Médiation sociale et médiation numérique : solubilité ou symbiose ?

Cette semaine, le collectif « Lost in médiation » vous invite à découvrir les réflexions de Garlann Nizon et Stéphane Gardé. Bonne lecture !

Garlann Nizon est cheffe de projet, formatrice, consultante en inclusion numérique, entrepreneure salariée associée à la CAE PRISME et administratrice à la coopérative La MedNum.
Stéphane Gardé est consultant-formateur à La Coop Num, entrepreneur salarié associé au sein de la CAE-SCOP auvergnate Appuy Créateurs. Dans la médiation numérique depuis presque 20 ans, il tire son expertise d’accompagnement des publics en fragilité de 11 années passées au milieu des caravanes avec les Gens du Voyage du Puy de Dôme, notamment au volant d’un camion multimédia en tant que chargé de projet numérique. Il apprend alors AVEC les publics en « fragilité linguistique et numérique ». Depuis, il développe une activité de formation, d’ingénierie et de conseil pour des acteurs publics et privés en France et en Belgique. Il accompagne également la « transition numérique » dans des secteurs variés (social et médico-social, etc.) avec comme démarche : la coopération et l’humain au centre.

Solubilité ?

Si l’on considère que la solubilité est la « capacité d’une substance […] à se dissoudre dans une autre […] pour former un mélange homogène » (merci aux contributeurs de Wikipédia !), la question telle qu’elle est posée, interroge la dissolution de la médiation numérique dans la médiation sociale. Si le résultat est censé être homogène, il serait néanmoins l’émanation de la médiation sociale. Dans un mélange soluble, l’un se perd au profit de l’autre avec à terme le risque que l’un disparaisse, perdant son identité propre.

Ramené à la médiation, le risque pourrait être dans ce cas de réduire et limiter la médiation numérique à l’accès aux droits, à la problématique de la dématérialisation ou de la numérisation de la relation aux usagers par les opérateurs de services publics et des exclusions qui en découlent. Ce faisant, nous serions alors dans une disparition de l’une comme de l’autre, au détriment de l’une comme l’autre, se réduisant à une vision technico-technique ou technico-administrative de ces problématiques, perdant de vue que ce qui est au centre n’est finalement pas le numérique, mais l’humain. De plus, la prise en compte de l’humain dans toutes ses dimensions (militantes, professionnelles, parentales, etc.) permet une démarche holistique nécessaire et favorable à la porosité et à l’innovation sociale.

Une question supplémentaire peut même légitimement se poser : quel serait l’intérêt de cette solubilité ? Une chose est claire : le constat de ces problématiques de non-accès ou de rupture de droits existe bel et bien de façon partagée, là n’est pas la question, et les conséquences qui en découlent pour les usagers sont bien réelles, se traduisant par des difficultés que les uns ou les autres côtoient régulièrement. Pour autant, la personne ne se réduit pas non plus à ses « droits » et « devoirs » : elle se construit aussi dans ce qu’elle peut entrevoir de « possible ». En cela, la médiation numérique accompagne l’émancipation avec/par le numérique, comme vecteur de capacitation et d’expression des capabilités (voir à ce sujet le projet ANR #CAPACITY FING-M@rsoin, ou plus largement les travaux notamment de J.F. Marchandise, P. Plantard).

Symbiose ?

La symbiose quant à elle est « une association intime, durable entre deux organismes […]. La symbiose sous-entend le plus souvent une relation mutualiste, dans laquelle les deux organismes bénéficient de l’association » (merci bis aux contributeurs de Wikipédia !). La symbiose apparaît donc comme « réciproquement profitable », et avec l’idée de réciprocité, les possibilités de collaborations, coconstructions, coopérations. Ramenée à notre sujet, cette association n’est-elle pas même aujourd’hui incontournable ?

Pourquoi incontournable ?

Si un médiateur numérique n’est pas un médiateur social, et réciproquement, pour autant il y a un espace commun. Et définir les communs, c’est aussi affirmer et reconnaître les spécificités. Diluer risque de nous faire perdre l’un et l’autre et de fait les collaborations enrichissantes pour l’un comme pour l’autre. Autre aspect : la culture numérique est aujourd’hui nécessaire pour comprendre le monde qui nous entoure.

La médiation numérique œuvre dans une démarche d’éducation populaire, de formation tout au long de la vie dans une optique d’émancipation des individus.

Ces éléments constituent, de notre point de vue, l’ADN de la médiation numérique. La médiation numérique doit permettre « de renforcer les contre-pouvoirs » pour éveiller les consciences et « encourager une vigilance citoyenne », de « s’émanciper du cadre de la société » à laquelle nous appartenons, pour en être acteur, pour la transformer (cf. Dominique Cardon, sociologue1).

Pourquoi « réciproquement profitable » ?

L’aspect transversal du numérique et de proximité permet de faire émerger des projets, des interactions entre habitants (échelon de proximité), des échanges, des brassages de population, puis des démarches « tiers lieux » et donc l’innovation sociale, dont peut bénéficier tout un territoire.

Pourquoi « durable » ?

Quid des métiers et comment assurer une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et assurer une évolution parallèle aux évolutions des pratiques, techniques et usages ? Des postures hybrides existent déjà en ce sens, ayant investi cet espace commun en « médiation sociale numérique », comme celles du Réseau national Pimms Médiation. Travailler les complémentarités, l’espace commun, exige de reconnaître les spécificités initiales et de les renforcer. Ceci doit se faire dans une perspective métier qui tienne compte de ces évolutions sociétales et des besoins qui en découlent, afin d’accompagner la nécessaire évolution des pratiques professionnelles. L’évaluation et la formation continue permettront d’assurer la reconnaissance de ce métier exigeant, de proposer des cursus de formation ambitieux menées par des équipes pédagogiques réellement efficientes.

Cela pourrait éventuellement passer par l’évolution du titre professionnel « responsable d’espace de médiation numérique » (REMN) avec la reconnaissance d’un tronc commun et la création de branches spécialisées, centrées sur les espaces partagés : parallèle avec la médecine générale et spécialisée.

Pour autant, de notre point de vue, la médiation numérique n’est pas un médicament dont l’objet serait la réduction de « fractures », encore moins essentiellement centré sur le corps administratif.

Mais cela permettrait justement d’apporter une réponse spécifique à des problématiques qui le sont tout autant, avec un cadre précis et issu d’une spécialisation, sans engager l’ensemble de la profession dont ce n’est pas la vocation initiale. Cela pourrait ainsi contribuer à définir/clarifier/outiller/former des médiateurs numériques dont les rôles et places sont forcément différents selon qu’ils sont en médiathèque, dans une association, en Espace France Services ou bien en Maisons des Solidarités d’une direction d’action sociale, mais aussi en centre urbain ou milieu rural tenant compte de la typologie du territoire et des acteurs absents ou présents, car ceci a un impact fort sur les demandes, les attentes et les besoins des publics bénéficiaires.

L’une de ces spécialisations pourrait porter sur l’accompagnement vers l’accès/le maintien des droits – cet espace commun entre médiation sociale, le travail social et la médiation numérique. Ainsi que d’autres diplômes avec niveau infra et supra pour proposer une véritable filière avec des possibilités d’évolutions au long de la carrière ce qui manque cruellement à ce jour.

Réinventer les médiations ou faire évoluer les pratiques professionnelles ?

Les médiations sont donc multiples et si le commun est ici le numérique, l’origine des aidants est diverse, les rôles et places distincts.

L’enjeu énoncé en 2013 par le CNNum a évolué et nous devons sans cesse « réinventer les médiations à l’ère du numérique », requestionnant les périmètres et les pratiques professionnelles dans des contextes évolutifs et ce, pour chaque typologie d’aidant.

Dans leur article « Répondre aux demandes d’aide numérique : troubles dans la professionnalité des travailleurs sociaux2», Pierre Mazet et François Sorin décrivent et interrogent les impacts du numérique dans le travail social. « Faire à la place de » interroge le périmètre des professionnels et leurs propres pratiques numériques. Se pose ainsi la question de la légitimité, de la compétence, de la formation initiale ou continue. « Faire avec » bouscule une pratique professionnelle qui évolue ou se doit d’évoluer car les besoins eux-mêmes évoluent, ainsi que les contextes. Cela est finalement commun à tous les aidants. A titre d’exemple, considérons une question qui se fait entendre aujourd’hui dans les territoires : quelle complémentarité existe-t-il entre les conseillers numériques – et plus largement les médiateurs numériques – et les Espaces France Services (EFS) ?

Outiller, former (formation initiale et continue) et professionnaliser les aidants en clarifiant les périmètres et les pratiques professionnelles, les rôles et places de chacun, structurer les réseaux et travailler sur les complémentarités en définissant précisément ces espaces communs et quels acteurs peuvent les investir, aux différents échelons territoriaux : tels nous apparaissent aujourd’hui les enjeux. Cela fait écho aux perspectives des CTIN (Coordination Territoriale pour l’Inclusion Numérique), ou encore à la réflexion sur les « articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique ? », amorcée dans la fiche technique du HCTS en 2018.

Cela nécessite également de croiser :

  • les missions de la coopérative nationale des acteurs de la médiation numérique La MedNum,
  • les projets des hubs territoriaux pour un numérique inclusif,
  • les compétences des différents acteurs de la médiation numérique (entendue comme « pratique ») et de l’inclusion numérique (entendue comme « enjeu »), qu’ils soient acteurs de l’accompagnement, de la formation, de l’ingénierie, etc.

afin que toute la filière de la médiation numérique en soit, par la reconnaissance, non seulement valorisée, mais retrouve son existence propre dans une dynamique mise à jour, tout en respectant ses diversités et en favorisant les complémentarités.

En conclusion (provisoire !)

« Personne n’éduque autrui. Personne ne s’éduque seul. Les hommes s’éduquent ensemble au contact du monde » (Paulo Freire)

Par ces mots nous pouvons faire le parallèle entre les liens originels étroits éducation populaire/médiation numérique et l’apprentissage de l’écrit vu par l’« alphabétisation populaire » au sens du pédagogue brésilien Paulo Freire.

Entrer dans l’écrit ou le numérique peut se faire de mille et une manières. Une entrée autre que par « l’utile » est non seulement possible, mais sans aucun doute « souhaitable » pour contribuer à rendre le sujet acteur de son émancipation et écrire sa propre histoire, en territoire numérique ou non.

Quoi qu’il en soit, « nous aurons toujours besoin de médiateurs, avec bien entendu des rôles très variables en fonction des publics, des services, des territoires. Ces fonctions couvrent et continueront de couvrir un large éventail, de la simple explication à la formation, de l’adaptation à la réparation, de l’assistance à la gestion de conflit, de l’aide à la qualité de service, etc. […] Dans une société où les besoins d’accompagnement et de proximité se renouvellent sans cesse, nous devons installer des médiations durables qui s’appuient sur le numérique »3.

Un grand merci à Garlann Nizon et Stéphane Gardé d’avoir partagé avec nous leurs réflexions. Si celles-ci vous font réagir, n’hésitez pas à partager les vôtres en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…




PVH éditions et Ludomire : édités, libérés

Le 12 janvier dernier, PVH éditions a annoncé la libération de sa collection Ludomire. Vu la faible fréquence de ce genre de démarche dans le milieu de l’édition traditionnelle, nous avons eu envie d’aller interroger ce courageux éditeur suisse.

