Comment rémunérer les artistes n’est pas une question mais une insulte

La réponse de Rick Falkvinge à la sempiternelle question de la rémunération de la création qui arrive instantanément dans la bouche de certains dès que l’on parle de partage de la culture sur Internet…

Torley - CC by-sa

« Comment faudrait-il payer les artistes ? » n’est pas une question, c’est une insulte.

“How Should Artists Get Paid?” Isn’t a Question, it’s an Insult

Rick Falkvinge – 18 août 2013 – TorrentFreak
(Traduction : raphaelmartin, La goule, farlistener, mathilde, maxlath, Naar, @zessx, AmoK, audionuma, Jeey, GregR, Penguin + anonymes)

Une question revient sans cesse dans le débat sur le partage de la culture et du savoir en violation du monopole sur les droits d’auteur. Mais à bien y réfléchir ce n’est pas tant une question qu’une insulte à tous les artistes.

Nous avons tous entendu les objections face au partage de la culture et du savoir de nombreuses fois : « Comment les artistes seront-ils rémunérés si vous copiez leurs créations sans les rétribuer ? »

Cette question est délirante à plus d’un titre.

Premièrement, les artistes qui sont copiés sont rémunérés, non pas sur les ventes de ces copies mais par d’autres moyens. J’encourage par exemple la copie de mon guide de management Swarmwise, parce que je sais que la diffusion du livre entraîne d’autres formes de revenus. Selon une étude norvégienne, le revenu moyen des musiciens a augmenté de 114% depuis que les gens ont commencé à partager la culture en ligne à une grande échelle. D’autres études confirment cette observation.

Deuxièmement, même s’ils ne sont pas payés, les personnes qui partagent ne portent aucune responsabilité sur le modèle économique des entrepreneurs. C’est ce que deviennent les artistes dès lors qu’ils vont gratter leur guitare dans la cuisine en espérant vendre leurs créations : des entrepreneurs. Les même règles s’appliquent aussi bien à eux qu’à tout autre entrepreneur sur la planète : personne ne leur est redevable d’une vente, ils doivent proposer un produit que quelqu’un veut acheter. Veut. Acheter. Pas d’excuses, rien n’est dû, ce sont juste les affaires.

Troisièmement, nous ne vivons pas dans une économie planifiée. Personne n’est tenu de savoir d’où viendra le salaire d’une autre personne. En Union Soviétique, vous pouviez dire à Vladimir Sklyarov que ses pincements de guitare étaient hautement artistiques (autrement dit que personne ne les aimait) et que son prochain salaire serait versé par le Bureau des Arts Incompréhensibles, mais nous ne vivons pas dans une économie planifiée. Nous vivons dans une économie de marché. Chacun est responsable de son salaire, de trouver un moyen de gagner de l’argent en produisant de la valeur que quelqu’un d’autre veut acheter. Veut. Acheter. Pas d’excuses, rien n’est dû.

Quatrièmement, quand bien même ces entrepreneurs mériteraient de l’argent (comme par enchantement puisqu’en réalité ils ne réalisent concrètement aucune vente), le contrôle de ce que les gens se partagent ne pourrait être concrétisé sans démanteler le secret des correspondances, en surveillant chaque mot communiqué. Or les libertés fondamentales passent toujours avant le profit de qui que ce soit. Nous n’avons jamais déterminé ce que devaient être les libertés individuelles sur la base de qui pourrait en tirer profit et qui ne le pourrait pas.

Mais allons au fond du problème. Ce n’est pas une question, c’est une insulte. Une de celles qui dure depuis aussi longtemps que l’art existe lui-même, du fait que les artistes ont besoin ou même méritent d’être rémunérés. Aucun artiste ne pense en ces termes. Ceux qui le font sont les intermédiaires commerciaux parasites que l’on retrouve défendant le monopole du droit d’auteur, puis laissant les artistes et leurs fans à sec, se frottant les mains sur le chemin de la banque alors qu’ils exploitent impitoyablement un système de monopole légal : le monopole du copyright.

Une insulte qui a existé de tout temps dans l’histoire de l’Art. Une insulte entre artistes qui discrédite l’art de quelqu’un, sous-entendant qu’il ne mérite même pas d’être appelé un artiste. Cette insulte est : « Tu fais ça pour l’argent. »

« Comment doivent-être payés les artistes ? », est une question qui induit que les artistes ne veulent pas jouer ou créer autrement que pour de l’argent, ce qui constitue une insulte très grave.

Il est une raison pour laquelle « se vendre » est un terme fortement négatif en art. Une large majorité des artistes font la gueule quand on leur demande s’ils jouent pour de l’argent ; c’est, je me répète, une insulte grave. L’idée toujours rabâchée qu’on ne crée pas de culture si l’on n’est pas payé en retour vient de ceux qui exploitent les artistes, et jamais des artistes eux-mêmes.

Après tout, si nous créons, ce n’est pas parce que nous pouvons en tirer de l’argent à titre individuel, mais grâce à ce que nous sommes, ce dont nous sommes faits, comment nous sommes connectés. Nous créons depuis que nous avons appris à mettre de la peinture rouge sur les parois des cavernes. Nous sommes des animaux culturels. La culture a toujours fait partie de notre civilisation, qu’elle soit rémunérée ou non.

Si un artiste veut vendre ses biens ou ses services et devenir un entrepreneur, je lui souhaite toute la chance et le succès du monde. Mais les affaires sont les affaires, et il n’y a rien qui assure à un entrepreneur de vendre.

Crédit photo : Torley (Creative Commons By-Sa)




Le chiffrement, maintenant (1)

Internet est dans un sale état. Tout cassé, fragmenté, explosé en parcelles de territoires dont des géants prédateurs se disputent âprement les lambeaux : Google, Apple, Facebook, Amazon, et tous ceux qui sont prêts à tout pour ravir leur monopole ne voient en nous que des profils rentables et dans nos usages que des consommations. La captation par ces entreprises de nos données personnelles a atteint un degré de sophistication auquel il devient difficile d’échapper.

Mais désormais une autre menace pèse sur tous les usagers du net, celle de la surveillance généralisée. Sans remonter aux années où était révélé et contesté le réseau Echelon, depuis longtemps on savait que les services secrets (et pas seulement ceux des pays de l’Ouest) mettaient des moyens technologiques puissants au service de ce qu’on appelait alors des « écoutes ». Ce qui est nouveau et dévastateur, c’est que nous savons maintenant quelle ampleur inouïe atteint cette surveillance de tous les comportements de notre vie privée. Notre vie en ligne nous permet tout : lire, écrire, compter, apprendre, acheter et vendre, travailler et se détendre, communiquer et s’informer… Mais aucune de nos pratiques numériques ne peut échapper à la surveillance. et gare à ceux qui cherchent à faire d’Internet un outil citoyen de contestation ou de dévoilement : censure politique du net en Chine et dans plusieurs autres pays déjà sous prétexte de lutte contre la pédopornographie, condamnation à des peines disproportionnées pour Manning, exil contraint pour Assange et Snowden, avec la complicité des gouvernements les systèmes de surveillance piétinent sans scrupules les droits fondamentaux inscrits dans les constitutions de pays plus ou moins démocratiques.

Faut-il se résigner à n’être que des consommateurs-suspects ? Comment le simple utilisateur d’Internet, qui ne dispose pas de compétences techniques sophistiquées pour installer des contre-mesures, peut-il préserver sa « bulle » privée, le secret de sa vie intime, sa liberté de communiquer librement sur Internet — qui n’est rien d’autre que la forme contemporaine de la liberté d’expression ?

Oui, il est difficile au citoyen du net de s’installer un réseau virtuel privé, un serveur personnel de courrier, d’utiliser TOR, de chiffrer ses messages de façon sûre, et autres dispositifs que les geeks s’enorgueillissent de maîtriser (avec, n’est-ce pas, un soupçon de condescendance pour les autres… Souvenez-vous des réactions du type : « — Hadopi ? M’en fous… je me fais un tunnel VPN et c’est réglé »).

Aujourd’hui que tout le monde a compris à quelle double surveillance nous sommes soumis, c’est tout le monde qui devrait pouvoir accéder à des outils simples qui, à défaut de protéger intégralement la confidentialité, la préservent pour l’essentiel.

