Entretien avec trois candidats du Parti Pirate aux legislatives 2012

Le dimanche 10 juin prochain aura lieu le premier tour des élections législatives françaises.

Dans plus d’une centaine de circonscriptions, vous avez le choix entre aller à la pêche, voter pour un parti traditionnel ou, et c’est nouveau, apporter votre voix au Parti Pirate (PP) et ainsi donner de la voix aux thèmes qu’ils soutiennent et qui nous sont chers.

Rencontre avec Carole Fabre (candidate pour la 3ème circonscription de Haute-Garonne), Pierre Mounier et David Dufresne (respectivement candidat et suppléant pour la 15ème circonscription de Paris) que nous connaissions avant qu’ils ne se présentent et qui ont bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions.

Espoir et énergie communicative. À force de pousser de tous les côtés, nous finirons bien par faire bouger les lignes 🙂

Carole Fabre

Bonjour à tous les trois, pouvez-vous vous présenter succinctement ?

Carole Fabre (CF) : Actuellement, je fais du conseil formation autour des usages du web, j’essaie d’amener le partage, la collaboration, la réciprocité, les liens, l’éthique, la responsabilité numérique, que ce soit pour la veille, pour l’identité numérique, pour les médias sociaux, pour le management, etc … Je donne aussi des cours ponctuellement.

David Dufresne (DD) : Punk un jour, punk toujours. Je suis aussi journaliste à l’ancienne, et réalisateur de webdocumentaires. Incapable de tenir une guitare, je pianote sur mon clavier toutes la journée. Ma première connexion remonte à 1994. Je passais par un prestataire américain, CompuServe. On payait en dollars. Et certains mois, la parité franc/dollar jouait de sales tours.

Pierre Mounier (PM) : Je suis professeur de lettres ; je travaille aujourd’hui dans l’édition numérique de sciences humaines et sociales en libre accès.

Qu’est-ce qui, dans votre CV, peut expliquer cet engagement ? Est-ce votre premier pas en politique ? Et dans la vie associative ?

CF : Dès la fin des années 80, j’ai eu un ordinateur personnel et je suis connectée à Internet depuis 1996. J’ai rapidement compris que le numérique allait changer considérablement nos façons de faire et qu’Internet nous ouvrait des voies inédites pour plus de partage et de collaboration.

Petit à petit, il s’est dessiné un chemin nouveau, une autre façon d’envisager les relations humaines, les liens sociaux; la puissance du réseau des réseaux est devenue incontournable. Elle nous a montré une autre voie possible en nous connectant aux autres dans le monde entier, un accès inépuisable aux connaissances, une entraide pour apprendre, l’autonomie pour publier, une voie plus libre, plus responsable !

Mais cette liberté fait peur, surtout à ceux qui dirigent, aux experts, aux enseignants, …, à tous ceux qui pensent avoir autorité sur d’autres. Alors ils reculent et je n’ai pas envie de reculer mais d’avancer. C’est pourquoi j’ai rejoint le Parti Pirate. Je n’avais jamais envisagé avant de rejoindre un parti politique, les trouvant tous à mille lieues des préoccupations essentielles, les regardant fonctionner avec leurs petits pouvoirs, leurs petites visions, leurs fonctions à privilégier.

Non, la politique ce n’était pas pour moi. Mais la virulence qui s’est accentuée, et cela dans le monde entier, contre les libertés acquises, numériques ou pas numériques, a fait que j’ai sauté le pas. Insidieusement, certains tentent de faire d’Internet une simple télévision pour consommateur, certains tentent de surveiller et de punir la liberté d’expression, certains tentent de nous mettre en fichiers, certains tentent d’empêcher le partage. Et toutes ces tentatives ricochent par effet induit dans la vie de tous les jours. Vidéosurveillance, vidéo-protection, fichage biométrique, scanners corporels dans les aéroports, brevetage du vivant … bientôt les marchandises seront plus libres que les humains.

Je ne peux cautionner cela et rester à attendre sans rien faire. La société qui advient est basée sur le numérique, que ce soit la création monétaire, les logiciels boursiers, le vote électronique, …, toute la communication, tous les échanges. Il est temps de décider ce que l’on désire vraiment comme société.

Une autre raison m’a poussée à me porter candidate. Je milite activement depuis 3 ans pour l’instauration d’un revenu de base pour tous. Et le Parti Pirate français le propose en mesure compatible avec le programme national.

DD : Il y a très longtemps, en 2000, l’un de mes livres était intitulé « Flics et Pirates du Net » (écrit avec Florent Latrive)… Autant dire que la question du « piratage » me travaille depuis un certain temps. A dire vrai, depuis 18 ans maintenant, mon travail se partage entre le Net et les questions liées aux libertés (individuelles, collectives).

La nuit, je milite pour un Net ouvert et non marchand; le jour, je réalise des films et écrit des enquêtes sur la police, la justice. Le Parti Pirate rejoint mes deux préoccupations, en quelque sorte. Oui, premier engagement au sens engagement-parti-politique; oui, première carte politique. Pour être franc: je suis le premier étonné, moi qui suis d’ordinaire si réfractaire à toute idée de hiérarchie. Mais le PP est assez foutraque, et plein d’énergie, pour être excitant.


PM : je me suis intéressé aux enjeux politiques et sociaux d’Internet et du numérique à partir de la fin des années 90. J’ai créé un site, Homo Numericus, qui m’a permis d’explorer la révolution numérique dans ses différentes dimensions. J’ai bien vu lors des premières lois qui ont été adoptées sur la sujet qu’il y avait un décalage considérable entre les usages réels des internautes et la manière dont la classe politique traditionnelle considère et prétende réguler ces usages.