Rencontre avec un éditeur qui libère

Bonjour, pourriez-vous tout d’abord présenter rapidement PVH éditions, son histoire et catalogue ?

PVH éditions est une maison d’édition franco-suisse spécialisée dans la science-fiction, la fantasy et le fantastique, qu’on appelle parfois « littérature de l’Imaginaire » mais je préfère dire SFFF qui rend mieux compte de tous les genres et sous-genres qu’il renferme. Notre activité éditoriale a démarré en 2014, mais nous nous sommes réellement professionnalisés fin 2020. C’est à ce moment où tout s’est accéléré : en deux ans nous avons doublé la taille de notre catalogue, embauché six personnes et obtenu un contrat de diffusion auprès de CED-CEDIF (distribution Pollen).

Pendant les premières années, nous avons beaucoup expérimenté : livre de voyage, jeu de société, etc. Mais en 2021, nous avons resserré notre catalogue qui comprend essentiellement la collection Ludomire (16 romans et recueils de nouvelles), la collection Bretteur (4 romans et recueils de contes), quelques coéditions en jeu de rôle (Mississippi et Oreinidia) et des essais décalés autour de Bitcoin (Objective Thune et La monnaie à pétales).

Couverture de Ceux qui changent

Malgré les évolutions de ces dernières années, l’ADN de PVH éditions reste celle du début : il s’agit d’un projet artistique un peu fou de deux amis, Christophe Gérard et moi. Le caractère bicéphale et binational s’incarne dans deux structures : PVH éditions, dirigé par moi-même à Neuchâtel en Suisse, et PVH Labs, dirigé par Christophe à Montboillon en Haute-Saône (France). L’équipe de quatre personnes de PVH éditions se charge du développement éditorial : édition de livres, projets de traduction, etc. Celle de PVH Labs, quatre personnes également, se charge du développement software, de la commercialisation dans l’UE et un studio de production de nouveaux formats pour nos romans.

Ainsi en ce début 2023, nous commençons une nouvelle phase de la pérennisation de notre structure. L’enjeu est de faire connaître nos auteurs et nos livres et mener à bien deux projets d’envergure : les développements et le lancement de notre boutique en ligne p2p, La Bookinerie, et de nos Romans augmentés. Ces deux projets, basés sur des logiciels libres, sont liés à la libération de la collection Ludomire.

Vous avez décidé de basculer une partie de votre catalogue, à savoir la collection Ludomire, sous licence libre, comment est née cette envie, et pourquoi le faire ?

L’envie a toujours été là. La question devrait être : pourquoi ne l’avons-nous pas fait avant ? Pour ma part, je m’intéresse aux logiciels libres depuis bien longtemps et j’en utilise autant que possible. Je me suis beaucoup intéressé aux licences Creative Commons bien avant d’être éditeur. J’ai suivi les expériences créatives de Ploum et Thierry Crouzet sur leurs blogs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai édité certaines de leurs œuvres. Dès 2020, nous avons inscrit dans notre ligne éditoriale notre « intérêt pour la culture libre ». En 2021, nous avons lancé le format print@home sous licence CC BY-NC-SA. La libération des œuvres s’inscrit dans notre ADN, dans une suite logique.

Couverture de One Minute

Alors je la pose : pourquoi ne l’avez-vous pas fait avant ?

Quand on a démarré l’édition, on avait beaucoup de choses à apprendre, à mettre en place. Notre objectif était avant tout de sortir des beaux livres et de rentrer dans nos sous. Rester dans les clous est clairement un confort, on discute avec d’autres éditeurs, on reprend les modèles de contrats que l’on nous partage. L’utilisation de licences libres n’était pas une priorité, même si c’était une envie.

J’avais également le sentiment que libérer des œuvres, comme ça, sans projet, ça aurait été un peu bidon. Pourquoi libérer des œuvres si on continue à fonctionner de la même manière que quand on utilisait un copyright ? Je pense que j’avais besoin de réfléchir au sens d’une telle démarche selon le prisme de l’éditeur. Nous avions également besoin d’arriver à un point de stabilité chez PVH éditions qui nous permette de nous investir dans une telle transformation. Et surtout, je voulais inscrire cette libération dans un projet éditorial ambitieux et cohérent.

C’est ainsi que notre diffusion en France et en Belgique (signée en juillet et en place depuis novembre 2022) a apporté le temps et la stabilité qui m’a permis de préparer cette libération pendant le deuxième semestre 2022. En décembre, nous avons obtenu un financement public important pour la mise en place de notre boutique en ligne p2p, La Bookinerie, sur 2023 et 2024. À présent, si j’ose dire, je déroule un programme mûrement réfléchi.

Vous parlez de la question des répercussions avec les partenaires, quel accueil a reçu votre idée ? Comment ont réagi les collègues éditeurs ? David Revoy avait eu pas mal de souci à l’époque de la première édition chez Glénat de Pepper & Carrot, vous n’êtes pas inquiets ?

Pour le moment, je n’ai pas de retour négatif. Mon diffuseur semble intrigué et il y voit une opportunité pour encore mieux mettre en valeur la collection Ludomire auprès des libraires. Dernièrement, j’ai eu des discussions avec un éditeur européen pour faire traduire certaines œuvres, et il m’a dit : « No problem, I like copyleft ». J’ai également l’impression que le choix d’une telle licence peut être bien vu pour obtenir de l’argent public, même si je pense qu’ils s’en fichent un peu. C’est plutôt encourageant non ?

Clairement, j’avais certaines inquiétudes mais je n’en ai plus vraiment. En réalité, on en fait une énormité mais j’ai surtout l’impression que la plupart des gens se fichent bien de la licence. C’est surtout dans des projets d’adaptation que ça aura de l’importance. Je vous tiendrai au courant.

Couverture de L’héritage des sombres

Pour beaucoup, libérer des œuvres, cela revient à dire qu’elles sont gratuites. Vous venez de l’édition traditionnelle, n’êtes pas des utopistes et avez dû faire quelques calculs. Comment envisagez-vous les choses, financièrement parlant ?

Bien entendu que j’ai fait mes calculs (même si parfois on navigue au doigt mouillé). En réalité, il était important d’assurer une base solide : une belle collection proposée en librairie, des sorties régulières déjà planifiées. La libération de la collection Ludomire n’aura pas d’effet négatif sur ce socle. Le fait que le livre sera disponible gratuitement en version numérique n’aura pas d’influence sur les ventes en librairie. C’est ce que j’ai aussi constaté avec les œuvres de Ploum, qui invitait (avec ma bénédiction) à télécharger gratuitement les e-books. Ça n’a pas empêché Printeurs d’être notre meilleure vente e-book.

Clairement, je pense que cette libération ne peut qu’avoir un effet bénéfique : gagner en visibilité dans les médias, toucher de nouveaux publics, renforcer l’engagement de nos lecteurs. La Bookinerie, qui sera en gros un outil de crowdfunding autohébergé et sans intermédiaire, pourrait être une source financière complémentaire. On est clairement dans l’expérimentation.

Vous avez choisi la licence CC BY SA, qui place les œuvres dans les Communs, et qui est donc plus complexe à intégrer dans des circuits classiques, alors que d’autres licences libres moins engagées existaient (CC BY notamment). Qu’est ce qui a motivé ce choix ?

Nous avons publié un article pour expliquer le choix de notre licence. J’y explique en gros que selon moi pour un éditeur, il y a le choix du copyright ou le choix du copyleft. Le CC BY n’offre aucun avantage et permet la prédation. En tant qu’éditeur, notre métier consiste à exploiter des œuvres et leurs dérivés, soit on les conserve jalousement, soit on espère que d’autres nous aideront à les exploiter. Laisser la possibilité à d’autres de refermer la licence ne nous est donc d’aucune aide.

Après oui, c’est aussi un choix engagé. Si cela ne tenait qu’à moi, la propriété intellectuelle serait abolie, c’est selon moi un archaïsme. Mais c’est aussi un choix pragmatique qui permet de me démarquer des autres éditeurs de SFFF. J’ai également l’intime conviction que le monde de l’édition a besoin de se réinventer pour survivre. La propriété intellectuelle ne sert que les grands acteurs qui ont les moyens de le défendre. Comme challenger, nous avons tout à gagner de sortir du cadre.

Couverture de À l’orée de la ville

Vous allez très loin dans la mise en commun, en proposant une version à imprimer soi-même. Pourquoi aller jusque là ?

Parce que nous nous intéressons à tous les lecteurs potentiels et que plus de la moitié des francophones sont en Afrique. Dans cette région du monde, l’accès au livre est compliqué pour des raisons logistiques et à cause du pouvoir d’achat. Le print@home, inspiré par la difficile accessibilité de nos livres pendant le premier confinement, est un moyen d’offrir un accès imprimé à nos livres pour ces populations. Il sera l’un des formats au cœur de notre boutique online p2p, La Bookinerie.

Et en réalité, si on réfléchit bien à la décision de libérer une œuvre, le but est de la rendre accessible soi-même dans tous les formats pertinents et d’en être la source originelle. C’est ainsi qu’on peut cultiver un public et promouvoir les autres œuvres dans les mêmes formats. La logique commerciale change, je pense. Mais c’est l’expérience qui permettra d’y répondre.

Couverture de La Couronne boréale

Avez-vous un workflow basé sur des outils libres, également ? Si oui, envisagez-vous de le partager ?

La boutique online p2p est un projet de logiciel libre. Il sera bien entendu partagé dès qu’il aura une version stable. Nous développons également des romans augmentés avec le logiciel Ren’Py et nous allons développer des fonctionnalités nouvelles à nos frais qui seront partagées également.

En interne, nous utilisons autant que possible Ubuntu et des logiciels libres, mais ce n’est pas très structuré. J’espère en faire une seconde étape dans le projet de libération de nos collections et de nos outils. Mais, la priorité est déjà de mener à bien la première étape et survivre. Mais il est évident que tout ce que nous développerons de solide sera partagé : contrats, logiciels, procédures, etc.

Parmi les auteurices impliqués, on retrouve des personnes comme Aquilegia Nox, Thierry Crouzet ou Ploum que tu as cités et qui avaient déjà réfléchi aux licences libres. Comment se sont déroulés les échanges avec celleux qui découvraient ? Quelles étaient leurs plus grandes interrogations, leurs plus grandes craintes ?

Effectivement, Thierry, Ploum et Aquilegia Nox sont des vétérans dans le domaine. Il n’y a pas eu besoin de beaucoup d’efforts pour les convaincre. Mais, pour les autres auteurs·rices, ça a été finalement assez facile aussi. Ils nous font confiance. Il y a deux questions qui reviennent souvent : Qu’est-ce que ça change ? Ben pas grand chose en réalité. Dans un contrat d’édition classique, l’auteur cède tous les droits (à l’exception des droits moraux inaliénables) à l’éditeur. Ils perdent de facto le contrôle de leur œuvre et ses adaptations, à discrétion de leur éditeur. L’édition sous licence libre leur redonne en partie ce droit. En gros, avant ils perdaient le contrôle de leur œuvre et ses adaptations, maintenant ils perdent toujours le contrôle mais ils récupèrent le droit de se réapproprier l’œuvre sans l’accord de l’éditeur. C’est donc une amélioration.

La seconde question concerne les détournements immoraux de l’œuvre. Sur ce point, je leur dis qu’ils conservent le droit moral pour s’opposer à des utilisations scandaleuses. Mais je les préviens surtout que dans les faits, c’est très compliqué d’empêcher des adaptations scandaleuses. Même Disney n’arrive pas à les empêcher… Il faut surtout dédramatiser et éviter l’effet Streisand.