Voilà pourquoi une initiative récente de la Fondation pour la liberté de la presse (Freedom of the Press Foundation) nous a paru utile à relayer. Encryption works (« le chiffrement, ça marche ») est un petit guide rédigé par Micah Lee (membre actif de l’EFF et développeur de l’excellente extension HTTPS Everywhere) qui propose une initiation à quelques techniques destinées à permettre à chacun de protéger sa vie privée.

Nous vous en traduisons aujourd’hui le préambule et publierons chaque semaine un petit chapitre. Répétons-le, il s’agit d’une première approche, et un ouvrage plus conséquent dont la traduction est en cours sera probablement disponible dans quelques mois grâce à Framalang. Mais faisons ensemble ce premier pas vers la maîtrise de notre vie en ligne.

Contributeurs : Slystone, Asta, peupleLa, lamessen, Calou, goofy, Lolo

Le chiffrement, ça marche

Comment protéger votre vie privée à l’ère de la surveillance par la NSA

par Micah Lee

Le chiffrement, ça marche. Correctement configurés, les systèmes de chiffrement forts font partie des rares choses sur lesquelles vous pouvez compter. Malheureusement, la sécurité des points d’accès est si horriblement faible que la NSA peut la contourner fréquemment.

— Edward Snowden, répondant en direct à des questions sur le site du Guardian

La NSA est la plus importante et la plus subventionnée des agences d’espionnage que le monde ait pu connaître. Elle dépense des milliards de dollars chaque année dans le but d’aspirer les données numériques de la plupart des gens de cette planète qui possèdent un accès à Internet et au réseau téléphonique. Et comme le montrent des articles récents du Guardian et du Washington Post, même les plus banales communications américaines n’échappent pas à leur filet.

Vous protéger de la NSA, ou de toute autre agence gouvernementale de renseignements, ce n’est pas simple. Et ce n’est pas un problème que l’on peut résoudre en se contentant de télécharger une application. Mais grâce au travail de cryptographes civils et de la communauté du FLOSS, il reste possible de préserver sa vie privée sur Internet. Les logiciels qui le permettent sont librement accessibles à tous. C’est particulièrement important pour des journalistes qui communiquent en ligne avec leurs sources.

(à suivre…)

Copyright: Encryption Works: How to Protect Your Privacy in the Age of NSA Surveillance est publié sous licence Creative Commons Attribution 3.0 Unported License.




Geektionnerd : 11 milliards

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Source :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Vous n’avez pas peur que quelqu’un vous pique votre idée ?

Daniel Solis est un concepteur de jeux de société. Il n’a jamais hésité à publier ses idées sur son blog avant même qu’elles ne soient susceptibles de se concrétiser un jour.

Le pari de l’ouverture en somme et il s’en explique ci-dessous.

Michael Elleray - CC by

Vous craignez que quelqu’un vous pique votre idée ?

Afraid someone will steal your idea?

Daniel Solis – 27 août 2013 – OpenSource.com
(Traduction : Asta, toufalk, audionuma, Slystone, KoS, Pouhiou, goofy + anonymes)

Je suis concepteur de jeux de société. C’est un boulot amusant, créatif et effrayant, à des années-lumière de ma carrière précédente dans la publicité. Dans ces deux domaines, on attribue une haute valeur aux idées, particulièrement aux idées « nouvelles ». Personne n’aime se faire doubler. Que ce soit une campagne publicitaire ou un jeu de société, vous voulez être le premier à le sortir.

Il pourrait donc paraître étrange que j’aie passé dix ans à bloguer mon processus de conception de jeux. Chacun de mes concepts foireux et de mes prototypes finalisés est mis en ligne, visible par tout le monde.

La question qui revient le plus souvent est : « Vous n’avez pas peur que quelqu’un vous pique votre idée ? »

À ceux qui posent cette question, ce que je vous entends dire c’est : « J’aurais peur qu’on me pique mon idée ».

Je comprends ! Vous êtes vraiment fier de votre mécanisme de jeu novateur, de votre thème si original, ou d’autre chose issu de votre propriété intellectuelle qui vaudra des millions. C’est bien d’être fier de son travail ! Ça vous aide à persévérer durant ces heures sombres où vous vous demandez si vous ne feriez pas mieux d’avoir un autre passe-temps, genre le golf sur omelette.

Mais cette fierté peut aussi vous donner d’étranges inquiétudes, par exemple que quelqu’un d’autre s’intéresse à peu près autant que vous à votre idée. Ce n’est pas une insulte à votre idée, mais simplement nécessaire dans le domaine de la création. Si quelqu’un s’intéressait autant que vous à votre idée de jeu, il y passerait déjà ses nuits… toutes ces longues heures qu’il faut pour tester le jeu, développer, pleurer, réviser, pleurer, et tester le jeu à nouveau jusqu’à ce que l’idée devienne un jeu digne de ce nom.

Attendez : vous y passez déjà ces longues heures, n’est-ce pas ? Par pitié, ne me dites pas que vous êtes angoissé par le vol de votre idée avant même d’y avoir investi ce temps de développement. Ne me dites pas que vous avez fait des recherches sur les brevets, les droits d’auteur, les clauses de confidentialité et le dépôt de marque avant même de vous mettre à tester le jeu. Ne me dites pas que vous ne testez le jeu qu’avec des proches, qui ont donc tout intérêt à ne pas vous briser le cœur. Vous ne faites pas tout cela, n’est-ce pas ? Bien sûr que non, ce serait idiot. Cette paranoïa n’est qu’un prétexte pour ne pas se mettre au travail.

Voici quelques petites choses que j’ai apprises après des années à concevoir des jeux en public. J’espère que ces observations seront pertinentes dans votre propre processus créatif.

Gadl - CC by

La vérité sur les idées

Les idées ne sont pas si particulières.

Sérieusement, une idée sympa ne peut pas en elle-même constituer un jeu. Antoine Bauza a récemment reçu le « Prix du Jeu de l’Année » au festival du jeu d’Essen, en Allemagne. Il a reçu ce prix pour Hanabi, un petit jeu de cartes collaboratif dans lequel les joueurs tiennent leurs cartes à l’envers et dépendent des autres pour recueillir des informations précises sur leur propre main. Il ne s’est pas juste réveillé un matin en disant « Hé, je veux faire un jeu où on tient ses cartes à l’envers et où on doit collaborer » et a reçu alors le prix « Spiel de Jahres ». Non, il y a eu une masse de travail et deux éditions distinctes avant qu’Hanabi soit reconnu pour son inventivité et devienne un succès commercial.

Les idées ne dévoilent pas l’émergence.

Même si votre idée est à 100% originale, l’idée seule ne vaut rien. C’est le travail de dévoilement des propriétés émergentes qui rend l’idée valable. Reprenons l’exemple du jeu Hanabi de Bauza : pour obtenir un jeu aussi élégant, il a fallu consacrer beaucoup de temps à chaque décision lors de la conception. Avec si peu de règles du jeu, tout devient beaucoup plus important. Combien de couleurs devrait-il y avoir dans le jeu ? Combien de cartes de chaque rang ? Quel est le score moyen sur une centaine de parties ? Comment les joueurs communiquent-ils entre eux pendant une partie ? Aucune de ces questions ne trouve de réponse tant que l’ « idée » n’est pas matérialisée sur la table. Il y a d’innombrables propriétés émergentes qui ne se révèlent qu’après des parties tests.

Vos idées sont piquées… à quelqu’un d’autre.

J’ai un placard rempli d’idées qui n’ont jamais abouti, pour diverses raisons. Des idées partout ! Sérieusement, tenez, prenez-en, j’en ai trop. Nous les avons toutes et il y a des chances qu’aucune d’entre elles ne soit originale. Pas les miennes, ni probablement les vôtres. Nous ne pouvons pas échapper aux déterminants de notre époque, nous pouvons seulement y réagir, et les répéter. Nous baignons dans un courant d’influences, qu’on le réalise ou non. Un simple exemple : essayez de penser à une nouvelle pièce de jeu d’échecs. Allez-y, peut-être qu’elle se déplace comme un fou, mais en étant limité à deux cases ? Peut-être qu’elle se déplace comme un roi, mais de deux cases seulement si elle se déplace en avant et peut seulement capturer en diagonale ? Ok, maintenant considérez les centaines de pièces d’échecs qui sont quelque part dans le monde, et voyez s’il vous reste de la place pour innover. Est-ce que c’est dégrisant ? Oui. Est-ce que c’est décourageant ? Foutrement non.

