPA promeuvent une surveillance constante de tous les canaux de communication.

Il y a trente ans, lorsque Richard Stallman a lancé le projet GNU, et pendant les trois décennies qui ont suivi, ses vues radicales et parfois extrêmes ont été raillées et méprisées comme étant de la paranoïa — mais nous y voici, en 2012, et ses suppositions paranoïaques sont devenues réalité.

Jusqu’à récemment, il était facile d’écarter Richard Stallman en le qualifiant de fanatique paranoïaque, quelqu’un qui avait depuis longtemps perdu le contact avec la réalité. Une sorte d’éternel hippie des ordinateurs, la personnification parfaite de l’archétype du nerd vivant retiré du monde dans le garage d’une maison. Sa barbe, ses cheveux, sa tenue — dans notre monde d’apparences, il était très facile de l’écarter.

Ses positions ont toujours été extrêmes. Son unique ordinateur est un netbook Lemote Yeelong, car c’est le seul ordinateur qui n’utilise que des logiciels libres — pas de binaires dans le firmware, pas de BIOS propriétaire ; il est complètement libre. Il refuse également de posséder un téléphone portable, car ils sont trop simples à pister. En attendant qu’il existe un téléphone mobile équivalent au Yeelong, Stallman ne veut pas en posséder.

En règle générale, tous les logiciels devraient être libres. Ou, comme le dit la Free Software Foundation :

À mesure que notre société devient plus dépendantes des ordinateurs, les logiciels que nous utilisons sont d’une importance critique pour sécuriser l’avenir d’une société libre. Le logiciel libre permet d’avoir le contrôle de la technologie que nous utilisons dans nos maisons, nos écoles, nos entreprises, là où les ordinateurs travaillent à notre service et au service du bien commun, et non pour des entreprises de logiciels propriétaires ou des gouvernements qui pourraient essayer de restreindre nos libertés et de nous surveiller.

J’ai, moi aussi, ignoré Richard Stallman que je jugeais trop extrême. Le logiciel libre pour combattre les gouvernements qui contrôlent et espionnent ? Des entreprises démoniaques prêtes à prendre le contrôle du monde ? Le logiciel comme outil pour surveiller les canaux de communication privés ? Ok, je suis d’accord, le logiciel libre est important, et je le choisis à chaque fois qu’il implémente les mêmes fonctionnalités que les solutions propriétaires, mais de là à croire et adhérer aux sornettes de Stallman et de la FSF…

Or nous y voici.

Nous sommes au début de 2012 et Obama a signé le NDAA, qui autorise la rétention indéfinie de citoyens américains sans aucune forme de jugement ou de procès, simplement parce qu’ils sont suspectés de terrorisme. Au même moment, nous avons la loi SOPA, qui, si elle passe, mettrait en place un système dans lequel les sites peuvent être débranchés du Web, une fois encore sans la moindre forme de jugement ou de procès, tout en autorisant également la surveillance du trafic Internet. Combinez cela avec la façon dont les autorités ont qualifié de terroristes les mouvements Occupy et vous pouvez voir où cela nous amène.

Au cas où ça vous rappelle la Chine et des régimes totalitaires similaires, vous n’êtes pas le seul. Même l’Association du Cinéma d’Amérique, la MPAA, clame fièrement que ce qui fonctionne en Chine, Syrie, Iran et dans d’autres pays devrait fonctionner aux États-Unis. La Grande Muraille pare-feu de Chine et les systèmes de filtrage similaires sont glorifiés et cités en exemple dans ce qui est supposé être le monde libre.

Le nœud du problème ici est qu’à la différence de jadis, à l’époque où les régimes répressifs avaient besoin de réseaux compliqués de police secrète et d’informateurs pour surveiller les communications, tout ce dont ils ont besoin à présent est de contrôle sur le logiciel et le matériel que nous utilisons. Nos ordinateurs de bureau, nos portables, nos tablettes, nos smartphones, et toutes sortes de terminaux jouent un rôle dans pratiquement toutes nos communications. Vous pensez être à l’abri lorsque vous communiquez en face-à-face ? Réfléchissez-y à deux fois. Comment avez-vous préparé la rencontre ? Au téléphone ? Via le Web ? Et qu’est-ce que vous avez dans votre poche ou votre sac, toujours connecté au réseau ?