Couverture de Printeurs

Avez-vous des espoirs, des attentes, sur ce qui pourrait advenir des œuvres ainsi libérées ? Parmi les auteurices, en connaissez-vous qui souhaitent profiter de cette opportunité pour enrichir, développer leur travail originel ?

Je n’ai pas vraiment d’attente car je ne veux pas être déçu. Je pense que la plupart des développements ou adaptations des œuvres libérées viendront des impulsions de PVH éditions ou des auteur·rices. L’approfondissement des œuvres fait partie de notre ligne éditoriale, on y travaille indépendamment du type de licence. Nous avons toujours encouragé nos auteurs à le faire et nous sommes toujours ouverts à aider à l’éclosion de projets connexes.

Dernièrement, ce n’était pas sur un roman de la collection Ludomire mais sur l’essai La monnaie à pétales nous avons reçu la contribution d’une interprétation audio du texte. Nous avons ouvert la licence de ce livre audio en CC BY-SA et il sera diffusé sur la chaîne youtube de l’interprète. Ce serait génial d’avoir de telles initiatives pour la collection Ludomire et j’espère qu’on pourra s’y associer de la même manière.

Mais mon expérience et mon instinct me disent que des initiatives personnelles externes sont rares, je pense qu’il faut surtout chercher à développer un réseau professionnel et un corpus libre commun, où tout le réseau peut piocher dedans pour développer ses propres projets. Je me dis que c’est ainsi que le copyleft pourra peut-être révéler tout son potentiel.

Couverture de Hoc est corpus

Comme souvent dans nos interviews, avez-vous envie de répondre à une question qui ne vous a pas été posée ? Vous pouvez le faire en conclusion.

On a parlé de beaucoup de licence, de projets mais nous n’avons pas parlé des livres. Et la première source de fierté dans cette collection Ludomire n’est pas sa licence mais sa qualité littéraire. Et comme vous m’en donnez l’occasion, je vais vous la présenter.

Le coffret Les Chroniques des Regards perdus, de Pascal Lovis, est une série d’heroic fantasy. Best-seller suisse, il s’agit de deux romans et une nouvelle qui séduiront les lecteurs qui aiment l’aventure et des fils narratifs entrecroisés. Pour les amateurs de fantasy, c’est une valeur sure.
Le même auteur a écrit également le diptyque Terre hantée. Il s’agit d’une œuvre de science-fiction tirant ses inspirations de films où la réalité ne semble pas être ce qu’elle est tel que The Truman Show et Matrix. Une plume efficace et expérimentée.

Le roman Printeurs et le recueil de nouvelles Le stagiaire au spatioport Omega 3000 et autres joyeusetés que nous réserve le futur sont les œuvres du libriste et blogueur Ploum, Lionel Dricot. Il s’agit d’œuvres engagées qui aborde avec un humour parfois grinçant, parfois absurde les travers de nos sociétés consuméristes basées sur le capitalisme de surveillance. Allez-y les yeux fermés, vous allez passer un bon moment !

Le coffret ONE MINUTE de Thierry Crouzet est sans doute l’opus le plus extraordinaire de la collection. Ouvrage de science-fiction inclassable, il décrit la minute la plus cruciale de l’humanité du point de vue de 380 personnes différentes à travers le monde. Comme un tableau impressionniste, chaque très court chapitre représente un point dans une fresque qui se révèle au fur et à mesure que l’on tourne les pages. Il y aborde et combine de manière surprenante des thématiques classiques de la SF, tel que le premier contact extraterrestre, la singularité informatique, l’hyperconnexion et le rapport de l’humanité avec la nature. Cette série est une expérience de lecture unique.

La série Adjaï aux mille visages, d’Aquilegia Nox, présente la vie chaotique et aventureuse d’un changelin dans le roman Ceux qui changent. Avec naturel, il aborde des questions de transidentité, de tolérance et de rapport au corps, tout en proposant un parcours de vie pleine de rebondissement et d’intrigues. Dans le recueil de nouvelles Ceux qui viennent, l’autrice approfondit son univers en y présentant d’autres lieux, d’autres cultures et d’autres personnages au destin exceptionnel. Une exploration bouleversante.

D’autres livres sortiront en mars et mai, tel qu’Hoc est corpus, roman historique fantastique pendant les croisades au royaume de Jérusalem, ou La couronne boréale, aventure littéraire et loufoque d’une bande d’archéologues à la recherche d’un artefact légendaire (ils n’ont pas de fouet, mais il y a un chat).

Vous pourriez bien découvrir nos livres chez votre libraire et, si ce n’est pas le cas, il pourra vous les commander. Ils sont également en vente en e-book et en papier sur notre site.

Et promis, on vous tiendra au courant de nos projets liés à l’art et le logiciel libres.

Pour aller plus loin




Échirolles libérée ! La dégooglisation (2)

Voici le deuxième volet du processus de dégooglisation de la ville d’Échirolles (si vous avez manqué le début) tel que Nicolas Vivant nous en rend compte. Nous le re-publions volontiers, en souhaitant bien sûr que cet exemple suscite d’autres migrations vers des solutions libres et plus respectueuses des citoyens.


Dégooglisation d’Échirolles, partie 2 : la transformation numérique

par Nicolas Vivant

Le numérique est en train de vivre une révolution. Disposer d’une stratégie, même étayée par des enjeux politiques forts, ne permet pas d’y échapper. Le monde change et il faut s’adapter, sous peine de passer à côté des nombreuses possibilités offertes par les dernières technologies… et de se noyer dans la masse de données que nous générons chaque jour. Les mots-clés du changement : collaboratif, transparence, ouverture. Mais qu’est ce que cela veut dire, concrètement ?

L’inévitable transformation numérique

L’informatique s’est construite, depuis les années 90, autour d’un modèle que nous connaissons toutes et tous, et qui est en train de disparaître. Le poste client repose généralement sur :

  • Un système d’exploitation (généralement Windows, parfois Mac, rarement Linux)
  • Une suite bureautique (souvent Microsoft, parfois LibreOffice)
  • Un serveur de fichiers (avec un classement par arborescence et une gestion des droits centralisée)
  • Une messagerie (avec un client lourd de type Outlook, ou via une interface web) souvent couplée à un agenda

L’évolution que l’on constate partout :

  • Un système d’exploitation qui devient une simple interface de connexion
  • De plus en plus de terminaux mobiles (smartphone, PC portables, tablettes)
  • Des applications qui sont le plus souvent accessibles via un navigateur web
  • Un logiciel intégrant les fonctions de suite bureautique, de messagerie, d’agenda, d’édition collaborative et d’échanges textuels, audio ou vidéo (souvent basé sur un « cloud »)

Le changement culturel à opérer est majeur. Les utilisateurs, aux compétences souvent durement acquises, vont devoir s’adapter et notre responsabilité est de nous assurer que cette transition ne se fera pas dans la douleur.

Des fonctionnements durablement inscrits dans notre rapport à l’informatique sont repensés, sans que la question de l’adoption par les utilisateurs se pose. Exemple : l’organisation et la recherche de l’information. Aujourd’hui, la plupart des serveurs de fichiers et des systèmes de stockage de données sont organisés sous la forme d’une arborescence. Pendant très longtemps, ce classement a été le moyen le plus efficace de retrouver de l’information. Mais la masse de données numériques a grandi, la taille (et le nombre) des répertoires est devenue énorme, et les moteurs de recherche sont souvent inefficaces/lents (cf. la fonction « recherche » de l’explorateur de Windows quand il s’agit de chercher sur un serveur).

En ligne, cette question a été tranchée depuis longtemps. Aux début de l’internet, deux moteurs de recherche dominaient le marché : Yahoo, alors basé sur un classement des sites web en arborescence, par grands domaines, et Altavista (de la société, aujourd’hui disparue, Digital), qui fonctionnait sur le même principe que Google avec un unique champ de recherche. La masse d’information à gérer ayant explosé, c’est ce dernier principe qui a prévalu.

On a parfois cru que la GED (Gestion Électronique de Documents), pouvait être une réponse. Mais l’effort à consentir pour ajouter, souvent manuellement, les métadonnées lui permettant d’être efficace était important. Ce qu’on appelle le « big data » a tout changé. Aujourd’hui, la grande majorité des métadonnées peuvent être générées automatiquement par une analyse du contenu des documents, et des moteurs de recherche puissants sont disponibles. Dans ce domaine, le logiciel libre est roi (pensez à Elastic Search) et des solutions, associées à un cloud, permettent de retrouver rapidement une information, indépendamment de la façon dont elle est générée, classée ou commentée. C’est un changement majeur à conceptualiser dans le cadre de la transformation numérique, et les enjeux de formation et d’information des utilisatrices et utilisateurs ne peuvent pas être ignorés.

S’organiser pour évoluer

Si la feuille de route des élus échirollois ne nous dit pas ce qui doit être fait, elle met l’accent sur un certain nombre de thèmes qu’il va falloir prendre en compte : limitation de l’impact environnemental, réduction de toutes les fractures numériques, gestion responsable des données, autonomie et logiciels libres. À nous de nous adapter, en prenant garde, comme toujours, à la cohérence, la sécurité et la stabilité du système d’information… et en ne négligeant ni l’effort de formation, ni la nécessaire communication autour de ces changements.

Dans ma commune, c’est le rôle de la direction de la stratégie et de la culture numériques (souvent appelée, ailleurs, « direction de la transformation — ou de la transition — numérique ») en lien étroit avec la DSI, qui dispose des compétences opérationnelles.

Conjuguer autonomie et déploiement de logiciels libres a un coût : celui de l’expertise technique. Sans compétences techniques fortes, le nombre de prestations explose nécessairement et vient contredire l’objectif d’un système d’information maîtrisé, aussi bien en termes de responsabilités qu’au niveau financier. Hébergement, installation, paramétrage, sécurisation, maintenance et formation doivent pouvoir, autant que possible, être assurés en interne. Le DSI lui-même doit pouvoir faire des choix sur la base de critères qui ne sont pas seulement fonctionnels mais également techniques. La réorganisation du service est donc inévitable et l’implication de la direction des ressources humaines indispensable. Vouloir mettre en œuvre une politique autour du libre sans compétences ni appétences pour le sujet serait voué à l’échec.

À Échirolles, la grande proximité entre DSCN et DSI a permis de décliner la stratégie numérique en méthodologies opérationnelles qui, mises bout à bout, permettent de s’assurer que nous ne perdons pas de vue l’objectif stratégique. Pour chaque demande d’un nouveau logiciel exprimée par un service, par exemple, nous procédons comme suit :

  • Existe-t-il un logiciel en interne permettant de répondre au besoin ? Si oui, formons les utilisateurs et utilisons-le.
  • Si non, existe-t-il un logiciel libre permettant de répondre au besoin ? Installons-le.
  • Si non, existe-t-il un logiciel propriétaire ? Achetons-le.
  • Si non, en dernier recours, créons-le.

On mesure immédiatement ce que ce fonctionnement implique au niveau du recrutement et de l’organisation : il nous faut une équipe capable de gérer cette procédure de bout en bout et donc, forcément, une compétence en développement. Nous avons donc créé un « pôle applicatif » en charge de ce travail, et recruté un développeur. Et puisque la question de la contribution se pose également, nous avons décidé que 20% du temps de travail de ce poste serait consacré à des contributions au code de logiciels libres utilisés par la ville.

