Les 20 ans du domaine « Framasoft.net »

Il est forcément complexe d’évaluer la date anniversaire d’un projet aussi divers que Framasoft. Doit-on retenir la date où le projet a été pensé ? Celle d’une première réunion ? Celle de la première communication publique ?

Comme il nous semblait difficile de choisir, nous avons décidé de ne pas nous limiter, et de fêter plusieurs événements, comme autant d’occasions de célébrer les expériences et les événements qui ont jalonné l’histoire de l’association.

Aujourd’hui, nous fêtons un de ces événements marquants : le dépôt du nom de domaine « Framasoft.net » chez nos partenaires et amis de toujours, Gandi. C’était le 9 novembre 2001. Il y a tout juste 20 ans.

Ce « .net » a précédé l’usage du « .org » déposé – toujours chez Gandi – deux ans plus tard.

Cet épisode de notre histoire est l’occasion de donner la parole à différentes personnes, témoins des évolutions d’un projet toujours très actif.

WHOIS du domaine Framasoft.net, réservé chez Gandi le 09 novembre 2001.
WHOIS du domaine Framasoft.net, réservé chez Gandi le 09 novembre 2001.

C’est l’histoire d’un nom de domaine

Alexis Kauffmann est la personne à l’origine de Framasoft (en 2001), et l’un des cofondateurs de l’association (fin 2003, début 2004) avec Paul Lunetta et Georges Silva. Après avoir été président de l’association de 2004 à 2011, il fut salarié de Framasoft de septembre 2012 à septembre 2014.

Alexis a arrêté de contribuer à Framasoft en 2014, avant le lancement de la campagne « Dégooglisons Internet ». Mais cela ne l’a pas empêché de poursuivre ses actions en faveur de la promotion du logiciel libre et des communs.

Cet article est donc l’occasion de lui donner la parole.

Bonjour Alexis ! Ta dernière participation à Framasoft, et au Framablog, remonte à il y a maintenant plus de 7 ans. Nous imaginons que cela doit te procurer une certaine émotion, et sans doute même plusieurs. Souhaites-tu les partager ?

Alexis : La peinture a été refaite mais il me semble quand même reconnaitre les lieux.

Framasoft c’est une partie de ma vie et j’en aurai passé du temps dessus avec vous (sûrement trop d’ailleurs). Aujourd’hui est une date anniversaire symbolique qui me fait regarder subrepticement dans le rétroviseur mais ce que je souhaite surtout partager c’est mon admiration et ma reconnaissance pour ce qu’est devenu Framasoft depuis que j’ai passé la main. Le chemin tracé par le collectif des CHATONS en est un exemple emblématique, source de liens et signe d’espoir ce dont on a fortement besoin actuellement. Et plus généralement, il y a cette évolution qui fait sens : un autre ordi est possible, un autre internet est possible, un autre monde est possible.

Et dire que j’ai été à l’origine de tout ça. J’en éprouve une certaine ivresse rien que d’y penser 😉

Capture écran de la page d'accueil de Framasoft.net en 2001, telle que présentée sur <a href="http://web.archive.org/web/20011116105007/http://www.framasoft.net/" target="_blank" rel="noopener">archive.org</a>
Capture écran de la page d’accueil de Framasoft.net en novembre 2001, telle que présentée sur archive.org

 

Revenons au dépôt du nom de domaine framasoft.net. Te souviens-tu de l’état d’esprit dans lequel tu étais à ce moment là ? Tu as cliqué sur le bouton « Réserver » sans trop y penser entre deux cafés serrés, ou étais-tu conscient d’être en train d’impulser une aventure qui durerait plusieurs décennies ?

Alexis : C’est surtout qu’il s’en est fallu de peu que Framasoft n’existât pas.

Jeune prof de maths, je travaillais en étroite collaboration avec ma collègue de français Caroline d’Atabekian dans un collège de Seine-Saint-Denis. C’était notre premier poste à tous les deux et ça n’était pas forcément l’endroit le plus facile pour débuter. Il y avait une salle informatique flambant neuve au fond du couloir. Alors nous sommes partis en exploration numérique pédagogique…
Et à chaque fois qu’un logiciel nous semblait utile, je le notais pour ne pas l’oublier sur une discrète page web du site de notre établissement scolaire consacré à notre projet interdisciplinaire « Framanet » (pour FRAnçais et MAthématiques en IntraNET). Et puisqu’il fallait bien lui donner un titre, je l’ai appelée « Framasoft ». Voilà, c’est tout, ça a débuté comme ça comme dirait l’autre.
La page devenant de plus en plus longue, Caroline a commencé à me suggérer, en y revenant à intervalle régulier, que ça méritait peut-être d’en faire un site dédié et que cette distinction libre/pas libre était assez convaincante, a fortiori dans le secteur éducatif.
Un site à part entière ? J’étais dubitatif et en plein syndrome de l’imposteur à vouloir parler du libre sans jamais avoir écrit une seule ligne de code, et à en parler depuis Windows et non GNU/Linux qui plus est !

L’histoire retiendra que plusieurs mois plus tard j’ai fini par céder, le 9 novembre 2001 nous dit le whois de Gandi. Avec le recul, l’initiative n’a pas été si mal accueillie et l’intuition de départ était plutôt bonne : le logiciel libre est plus important que la communauté de celles et ceux qui le créent.

Dans ces années Framasoft de 2001 à 2014, quels ont été les événements les plus marquants dont tu souhaiterais partager le souvenir ?

Alexis : Je suis d’accord avec toi sur la difficulté à dater précisément les débuts de Framasoft.
En amont de la naissance de framasoft.net, il y a eu la lecture, décisive pour moi, de cet article de Jean-Claude Guédon adressé à sa ministre de l’éducation québécoise. Et en aval, je crois que la création du forum a aussi été fondamentale, puisque c’est là que le projet a commencé à prendre son envol collectif. Un total de 268 687 messages mine de rien, à l’époque on s’ennuyait ferme sans les réseaux sociaux. Il y en avait de l’énergie, portée par ces valeurs du libre qui nous réunissaient. De ces nombreux échanges ont émergé de beaux projets collaboratifs mais surtout de belles rencontres. C’est avant tout cela que je retiens.

Parmi ces messages, il y eut un dialogue live en 2006 entre deux députés et les membres du forum autour de la loi DADVSI. On nous avait laissé jouer relativement tranquilles avec notre Internet jusque-là mais le politique avait décidé qu’il était temps de siffler la fin de la récréation, sans forcément tout bien comprendre puisqu’on envisageait par exemple la coupure d’accès au réseau si l’on avait le malheur de confondre partage et piratage. Je me souviens qu’on leur disait que l’offre était rare, dispersée et que s’acquitter d’une sorte de licence globale pour accéder à la culture pouvait être une bonne idée. Aujourd’hui on écoute sa musique sur Spotify et on regarde ses films sur Netflix…

Capture écran de la page d’accueil de Framasoft.net en novembre 2009, telle que présentée sur archive.org

 

Nous ne sommes pas sans savoir que tu as mis entre parenthèses ta carrière de professeur de mathématiques pour occuper un nouveau poste. Souhaites-tu nous en dire plus sur tes missions et tes ambitions quant à celui-ci ?

Alexis : On a organisé l’année dernière des États généraux du numérique pour l’éducation à l’issue desquels de nombreuses personnes ont émis le souhait de donner une plus large place au libre et aux communs. Non pas le libre pour le libre mais pour ce qu’il est susceptible d’apporter à l’éducation en général et aux élèves en particulier.

On a pensé que je pouvais y participer. Et me voici au ministère depuis la rentrée en tant que chef de projet logiciels et ressources éducatives libres et mixité dans les filières du numérique. Ce poste est déjà une belle avancée en soi mais on va essayer de ne pas s’en contenter 😉

Merci Alexis !

C’est l’histoire d’une évolution du numérique

Donnons maintenant la parole à Pouhiou et Pierre-Yves, codirecteurs de Framasoft.

Pierre-Yves Gosset (« pyg »), membre de l’association depuis 2005, en fut le délégué général puis directeur pendant 12 ans (2008 à 2020). Pouhiou, lui, est membre de Framasoft depuis 2011, puis fut embauché en tant que responsable de la communication de 2015 à 2020. Ils forment aujourd’hui un tandem de choc à la codirection de l’association.

Capture écran de la page d'accueil de la campagne « Dégooglisons Internet », en 2015, telle que présentée sur <a href="https://web.archive.org/web/20160314061810/http://degooglisons-internet.org/" target="_blank" rel="noopener">archive.org</a>
Capture écran de la page d’accueil de la campagne « Dégooglisons Internet » en 2015, telle que présentée sur archive.org

 

Pouvez-vous nous parler de la campagne « Dégooglisons Internet » et de son impact pour l’association ?

Pierre-Yves : Cette campagne initiée en 2014 a clairement été le virage le plus marquant pris par l’association.

D’abord parce qu’elle a été un succès vis-à-vis de ses objectifs : elle a participé activement à la sensibilisation de la toxicité des GAFAM (via nos conférences, nos interviews, nos analyses, etc) ; elle a démontré que le logiciel libre était une alternative réelle, concrète, disponible aux services des géants du web, et elle nous a permis d’amorcer la constitution du collectif CHATONS.

Ensuite parce qu’elle a accompagné un certain virage politique : nous restons convaincus qu’il ne peut y avoir de société libre sans logiciel libre. Mais la question de la licence logicielle n’a que peu de sens dans un monde où les enjeux sociaux, politiques, économiques, techniques du numérique restent incompris. Ce fut l’occasion pour nous d’affirmer notre volonté d’accompagner, par l’éducation populaire, les acteurs et actrices du changement vers une plus grande autonomie sur ces questions.

Enfin, la visibilité de cette campagne nous a permis (grâce à vos dons !) de construire une équipe salariée solide et efficace, capable d’accueillir plusieurs millions de visiteur⋅euses par an.

La campagne « Contributopia » a pris le relai de « Dégooglisons Internet » à partir de fin 2017. Pourquoi n’avoir pas « tout simplement » poursuivi l’expérience « Dégooglisons » ? Formulé autrement : qu’attendiez-vous de « Contributopia » ?

Pouhiou : Le succès (relatif, hein) de « Dégooglisons Internet » a été aussi intense et riche d’enseignements sur nos limites, nos impensés, nos imprécisions. Dit moins poliment, ça nous a mis le nez dans notre caca !

D’une part, il était urgent de ralentir. En trois ans, nous avons ouvert trente services. Je me souviens de pyg raillant son embonpoint « Ben oui : 30 services, 30 kilos ! ». La vanne est drôle, mais pour les avoir pris aussi, ces kilos de stress et d’excitation, c’est quand même hyper violent que cela marque ainsi des corps ! Il nous fallait se sortir de cette vision guerrière, de (re-)conquête, de se battre sur le terrain de Google & co.

C’est une des leçons importantes qu’on a appliquées à Contributopia. Non seulement on ne peut pas s’adresser à tout le monde, mais on ne le veut même pas ! Ouvrir des services pour « les gens », ça ne marche pas, parce que #LesGens n’existe pas.

À force d’expliquer la toxicité des géants du web de mille manières différentes, nous avons réalisé que le problème ce n’est pas le logiciel propriétaire, ni la propriété intellectuelle, ni les GAFAM, ni l’Ubérisation. Le problème est systémique, et le système qui engendre ces acteurs et que ces entreprises perpétuent dans nos sociétés s’appelle le Capitalisme de Surveillance.

Car ces entreprises ont un idéal : celui d’un monde où tous les comportements sont captés, et où les consommations sont prédictibles, influençables et pléthoriques. Face à cela, quel est notre monde idéal à nous, qui le partage, et comment on se rencontre pour bidouiller tout ça ?

C’est pour cela que nous avons eu l’envie d’explorer nos utopies. Avec une conviction, une leçon que nous avons tirée des rencontres autour de Dégooglisons, c’est que d’autres partagent nos valeurs, et que ces personnes font partie des milieux associatifs, éducatifs, militants… Bref, des personnes de la « société de contribution » qui partagent les valeurs du Libre mais dans des domaines parfois pas du tout liés au numérique.

Aller à la rencontre de personnes hors de notre sphère libriste, c’est un exercice d’humilité. On n’y va pas pour enseigner, en imposant son savoir de manière verticale. Mais plus pour partager, échanger, et accepter de se voir changer en retour.

De même, nous avons essayé de travailler le logiciel libre autrement. Par exemple en sortant des sentiers battus par Google, et en concevant un PeerTube qui permet de diffuser de la vidéo sans capter les attentions, sans les monétiser, sans chercher à imposer du contenu à coups d’algorithmes.

Nous avons aussi travaillé avec des designers et graphistes dès la conception de Mobilizon. Cela nous a permis de façonner cette alternative aux événements, pages et groupes Facebook directement selon les besoins des groupes militants qui n’avaient pas d’autres endroits pour organiser leurs marches pour le climat ou permanences associatives.

Bref, Contributopia, c’était notre manière à nous de dire que si on se lance dans un Dégooglisons², le retour de la vengeance à la puissance du carré, on va droit dans le mur de la startup nation. Alors, même si on ne sait pas exactement où on va, allons explorer des utopies qui nous permettent de voir comment on peut concrétiser nos valeurs dans des outils numériques.

Quels bilans tirez-vous de cette période ?

Pyghiou : Nous avons beaucoup appris. Sur nous-mêmes, en tant que personnes et en tant que collectif associatif. Mais aussi sur le monde qui nous entoure et les règles qui le régissent, et dont beaucoup ne nous conviennent pas ou plus.

Nous avons aussi pu explorer ce qui constitue aujourd’hui un certain nombre de caractéristiques de Framasoft : la transparence, le désir de « prendre soin des humain⋅es», la dimension d’expérimentation et de prototypage de nos actions, l’acceptation des échecs qui en découlent, un certain « refus de parvenir », la volonté d’archipéliser nos relations et de travailler notre propre compostabilité.

Les routes furent multiples, certaines furent longues, mais nous avons su rester libres.

Merci à vous deux !

Page d’accueil de la campagne « Contributopia », en 2017.

C’est une histoire qu’il nous reste encore à écrire

Pour envisager l’exercice (difficile) de la projection à 10 ans, nous avons sollicité l’avis des membres de l’association. Hommes ou femmes, jeunes ou moins jeunes, ces personnes partagent un intérêt pour le collectif, les communs, les expérimentations sociales et techniques, le « faire » et le « prendre soin ». Leurs espoirs et leurs convictions militantes portent chaque projet, chaque acte posé par Framasoft.

Bonjour, membres de Framasoft ! L’exercice de l’auto-interview en mode « boule de cristal » n’est pas simple, mais pour celles et ceux qui souhaiteraient s’exprimer sur le sujet : comment imaginez-vous l’avenir de Framasoft pour les 10 prochaines années ?

  • kinou : le nouveau projet est la framamaison où des amis viennent pour parler, manger et se retrouver. Une île loin de la fureur extérieure, mais pas déconnectée. Juste un endroit où reprendre des forces pour essayer de construire ensemble.
  • Marien : Framasoft n’est plus, vive Framasoft ! L’association s’est mise d’accord : nous venons de voter sa dissolution. Rassurez-vous, tout va bien : le vote a été unanime — une fois de plus ! Elle sera bientôt remplacée par une myriade d’autres structures, avec des idées et des projets toujours plus utopiques et farfelus. Tout ce petit monde bénéficiera des connaissances et des ressources que Framasoft aura pris le soin de rédiger et de partager au fil des années : la nouvelle mode est de faire du Frama dans son garage ! C’est quoi « faire du Frama » ? Tout simplement penser un monde plus social, plus solidaire et émancipateur, tout en agissant concrètement pour le voir advenir… sans trop se prendre au sérieux, évidemment. Finalement, ce qu’il reste de Framasoft, c’est un groupe de potes ; et c’est franchement pas mal, non ?
  • Goofy : Novembre 2031. Framas0ft est depuis 5 ans dans la clandestinité et diffuse des samizdats électroniques sur le libRezo pour maintenir la flamme de la rébellion techno-luddiste. Dans son dernier communiqué passé en boucle 3D sur les PolComm du Triumvirat grâce à un hack illégal, Framas0ft annonce avoir repris le contrôle de la ZEL (Zone Électronique Libre) de Lyon4, rendue silencieuse pendant plusieurs mois après la « neutralisation » policière de sa co-direction. Grâce à l’alliance avec l’Anarchipel se construit, je cite, « une zone étendue de libération qui ambitionne de faire échec à la tyrannie numérocratique »
  • stph : Framasoft a initié le réseau d’universités populaires UPLOAD. Ce sont des lieux bricolés un peu partout. Des granges, des garages, des sous-sols, quelques bâtiments prêtés par des communes ou des boîtes privées. On y apporte et y trouve un peu de tout, mais globalement ça tourne autour de savoir-faire simples et accessibles qui permettent de comprendre comment les machines, les humains et les réseaux qu’ils forment fonctionnent. Un peu de philo, un peu de tech, et du jardinage et du bricolage. C’est pas grand-chose, mais tout de même, c’est quelques milliers de personnes par an qui partagent une autre vision de ce qu’on peut faire quand on est grand.
  • Cyrille :
    • Vision négative : Framasoft, comme toutes les structures d’éducation populaire, est devenue hors-la-loi depuis l’élection du nouveau président qui veut contrôler strictement l’éducation. MJC et autres structures associatives ont été dissoutes. Tous les membres de Frama ont été fichés. Pouhiou tricote des pulls pour Pyg qui est emprisonné. Nos techs essaient de hacker le système de sécurité pour le faire sortir de là. L’asso continue la lutte illégalement.
    • Vision positive : Le combat est gagné. Avec les différents chatons et autres structures d’éducation populaire, nous avons réussi à essaimer suffisamment. La très grande majorité des associations ont repris le contrôle de leurs données et les GAFAM n’ont plus le droit de leur proposer leurs produits. Framasoft n’a plus de raison d’être et les membres votent avec joie la fin de cette belle aventure.