C’est contre cela que Stallman nous a mis en garde pendant toutes ces années — et la plupart d’entre nous, moi compris, ne l’ont jamais réellement pris au sérieux. Cependant, à mesure que le monde change, l’importance de la possibilité de vérifier ce que fait le code dans vos terminaux — ou de le faire faire par quelqu’un d’autre si vous n’en avez pas les compétences — devient de plus en plus évidente. Si nous perdons la possibilité de vérifier ce que font nos ordinateurs, nous sommes foutus.

C’est au cœur de ce que croient la Free Software Foundation et Stallman : que le logiciel propriétaire enlève à l’utilisateur le contrôle sur la machine, ce qui peut avoir des conséquences désastreuses, en particulier à présent que nous dépendons des ordinateurs pour à peu près tout ce que nous faisons. Le fait que Stallman l’ait prévu il y a près de trois décennies est remarquable, et donne raison à son activisme.

Et en 2012, nous allons avoir plus que jamais besoin de logiciels libres. Au récent Chaos Computer Congress de Berlin, Cory Doctorow a donné une conférence intitulée La guerre à venir sur l’informatique généraliste (NdT : The Coming War on General Purpose Computation). À cette occasion, Doctorow nous informa que l’ordinateur dont le contrôle complet est accessible à l’utilisateur est perçu comme une menace pour l’ordre établi actuel. La guerre du copyright ? Rien de plus qu’un prélude à la vraie guerre.

« En tant que membre de la génération Walkman, j’ai accepté le fait que j’aurai sûrement bientôt besoin d’implants auditifs, et, bien sûr, il ne s’agira pas de prothèses au sens classique, mais bien d’un ordinateur implanté dans mon corps », explique Doctorow. « Donc, lorsque je rentre dans ma voiture (un ordinateur dans lequel j’insère mon corps) avec mes audioprothèses (un ordinateur que j’insère dans mon corps), je veux être certain que ces technologies n’ont pas été conçues de manière à me cacher des choses, ni à m’empêcher de mettre fin à des processus qu’elles exécutent et qui nuiraient à mes intérêts ».

Et ceci est vraiment le coeur de la problématique. À partir du moment où les ordinateurs s’occupent de choses comme l’audition, la conduite automobile, et bien d’autres choses encore, nous ne pouvons plus nous permettre d’être privés d’accès à leur code. Nous devons avoir un droit de regard sur leur fonctionnement interne et pouvoir comprendre ce qu’ils font, afin de nous assurer que nous ne sommes pas surveillés, filtrés ou manipulés. Il y a peu, j’aurais encore affirmé que tout ceci n’est que pure paranoïa, mais avec tout ce qui se passe ces derniers temps, ce n’est plus de la paranoïa. C’est la réalité.

« À l’avenir, la liberté exigera de nous que nous ayons la capacité de surveiller nos appareils, de leur imposer ce que nous voulons qu’ils fassent, de définir une politique éthique et sensée pour leur utilisation, d’examiner et de pouvoir choisir et mettre fin aux processus qu’ils exécutent, afin qu’ils restent nos fidèles serviteurs, et non des traîtres et des espions à la solde de criminels, de voyous et d’obsédés du contrôle, qu’ils soient individus, États ou multinationales », nous avertit Doctorow, « Nous n’avons pas encore perdu, mais il nous faut gagner la guerre du Copyright afin de garder Internet et nos ordinateurs libres et ouverts. Parce que ces derniers sont les armes des guerres à venir, nous serons incapables de nous battre sans eux. »

Voilà pourquoi vous devriez soutenir Android (pas Google, mais Android), même si vous préférez l’iPhone. Voilà pourquoi vous devriez soutenir Linux, même si vous utilisez Windows. Voilà pourquoi vous devriez soutenir le serveur Web Apache, même si vous utilisez Microsoft IIS. Il va arriver un moment où être libre et ouvert ne sera plus seulement un avantage amusant, mais une nécessité.

Et ce moment approche beaucoup plus rapidement que vous ne le pensez.

Notes

[1] Crédit photo : Nur Hussein (Creative commons By-Sa)




Bépo, libérons les claviers, une touche après l’autre

Le saviez-vous ? Il n’y a pas que l’azerty (ou le qwerty) dans la vie des claviers qui peuvent eux aussi se libérer !