À chaque mise en place d’une solution technique, la question de l’interopérabilité se pose. Partant du principe que le « cloud » deviendra central dans l’architecture future du système d’information, nous nous sommes penchés sur les logiciels libres qui permettraient de remplir cette fonction et nous avons fait le choix, très tôt et comme beaucoup, de Nextcloud, associé à Collabora pour l’édition collaborative des documents. Nous nous assurons donc, depuis, que tout nouveau logiciel installé dans la collectivité sera correctement interopérable avec ce logiciel quand, dans quelques années, la transition sera achevée.

Mais nous parlerons de logiciels dans la troisième partie de ce récit.

Retour vers l’épisode 1 : la structuration.

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Échirolles libérée ! La dégooglisation (1)

Dans notre série de témoignages sur les processus de dégooglisation, voici la republication du premier article de Nicolas Vivant qui évoque aujourd’hui la nécessaire étape initiale, le consensus à réunir aux plans institutionnel et citoyen quand on envisage et planifie la « transformation numérique » à l’échelle d’une municipalité entière…


Dégooglisation d’Échirolles, partie 1 : la structuration

par Nicolas Vivant

La transformation numérique d’Échirolles est en route, et il n’est peut-être pas inutile que nous partagions notre approche. Située dans le département de l’Isère, cette commune de 37 000 habitants jouxte Grenoble. Son maire, Renzo Sulli est également vice-président de la Métropole. Active et populaire, Échirolles a vu naître quelques célébrités, de Calogero à Vincent Clerc, en passant par Philippe Vandel.

L’histoire commence par une équipe municipale qui prend conscience que des enjeux politiques forts existent autour du numérique, et qu’il convient de s’en saisir pour les inscrire dans une cohérence avec l’action municipale.

En 2014, elle signe le Pacte du Logiciel Libre de l’April, et les premières solutions sont mises en œuvre : elles concernent notamment la messagerie, qui passe de Microsoft à BlueMind, puis la téléphonie, d’Alcatel à Xivo.

Après l’élection municipale de 2020, le choix est fait de mieux structurer l’approche, pour gagner en efficacité et en visibilité, en interne comme en externe. Une délégation est créée qui annonce la couleur et Aurélien Farge devient « Conseiller municipal délégué au développement du numérique, à l’informatique et aux logiciels libres ». Son collègue Saïd Qezbour devient conseiller municipal délégué à l’inclusion numérique, le travail peut commencer.

Le conseil municipal échirollois

Sous la houlette d’Amandine Demore, première adjointe, d’Aurélien Farge et de Saïd Qezbour, un « groupe de travail numérique » transversal est crée. Il réunit les élu·e·s pour qui le numérique est un enjeu : ressources humaines, finances, solidarités, éducation, culture… En janvier 2021, une feuille de route du numérique est finalisée. Elle identifie les grands enjeux et les thèmes que l’équipe municipale souhaite aborder dans le cadre du mandat : impact environnemental, inclusion, animation des acteurs et logiciels libres, notamment.

Parallèlement, une étude sur le numérique dans la ville est commandée. Une vaste consultation est lancée, des micro-trottoirs sont réalisés, des entretiens ont lieu avec les chefs de service, les associations, les partenaires économiques, etc. Le cabinet en charge rend son rapport en février 2021. Au-delà des chiffres, intéressants et qui permettent d’avoir une vision globale de la problématique à l’échelle de la commune, les élu·e·s peuvent vérifier que la route choisie est bien en lien avec les attentes du territoire.

Au même moment, une fonction de « directeur·trice de la stratégie et de la culture numériques » est créée. Rattachée au directeur général des services, le/la DSCN chapeautera la DSI et l’équipe en charge de l’inclusion numérique. Rattachée à la direction générale, cette nouvelle direction est chargée de l’articulation entre vision politique et mise en œuvre opérationnelle.

Nicolas Vivant en hérite avec, comme première mission, la rédaction d’un schéma directeur pour le mandat : « Échirolles numérique libre ». Basé sur la feuille de route et sur le rapport sur le numérique dans la ville, il est une déclinaison stratégique de la volonté politique de la collectivité.

Voté le 8 novembre 2021 à l’unanimité des conseillères et conseillers municipaux, il sert de fil conducteur pour le plan d’action de la DSI, et permet d’inscrire les projets du service dans une cohérence globale.

Le vote du schéma directeur (8 novembre 2021)

Un bilan de la mise en œuvre du schéma directeur est porté par Aurélien Farge et Saïd Qezbour, chaque année, en conseil municipal.

Le bilan 2022 en vidéo

 

Voilà posés les fondements de ce qui nous permettra d’aller vers une nécessaire… transformation numérique.

[À SUIVRE…]

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Retrouvez Nicolas Vivant sur Mastodon : https://colter.social/@nicolasvivant

 

D’autres témoignages de Dégooglisation ont été publiés sur ce blog, n’hésitez pas à prendre connaissance. Et si vous aussi, vous faites partie d’une organisation qui s’est lancée dans une démarche similaire et que vous souhaitez partager votre expérience, n’hésitez pas à nous envoyer un message pour nous le faire savoir. On sera ravi d’en parler ici !




Allons-nous vers un métier unique de la médiation numérique et sociale ?

Après un premier article introductif de Yann Vandeputte publié jeudi dernier, le collectif « Lost in médiation » vous invite cette semaine à découvrir les réflexions de Didier Dubasque. Bonne lecture !

Didier Dubasque est l’auteur de Comprendre et maîtriser les excès de la société numérique et de Les Oubliés du confinement. Hommage aux plus fragiles et à ceux qui les aident, parus aux presses de l’EHESP. Impliqué dans le travail social depuis plus de trente ans au niveau départemental (Loire-Atlantique) et national, il a notamment co-animé les travaux du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) sur les enjeux des pratiques numériques dans l’action sociale. Chroniqueur social, il anime le blog Écrire pour et sur le travail social et contribue au développement de l’association nantaise Le coup de main numérique.

Photo furbymama – Pixabay

« La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ? ».  Cette question a du sens quand on compare les multiples missions des professionnels de la médiation. Si certaines d’entre elles sont très proches, force est de constater que face aux demandes des personnes en difficultés, les médiateurs numériques sont susceptibles de voir leurs missions initiales se transformer. Cette évolution est inéluctable. Il en est de même pour tous les métiers.

Faut-il pour autant penser que le métier de médiateur numérique et celui de médiateur social pourront à l’avenir fusionner ? Rien n’est certain. Pourtant, ces professionnels issus de deux champs bien distincts sont susceptibles d’être positionnés par un employeur sur une même mission. Ce n’est pas gênant, bien au contraire. Il a toujours été utile que des missions communes soient assurées par des professionnels issus de différentes formations à la condition que leur formation initiale le leur permette. Loin de produire de la rivalité, la mission commune permet d’enrichir les approches et les façons d’agir des professionnels. Mais cette question va bien au-delà des métiers de la médiation sociale et de la médiation numérique. Tous les métiers ou presque sont concernés.

1. Sans numérique, tu n’existes pas

Les métiers qui n’ont pas à un moment ou à un autre besoin de faire appel à un logiciel, une interface ou une plateforme sont désormais minoritaires. La volonté du gouvernement de mettre en place une administration entièrement dématérialisée accélère un processus déjà bien engagé dans le secteur marchand. Que l’on soit en accord ou en désaccord avec cette vision totalisante d’une société qui ne peut plus fonctionner sans les outils numériques, il nous faut prendre acte de cette réalité : plus la société adopte une technologie spécifique, plus des questions nouvelles apparaissent sur les usages de ce qu’en font les humains.

Il y a ceux qui s’adaptent bon gré mal gré, ceux qui « jouent » et ceux qui subissent. On le voit particulièrement dans les usages des réseaux sociaux pilotés par des algorithmes. Certains les utilisent pour communiquer. Ils les maîtrisent et en utilisent les capacités et les failles, d’autres les utilisent pour simplement s’informer (et parfois – souvent ? – être manipulés). Ils ne maîtrisent que ce que l’algorithme veut bien leur montrer. Et puis, il y a ceux qui ne les utilisent pas. Ceux-là sont hors-jeu, hors système. Ils disparaissent du débat qui s’instaure sur les plateformes.

Toute technologie produit un nouvel ordre social, une nouvelle hiérarchie des valeurs. Je pense à ce directeur d’une grande agence de Pôle Emploi qui m’avait dit lors d’une réunion « un demandeur d’emploi qui n’utilise pas un ordinateur et une connexion, il est mort ! ». Derrière cette affirmation abrupte, se dessine une réalité bien connue des médiateurs : l’exclusion générée par la non-maîtrise de la technologie est sans pitié. Elle a un impact très important sur le quotidien de celui qui la subit. C’est dire combien le métier de médiateur est non seulement utile mais aussi nécessaire et même indispensable pour qu’une société puisse continuer de fonctionner avec tous ses membres.

2. La médiation, une affaire de missions

Le conseiller médiateur en numérique possède désormais un nouveau titre professionnel : celui de « responsable d’espace de médiation numérique ». Il a vu ses prérogatives étendues, mais il continue de « mettre en œuvre des actions de médiation à destination des utilisateurs pour favoriser leur autonomie avec les pratiques, les technologies, les usages et les services numériques ». Il est aussi là pour gérer, animer et développer un espace collaboratif de type tiers-lieu en proposant des actions destinées à favoriser des usages et des pratiques autonomes des technologies, services et médias numériques de larges publics. Il travaille avec les acteurs de son territoire, et a pour mission de faciliter « la création de projets coopératifs construits autour de communautés d’intérêts ». Ses compétences sont essentiellement techniques, mais aussi relationnelles.

La médiation sociale est une forme d’intervention et de régulation sociale qui vise à favoriser le « mieux vivre ensemble », dans l’esprit de deux textes de référence : la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte de référence de la médiation sociale mise en place dès 2001 par le Comité interministériel des villes. Comme pour les travailleurs sociaux, leur porte d’entrée ne passe pas par les usages du numérique mais par les relations sociales des particuliers entre eux et aussi avec les administrations. Dans le champ de l’accès aux droits, qui reste une de leurs grandes priorités, le numérique n’est qu’un outil qui leur est imposé par la dématérialisation. Ils sont aussi chargés de prévenir les conflits susceptibles de survenir à l’échelle d’un territoire. Là aussi l’usage du numérique s’impose à eux car les désaccords apparaissent souvent via les réseaux sociaux avec tous les excès que l’on connaît.

3. Des missions différentes avec des aspects communs

On peut déjà considérer que les médiateurs sociaux et, plus largement, les travailleurs sociaux sont conduits de fait à consacrer un temps non négligeable à devenir des aidants numériques sur tel ou tel aspect d’une situation au regard des pratiques numériques de leurs interlocuteurs. Il est par exemple plus simple pour un travailleur social d’expliquer à un usager comment se connecter au site de la CAF et d’en maîtriser les méandres que de l’orienter vers un médiateur numérique pour qu’ensuite il puisse revenir vers lui pour traiter le problème administratif. Réorienter serait un non-sens. Pour autant cette pratique ne peut répondre à tous les besoins.