Votre idée toute seule ne constitue pas un jeu.

Prenons le temps de regarder les choses calmement. Si un jeu n’est pas joué, est-ce que c’est toujours un jeu ? Est-ce que c’est seulement un jeu quand il est joué ? Voilà les questions que je vous pose si vous vous préoccupez de garder jalousement vos préééécieuses idées pour vous, au lieu de les confronter vraiment au regard du plus de monde possible. Votre idée n’est pas un jeu. Seul votre jeu en est un. Il en est un seulement si les gens y jouent. Cela signifie que vous devez faire des prototypes, écrire des règles, et affronter la gêne sociale de demander à des étrangers de jouer le jeu, avec une règle supplémentaire : cela pourrait ne même pas être amusant. C’est ce qui rendra votre idée précieuse. Et devinez quoi ? Quand le jeu est amusant, la victoire en sera d’autant plus savoureuse.

La valeur, ça prend du temps, beaucoup de temps.

Tout ça pour dire… Non, je ne suis pas effrayé par l’idée que quelqu’un me vole mes idées. En fait, c’est exactement le contraire. Je ne serais pas là si je n’étais pas si ouvert au sujet de mes processus de création. Je le fais publiquement depuis maintenant une dizaine d’années. Mais quand j’ai commencé, oui, j’avais peur !

Tout a commencé autour de 1999 quand j’ai créé un jeu de fan dérivé du jeu de rôle World of Darkness à propos de zombies doués de sensations. Il s’appelait Zombie: the Coil. Je pensais pouvoir combler un trou dans la mythologie de WoD. Et punaise, je l’ai farci de tout ce que je pensais qu’un bon RPG devait contenir : faits artificiels, mécanismes inconsistants, postures punk-rock, complainte gothique. J’avais juste copié la structure des propriétés des jeux White Wolf (NdT: la société d’éditon de World of Darkness) de l’époque, je l’avais écrit avec ces contraintes et posté le résultat sur mon site pourri.

J’ai alors été effrayé par le fait que White Wolf pourrait me voler mon idée. J’ai appris qu’ils sortaient Hunter: the Reckoning et que ça parlait de zombies. Oh non, des zombies dans World of Darkness ? Merde ! Tout ce que j’avais écrit partait en fumée ! Peu importe que je n’aie pas essayé de contacter White Wolf en premier lieu. Pouvez-vous imaginer ma naïve audace ? Je pique pas mal de trucs dans les bouquins de White Wolf et après je suis inquiet qu’ils se penchent sur mon travail ? Remets ça à l’endroit, jeune Daniel. Zombie: the Coil, ça craint. Mais continue, tu trouveras ton processus de conception dans presque 15 ans (et aussi, jeune Daniel, arrête de porter des manteaux en Floride, tu as l’air d’un parfait idiot). Pas la peine de préciser que White Wolf a fait son chemin dans les année 90 sans ma petite contribution. Mais dépasser cette peur, être à l’aise pour montrer mon travail aux autres et affronter les critiques, ça, ça a de la valeur. Et alors, j’ai continué à concevoir plein de jeux débiles.

Ni génie, ni mysticisme. Seulement le travail.

Ne croyez pas cette mythologie du génie. C’est un mirage. Peut-être qu’il existe des génies, mais vous ne pouvez pas partir du principe que vous en êtes un. C’est comme vivre en croyant qu’on va régulièrement gagner au loto. Non, la valeur vient du travail et personne n’en fera autant que vous. Achetez une pizza aux testeurs de votre jeu. Crevez-vous à trouver la terminologie du jeu. Assemblez et finalisez trois prototypes d’affilée puis recommencez de zéro. Là réside l’artisanat, le métier de conception de jeux. Alors on s’y remet !

JD Hancock - CC by

Crédit photos : Michael Elleray, Gadl et JD Hancock (Creative Commons By)




Concurrence déloyale des logiciels libres en Europe ? La réponse de la FSFE

Le groupe de pression « FairSearch » (Microsoft, Nokia, Oracle…) prétend que Android fausse la concurrence parce qu’il est libre et gratuit et vient s’en plaindre à la Commission Européenne.

Traduite par nos soins, une réponse de la Free Software Foundation Europe s’imposait.

Laihiu - CC by

Les objections de la FSFE aux prétendues pratiques de « prix prédatoires » des logiciels libres

FSFE objects to claims of ‘predatory pricing’ in Free Software

(Traduction : Asta, GregR, Kiwileaks, KoS, Rinzin, Scailyna, Slystone, Tentate, aKa, audionuma, hugo, lamessen, lu, madalton + anonymes)

À :
Commission Européenne
DG Concurrence
B-1049 Bruxelles
Belgique

Juillet 2013

Selon des informations publiées dans un media spécialisé en ligne, la coalition dénommée « FairSearch » (composée de Microsoft, Nokia, Oracle et un certain nombre de fournisseurs de services en ligne) prétend dans sa dernière demande à la Commission Européenne que la distribution gratuite d’Android, un système d’exploitation libre[1] pour mobiles développé par Google, constitue une pratique de prix prédatoires. Suggérer que la distribution gratuite de logiciels libres pénalise la concurrence est d’une part faux en soi, et constitue d’autre part un danger pour la concurrence et l’innovation.

Nous exhortons la Commission à examiner les faits comme il se doit avant d’admettre les allégations de FairSearch comme établies. Nous vous écrivons aujourd’hui afin d’expliquer comment la distribution de logiciels libres, qu’elle soit gratuite ou contre rémunération, promeut la concurrence plutôt que de la mettre à mal.

La Free Software Foundation Europe (FSFE) est une organisation associative indépendante et à but non lucratif qui se consacre à la promotion du logiciel libre. La FSFE défend l’idée que les libertés d’utiliser, de partager et d’améliorer les logiciels sont essentielles pour assurer une participation de tous à l’ère informatique. Nous travaillons en faveur d’une compréhension et d’un soutien global vis-à-vis du logiciel libre en politique, en droit et dans la société en général. Nous promouvons également le développement des technologies, telles que le système d’exploitation GNU/Linux, qui assurent ces libertés à tous les participants de la société numérique. Pour atteindre ces buts, nous avons une longue histoire d’implication active dans les processus de concurrence qui affectent le logiciel libre.

Le logiciel libre est une question de liberté, pas de prix.

Le terme « libre » dans logiciel libre évoque la notion de liberté, et non celle de prix (NdT la fameuse ambiguité sur le mot anglais free). Plus précisément, le logiciel libre offre aux utilisateurs les libertés suivantes :

  • exécuter le programme, sans limitation ;
  • étudier le code source du programme et comprendre comment il fonctionne ;
  • partager le programme avec d’autres, que cela soit gratuitement ou moyennant finance ;
  • améliorer le programme et distribuer ses améliorations.

Prises ensemble, ces quatre libertés font du modèle du logiciel libre une force puissante et disruptive pour la concurrence. Le logiciel libre a contribué de façon considérable à la rupture d’anciens monopoles construits par les fabricants de logiciels propriétaires tels que Microsoft.

Dans de nombreux domaines, les logiciels libres sont depuis longtemps les applications majeures, ou les alternatives concurrentes les plus puissantes. Cela inclut les serveurs web[2], la navigation web (Firefox), les suites bureautiques (LibreOffice, OpenOffice), et les systèmes d’exploitation de serveurs. 93% des 500 supercalculateurs mondiaux sont basés sur des systèmes d’exploitation libres.

Le logiciel libre est la norme pour les fabricants de périphériques embarqués, comme les télévisions « intelligentes », les routeurs DSL, et les ordinateurs de bord des voitures, pour ne citer qu’eux. De nos jours, des entreprises leaders du web, comme Facebook, Amazon et Google, s’appuient fortement sur le logiciel libre pour construire leurs offres. Le logiciel libre fait aussi fonctionner pléthore de startups et de concurrents avec des architectures et des services qui constituent des alternatives aux prestataires établis.

La tendance dans le mobile et ailleurs est irrémédiablement aux logiciels libres

Selon les sources accessibles au public, le fond de la revendication de FairSearch est qu’en « distribuant Android gratuitement », Google empêche les systèmes d’exploitation concurrents d’obtenir un retour sur investissement dans leur concurrence de « la plate-forme mobile dominante de Google ».