Merci à toustes pour votre participation et ce récit à plusieurs voix !

On se donne rendez-vous dans 10 ans (Place des AMAP numériques ?) pour fêter une nouvelle décennie ? À moins que nous n’ayons tellement bien travaillé notre « compostabilité » que finalement, notre présence ne soit devenue superflue ? 😉

Quoi qu’il en soit, merci aussi à toustes les anonymes, celles et ceux qui ont contribué, par leurs codes, leurs écrits, leurs encouragements, leurs dons (on vous a dit que Framasoft ne vivait que grâce à vos dons ? Ça tombe bien, on est en campagne !). C’est grâce à vous que nous pouvons continuer, ensemble, à écrire de nouvelles pages, et de nouveaux chapitres !




Frama, c’est aussi des personnes au service des services

Installer 16 services en ligne sur des serveurs, c’est une chose. Assurer leur sécurité, leurs mises à jour, leur sauvegarde, en est une autre. Si on ajoute à cela un travail sur l’accueil, les réponses aux questions de chacun·e et l’accompagnement vers d’autres hébergeurs de confiance… Alors cela représente un effort quotidien de multiples personnes.

« Frama, c’est pas que… »

Pour l’automne 2021, chaque semaine, nous voulons vous faire découvrir un nouveau pan des actions menées par Framasoft. Ces actions étant financées par vos dons (défiscalisables à 66 %), vous pouvez en trouver un résumé complet, sous forme de cartes à découvrir et à cliquer, sur le site Soutenir Framasoft.

➡️ Lire cette série d’articles (oct. – déc. 2021)

Héberger un service en ligne, ce n’est pas juste appuyer sur un bouton. C’est plusieurs personnes qui appuient sur de nombreux boutons, toute la journée. Car si on veut proposer des services en lesquels vous pouvez avoir confiance, il faut forcément mettre des humain·es derrière les machines.

jeu de cartes Framasoft "des personnes au service des services"

Accueil des services

Nous entreprenons actuellement une campagne de mise à jour des pages d’accueil des services que nous proposons. La page d’accueil, c’est LA page de référence qui doit vous donner les bons accès et les explications que vous recherchez au premier coup d’œil.

Carte "Accueil des services" Nous sommes en train de ré-imaginer chaque page d'accueil des services en ligne que nous proposons. Synthétique, cette page doit donner une image claire et un accès direct au service, tout en informant de ce qu'il fait, ses limites, ses conditions, sa raison d'être…

Pour cette nouvelle version, nous avons conçu une page d’accueil qui vous permet une découverte progressive du service, au fur et à mesure de votre défilement sur la page. Le premier bandeau vous accueille avec le nom, la description, et une magnifique illustration du service… mais surtout avec de gros boutons pour l’utiliser directement. Puis des onglets vous exposent ses fonctionnalités principales, avant que l’on précise les limitations et les règles qui régissent son utilisation.

Ensuite la page d’accueil détaille comment et pourquoi nous hébergeons ce service. C’est avant tout un acte politique qui nous motive à poursuivre ce travail, et nos intentions n’étaient souvent pas bien comprises ni même connues des bénéficiaires de nos services. Désormais, nos motivations sont clairement affichées.

Ces pages d’accueil se concluent par une présentation de Framasoft et notre formulaire de don, car c’est bel et bien grâce aux dons des personnes qui soutiennent Framasoft que ces services sont utilisés gratuitement par plus d’un million de personnes chaque mois. L’objectif n’est ni de culpabiliser ni de pousser au don, mais bien de montrer concrètement que le « gratuit » est toujours financé, d’une manière ou d’une autre.

illustration CC-By David Revoy (sources)

Infrastructure

On vous le confirme : le cloud, c’est loin d’être vaporeux ! Il s’agit d’ordinateurs très concrets, toujours allumés et toujours connectés (des serveurs), qu’il faut bichonner constamment.

Carte "Infrastructure technique" Notre équipe technique assure une maintenance minutieuse des serveurs composant notre infrastructure. Mises à jour, sauvegardes sur différents sites, renouvellement du matériel vieillissant, lutte contre le spam… Maintenir les services, c'est un travail constant.

Parce que Framasoft, c’est 43 serveurs physiques et 4 serveurs de stockage, avec des sauvegardes réparties sur 2 sites géographiques, pour éviter que les données ne soient perdues en cas d’un problème physique (incendie, inondation, séisme, etc.).

Sur 11 de ces serveurs sont installées 48 machines virtuelles, alors que les 32 autres serveurs sont utilisés directement. Virtuelles ou physiques, cela fait donc 91 machines, chacune avec son système d’exploitation, qu’il faut tenir à jour, mettre à niveau, etc.

Ces serveurs abritent les logiciels qui font tourner les services (et vous envoient vos emails de notification, etc.). Ces logiciels sont monitorés (on surveille si l’activité est normale, pour savoir quand ça rame ou quand ça surchauffe, par exemple), régulièrement mis à jour, et migrés sur une autre machine lorsqu’il y en a besoin.

Derrière ces logiciels, ces machines virtuelles, ces serveurs et cette infrastructure, il y a une petite équipe de 3 personnes (dont une à temps plein) qui se relaient et se décarcassent pour que tout fonctionne au mieux. Car si l’informatique a facilité l’automatisation, l’humain reste indispensable pour servir les serveurs.

illustration CC-By David Revoy (sources)

Support

S’il y a bien un travail dont on n’imagine pas l’ampleur avant d’ouvrir un service en ligne au grand public, c’est le nombre de demandes d’aide auxquelles il faut répondre. Enfin, quand nous disons qu’ « il faut », c’est plutôt un choix : notez que les géants du Web font tout pour être injoignables et ne pas répondre à vos demandes (sauf si vous payez cher un service de support).

Carte "Support" Chaque mois, Framasoft reçoit et traite près de 400 demandes. Du « j'ai perdu mon pad » à la demande d'atelier, du besoin d'aide sur Framaforms à l'interview radio, nous faisons de notre mieux pour vous répondre et vous autonomiser dans vos usages de nos outils.

Or nous avons les ressources d’une petite association pour affronter des problèmes de géants. Avec un million de personnes qui utilisent nos services chaque mois, et 37 membres dans notre association (dont un salarié à plein temps sur les réponses à vos demandes), l’astuce est de trouver comment vous autonomiser au maximum.

Depuis près d’un an, nous avons remodelé notre seule et unique page de contact (vraiment, si vous voulez une réponse fiable par la personne concernée, ne nous interpellez pas sur les médias sociaux, mais bien sur contact.framasoft.org !).

Cette page a été conçue pour vous rendre indépendant·e :

  • avec un accès direct aux réponses les plus courantes sur le sujet qui vous concerne (dans 90 % des cas, votre réponse se trouve déjà là) ;
  • avec un lien vers le forum d’entraide où toute une communauté est présente pour vous répondre ;
  • avec le formulaire de contact si votre demande ne peut pas être publique (données personnelles, invitation, etc.).

Grâce à ces outils d’autonomisation, nous sommes passé·es de 450 à 200 demandes à traiter par mois (sans compter les spams, sinon il faut doubler). Cela permet de ne pas perdre d’énergies à vous copier-coller les réponses de notre Foire aux Questions, pour mieux se consacrer aux échanges, éclaircissements, investigations, tests, etc. qui permettent de répondre à vos besoins parfois très spécifiques.

illustration CC-By David Revoy (sources)

Alternatives à Framasoft

Dès le lancement de la campagne Dégooglisons Internet, nous savions que Framasoft ne pourrait pas répondre à elle seule à tous les besoins qui existent pour s’émanciper dans ses usages numériques. C’est pourquoi, sur le site degooglisons-internet.org, il y a une page qui recense des alternatives dans et hors Framasoft : des alternatives à Google Chrome, à BlablaCar ou à Gmail par exemple.

Carte "Alternatives à Framasoft" Framasoft a voulu profiter de la fermeture de certains de ses services pour vous présenter une page qui vous aiguille vers les mêmes services, maintenus par d'autres. Ces hébergeurs de confiance nous aident ainsi à favoriser la décentralisation des usages numériques.

On parle souvent du travail que c’est de construire un projet, par exemple lorsqu’on ouvre un nouveau service. Mais déconstruire demande aussi un effort non négligeable, surtout lorsqu’on essaie de le faire proprement. Ainsi, pour chaque service que nous avons fermé, nous avons créé une page permettant de recenser des alternatives, souvent le même outil, proposé par des hébergeurs de confiance.

Lister, recenser et mettre en valeur des alternatives, c’est un travail régulier, car il faut se tenir à jour, répondre à ceux qui signalent leur nouvelle alternative, voir si celles qui sont présentées sont toujours pertinentes.

C’est cependant un effort logique : si l’on veut promouvoir la décentralisation, si l’on ne veut pas que tout le monde aille chez le même hébergeur et crée un nouveau géant du Web, alors il faut présenter la diversité des propositions.

C’est d’ailleurs en cela que le site entraide.chatons.org, qui avait été ouvert en urgence pour répondre aux besoins nés de la pandémie, reste une ressource très utile : 9 services en ligne, 0 compte à créer, le choix d’hébergeurs qui tourne automatiquement, pour décentraliser sans y penser.

illustration CC-By David Revoy (sources)

Découvrez tout ce qu’est Frama !

Voilà qui conclut le focus de cette semaine. Vous pourrez retrouver tous les articles de cette série en cliquant sur ce lien.

Sur la page Soutenir Framasoft, vous pourrez découvrir un magnifique jeu de cartes représentant tout ce que Framasoft a fait ces derniers mois. Vous pourrez ainsi donner des couleurs à l’ensemble des activités que vous financez lorsque vous nous faites un don. Nous espérons que ces beaux visuels (merci à David Revoy !) vous donneront envie de partager la page Soutenir Framasoft tout autour de vous !

En effet, le budget de Framasoft est financé quasi-intégralement par vos dons (pour rappel, un don à Framasoft de 100 € ne vous coûtera que 34 € après défiscalisation). Comme chaque année, si ce que nous faisons vous plaît et si vous le pouvez, merci de soutenir Framasoft.

Frama, c'est pas que Framapad ! Cependant, la quinzaine de services en ligne proposés par Framasoft reste l'action la plus populaire de l’association. Nos actions sont financées par vos dons, alors découvrez l'ensemble du travail de Framasoft sur Soutenir Framasoft
Cliquez pour découvrir toutes les cartes et soutenir Framasoft

Pour aller plus loin




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (7/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le septième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle des alternatives sont envisagées et des pistes proposées pour tenter d’échapper à la fâcheuse tendance au militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Que faire à la place de la déconnance ?

On a déjà pu apercevoir dans les points précédents qu’on se mettait à avoir des pratiques déconnantes non pas parce qu’on est persuadé que ce sont de bonnes pratiques, mais davantage malgré nous, parce que nos propres besoins sont sapés (par exemple faute d’avoir son autonomie comblée, on tente de contrôler l’autre, ce qui nous donne une satisfaction ponctuelle de notre besoin de compétence), parce que c’est le modèle de fonctionnement majoritaire dans nos environnements sociaux, parce qu’on manque d’informations, qu’on est surmené, etc.

Viser les besoins fondamentaux et vivre sa motivation intrinsèque

La solution est donc pour casser ce cercle vicieux est de commencer à nourrir les besoins fondamentaux à travers nos activités (tous les conseils dans les cadres jaunes des schémas précédents), tant les nôtres que ceux des autres en même temps. S’ensuivront des motivations de plus haute qualité pour l’activité, et celles-ci vont aussi nourrir en retour nos besoins en un cercle cette fois-ci vertueux. Et quand on aime profondément une activité, on cherche à en décupler le plaisir, donc on tente de la partager, les personnes aimant partager des émotions plaisantes écoutent et sont à leur tour entraînées dans une motivation à cette activité. Le truc serait juste de vivre et de communiquer pleinement sa motivation intrinsèque pour telle activité.

Cette transmission de la joie et du vécu positif pour une activité qu’on a avec une motivation intrinsèque (comme peuvent l’être tous les loisirs actifs, les disciplines qui ont pu passionner des personnes dans le monde) peut se faire dès qu’on lève toute crainte quant au jugement de celles et ceux qui pourraient observer ce vécu joyeux, crainte qui peut potentiellement s’effacer lorsqu’on est concentré dans l’activité elle-même. Généralement les gens perçoivent la passion, ressentent les émotions positives sincères lorsqu’elles sont explicitement vécues, de façon authentique (par exemple, on ne se forcerait pas à transmettre la joie de faire ceci, on serait juste effectivement joyeux de faire cela)1. La plus grande difficulté de ce partage de motivation intrinsèque réside dans la crainte des atteintes à la proximité sociale : être authentique, c’est être à nu, donc s’exposer potentiellement au jugement d’autrui, à son mépris, à son indifférence, à sa future ostracisation. On peut donc avoir des réticences à s’exposer sincèrement, tout particulièrement lorsqu’on a déjà vécu des situations de forte indifférence ou de mépris alors qu’on était pleinement authentique et bienveillant. Cela demande alors un même type de courage qu’un saut du plongeoir, on ne peut que se jeter à l’eau, s’immerger (ici dans le sujet, en vivant totalement avec lui), et nager jusqu’à l’atteinte du but. La crainte du regard d’autrui, son jugement potentiel est mis de côté, on se concentre sur son rapport authentique à sa passion. Vivre pleinement sa motivation intrinsèque et l’exposer n’est pas tant un effort, un travail, mais plutôt une immersion de l’attention qui est telle que les craintes liées au sapage de la proximité sociale sont pour le moment comme hors sujet.

Viser les motivations extrinsèques intégrées

Cependant, on sait aussi tous que la vie n’est pas forcément composée d’activité attractive. Changer la litière du chat, descendre les poubelles, suivre le Code de la route… Je ne connais personne qui ait de motivation intrinsèque pour ces activités, et c’est tout à fait normal parce que celles-ci peuvent avoir intrinsèquement des stimuli aversifs (l’odeur de la litière, des poubelles), demander des actions ennuyeuses qui n’apportent rien (attendre au stop n’est en rien une expérience qui nous apprend quelque chose), etc. De même, sans motivation intrinsèque, certaines activités militantes peuvent être tout aussi répulsives en premier lieu.

Toutefois on peut avoir des motivations extrinsèques intégrées pour ces actions répulsives, et celles-ci sont puissantes, durables sur le long terme et rendant l’acte moins pénible ou coûteux en efforts. On change alors la litière pour maintenir un foyer plus agréable pour ses habitants (y compris pour le chat qui vous remerciera en cessant de vous faire découvrir au petit matin de petites surprises puantes sur le sol du salon), on suit le Code de la route parce qu’on ne veut pas causer d’accident, on trie ses poubelles correctement pour faciliter le travail des éboueurs et de tous ceux qui travaillent sur le traitement des déchets.

Et comme c’est particulièrement intégré en nous, ça ne nous coûte rien de le faire, on ne rechigne pas, on n’a plus besoin d’y penser, on n’a pas de crainte d’être jugé, on ne sent pas de menaces, on n’agit pas par injonction.

L’autre avantage de cette motivation à régulation intégrée, c’est la résistance aux tentatives de manipulation/d’influence néfaste : par exemple, une personne à motivation intégrée pour le tri triera non seulement tout le temps sans que personne n’ait à lui ordonner quoique ce soit, sans qu’il y ait une seule pression, mais plus encore elle ne sera pas influencée par les arguments tentant de la convaincre que c’est pathétique de trier, et elle continuera son comportement. On a donc là une motivation très puissante, potentiellement préventive face aux menaces et aux tentatives d’influence.

Mais comment transmettre ça à un autre, sans être injonctif, saoulant, culpabilisant ?

Une expérience de la théorie de l’autodétermination est assez éloquente à ce sujet :

ℹ ⇢ Koestner et coll. (1984). Au travers d’une expérience sur la peinture avec des enfants, il a été testé différentes façons de présenter une règle consistant à respecter la propreté du matériel. Pour soutenir l’autonomie malgré une imposition de règles, il a été vu qu’il fallait présenter les choses ainsi :

  • Minimiser l’usage d’un langage contrôlant (« tu dois » « il faut »…),
  • Reconnaître le sentiment des enfants à ne pas vouloir être soigneux avec les outils,
  • Fournir aux enfants une justification de cette limite/règle (c’est-à-dire expliquer pourquoi on a voulu que les outils restent propres).

En présentant ainsi les limites de façon non contrôlante, la motivation intrinsèque des enfants pour la peinture était préservée et beaucoup plus haute que dans un cadre contrôlant (c’est-à-dire avec juste l’ordre de ne pas salir les outils, sans justification ni reconnaissance du sentiment de l’enfant).

Si on transpose cela à l’acte militant, vous avez plus de chances de réussir à transmettre un changement d’habitude, une nouvelle pratique qui supplante une ancienne, une alternative, en n’étant pas contrôlant dans son langage : on supprime l’impératif, « il faut » « tu dois ». À la place, on peut mettre « on peut », « il est possible de » ; je trouve que le conditionnel est aussi très doux pour montrer des possibilités. Et un discours non injonctif qui connote l’ouverture à des possibilités est un discours qui permettra d’éviter des comportements réactants.

Reconnaître les émotions d’autrui, c’est soit se mettre en empathie cognitive avec l’autre (par exemple, imaginer ce que peut ressentir un militant antivax), soit essayer de comprendre ses émotions en l’écoutant activement, sans jugement.