Déjà des Conseils départementaux, comme le Nord, ou des métropoles comme celle de Bordeaux, ont fait le choix de recruter des médiateurs numériques pour consolider l’offre de services à la population et pour travailler en complémentarité avec les intervenants sociaux. C’est là une reconnaissance de l’intérêt d’un métier spécifique considéré comme utile et nécessaire. Ces pratiques sont à regarder de près car si les médiateurs numériques n’apportent pas la preuve de leur plus-value, leur position sera fragilisée.

Quoi que l’on en dise, les métiers de médiateur social et de médiateur numérique sont différents. Leurs missions et portes d’entrée dans leurs relations aux usagers sont différentes et suffisamment spécifiques malgré des tâches qu’ils ont en commun. Ils répondent à des besoins importants. Nous avions tenté de préciser ces différences et ces points communs dans les travaux que j’avais pilotés en 2017 au sein du Haut Conseil du Travail Social (HCTS). Le schéma qui suit, même s’il mériterait d’être actualisé, apporte quelques indications :

Reconnaître les missions des acteurs du réseau de solidarité numérique. Schéma extrait de la fiche Quelles articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique ? éditée en juin 2018 par le Haut Conseil du Travail Social – Groupe de travail « Numérique et travail social ».

La question qui se pose alors est : comment travailler ensemble en donnant à voir nos différences et nos complémentarités ? La fiche du HCTS Quelles articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique ? tente d’y apporter des réponses.

Nos métiers sont différents, tous utiles et complémentaires

La multiplicité des sujets abordés par les usages des outils numériques justifie cette différence des métiers. Imagine-t-on construire une maison avec un métier unique qui regrouperait en un seul le maçon, le menuisier, le couvreur, l’électricien ? Il en est de même pour les métiers de l’aide et du soutien. Chacun possède ses spécificités. Mais plus un métier est récent, plus il doit faire preuve de son efficacité et de sa légitimité. C’est plutôt là l’enjeu qui se pose au médiateur numérique. C’est par l’apport de ses compétences, sa capacité de travailler en collaboration avec les autres métiers techniques et sociaux qu’il trouvera sa reconnaissance et prendra toute sa place au regard de son utilité qui n’est plus à démontrer.

Un grand merci à Didier Dubasque d’avoir partagé avec nous ses réflexions. Si celles-ci vous font réagir, n’hésitez pas à partager les vôtres en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…




Google et son robot pipoteur(*), selon Doctorow

Source de commentaires alarmants ou sarcastiques, les robots conversationnels qui reposent sur l’apprentissage automatique ne provoquent pas seulement l’intérêt du grand public, mais font l’objet d’une course de vitesse chez les GAFAM.

Tout récemment, peut-être pour ne pas être à la traîne derrière Microsoft qui veut adjoindre un chatbot à son moteur de recherche Bing, voilà que Google annonce sa ferme résolution d’en faire autant. Dans l’article traduit pour vous par framalang, Cory Doctorow met en perspective cette décision qui lui semble absurde en rappelant les échecs de Google qui a rarement réussi à créer quoi que ce soit…

(*) Merci à Clochix dont nous adoptons dans notre titre la suggestion.

Article original : Google’s chatbot panic

Traduction Framalang : Fabrice, goofy, jums, Henri-Paul, Sysy, wisi_eu,

L’assistant conversationnel de Google en panique

par Cory Doctorow

 

Photo Jonathan Worth CC-BY-SA

 

 

Il n’y a rien d’étonnant à ce que Microsoft décide que l’avenir de la recherche en ligne ne soit plus fondé sur les liens dans une page web, mais de là à la remplacer par des longs paragraphes fleuris écrits dans un chatbot qui se trouve être souvent mensonger… — et en plus Google est d’accord avec ce concept.

Microsoft n’a rien à perdre. Il a dépensé des milliards pour Bing, un moteur de recherche que personne n’utilise volontairement. Alors, sait-on jamais, essayer quelque chose d’aussi stupide pourrait marcher. Mais pourquoi Google, qui monopolise plus de 90 % des parts des moteurs de recherche dans le monde, saute-t-il dans le même bateau que Microsoft ?

le long d'un mur de brique rouge sur lequel est suspendu un personnage ovoïde au visage très inquiet (Humpty-Dumpty le gros œuf), deux silhouettes jumelles (Tweedle-dee et Tweedle-dum les personnages de De l'autre côté du_miroir de Lewis Carroll) représentent avec leur logo sur le ventre Bing et google, chacun d'eaux a une tête qui évoque le robot Hal de 2001, à savoir une lueur rouge sur fond noir qui fait penser à un œil.

Il y a un délicieux fil à dérouler sur Mastodon, écrit par Dan Hon, qui compare les interfaces de recherche merdiques de Bing et Google à Tweedledee et Tweedledum :

https://mamot.fr/@danhon@dan.mastohon.com/109832788458972865

Devant la maison, Alice tomba sur deux étranges personnages, tous deux étaient des moteurs de recherche.
— moi, c’est Google-E, se présenta celui qui était entièrement recouvert de publicités
— et moi, c’est Bingle-Dum, fit l’autre, le plus petit des deux, et il fit la grimace comme s’il avait moins de visiteurs et moins d’occasions de mener des conversations que l’autre.
— je vous connais, répondit Alice, vous allez me soumettre une énigme ? Peut-être que l’un de vous dit la vérité et que l’autre ment ?
— Oh non, fit Bingle-Dum
— Nous mentons tous les deux, ajouta Google-E

Mais voilà le meilleur :

— Cette situation est vraiment intolérable, si vous mentez tous les deux.

— mais nous mentons de façon très convaincante, précisa Bingle-Dum

— D’accord, merci bien. Dans ce cas, comment puis-je vous faire jamais confiance ni / confiance à l’un ni/ou à l’autre ? Dans ce cas, comment puis-je faire confiance à l’un d’entre vous ?

Google-E et Bingle-Dum se tournèrent l’un vers l’autre et haussèrent les épaules.

La recherche par chatbot est une très mauvaise idée, surtout à un moment où le Web est prompt à se remplir de vastes montagnes de conneries générées via l’intelligence artificielle, comme des jacassements statiques de perroquets aléatoires :

La stratégie du chatbot de Google ne devrait pas consister à ajouter plus de délires à Internet, mais plutôt à essayer de trouver comment exclure (ou, au moins, vérifier) les absurdités des spammeurs et des escrocs du référencement.

Et pourtant, Google est à fond dans les chatbots, son PDG a ordonné à tout le monde de déployer des assistants conversationnels dans chaque recoin de l’univers Google. Pourquoi diable est-ce que l’entreprise court après Microsoft pour savoir qui sera le premier à décevoir des espérances démesurées ?

J’ai publié une théorie dans The Atlantic, sous le titre « Comment Google a épuisé toutes ses idées », dans lequel j’étudie la théorie de la compétition pour expliquer l’insécurité croissante de Google, un complexe d’anxiété qui touche l’entreprise quasiment depuis sa création:

L’idée de base : il y a 25 ans, les fondateurs de Google ont eu une idée extraordinaire — un meilleur moyen de faire des recherches. Les marchés financiers ont inondé l’entreprise en liquidités, et elle a engagé les meilleurs, les personnes les plus brillantes et les plus créatives qu’elle pouvait trouver, mais cela a créé une culture d’entreprise qui était incapable de capitaliser sur leurs idées.

Tous les produits que Google a créés en interne, à part son clone de Hotmail, sont morts. Certains de ces produits étaient bons, certains horribles, mais cela n’avait aucune importance. Google, une entreprise qui promouvait la culture du baby-foot et la fantaisie de l’usine Willy Wonka [NdT: dans Charlie et la chocolaterie, de Roald Dahl], était totalement incapable d’innover.

Toutes les réussites de Google, hormis son moteur de recherche et gmail, viennent d’une acquisition : mobile, technologie publicitaire, vidéos, infogérance de serveurs, docs, agenda, cartes, tout ce que vous voulez. L’entreprise souhaite plus que tout être une société qui « fabrique des choses », mais en réalité elle « achète des choses ». Bien sûr, ils sont très bons pour rendre ces produits opérationnels et à les faire « passer à l’échelle », mais ce sont les enjeux de n’importe quel monopole :

La dissonance cognitive d’un « génie créatif » autoproclamé, dont le véritable génie est de dépenser l’argent des autres pour acheter les produits des autres, et de s’en attribuer le mérite, pousse les gens à faire des choses vraiment stupides (comme tout utilisateur de Twitter peut en témoigner).
Google a longtemps montré cette pathologie. Au milieu des années 2000 – après que Google a chassé Yahoo en Chine et qu’il a commencé à censurer ses résultats de recherche, puis collaboré à la surveillance d’État — nous avions l’habitude de dire que le moyen d’amener Google à faire quelque chose de stupide et d’autodestructeur était d’amener Yahoo à le faire en premier lieu.

C’était toute une époque. Yahoo était désespéré et échouait, devenant un cimetière d’acquisitions prometteuses qui étaient dépecées et qu’on laissait se vider de leur sang, laissées à l’abandon sur l’Internet public, alors que les princes duellistes de la haute direction de Yahoo se donnaient des coups de poignard dans le dos comme dans un jeu de rôle genre les Médicis, pour savoir lequel saboterait le mieux l’autre. Aller en Chine fut un acte de désespoir après l’humiliation pour l’entreprise que fut le moteur de recherche largement supérieur de Google. Regarder Google copier les manœuvres idiotes de Yahoo était stupéfiant.

C’était déconcertant, à l’époque. Mais à mesure que le temps passait, Google copiait servilement d’autres rivaux et révélait ainsi une certaine pathologie d’insécurité. L’entreprise échouait de manière récurrente à créer son réseau « social », et comme Facebook prenait toujours plus de parts de marché dans la publicité, Google faisait tout pour le concurrencer. L’entreprise fit de l’intégration de Google Plus un « indictateur4 de performance » dans chaque division, et le résultat était une agrégation étrange de fonctionnalités « sociales » défaillantes dans chaque produit Google — produits sur lesquels des milliards d’utilisateurs se reposaient pour des opérations sensibles, qui devenaient tout à coup polluées avec des boutons sociaux qui n’avaient aucun sens.

La débâcle de G+ fut à peine croyable : certaines fonctionnalités et leur intégration étaient excellentes, et donc logiquement utilisées, mais elles subissaient l’ombrage des incohérences insistantes de la hiérarchie de Google pour en faire une entreprise orientée réseaux sociaux. Quand G+ est mort, il a totalement implosé, et les parties utiles de G+ sur lesquelles les gens se reposaient ont disparu avec les parties aberrantes.

Pour toutes celles et ceux qui ont vécu la tragi-comédie de G+, le virage de Google vers Bard, l’interface chatbot pour les résultats du moteur de recherche, semble tristement familier. C’est vraiment le moment « Mourir en héros ou vivre assez longtemps pour devenir un méchant ». Microsoft, le monopole qui n’a pas pu tuer la jeune pousse Google à cause de son expérience traumatisante des lois antitrust, est passé d’une entreprise qui créait et développait des produits à une entreprise d’acquisitions et d’opérations, et Google est juste derrière elle.