J’ai été proche de plusieurs associations de défense des libertés sur Internet et j’ai participé à plusieurs des mobilisations à l’occasion du vote sur ces lois. Et à chaque fois, j’ai été déçu par la faiblesse et le manque de retentissement de ces mobilisations. Tout se passe encore comme si les questions politiques liées au numérique relevaient encore d’un autre monde virtuel sans prise avec la vie réelle. C’est pour cela que j’ai cherché une autre forme d’engagement, qui cherche à prendre pied dans le réel, sur le terrain même des politiques, en établissant un rapport de force, en présentant des candidats aux élections.

Pas n’importe quel engagement : le Parti Pirate. Alors pourquoi lui et pas un autre ? Où se situe son originalité et son espoir ?

CF : Comme une vague générationnelle, le Parti Pirate, présent dans 64 pays, déferle sur le monde ancien. Ce n’est pas un parti enfermé dans ses frontières, il y a quelque chose de beaucoup plus fort, beaucoup plus important que les vaines revendications des autres partis politiques complètement sclérosés, incapables de lever le nez hors de leurs privilèges; Je ressens un souffle de liberté avec le Parti Pirate, d’ailleurs les libertés sont au cœur du programme politique. Liberté, un mot, que l’on a très rarement entendu pendant les présidentielles…

DD : Comme Carole, parce que je crois que le PP peut déferler sur le monde ancien, le bousculer, le hacker et le hâcher menu. Il faudra du temps, il faudra même passer — peut-être ? — par une forme de durcissement du discours, mais c’est jouable. Et plus que tentant. Certains adhérents du PP revendiquent le ni droite ni gauche. Pas moi. Je comprends bien l’idée (« ni droite ni gauche, devant ! »), qui est séduisante sur bien des points, elle reste pour l’heure trop floue. Personnellement, je suis venu au PP pensant y trouver un levier pour hacker la gauche de gauche.

PM : j’ai été conquis par cette idée de démocratie directe qui est au cœur du Parti Pirate. Le Parti Pirate est né de l’Internet. Il en porte la culture politique : horizontal, peu de délégation, ouvert aux contributions de tous, se coordonnant de manière flexible et réactive.

Peut-on vous qualifier de « power user » d’Internet et si oui en quoi cela a pu faciliter le rapprochement avec le Parti Pirate et ses thèmes de prédilection ?

CF : Oui, je dois être « power user », c’est ça 🙂 (voir réponses plus haut)

DD : Je suis Interneto-dépendant, littéralement. C’est affreux, et délicieux. J’imagine que bien des lecteurs du Framablog ressentent la même chose. Ma grande (et bonne) surprise a été de voir, en arrivant au PP, que ce n’était pas, justement, les Internautes Anonymes. Tous les sympathisants ne sont pas forcément des « power users ». On est loin de l’image des réunions de Geeks parfois, et c’est très bien ainsi. Ça montre que le PP fédère large.

PM : Oui, c’est évident. Je travaille avec Internet, je vis sur Internet et je considère le cyberespace comme ma patrie d’adoption. Mais en même temps : n’est-ce pas le cas d’un très grand nombre de personnes ? Ne sommes-nous pas tous des power users ?

La plupart des enquêtes le montrent : les usages des nouvelles technologies sont très répandus et intensifs, souvent sur un mode de communication particulier. Tout le secteur tertiaire travaille en permanence sur ordinateur. Les services de communication en ligne ont des millions d’utilisateurs, les smartphones ont un taux de pénétration considérable.

Ce qui est caractéristique de nos trois profils en revanche, c’est que nous sommes des médiateurs : formateur, journaliste et enseignant. Nous ne sommes donc pas nécessairement plus « geeks » que d’autres, mais je crois que nous sommes dans des positions qui nous amènent à avoir une conscience plus aiguë de ces nouveaux usages et de leurs implications politiques.

La « grande presse » a consacré de nombreux articles à la présence du Parti Pirate lors de ces élections. Est-ce déjà un succès en soi et êtes-vous satisfait de la manière dont les journalistes ont parlé de vous ?

DD : La presse a besoin de nouveauté, et il ne faut pas s’y tromper: l’incroyable couverture récente du PP doit beaucoup à cet aspect des choses. Les résultats de dimanche, bien sûr, seront importants pour la suite que la presse voudra bien accorder, ou non, au PP. L’essentiel est que le nom ait circulé dans les rédactions, que le PP se soit fait une petite place, que nous ayons, par exemple, été repris du Figaro à TF1, du Monde à Europe 1, sur la question du vote par Internet des Français de l’étranger, au point que le Quai d’Orsay se soit senti contraint de nous répliquer. Ou que Marianne, en nous rangeant dans les « farfelus », se soit vu immédiatement contredit sur Twitter.

Malgré le retentissement récent, tout reste à faire. Je pense qu’on peut être plus inventifs, plus percutants, plus pirates. D’autant que nous butons sur un sacré conservatisme de la part des journalistes politiques. Ne pas comprendre que ce qui se joue aujourd’hui d’un point de vue technologique est aussi crucial que les combats écologiques lancés par les Verts est, au mieux, une preuve de cécité de leur part; au pire, une faute professionnelle.

CF : C’est un premier pas. Il est vrai que les succès électoraux en Allemagne nous ouvrent la voie. Localement, c’est assez amusant, la première fois que la Dépêche du Midi nous a cité, ils ont mis PP Parti Populaire… ils n’avaient jamais entendu parler du Parti Pirate !