La FSFE s’oppose fermement à cette qualification : le logiciel libre est un moyen très efficace de produire et distribuer du logiciel. La vente de licences n’est que l’un des nombreux moyens de monétiser le logiciel.

Android est une plateforme logicielle construite autour du noyau Linux et de Java, par le fork Dalvik, ce qui est possible parce que Java et le noyau sont disponibles sous licence libre. N’importe qui peut prendre Android et le transformer en quelque chose de meilleur et de plus libre, avec ou sans liens avec Google, et ce aussi longtemps que le code source sera disponible, comme il l’est actuellement. Replicant et CyanogenMod sont simplement deux exemples notables, tous deux installés sur des millions de terminaux. L’adoption d’Android par Facebook pour ses propres besoins montre à quel point la plateforme est véritablement ouverte, au point qu’un concurrent peut proposer une interface graphique (GUI) alternative qui est essentiellement destinée aux services d’un concurrent.

En ce qui concerne Java, la Commission a déjà constaté la forte valeur d’une plateforme non fragmentée et reconnaît qu’il existe de fortes motivations à la prévention de sa fragmentation[3]. À tout le moins, Android a attiré les critiques du fait que ses conditions de licence et d’ouverture favorisent la fragmentation, contre ses propres intérêts. La fragmentation est une menace liée à la liberté de « forker ». Dans un contexte propriétaire, le contrôle étroit sur le droit d’auteur, les marques et les brevets empêche facilement la fragmentation. À l’inverse, dans un environnement libre, la fragmentation est évitée par le consensus, le l’autorité fondée sur le mérite, et parfois par l’utilisation de marques (Red Hat, Mozilla). Linux, le noyau commun aux systèmes d’exploitation Android et GNU/Linux a échappé jusqu’à présent à la fragmentation non pas parce qu’elle est impossible ou interdite ? elle ne l’est certainement pas ?, mais parce qu’elle ne rimerait à rien. Au sein d’une plateforme, assurer la plus large compatibilité et un haut degré de standardisation est une préoccupation constante de tout projet, et constitue d’une part une incitation forte pour éviter les abus de la communauté, et d’autre part une pression constante sur le ou les chefs de file du projet pour qu’ils avancent par consensus[4].

Afin de bien illustrer la façon dont le logiciel libre favorise la concurrence, nous faisons remarquer que tous les ajouts récents à la liste des systèmes d’exploitation mobiles sont largement du logiciel libre. Bien que les appareils Android représentent actuellement aux alentours de 70% des ventes de téléphones portables et tablettes, plusieurs autres systèmes d’exploitation mobiles libres basés sur le noyau Linux émergent pour entrer en concurrence avec Android. Les exemples incluent Firefox OS (soutenu par la fondation Mozilla), Jolla (issu des cendres de Maemo, un projet de la société Nokia interrompu suite à l’alignement stratégique de celle-ci sur Microsoft), Tizen (soutenu par Samsung, Intel et plusieurs opérateurs téléphoniques tels que Vodafone et NTT Docomo), et UbuntuMobile (soutenu par Canonical).

La distribution libre du code n’a rien a voir avec les prix prédatoires

Dans sa demande, la coalition FairSearch affirme que la disponibilité gratuite d’Android rend difficile ou impossible la concurrence sur le marché des systèmes d’exploitation mobiles.

Cependant, la vente de licences n’a jamais été une stratégie importante dans le marché du mobile. À la base, le constructeur de Blackberry, RIM, vendait des appareils et des logiciels et services pour les serveurs dans le secteur des entreprises. Apple a financé son iOS propriétaire grâce à ses services et composants vendu à la fois par Apple et par des entreprises tierces réduisant considérablement les revenus générés par le magasin en ligne iTunes. Nokia a essayé de maintenir deux systèmes d’exploitations différents, tous deux finalement libres (Symbian et Maemo, ensuite renommé en Meego, et maintenant forké par Jolla et son SailFish). Seul Microsoft a réussi à garder une position de vendeur de logiciel indépendant, arguant de l’avantage tiré de l’intégration avec ses services réseaux.

Il semblerait donc que le seul motif envisageable à la plainte de la coalition FairSearch soit que l’existence d’un certain nombre de systèmes d’exploitations mobiles libres, dont Android, rende la tache plus difficile à Microsoft pour reproduire son modèle économique dans le marché mobile. En soi, la demande de FairSearch à la commission revient à favoriser un modèle économique plutôt qu’un autre. C’est exactement à l’opposé de ce qu’une autorité de concurrence devrait appliquer pour maintenir un marché concurrentiel.

La FSFE a toujours clairement affirmé qu’une licence propriétaire est un système de production de logiciel obsolète et inefficace. De notre point de vu, Google n’a ni l’intention ni les moyens de monopoliser le marché du système d’exploitation mobile, tout simplement parce qu’il n’y a pas de marché des licences de systèmes d’exploitations propriétaires.

La pratique de prix prédatoires alléguée par FairSearch est clairement inadaptée à la réalité d’un marché où il n’y a pas de prix, et d’un produit qui, étant un logiciel libre, peut être littéralement pris par n’importe qui et « forké », ce qui est une pratique que la Commission avait déjà abordée précédemment. Il n’y a pas de distribution « à perte » pour le logiciel libre, parce que le prix des copies sur le marché du système d’exploitation mobile dans ces circonstances est précisément de zéro.

Les logiciels sont faciles à copier pour un coût quasi-nul. En termes économiques, cela signifie qu’il n’y a par définition pas de rareté dans les logiciels. Une telle rareté ne peut être introduite qu’artificiellement, l’utilisation d’une licence propriétaire étant le moyen le plus courant.

Au contraire, le logiciel libre crée un bien commun, auquel chacun peut participer, mais que personne ne peut monopoliser. Les logiciels libres créent ainsi de la richesse et augmentent les possibilités de croissance pour nombre de compagnies et de modèles économiques. Par exemple, Red Hat est une entreprise dont le chiffre d’affaire annuel atteint les 1.3 milliards de dollars, uniquement par la fourniture de services autour d’une distribution GNU/Linux. Android a sans nul doute créé un avantage compétitif pour Google ; mais, contrairement à Microsoft, Google ne se focalise pas sur les logiciels et la monopolisation de plateforme, mais sur les services, proposés sur n’importe quelle plateforme utilisée par le consommateur. Au contraire, des analystes estiment que Microsoft gagne plus d’argent grâce à Android qu’il n’en gagne à partir de Windows pour les appareils mobiles. Après l’engagement d’une politique de licence d’exploitation de ses brevets agressive à l’égard des fabricants d’appareils Android.

L’avantage compétitif de Google est essentiellement éphémère : la seule voie pour rester devant la concurrence dans les logiciels libres est de concevoir de meilleurs produits ou services et de gagner la confiance des utilisateurs. Le coût à l’entrée dans cette environnement concurrentiel est extrêmement bas. En effet, cette plateforme accepte des marchés d’applications alternatifs. Les différentes fondations du logiciel libre font campagne pour « libérer les Android » (Free Your Android) et sollicite l’adoption d’un marché d’application alternatif appelé F-Droid où sont uniquement proposés des logiciels libres.

Conclusion

Dans cette demande, la coalition FairSearch semble supposer que les régulateurs européens n’ont pas pris conscience des évolutions du marché du logiciel au cours de cette dernière décennie. Au lieu de mettre en évidence une menace réelle à la concurrence dans le marché du mobile, la demande de FairSearch donne l’impression que Microsoft (une entreprise condamnée pour son comportement anti-concurrentiel dans des procès de premier plan sur trois continents) essaye de revenir en arrière. L’entreprise est en fait en train de soutenir que la Commission devrait protéger son modèle économique dépassé dans le marché du mobile par un innovateur plus efficace. Nous nous permettons, avec votre respect, de ne pas être de cet avis.

La qualité d’Android comme ressource commune le rend très précieux pour les fabricants, précisément parce que Google ne peut le contrôler qu’à travers son impulsion, pas à travers une main de fer et un enfermement propriétaire, comme c’est le cas avec les alternatives propriétaires. Ce fait même devrait être considéré comme une grande incitation à la concurrence.