Il faut parfois du temps pour apprivoiser GNU/Linux et libérer son ordinateur acheté avec un système d’exploitation propriétaire dedans. Mais ceux qui y sont arrivés savent pourtant que le jeu en vaut la chandelle.

Et s’il en allait de même de nos claviers, libérables grâce à la disposition bépo sous Creative Commons By-Sa, spécialement conçue pour la saisie du français ?

Ceux qui ont fait l’effort de migrer de l’azerty au bépo peuvent en témoigner : vous aurez alors le plaisir de tapoter sur un clavier libre tout en gagnant en confort et rapidité d’exécution, ce qui est bien là l’essentiel.

Et pour vous donner plus envie encore de vous y frotter, rien de tel qu’une présentation assortie d’un petit voyage dans le temps pour comprendre comment et pourquoi le bépo a vu le jour. Une belle histoire (à rebondissements) racontée par notre ami Ploum.

Surprenons-nous à rêver. Peut-être qu’un jour on le trouvera dans les écoles et que les constructeurs seront alors obligés de suivre.

C’est la seconde contribution de Ploum sur le Framablog après le tout aussi intéressant article sur la monnaie libre Bitcoin.

Clavier Bépo - A2 - CC by-sa

Le Bépo n’est pas un numéro, c’est un clavier libre

Ploum – décembre 2011
Licence Creative Commons By-Sa

Je fais partie de ces personnes qui cherchent sans relâche à comprendre l’origine de nos habitudes, à remettre en question l’acquis. Entre nous, si vous lisez ceci, il y a de fortes chances que vous en fassiez partie vous aussi.

Si la technologie bouleverse bien des choses, elle impose aussi ses petites manies dont l’origine se perd parfois dans les brumes de sa courte histoire. Prenons l’exemple de cette machine que vous connaissez certainement et qui requiert des ses utilisateurs d’apprendre à manipuler plus d’une centaines de boutons, lesquels sont placés dans un ordre purement arbitraire et sans alignement correct.

Je parle bien entendu de l’ordinateur et de son mode d’interaction majeur: le clavier.

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi l’on tapait sur un clavier Azerty en France et en Belgique francophone ? Et bien, vous ne l’apprendrez pas dans cet article car, malgré toutes mes recherches, j’ai été incapable de le découvrir.

Commençons par le commencement : un beau matin de 1868, alors que les États-Unis résonnent encore des canons de la guerre de sécession, un bricoleur du Wisconsin du nom de Sholes invente la première machine à écrire. Sans se poser trop de question, il place logiquement les touches par ordre alphabétique.

Chaque touche appuyant sur une barre métallique horizontale qui ne peut pas frotter contre ses voisines, Sholes se voit dans l’obligation de décaler les rangées de touches, décalage qui est encore présent, sans aucune raison autre qu’historique, sur votre clavier, voire même sur les claviers virtuels des tablettes et des écrans tactiles !

Un autre problème apparait rapidement : les utilisateurs ont meilleure vitesse de frappe que prévu et si deux touches concomitantes sont pressées trop rapidement, le système se bloque.

En attendant de résoudre la cause mécanique du problème, Sholes propose un bon gros « hack » en décidant de placer les touches de manière tout à fait aléatoire mais en évitant que deux touches souvent utilisées ensemble soient proches sur le clavier. L’engin se calera toujours mais moins fréquemment. James Desmore, le marketing manager embauché par Sholes, propose que la marque qu’ils ont créés pour l’engin, « Typewriter », puisse être écrite en n’utilisant que la première rangée, histoire de faciliter le travail des démonstrateurs.

C’est ainsi qu’apparait la disposition Qwerty décalée, disposition la plus utilisée dans le monde et installée par défaut sur tous les systèmes informatiques. Comme je vous l’ai annoncé précédemment, la raison pour laquelle cette disposition se modifie en traversant la manche est inconnue. On pourrait penser une adaptation à la langue mais l’Azerty ne s’avère pas particulièrement propice à l’usage du Français et, de plus, on remarque facilement que la disposition de clavier ne dépend pas de la langue. Ainsi, si les Français utilisent l’Azerty, les Belges l’ont modifié pour en faire l’Azerty belge, les Canadiens utilisent un Qwerty francophone et les Suisses un Qwertz francophone également. L’observation des autres langues parlées dans plusieurs pays (comme l’Espagnol) démontre que l’usage d’une langue n’est en rien liée à une disposition de clavier.