En général, nous sommes encore trop qualifiés de geeks et d’informaticiens à lunettes, les journaliste ont du mal à voir que nos revendications dépassent largement Internet. Peu signalent par exemple que nous nous engageons à suivre la charte anti-corruption de Anticor. Dès qu’on parle de transparence politique ils sont assez surpris et tentent de nous faire revenir sur le téléchargement 😉

PM : Oui, et je dois avouer que c’est une surprise pour moi. La plupart des mouvements politiques et mouvements sociaux d’un type nouveau traversent une longue période à leurs débuts au cours de laquelle les médias ne leur donnent aucune visibilité et, pire, déforment leur positionnement et leurs propositions. Je trouve que cela n’a pas été trop le cas au cours de cette campagne. J’ai noté beaucoup de curiosité de la part des journalistes qui ont cherché à comprendre sincèrement ce qu’était ce mouvement.

Le meilleur exemple pour moi est l’article d’Yves Eudes dans le Monde qui établit une coupe sociologique objective du mouvement et qui a appris, je crois, beaucoup aux adhérents du Parti Pirate eux-mêmes… Par contre, cet article a été classé dans la rubrique…. Technologies. C’est caractéristique.L’engouement médiatique a beaucoup été le fait des secteurs culture et technologies de la presse, mais n’a pas encore touché le cœur du cœur du système médiatique : les journalistes politiques de la presse nationale qui ne nous ont pas encore repérés dans leur radar.

Le Parti Pirate a été très actif pour dénoncer le vote électronique des français de l’étranger. En quoi est-ce une affaire importante pragmatiquement et symboliquement parlant ?

CF : Encore une fois, nous comprenons et maîtrisons le numérique et savons que le numérique c’est piratable 🙂 … A partir de ce constat, il y a des choses que nous ne pouvons pas faire. Le vote électronique est incontrôlable. Peut-être un jour arriverons nous à sécuriser le vote électronique mais pas actuellement. Au-delà des problèmes techniques et de la non vérification possible par les citoyens, l’ironie est que c’est une entreprise privée d’Espagne qui s’occupe de gérer ce vote …

DD : À mes yeux, cette affaire constitue un enjeu majeur dans le sens où c’est un peu de la démocratie qu’on confisque, avec des dysfonctionnements patents, une privatisation partielle du vote, une opacité réelle. C’est bien parce que nous défendons Internet que nous nous devons de traquer les abus des pouvoirs publics et des sociétés privées. Le vote électronique des français de l’étranger est apparu au fil des jours pour ce qu’il est : un cheval de Troie.

Les Partis Pirates suédois et allemand ont une longueur d’avance. De plus lors des récentes manifestations contre ACTA on a pu voir l’Est de l’Europe beaucoup plus mobilisée que l’Ouest, France incluse. Y a-t-il une raison à cela et n’est-ce pas un indicateur défavorable quant à ces prochaines élections ?

CF : Même si nous parlons beaucoup d’ACTA entre acteurs du numérique sur Internet et que l’on sent tout de même un revirement positif de la situation au niveau européen, le problème est que la plupart des citoyens n’en ont jamais entendu parler ! Il faut expliquer encore et encore. En tout cas ce n’est vraiment pas au cœur des débats des autres partis politiques pour ces élections, que dis-je au cœur, c’est complètement absent. Et oui, c’est défavorable, car le grand public ne comprend pas encore l’importance de ces enjeux.

DD : La France est un pays terriblement passéiste et passablement frileux. Avec un Front National si fort, et une gauche parlementaire qui a si peur de son ombre, tout semble bloqué. Depuis déjà un paquet de temps, et pour longtemps. Nos voisins, moins auto-centrés, ont compris bien avant nous l’importance de la… révolution numérique. Sincèrement, oui, la bataille ne fait que commencer de ce côté_-ci du Rhin. C’est ce qui en fait, aussi, sa beauté: tout est à faire.

PM : Nous sommes un pays technophobe et c’est une malédiction qui nous frappe de manière renouvelée. Beaucoup de gens pensent que la politique s’arrête aux déclarations de principe (le « fétichisme des principes » est une autre de nos malédictions) et ne voient pas du tout comment il peut y avoir des enjeux politiques dans ce qu’ils considèrent comme des « affaires de garagistes » (sic, citation réelle).

Il y a bien une tradition intellectuelle française qui s’intéresse à la chose technique et à ses enjeux sociaux et politiques ; les encyclopédistes, Saint Simon, Simondon, Latour, Serres. Mais elle est isolée et minoritaire, rarement dominante à chacune des époques considérées. Or, c’est un vrai handicap, alors que nous vivons à une époque complètement dominée par des enjeux techno-scientifiques. Peut-on faire évoluer les mentalités et intéresser les français aux enjeux politiques des choix technologiques ? Je pense que la montée en puissance d’un Parti Pirate en France peut y contribuer.

David Dufresne

Cory Doctorow a pu dire qu’il est fondamental de gagner la bataille actuelle contre le copyright car elle fait figure de laboratoire pour les autres batailles à venir entre le citoyen, les multinationales et les états affaiblis. D’accord pas d’accord ?

CF : Entièrement d’accord. Si les droits d’auteur et les brevets ont pu être profitables au XIXème siècle, ils sont maintenant complètement obsolètes. Nous devons repenser tout cela.