Le thread suivant explique formidablement bien comment on peut communiquer avec « l’adversaire » à sa cause d’une façon qui respecte son autonomie, ses besoins (ici c’est la personne antivax, mais ça pourrait concerner un autre sujet, la méthode d’écoute des émotions et besoins serait tout aussi pertinente).

[Thread] Comment parler à une personne Antivax ? – (le) Deuxième Humain – @DeuxiemeHumain

❭ J’ai vu plein de gens parler de leurs proches qui veulent pas se faire vacciner / ont peur des vaccins / pensent qu’il faut pas faire confiance à la médecine, (4:24 PM · 21 mai 2021 · Twitter)

❭ et qui aimeraient bien les faire changer d’avis ou les pousser à se faire vacciner (pour rester en vie), donc voici quelques astuces pour y arriver :

❭ Précision : tout ce dont je vais parler ici concerne les proches / personnes qu’on connait plutôt bien.

❭ Malheureusement faire changer d’avis un·e inconnu·e sur twitter, surtout un sujet aussi chargé émotionnellement, ce n’est souvent pas un objectif réaliste. Mais si tu as de la patience et du temps, tu peux toujours essayer 🙂

❭ Le plus important c’est de ne pas prendre les personnes antivax pour des idiotes. C’est pas parce qu’on est antivax qu’on est plut bête qu’un·e autre.

❭ Et même si c’était le cas : se faire prendre de haut ça n’a jamais fait évoluer personne. Et ça n’a jamais n’a définitivement jamais fait évoluer personne de façon saine.

❭ Ne monopolisez pas la parole : c’est important d’avoir une vraie discussion où vous écoutez sincèrement la personne en face, sinon elle ne va pas avoir envie de vous écouter en retour et vous risquez de parler dans le vide.

❭ Il faut essayer d’avoir un véritable échange, ne placez pas uniquement les sources avec les faits ou statistiques sur les vaccins qui montrent que c’est mieux de se faire vacciner comme si vous étiez en train de jouer aux échecs.

❭ Écoutez. Écoutez. Écoutez. Personne ne « naît » antivax. Il y a toujours une raison derrière.

❭ Ça peut être une histoire personnelle, une peur des « élites », une peur ou une incompréhension de la science derrière les vaccins, une perte de confiance envers la médecine, des positions politiques ou religieuses…

❭ Et si la personne en face ne rentre pas dans les détails, posez des questions. Intéressez-vous sincèrement à la personne face à vous et aux raisons qui ont poussé à être contre les vaccins.

❭ Ça vous aidera à mieux l’aider à comprendre ce sujet et aussi à mieux la comprendre de manière générale dans la vie (et c’est toujours cool d’être plus proche de ses proches).

❭ Tant que vous y êtes : parlez de vous aussi. Pourquoi est-ce que vous êtes d’accord-vax ? (Je viens d’inventer ce mot, j’en suis très fier)

❭ Est-ce que vous avez eu des doutes à certains moments ? Comment avez-vous fait pour vous renseigner ? Qu’est-ce qui vous a fait vous décider ? Pourquoi vous faites-vous vacciner ?

❭ Je passe beaucoup de temps dessus, parce que c’est très important d’avoir une vraie discussion et de ne pas venir avec son Powerpoint, balancer plein de chiffres ou de noms qui font sérieux puis repartir direct.

❭ Et la deuxième étape, après avoir pris le temps d’écouter et de parler posément avec la personne antivax, c’est d’apporter des réponses ou des solutions à ses problèmes.

❭ La personne que vous souhaitez convaincre ne fait pas confiance aux positions du gouvernement parce que, honnêtement, c’est des positions qui changent toutes les 2 semaines c’est chelou ?

❭ Parlez-lui des recommandations de l’OMS-qui ont d’ailleurs plusieurs fois été gentiment ignorées par le gouvernement.

❭ Vous êtes face à quelqu’un qui a peur des effets secondaires potentiels ? Regardez ensemble quels sont les effets secondaires potentiels des vaccins et les effets primaires du Covid (Spoiler : le Covid a l’air franchement plus violent).

❭ Et vous pouvez aussi regarder la liste d’effets secondaires de médicaments courants ou qu’elle prends, pour lui montrer que ça n’est pas si différent et qu’il s’agit de cas rares. Ils existent, mais sont rares.

❭ Quelqu’un ne veut pas se faire vacciner parce que « c’est chiant je sais pas comment faire avec internet et tout » ? Vous pouvez l’aider à prendre rendez-vous, le faire pour elui voire même l’accompagner si vous êtes disponible !

❭ Rien que proposer de prendre des rendez-vous au même moment ça peut motiver certaines personnes qui n’étaient pas sûres : avec l’effet de groupe on se dit « allez, tant qu’on y est ! » et c’est toujours plus rassurant d’y aller à plusieurs, surtout avec des proches.

❭ Storytime : Quelqu’un dans ma famille (anonymysé·e pour des raisons d’anonymat) vient d’un pays où il y a littéralement eu des tests de vaccins et médocs faits sur la population « pour voir si ça fonctionne bien avant de les envoyer dans les pays riches ».

❭ Allez savoir pourquoi, cette personne n’a pas super méga confiance en la vaccination contre le Covid du coup. Et bah on va se faire vacciner avant elui, comme ça iel pourra voir si on va bien et aller se faire vacciner en ayant confiance.

❭ Le plus important c’est d’écouter les besoins ou peurs des personnes et les aider à les surmonter -et ça, quels que soient ces problèmes et ces peurs, même si elles nous paraissent ridicules : un peu de compassion punaise !

❭ Félicitations, vous êtes arrivé·es à la fin de ce thread ! Pour fêter ça vous pouvez le RT où l’envoyer à des gens que ça pourrait aider. Et pour me soutenir vous pouvez aller sur https://utip.io/vivreavec , ça nous soutient Matthieu et moi !

Source Twitter.

⚒ Concernant la justification rationnelle à apporter sur « pourquoi » selon le militant il faudrait changer de comportement (ne plus employer tel mot, tel logiciel ; porter le masque, se faire vacciner, ne pas croire ceci, etc.), des méta-analyses révèlent celles les plus convaincantes :

ℹ ⇢ Steingut, Patall et Trimble (2017) ont fait une méta-analyse de 23 expériences portant sur le soutien à l’autonomie qui fournissait une explication ou une justification rationnelle sur la tâche à faire. Ils ont découvert que cette explication augmente la valeur perçue de la tâche, mais peut parfois générer un effet négatif sur le sentiment d’être compétent. En effet, toutes les explications n’ont pas la même valeur autodéterminante, et peuvent être classées en 3 types :

  • contrôlantes : le comportement est dit important pour des raisons externes, tel que « cela vous rapportera de l’argent, une promotion », ou concernant l’apparence physique ou canalisant le sentiment de culpabilité ;
  • autonomes : le comportement est dit important pour soi, ses valeurs personnelles, son développement personnel « cela améliorera votre mémoire/votre indépendance/votre esprit critique… » ;
  • prosociales : le comportement est dit important pour autrui, « cela va apporter du confort et du bien-être à vos proches/aux personnes présentes ».

C’est lorsque l’explication ou la justification est prosociale que le comportement est ensuite le plus efficace, avec une meilleure motivation autonome, un meilleur engagement.

Autrement dit, l’humain étant un animal social, il est davantage motivé de suivre un comportement qui va clairement montrer que ça aide un autre humain ; ça le motive plus que les récompenses, l’argent, l’évitement de la culpabilité, ou la croissance de ces capacités ou compétences personnelles. À mon avis, cette justification prosociale, pour être transmise efficacement, pourrait être formulée au plus concret et proximal possible : dire que le tri des déchets va sauver l’humanité ne sera pas une justification qui motivera le locuteur à changer son comportement, par contre dire que ça facilite le travail de l’éboueur qu’on peut croiser de temps en temps dans sa rue sera bien plus efficace. Parce que la réussite « sauver le monde » est à la fois un défi trop important, quand bien même il serait réussi, il n’y aurait pas de feedback de réussite direct (« ah vous êtes le type qui avait eu une pratique écologique parfaite et depuis nous n’avons plus de pollution, merci beaucoup ! ») ; alors que voir les éboueurs de bonne humeur dans la rue parce qu’il n’y a pas de problème avec les poubelles et les déchets tels que les gens en ont pris soin, est un feedback directement visible, appréciable, concret.

Soutenir l’autonomie (en n’étant pas contrôlant, en donnant des explications rationnelles et prosociales) est stratégiquement le plus approprié si on souhaite transmettre à la personne l’adoption d’un comportement à long terme, qui peut potentiellement « déborder » (Spill Over effect), c’est-à-dire entraîner un comportement analogue (par exemple on apprend un comportement écologique de tri, la personne va faire déborder ce comportement par elle-même en commençant à faire attention à sa production de déchets).

ℹ ⇢ Dolan et Galizzi (2015) ont constaté que cet effet de débordement est au plus fort lorsque les interventions visent la motivation intrinsèque ; et inversement, les interventions basées sur l’augmentation de la culpabilité ont les effets les plus négatifs.

La motivation intrinsèque + la motivation intégrée sont le carburant des résistants et génèrent, selon les situations, un courage, une créativité rebelle et une puissance exceptionnelle, qu’eux-mêmes ne comprennent pas quand elles adviennent2. En cela, il me semble que ce sont les motivations qu’on pourrait davantage tenter de nourrir lorsqu’on est militant ou engagé, puisqu’une seule personne avec une telle motivation peut transformer toute une situation concernant des centaines d’autres.

Un militantisme autodéterminateur plutôt que contrôlant

La théorie de l’autodétermination donne des outils vraiment très accessibles, testables, qui ont déjà démontré une forte efficacité. Mais avant de trop nous emballer, il y a malheureusement à se rappeler que même la militance la plus efficace ne pourra réparer immédiatement tout le mal que des décennies d’environnements sociaux déconnants ont pu générer, ni même réussir à combler les besoins d’individus qui sont encore aux prises d’environnements sociaux sapants. Un oncle peut arriver à rendre joyeux et libre son neveu, mais si l’enfant est battu par ses parents dès qu’il les retrouve, tout le travail de nourrissement des besoins par l’oncle est réduit en miettes. Parfois la meilleure aide à apporter à autrui est de l’aider à fuir des environnements sociaux destructifs, que ce soit la famille maltraitante, le travail où il y a harcèlement, ce village où il n’y a que surveillance, mépris et solitude, etc. Cet exemple peut apparaître éloigné des situations de militance, mais pas tant que ça : lorsqu’on discute, qu’on tente de comprendre l’adversaire ou le spectateur voulant rester dans sa routine et ne rien changer, ceux-ci nous décrivent rapidement des environnements sociaux dans lesquels ils sont sous emprise, parfois de manière très complexe, et dont on peut difficilement les aider à s’extirper pour de meilleurs environnements sociaux (par conséquent, le changement de comportement qu’on propose peut apparaître à la personne comme un effort trop grand, ou ridicule par rapport à la souffrance vécue).

Cependant, pour reprendre cette métaphore familiale, cet oncle qui aura rendu heureux cet enfant maltraité, quand bien même il n’a pas réussi pour le moment à trouver une solution pour libérer cet enfant, lui a tout de même offert un modèle d’environnement social sain, lui aura montré que les choses peuvent fonctionner d’une bien meilleure façon. Cet acte n’est absolument pas anodin, au contraire, il permet d’aider l’enfant à ne pas intérioriser le modèle maltraitant comme étant la bonne chose à reproduire (puisque le modèle concurrent est producteur de bonheur), et ça c’est extrêmement important pour le futur, pour son développement.

Voilà pourquoi ça vaut le coup d’essayer de nourrir les besoins fondamentaux des personnes, surtout dans un travail engagé/militant, quand bien même on n’arrive pas dans l’immédiat à résoudre les grands problèmes, ni à changer aucun comportement ou à convaincre. Il ne s’agit pas de placer un arbre de force, mais de distiller quelques graines ci et là. Si on a nourri un peu les besoins de la personne par notre écoute, c’est déjà beaucoup, parce que c’est montrer concrètement qu’un environnement social peut être nourrissant. Pour donner un exemple concret, des discussions sympas peuvent amener un adversaire à abandonner une idéologie qui le ravageait et se transformer : un incel3 raconte comment le fait d’avoir des discussions banales avec des féministes et autres personnes non-incel lui a apporté quelque chose de libérateur. Le fait de rencontrer d’autres environnements sociaux ne fonctionnant pas de la même manière peut constituer une expérience paradigmatique qui les transforment :

« Quand j’étais un incel je ne sortais jamais. Je n’avais jamais mis un pied dans un bar, un club, je ne connaissais rien de ce style de vie. Du coup, c’était facile de croire tout ce qui se racontait en ligne sur les bars, les clubs, les femmes, parce que je n’avais aucun élément de comparaison issu de la réalité qui m’aurait permis de séparer le vrai du faux.

La première fois que j’ai été dans un bar, j’ai vu un mec faisant bien 10 centimètres de moins que moi et le double de mon poids, installé dans le carré VIP avec plein de femmes sexy gravitant de son côté. Voir ça, ça a anéanti ma vision du monde. Parce que si on en croit la communauté des incels, ce que faisait ce mec, là, c’était littéralement impossible.

En gros, j’ai remplacé ce que j’ai appris des incels par des connaissances tirées d’expériences réelles. » (tiré de reddit.com, traduit par Madmoizelle.com)4.

Voilà ci-dessous tout ce que la théorie de l’autodétermination conseille pour nourrir les besoins et tout ce qui pourrait aider la personne à s’autodéterminer ; il y a aussi tout ce qu’il y a à ne pas faire car cela sape l’autodétermination, envoie les individus vers des motivations de basses qualités. Cependant, si vous êtes autoritaire et si vous visez le contrôle des individus afin d’en faire des pions, que vous avez d’énormes moyens afin de développer ce mode de contrôle (par exemple installer une surveillance massive de tout instant, embaucher de nombreux militants injonctiveurs tels que des chefs, sous-chefs, surveillants, contremaître, black hat trolls5, etc.), évidemment il serait incohérent de suivre les conseils autodéterminateurs puisque cela irait contre vos buts. À noter que ce ne sont pas des conseils juste lancés comme ça, tout a été testé par des expériences et études répliquées.

Recommandations de la SDT pour viser l’autodétermination (= motivation intrinsèque + motivation intégrée + besoins fondamentaux comblés + orientation autonome)
Ce qui aide à l’autodétermination et au bien-être des individus dans les environnements sociaux. (Environnements autodéterminants) Ce qui empêche l’autodétermination, contribue au mal-être, et pousse les individus à être pion dans les environnements sociaux (Environnements contrôlants)
• Viser le bien-être
• Viser le comblement des besoins
• Chercher à ce que les individus soient autodéterminé, puissent s’émanciper grâce à nos apports ou être libres dans la structure (viser la préservation, le developpement, le maintien de la motivation intrinsèque, la régulation identifiée/intégrée, l’orientation autonome, l’amotivation pour les activités/comporte-ments sapant les besoins des autres/de soi)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations intrinsèques, montrer les possibilités de la situation
• Viser le mal-être
• Viser la frustration des besoins pour mieux déterminer son comportement/ses idées…
• Chercher à déterminer totalement les individus, a avoir un contrôle total sur eux (orientation contrôlée/impersonnelle, pas de motivation intrinsèque, introjection, régulation externe, amotivation pour les activi-tés/comportements nourrissant ses ou les besoins des autres)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations extrinsèques, éliminer/nier buts intrinsèques, montrer les impossibilités et les contrôles de la situation
Concevoir un environnement favorisant l’autonomie Concevoir un environnement contrôlant
• transmission autonome de limites (pas de langage contrôlant ; reconnaissance des sentiments négatifs ; justification rationnelle et prosociale de la limite)
• proposition et soutien de vrais choix, pas simplement des options interchangeables
• fournir des explications claires et rationnelles
• permettre à la personne de changer la structure, le cadre, les habitudes si cela est un bienfait pour tous
• ne pas condamner les prises d’initiatives
• modèle horizontal, autogouverné, en appuyant sur le pouvoir constructif de chacun
• punitions
• transmission contrôlée des limites (langage contrôlant, déni des émotions, absence de justification)
• récompenses (conditionné à la performance, conditionnelles)
• mise en compétition menaçant l’ego
• surveillance
• notes / évaluations menaçant l’ego
• objectifs imposés/temps limité induisant une pression
• appuyer sur la comparaison sociale
• évaluation menaçant l’ego
• modèle de pouvoir hiérarchique, en insistant fortement sur son pouvoir dominant
Concevoir un environnement favorisant la proximité sociale Concevoir un environnement niant le besoin de proximité sociale ou uniquement de façon conditionnelle
• faire confiance
• se préoccuper sincèrement des soucis ou problèmes de l’autre
• dispenser de l’attention et du soin
• exprimer son affection, sa compréhension
• partager du temps ensemble
• savoir s’effacer lorsque la personne n’a pas besoin de nous
• écouter
• ne jamais faire confiance
• être condescendant, exprimer du dédain envers les personnes
• terrifier les personnes
• montrer de l’indifférence pour les autres
• instrumentaliser les relations
• empêcher les liens entre les personnes de se faire
• comparaison sociale
• appuyer sur les mécanismes d’inflation de l’ego (l’orgueil, la fierté d’avoir dépassé les autres)
Concevoir un environnement favorisant la compétence Concevoir un environnement défavorisant la compétence ou n’orientant que la compétence via la performance
• être clair sur les procédures, la structure, les attentes
• laisser à disposition des défis/tâches optimales, adaptables à chacun
• donner des trucs et astuces pour progresser
• permettre l’autoévaluation
• si besoin, proposer des récompenses « surprises » et congruentes (sans condition)
• donner des feed-back informatif, positif ou négatif, mais sans implication de l’ego.
• ne pas communiquer d’attentes claires, ni donner de structures ou procédures concernant les choses à faire
• donner des taches et défis inadaptés aux compétences des personnes voire impossible.
• Évaluer selon la performance
• donner des feedback menaçant l’ego de la personne (humiliation, comparaison sociale)
• donner des feedback flous sans informations
• traduire les réussites et échecs en terme interne allégeant.
• feed-back positif pour quelque chose de trop facile
• valoriser les signes extérieurs superficiels de réussite