Remarquons que Sholes lui-même dénoncera cet état de fait. Une fois les problèmes techniques de son invention réglés, il travaillera à optimiser la disposition en fonction de la fréquence des lettres en langue anglaise. Las, les utilisateurs se sont déjà habitués au Qwerty et les commerciaux de l’époque ne souhaitent pas prendre le risque de proposer une alternative.

Il faut alors attendre les années 1920 pour que le professeur de psychologie August Dvorak s’attaque à la mise au point une méthode précise permettant de déterminer la disposition optimale des touches sur un clavier, en fonction de la langue. Cette méthode nécessite de choisir un échantillons de textes représentatifs d’une langue et de déterminer la fréquence d’apparition de chaque lettre, individuellement ou dans un groupe donné (digramme, trigramme voire plus). Dvorak classe aussi les touches par degré de « confort » et détermine d’autres caractéristiques importantes, telles que le bénéfice d’une alternance gauche-droite lors de la frappe.

En 1932, Dvorak est fier de présenter une disposition particulièrement adaptée à l’anglais. Hélas, on lui oppose deux arguments : la nécessité de remplacer les machines actuelles et la nécessité de réentraîner les dactylos. Dvorak persévère et démontre que devenir dactylo en Dvorak est plus rapide qu’en QWERTY. Les dactylos Dvorak atteignent des vitesses impressionnantes. Ainsi, Barbara Blackburn bat le record du monde en maintenant une vitesse moyenne de 150 mots par minutes durant 50 minutes, avec des pointes à 170 mots par minutes. Personne n’a fait mieux depuis. À titre de comparaison, une personne n’ayant jamais fait de dactylo et tapant « vite » à 6-7 doigts dépasse rarement 50 mots par minutes. Et seuls de très bons dactylos pointent à 80-90, la moitié du record de Blackburn !

Toute cette histoire est très bien racontée en BD (et en anglais) sur DVZine, je vous en conseille la lecture.

Mais revenons à notre clavier. Devant la résistance des fabricants et du marché, l’invention du professeur Dvorak restera une curiosité jusqu’à l’avènement d’un nouvel outil : l’ordinateur.

Les ordinateurs offrent en effet une particularité extraordinaire par rapport aux machines à écrire : ils peuvent être programmés. Leur comportement peut être modifié. Il ne faut pas longtemps donc pour que des bidouilleurs ressortent la disposition Dvorak du placard, reprogramment leurs ordinateurs pour l’utiliser à la place du QWERTY et, pour faire joli, collent éventuellement des autocollants sur les touches.

Le Dvorak commence une seconde vie. Grâce à Internet, les principes du professeur Dvorak se répandent hors Anglophonie, menant à des initiatives plus ou moins heureuses de clavier Dvorak adapté à d’autres langues.

En France, outre une initiative restée lettre morte dans les années 1970 (le clavier Marsan), il faut attendre 2002 pour que Francis Leboutte crée une version Dvorak-fr. Cette version est modifiée par Josselin Mouette, développeur Debian, qui l’adapte à ses besoins. C’est ainsi que le clavier Leboutte-Mouette devient le Dvorak-fr présent sur la plupart des systèmes Linux.

Cependant, Francis Leboutte réclame les droits de cette disposition et déclare qu’ils ne sont pas sous licence libre. Les modifications de Josselin Mouette pourraient donc être illégales. Pendant que les discussions s’enlisent sur la pertinence de soumettre une disposition de clavier à une licence, un groupe de volontaires décide de faire table rase du passé et de recommencer à zéro.

Une grande partie de la subtilité de la méthode Dvorak réside dans le choix des échantillons de texte dits “représentatifs”. Notre nouveau groupe pose plusieurs bases :

  • Les textes auront une couverture très large. Outre les textes littéraires ou courants, la programmation, le courriel et la messagerie instantanée seront pris en compte.
  • Le clavier favorisera le respect des règles typographiques du Français, trop longtemps bafouées à cause d’un clavier inadapté (majuscules accentuées, espaces insécables, guillemets francophones, …)
  • Autant que possible, le clavier devra permettre l’utilisation d’autres langues que le français. ¡ Me gusta !
  • Le résultat et tous les outils produits seront sous licence libre.
  • Le projet sera mené démocratiquement et évoluera au gré des votes de ses membres.