Quand on voit que certains tentent maintenant de breveter aussi le vivant … c’est impensable de s’approprier nos biens communs, breveter des gènes humains, des gènes animaux, des gènes de plantes. Quelle société cela préfigure t-il ? Avons-nous envie de tout marquer et de tout jouer en bourse ? Les dégâts sont bien déjà assez suffisants avec le marché des matières premières et des matières alimentaires.

PM : Oui, absolument. La conférence de Cory Doctorow devant le Chaos Computer Club si mes souvenirs sont bons est un moment historique qui a donné un sens politique général a un combat qui pouvait sembler à la fois pointu et un peu secondaire parce que concernant seulement la consommation culturelle.

Le logiciel libre est un des pionniers et un des piliers de la révolution à venir. Délire ou prophétie ?

CF : Prophétie, oui ! Quand on voit que près de 95% des serveurs dans le monde sont sous Unix et non pas sous Windows, nous nous devons de demander pourquoi c’est mieux fabriqué. Et comment ça se fabrique. Là encore, la pédagogie est indispensable, peu de personnes savent.

L’autre jour, je me demandais : « et si on ouvrait les codes de la loi et qu’on puisse les améliorer, et même en faire un fork pour simplifier, repartir sur des bases saines et non pas un empilement où plus personne ne comprend plus rien. » 🙂

Mais sans aller aussi loin, on constate déjà que des initiatives voient le jour dans d’autres domaines que les logiciels : des plans partagés et améliorés de moteur, des systèmes agricoles, des systèmes d’eau potables, etc.

C’est en fait naturel à l’être humain, pouvoir comprendre, contribuer, améliorer, cela s’est toujours fait. La propriété généralisée à toute chose est finalement assez récente dans l’histoire de l’humanité. Si le silex avait été breveté et privatisé, nous ne serions peut-être pas là aujourd’hui. 🙂 Et la roue, hein, la roue…

DD : C’est moins l’outil libre que sa confection qui importe. Ce que le logiciel libre bouleverse, c’est cette forme de société de contribution qu’il annonce. Cette notion de pot commun, de partage, de désintéressement parfois provisoire, qu’importe. Mais nous avons un effort de pédagogie à mener: seule la communauté du Libre sait de quoi il s’agit. Hors de celle-ci, libre et free, gratuit et open source, sont des notions encore mal comprises et qui semblent vidées de leur caractère politique.

PM : Ni l’un ni l’autre : le logiciel libre est aujourd’hui un des piliers fondamentaux de la révolution en cours (et non à venir). Mais cela implique de devoir résoudre des problèmes que pose ce mouvement continu d’élargissement du « libre » à d’autres secteurs d’activités que la conception logicielle.

Et sur ce chemin, la voie est étroite entre une forme d’intransigeance aristocratique et parfois puriste qui empêche la greffe de prendre d’un côté, et ce qui constituerait une dilution tellement importante qu’on n’y retrouverait plus l’esprit originel de l’autre : logiciel libre, art libre, culture libre, creative commons, libre accès, open data, on a là une galaxie qui témoigne d’une dynamique positive. Cette dynamique ne peut exister que parce qu’une certaine souplesse est permise, mais aussi parce qu’un sens et des limites sont données.

Occupy, Anonymous, Indignados, Wikileaks sont des mots clés qui vous parlent ?

CF : Yep ! Tous ces mouvements dénoncent les opacités, les corruptions qui entachent notre civilisation et chacun à leur manière agit soit par Internet, soit dans la rue. Au Parti Pirate, on attaque par un autre biais, on tente de hacker la politique.

DD : + 1, Carole. Le Parti Pirate est un allié, sincère, de tous ces mouvements. Ils sont le signe du changement réel, d’une prise de conscience à la fois mondiale et citoyenne. Non violente pour certains, intrusives et hors la loi pour d’autres. Le phénomène des casseroles à Montréal s’inscrit aussi dans cet élan. Et ce n’est pas pour rien que les Anonymous ont infiltré les serveurs de la police canadienne dans le même temps ou diffusé des vidéos gênantes sur la collusion médias-politiques.

PM : Oui. Mais je me permets d’insister sur un fait : toutes ces initiatives qui procèdent de mouvements sociaux de fond n’ont pas encore trouvé de débouché politique. Je crois qu’on a tous un peu vécu sur le mythe qu’un pouvoir en place ne peut résister longtemps à des manifestations, occupations, assemblées populaires, mobilisations citoyennes, révélations compromettantes.

L’expérience politique de ces dernières années est que ce n’est pas tout à fait le cas. Et même lorsqu’il y a alternance, cela ne signifie pas nécessairement que les revendications que portent ces mouvements soient mieux représentées. Il y a donc une situation potentielle de danger avec des mouvements sociaux d’un côté qui se développent, bouillonnent, élaborent des propositions, et de l’autre un monde politique qui tourne en rond et continue sa petite musique sans que l’un n’arrive à embrayer sur l’autre.

Je ne dis pas que la Parti Pirate soit aujourd’hui en mesure d’être le débouché politique des ces mouvements. Ce serait très prétentieux et inexact. Mais je pense que c’est la direction dans laquelle nous devons aller. Pour moi, un des enjeux après les élections pour le Parti Pirate est de construire patiemment des liens solides avec ces mouvements, et d’autres, pour nourrir sa réflexion et son programme de l’expertise citoyenne qui s’y développe.

L’Europe semble bloquée par « la crise », une économie financiarisée injuste et incontrôlable et des mouvements identitaires de repli sur soi. Est-ce la bonne période pour « faire de la politique autrement” ?