  1. Les recherches sur l’autodétermination démontrent que généralement les gens détectent et jugent très positivement les personnes à motivation intrinséque, passionnées, et souhaitant empuissanter autrui. Leur propre motivation intrinsèque augmente aussi via l’exposition à ces profils (que ce soit la ou le conjoint·e, les professeur·es, les coachs, les superviseurs, etc.). Cependant, s’ils sont contrôlants, sapent l’autonomie, cela ne marche pas du tout et fait l’effet inverse. Cf Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981) ; Ryan et Grolnick (1986) ; Deci et Ryan (2017).
  2. Dans Un si fragile vernis d’humanité, banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko rapporte comment un routier, voyant une situation où un groupe de Juifs allait se faire expulser ou incarcérer en camp, s’est d’un coup fait passer pour un diplomate auprès des nazis et a pu interdire aux autorités de nuire à ce groupe. Il a fait ça sans l’avoir prémédité. On trouve quantité d’actes non prémédités d’altruisme hautement stratégique et très efficace également dans « Altruistic personnality » des Oliner (dont on a traduit des morceaux ici ; globalement, cela semble dû à un altruisme à motivation intégrée, ou à une amotivation autodéterminée à faire du mal qui a été forgée dans le passé, notamment grâce au fait que les désobéissants aient eu au moins un proche ou un ami nourrissant leurs besoins fondamentaux et présentant concrètement des actes altruistes.
  3. Idéologie anti-femme / anti-couples qui considère (entre autres) que seuls certains hommes exceptionnellement beaux ou riches attireront les femmes, donc qu’ils seront célibataires à jamais. Il y a aussi chez eux un rejet des femmes non-blanches et/ou non-blondes, un rejet des femmes ne suivant pas un modèle traditionnel (par exemple, si elles travaillent, si elles ont fait des études), un rejet du fait qu’elles puissent être des personnes (l’incel considére que s’il rend service à une femme, elle doit coucher avec lui ; il y a une infériorisation de la femme et une objectivation). Ils disent haïr les femmes tout en disant crever d’envie d’être en couple avec elles. Les incels ont commis des tueries de masse à l’encontre des couples et des femmes, cf. le listing sur Wikipédia (il est malheureusement régulièrement mis à jour).
  4. Ici aussi : Jack Peterson, Why i’m leaving incel (Youtube) ; Nina Pareja, « un incel repenti regrette le manque d’ironie du mouvement masculiniste », Slate.fr, 2018 ; et un article du Guardian.
  5. Ou « farfadet de la dialectique à chapeau noir ». Ceci n’est pas un terme de l’Académie française pour troll, mais une proposition d’un internaute qui a répertorié d’autres propositions ici.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay



Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (6/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le sixième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine des causes classiques ou plus inattendues du militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

D’autres causes du militantisme déconnant

Le surmenage

Quand on est surmené, on essaye de régler les problèmes au plus vite pour en traiter d’autres plus urgents, donc il est totalement logique qu’on en vienne à être plus sec dans notre ton, qu’on ait plus tendance à l’injonction pour obtenir de l’autre un comportement immédiat afin qu’il cesse de nous solliciter. Le problème ce n’est ni nous, ni l’autre qui sollicite ou fait un truc pour lequel on va l’injonctiver en réaction, mais bien la situation de surmenage. Or, c’est extrêmement courant en militance, parce que les mouvements n’ont pas souvent les moyens de gérer tout ce qu’il y a à gérer, parce que la militance mène à affronter des situations particulièrement surmenantes, stressantes, parfois oppressantes et violentes. Et même lorsque la situation surmenante est loin derrière, il y a toujours cette menace qu’elle revienne sous peu, d’autant qu’elle laisse souvent des traces. En conséquence, notre cerveau maintient ce mode « sous tension » par prévention, parce que cela s’est avéré une manière efficace de gérer le moment tendu.

Autrement dit, dans ce cas de figure ce n’est ni la faute du militant, ni de l’allié qui faute ou qui aurait un comportement qui va générer une critique, mais bien un problème situationnel qui demande des solutions organisationnelles. La situation d’urgence, de surmenage peut être inévitable, en ce cas, l’idéal est d’avoir un mode de fonctionnement préétabli pour ces situations particulières, et d’autres modes de fonctionnement pour les autres situations. Ce n’est pas forcément incohérent d’avoir un mode plus « hiérarchique » dans une situation de forte confrontation avec l’adversaire, avec des règles plus serrées, parce que la violence ou les risques peuvent obliger à cela, et parfois le rôle donné à chacun dans un groupe peut avoir des effets protecteurs ; parmi les hackers, j’ai pu voir à l’œuvre à la fois un mode quasi-militaire lors d’opérations risquées impliquant beaucoup de monde, avec des instructions très strictes qui ne laissaient pas de place à de l’initiative personnelle, parce que c’était à la fois le moyen de mener à bien l’opération et de protéger tout le monde de risques très concrets. Mais dès que l’opération était terminée, l’autogestion sans chef, do-ocrate (le pouvoir à celui qui fait/initie un projet), anti-autoritaire, reprenait le dessus pour fomenter de nouvelles opérations. Il s’agit de pouvoir switcher, être flexible dans l’organisation et dans les modes d’agir afin de coller aux besoins particuliers de la situation, et ne pas rester en mode « menaces » lorsque celles-ci ne sont pas présentes.

Quoi qu’il en soit, le surmenage et les dérives que cela entraîne ne peuvent être résolus que par des modes d’organisation qui sont pensés en fonction des situations. Cela n’est pas un problème qui peut être résolu en se focalisant sur un individu « fautif ».

Le manque d’information

Pour reprendre l’exemple de « vous connaissez PeerTube ? » qu’on a eu des centaines de fois, c’était saoulant non pas parce que les gens l’étaient, mais parce qu’il leur manquait l’information que nous étions déjà partisans de PeerTube, que nous avions déjà nos vidéos sur des instances, que des dizaines d’individus avant eux n’arrêtaient pas de nous le dire, et qu’ils ne devinaient pas eux-mêmes qu’il leur manquait ces informations. Et si nous l’avions répété sans cesse, nous aurions été nous-mêmes saoulants, c’est pourquoi nous ne l’avons pas fait. J’ai vu aussi le même genre de problème chez des individus participant à des formes de cancel culture1 – malgré eux : ils se permettaient une certaine agressivité se pensant seuls dans les commentaires à avoir ce ton et ne se rendant pas compte qu’ils contribuaient à rejoindre une meute qui attaquait déjà de toutes parts sur le même ton.

Avant de conseiller, ordonner, critiquer, s’énerver contre quelqu’un ou un groupe, on pourrait tenter de s’informer au préalable des positions de la personne qu’on cible, en regardant ce qu’elle a pu déjà répondre par le passé à ce sujet, si elle a parlé de ses positions quelque part, si elle n’a pas déjà fait ce qu’on voudrait qu’elle fasse, etc. Parfois, cela suffira à combler le manque d’informations et il n’y aura pas besoin d’interpeller la personne (par exemple, on pourra voir qu’elle connaît déjà PeerTube ou qu’elle a déjà exprimé son choix pour/contre en public).

Il s’agirait avant toute interaction de partir du principe qu’on ne sait pas d’emblée les positions des personnes, leur savoir ou leur ignorance d’un sujet, mais d’enquêter avant.

Cela peut fonctionner en situation où l’on initie l’interaction avec un autre sur le Net, comme dans une situation où l’on est attaqué par un autre. Même si on repère que l’autre veut par exemple nous humilier ou nous écraser, on peut partir du principe que ce n’est peut-être pas ça, et tout simplement poser des questions pour bien comprendre sa position2. Par exemple « Vous me dites que d’avoir mis le mot « bonheur » dans ce titre est odieux et insupportable, quel est l’élément associé à bonheur qui vous parait odieux ? » et on cherche à comprendre ce qui a éveillé le sentiment négatif chez l’autre, on enquête sans jugement ni défensivité. Cela peut lever pas mal de malentendus et pacifier l’échange.

Sur Internet, le manque d’informations c’est aussi l’absence de langage non verbal (absence du ton de la voix, des mimiques de visage, des gestes du corps, etc.). Ainsi, on a tous un déficit d’informations parfois énorme sur l’état émotionnel dans lequel a été posté un message et dans quelle visée. Et encore une fois, on oublie totalement qu’il nous manque quantité d’informations pour interpréter ce message parce qu’IRL, lorsqu’on est neurotypique, on a l’habitude d’avoir toutes ces informations automatiquement sans qu’on en ait conscience. Sur la toile, on va alors avoir le même réflexe et interpréter le message automatiquement, en voyant une offense dans une ironie, en voyant de l’ironie dans un message pourtant sérieux, etc. Pour pallier ce manque d’informations non verbales, on va se concentrer sur d’autres indices tels que la ponctuation, y plaquant un sens qui n’est pourtant pas celui du locuteur. D’autant que l’usage et la connotation des ponctuations varient selon des facteurs socio-culturels, tels que l’âge de la personne : les boomers pourront avoir tendance par exemple à terminer tous leurs tweets d’un point, selon l’usage « académique » qu’ils ont profondément intériorisé, sans exclamation ni smiley3, ce qui pourra donner l’impression, selon le propos tenu, à un ton brutal, voire un mode passif-agressif, alors qu’il s’agissait parfois tout simplement d’une volonté de soigner son écriture, sans froisser son interlocuteur. Même chose pour l’usage des points de suspension dans un message, qui pourra être utilisé différemment et suggérer de multiples interprétations contradictoires… On se focalise sur ces petits détails, car on cherche une substitution à ce langage non-verbal qui nous manque cruellement. S’ensuivent donc quantité de malentendus de toutes parts.

Là encore, on peut prévenir la situation en étant très explicite lorsqu’on s’exprime, avec tout ce qu’on a disposition (smiley, formulation de politesse, soin aux styles de la phrase, mots, expression explicite de son émotion/son état/ses buts, etc.).

Ou encore lorsqu’on est l’interlocuteur, demander des précisions sur le message, poser des questions jusqu’à être sûr de bien comprendre, avant de juger son but. Ça peut paraître long dit comme ça, mais en fait poser une question ce n’est parfois qu’une seule phrase. Et parfois la réponse suffit à se faire une idée.

 

Abassadeur
« Ambassadeur : Honte et fierté mélangées. Nos ennemis nous ont appelés « tanks vivants ». Ainsi que par des noms moins flatteurs. » On peut même s’amuser à utiliser la méthode Elcor (dans les jeux Mass Effect, les Elcors sont des êtres qui ne peuvent partager une communication non-verbale avec les autres espèces, ni même faire transparaître leurs émotions dans leurs voix ; pour pallier ce manque, ils commencent systématiquement leur propos par un mot qui donnera la bonne teinte émotionnelle à leur discours). D’autres exemples ici.

La réaction à la notoriété bizarre du Net : les relations parasociales

C’est un terme qui a été formulé en 1956 par Horton et Wohl pour décrire les relations unilatérales d’un·e artiste avec son public : les spectateurs peuvent se sentir comme amis avec ceux-ci, donc croire tout connaître de lui, alors qu’en fait non. Aujourd’hui, ce type de relations est encore plus répandu parce qu’on peut tous être cet « artiste » qui envoie ou partage du contenu avec une communauté qui le suit.

D’une part, la personne qui une petite ou grande notoriété sur le Net ne sait rien de vous et ne peut rien déduire de votre comportement habituel (par exemple, elle ne peut pas savoir que lorsque vous employez des injures, c’est du second degré ou une marque d’amitié ; elle ne sait pas que vous êtes peu versé dans les formules de politesse mais néanmoins cordial), elle peut donc difficilement interpréter des remarques qui seraient à double sens, encore plus sans avoir accès à votre langage non verbal pour comprendre. Le militant déconnant peut croire que cette personne à notoriété va parfaitement le comprendre, qu’il est sympa d’office, qu’importe le style du message, parce que lui, il la connaît bien mais oublie qu’elle, elle ne le connaît pas du tout. Et là peuvent se créer de très forts malentendus.

D’autre part, en tant que spectateur, bien qu’on ait ce sentiment de familiarité avec la personne à notoriété, on ne la connaît pas du tout : on ne peut pas savoir si elle est en dépression ou si elle traverse une phase difficile, elle peut très bien partager quelque chose de sombre tout en étant dans une situation joyeuse dans son quotidien, tout comme partager de la joie en broyant du noir. Là encore, avant d’entamer une démarche qui risque potentiellement d’être dure à digérer pour l’autre, on peut poser des questions, « tâter le terrain » pour savoir si c’est le bon moment ou non de parler de telle chose ; on peut aussi se rappeler qu’on ne connaît la personne qu’à travers son travail/œuvre/partage, pas sa vie tout entière qui peut être radicalement différente. Même des vlogs réguliers qui pourtant renseignent sur la vie de la personne sont sélectifs, ne sont qu’un aperçu de sa vie, ce qu’elle accepte de montrer. Tout comme on ne peut déduire le bien-être d’un vendeur de sandwichs à la qualité dudit sandwich (qui peut par exemple avoir été cuisiné sous une pression énorme), on ne peut pleinement déduire l’état d’esprit d’un partageur à son seul partage. Pour connaître un peu le milieu, je dirais que lorsque vous vous adressez un partageur/créateur sur le Net, il est probable qu’il est en dépression, en burn-out ou surmené, qu’importe la vivacité dont il peut faire preuve dans ses œuvres. Il serait plus prudent d’éviter de partir du principe qu’il peut encaisser toutes les récriminations.

L’autre aspect de cette relation parasociale, c’est que parfois, les spectateurs confondent ces petites célébrités du Net avec les célébrités classiques : c’est-à-dire qu’ils partent du principe que la notoriété est accompagnée d’un statut supérieur (plus de pouvoir, plus de possibilités, plus d’argent, plus de moyens, plus d’influence, etc.), donc qu’elles auraient en quelque sorte pour devoir d’utiliser ce trop-plein de privilèges qu’il leur serait offert, notamment pour vanter ou exercer une pureté militante. Or, même des gens qui ont une forte audience sur le Net peuvent n’avoir aucun privilège matériel par rapport au spectateur moyen, peuvent toujours être salarié smicard, au chômage, voire dans des situations de grande pauvreté, de sérieuses difficultés. Et vous n’en saurez généralement rien.

Cependant je comprends, ça peut être trompeur qu’une petite célébrité sur le Net en galère au quotidien puisse avoir le même nombre de followers4 qu’une petite célébrité de la télévision qui elle, peut avoir des moyens plus importants, le soutien d’une structure, des relations qui la mettent à l’abri, etc. Bref, la notoriété du Net doit être déconnectée dans nos représentations des privilèges, car la notoriété sur la toile n’est pas synonyme d’avantages matériels ou sociaux5.

La suspicion d’infiltrés/d’ennemis

L’infiltration dans un groupe militant est malheureusement une pratique existante, d’autant plus sur le Net où il est souvent facile de rejoindre le Discord d’un autre groupe militant pour glaner des informations ou pour troller en interne (ce que l’on peut retrouver par exemple dans des groupes politiques fortement engagés, notamment entre fascistes et anti-fascistes). La suspicion d’infiltrés (ou la présence effective de ceux-ci) peut nous faire nous méfier des alliés, des spectateurs, et nous mettre en mode paranoïa. C’est un cercle vicieux terrible, et j’avoue que je n’ai pas la solution contre cela d’autant que je l’ai malheureusement déjà vécu dans certains mouvements (présence réelle d’infiltrés professionnels, confirmée par des leaks découverts plus tard et publiés dans certains médias). L’idée serait peut-être de se concentrer davantage sur les actions qui sont proposées, de les évaluer au regard du mouvement et des buts de celui-ci, ce qui permettrait d’éviter des catastrophes. Les infiltrés ou individus malveillants auront tendance à diviser, créer des conflits internes, proposer de s’attaquer aux alliés et spectateurs, chercher à obtenir des postes à pouvoir de décisions, épuiser les éléments les plus doués, proposer des actions honteuses/inefficaces qui ne permettent pas de se confronter à l’adversaire. Donc, ce n’est pas tant qu’il faudrait le traquer pour le virer, mais davantage prendre soin des alliés, des spectateurs car c’est une politique plus puissamment établie : ces projets saboteurs ne seront alors pas suivis parce qu’ils apparaîtront incohérents, inadaptés.

La suspicion qu’il y ait des infiltrés ou qu’untel ait des projets malveillants ou potentiellement destructeurs pour le groupe (par exemple, un membre qu’on pense vouloir nuire au mouvement suite à un conflit mal résolu en interne, ce qui arrive assez fréquemment : tout militant d’expérience aura sans doute en mémoire l’exemple d’un ancien camarade qui, sous l’effet du ressentiment, a pu se mettre à saper activement un mouvement ou à vouloir nuire à ses membres) peut également n’être qu’une simple suspicion qui s’avérera plus tard infondée, et ça serait dommage que l’activité militante soit détournée juste parce qu’on est en mode méfiance et qu’on a peur des menaces internes. Cependant, là aussi, je pense qu’on peut tenter d’éviter les problèmes en se concentrant sur les actions au cœur du mouvement, celles qui sont les plus concrètes et les plus cohérentes.