Pour la seule année dernière, Google a viré 12 000 personnes pour satisfaire un « investisseur activiste » privé. La même année, l’entreprise a racheté 70 milliards de dollars en actions, ce qui lui permet de dégager suffisamment de capitaux pour payer les salaires de ses 12 000 « Googleurs » pendant les 27 prochaines années. Google est une société financière avec une activité secondaire dans la publicité en ligne. C’est une nécessité : lorsque votre seul moyen de croissance passe par l’accès aux marchés financiers pour financer des acquisitions anticoncurrentielles, vous ne pouvez pas vous permettre d’énerver les dieux de l’argent, même si vous avez une structure à « double pouvoir » qui permet aux fondateurs de l’emporter au vote contre tous les autres actionnaires :

https://abc.xyz/investor/founders-letters/2004-ipo-letter/

ChatGPT et ses clones cochent toutes les cases d’une mode technologique, et sont les dignes héritiers de la dernière saison du Web3 et des pics des cryptomonnaies. Une des critiques les plus claires et les plus inspirantes des chatbots vient de l’écrivain de science-fiction Ted Chiang, dont la critique déjà culte est intitulée « ChatGPT est un une image JPEG floue du Web » :

https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/chatgpt-is-a-blurry-jpeg-of-the-web

Chiang souligne une différence essentielle entre les résultats de ChatGPT et ceux des humains : le premier jet d’un auteur humain est souvent une idée originale, mal exprimée, alors que le mieux que ChatGPT puisse espérer est une idée non originale, exprimée avec compétence. ChatGPT est parfaitement positionné pour améliorer la soupe de référencement que des légions de travailleurs mal payés produisent dans le but de grimper dans les résultats de recherche de Google.

En mentionnant l’article de Chiang dans l’épisode du podcast « This Machine Kills », Jathan Sadowski perce de manière experte la bulle de la hype ChatGPT4, qui soutient que la prochaine version du chatbot sera si étonnante que toute critique de la technologie actuelle en deviendra obsolète.

Sadowski note que les ingénieurs d’OpenAI font tout leur possible pour s’assurer que la prochaine version ne sera pas entraînée sur les résultats de ChatGPT3. Cela en dit long : si un grand modèle de langage peut produire du matériel aussi bon qu’un texte produit par un humain, alors pourquoi les résultats issus de ChatGPT3 ne peuvent-ils pas être utilisés pour créer ChatGPT4 ?

Sadowski utilise une expression géniale pour décrire le problème :  « une IA des Habsbourg ». De même que la consanguinité royale a produit une génération de prétendus surhommes incapables de se reproduire, l’alimentation d’un nouveau modèle par le flux de sortie du modèle précédent produira une spirale infernale toujours pire d’absurdités qui finira par disparaître dans son propre trou du cul.

 

Crédit image (modifiée) : Cryteria, CC BY 3.0




La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ?

Lorsqu’en décembre 2021, Angie contacte Yann Vandeputte pour échanger autour de la quasi-absence de médiation aux pratiques numériques émancipatrices dans les espaces dédiés à l’accompagnement des citoyen⋅nes aux usages numériques, elle était loin d’imaginer que quatorze mois plus tard, elle lancerait une série d’articles rédigés par les membres du collectif « Lost in médiation » sur le thème La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ? ! Et pourtant, c’est bien de vous plonger dans le monde de la médiation numérique que nous vous proposons pour ces prochaines semaines ! On commence avec un premier article de Yann Vandeputte qui nous présente la démarche et ses enjeux.

Yann Vandeputte est actif dans l’accompagnement aux usages numériques depuis 2004. Comme acteur de terrain pendant une douzaine d’années dans le secteur associatif, puis comme ingénieur de formation chargé de la certification « responsable d’espace de médiation numérique » du ministère du Travail.

« La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ? », une question qui ressemble, dans sa formulation, à un sujet du bac. C’est le premier chantier que pose, comme acte fondateur, le collectif Lost in médiation. S’ouvrir aux autres secteurs et aux autres champs disciplinaires, avec lesquels la médiation numérique partage des gènes dans le grand ADN du care, est la motivation première du collectif. Sept professionnels ou anciens praticiens issus du monde associatif et institutionnel ont rendu leur copie. D’autres réponses pourraient suivre, nous l’appelons de nos vœux.

« Apprendre à se connaître et à se reconnaître ». Tel serait le besoin exprimé et le point de départ qui a animé la question délicate que j’ai posée fin décembre 2021 à une quinzaine d’acteurs de la médiation numérique, de la médiation sociale, du travail social et de la sociologie. Peu ont souhaité répondre gratuitement à cette question, un brin provocatrice, j’en conviens, et je profite de cet espace qui nous est cordialement offert par Framasoft pour remercier les premiers courageux qui ont relevé le défi. L’enjeu de cette demande était d’interroger la médiation numérique au regard d’autres champs, d’autres acteurs qui l’entourent, la croisent, l’aiguillonnent ou simplement l’ignorent, par pure ignorance ou par aimable condescendance.

Photo Stefan Schweihofer – Pixabay

Les six articles qui ouvrent ce premier chantier seront présentés chaque jeudi sur cet espace d’expression libre qu’est le framablog :

  • 9 mars : Allons-nous vers un métier unique de la médiation numérique et sociale ? par Didier Dubasque
  • 16 mars : Où est passée la culture numérique ? par Vincent Bernard
  • 23 mars : Médiation sociale et médiation numérique : solubilité ou symbiose ? par Garlann Nizon et Stéphane Gardé
  • 30 mars et 6 avril : La translittératie numérique, objet de la médiation numérique. Analyse d’une expérimentation : remobilisation scolaire et articulation de médiations par Corine Escobar, Nadia Oulahbib et Amélie Turet

Et plus tard, peut-être, d’autres éclairages que vous souhaiteriez apporter à ce premier tableau ?

Des contributeurs à la croisée des champs

Cette série introductive de quatre articles associe six professionnels issus de la médiation numérique (Vincent Bernard, Garlann Nizon et Stéphane Gardé), du travail social (Didier Dubasque) et de la recherche en sciences humaines et sociales (Amélie Turet et Corine Escobar). Je ne déroulerai pas ici leur CV bien fourni. Je me limiterai à une courte présentation. Leurs articles respectifs étant leur meilleure carte de visite.

Didier Dubasque est l’auteur de Comprendre et maîtriser les excès de la société numérique et de Les Oubliés du confinement. Hommage aux plus fragiles et à ceux qui les aident, parus aux presses de l’EHESP. Impliqué dans le travail social depuis plus de trente ans au niveau départemental (Loire-Atlantique) et national, il a notamment coanimé les travaux du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) sur les enjeux des pratiques numériques dans l’action sociale. Chroniqueur social, il anime le blog Écrire pour et sur le travail social et contribue au développement de l’association nantaise Le coup de main numérique.

Vincent Bernard est coordinateur de Bornybuzz numérique et juré pour le titre professionnel de Responsable d’Espace de Médiation Numérique. Il veille à inscrire dans ses pratiques de médiation numérique l’éducation aux médias, aux écrans et à la culture numérique. À ce titre, il associe régulièrement des travailleurs sociaux et des psychologues à des projets destinés aux adultes et aux jeunes publics. Il participe également à des publications collectives.

Garlann Nizon est cheffe de projet, formatrice et consultante en inclusion numérique depuis de nombreuses années, à l’échelle de la Drôme et de l’Ardèche dont elle a structuré les EPN et les actions, et de la région dont elle a coanimé le réseau d’acteurs Coraia puis Hinaura. En tant que salariée associée au sein de la CAE Prisme, elle est également administratrice à la coopérative La MedNum où elle représente le collège des médiateurs et personnes physiques. Toujours en coordination des acteurs de la médiation numérique drômoise (médiateurs et CNFS notamment), elle travaille également sur les sujets relatifs à la numérisation de la santé et les modèles économiques des structures de médiation notamment.

Stéphane Gardé est consultant-formateur engagé depuis presque vingt ans dans la médiation numérique. Son regard de philosophe ouvert aux cultures non occidentales et son intérêt pour les pédagogies actives lui ont permis pendant quinze ans d’accompagner, notamment en itinérance, des publics en situation d’illettrisme et d’illectronisme et différents acteurs de l’intervention sociale.

Corine Escobar est enseignante chercheure depuis plus de 40 ans, au service de l’égalité des chances. Institutrice en France, puis professeure de français en Espagne, suède et Allemagne, elle a expérimenté différentes pédagogies holistiques. Une thèse de doctorat en sciences de l’éducation lui a permis d’observer et d’évaluer la puissance associative au service des plus faibles. Déléguée du préfet depuis plus de 10 ans, elle accompagne les associations investies auprès des publics des quartiers prioritaires notamment sur la remobilisation éducative.

Nadia Oulahbib est chercheure et analyste clinique du travail en santé mentale, observatrice des scènes de travail dans le monde de la fonction publique, l’entreprise associative, coopérative, industrielle et également liés aux métiers du social. Elle apporte son soutien à la parole sur le travail pour entretenir le dialogue collectif. Elle est aussi maîtresse de conférences associée pour l’UPEC.

Amélie Turet est docteure qualifiée en sciences de l’information et de la communication, chercheure associée à la Chaire UNESCO « Savoir Devenir » et au MICA, enseignante à l’UPEC sur le numérique dans l’éducation populaire et l’ESS, spécialiste de l’appropriation socio-technique des dispositifs liés au numérique. Membre de l’ANR Translit, elle a présenté ses travaux sur la médiation numérique lors des rencontres EMI de l’UNESCO à RIGA en 2016. CIFRE, diplômée de l’université Paris-Jussieu en sociologie du changement, elle a conduit des projets de R&D dans le secteur privé puis au service de l’État sur la transformation numérique, la démocratie participative, l’inclusion numérique, la politique de la ville et l’innovation.

« Lost in médiation » : besoin de médiations pour des remédiations ?

Lost in médiation5 est né il y a plusieurs années d’une gêne personnelle due à un prurit chronique causé par l’irritant médiation. « Médiation » par-ci, « médiation » par-là, pour ci et pour ça, le pouvoir d’attraction de la blanche colombe m’a un jour donné le vertige et l’envie de lui tordre le cou pour commencer à lui faire rendre gorge. Le dessein, un peu violent et d’une prétention inouïe, tant la tâche est immense, demande que je m’explique et que je lance dans ces colonnes un appel à l’aide à toutes les bonnes volontés. Vouloir dissiper le brouillard qui entoure la notion de médiation et ses innombrables costumes6 et faux-nez est une entreprise qui relèverait de toute une vie. Quelques personnes plus savantes et plus talentueuses s’y sont déjà essayé et n’y sont pas parvenues.

Le projet Lost in médiation est plus modeste, certes, mais il ne se prive pas de questionner la composante « médiation » dans la médiation numérique. Nous espérons que des professionnels qui pratiquent d’autres médiations (sociale, artistique, documentaire, scientifique, conventionnelle, etc.) et d’autres types d’accompagnement dans les secteurs du travail social, du médico-social et de l’éducation populaire pourront alimenter le « processus de communication éthique » qui définit la médiation dite « conventionnelle7 ».

Un chantier ouvert pour faire acte de médiation ?

Lost in médiation se veut une œuvre collective ouverte où les expressions et les sensibilités peuvent prendre des formes variées : écrits (articles, témoignages, retours d’expérience, analyses de pratiques, etc.), podcasts sonores et vidéo, objets graphiques ou hybrides. La seule contrainte que notre ouvroir s’impose, c’est l’opportunité de croiser des regards intérieurs et extérieurs au secteur de la médiation numérique. Prendre le recul nécessaire permet, nous semble-t-il, de nous extraire des mécanismes réflexes, des recettes de cuisine, des formules toutes faites servant à nourrir la viralité et le prêt-à-penser qui favorisent les bulles informationnelles. Convoquer des pratiques et des cultures issues d’autres champs disciplinaires aide à nous décentrer, ouvre des horizons et nous donne une capacité à élargir nos réflexions et à entrevoir des pistes de solutions difficiles à imaginer quand se mettent en place des entre-soi. L’équation que Lost in médiation entend poser est donc « comment penser avec les autres pour penser contre soi-même ? ».