CF : Plus que jamais, et il y a même urgence, tant que nous avons les moyens. La pauvreté, l’injustice amènent aux révoltes et aux guerres, et après il est beaucoup plus difficile d’agir.

DD : Si nous n’avons pas peur de nous-mêmes, si nous arrivons à nous regrouper autour de thèmes forts et précis, c’est déjà le cas en partie, tout est possible. Justement parce que nous sortons totalement des clivages et des raisonnements classiques, tous porteurs de repli.

PM : PLUS QUE JAMAIS. La crise financière et économique est d’abord une crise de la démocratie. La véritable question est moins de savoir quelles seraient les « bonnes » mesures à prendre que de savoir comment faire en sorte que les mesures qui sont prises soient voulues et soutenues par l’ensemble de la population ; en un mot : légitimes. J’ai écrit un billet à ce propos sur notre site de candidats ; je me permets d’y renvoyer.

Il a été dit que la France sous Sarkozy n’aura pas été spécialement brillante du côté d’Internet et des libertés. Votre avis ? Doit-on penser que vous accordez la même défiance au nouveau gouvernement en vous présentant ou bien est-ce au contraire pour le pousser à mettre en avant les thèmes que vous portez ?

CF : Les deux mon capitaine ! Si on peut interagir, aider à la réflexion tant mieux. Nous verrons bien. Personnellement, je n’ai guère confiance en ce nouveau gouvernement. Même si j’espère qu’il y aura moins de fracture sociale, j’ai bien peur que la notion de liberté et de partage leur échappe. Pierre Lescure, nommé pour la Hadopi, voyons, comment dire … Et que feront-ils des fichiers de citoyens, des caméras de surveillance, de la biométrie ?

DD : Sur la question des libertés individuelles et collectives, il n’y a aucune raison de laisser un blanc seing à la gauche socialiste. La nomination de Manuel Valls à l’Intérieur est assez claire: il n’y aura pas de rupture ou alors à la marge. J’ai en partie rejoint le PP pour travailler sur ces questions et c’est la raison pour laquelle avec Pierre Mounier, nous avons explicitement défendu notre point de vue dans notre profession de foi.


« Exiger que les procédures parlementaires de contrôle de services comme la Direction centrale du renseignement intérieur soient complètes et renforcées. Faire cesser les dérives d’une police politique au service de l’appareil d’Etat. Ouvrir le débat sur la privatisation du Renseignement (officines, mais pas seulement) et le jeu malsain entre « Services » et opérateurs de téléphonie (ex: fadettes, relevés téléphoniques, etc) / FAI. ». J’ai publié dans Le Monde une tribune sur le sujet.

PM : Pour ma part, je ne parlerai pas (encore) de défiance. Plutôt de méfiance. Le candidat devenu président ne s’est pas beaucoup engagé sur la question et il a même été en net retrait par rapport au programme de son propre parti. Les premiers signes qui ont été envoyés, les premières nominations, comme dit Carole, ne sont pas encourageantes. J’ai bien peur que ce gouvernement ait besoin d’un aiguillon qui constitue une menace électorale suffisamment importante pour qu’il se sente concerné par la question d’Internet et des libertés. On aura compris qui pourrait être cet aiguillon…

Vous donnez-vous le moindre objectif chiffré ou bien, comme disait De Coubertin, l’important ici c’est d’abord de participer car ça n’est qu’une première étape ?

CF : Comme Coubertin, c’est un galop d’essai !

DD : Un tour de chauffe, un moyen de s’aguerrir, d’expérimenter, de se compter, d’apprendre à se connaître, à partager, à travailler ensemble.

PM : C’est bien un galop d’essai, mais aussi un peu plus que cela : nous avons gagné une certaine visibilité dans l’espace public, du fait de la campagne électorale (il faut savoir que nous diffusons grâce à cela un spot télévisé visionné par tous les français, c’est absolument énorme comme caisse de résonance). Du coup, si, au moins dans certaines circonscriptions, nous faisons un score non négligeable, voire gênant pour d’autres formations politiques, cela va changer beaucoup de choses pour la suite. Bref, il y a un vrai enjeu en termes de résultats sur cette élection. Cela vaut le coup de se mobiliser.

Une fois les législatives passées, quel sera le prochain rendez-vous et comptez-vous personnellement poursuivre l’aventure avec le Parti Pirate ?

CF : Si le Parti Pirate continue sur la même lancée avec ouverture, transparence, liberté de chacun des membres, oui ! En 2014, il y a les municipales et surtout les européennes. Il devrait y avoir un programme commun européen, et là nous serons bien plus préparés !

DD : Le PP a vu dans ses rangs arriver de plus en plus de quadras et plus. On peut s’attendre à ce que le PP se dote bientôt d’une épine dorsale qui pourrait faire très mal. Connaissance des rapports de force + énergie bouillonnante = formule magique.

La prochaine étape sera donc interne: comment fusionner toutes ces énergies, les fédérer ? Ensuite, il faudra que le PP prenne part à la vie politique de manière constante, pas uniquement lors des échéances électorales. Pour ce qui est de mon implication, tout va dépendre des discussions et des orientations qui seront prises. Pour l’heure, comment dire, c’est bien parti, quelle aventure !

PM : Oui, j’ai très envie de continuer avec le Parti Pirate au delà de l’échéance. Il y a clairement une dynamique, un élargissement de la base militante, des perspectives de pouvoir faire bouger les choses, enfin !

En conclusion, dimanche 10 juin prochain, le « vote utile » c’est le Parti Pirate ?