  1. « Cancel culture » : « pratique qui consiste à dénoncer des individus (ou structures) dans le but de les ostraciser ». Plus d’infos sur Wikipédia, ou sur Neonmag.
  2. Ici, je me base sur les pratiques et méthodes de Carl Rogers, psychologue humaniste qui visait l’empuissantement et l’autodétermination des personnes, tant dans des contextes thérapeutiques, de groupes aux buts divers (académique, religieux, politique à visée de résolution de conflits, etc.). Ces écrits sont particulièrement accessibles, y compris pour les personnes non formées à la psychologie, notamment ses ouvrages Liberté pour apprendre, Le développement de la personne.
  3. Si vous êtes acolyte des illustres de l’académie française, vous devez dire « binette » ou « frimousse » pour désigner un smiley.
  4. Follower = « acolyte des illustres » si votre allégeance va à l’Académie française, quoique je pense qu’elle se fout un peu de la gueule des personnes utilisant Internet, voire de la population tout court, quand on voit qu’elle a rejeté l’usage commun du masculin pour « covid » à la grande joie des Grammar Nazis qui auront une occasion supplémentaire de corriger leurs interlocuteurs. Voir l’explication de l’académie sur cette traduction ; on pourrait dire « abonnés » mais il me semble que cela reste trop associé à l’image de quelqu’un qui a acheté un abonnement pour accéder à un contenu. Le terme « adepte » est utilisé aussi par bing, mais là encore il me semble que cela nous renvoie à une image erronée du follower (qui n’est pas forcément partisan du contenu suivi, encore moins fidèle à lui comme il le serait d’une religion).
  5. Une étude sur les vulgarisateurs le montre bien : « Frontiers. French Science Communication on YouTube : A Survey of Individual and Institutional Communicators and Their Channel Characteristics Communication », frontiersin.org ; ou en vidéo : Analyse des vulgarisateurs scientifiques sur Youtube ; ou dans ce thread : « On a analysé plus de 600 chaînes et 70 000 vidéos de vulgarisation scientifique en français, et complété cette analyse par un sondage auprès de 180 youtubeurs. Nos résultats (avec @SciTania @MasselotPierre @tofu89) viennent d’être publiés dans Frontiers in communication », Stéphane Debove sur Twitter ; par exemple seul 12 % des vulgarisateurs (sur 600 chaînes françaises) gagnent plus de 1000 euros par mois, 44 % ne gagnent rien du tout.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay



Apple veut protéger les enfants mais met en danger le chiffrement

Apple vient de subir un tir de barrage nourri de la part des défenseurs de la vie privée alors que ce géant du numérique semble animé des intentions les plus louables…

Qui oserait contester un dispositif destiné à éradiquer les contenus incitant à des abus sexuels sur les enfants ? Après tout, les autres géants du numérique, Google et Microsoft entre autres, ont déjà des outils de détection pour ces contenus (voir ici et )… Alors comment se fait-il que la lettre ouverte que nous traduisons ici ait réuni en quelques heures autant de signatures d’organisations comme d’individus, dont Edward Snowden ?

Deux raisons au moins.

D’abord, Apple a construit sa réputation de protecteur intransigeant de la vie privée au point d’en faire un cheval de bataille de sa communication : « Ce qui se passe dans votre iPhone reste sur votre iPhone ». Souvenons-nous aussi qu’en février 2016 Apple a fermement résisté aux pressions du FBI et de la NSA qui exigeaient que l’entreprise fournisse un logiciel de déchiffrement des échanges chiffrés (un bon résumé par ici). La surprise et la déception sont donc grandes à l’égard d’un géant qui il y a quelques années à peine co-signait une lettre contre la loi anti-chiffrement que des sénateurs états-uniens voulaient faire passer.

Mais surtout, et c’est sans doute plus grave, Apple risque selon les experts de mettre en péril le chiffrement de bout en bout. Alors oui, on entend déjà les libristes ricaner doucement que c’est bien fait pour les zélateurs inconditionnels d’Apple et qu’ils n’ont qu’à renoncer à leur dispendieuse assuétude… mais peu nous importe ici. Le dispositif envisagé par Apple aura forcément des répercussions sur l’ensemble de l’industrie numérique qui ne mettra que quelques mois pour lui emboîter le pas, et en fin de compte, toute personne qui souhaite protéger sa vie privée sera potentiellement exposée aux risques que mentionnent les personnalités citées dans cette lettre ouverte…

 

Lettre ouverte contre la technologie de l’analyse du contenu d’Apple qui porte atteinte à la vie privée

Source : https://appleprivacyletter.com/

Des experts en sécurité et en protection de la vie privée, des spécialistes en cryptographie, des chercheurs, des professeurs, des experts juridiques et des utilisateurs d’Apple dénoncent le projet lancé par Apple qui va saper la vie privée des utilisateurs et le chiffrement de bout en bout.

Cher Apple,

Le 5 août 2021, Apple a annoncé de nouvelles mesures technologiques censées s’appliquer à la quasi-totalité de ses appareils sous le prétexte affiché de « Protections étendues pour les enfants ».

Bien que l’exploitation des enfants soit un problème sérieux, et que les efforts pour la combattre relèvent incontestablement d’intentions louables, la proposition d’Apple introduit une porte dérobée qui menace de saper les protections fondamentales de la vie privée pour tous les utilisateurs de produits Apple.

La technologie que se propose d’employer Apple fonctionne par la surveillance permanente des photos enregistrées ou partagées sur l’iPhone, l’iPad ou le Mac. Un système détecte si un certain nombre de photos répréhensibles sont repérées dans le stockage iCloud et alerte les autorités. Un autre système avertit les parents d’un enfant si iMessage est utilisé pour envoyer ou recevoir des photos qu’un algorithme d’apprentissage automatique considère comme contenant de la nudité.

Comme les deux vérifications sont effectuées sur l’appareil de l’utilisatrice, elles ont le potentiel de contourner tout chiffrement de bout en bout qui permettrait de protéger la vie privée de chaque utilisateur.

Dès l’annonce d’Apple, des experts du monde entier ont tiré la sonnette d’alarme car les dispositifs proposés par Apple pourraient transformer chaque iPhone en un appareil qui analyse en permanence toutes les photos et tous les messages qui y passent pour signaler tout contenu répréhensible aux forces de l’ordre, ce qui crée ainsi un précédent où nos appareils personnels deviennent un nouvel outil radical de surveillance invasive, avec très peu de garde-fous pour empêcher d’éventuels abus et une expansion déraisonnable du champ de la surveillance.

L’Electronic Frontier Foundation a déclaré « Apple ouvre la porte à des abus plus importants » :

« Il est impossible de construire un système d’analyse côté client qui ne puisse être utilisé que pour les images sexuellement explicites envoyées ou reçues par des enfants. En conséquence, même un effort bien intentionné pour construire un tel système va rompre les promesses fondamentales du chiffrement de la messagerie elle-même et ouvrira la porte à des abus plus importants […] Ce n’est pas une pente glissante ; c’est un système entièrement construit qui n’attend qu’une pression extérieure pour apporter le plus petit changement. »

Le Center for Democracy and Technology a déclaré qu’il était « profondément préoccupé par les changements projetés par Apple qui créent en réalité de nouveaux risques pour les enfants et tous les utilisateurs et utilisatrices, et qui représentent un tournant important par rapport aux protocoles de confidentialité et de sécurité établis de longue date » :

« Apple remplace son système de messagerie chiffrée de bout en bout, conforme aux normes de l’industrie, par une infrastructure de surveillance et de censure, qui sera vulnérable aux abus et à la dérive, non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier », déclare Greg Nojeim, codirecteur du projet Sécurité et surveillance de la CDT. « Apple devrait abandonner ces changements et rétablir la confiance de ses utilisateurs dans la sécurité et l’intégrité de leurs données sur les appareils et services Apple. »

Le Dr. Carmela Troncoso, experte en recherche sur la sécurité et la vie privée et professeur à l’EPFL à Lausanne, en Suisse, a déclaré que « le nouveau système de détection d’Apple pour les contenus d’abus sexuel sur les enfants est promu sous le prétexte de la protection de l’enfance et de la vie privée, mais il s’agit d’une étape décisive vers une surveillance systématique et un contrôle généralisé ».

Matthew D. Green, un autre grand spécialiste de la recherche sur la sécurité et la vie privée et professeur à l’université Johns Hopkins de Baltimore, dans le Maryland, a déclaré :

« Hier encore, nous nous dirigions peu à peu vers un avenir où de moins en moins d’informations devaient être contrôlées et examinées par quelqu’un d’autre que nous-mêmes. Pour la première fois depuis les années 1990, nous récupérions notre vie privée. Mais aujourd’hui, nous allons dans une autre direction […] La pression va venir du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Inde, de la Chine. Je suis terrifié à l’idée de ce à quoi cela va ressembler. Pourquoi Apple voudrait-elle dire au monde entier : « Hé, nous avons cet outil » ?

Sarah Jamie Lewis, directrice exécutive de l’Open Privacy Research Society, a lancé cet avertissement :

« Si Apple réussit à introduire cet outil, combien de temps pensez-vous qu’il faudra avant que l’on attende la même chose des autres fournisseurs ? Avant que les applications qui ne le font pas ne soient interdites par des murs de protection ? Avant que cela ne soit inscrit dans la loi ? Combien de temps pensez-vous qu’il faudra avant que la base des données concernées soit étendue pour inclure les contenus « terroristes » ? « les contenus « préjudiciables mais légaux » ? « la censure spécifique d’un État ? »

Le Dr Nadim Kobeissi, chercheur sur les questions de sécurité et de confidentialité, a averti :

« Apple vend des iPhones sans FaceTime en Arabie saoudite, car la réglementation locale interdit les appels téléphoniques chiffrés. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres où Apple s’est plié aux pressions locales. Que se passera-t-il lorsque la réglementation locale en Arabie Saoudite exigera que les messages soient scannés non pas pour des abus sexuels sur des enfants, mais pour homosexualité ou pour offenses à la monarchie ? »

La déclaration de l’Electronic Frontier Foundation sur la question va dans le même sens que les inquiétudes exposées ci-dessus et donne des exemples supplémentaires sur la façon dont la technologie proposée par Apple pourrait conduire à des abus généralisés :

« Prenez l’exemple de l’Inde, où des règlements récemment adoptés prévoient des obligations dangereuses pour les plateformes d’identifier l’origine des messages et d’analyser préalablement les contenus. En Éthiopie, de nouvelles lois exigeant le retrait des contenus de « désinformation » sous 24 heures peuvent s’appliquer aux services de messagerie. Et de nombreux autres pays – souvent ceux dont le gouvernement est autoritaire – ont adopté des lois comparables. Les changements projetés par Apple permettraient de procéder à ces filtrages, retraits et signalements dans sa messagerie chiffrée de bout en bout. Les cas d’abus sont faciles à imaginer : les gouvernements qui interdisent l’homosexualité pourraient exiger que l’algorithme de classement soit formé pour restreindre le contenu LGBTQ+ apparent, ou bien un régime autoritaire pourrait exiger que le qu’il soit capable de repérer les images satiriques populaires ou les tracts contestataires. »

En outre, l’Electronic Frontier Foundation souligne qu’elle a déjà constaté cette dérive de mission :

« L’une des technologies conçues à l’origine pour scanner et hacher les images d’abus sexuels sur les enfants a été réutilisée pour créer une base de données de contenus « terroristes » à laquelle les entreprises peuvent contribuer et accéder dans l’objectif d’interdire ces contenus. Cette base de données, gérée par le Global Internet Forum to Counter Terrorism (GIFCT), ne fait l’objet d’aucune surveillance externe, malgré les appels lancés par la société civile. »

Des défauts de conception fondamentaux de l’approche proposée par Apple ont été soulignés par des experts, ils affirment que « Apple peut de façon routinière utiliser différents ensembles de données d’empreintes numériques pour chaque utilisatrice. Pour un utilisateur, il pourrait s’agir d’abus d’enfants, pour un autre, d’une catégorie beaucoup plus large », ce qui permet un pistage sélectif du contenu pour des utilisateurs ciblés.

Le type de technologie qu’Apple propose pour ses mesures de protection des enfants dépend d’une infrastructure extensible qui ne peut pas être contrôlée ou limitée techniquement. Les experts ont averti à plusieurs reprises que le problème n’est pas seulement la protection de la vie privée, mais aussi le manque de responsabilité de l’entreprise, les obstacles techniques au développement, le manque d’analyse ou même de prise en considération du potentiel d’erreurs et de faux positifs.

Kendra Albert, juriste à la Harvard Law School’s Cyberlaw Clinic, a averti que « ces mesures de « protection de l’enfance » vont faire que les enfants homosexuels seront mis à la porte de leur maison, battus ou pire encore », […] Je sais juste (je le dis maintenant) que ces algorithmes d’apprentissage automatique vont signaler les photos de transition. Bonne chance pour envoyer une photo de vous à vos amis si vous avez des « tétons d’aspect féminin » ».

Ce que nous demandons

Nous, les soussignés, demandons :

  1. L’arrêt immédiat du déploiement par Apple de sa technologie de surveillance du contenu proposée.
  2. Une déclaration d’Apple réaffirmant son engagement en faveur du chiffrement de bout en bout et de la protection de la vie privée des utilisateurs.

La voie que choisit aujourd’hui Apple menace de saper des décennies de travail effectué par des spécialistes en technologies numériques, par des universitaires et des militants en faveur de mesures strictes de préservation de la vie privée, pour qu’elles deviennent la norme pour une majorité d’appareils électroniques grand public et de cas d’usage. Nous demandons à Apple de reconsidérer son déploiement technologique, de peur qu’il ne nuise à cet important travail.

–> Signer la lettre sur GitHub

–> Liste des signataires à ce jour




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (2/8)

Comme la question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, nous avons demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le deuxième épisode [si vous avez raté le début] de son intéressante contribution, dans laquelle elle analyse les protagonistes et composantes du « jeu » militant et leurs interactions.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le jeu militant

Pour comprendre les différents problèmes, prenons la métaphore du jeu (game). Par « game1» j’entends la structure du jeu militant, c’est-à-dire ses buts, ses règles implicites et explicites qui définissent les possibilités ou les limites d’action ; cette structure peut être investie par la motivation singulière du militant, son « play », c’est-à-dire sa façon de jouer le jeu ou de le subvertir, et ce dans une forme de légaliberté2 (une liberté nouvelle qui s’exerce dans et par les règles singulières du jeu). Le jeu militant est donc une création de mouvements singuliers qui auparavant n’existaient pas dans la société.

Et dans ce jeu que je qualifierais de stratégie-gestion, les militants peuvent rencontrer plusieurs types d’acteurs : les alliés, les adversaires et les spectateurs.

Les alliés/soutiens

Les alliés peuvent partager avec les militants des mêmes buts, des mêmes valeurs liées à ces buts, ou une même valorisation/dévalorisation de certains comportements. Il y a une affinité commune quelque part, soit dans le groupe lui-même, soit à l’extérieur. Ce soutien peut être incarné par une personne comme par une structure (ou les deux à la fois si la personne représente une structure), ou encore par un autre « game » militant. Par exemple, durant l’occupation, les résistants qui s’attaquaient directement aux structures de l’ennemi pouvaient coopérer avec les sauveteurs3: s’ils trouvaient des enfants juifs en danger, ils contactaient des personnes dont l’activité était de les cacher, ils étaient donc alliés contre la destructivité nazie. Leurs actions étaient radicalement différentes, parfois même leurs valeurs n’étaient pas du tout les mêmes, mais ils visaient tous deux à entraver l’activité de l’adversaire (l’un en détruisant les moyens de destructivité, l’autre en empêchant de détruire davantage de personnes).

Les alliés le sont souvent via un but partagé, et cela n’a rien à voir ni avec des caractéristiques personnelles communes4 (caractère, physique, groupe d’appartenance, croyances, convictions…) ni avec des interactions positives personnelles (telles que l’amitié par exemple). On peut être militant allié de personnes avec qui on ne s’entend pas du tout, comme être adversaire politique de son meilleur ami, sans que cela se passe mal au quotidien.

L’allié n’est pas non plus identifiable comme tel. Dans une manif’ plutôt orientée thème du numérique, je me rappelle avoir vu un couple de personnes âgées observant la foule d’un regard sévère se mettre à hurler de façon très autoritaire à la foule de jeunes : « C’est formidable ce que vous faites !!! Bravo continuez !!! ». Jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils soient des soutiens tant leur comportement semblait exprimer l’inverse, tant on aurait pu préjuger autre chose d’eux (par exemple, qu’ils ne s’intéressent pas aux questions numériques du fait de leur grand âge).

Les adversaires/l’adversité

Par rapport aux militants, les adversaires ne suivent pas les mêmes buts, n’ont pas les mêmes valeurs liées à ces buts, ni la même valorisation/dévalorisation de certains comportements. L’adversaire ne désigne pas nécessairement un individu, il peut être une structure (game) considérée par les militants/engagés comme causant de la souffrance ou des difficultés : par exemple, un système de benchmark au travail à la Caisse d’Épargne était perçu par ses opposants comme un adversaire à cause de la souffrance qu’il engendrait5, et cet adversaire était par extension niché dans les individus qui entretenaient, maintenaient et défendaient ce système problématique. Dans ce cas, un directeur avait joué le jeu du benchmark avec zèle, harcelant quotidiennement les employés mis en compétition constante et il y gagnait à pratiquer ce benchmark-game, car il remportait d’énormes primes, sans compter la « prestance » du statut. Mais par la suite, il a subi le même type de harcèlement, en a fait un infarctus, ce qui lui a fait prendre conscience de l’horreur à laquelle il avait participé. Dès lors, il a lancé l’alerte.