Nous recommandons à la Commission européenne d’écarter ce recours sans même ouvrir formellement de procédure. Éventuellement, si une déclaration de communication des griefs devait être notifiée, elle devrait éviter toute référence à la licence du logiciel libre comme source d’entrave à la concurrence. En effet, la qualité de logiciel libre d’Android devrait être considérée comme un outil puissant pour réduire les freins à une concurrence libre et améliorée.

À la FSFE, nous continuerons à travailler avec la Commission européenne pour promouvoir le logiciel libre comme un moyen de créer et maintenir la concurrence sur les marchés. Nous nous tenons prêts à assister la Commission dans toutes les affaires qui se rapportent au logiciel libre.

Bien à vous,

Karsten Gerloff, Président
Carlo Piana, Conseil général
Free Software Foundation Europe

Crédit photo : Laihiu (Creative Commons By)

Notes

[1] Souvent mentionné sous le nom « open source ». « Logiciel libre » est le nom original et plus précis qui reflète tous les aspects de ce phénomène.

[2] Au mois de Juin 2013, pas moins de 68% des sites internet actifs tournent grâce aux logiciels libres Apache et Nginx.

[3] Decision in Case No COMP/M.5529 – ORACLE/ SUN MICROSYSTEMS, paragraph 935.

[4] Decision in Case No COMP/M.5529 – ORACLE/ SUN MICROSYSTEMS, paragraph 655.




Google et le gouvernement des États-Unis main dans la main selon Julian Assange

Qu’il est loin le temps où Google se résumait à deux étudiants dans leur garage…

Julian Assange nous expose ici les accointances fortes entre Google et le gouvernement des États-Unis, ce qui devrait faire réflechir quiconque utilise leurs services.

NSA

Google et la NSA : Qui tient le « bâton merdeux » désormais ?

Google and the NSA: Who’s holding the ‘shit-bag’ now?

Julian Assange – 24 août 2013 – The Stringer
(Traduction : gaetanm, GregR, LeCoyote, Peekmo, MalaLuna, FF255, La goule de Tentate, fbparis + anonymes)

On nous a révélé, grâce à Edward Snowden, que Google et d’autres sociétés technologiques étatsuniennes ont reçu des millions de dollars de la NSA pour leur participation au programme de surveillance de masse PRISM.

Mais quel est au juste le degré de connivence entre Google et la sécuritocratie américaine ? En 2011 j’ai rencontré Eric Schmidt, alors président exécutif de Google, qui était venu me rendre visite avec trois autres personnes alors que j’étais en résidence surveillée. On aurait pu supposer que cette visite était une indication que les grands pontes de Google étaient secrètement de notre côté, qu’ils soutenaient ce pour quoi nous nous battons chez Wikileaks : la justice, la transparence du gouvernement, et le respect de la vie privée. Mais il s’est avèré que cette supposition est infondée. Leur motivation était bien plus complexe et, comme nous l’avons découvert, intimement liée à celle du département d’État des États-Unis (NdT : l’équivalent du ministère des Affaires étrangères, que nous appellerons DoS par la suite pour Department of State). La transcription complète de notre rencontre est disponible en ligne sur le site de Wikileaks.

Le prétexte de leur visite était que Schmidt faisait alors des recherches pour un nouveau livre, un ouvrage banal qui depuis a été publié sous le titre The New Digital Age. Ma critique pour le moins glaciale de ce livre a été publiée dans le New York Times fin mai de cette année. En quatrième de couverture figure une liste de soutiens antérieure à la publication : Henry Kissinger, Bill Clinton, Madeleine Albright, Michael Hayden (ancien directeur de la CIA et de la NSA) et Tony Blair. Henry Kissinger apparaît aussi dans le livre, recevant une place de choix dans la liste des remerciements.

L’objectif du livre n’est pas de communiquer avec le public. Schmidt pèse 6.1 milliards de dollars et n’a pas besoin de vendre des livres. Ce livre est plutôt un moyen de se vendre auprès du pouvoir. Il montre à Washington que Google peut être son collaborateur, son visionnaire géopolitique, qui l’aidera à défendre les intérêts des USA. Et en s’alliant ainsi à l’État américain, Google consolide sa position, aux dépens de ses concurrents.

Deux mois après ma rencontre avec Eric Schmidt, WikiLeaks avait des documents en sa possession et un motif juridique valable de contacter Hillary Clinton. Il est intéressant de noter que si vous appelez le standard du DoS et que vous demandez Hillary Clinton, vous pouvez en fait vous en rapprocher d’assez près, et nous sommes devenus plutôt bons à ce petit jeu-là. Quiconque a vu Docteur Folamour se souviendra peut-être de la scène fantastique où Peter Sellers appelle la Maison Blanche depuis une cabine téléphonique de la base militaire et se trouve mis en attente alors que son appel gravit progressivement les échelons. Eh bien une collaboratrice de WikiLeaks, Sarah Harrison, se faisant passer pour mon assistante personnelle, m’a mis en relation avec le DoS, et comme Peter Sellers, nous avons commencé à franchir les différents niveaux pour finalement atteindre le conseiller juridique senior de Hillary Clinton qui nous a dit qu’on nous rappellerait.

Peu après, l’un des membres de notre équipe, Joseph Farrell, se fit rappeler non pas par le DoS, mais par Lisa Shields, alors petite amie d’Eric Schmidt, et qui ne travaille pas officiellement pour le DoS. Résumons donc la situation : la petite amie du président de Google servait de contact officieux de Hillary Clinton. C’est éloquent. Cela montre qu’à ce niveau de la société américaine, comme dans d’autres formes de gouvernement oligarchique, c’est un jeu de chaises musicales.

Cette visite de Google pendant ma période de résidence surveillée se révéla être en fait, comme on le comprit plus tard, une visite officieuse du DoS. Attardons-nous sur les personnes qui accompagnaient Schmidt ce jour-là : sa petite amie Lisa Shields, vice-présidente à la communication du CFR (Council on Foreign Relations) ; Scott Malcolmson, ancien conseiller sénior du DoS ; et Jared Cohen, conseiller de Hillary Clinton et de Condoleezza Rice (ministre du DoS sous le gouvernement Bush fils), sorte de Henry Kissinger de la génération Y.

Google a démarré comme un élément de la culture étudiante californienne dans la région de la baie de San Francisco. Mais en grandissant Google a découvert le grand méchant monde. Il a découvert les obstacles à son expansion que sont les réseaux politiques et les réglementations étrangères. Il a donc commencé à faire ce que font toutes les grosses méchantes sociétés américaines, de Coca Cola à Northrop Grumann. Il a commencé à se reposer lourdement sur le soutien du DoS, et, ce faisant il est entré dans le système de Washington DC. Une étude publiée récemment montre que Google dépense maintenant plus d’argent que Lockheed Martin pour payer les lobbyistes à Washington.

Jared Cohen est le co-auteur du livre d’Eric Schmidt, et son rôle en tant que lien entre Google et le DoS en dit long sur comment le « besoin intense de sécurité » des États-Unis fonctionne. Cohen travaillait directement pour le DoS et était un conseiller proche de Condolezza Rice et Hillary Clinton. Mais depuis 2010, il est le directeur de Google Ideas, son think tank interne.

Des documents publiés l’an dernier par WikiLeaks obtenus en sous-main via le sous-traitant US en renseignement Stratfor montrent qu’en 2011, Jared Cohen, alors déjà directeur de Google Ideas, partait en mission secrète en Azerbaïdjan à la frontière iranienne. Dans ces courriels internes, Fred Burton, vice-président au renseignement chez Stratfor et ancien officiel senior au DoS, décrivait Google ainsi :

« Google reçoit le soutien et la couverture médiatique de la présidence et du DoS. En réalité ils font ce que la CIA ne peut pas faire… Cohen va finir par se faire attraper ou tuer. Pour être franc, ça serait peut-être la meilleure chose qui puisse arriver pour exposer le rôle caché de Google dans l’organisation des soulèvements. Le gouvernement US peut ensuite nier toute implication et Google se retrouve à assumer le bordel tout seul. »

Dans une autre communication interne, Burton identifie par la suite ses sources sur les activités de Cohen comme étant Marty Lev, directeur de sécurité chez Google, et… Eric Schmidt.