CF : C’est le vote de ceux qui n’ont pas froid au yeux et qui arrêtent de penser « de toute façon, on ne peut rien faire ». Le Parti Pirate, c’est la reprise en main de la démocratie.

DD : Utile, heu… j’en sais rien. Protestataire et constructif, pirate et novateur, oui, vraiment.

PM : Le seul vote utile est celui qui est au plus proche des convictions de celui qui vote. que chacun s’informe et vote selon ses convictions. C’est tout ce que nous demandons.

Vous pouvez suivre nos trois candidats sur Twitter : Carole Fabre, Pierre Mounier et David Dufresne.

Affiche PP




Le compilateur libre GCC a 25 ans et il continue de bénéficier à tous

On a parfois tendance à l’oublier, mais le logiciel libre est là depuis un certain temps déjà. D’ailleurs si son histoire de l’intérieur vous intéresse nous vous suggérons l’excellente et enrichissante lecture de notre biographie de Richard Stallman.

L’intérêt de cette traduction est de venir nous le rappeler à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du célèbre compilateur GCC du projet GNU, en soulignant le fait qu’il est toujours utilisé de nos jours et qu’il ne faudrait pas oublier d’où il vient[1].

L’occasion aussi de constater comment l‘open source est évoqué dans la grande presse nationale, en l’occurrence australienne.

Renuka Prasad - CC by

Les bénéfices de l’open source

The benefits of open source

George Wright – 25 mars 2012 – The Sydney Morning Herald
(Traduction Framalang : Céline, Lamessen, Amine Brikci-N, Evpok, Goofy et Barbidule)

Les logiciels libres et open source ont un impact sur nos vies, qu’on le sache ou non. Souvent mal compris et éveillant la méfiance, de nombreuses sociétés profitent de leurs avantages sans reconnaître la communauté qui en est à l’origine. Avant d’aller plus loin, le logiciel libre n’est pas une question de prix, mais plutôt une idéologie qui prône qu’un logiciel est plus utile lorsqu’il est permis de l’utiliser, de l’améliorer et d’en étudier le code source librement.


Cette année marque le 25ème anniversaire de la naissance du compilateur C de GNU (abrégé en GCC). En 1987, un certain Richard M. Stallman bien plus jeune mais probablement déjà sacrément barbu sort ce qui est probablement l’une des plus importantes contributions à la culture informatique moderne – un compilateur C libre (autant en coût qu’en liberté). Pour faire simple, les compilateurs sont des logiciels qui traitent un ensemble d’instructions écrites dans un langage structuré humainement lisible (comme ici, le langage C) et le compilent en instructions qu’un ordinateur peut comprendre (appelé code machine). La sortie du compilateur est un assemblage de logiciels exécutables appelés bibliothèques, exécutables ou binaires.


Richard Stallman, souvent simplement surnommé RMS sur le Net, a fondé le projet GNU de façon à créer un système d’exploitation proche d’Unix complètement libre et ouvert. GNU signifie GNU’s not Unix. On retrouve souvent ce style d’acronymes récursifs dans le monde de l’informatique, qui en est malheureusement friand. À l’époque, Unix était un système fortement propriétaire et seulement utilisé par les grands centres de recherche, les entreprises, le gouvernement ou les installations militaires. Au début des années 80, Unix, alors qu’il constituait une technologie fermement établie, faisait l’objet de poursuites dans des affaires antitrust entre le Département de Justice américain et Bell Systems. AT&T tenta de commercialiser Unix System V mais cela représenta une menace pour l’entraide entre les chercheurs en informatique.


Un système similaire à Unix, créé avec pour principes la protection des libertés fondamentales des programmeurs et des utilisateurs que ce soit pour l’exécution, l’étude, la modification ou la distribution des logiciels sans avoir à craindre que votre travail soit contrôlé par d’autres, semblait souhaitable. Unix étant déjà une plateforme de recherche informatique importante (sur laquelle beaucoup de fonctionnalités que nous tenons pour acquises de nos jours étaient développées et expérimentées), les soucis légaux, la mauvaise gestion d’entreprise et les contrôles propriétaires menaçaient de ralentir sérieusement l’innovation.


Il n’est pas difficile de voir que sortir un système d’exploitation du laboratoire et former une communauté autour est essentiel pour que l’informatique bénéficie des rapides progrès qui ont été obtenus durant les trente dernières années. Au cœur de cette communauté se trouvait la chaîne d’outils de GNU et le joyau qu’est le compilateur du projet GNU.


Bon anniversaire GCC et merci à tous les chercheurs, les développeurs et les défenseurs de la liberté qui ont rendu cela possible au cours de ces 25 dernières années !


Assez parlé du passé. La communauté des logiciels libres est bien en vie et continue de contribuer à de nombreuses technologies et innovations qui peuvent être partagées par tous.


Pendant cette semaine, je parlais à un gros distributeur de logiciels en faisant une évaluation de l’une de leurs plateformes. La plateforme était excellente et dépassait mes attentes et alors que nous creusions plus profondément dans les sous-composants, j’ai demandé quels étaient les outils qu’ils utilisaient pour effectuer certaines fonctions de manipulation d’images. Presque embarrassés, ils m’ont répondu ImageMagick, une bibliothèque open source d’édition d’images développée par ImageMagick Studio. Il m’a semblé étrange de voir qu’il y ait encore une honte à admettre que les vendeurs de logiciels utilisent des logiciels open source dans le cadre de leurs offres.