Très vite, la disposition des touches principales s’impose. Les quatre premières donneront leur nom au projet : BÉPO.

En 2008, après 5 ans de travail et d’itérations multiples, la communauté présente le Bépo 1.0. Rapidement, celui-ci est inclus dans les distributions Linux et devient le Dvorak-fr par excellence. Il est d’ailleurs disponible sur la majorité des systèmes d’exploitation.

Aucune étude indépendante n’a jamais prouvé l’avantage de la vitesse d’une disposition sur une autre, ce qui a d’ailleurs été une des principales critiques faites au professeur Dvorak, celui-ci ayant mené toutes les études par lui-même. Ne voulant tomber dans le même piège, le projet Bépo a choisi de mettre en avant le confort de frappe plutôt que la vitesse.

Le Bépo serait donc un outil de confort, les doigts devant parcourir une distance nettement réduite. Les retours des utilisateurs souffrant de troubles musculosquelettiques (parmi lesquels, à cet époque, votre serviteur) tendent à montrer une nette amélioration voire, une guérison totale. Mais, encore une fois, ce résultat est à prendre avec des pincettes n’étant pas scientifique.

À titre d’exemple, voyez cette vidéo d’un même texte tapé par une personne maîtrisant à la fois l’Azerty et le Bépo.

On remarque qu’avec la disposition Bépo, les mains ne semblent bouger qu’à peine. Or, le texte en Bépo est en fait tapé plus rapidement que celui en Azerty !

Ceci dit, changer de disposition n’est pas chose aisée , surtout après plusieurs décennies d’Azerty. Pour une migration efficace et en suivant une méthode structurée, comptez quand même plusieurs semaines. Je peux en témoigner.

Mais, après tout, n’est-il pas temps de faire table rase des habitudes absurdes héritées du passé pour prendre soin de notre confort ? Ne doit-on pas encourager ces évolutions disruptives, surtout lorsqu’elles proviennent d’un projet libre et démocratique comme le Bépo ?

Rien que pour la beauté du geste, le Bépo mérite d’y consacrer quelques semaines, vous ne trouvez pas ?

PS: Et le décalage des rangées de touches me direz-vous ? J’allais oublier ! À ma connaissance, un seul fabricant de clavier a décidé de s’atteler au problème, donnant naissance au TypeMatrix. Les amateurs de la disposition Bépo sont nombreux à vanter ce clavier très particulier qui, en plus d’être confortable, peut être commandé en Bépo. On regrettera cependant son prix élevé (près de 90€) et le manque d’intérêt de la part des autres constructeurs.

Quand à Josselin Mouette, il m’a avoué être retourné sur un Azerty tout ce qu’il y a de plus banal mais je ne désespère pas de le convaincre de se mettre au Bépo.

Bépo Logo




Facebook et Google nous livrent leur version « malbouffe » de l’information

The Filter Bubble - Eli PariserLes médecins et pouvoirs publics ne cessent de nous interpeller au sujet de notre régime alimentaire : une alimentation variée et équilibrée est in-dis-pen-sable à notre santé, disent-ils en substance.

Et si nous décidions d’accorder la même attention à notre régime informationnel ?

Lorsque nous allons chercher de l’information en ligne, les contenus qui nous sont servis sont-il bien variés et équilibrés, ne contiennent-il pas trop d’informations grasses ou sucrées ?

La question ainsi posée par Eli Pariser dans le texte que nous vous proposons ci-dessous peut paraître étrange au premier abord, mais seulement si l’on ignore comment les grands restaurants d’information du Web que sont Google, Facebook ou Yahoo composent les assiettes qu’ils nous servent.

Imaginez un restaurant qui affinerait en permanence sa carte en fonction de ce que vous avez commandé précédemment et, si vous êtes un habitué, en fonction de ce que vous commandez le plus souvent. Seriez-vous étonné, au final, de ne plus avoir le choix qu’entre un steak-frites, une pizza à la viande hachée et des pâtes à la bolognaise, quand votre voisine de table se voit systématiquement proposer un choix de trois salades composées ? Comment pourrions-nous alors découvrir de nouveaux plats ou tout simplement varier nos menus ?