Les câbles de WikiLeaks révèlent également que, Cohen, quand il travaillait pour le Département d’État, était en Afghanistan à essayer de convaincre les quatre principales compagnies de téléphonie mobile afghane de déplacer leurs antennes à l’intérieur des bases militaires américaines. Au Liban il a secrètement travaillé, pour le compte du DoS, à un laboratoire d’idées chiite qui soit anti-Hezbollah. Et à Londres ? Il a offert des fonds à des responsables de l’industrie cinématographique de Bollywood pour insérer du contenu anti-extrémistes dans leurs films en promettant de les introduire dans les réseaux de Hollywood. C’est ça le président de Google Ideas. Cohen est effectivement de fait le directeur de Google pour le changement de régime. Il est le bras armée du Département d’État encadrant la Silicon Valley.

Que Google reçoive de l’argent de la NSA en échange de la remise de données personnelles n’est pas une surprise. Google a rencontré le grand méchant monde et il en fait désormais partie.

Crédit photo : NSA (Domaine Public – Wikimedia Commons)




Lettre ouverte à mes anciens collègues mathématiciens de la NSA

Quand un ancien employé de la NSA s’exprime, visiblement travaillé par sa conscience.

« Il est difficile d’imaginer que vous, mes anciens collègues, mes amis, mes professeurs… puissiez rester silencieux alors que la NSA vous a abusés, a trahi votre confiance et a détourné vos travaux. »

Charles Seife's NSA ID card

Lettre ouverte à mes anciens collègues de la NSA

Mathématiciens, pourquoi ne parlez-vous pas franchement ?

An Open Letter to My Former NSA Colleagues

Charles Seife – 22 août 2013 – Slate
(Traduction : Ilphrin, phi, Asta, @zessx, MFolschette, lamessen, La goule de Tentate, fcharton, Penguin + anonymes)

La plupart des personnes ne connaissent pas l’histoire du hall Von Neumann, ce bâtiment sans fenêtres caché derrière le Princeton Quadrangle Club. J’ai découvert cette histoire lors de ma première année quand, jeune étudiant passionné de mathématiques, je fus recruté pour travailler à la NSA (National Security Agency).

Le hall Von Neumann se situe à l’ancien emplacement du Institute for Defense Analyses, un organisme de recherches en mathématiques avancées travaillant pour une agence dont, à cette époque, l’existence était secrète. J’y découvris que les liens étroits entre l’université de Princeton et la NSA remontaient à plusieurs décennies, et que certains de mes professeurs faisaient partie d’une fraternité secrète composée de nombreux passionnés travaillant sur des problèmes mathématiques complexes pour le bien de la sûreté nationale. J’étais fier de rejoindre cette fraternité, qui était bien plus grande que ce que j’avais pu imaginer. D’après l’expert de la NSA James Bamford, cette agence est le plus grand employeur de mathématiciens de la planète. Il est presque sûr que n’importe quel département réputé de mathématiques a vu un de ses membres travailler pour la NSA.

J’ai travaillé à la NSA de 1992 à 1993 dans le cadre du programme d’été] qui attire les brillants étudiants en mathématiques à travers le pays, chaque année. Après obtention d’une accréditation de sécurité, incluant une session au détecteur de mensonge et une enquête d’agents du FBI chargée de glaner des informations sur moi dans le campus, je me suis présenté avec anxiété à Fort Meade (siège de la NSA), pour des instructions de sécurité.

Cela fait plus de vingt ans que j’ai reçu ces premières instructions, et une grande partie de ce que j’ai appris est maintenant obsolète. À l’époque, bien peu avaient entendu parler d’une agence surnommée « No Such Agency » (NdT littéralement « pas de telle agence » ou l’agence qui n’existe pas) et le gouvernement souhaitait que cela reste ainsi. On nous disait de ne pas dire un mot sur la NSA. Si une personne nous posait la question, nous répondions que nous travaillions pour le ministère de la Défense (DoD – Department of Defense). C’est d’ailleurs ce qui était marqué sur mon CV et sur une de mes cartes d’accès officielles de la NSA (cf ci-dessus).

De nos jours, il y a peu d’intérêt à procéder ainsi. L’agence est sortie de l’ombre et fait régulièrement la Une des journaux. En 1992, on m’a appris que le code de classement des documents confidentiels était un secret bien gardé, que c’était un crime de le révéler à des personnes extérieures. Mais une simple recherche Google montre que les sites internet gouvernementaux sont parsemés de documents, qui furent en leur temps uniquement réservés aux personnes qui devaient le savoir.

Une autre chose qu’ils avaient l’habitude de dire est que la puissance de la NSA ne serait jamais utilisée contre les citoyens américains. À l’époque à laquelle j’ai signé, l’agence affirmait clairement que nous serions employés à protéger notre pays contre les ennemis extérieurs, pas ceux de l’intérieur. Faire autrement était contraire au règlement de la NSA. Et, plus important encore, j’ai eu la forte impression que c’était contraire à la culture interne. Après avoir travaillé là-bas pendant deux étés d’affilée, je croyais sincèrement que mes collègues seraient horrifiés d’apprendre que leurs travaux puissent être utilisés pour traquer et espionner nos compatriotes. Cela a-t-il changé ?

Les mathématiciens et les cryptoanalystes que j’ai rencontrés venaient de tout le pays et avaient des histoires très différentes, mais tous semblaient avoir été attirés par l’agence pour les deux mêmes raisons.

Premièrement, nous savions tous que les mathématiques étaient sexy. Ceci peut sembler étrange pour un non-mathématicien, mais outre le pur défi certains problèmes mathématiques dégagent quelque chose, un sentiment d’importance, de gravité, avec l’intuition que vous n’êtes pas si loin que ça de la solution. C’est énorme, et vous pouvez l’obtenir si vous réfléchissez encore un peu plus. Quand j’ai été engagé, je savais que la NSA faisait des mathématiques passionnantes, mais je n’avais aucune idée de ce dans quoi je mettais les pieds. Au bout d’une semaine, on m’a présenté un assortiment des problèmes mathématiques plus séduisants les uns que les autres. Le moindre d’entre eux pouvant éventuellement être donné à un étudiant très doué. Je n’avais jamais rien vu de tel, et je ne le reverrai jamais.

La seconde chose qui nous a attirés, c’est du moins ce que je pensais, était une vision idéaliste que nous faisions quelque chose de bien pour aider notre pays. Je connaissais suffisamment l’Histoire pour savoir qu’il n’était pas très délicat de lire les courriers de son ennemi. Et une fois que je fus à l’intérieur, je vis que l’agence avait un véritable impact sur la sécurité nationale par de multiples moyens. Même en tant que nouvel employé, j’ai senti que je pouvais apporter ma pierre. Certains des mathématiciens les plus expérimentés que nous avions rencontrés avaient clairement eu un impact palpable sur la sécurité des États-Unis, des légendes presque inconnues en dehors de notre propre club.

Cela ne veut pas dire que l’idéalisme est naïf. N’importe qui ayant passé du temps de l’autre coté du miroir de ce jeu d’intelligence sait à quel point l’enjeu peut être important. Nous savions tous que les (vrais) êtres humains en chair et en os peuvent mourir à cause d’une violation apparemment mineure des secrets que nous nous somme vu confier. Nous réalisions également que le renseignement requiert parfois d’utiliser des tactiques sournoises pour essayer de protéger la Nation. Mais nous savions tous que ces agissements étaient encadrés par la loi, même si cette loi n’est pas toujours noire ou blanche. L’agence insistait, encore et encore, sur le fait que les armes que nous fabriquions, car ce sont des armes même si ce sont des armes de l’information, ne pourraient jamais être utilisées contre notre propre population, mais seulement contre nos ennemis.

Que faire, maintenant que l’on sait que l’agence a depuis trompé son monde ?

Nous savons maintenant que les appels téléphoniques de chaque client Verizon aux USA ont été détournés par l’agence en toute illégalité alors qu’elle n’est justement pas supposée intervenir sur les appels qui proviennent et qui aboutissent aux États-Unis. Ce mercredi, de nouvelles preuves ont été révélées, montrant que l’agence a collecté des dizaines de milliers de courriels « complètement privés » n’ayant pas traversé les frontières. Nous savions que l’agence a d’importantes possibilités pour épier les citoyens des USA et le faisait régulièrement de manière accidentelle. Or nous disposons aujourd’hui d’allégations crédibles prouvant que l’agence utilise ces informations dans un but donné. Si les outils de l’agence sont réellement utilisés uniquement contre l’ennemi, il semble alors que les citoyens ordinaires en fassent dorénavant partie.