Pourquoi une telle honte ?


Les systèmes sont plus que la somme de leurs composants. Si l’utilisation d’une bibiliothèque libre vous permet d’obtenir une fonctionnalité dont vous avez besoin et tant que vous vous conformez aux termes de la licence, c’est du bon sens. Pourquoi réinventer la roue et passer aux oubliettes ce qui est parfois un travail de plusieurs années de développement et de tests effectués par la communauté ?


Ce n’est pas une raison pour utiliser les logiciels libres à tort et à travers. Chaque activité commerciale se doit d’évaluer les avantages et les inconvénients de chaque bibliothèque ou sous-système selon ses besoins. Mais rejeter ces solutions potentielles à cause de préjugés sur les logiciels libres/open source, c’est de l’ignorance. Il y a des implications légales, si vous décidez par exemple de développer des extensions de ces bibliothèques, mais c’est loin d’être aussi problématique que cela est souvent affirmé.


Je ne vous demande pas de distribuer votre produit sous une licence open source. Si vous êtes dans le secteur du développement logiciel, souvent vos développeurs connaitront ces bibliothèques et outils. Ayez une discussion franche et ouverte avec eux sur le potentiel que peut apporter l’exploitation de ces bibliothèques. Dites quelles sont les bibliothèques libres que vous utilisez et quelle est votre politique concernant la contribution à apporter à la communauté par les améliorations réalisées ou même le parrainage des améliorations.


Finalement, si votre société utilise des plateformes et des bibliothèques développées par la communauté, fêtez-le. Vous êtes en bonne compagnie.

Initialement publié sur smh.com.au IT Pro.

Notes

[1] Crédit photo : Renuka Prasad (Creative Commons By)




L’Open Data fort bien résumé en moins de 2 minutes

Mis en ligne en décembre dernier, initié par LiberTIC, soutenu par Nantes Métropole et réalisé par A2B Production, le clip L’Open Data à la Loupe mérite mieux que ces 7132 vues actuelles sur YouTube.

Il est en effet fort bien réalisé et permet à tout un chacun d’appréhender immédiatement ce qu’est l’Open Data (qui demeure encore malheureusement affaire de spécialistes).

Et cerise sur le gâteau, il est sous Licence Art Libre 🙂

—> La vidéo au format webm

Faites passer…




« Le logiciel libre peut redonner sens à nos vies » Bernard Stiegler

Le philosophe Bernard Stiegler fait l’objet d’un tag dédié sur le Framablog.

En découvrant le titre de l’article qui lui était consacré dans le journal belge Le Soir du 30 novembre dernier, on comprend bien pourquoi 🙂

Remarque : Demain 3 mars à 14h au Théâtre de La Colline aura lieu une rencontre Ars Industrialis autour du récent ouvrage L’école, le numérique et la société qui vient co-signé entre autres par Bernard Stiegler.

Bernard Stiegler - Le Soir

« Le logiciel libre peut redonner sens à nos vies »

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Quentin Noirfalisse – 30 novembre 2011 – Le Soir

Bernard Stiegler, un philosophe en lutte. Dans sa ligne de mire : un capitalisme addictif qui aspire le sens de nos existences. Son remède : une économie de la contribution.

Ce n’est plus un secret pour personne : le capitalisme est en train d’être dévoré par ses propres effets toxiques. En 2005, parmi d’autres voix peu écoutées alors, une association française, Ars Industrialis, lancée par quatre philosophes et une juriste, avait sonné le tocsin. A l’époque, leur manifeste décrivait les dangers d’un capitalisme « autodestructeur » et la soumission totale aux « impératifs de l’économie de marché et des retours sur investissements les plus rapides possibles des entreprises » et notamment celles actives dans les médias, la culture ou les télécommunications.

Aujourd’hui, l’association comporte plus de 500 membres, économistes, philosophes, informaticiens et toxicologues (car le capitalisme est devenu « addictif » et « pulsionnel ») confondus et ne semble pas s’être trompée de sonnette d’alarme. « Nous faisons partie des gens qui ont soulevé, dès 2006, l’insolvabilité chronique du système financier américain. On nous riait au nez, à l’époque », explique le philosophe Bernard Stiegler, fondateur d’Ars Industrialis et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou.

L’homme habite un petit moulin industriel reconverti en maison à Epineuil-le-Fleuriel, au beau milieu de la France paysanne. Entre quelques cris de paons, il vient de nous détailler le malaise qui s’empare de tous les échelons de la société.

Le règne de l’incurie

« Au 20e siècle, un nouveau modèle s’est substitué au capitalisme industriel et productiviste du 19e : le consumérisme, qu’on assimile au fordisme et qui a cimenté l’opposition entre producteur et consommateur. Le capitalisme productiviste supposait la prolétarisation des ouvriers. Ceux-ci perdaient tout leur savoir-faire qui était transféré aux machines. Avec le consumérisme, ce sont les consommateurs qui perdent leur savoir-vivre, ce qui constitue la deuxième phase de la prolétarisation. »

Chez Stiegler, le savoir-vivre, c’est ce qui permet à un homme de pouvoir développer ses propres pratiques sociales, d’avoir un style de vie particulier, une existence qui n’est pas identique à celle de son voisin. « Le problème du capitalisme, c’est qu’il détruit nos existences. Le marketing nous impose nos modes de vie et de pensée. Et cette perte de savoir-faire et de savoir-vivre devient généralisée. Beaucoup d’ingénieurs n’ont plus que des compétences et de moins en moins de connaissances. On peut donc leur faire faire n’importe quoi, c’est très pratique, mais ça peut aussi produire Fukushima. L’exemple ultime de cette prolétarisation totale, c’est Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine, qui a dit, devant le Congrès américain qu’il ne pouvait pas anticiper la crise financière parce que le système lui avait totalement échappé. »

Que la justification de Greenspan soit sincère ou non, il n’en ressort pas moins que le système ultralibéral qu’il a sans cesse promu a engendré la domination de la spéculation à rendement immédiat sur l’investissement à long terme. Nous assistons, déplore Stiegler, au règne d’une « économie de l’incurie » dont les acteurs sont frappés d’un syndrome de « déresponsabilisation » couplé à une démotivation rampante.