Reportage : les patrons mettent-ils trop la pression ?
Reportage : les patrons mettent-ils trop la pression ? (France 2, Envoyé Spécial, 28 février 2013.

L’adversaire, ce n’était pas lui en tant que personne, l’adversaire se nichait dans sa soumission, dans son zèle et dans son allégeance à un système déshumanisant : en tant que personne, il a changé suite à son infarctus, il a pu lever son aveuglement, prendre conscience de sa soumission et de ce qu’il avait fait d’horrible.

Tout comme l’allié n’est pas défini par ses caractéristiques personnelles, l’adversaire ne l’est pas non plus à cause de caractéristiques personnelles, mais parce qu’il joue à un jeu adverse dans lequel il est aliéné. Cette aliénation peut être dite culturelle et s’alimenter par d’apparents gros avantages, comme un statut très supériorisé par rapport à autrui, de très fortes primes, des faveurs énormes dans la société… Tout cela contribue à rendre l’individu aveugle à certaines souffrances, parce que les regarder en face comporte le risque d’une prise de conscience qui entraînerait à son tour de la culpabilité, puis s’ensuivrait l’impératif compliqué de devoir tout changer. Ces énormes avantages et autres supériorisations sont aussi un contrôle sur l’individu : c’est la carotte qui fait avancer l’âne, et prendre conscience de cet état de pion peut être très pénible surtout quand on s’est senti si supériorisé pendant longtemps. L’individu expliquera le fait qu’il ait plus de carottes qu’autrui comme de l’ordre du mérite personnel, alors que dans de nombreux cas, soit c’est un pur hasard, soit c’est juste une façon d’entretenir sa pleine soumission.

L’individu soumis à l’adversaire peut donc s’embrumer dans le déni, refuser de voir les conséquences des actes qu’on lui ordonne (ou qu’il reproduit par obéissance à des injonctions implicites de la société), parce que la prise de conscience serait une claque majeure pour son ego et aurait un fort retentissement dans l’organisation de sa vie. En d’autres termes, il persiste dans cette aliénation car abandonner ses attitudes et comportements aurait un coût bien trop élevé, et lui donnerait le sentiment de s’être investi et engagé pour rien.

Cependant cette aliénation culturelle peut être levée. Un adversaire qui a causé de la souffrance un temps peut tenter d’apporter une réparation, voire aider les militants sans pour autant voler leur parole ou les dominer encore une fois ; dans le reportage sur le benchmark, le harceleur a lancé l’alerte via son témoignage, a pu donner une information précieuse sur le mode de fonctionnement destructif de ce système. On voit aussi dans cette affaire que les syndicats se sont attaqués à la structure, à l’entreprise pour régler le problème et non à l’individu en particulier (manager, directeur…) qui serait seul pointé du doigt et dont la simple démission/licenciement suffirait à tout régler, car ils savaient que l’ennemi principal était le benchmark. Et, suite à l’action syndicale, la justice a interdit à la Caisse d’Épargne d’employer ce mode de management.6

D’autres caractéristiques de l’adversité

■ Selon les combats militants, l’adversité peut être difficile à montrer aux autres, et il est donc difficile de faire comprendre qu’il y a bien un problème. Par exemple, la surveillance généralisée est rendue le plus invisible possible pour se perpétuer, voire est dissimulée sous des artifices fun et attractifs7. D’où le fait que les militants ont souvent besoin de faire un travail d’information préalable.

■ L’adversité peut être très complexe à montrer, car elle est souvent systémique. Quand on veut expliquer un problème (voire simplement le nommer), on arrive très rapidement, à des choses totalement abstraites, des concepts qui sont difficiles à représenter. Par exemple, la liberté, l’égalité et la fraternité sont des valeurs abstraites, et chacun y plaque sa propre représentation (par exemple pour Sade, la vraie liberté c’était aussi d’avoir le droit de tuer et de violer sans être réprimé8) qui s’oppose à d’autres représentations (la liberté entendue comme une responsabilité, qui inclut donc des limites, notamment celle de ne pas porter atteinte à autrui puisque ce serait trahir sa propre responsabilité).

Dès lors, on peut tomber dans un puits sans fond d’explications très théoriques qui pourra rendre le combat militant élitiste, car il demande un certain niveau culturel ainsi qu’une veille quasi permanente des débats en cours afin d’être pleinement saisi. Ce faisant, le discours militant pourra d’une part paraître difficile d’accès pour le quidam et, d’autre part, ce haut degré de maîtrise théorique pourra décourager plus d’un à rejoindre cette militance, pourra même être vécu par d’autres comme une forme d’écrasement social et culturel, voire comme une forme de violence symbolique (quand il s’agit de classes sociales peu ou pas du tout favorisées). De plus, les militants eux-mêmes pourront perdre pied avec le terrain, se retrouver dans une tour d’ivoire sans prendre conscience de leur hauteur parfois condescendante. Au lieu de construire, d’agir, de se confronter aux adversaires, ils pourront perdre une énergie précieuse à force de débattre plus que de raison en interne sur des éléments secondaires, voire de se confondre dans des échanges interminables portant sur le sexe des anges.

■ L’adversité peut être très complexe à montrer, car hautement technique. On en revient au point précédent : si pour être un « bon » militant et comprendre le problème on doit maîtriser X langages de programmation, savoir bidouiller en profondeur tel OS, alors il n’y aura pas grand monde qui pourra voir qu’il y a effectivement un problème, ni même pour s’y confronter, tant ça demande de compétences et de savoirs. Pour contrer ça, les mouvements peuvent se centrer sur des problèmes plus accessibles aux personnes ou faciliter techniquement la militance.

■ L’adversaire, c’est souvent la soumission à l’autorité ou une allégeance d’un individu qui n’a pas conscience de son statut de pion. Au fond, les « vrais » ennemis qui auraient par exemple un plaisir sadique à voir la souffrance sont plutôt rares. On pourrait donc dans un mouvement militant s’interroger sur cet aspect, sur ce pourquoi il y a une soumission à telle attitude/comportement destructif et non à telle autre attitude/comportement constructif ; cela permettrait d’éviter de s’attaquer aux personnes elles-mêmes (car ça ne réglera pas le problème sur le long terme, on en discutera après), permettra plutôt de transformer leur rapport à l’adversité qu’ielles entretiennent, de les libérer de cette allégeance et de cette soumission, ce qui peut, à terme, leur faire éprouver une gratitude pour la cause militante.

Le spectateur (ou témoin ou tiers9)

C’est l’individu qui ne fait rien d’autre que poursuivre son train-train quotidien face à une situation qui éveillerait en principe l’action militante, ou dans laquelle les adversaires travailleraient à détruire. Il continue sa routine habituelle et ne fait rien pour ou contre les éléments qui se jouent dans la situation, qu’ils soient constructifs ou destructifs. La recherche a montré que plus on est dans une situation où il y a beaucoup de monde, moins on se sent acteur et moins on sera par exemple enclin à aider autrui si nécessaire, c’est l’effet spectateur/témoin10.

Effet du témoin. [XP] Peut-on compter sur un groupe pour nous porter secours ?
Effet du témoin. [XP] Peut-on compter sur un groupe pour nous porter secours ? Sur Peertube, sur Youtube. Vous pouvez consulter aussi l’expérience elle-même (Darley et Latané, 1968) ; plus d’infos aussi sur Wikipedia.

Être spectateur, ce n’est donc pas être insensible aux événements visiblement destructifs (harcèlement, agression), mais davantage ne pas savoir s’il faut intervenir ou ne pas savoir comment, ou encore avoir peur des conséquences si on sort de sa routine.

En situation militante, cela se complique davantage parce que l’individu lambda peut ne pas percevoir du tout le problème. Par exemple, un militant antipub repérera très vite en quoi tel panneau publicitaire sur la voie publique pose problème et pourrait vous donner mille arguments contre l’existence de cette pub. À l’inverse, le spectateur suit sa routine habituelle, est plongé dans ses pensées, c’est comme si les pubs n’existaient pas (et c’est exactement l’effet souhaité par les publicitaires, la pub s’adresse d’abord à nos processus inconscients11). Le spectateur peut être convaincu par les arguments des antipubs, peut-être qu’un temps il parviendra à analyser les panneaux pubs pour ce qu’ils sont, s’en énervera comme eux. Sa vision sera celle d’un antipub pendant un temps. Puis le quotidien reviendra lui effacer cette perspective, parce que nos processus attentionnels sont très limités et qu’on ne peut pas tout traiter consciemment en permanence. Le militant antipub aux stratégies constructives le sait, et le soulage en déboulonnant les pubs, en les hackant, en les subvertissant, il le libère ainsi de cette pollution mentale et attentionnelle le temps d’une action. Il y a là à la fois une confrontation avec l’adversaire ainsi qu’un soutien au spectateur car son espace visuel est libéré. Mais tout cela tombe à l’eau si la pub est remplacée par une injonction ou une attaque faite au spectateur.

Autrement dit, contrairement aux expériences de l’effet spectateur, la situation à potentiel militant ou dans laquelle un adversaire cause un problème a ceci de particulier que :

■ Le spectateur peut ne pas être informé ou ne pas pouvoir voir les problèmes de la situation. Et cela ne vient nullement du fait qu’il est « con », ses raisons peuvent être tout à fait légitimes, normales, banales. Je doute par exemple que les clients de la Caisse d’Épargne aient pu savoir que dans leur banque il y avait un tel harcèlement systématisé. Pour perdurer, la destructivité a besoin de se cacher, de se travestir, voire se parer d’arguments ou de promesses qui peuvent être très séduisants.

■ Le spectateur ne peut pas conscientiser en permanence tous les problèmes. Nos systèmes attentionnels sont vraiment très limités, et porter conscience sur une chose va demander de supprimer de l’attention sur une autre. Si on conscientise tout en même temps dans les détails, on ne peut qu’agir contre un seul des problèmes ou sur une seule chose à faire. Pire, l’hyperconscientisation peut être tellement massive qu’on en vient à ne plus rien faire tellement ça nous nous plonge dans un surmenage mental, ce qui est assez ironique. Tout comme on ne peut pas porter une centaine de kilos toute la journée en permanence, nos ressources mentales ne peuvent supporter mille attentions continuellement avec le même zèle.

■  Le spectateur peut ne pas avoir les capacités d’agir ou se sentir impuissant quant au problème conscientisé. Ça peut être le cas lorsqu’on évoque des problèmes d’ordre géopolitique ou qui nous paraissent bien éloignés. Soit le spectateur ressent de la détresse et cela peut le plomber parce qu’il ne peut rien faire, soit il va éviter le sujet parce qu’il sent déjà qu’il pourrait être plombé par un sentiment d’impuissance.

■ Le spectateur peut savoir, être conscient, mais sa situation ne lui permet pas de s’ajuster (d’ailleurs cela vaut aussi pour le militant) : par exemple, il peut savoir que les produits bio locaux sont bien meilleurs pour l’écologie, mais sa situation de pauvreté l’oblige à devoir rationaliser financièrement le budget nourriture (et donc acheter prioritairement ce qui est le moins cher) parce que c’est ça ou ne pas pouvoir payer le loyer, ou devoir sacrifier le chauffage l’hiver, etc.

■ Le spectateur peut savoir que ce problème gêne certains, mais il ne l’estime pas pour autant comme un problème prioritaire. Par exemple, il peut s’en foutre de respecter ou non l’orthographe et les recommandations de l’Académie (contrairement à un grammar nazi), parce que ce qui compte pour lui c’est de réussir à communiquer et à se faire comprendre, et ça marche y compris lorsqu’il y a des fautes.

■ Être un modèle de vertu ne va pas forcément avoir une influence positive qui sera imitée. Je précise cela parce que dans les expériences sur l’effet spectateur, si une personne va aider, alors tous les autres spectateurs vont sortir de leur passivité et aider à leur tour comme pour l’imiter. Mais s’il y a cet effet mimétique c’est parce que la souffrance est visible, que les spectateurs sentent qu’il y a un mal-être et ont besoin d’un exemple pour savoir que faire ou tout simplement s’autoriser à agir. Or, dans les situations à militance, la souffrance/les problèmes peuvent être en premier lieu totalement invisibles aux yeux du spectateur, qui ne saura même pas pourquoi vous faites cela. Je me rappelle un·e militant·e pour le zéro déchet qui rapportait son agacement car iel s’était fait·e envoyer bouler après avoir demandé à un traiteur d’utiliser sa propre boîte pour contenir les aliments plutôt que de suivre la procédure habituelle d’emballage du magasin12. Cette attitude n’est pas perçue comme « à copier » ni par l’employé (qui peut avoir perçu cela davantage comme une tentative de contrôle injuste de son comportement professionnel) ni par les autres clients dans la file (qui voient juste un autre client qui gaspille trop de temps et les fait attendre).

Cependant, face à l’adversaire, être un modèle vertueux peut effectivement être utile pour apparaître cohérent dans son combat : si on négocie avec les pouvoirs publics pour l’arrêt d’une politique polluante, mieux vaut ne pas arriver en SUV au premier rendez-vous, c’est un coup à se décrédibiliser totalement et à ne pas être écouté.

Certaines situations très particulières peuvent aussi renforcer l’importance d’être un modèle, notamment celles où n’importe qui peut faire la connexion entre ce comportement vertueux et une utilité sociale directe. Par exemple, durant la Première Guerre Mondiale, André Trocmé13, alors enfant, rencontre un soldat allemand qui lui propose à manger. Il refuse parce qu’on ne mange pas avec l’adversaire et Trocmé est déjà très patriote à l’époque (un jeu patriote rejetant toute interaction avec l’ennemi). Le soldat lui explique en toute sympathie qu’il n’est en rien un ennemi, car il a refusé de porter des armes, de tuer ou de faire du mal à qui que ce soit, il ne s’occupe que des communications. Trocmé est fasciné parce qu’il ne savait pas cela possible, ils continuent de parler, mangent le pain ensemble. Ce modèle restera gravé à jamais dans sa mémoire, et Trocmé participera plus tard avec sa femme et tout le village de Chambon-sur-Lignon à résister, à cacher et sauver entre 3500 et 5000 Juifs de la mort14; son patriotisme a évolué, et l’adversaire n’est plus vu dans l’individu, mais dans la destructivité auquel il peut être allégeant. À noter que la résistance de Chambon-sur-Lignon a été très particulière, car elle s’est faite sans chefs ni organisation formelle, simplement par une cohésion tacite.

Être un modèle même modeste dans ses actions, mais dont la prosociabilité de l’engagement est visible, indéniable pour les enfants, peut inspirer ceux-ci, pourra peut-être leur donner le courage de savoir quoi faire face une adversité qu’on n’aurait pas pu imaginer.

En fait, pour résumer ce débat « faut-il être un modèle de vertu/de pureté devant les spectateurs? ». Je dirais que cela n’a un impact positif que si les bénéfices prosociaux qu’apporte le comportement sont directement perceptibles par autrui (via moins de souffrances, moins de menaces, plus de relations sociales positives, plus de bonheur, etc.).

Que va faire le militant avec ce trio ?

En toute logique, on peut imaginer que le militant va donc tenter de renforcer la cohésion et la diversité des alliés, notamment en accordant de l’attention positive au spectateur (lui donner des informations utiles, lui faire vivre des prises de conscience qui l’aident aussi, prendre le temps de chercher à le comprendre pour mieux répondre à ses besoins, le libérer, etc.). Il va combattre l’adversité tant au niveau distal, mécanique, systémique que dans la recherche d’une prise de conscience chez l’adversaire (ce dernier comprendrait alors que ce sont les mécaniques adverses en lui qui l’empoisonnent, et pourrait donc décider de les abandonner, les transformer, etc.).

On peut déduire de cette logique trois pans d’actions (potentiellement cumulables/menés de concert) dans le jeu militant, à savoir : la confrontation, la construction et l’information.

La confrontation

Le militant se confronte à l’adversaire. Cela peut se faire via des négociations, du lobbying, des manifestations tout comme du sabotage, du hacking, via un combat direct. Dans les mouvements non violents15 du passé, cela a pu se manifester par l’appropriation de droits qui étaient pourtant interdits à certaines personnes de façon injuste : par exemple, Rosa Parks s’est assise dans le bus à une place qui lui était interdite par sa couleur de peau ; les militants afro-américains pour les droits civiques sont allés dans les restaurants, épiceries qui leur étaient interdits, etc. La réponse/riposte de l’adversaire a été parfois épouvantablement violente, frappant les militants, les emprisonnant, les tuant, mais ils ont tenu bon, ont continué à se confronter, en vivant, en étant là, dignes et laissant l’adversaire révéler son vrai visage de haine. La confrontation peut avoir des facettes très variées, allant d’une furtivité totale de ses membres (par exemple le sabotage, le hacking) jusqu’à une forte visibilité publique, elle peut accepter des actions illégales comme prendre appui sur la loi. Il y a vraiment énormément de possibilités de se confronter à l’adversaire, toutes très différentes dans leurs stratégies et buts.

La construction

Le militant construit un objet, un environnement social, des façons de faire/de s’organiser, etc. Ce qui est à l’opposé ou radicalement différent de ce que fait l’adversaire, et se pose comme concurrence au niveau du bien-être (ce qui est construit cause moins de souffrances, l’humain y trouve plus de bien-être, de bonheur, etc.). Par exemple, j’ai découvert parmi les hackers des façons de s’organiser do-ocratique « le pouvoir à celui qui fait », très différentes de la façon dont on se structure traditionnellement dans le monde du travail. Là, n’importe qui pouvait monter une opération avec un pouvoir de décision propre à son initiative ; ou si untel était connu pour avoir réussi tel aspect technique de l’opération, il était convié aux opérations impliquant ces mêmes techniques. Par contre, on pouvait l’envoyer balader s’il venait faire son chef dans une opération pour laquelle il n’avait rien fait, qu’importent ses faits d’armes dans tel autre domaine. Il y avait là des valeurs anti-autoritaires, anti-hiérarchiques qui étaient vécues concrètement dans le quotidien et qui pouvaient être perçues dans la façon d’organiser les actions.