Aucun des travaux de recherche que j’ai effectués à la NSA ne s’est révélé particulièrement important. Je suis à peu près certain que mon travail accumule la poussière dans un quelconque entrepôt classé du gouvernement. J’ai travaillé pour l’agence fort peu de temps, et c’était il y a bien longtemps. Je me sens cependant obligé de prendre la parole pour dire à quel point je suis horrifié. Si c’est la raison d’être de cette agence, je suis plus que désolé d’y avoir pris part, même si c’était insignifiant.

Je peux aujourd’hui difficilement imaginer ce que vous, mes anciens collègues, mes amis, mes professeurs et mes mentors devez ressentir en tant qu’anciens de la NSA. Contrairement à moi, vous vous êtes beaucoup investis, vous avez passé une grande partie de votre carrière à aider la NSA à construire un énorme pouvoir utilisé d’une façon qui n’était pas censé l’être. Vous pouvez à votre tour vous exprimer d’une façon qui ne transgresse ni votre clause de confidentialité ni votre honneur. Il est difficile de croire que les professeurs que j’ai connus dans les universités à travers le pays puissent rester silencieux alors que la NSA les a abusés, a trahi leur confiance et a détourné leurs travaux.

Resterez-vous silencieux ?




L’accessibilité, une question de liberté ? Dialogue avec Richard…

Un article d’Armony Altinier qui signe ici son deuxième billet dans le Framablog après Pas de sexisme chez les Libristes ?

L’accessibilité, une question de liberté ? Dialogue avec Richard…

La période estivale est propice à la lecture. En tant que libriste convaincue, je me suis mise en tête de revoir mes fondamentaux[1]. Et pour mieux comprendre la liberté telle que défendue dans le monde du logiciel libre, qui mieux que Richard Stallman, inventeur du concept et fondateur du projet GNU, pour me renseigner sur ce sujet ?

Qu’est-ce que la liberté ?

La liberté, c’est la possibilité de faire ce qu’on veut. Le contraire de la liberté, c’est donc la contrainte : quand quelque chose m’empêche de faire ce que je veux ou m’oblige à faire ce que je ne veux pas.
De l’Antiquité jusqu’à nos jours, « la question de la liberté est l’une des plus embrouillées de l’histoire de la philosophie (“un labyrinthe” disait Leibniz) »[2].
Je ne vais pas résumer en un article tout ce que cela implique, mais j’aimerais juste insister sur quelques points.

Plusieurs approches de la liberté

La première chose à comprendre sans doute, c’est que ce sujet est loin d’être simple ni de faire l’unanimité. C’est important, car on a souvent tendance à défendre la liberté sans forcément s’interroger sur sa définition et la vision qu’on lui applique.

L’approche politique : la liberté de faire

La liberté au sens politique concerne la liberté d’action. Cela consiste surtout à poser les limites permettant à chacun de jouir d’une liberté sans entraver celle du voisin. Paradoxalement, la liberté politique consiste donc à poser des limites. Toute la question sera alors d’organiser les conditions de la liberté dans une vie en société. Si la liberté de tuer n’était pas interdite, les victimes ne pourraient être libres de vivre leur vie. Moins simple qu’il n’y paraît dans son mode d’organisation, ce n’est pourtant pas la question dont j’aimerais parler ici.

Libre arbitre : à partir de quand peut-on parler de liberté ?

L’autre approche est l’approche philosophique. Cette approche concerne la liberté de vouloir. Est-on réellement libres de nos choix ? Dans la mesure où nous sommes conditionnés par notre naissance et notre environnement, dans quelle mesure peut-on parler de liberté ? Ces questions ne sont pas vaines, car selon ce qu’on considère comme relevant ou non de la liberté, les choix politiques qui en découleront pourront être différents.
Très schématiquement, on trouve deux approches :

  • Nous sommes ce que nous choisissons, et donc libres de nos choix, dans la limite de ce que nous pouvons. La liberté ne se conçoit alors que dans la limite de ce que nous sommes capables de faire ou vouloir. Le champ du handicap n’entrerait donc pas dans cette définition de la liberté puisque nous ne pouvons agir dessus.
  • Le libre arbitre n’existe pas, nous sommes déterminés par notre environnement, nos limitations mais nous pouvons nous libérer au moins en partie en prenant conscience de ces déterminismes et en agissant dessus. Le handicap entre donc parfaitement dans cette définition.

Handicap et liberté, quelle responsabilité du numérique ?

« Tous mes choix, même parfaitement volontaires et spontanés, dépendent de ce que je suis, que je n’ai pas choisi. […] le moi serait alors une prison, d’autant plus implacable qu’elle se déplace en même temps que moi. »[3]
En écrivant cela, André Comte-Sponville ne visait sans doute pas le handicap à proprement parler. Mais relisez cette phrase et imaginez que vous êtes en fauteuil roulant. Il ne suffit pas de vouloir ou de faire un effort. Si on ne peut pas marcher, rien n’y fera. De même si vous êtes aveugles, inutile de dire à quelqu’un de faire un effort pour utiliser un logiciel qui n’est pas accessible. Et en poussant le raisonnement, dire à un non informaticien qu’il n’a qu’à développer ce qui l’intéresse s’il n’est pas content ne le dotera pas comme par magie d’un esprit capable de comprendre des algorithmes.
Si la liberté signifie faire ce qu’on veut, alors le handicap en est un parfait oxymore. Il s’agit d’une limitation de la liberté. Quelle qu’en soit l’origine, de naissance ou suite à un accident ou une maladie, les êtres humains ont des limitations, et certaines réduisent le champ d’action.
Or, si dans l’Antiquité on pouvait considérer que le handicap n’entrait pas dans le questionnement philosophique du libre arbitre puisqu’on ne pouvait pas agir dessus, quelle que soit l’approche choisie philosophiquement aujourd’hui, le numérique change la donne. Car l’outil informatique peut réellement libérer certaines personnes en situation de handicap.

Quelle vision de la liberté le logiciel libre souhaite-t-il défendre ?

Vous aurez compris dans mon esprit que accessibilité et liberté font partie du même sujet. Mais si c’est une telle évidence, comment se fait-il que les logiciels libres ne prennent pas davantage en compte cette question ? Peut-être n’y a-t-on pas pensé, tout simplement ?
Le logiciel libre est défini par quatre liberté :

  1. liberté 0 : liberté d’exécuter le logiciel
  2. liberté 1 : liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à vos besoins
  3. liberté 2 : liberté d’en redistribuer des copies pour aider les autres
  4. liberté 3 : liberté de modifier le programme et de rendre publiques vos modifications pour que tout le monde en bénéficie

Si un logiciel n’est pas exécutable par une personne handicapée, car non accessible, peut-on toujours considérer que les 4 libertés sont respectées ? Autrement dit, un logiciel est-il vraiment libre s’il n’est pas accessible ?
C’est donc la question que j’ai posée à Richard Stallman cet été, et qui nous a occupés lors d’un échange de mails que je vais vous résumer[4].

La liberté 0 en question

Ma question concernait donc précisément la liberté 0. Comment doit-elle être interprétée dans le projet GNU ?
La réponse fut très claire : Richard Stallman considère que l’accessibilité est une fonctionnalité qu’on ne saurait imposer et qui n’a rien à voir avec la vision de la liberté défendue par la FSF.
Bref, si un logiciel respecte formellement, sur le plan juridique, les quatre libertés, il sera considéré comme libérateur, même si inutilisable par certaines personnes.
Notons à ce propos un abus de langage dans certaines traductions françaises. La liberté 0 n’a jamais concerné la liberté d’utiliser le logiciel, mais seulement la liberté de l’exécuter (run en anglais).
Richard fonde son raisonnement sur deux aspects :

  • la nature des limitations est différente : les limitations juridiques liées à une licence d’une part ; et les limitations techniques liées aux fonctionnalités d’un programme d’autre part. Le combat du logiciel libre se base sur le premier aspect car il est plus facile à mener.
  • une interprétation morale : alors qu’il serait injuste selon Richard Stallman de priver un développeur d’accéder aux sources du logiciel, toujours selon lui il ne serait pas injuste de priver les utilisateurs de fonctionnalités vitales leur permettant d’accéder au programme.