NB : terminons cette présentation en citant le moteur de recherche DuckDuckGo dont le manifeste exclut toute personnalisation des résultats (ainsi que tout pistage )

Facebook et Google nous livrent de l’information « malbouffe » avertit Eli Pariser

Bianca Bosker – 7 mars 2011 – HuffingtonPost.com
(Traduction Framalang : Antistress et Goofy)

Facebook, Google Giving Us Information Junk Food, Eli Pariser Warns

S’agissant de contenu informationnel, Google et Facebook nous offrent trop de sucreries et pas assez de légumes.

C’est l’avis d’Eli Pariser, activiste politique et précédemment directeur exécutif de MoveOn.org, qui tire la sonnette d’alarme au sujet des modifications du Web opérées par des algorithmes invisibles afin de produire des résultats de recherche personnalisés, des flux d’information et autres contenus taillés sur mesure qui menacent de limiter notre exposition à de nouvelles informations et de restreindre notre champ de vision sur le monde.

Pariser qui se décrit politiquement comme progressiste, racontait à la conférence annuelle TED qu’il avait toujours fait attention à prendre comme amis sur Facebook aussi bien des libéraux que des conservateurs, afin de garder un œil sur les discussions de chaque groupe. Pourtant il constata qu’avec le temps d’étranges choses se produisaient : ses amis conservateurs sur Facebook avaient disparus de son flux d’information. Il réalisa que l’algorithme de Facebook les en avait retirés au motif que Pariser cliquait plus souvent sur les liens de ses amis libéraux que sur ceux de ses amis conservateurs.

Google est également coupable de truquer les résultats affichés en fonction des actions passées de l’internaute. Pariser souligne combien, lors d’une même recherche sur Google, deux utilisateurs peuvent recevoir des résultats complètement différents compte tenu du fait que le moteur de recherche utilise 57 indicateurs propres à l’utilisateur pour modifier et adapter les résultats. « Il n’y a plus de Google générique » relève Pariser.

« Ceci nous conduit très rapidement vers un monde dans lequel Internet nous montre ce qu’il pense que nous voulons voir, mais pas nécessairement ce que nous avons besoin de voir » déclare Pariser au sujet des modifications opérées par la voie des algorithmes.

À cause des algorithmes qui déterminent ce que nous voyons en ligne d’après nos habitudes de navigation, de lecture et les liens sur lesquels nous cliquons, nous risquons d’être confrontés à moins de points de vue, d’être exposé à un champ plus réduit d’opinions et de contenus, ajoute Pariser.

« Si vous prenez tous ces filtres ensemble, si vous prenez tous ces algorithmes, vous obtenez ce que j’appelle une bulle de filtres. Votre bulle de filtres est votre univers d’information unique et personnel dans lequel vous vivez en ligne » déclare t-il. « Ce qui est dans votre bulle de filtres dépend de qui vous êtes et de que vous faites, mais le truc c’est que vous ne décidez pas ce qui entre dedans… Et plus important, vous ne voyez pas ce qui, en fait, s’en trouve rejeté. »

Les entreprises ont présenté la personnalisation de l’information comme une façon de fournir à l’utilisateur des contenus plus pertinents au regard de ses centres d’intérêt. Lorsque Google a lancé la recherche personnalisée auprès de l’ensemble de ses utilisateurs, il a vanté les mérites de cette fonctionnalité en disant qu’elle aiderait les gens à obtenir de meilleurs résultats. Selon le livre The Facebook Effect, Mark Zuckerberg (NdT : le créateur de Facebook) expliquait à son équipe l’utilité du flux d’information de Facebook en ces termes : « Un écureuil mourant dans votre jardin peut être plus pertinent pour vos intérêts du moment que les gens qui meurent en Afrique. ».

Pariser enjoint les responsables techniques d’entreprises comme Facebook et Google représentées à la conférence TED de reconsidérer leur approche afin de créer l’Internet dont nous révons tous, celui qui nous apportera des perspectives nouvelles, alternatives, et qui nous incitera à penser les choses de manière neuve et différente.