Inscrire la médiation numérique dans une généalogie ancienne

Si elle ne sort pas de la cuisse d’un Jupiter ni même de la côte d’un Adam, la médiation numérique n’est pas non plus une création ex nihilo. Au-delà du chaudron de l’éducation populaire dans lequel elle est tombée à sa naissance, nous postulons qu’elle porte derrière elle un bagage largement insoupçonné venant d’antécédents plus illustres et plus lointains n’ayant, en apparence, aucune connexion avec elle. Et pourtant. Qu’elle le veuille ou non, par l’adoption même du terme médiation qui plus est associé à numérique8, la voilà embarquée, bon gré mal gré, dans une histoire longue et touffue qu’elle va devoir un jour assumer si elle veut honorer ces deux blasons.

En prendre conscience permet de convoquer l’aide de ses ascendants et de les questionner avec assertivité. La médiation ne passe-t-elle pas inlassablement par des reformulations pour s’assurer que chaque participant, chaque acteur a bien saisi ce qui s’énonce ? Plus concrètement, éducateurs, animateurs, formateurs, penseurs et chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS), artistes (et bien d’autres !), qui ont parlé, expérimenté et écrit sur les relations interpersonnelles et culturelles, le care, l’accompagnement et l’éthique, ont pleine légitimité à nous dire et à nous apprendre des choses sur nous-mêmes. Nous essaierons, le plus possible, dans notre projet ouvert, de les rappeler à notre bon souvenir.

L’aller vers en partage ?

La volonté de se mouvoir vers une altérité (humaine, non-humaine, conceptuelle) est partagée par toutes les médiations. Nous nous appuierons donc sur ce socle commun, représentant à nos yeux un avatar du principe de l’aller vers que nous empruntons au travail social et que nous tenterons d’appliquer au champ de la médiation numérique.

La traçabilité de la locution aller vers mériterait d’être établie. Je conseille pour commencer de lire les articles que Didier Dubasque a consacré à cette notion sur son blog. Il cite, entre autres, les travaux de son ami sociologue, Cyprien Avenel, qui rappelle que « l’aller vers n’est pas une pratique nouvelle […] il « renvoie aux fondamentaux du cœur de métier du travail social et de l’intervention sociale ».

Pour ce qui nous intéresse, cela ressemble un peu au jeu du « passe à ton voisin » qui marque une certaine porosité entre les champs d’intervention. Comme le terme médiation, cette expression est devenue désirable, car véhiculée à tour de bras. Elle est passée de mains en mains : du travail social à la médiation sociale qui l’a même inscrite dans sa norme AFNOR NF X60-600 conçue en 2016 et entrée en vigueur en 2021. On y lit, à la page 11, au deuxième paragraphe de l’article 3.1.2 Modalités d’intervention de la médiation sociale, que « le médiateur social intervient sur l’ensemble des espaces de vie de son territoire d’intervention et organise ses pratiques autour de deux principes directeurs : aller vers et faire avec la ou les personnes ».

Une nouvelle injonction pour de nouvelles pratiques

De fil en aiguille, l’aller vers, flanqué de son binôme faire avec, navigue et suture les différentes pièces de l’intervention sociale, jusqu’à arrimer aujourd’hui la médiation numérique. D’année en année, ses occurrences et ses déclinaisons augmentent significativement dans la prose institutionnelle consacrée à l’inclusion numérique, reprise à l’envi par certains professionnels du terrain. À titre d’exemple, l’aller vers est mentionné à plusieurs reprises dans l’Observatoire de l’inclusion numérique 2022 de la MedNum. Il faisait aussi l’objet d’un atelier au dernier Numérique en Commun[s] (NEC) 2022 à Lens et la Base du numérique d’intérêt général lui consacre la fiche Comment favoriser le « aller vers » dans mon quotidien ? destinée aux conseillers numériques France Services (CNFS).

La viralité est donc en marche, mais qui s’en plaindrait ? Qui refuserait d’aller porter assistance aux personnes qui ne poussent jamais la porte des espaces de médiation numérique ? Qui souhaiterait laisser pour compte celles et ceux qui ne manifestent aucune demande alors que leurs besoins élémentaires en termes d’accès au droit(s)9 ne sont pas satisfaits ? Absolument personne. Et pourtant, rappelle Didier Dubasque, ce déplacement qui provoque une inversion ne va pas de soi, car elle met le professionnel dans une « position basse », inconfortable : « ce n’est plus la personne qui demande, c’est le professionnel ».

L’heure est donc au démarchage tous azimuts. Il faut aller chercher les isolés à la force des jambes et du poignet, dans les moindres recoins. Les non-recours ne doivent plus avoir cours ! Est-ce à dire que les pratiques des professionnels de la médiation numérique ont radicalement changé ? Que la majorité d’entre eux sillonnent les routes de France, de Navarre et des îles pour aller au contact des usagers les plus éloignés, montent les étages des immeubles et font du porte-à-porte, arpentent les rues en faisant des maraudes ? Nous n’y sommes pas encore. Si peu aujourd’hui le font, la question qui se pose est bien de savoir s’ils en ont la capacité, la motivation et les moyens. Car ajouter une nouvelle mission, une nouvelle pratique, suppose la formation qui va avec et l’aller vers ne s’improvise pas. C’est un art de l’approche qui relève d’un artisanat social qui s’acquiert patiemment sur le terrain, par essais-erreurs, au rythme qu’imposent les publics accompagnés. Pour aller vers les autres, on doit bien apprendre à les connaître et à les reconnaître, on n’a pas le choix : il faut bien faire avec !

Le Réseau national Pimms Médiation, première éprouvette d’une médiation numérique OGM ?

Une fois encore, même si la solubilité de la médiation numérique n’est pas pleine et entière dans la médiation sociale, il n’empêche qu’une forme de mouvement de l’une vers l’autre s’est établi ces dernières années. Peu veulent le voir, l’acter ou le reconnaître, mais les technologies finiront bien un jour par les mettre d’accord. Car le numérique permet et accentue cette liquidité10, gomme petit à petit les frontières ou les rend plus floues.

Des structures comme les points d’information médiation multi services (PIMMS), dont le réseau national comprend aujourd’hui 100 lieux d’accueil de proximité, incarnent bien cette soudure. Ce n’est pas un hasard si le réseau a créé le mot-valise « médiation socio-numérique » pour qualifier sa pratique hybride. Ce mot, par contamination (ou par solubilité ?) est déjà repris par des acteurs du canal historique de la médiation numérique. Ce n’est pas non plus un hasard si ce même réseau des PIMMS, à la croisée des chemins, est membre du réseau France Médiation11 et sociétaire de la MedNum. Ses représentants participent régulièrement aux événements qu’organisent ces deux instances professionnelles de portée nationale.

La dématérialisation, vers une nouvelle forme d’œcuménisme ?

Par la force centripète qu’elle provoque, la dématérialisation administrative crée, à sa manière, de l’aller vers entre professionnels des trois sphères du champ social. Elle oblige des professionnels qui ne se fréquentaient pas (ou peu) à apprendre à s’identifier, à comprendre la culture et les contraintes des uns et des autres et, cerise sur le gâteau, à travailler en bonne intelligence afin de créer un « espace d’aide potentiel12 », une zone de confiance entre les différentes parties prenantes de dispositifs d’accompagnement : personnes accompagnées et professionnels accompagnants. L’enjeu est bel est bien de rendre fluides les échanges, d’éviter les ruptures pour les usagers, de limiter les incompréhensions, les lenteurs et les blocages. Ces évidences méritent d’être rappelées à l’ensemble des maillons de ce qui forme, dans le fond, une chaîne de solidarités professionnelles.

La médiation numérique a tout à apprendre de la médiation sociale et du travail social et inversement. « Assurer une présence active de proximité », « participer à une veille sociale et technique territoriale » sont des principes inscrits dans la norme de la médiation sociale que la médiation numérique devrait ou est en train de faire siens. Le principe de l’aller vers que nous avons à peine esquissé est connecté en permanence avec ces deux principes d’arpentage du territoire. Mais la réalité de terrain montre que les échanges « gagnants-gagnants » qui relèveraient d’une forme de symbiose – que décrivent Garlann Nizon et Stéphane Gardé – sont encore loin d’être la norme. En inversant le mouvement, il est clair que les médiateurs et travailleurs sociaux ont à s’inspirer des pratiques d’accompagnement aux usages numériques de leurs frères et sœurs d’armes conseillers et médiateurs numériques.

Fécondations croisées

A l’heure du Conseil national de la refondation (CNR) et de la future feuille de route pour la « stratégie nationale numérique inclusif » à mener dans les cinq années à venir, le groupe de travail 3 « formation-filière » était chargé récemment de réfléchir à la structuration de la filière de la médiation numérique et de la formation des futurs professionnels, des professionnels en poste et des aidants numériques. Dans le volet formation, il est souvent question de « socle commun de compétences ». S’il voit le jour, ce socle serait bien inspiré de cartographier au préalable les activités communes aux trois champs de l’intervention sociale, en lien direct ou indirect avec l’accompagnement aux usages numériques, pour en tirer les savoir-faire (techniques, relationnels, organisationnels) et les connaissances qui forment un génome commun : la compétence. L’aller vers fait partie de ces chromosomes qui constituent le génome, mais ce n’est pas le seul. Les professionnels des trois champs ont tout à gagner d’unir leur force en mettant au pot ce qu’ils ont de meilleur pour créer ensemble une variété robuste de médiation, résistante aux multiples variations de notre climat social et sociétal.

« Il n’y a pas de grande Nation numérique si nous laissons une partie de Françaises et Français sur le bord du chemin » disait Jean-Noël BARROT13 en préambule au « Plan France Numérique Ensemble ». Nous choisirons pour conclure de le paraphraser en affirmant qu’il n’y a pas de grande nation ni de grands professionnels qui ne sachent pas travailler main dans la main pour atteindre des objectifs communs, profitables à des territoires tout entiers. Par leur intelligence collective, leur courage et leur ténacité, les Ukrainiens nous enseignent l’adage au quotidien.

Alors, puisque la chimie, mère de nombreuses disciplines, est à l’honneur de notre sujet du bac, assisterons-nous plutôt à des phénomènes de solubilité, de synthèse, d’hybridation ou de symbiose entre les différents champs ? Nul ne peut le dire aujourd’hui. Probablement un peu des quatre. Nous ne pouvons que scruter l’horizon et nos pieds pour percevoir les moindres signaux, les moindres traces de ce changement en marche. L’histoire finira par trancher. Ce seront les contextes, les situations, les opportunités et les aubaines qui choisiront.

Un grand merci à Yann Vandeputte d’avoir partagé avec nous ses réflexions. Si cette longue introduction vous fait réagir, n’hésitez pas à partager vos réflexions en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…




La dégooglisation du GRAP, partie 3 : Le bilan

On vous a partagé la semaine dernière la deuxième partie de La dégooglisation du GRAP qui vous invitait à découvrir comment iels avaient réussi à sortir de Google Agenda et gmail. Voici donc la suite et fin de ce récit palpitant de dégooglisation. Encore merci à l’équipe informatique du GRAP d’avoir documenté leur démarche : c’est vraiment très précieux ! Bonne lecture !