Le groupe militant construit et vit dans des modes d’organisation qui peuvent aussi constituer une confrontation avec l’adversaire, dans le sens où cette construction révèle à quel point ces modèles adverses peuvent être périmés ou malsains, puisqu’il prouve de fait que l’inverse peut fonctionner mieux, de façon beaucoup plus humaine et plaisante.

L’information

C’est la révélation aux spectateurs/futurs alliés du problème, par exemple le lancement d’alerte, le témoignage, le leak… ; cela peut aussi se faire au travers d’ateliers/évènements à des fins d’éducation populaire, ou à travers toutes sortes de formes d’enseignement. Dans le milieu hacker (comme dans le milieu du renseignement), on considère l’information comme le pouvoir : on ne peut faire certaines choses que si on sait certaines choses. C’est ce qui fait que chez les hackers la libération de l’information à tous est considérée comme un empuissantement de la population et une victoire en soi : c’est par exemple ce qu’a fait Alexandra Elbakyan avec Sci-hub et qui permet à n’importe quel chercheur ou personne curieuse d’avoir accès à quasiment toutes les recherches scientifiques, sans avoir à se ruiner.

À l’inverse, l’adversaire a souvent des pratiques de rétention ou de déformation d’infos qui lui permettent d’avoir un contrôle sur les personnes et les situations.

Manipuler l’information (en donner certaines et pas d’autres, mentir sur les faits, informer certains et pas d’autres, inventer de fausses informations, etc.) peut aussi permettre de dominer une personne et la contrôler d’une façon ou d’une autre, que ce soit pour en tirer plus d’exploitation de force de travail ou obtenir une allégeance : si je fais croire à telle information fausse, alors j’obtiens de la légitimité auprès de ceux qui vont y croire, voire une certaine autorité, donc je peux mieux les exploiter (c’est ce que peuvent faire les acteurs d’un mouvement sectaire, par exemple la scientologie).

En scientologie, chaque niveau pour être « clair » coûte plusieurs milliers de dollars, et consiste en des révélations...
En scientologie, chaque niveau pour être « clair » coûte plusieurs milliers de dollars, et consiste en des révélations. Les militants anti-sciento ont donc tout simplement révélé celles-ci : à OT3, pour 158 000 dollars, les adeptes apprennent que Xenu, un méchant extraterrestre a envoyé une partie de sa population dans nos volcans, et comme ça ne suffisait pas, il a aussi balancé des bombes H. Mais il restait des bouts d’extraterrestres, les bodythétans. Le clan de Xenu leur ont implanté des images de la future société terrienne : toutes les religions sont pures illusions inventées par la troupe de Xenu afin de tourmenter à jamais ces bodythétans. Et ces bouts d’extraterrestes plein d’illusions se sont mis en grappe en nous, heureusement la scientologie a la solution pour les virer (mais il va falloir payer). Pour 316 000 dollars, vous apprendrez aussi que Ron Hubbard était la réincarnation de Bouddha, que Lucifer était le représentant de la confédération galactique et que Jésus était homosexuel (la scientologie est homophobe). En principe, après avoir lu ça sans pour autant être scientologue, vous devriez être en combustion spontanée. Plus d’infos sur wikileaks, whyweprotest, et hacking-social. (Image provenant du magazine Advance de la scientologie, dans les années 80).

Le travail militant sur la libération de l’information n’est donc pas juste une façon d’informer/d’éduquer les spectateurs ou de renforcer la cohésion entre alliés. Il s’agit aussi de hacker les mécaniques de l’adversaire, d’entraver les façons dont il tire du pouvoir de domination. Ainsi, même le témoignage le plus simple révélant comment se déroule dans le détail une journée de travail dans telle entreprise (indépendamment d’une démarche militante) donne potentiellement du pouvoir d’agir à celui qui le lira, parce qu’il aura plus d’éléments pour décider de son comportement face à cette entreprise. Il y a très longtemps je me souviens d’un employé bossant à Quick qui avait été licencié et menacé de procès pour avoir simplement raconté ses journées sur Twitter16, tweets qui évoquaient les manquements à l’hygiène et qui le choquaient à raison (il y avait déjà eu un ado de 14 ans mort par intoxication17 après avoir mangé dans ce même restaurant) : c’est extrêmement révélateur à mon sens des mécaniques de domination car les entreprises ont besoin de garder le contrôle de l’information pour perpétuer leur contrôle, maintenir le statu quo, préserver leur levier d’exploitation, de profit.

Cependant, précisons que nous avons la chance de vivre dans un monde où l’humanité n’a jamais eu autant accès à l’information, mais que la contrepartie est que nous sommes constamment bombardés de nouvelles infos, qu’il y a une très forte concurrence sur le marché de l’attention.

Autrement dit, il y a un autre enjeu qui se lie à cette problématique de l’information : la question de l’attention et des façons de la capter. L’information même la plus empuissantante est en concurrence avec des vidéos d’animaux mignons, de divertissement en général, des informations plus émotionnelles et donc plus attractives (forte colère, drama, peurs), et des stratégies puissantes de communicants qui jouent sur le grand échiquier de l’attention avec brio pour décider de ce qui occupera les esprits à tel moment (voir ce reportage absolument sidérant, je vous le conseille vraiment vivement :

Jeu d’influences – les stratèges de la communication, partie 1, partie 2.

Libérer l’information ne suffit plus, il y a aussi tout un art à développer pour la rendre accessible à tous, attractive, afin que son potentiel empuissantement et son utilité sociale soit mis en valeur.

Le jeu militant déconnant

Les milieux militants jouent en général sur ces trois registres en même temps, la construction permettant à la fois de renforcer la cohésion entre alliés et spectateurs, voire à séduire l’adversaire qui va alors laisser tomber sa destructivité ; la mission d’information visant souvent le soin des alliés ou spectateurs et la diminution du pouvoir de domination de l’adversaire ; et la confrontation se faisant contre les mécaniques adversaires et ses systèmes.

Alors pourquoi la militance déconnante fait-elle l’exact inverse, jouant un jeu aux règles inverses ?

Pourquoi se confronte-t-elle aux alliés et spectateurs (mais pas à l’adversaire) ? Comme les grammar nazis qui se confrontent à l’ensemble des gens faisant des fautes, mais jamais ne se confrontent de manière radicale à la langue et ses problématiques linguistiques qui pourtant sont directement en cause dans nos erreurs (erreurs qui sont d’ailleurs souvent très logiques).

Pourquoi la militance déconnante ne construit-elle rien et préfère s’attaquer à ceux qui construisent ?

Pourquoi la militance déconnante ne libère-t-elle pas l’information pour empuissanter, mais préfère l’utiliser comme une massue pour corriger les gens ? Comme ceux qui militent au nom d’une pseudo zététique via des échanges dont la dynamique est identique à celle des grammar nazis, reprochant à tout va les biais d’untel ou ses arguments mal construits, sans voir que les biais et la « mal-construction » des arguments n’a rien d’une faute, et en dit beaucoup plus sur les attentes, les besoins, les motivations des personnes concernées et que c’était peut-être cela qu’on pourrait peut-être prioritairement regarder.

C’est cela que j’appelle du militantisme déconnant : en combattant les alliés et spectateurs, en ne construisant rien d’utile, en n’informant que pour taper, il produit un dégoût pour son sujet. Qui veut se renseigner, soutenir, joindre quelque chose qui est perçu comme menaçant ? Plus grave encore, cette déconnance laisse tout le champ à l’adversaire de s’étendre, laisse les causes premières de la destructivité persister, invisibilise parfois les autres militances non déconnantes.

Autrement dit, les mêmes objectifs que ceux d’un saboteur, d’un ennemi au mouvement.

(à suivre…)

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  1. Employer ce mot anglais plutôt que le français « jeu » est plus pratique (ici ou ailleurs) parce qu’en français (et d’ailleurs dans d’autres langues) nous n’avons pour seul mot que « jeu/jouer/jouet » dont l’orthographe est laborieuse pour séparer deux réalités totalement différentes : le game (jeu) ce serait le plateau de Monopoly, les règles, les buts ; le play (jeu) c’est l’élan du joueur, sa motivation, son énergie à saisir ce jeu qui peut être très variable, comme jouer de manière très conformiste et dogmatique (suivre toutes les règles au pied de la lettre, atteindre le but), de manière hacker (on change les règles pour que ce soit plus fun, moins injuste pour les enfants, etc.), tricheur (faire semblant de suivre les règles pour gagner plus facilement), etc. Les façons de play peuvent changer le game (ou pas si on le joue conformiste). Et ça vaut aussi dans l’emploi de métaphores comme « peser dans le youtubegame », qui se réfère au respect du game de YouTube dans son play conformiste (=augmenter son nombre d’abonnés/de vues, être en tendance, respecter les règles de copyright et les pressions implicites à ne pas parler de sujets qui fâchent les annonceurs, etc.), mais le play sur YouTube pourrait être différent (faire une vidéo antiyoutube en cherchant à ne pas fâcher les annonceurs, en respectant le copyright, etc.).
  2. Terme provenant de Colas Duflot qui définit le jeu comme l’invention d’une liberté dans et par une légalité, et cette liberté singulière d’employer ce concept pour des structures qui ne sont pas du jeu, mais dans le champ de la recherche des game-designers portant sur la ludification/gamification, on peut constater que les différences entre une structure « sérieuse » et une structure de jeu ne sont pas si énormes, l’une se confondant avec l’autre, parfois volontairement, parfois involontairement. Sources (non exhaustives) : Colas Duflot, Jouer et philosopher, PUF, 1997 ; Eric Zimmerman et Katie Salen, Rules of play. Game Design Fundamentals, MIT Press, 2003.
  3. Oliner (1988)
  4. Sauf dans le cas de groupes fascistes, ethnocentriques, autoritaires, qui filtrent selon la couleur de peau, l’origine ethnique, des caractéristiques physiques. Sauf également dans des groupes dogmatiques où il pourrait y avoir une exigence à être selon une norme extrêmement stricte, tout du moins d’un point de vue comportemental.
  5. Je prends ici la question du benchmark qui a été mis en place à la Caisse d’Épargne, et qu’on peut voir décrite notamment dans ce numéro d’Envoyé spécial « Les patrons mettent-ils trop la pression ? », datant du 28 février 2013.
  6. Libération, « La Caisse d’Epargne Rhône-Alpes condamnée pour avoir mis ses employés en concurrence », 05/09/2012.
  7. En captologie, B. J. Fogg dans « Persuasive Technology : Using Computers to Change What We Think and Do » rapporte qu’une application ludique pour enfants questionnait ceux-ci de temps en temps sur les habitudes personnelles de leurs parents. Il s’agissait d’obtenir des informations très personnelles en vue de profit, et tout cela de façon la moins détectable possible. Vu que c’était intégré autour d’un jeu fun, impossible pour l’enfant de détecter le problème.
  8. Youness Bousenna, « Viol et meurtre, la République selon Sade », Philitt, 24/04/2016.
  9. Je garde prioritairement le terme « spectateur » plutôt que « témoin » ou « tiers », parce que d’une part c’est celui qui est le plus utilisé dans ma chapelle qui est la psychologie, et parce que d’autre part je trouve qu’il connote davantage la passivité face à un « spectacle » et pointe bien du doigt le problème. Le terme « tiers » (qui renvoie aussi au spectateur) est davantage utilisé dans l’analyse des génocides, notamment en histoire pour décrire l’inaction des États voisins alors qu’un génocide est imminent ou en cours mais qu’il y a passivité face à ce phénomène, voire un déni. J’utilise moins le mot témoin, parce qu’on aurait tendance à imaginer que celui-ci va un jour témoigner, ce qui est déjà ne plus être passif. Le témoignage peut potentiellement aider une victime, voire lancer l’alerte. Or, si aucune autorité ne le leur demande, les spectateurs n’apporteront pas leur témoignage pour autant, voire peuvent témoigner de façon incomplète pour cacher la passivité dont ils peuvent avoir honte a posteriori.
  10. Vous pouvez consulter aussi l’expérience elle-même (Darley et Latané, 1968) ; plus d’infos aussi ici (Wikipédia).
  11. Quand je parle de processus inconscients, je ne parle pas en langage psychanalytique, mais en termes neuro. On parle ici de processus cognitifs inconscients. Notre cerveau traite l’information même si on n’en a pas conscience, il enregistre les stimuli, les associations positives/négatives. Les décisions que l’on prend sont également d’abord prises de façon inconsciente avant d’arriver dans notre conscience. Les cours de Stanislas Dehaene expliquent ceci fort bien, vous pouvez les trouver ici. Je sais qu’il est « cancel » par certains notamment parce qu’il a bossé avec le gouvernement, il n’en reste pas moins que ses cours sont très bien foutus, très sérieux et accessibles et n’ont rien de néolibéral ou de macroniste, c’est de la psychologie cognitive et de la neuropsychologie.
  12. Je ne retrouve plus la source, ça date, mais c’était peut-être issu de Béa Johnson dans son livre Zéro déchet à moins que ça ne vienne d’un témoignage masculin sur twitter ; d’où également mon emploi de « iel ».
  13. Dans Magda et André Trocmé, Figures de résistance, textes choisis par Pierre Boismorand, Cerf, 2008.
  14. Les chiffres sont difficiles à estimer.
  15. À ne pas confondre avec la notion de pacifisme : les mouvements non-violents peuvent détruire également, saboter, « s’attaquer à », ou se défendre légitimement… Autrement dit, ils peuvent être des « fouineurs à chapeau gris ». C’est simplement qu’ils refusent de détruire les personnes. Même Gandhi, non-violent, disait à ses militants qu’il était OK de tuer l’adversaire si celui-ci s’apprêtait à le tuer. Il y avait des ateliers de défense physique (et mentale) chez les militants non-violents de Martin Luther King. Contrairement aux moqueries que je vois passer sur la toile et ailleurs, les non-violents étaient badass, n’avaient rien de tenants d’un pacifisme moralisateur et lâche se refusant à toute prise de risque, à toute confrontation.
  16. Le Courrier Picard, « Le déluge s’est abattu sur l’équipier Quick après l’épisode Twitter », 08/08/2013. et aussi ici.
  17. Le Parisien, « Quick d’Avignon : Benjamin, 14 ans, est bien mort intoxiqué », 18/02/2011.



[RÉSOLU] : désormais en italien !

Annoncé en juin 2020, [RÉSOLU] est un ensemble de fiches didactiques visant à favoriser et préparer l’adoption des logiciels libres. Elles sont destinées aux association d’éducation populaire et de manière générale à toutes les structures de l’Économie Sociale et Solidaire.

Pour réaliser ce projet, Framasoft s’est associée au Chaton Picasoft et à la Mission Libre-Éducation Nouvelle des CEMÉA.

Les structures concernées par [RÉSOLU] n’existent évidemment pas uniquement en France. Et voici annoncée une version italienne qui trouvera sans conteste ses lecteurs et contributeurs ! Le projet de traduction a été initié par Nilocram qui suit et même propage de temps à autre les activités de Framasoft auprès de ses compatriotes italiens.

Nous lui laissons la parole pour l’annonce !

[RESOLU] Une traduction en italien très attendue

Par Nilocram

En décembre de l’année dernière, sur mon blog, j’ai présenté [RÉSOLU], un guide d’utilisation des logiciels libres s’adressant notamment aux organisations qui agissent pour l’économie sociale et solidaire.

Le guide a été créé par Framasoft en collaboration avec d’autres associations et publié en français, en format papier et numérique, par Framabook. Je l’ai trouvé très utile et intéressant. J’ai donc essayé d’en traduire un extrait (ici, en pdf).

Parfois ça m’arrive de traduire mes coups de cœur 🙂

J’ai conclu mon billet en constatant que vu l’intérêt et l’utilité du guide, il aurait été bien de le traduire de manière collaborative.

Reti Etiche e Soluzioni Aperte per Liberare i vostri Utilizzi

Ça peut paraître incroyable, mais cette fois c’est vraiment arrivé !

Les amis de l’association LinuxTrent ont décidé de relever le défi et de traduire l’intégralité du guide en italien.

LinuxTrent est une association qui rassemble un groupe important et actif d’utilisateurs de GNU Linux dans la province de Trente et ses environs. C’est une association à but non lucratif qui promeut le logiciel libre, l’hardware libre, les données ouvertes et les droits numériques des personnes dans la réalité de la région avec une attention particulière aux écoles et à l’administration publique.

Lorsque le président de l’association, Roberto Resoli, a lu l’extrait du guide, il a pensé qu’il s’agissait d’un travail de bonne qualité qui pourrait être d’une grande aide pour éveiller la conscience de ceux qui travaillent dans le domaine de l’économie sociale et solidaire. Il a demandè si quelqu’un avait envie d’aider, et il a obtenu une bonne réponse : c’est ainsi que la traduction a commencé.

Le travail de traduction a été organisé par LinuxTrent à l’aide des logiciels libres Nextcloud et Collabora Online (la version en ligne de LibreOffice).

Un grand merci à Ilario Quinson, Roberto Resoli, Danilo Spada, Daniele Zambelli qui avec leur travail ont permis l’achèvement de la traduction italienne à laquelle j’ai également apporté ma petite contribution.