« Nous avons vraiment besoin que vous vous assuriez que ces algorithmes incorporent le sens de la vie publique, de la citoyenneté responsable » déclare Pariser. « Le problème est que les algorithmes n’ont pas encore le genre d’éthique intégrée qu’avaient les éditeurs. Donc si les algorithmes vont inventorier le monde pour nous, s’ils vont décider ce que nous pouvons voir et ce que nous ne pouvons pas voir, alors nous devons nous assurer qu’ils ne se sont pas basés uniquement sur la pertinence. Nous devons nous assurer qu’ils nous montrent aussi des choses qui sont dérangeantes ou stimulantes ou importantes. »

Des algorithmes plus intelligents, plus responsables, sont nécessaires pour garantir un régime d’information équilibré, ajoute Pariser.

« La meilleure des éditions nous donne un peu des deux », déclare t-il. « Il nous donne un petit peu de Justin Bieber et un petit peu d’Afghanistan. Il nous donne de l’information légumes et il nous donne de l’information dessert. »

Sinon, avertit-il, nous risquons de consommer trop d’informations fast food.

« Au lieu d’un régime d’information équilibré, vous pouvez finir entouré d’informations malbouffe » conclut Pariser.




Aussi belles soient vos apps, nous on reste sur le web !

JD Hancock - CC byUne « app », est une application destinée aux smartphones et aux tablettes.

Gratuites ou payantes (et très très rarement libres), elles sont disponibles sur des plateformes qui appartiennent le plus souvent au propriétaire du système d’exploitation de la machine telles que l’App Store d’Apple ou l’Android Market de Google.

C’est beau, c’est propre, ça tourne bien et on peut faire plein de sous avec[1].

Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si ces apps ne souffraient entre autres de deux défauts majeurs et rédhibitoires : elles ne se partagent pas et elles ne créent pas de liens.

Il se trouve que ce sont justement deux conditions à notre liberté et à la possibilité de changer un jour ce monde à bout de souffle…

Comme Dave Winer ci-dessous moi je reste sur le web. Et vous ?

Pourquoi les apps ne représentent pas l’avenir

Why apps are not the future

Dave Winer – 13 décembre 2011 – Scripting.com
(Traduction Framalang : kamui57, Pyg, Axx et Rémi)

Je l’entends partout. Le Web est mort, les apps sont l’avenir.

Je l’ai lu la première fois en couverture du magazine Wired en mars 1997 puis encore en août 2010. J’étais tellement impressionné qu’à chaque fois j’ai mis le lien en exergue sur mon blog, histoire de rappeler à mes visiteurs qu’ils étaient en train de parcourir un média sur le point de mourir.

Ce n’était évidemment qu’une boutade. Je vais continuez à m’amuser ici pendant que vous flirtez avec vos apps. Et je serai toujours là quand vous reviendrez. Je sais que cela arrivera. Voici pourquoi.

Créer du lien

Imaginez chacune des apps qu’ils veulent que vous utilisiez sur votre iPad ou votre iPhone comme un très grand et très haut silo. On peut certes avoir l’impression d’avoir du confort et de l’espace à l’intérieur mais rien n’entre ni ne sort qui ne soit parfaitement contrôlé par les gens qui ont créé l’application. Ça craint !

Ce qu’il y a de génial avec le web ce sont les liens. Le web repose sur le lien. Le web a une sale gueule alors que votre application est jolie ? Ça m’est complètement égal : si je ne peux pas ajouter de liens entrant ou sortant, vous êtes bien loin de pouvoir remplacer le web. Ce serait aussi stupide que de dire que vous n’avez pas besoin d’océans parce que vous avez une baignoire, aussi magnifique soit-elle. Essayez de bâtir un continent autour et vous comprendrez ce que je veux dire.

On paye cher des gens pour être des Grands Penseurs à notre place mais, dans l’ensemble, ils ne cherchent qu’à plaire à leurs créditeurs.

Cela convient et rassure les riches de penser que le monde fou, sauvage et non régulé de l’internet ne les menace plus désormais, que les utilisateurs sont heureux de vivre dans un monde balisé et aseptisé à la Disney, sans tout ce désordre que cause la liberté.

Ne vous en déplaise, je vais rester sur le web.

Notes

[1] Crédit photo : JD Hancock (Creative Commons By)