 

Dans l’épisode précédent…

Après la sortie de Google Drive remplacé par Nextcloud, Google Agenda par Nextcloud Agenda, nous avons fini par le plus gros bout en 2021-2022, sortir de Gmail et en finir avec le tentaculaire Google.

Le mardi 23 novembre, nous débranchions enfin Google. Nous voilà libres ! Presque 😉

Bilan dégooglisation

Après 4 ans de dégooglisation, où en sommes-nous de notre utilisation de logiciels non libres ?

Dans l’équipage ⛵

Système d’exploitation Libre ? Commentaire
Windows 13 personnes
Ubuntu 9 personnes
Gestion documentaire et travail collaboratif
Nextcloud Files Tout le monde depuis 2020 ✅
Nextcloud Agenda Tout le monde depuis 2021 ✅
Téléphonie et visio
3CX Tout le monde  ❌
Nextcloud Discussions
Mail et nom de domaine
Gandi
Tout le monde depuis 2022 ✅
Logiciels métier
Odoo (suivi des actis, achat/revente, facturation)
Pôles info, accompagnement et logistique
EBP (compta)
Pôle compta
Cegid (paie) Pôle social
Gimp, Inkscape, Scribus (graphisme et mise en page)
Pôle communication
BookstackApp (documentation) Tous pôles
Logiciels bureautique
Suite Office
Suite LibreOffice
Réseaux sociaux
Facebook, Linkedin, Twitter, Eventbrite
Peertube

Nos pistes d’amélioration en logiciel libre sont donc du côté du système d’exploitation et des logiciels métiers.

Les blocages sont dus :

  1. à certains logiciels métiers qui n’existent pas en logiciel libre
    → à voir si on arrive à développer certains bouts métier sur Odoo dans les prochaines années
  2. à la difficulté de se passer d’Excel pour certaines personnes grandement habituées à ses logiques et son efficacité
    → à voir si LibreOffice continue à s’améliorer et/ou si on se forme plus sur LibreOffice

Dans la coopérative  🌸

Système d’exploitation Libre ? Commentaire
Ubuntu Dans tous les points de vente
ordinateurs portables
Windows ou Mac Les autres ordinateurs portables
Gestion documentaire et travail collaboratif
Nextcloud Files Tout le monde y a accès depuis 2020 ✅
Fournisseur mail principal
Gandi
55%
Gmail 37%
Ecomail ? 4%
Logiciels métier
Odoo (achat, revente, stock, facturation, intelligence décisionnelle)
Utilisé par 95% des activités
Autres
❌ ✅ Dur à dire, mais la majorité des activités de transformation utilise des tableaux Excel ou des logiciels dédiés
Logiciels bureautique
Suite Office Pas de référencement fait. Aucune visibilité actuellement
Suite LibreOffice

Nos pistes d’amélioration sont donc du côté des logiciels mails et des logiciels métiers.

→ Un des gros chantiers de 2022-2023 est justement le développement et la migration sur Odoo Transfo. Pas pour le côté politique du logiciel libre mais bien de l’amélioration continue d’un même logiciel partagé dans la coopérative.

→ À voir si la dégooglisation de l’équipe « inspire » certaines activités pour se motiver à se dégoogliser. Nous serons là pour les accompagner et continuer à porter le message à qui veut l’entendre.

Bilan humain

À l’heure où nous écrivons (fin octobre 2022), il est trop tôt pour faire le bilan de la sortie de Gmail. Nous comptons d’ailleurs envoyer un nouveau questionnaire dans quelques mois qui nous permettra d’y voir plus clair. Mais nous pouvons d’ores et déjà dire que ce fut clairement l’étape la plus compliquée de la dégooglisation.

Sortir d’un logiciel fonctionnel, performant et joli est forcément compliqué quand on migre vers un logiciel aux logiques différentes (logiciel bureau VS web par exemple) et qui souffre de la comparaison au premier abord. Pour compenser cela, nous avons fait le choix de dédier beaucoup de temps humains (nombreuses formations par mini groupes ou en individuels, réponses rapides aux questions posées) et beaucoup de documentations et de partage de retour d’expériences.

La sortie de Google Drive et Google Agenda furent relativement douces et moins complexes que Gmail. Le logiciel Nextcloud étant assez mature pour assurer un changement plutôt simple et serein.

Ça paraît simple une fois énoncé, mais plus les gens travaillent avec un outil (Google par exemple), plus il sera difficile de les amener à changer facilement d’outil.

Conseil n°5 :
Dans la mesure du possible, la meilleure des dégooglisation est celle qui commence dès le début, par l’utilisation d’outils Libres. En 2022, quasiment tout logiciel a son alternative Libre mature et fonctionnel.
Si ce n’est pas possible, dès que les moyens humains sont disponibles et que la majorité le veut, envisagez votre dégooglisation ?

À Grap, il existe une certaine culture politique de compréhension autour des enjeux du logiciel libre et des GAFAM. Cela nous a aidé. Et cela nous parait quasiment obligatoire avant d’envisager une dégooglisation. Car c’est un processus long où l’on a besoin du consentement – au moins théorique – des gens impactés pour que celleux-ci acceptent de se former à de nouveaux outils, s’habituer à de nouvelles habitudes etc.

Conseil n°6 : avant d’entamer une dégooglisation, faire monter en compétences votre groupe sur les sujets autour du Logiciel Libre et des enjeux des Gafam à travers des projections de films par exemple.
Voici un récap de quelques ressources.

Bilan technique

Voici nos choix de logiciels pour notre dégooglisation :

  • Nextcloud pour la gestion documentaire et le travail collaboratif (agenda, visio, gestion de tâches)
    • complété par Onlyoffice avec une image Docker sans limitation d’usage (pendant 2 ans l’image nemskiller007/officeunleashed puis désormais alehoho/oo-ce-docker-license)
    • sauvegarde quotidienne par le logiciel de sauvegarde Borg
  • BookstackApp et Peertube pour la documentation écrite et vidéo
  • Meshcentral pour la prise en main à distance d’autres ordinateurs
  • Gandi pour le prestataire de mails
  • Thunderbird pour le logiciel bureau pour gérer ses mails (et K9Mail sur téléphone)

Voici nos choix d’infrastructure :

  • OVH et Online  pour la location de serveurs faisant tourner ses services (choix historique)
  • 4 serveurs :
    • 1 serveur dédié Nextcloud de 2To (Gamme Start-1-L Intel Xeon E3 1220v2 @3,1 Ghz, 16Go RAM)
    • 1 serveur dédié Nextcloud Test en miroir du Nextcloud
    • 1 serveur de sauvegarde (mutualisé avec d’autres services de la coopérative)
    • 1 serveur dédié à différents services (Peertube, Meshcentral, Bookstackapp)

Bilan économique

Pour calculer le coût économique de notre dégooglisation commencé en 2018, voici les chiffres retenus.

☀️ Le scénario « Dégooglisation » est celui réellement effectué depuis 2018.
Son coût comprend :

  • le temps de travail du service informatique, découpé en
    • l’aide au collègue habituelle : qui subit une augmentation du fait de l’internalisation de certaines questions, notamment avec le changement de Gmail à Thunderbird
    • le support et administration système des services :
      • toutes les recherches techniques (comment bien gérer les installations, sauvegardes etc.)
      • toutes les questions / réponses par mail et téléphone
    • le « temps de dégooglisation » qui correspond
      • les temps d’écriture de documentation et de formation
      • les mails d’annonce, de relance, de re-re-relance  😉
  • le coût des serveurs informatiques pour faire tourner les logiciels remplaçant les services Google et Teamviewer

🤮 À l’opposé, le scénario Google comprend :

  • le temps de travail du service informatique sur l’aide au collègue – accès stable dans le temps – qui augmente par le nombre de gens dans l’équipe, mais diminue par notre appropriation des logiciels, améliorations de l’existant, documentation etc.
  • la facturation des comptes Google Workspace
    • stable depuis 2018, Google a annoncé cet été l’augmentation de ces prix. Les pauvres n’ont eu que 6% de croissance en 2022 avec 14 milliards de dollars de bénéfices. Passant donc les comptes pro de 4€ à 10,40€/mois à partir de juin 2023.
  • la facturation hypothétique (car elle n’a jamais eu lieu) de Teamviewer Pro
    • En effet, jusqu’à juin 2019, nous utilisions Teamviewer pour aider les activités de la coopérative à distance. Mais notre utilisation intensive ne rentrait plus dans la version gratuite et Teamviewer nous bloquait l’usage du logiciel pour que l’on souscrive à leur abonnement.
    • Heureusement, nous sommes passés sur des logiciels auto-hebergés et libre : RemoteHelp (un logiciel libre abandonné depuis) puis en décembre 2020 sur Meshcentral.

En prenant en compte ces données, le scénario « Dégooglisation » finit par devenir moins cher que le scénario « Google ».
Pour le coût mensuel, cela arrive dès septembre 2022 (quasi à la fin de la sortie de Gmail donc) !  🎉
Pour le coût cumulé, cela devient rentable deux ans après, en septembre 2024 !  🎉

Ces chiffres s’expliquent par :

  • le coût important au démarrage de la sortie de Google Drive
    • 128h passées sur les 5 premiers mois pour valider la solution Nextcloud
  • un temps de support / administration système pour Nextcloud qui baisse progressivement
    • passant de 14h mensuels en 2019, à 9h en 2020, à 5h en 2021, à 3h en 2022
  • le prix de Google qui aurait augmenté (mais on y a échappé avant, ouf !)

Bilan politique

Nous sommes fièr·es en tant que coopérative de porter concrètement nos valeurs dans le choix de nos logiciels qui sont plus que de simples outils.

Ces outils sont porteurs de valeurs démocratiques très fortes. Nous ne voulons pas continuer à engraisser Google – et autres GAFAM – de nos données privées et professionnelles qui les revendent à des entreprises publicitaires et des états à tendance anti-démocratique (voir les révélations Snowden, le scandale Facebook-Cambridge Analytica). Cela est en contradiction avec ce que nous prônons : la coopération, de l’entraide et le lien humain.

Nous avons besoin d’outils conviviaux, modulables et modifiables selon qui nous sommes. Nous avons besoin de pouvoir trifouiller les outils que nous utilisons, comme nous pouvons trifouiller un vélo pour y réparer le frein ou y rajouter un porte-bagages. Des outils émancipateurs en somme, qui nous empouvoire et ne rendent pas plus esclave de la matrice capitaliste.

Notre démarche n’aurait pas pu avoir lieu sans le travail et l’aide de millions de personnes qui ont construit des outils Libres, des documentations Libres, des conférences et autres vidéos Libres. Elle n’aurait pas eu lieu non plus sans l’inspiration de structures comme Framasoft ou la Quadrature du Net. Merci.

 🍎 La route est longue, la voie est libre, et sur le chemin nous y cueillerons des pommes bios et paysannes.  🍏

Encore un grand merci aux informaticiens du GRAP pour leur travail de documentation sur cette démarche. D’autres témoignages de Dégooglisation ont été publiés sur ce blog, n’hésitez pas à prendre connaissance. Et si vous aussi, vous faites partie d’une organisation qui s’est lancée dans une démarche similaire et que vous souhaitez partager votre expérience, n’hésitez pas à nous envoyer un message pour nous le faire savoir. On sera ravi d’en parler ici !