Un an après la publication de l’édition française, voici enfin la traduction italienne !

[RÉSOLU] est téléchargeable à partir de cette page sur le site de LinuxTrent. Il est disponible en format .pdf et aussi en format .odt pour ceux qui veulent le modifier et le réutiliser, en améliorant peut-être la mise en page.

La traduction italienne, comme l’original, est distribuée sous licence Creative Commons BY-SA 3.0 internationale.

Note : la version italienne a tout récemment été retranscrite en markdown pour intégrer le dépôt GIT dédié au projet. La version web en italien ne saurait tarder.




Partagez l’inventaire de votre bibliothèque avec vos proches sur inventaire.io

Inventaire.io est une application web libre qui permet de faire l’inventaire de sa bibliothèque pour pouvoir organiser le don, le prêt ou la vente de livres physiques. Une sorte de méga-bibliothèque communautaire, si l’on veut. Ces derniers mois, Inventaire s’est doté de nouvelles fonctionnalités et on a vu là l’occasion de valoriser ce projet auprès de notre communauté. On a donc demandé à Maxlath et Jums qui travaillent sur le projet de répondre à quelques unes de nos questions.

Chez Framasoft, on a d’ailleurs créé notre inventaire où l’on recense les ouvrages qu’on achète pour se documenter. Cela permet aux membres de l’association d’avoir un accès facile à notre bibliothèque interne. On a aussi fait le choix de proposer ces documents en prêt, pour que d’autres puissent y accéder.

Salut Maxlath et Jums ! Pouvez-vous vous présenter ?

Nous sommes une association de deux ans d’existence, développant le projet Inventaire, centré autour de l’application web inventaire.io, en ligne depuis 2015. On construit Inventaire comme une infrastructure libre, se basant donc autant que possible sur des standards ouverts, et des logiciels et savoirs libres : Wikipédia, Wikidata, et plus largement le web des données ouvertes.

Le projet grandit également au sein de communautés et de lieux : notamment le mouvement Wikimedia, l’archipel framasoftien à travers les Contribateliers, la MYNE et la Maison de l’Économie Circulaire sur Lyon, et Kanthaus en Allemagne.

L’association ne compte aujourd’hui que deux membres, mais le projet ne serait pas où il en est sans les nombreu⋅ses contributeur⋅ices venu⋅es nous prêter main forte, notamment sur la traduction de l’interface, la contribution aux données bibliographiques, le rapport de bugs ou les suggestions des nouvelles fonctionnalités.

Vous pouvez nous en dire plus sur Inventaire.io ? Ça sert à quoi ? C’est pour qui ?

Inventaire.io se compose de deux parties distinctes :

  • D’une part, une application web qui permet à chacun⋅e de répertorier ses livres en scannant le code barre par exemple. Une fois constitué, cet inventaire est rendu accessible à ses ami⋅es et groupes, ou publiquement, en indiquant pour chaque livre si l’on souhaite le donner, le prêter, ou le vendre. Il est ensuite possible d’envoyer des demandes pour ces livres et les utilisateur⋅ices peuvent prendre contact entre elleux pour faire l’échange (en main propre, par voie postale, peu importe, Inventaire n’est plus concerné).
  • D’autre part, une base de données publique sur les auteurs, les œuvres, les maisons d’éditions, etc, qui permet à chacun⋅e de venir enrichir les données, un peu comme dans un wiki. Le tout organisé autour des communs de la connaissance (voir plus bas) que sont Wikipédia et Wikidata. Cette base de données bibliographiques permet d’adosser les inventaires à un immense graphe de données dont nous ne faisons encore qu’effleurer les possibilités (voir plus bas).

L’inventaire de Framasoft sur inventaire.io

Inventaire.io permettant de constituer des bibliothèques distribuées, le public est extrêmement large : tou⋅tes celleux qui ont envie de partager des livres ! On a donc très envie de dire que c’est un outil pour tout le monde ! Mais comme beaucoup d’outils numériques, l’outil d’inventaire peut être trop compliqué pour des personnes qui ne baignent pas régulièrement dans ce genre d’applications. C’est encore pire une fois que l’on rentre dans la contribution aux données bibliographiques, où on aimerait concilier richesse de la donnée et facilité de la contribution. Cela dit, on peut inventorier ses livres sans trop se soucier des données, et y revenir plus tard une fois qu’on se sent plus à l’aise avec l’outil.

Par ailleurs, on rêverait de pouvoir intégrer les inventaires des professionnel⋅les du livre, bibliothèques et librairies, à cette carte des ressources, mais cela suppose soit de l’interopérabilité avec leurs outils existants, soit de leur proposer d’utiliser notre outil (ce que font déjà de petites bibliothèques, associatives par exemple), mais inventaire.io nous semble encore jeune pour une utilisation à plusieurs milliers de livres.

Quelle est l’actualité du projet ? Vous prévoyez quoi pour les prochains mois / années ?

L’actualité de ces derniers mois, c’est tout d’abord de nouvelles fonctionnalités :

  • les étagères, qui permettent de grouper des livres en sous-catégories, et qui semble rencontrer un certain succès ;
  • la mise en place de rôles, qui va permettre notamment d’ouvrir les taches avancées d’administration des données bibliographiques (fusions/suppressions d’édition, d’œuvre, d’auteur etc.) ;
  • l’introduction des collections d’éditeurs, qui permettent de valoriser le travail de curation des maisons d’édition.

Pas mal de transitions techniques sous le capot aussi. On n’est pas du genre à changer de framework tous les quatre matins, mais certains choix techniques faits au départ du projet en 2014 – CoffeeScript, Brunch, Backbone – peuvent maintenant être avantageusement remplacés par des alternatives plus récentes – dernière version de Javascript (ES2020), Webpack, Svelte – ce qui augmente la maintenabilité et le confort, voire le plaisir de coder.

Autre transition en cours, notre wiki de documentation est maintenant une instance MediaWiki choisie entre autres pour sa gestion des traductions.

Le programme des prochains mois et années n’est pas arrêté, mais il y a des idées insistantes qu’on espère voir germer prochainement :

  • la décentralisation et la fédération (voir plus bas) ;
  • les recommandations entre lectrices : aujourd’hui on peut partager de l’information sur les livres que l’on possède, mais pas les livres que l’on apprécie, recommande ou recherche. Même si une utilisation détournée de l’outil est possible en ce sens et nous met aussi en joie (oui, c’est marrant de voir des humains détourner une utilisation), on devrait pouvoir proposer quelque chose pensé pour ;
  • des paramètres de visibilité d’un livre ou d’une étagère plus élaborés : aujourd’hui, les seuls modes de partage possible sont privé/amis et groupes/public, or amis et groupes ça peut être des personnes très différentes avec qui on n’a pas nécessairement envie de partager les mêmes choses.

Enfin tout ça c’est ce qu’on fait cachés derrière un écran, mais on aimerait bien aussi expérimenter avec des formats d’évènements, type BiblioParty : venir dans un lieu avec une belle bibliothèque et aider le lieu à en faire l’inventaire.

C’est quoi le modèle économique derrière inventaire.io ? Quelles sont/seront vos sources de financement ?
Pendant les premières années, l’aspect « comment on gagne de l’argent » était une question volontairement laissée de côté, on vivait avec quelques prestations en micro-entrepreneurs, notamment l’année dernière où nous avons réalisé une preuve de concept pour l’ABES (l’Agence bibliographique pour l’enseignement supérieur) et la Bibliothèque Nationale de France. Peu après, nous avons fondé une association loi 1901 à activité économique (voir les statuts), ce qui devrait nous permettre de recevoir des dons, que l’on pourra compléter si besoin par de la prestation de services. Pour l’instant, on compte peu sur les dons individuels car on est financé par NLNet via le NGI0 Discovery Fund.

Et sous le capot, ça fonctionne comment ? Vous utilisez quoi comme technos pour faire tourner le service ?
Le serveur est en NodeJS, avec une base de données CouchDB, synchronisé à un Elasticsearch pour la recherche, et LevelDB pour les données en cache. Ce serveur produit une API JSON (documentée sur https://api.inventaire.io) consommée principalement par le client : une webapp qui a la responsabilité de tout ce qui est rendu de l’application dans le navigateur. Cette webapp consiste en une bonne grosse pile de JS, de templates, et de CSS, initialement organisée autour des framework Backbone.Marionnette et Handlebars, lesquels sont maintenant dépréciés en faveur du framework Svelte. Une visualisation de l’ensemble de la pile technique peut être trouvée sur https://stack.inventaire.io.

Le nom est assez français… est-ce que ça ne pose pas de problème pour faire connaître le site et le logiciel à l’international ? Et d’ailleurs, est-ce que vous avez une idée de la répartition linguistique de vos utilisatrices ? (francophones, anglophones, germanophones, etc.)
Oui, le nom peut être un problème au début pour les non-francophones, lequel⋅les ne savent pas toujours comment l’écrire ou le prononcer. Cela fait donc un moment qu’on réfléchit à en changer, mais après le premier contact, ça ne semble plus poser de problème à l’utilisation (l’un des comptes les plus actifs étant par exemple une bibliothèque associative allemande), alors pour le moment on fait avec ce qu’on a.

Sticker inventaire.io

En termes de répartition linguistique, une bonne moitié des utilisateur⋅ices et contributeur⋅ices sont francophones, un tiers anglophones, puis viennent, en proportion beaucoup plus réduite (autour de 2%), l’allemand, l’espagnol, l’italien, suivi d’une longue traîne de langues européennes mais aussi : arabe, néerlandais, portugais, russe, polonais, danois, indonésien, chinois, suédois, turc, etc. À noter que la plupart de ces langues ne bénéficiant pas d’une traduction complète de l’interface à ce jour, il est probable qu’une part conséquente des utilisatrices utilisent l’anglais, faute d’une traduction de l’interface satisfaisante dans leur langue (malgré les 15 langues traduites à plus de 50%).

À ce que je comprends, vous utilisez donc des données provenant de Wikidata. Pouvez-vous expliquer à celles et ceux qui parmi nous ne sont pas très au point sur la notion de web de données quels sont les enjeux et les applications possibles de Wikidata ?
Tout comme le web a introduit l’hypertexte pour pouvoir lier les écrits humains entre eux (par exemple un article de blog renvoie vers un autre article de blog quelque part sur le web), le web des données ouvertes permet aux bases de données de faire des liens entre elles. Cela permet par exemple à des bibliothèques nationales de publier des données bibliographiques que l’on peut recouper : « Je connais cette auteure avec tel identifiant unique dans ma base. Je sais aussi qu’une autre base de données lui a donné cet autre identifiant unique ; vous pouvez donc aller voir là-bas s’ils en savent plus ». Beaucoup d’institutions s’occupent de créer ces liens, mais la particularité de Wikidata, c’est que, tout comme Wikipédia, tout le monde peut participer, discuter, commenter ce travail de production de données et de mise en relation.

L’éditeur de données, très facile d’utilisation, permet le partage vers wikidata.

Est-ce qu’il serait envisageable d’établir un lien vers la base de données de https://www.recyclivre.com/ quand l’ouvrage recherché ne figure dans aucun « inventaire » de participant⋅es ?
Ça pose au moins deux problèmes :

  • Ce service et d’autres qui peuvent être sympathiques, telles que les plateformes mutualisées de librairies indépendantes (leslibraires.fr, placedeslibraires.fr, librairiesindependantes.com, etc.), ne semblent pas intéressés par l’inter-connexion avec le reste du web, construisant leurs URL avec des identifiants à eux (seul le site librairiesindependantes.com semble permettre de construire une URL avec un ISBN, ex : https://www.librairiesindependantes.com/product/9782253260592/) et il n’existe aucune API publique pour interroger leurs bases de données : il est donc impossible, par exemple, d’afficher l’état des stocks de ces différents services.
  • D’autre part, recyclivre est une entreprise à but lucratif (SAS), sans qu’on leur connaisse un intérêt pour les communs (code et base de données propriétaires). Alors certes ça cartonne, c’est efficace, tout ça, mais ce n’est pas notre priorité : on aimerait être mieux connecté avec celleux qui, dans le monde du livre, veulent participer aux communs : les bibliothèques nationales, les projets libres comme OpenLibrary, lib.reviews, Bookwyrm, Readlebee, etc.

Cependant la question de la connexion avec des organisations à but lucratif pose un vrai problème : l’objectif de l’association Inventaire — cartographier les ressources où qu’elles soient — implique à un moment de faire des liens vers des organisations à but lucratif. En suivant l’esprit libriste, il n’y a aucune raison de refuser a priori l’intégration de ces liens, les développeuses de logiciels libres n’étant pas censé contraindre les comportements des utilisatrices ; mais ça pique un peu de travailler gratuitement, sans contrepartie pour les communs.

En quoi inventaire.io participe à un mouvement plus large qui est celui des communs de la connaissance ?
Inventaire, dans son rôle d’annuaire des ressources disponibles, essaye de valoriser les communs de la connaissance, en mettant des liens vers les articles Wikipédia, vers les œuvres dans le domaine public disponibles en format numérique sur des sites comme Wikisource, Gutenberg ou Internet Archive. En réutilisant les données de Wikidata, Inventaire contribue également à valoriser ce commun de la connaissance et à donner à chacun une bonne raison de l’enrichir.

Une interface simple pour ajouter un livre à son inventaire

Inventaire est aussi un commun en soi : le code est sous licence AGPL, les données bibliographiques sous licence CC0. L’organisation légale en association vise à ouvrir la gouvernance de ce commun à ses contributeur⋅ices. Le statut associatif garantit par ailleurs qu’il ne sera pas possible de transférer les droits sur ce commun à autre chose qu’une association poursuivant les mêmes objectifs.

Si je suis une organisation ou un particulier qui héberge des services en ligne, est-ce que je peux installer ma propre instance d’inventaire.io ?
C’est possible, mais déconseillé en l’état. Notamment car les bases de données bibliographiques de ces différentes instances ne seraient pas synchronisées, ce qui multiplie par autant le travail nécessaire à l’amélioration des données. Comme il n’y a pas encore de mécanisme de fédération des inventaires, les comptes de votre instance seraient donc isolés. Sur ces différents sujets, voir cette discussion : https://github.com/inventaire/inventaire/issues/187 (en anglais).

Cela dit, si vous ne souhaitez pas vous connecter à inventaire.io, pour quelque raison que ce soit, et malgré les mises en garde ci-dessus, vous pouvez vous rendre sur https://github.com/inventaire/inventaire-deploy/ pour déployer votre propre instance « infédérable ». On va travailler sur le sujet dans les mois à venir pour tendre vers plus de décentralisation.

A l’heure où il est de plus en plus urgent de décentraliser le web, envisagez-vous qu’à terme, il sera possible d’installer plusieurs instances d’inventaire.io et de les connecter les unes aux autres ?
Pour la partie réseau social d’inventaires, une décentralisation devrait être possible, même si cela pose des questions auquel le protocole ActivityPub ne semble pas proposer de solution. Ensuite, pour la partie base de données contributives, c’est un peu comme si on devait maintenir plusieurs instances d’OpenStreetMap en parallèle. C’est difficile et il semble préférable de garder cette partie centralisée, mais puisqu’il existe plein de services bibliographiques différents, il va bien falloir s’interconnecter un jour.

Vous savez sûrement que les Chevaliers Blancs du Web Libre sont à cran et vont vous le claironner : vous restez vraiment sur GitHub pour votre dépôt de code https://github.com/inventaire ou bien… ?
La pureté militante n’a jamais été notre modèle. Ce compte date de 2014, à l’époque Github avait peu d’alternatives… Cela étant, il est certain que nous ne resterons pas éternellement chez Microsoft, ni chez Transifex ou Trello, mais les solutions auto-hébergées c’est du boulot, et celles hébergées par d’autres peuvent se révéler instables.

Si on veut contribuer à Inventaire.io, on fait ça où ? Quels sont les différentes manière d’y contribuer ?
Il y a plein de manières de venir contribuer, et pas que sur du code, loin de là : on peut améliorer la donnée sur les livres, la traduction, la documentation et plus généralement venir boire des coups et discuter avec nous de la suite ! Rendez-vous sur https://wiki.inventaire.io/wiki/How_to_contribute/fr.

Est-ce que vous avez déjà eu vent d’outils tiers qui utilisent l’API ? Si oui, vous pouvez donner des noms ? À quoi servent-ils ?
Readlebee et Bookwyrm sont des projets libres d’alternatives à GoodReads. Le premier tape régulièrement dans les données bibliographiques d’Inventaire. Le second vient de mettre en place un connecteur pour chercher de la donnée chez nous. A noter : cela apporte une complémentarité puisque ces deux services sont orientés vers les critiques de livres, ce qui reste très limité sur Inventaire.

Et comme toujours, sur le Framablog, on vous laisse le mot de la fin !
Inventaire est une app faite pour utiliser moins d’applications, pour passer du temps à lire des livres, papier ou non, et partager les dernières trouvailles. Pas de capture d’attention ici, si vous venez deux fois par an pour chiner des bouquins, ça nous va très bien ! Notre contributopie c’est un monde où l’information sur la disponibilité des objets qui nous entoure nous affranchit d’une logique de marché généralisée. Un monde où tout le monde peut contribuer à casser les monopoles de l’information sur les ressources que sont les géants du web et de la distribution. Pouvoir voir ce qui est disponible dans un endroit donné, sans pour autant dépendre ni d’un système cybernétique central, ni d’un marché obscur où les entreprises qui payent sont dorlotées par un algorithme de recommandations.

Merci beaucoup Maxlath et Jums pour ces explications et on souhaite longue vie à Inventaire. Et si vous aussi vous souhaitez mettre en commun votre bibliothèque, n’hésitez pas !