Et de conclure nos échanges en m’expliquant que je me trompais en liant les deux sujets, accessibilité et liberté n’auraient rien à voir.
Autant je pourrais très bien comprendre la première explication comme un choix stratégique : on ne peut pas tout défendre, on concentre nos forces sur ce qui est le plus facile dans un souci d’efficacité et ce qui nous importe le plus. C’est le choix de nombreuses associations qui choisissent un terrain d’action particulier. Cela ne signifie pas qu’elles ne trouvent pas les autres sujets importants, mais choisir implique de renoncer à certaines options.
Mais j’avoue que la deuxième raison me laisse perplexe. Non, il n’est pas juste d’être privé de l’accès à un programme parce qu’on a un handicap. C’est même encore plus injuste que de ne pas pouvoir le modifier.
Vous aurez compris que je ne partage pas cette vision de la justice et de la liberté. Le mot-clé à retenir ici est sans doute le mot « vision » : il ne s’agit que d’une interprétation, une vision de la liberté. Nous l’avons vu plus haut, elle s’inscrit dans une approche philosophique particulière de la liberté, mais c’est loin d’être la seule voie possible.
En défendant une approche de la liberté fondée sur l’être humain plutôt que sur les droits théoriques accordés par une licence, je ne me trompe pas, je ne fais pas une erreur d’interprétation, je fais un choix. Autrement dit, j’utilise mon libre arbitre.

« Liberté, Égalité, Fraternité », vraiment ?

Ce qui est troublant dans cette réponse de Richard Stallman, c’est que la définition du logiciel libre n’est pas seulement technique, elle est même avant tout politique. Il introduit d’ailleurs généralement la notion en s’appuyant sur la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Or, admettons que la vision limitée de la liberté 0 telle que définie par Richard Stallman puisse correspondre au premier mot Liberté, comment justifier de laisser de côté l’accessibilité si on tend à défendre dans le même temps l’Égalité et la Fraternité ? Car la liberté théorique donnée par une licence ne permet pas de rétablir une égalité d’action, et de là les internautes n’ont pas tous la possibilité de partager.
Je n’ai malheureusement pas eu de réponse à cette question, autre que « Le logiciel libre apporte tous les trois, par sa nature. ».

Hacker la liberté 0

Cet échange était vraiment instructif, et je tiens à remercier publiquement Richard Stallman d’avoir pris le temps de répondre à mes interrogations. Avoir la chance de dialoguer avec le fondateur d’un mouvement aussi important est un privilège induit également par la philosophie du Libre.
Et bien que je ne me satisfasse pas de la définition donnée par les 4 libertés, cette brique de base est un fondement essentiel pour plus de liberté. Or, que faisons-nous dans le monde du Libre quand un système ne fait pas ce que nous souhaitons ? Nous utilisons la liberté 3 de modifier le logiciel pour développer autre chose.
Et c’est exactement ce que je vous propose de faire. Il ne s’agira pas de hacker un système informatique, mais un système de pensée, pour le rendre meilleur. Nous avons désormais la source du raisonnement, appuyons-nous sur l’existant et corrigeons les bugs 😉

L’accessibilité, une question de liberté !

Je sais qu’il peut paraître prétentieux de parler de défaillance ou de bug, mais pourtant sortir l’accessibilité du champ de la liberté, et donc ne pas compter le handicap comme une limitation de la liberté, à l’ère du numérique, me paraît une erreur.
Aujourd’hui, les personnes ont le choix de s’émanciper et de retrouver une autonomie perdue grâce aux outils informatiques. Et je vais révéler une réalité assez dérangeante, mais le système qui offre aujourd’hui le plus de liberté à une personne aveugle en mobilité, c’est l’iPhone de la marque à la pomme. Le système le plus fermé et le plus restrictif sur le plan juridique offre également le plus de liberté d’un point de vue technique à ses utilisateurs. Vous voulez vous orienter dans la rue, savoir quelle est la monnaie qu’on vous rend en échange de votre billet, lire le menu du restaurant, vérifier l’état de vos comptes bancaires… Autant de choses basiques et quotidiennes qu’on ne peut pas faire de façon autonome quand on est aveugle, à moins d’avoir un iPhone.[5]
Non, je ne m’y trompe pas. Je ne fais pas d’erreur. Je maintiens ce que je dis. Un produit Apple aujourd’hui rend plus libre une personne handicapée que n’importe quel autre système. L’accessibilité est pensée et intégrée de base dans tous les produits Apple, pas d’option, pas de surcoût, tout est disponible immédiatement à l’achat. L’utilisateur sera-t-il complètement libre ? Non, bien sûr que non puisqu’il sera sous le joug commercial d’Apple et de ses nombreuses atteintes aux libertés. Mais il sera toujours plus libre que sans solution du tout.
Il est donc des cas où des produits privateurs rendent plus libres que des logiciels sous licence libre. Et pour une libriste militante comme je le suis, ça a légèrement tendance à me faire… enrager ! Me répondre qu’il suffirait de modifier le logiciel libre pour le rendre accessible est seulement une façon de ne pas prendre ses responsabilités. Nous sommes responsables de ce que nous créons et de l’impact que cela peut avoir sur les gens, qu’on en ait ou non conscience. Si le logiciel libre peut potentiellement être rendu accessible, en théorie, ce n’est pas toujours vrai en pratique. Et ce n’est pas à quelqu’un d’autre de rendre votre logiciel accessible, il en va de votre responsabilité.
Le Libre doit-il concerner la liberté face à l’ordinateur uniquement ou permettre de libérer la personne en lui apportant plus d’autonomie ?

Pas d’accessibilité sans liberté

Les 4 libertés du logiciel libre offrent une base sans laquelle nous ne pourrions rien construire. Il s’agit d’un préalable nécessaire. Il n’y a qu’à lire cette histoire d’une petite fille de 4 ans réduite au silence pour une question de brevet (article traduit en français sur le Framablog[6]).
Et il ne faudrait pas non plus donner une vision noire du Libre en matière d’accessibilité. Car il existe déjà de très nombreux projets prenant en compte la dimension de l’accessibilité. C’est souvent l’œuvre de personnes isolées, conscientes de l’importance du sujet et de son impact sur la Liberté et qui essaient d’améliorer les choses à leur niveau. Et ça fonctionne très bien. Certains logiciels libres sont aussi performants voire meilleurs que leur pendant non libres.
Il manque sans doute un espace pour partager nos expériences, transversal aux différents projets et permettant de promouvoir une liberté d’utilisation pour tous, au-delà de la simple possibilité juridique d’exécution. Un espace pour construire, échanger, se former, partager et promouvoir une vision de la Liberté basée sur l’être humain, avec toutes ses limites et toutes ses différences. Car il n’est pas nécessaire d’avoir un handicap reconnu pour se retrouver incapable d’utiliser un logiciel.
Si vous vous retrouvez dans cette définition, que vous considérez que la Liberté est un enjeu trop important pour être réduit à une définition technique ou juridique, rendez-vous sur liberte0.org.

Pour conclure, j’aimerais rappeler que le projet GNU, à l’origine de la notion même de logiciel libre, s’apprête à fêter ses 30 ans. À cette occasion, quelques pistes sont déjà évoquées concernant les orientations futures du projet. J’aimerais donc souhaiter un très bon anniversaire au gentil Gnu, et lui dire : s’il te plaît, dans le futur, pense à l’accessibilité.

Merci.
Bisous.
Armony

[1] Pour un condensé de l’histoire philosophique de la notion de liberté, vous pouvez lire le livre de Cyril Morana et Éric Oudin, La Liberté d’Épicure à Sartre, Eyrolles, 2010, 186p.

[2] Op. Cit., p.8

[3] Op. Cit., p.11

[4] J’ai demandé l’autorisation à Richard Stallman de publier notre échange dans sa forme brute, sans modification, par souci de transparence. Mais il m’a répondu qu’il ne le souhaitait pas…

[5] Une démonstration en vidéo à consulter sur le site de Paris Web et réalisée par Tanguy Lohéac à l’occasion de sa conférence “Une journée accélérée en pure mobilité : une idée fixe ?” : http://www.paris-web.fr/2012/conferences/une-journee-acceleree-en-pure-mobilite-une-idee-fixe.php

[6] Consulter l’article traduit sous l’intitulé “La petite fille muette réduite au silence par Apple, les brevets, la loi et la concurrence” https://framablog.org/index.php/post/2012/06/14/silence-maya