Où se situe la solution ? Pour Stiegler, l’heure est venue de passer du capitalisme consumériste à un nouveau modèle industriel : l’économie de la contribution. En 1987, le philosophe organisait une exposition au Centre Pompidou, « Les mémoires du futur », où il montra que « le 21e siècle serait une bibliothèque où les individus seraient mis en réseaux, avec de nouvelles compétences données par des appareils alors inaccessibles. »

Depuis, Stiegler a chapeauté la réalisation de logiciels et réfléchit le numérique, convaincu qu’il est, en tant que nouvelle forme d’écriture, un vecteur essentiel de la pensée et de la connaissance. Il a observé de près le mouvement du logiciel libre[1]. C’est de là qu’aurait en partie germé l’idée d’une économie de la contribution. Car dans le « libre », l’argent n’est plus le moteur principal. Il cède la place à la motivation et à la passion, deux valeurs en chute libre dans le modèle consumériste. La question du sens donné aux projets par leurs participants y occupe une place centrale.

« Le logiciel libre est en train de gagner la guerre du logiciel, affirme la Commission européenne. Mais pourquoi ça marche ? Parce que c’est un modèle industriel – écrire du code, c’est éminemment industriel – déprolétarisant. Les processus de travail à l’intérieur du libre permettent de reconstituer ce que j’appelle de l’individuation, c’est-à-dire la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Cela fait longtemps, par exemple, que les hackers[2] s’approprient les objets techniques selon des normes qui ne sont pas celles prescrites par le marketing. »

De la même manière, une « infrastructure contributive » se développe, depuis deux décennies, sur un internet qui « repose entièrement sur la participation de ses utilisateurs ». Elle a permis, entre autres, d’accoucher de Wikipédia et de substituer à la dualité consommateur-producteur un ensemble de contributeurs actifs. Ceux-ci créent et échangent leurs savoirs sur le réseau, développant ainsi des « milieux associés » où ils peuvent façonner leurs propres jugements. Pour Stiegler, cette capacité à penser par soi-même propre au modèle contributif, est constitutive d’un meilleur fonctionnement démocratique.

Poison et remède

Pas question, toutefois, de tomber dans un angélisme pontifiant. Dans ses textes, il décrit le numérique comme un « pharmakon », terme grec qui désigne à la fois un poison et un remède, « dont il faut prendre soin ». Objectif : « lutter contre un usage de ces réseaux au service d’un hyperconsumérisme plus toxique que jamais », peut-on lire dans le Manifeste d’Ars Industrialis. Stiegler complète, en face-à-face : « Le numérique peut également aboutir à une société policière. Soit on va vers un développement pareil, soit vers l’économie de la contribution. »

D’ores et déjà, des embryons de ce modèle naissent dans d’autres domaines. « Une agriculture contributive existe déjà. L’agriculteur et ses consommateurs deviennent des partenaires, en s’appuyant notamment sur le web. » En France, cela se fait au travers des AMAP, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, où les différents acteurs se mettent d’accord sur la quantité et la diversité des denrées à produire. « Dans l’univers médical, poursuit Stiegler, les patients sont parfois intégrés à la recherche, comme ce qu’a fait le professeur Montagnier avec les malades du sida. Nous pensons également qu’il y a des domaines contributifs en énergie, où l’idée serait de produire autant que l’on reçoit, grâce aux réseaux de distribution intelligents, les smart grids. C’est bien sûr totalement contraire aux intérêts des grands groupes. »

Ainsi, l’idée d’une économie de la contribution implique que des pans entiers de nos sociétés sont à réinventer. Stiegler énumère certains besoins : « une politique éducative en relation avec le numérique, un nouveau droit du travail, un système politique déprofessionnalisé, un monde de la recherche où professionnels et amateurs sont associés. Nous plaidons beaucoup pour cette figure de l’amateur, qui aime ce qu’il fait et s’y investit complètement. » Reste, finalement, la question de l’argent. La valeur produite par les contributeurs n’est pas toujours monétisable, mais peut avoir un impact sur l’activité économique. Ainsi, les articles de Wikipédia permettent à Bernard Stiegler d’écrire beaucoup plus vite qu’avant. « La puissance publique doit être en charge d’assurer la solvabilité des contributeurs. Quelqu’un qui a un projet intéressant doit pouvoir recevoir de l’argent. Cela s’inscrit dans le sillage de thèses classiques comme le revenu minimum d’existence, à ceci près que nous pensons que ces budgets doivent être pensés comme des investissements. »

Reproduire de l’investissement, non seulement financier, mais surtout humain. Aux yeux de Stiegler, voilà l’enjeu d’une sortie de crise. Et voilà, aussi, pourquoi il appelle à la réunion des hackers, des universités, des chercheurs, des amateurs et des gens de bonne volonté (« il y en a partout ») face à un « néolibéralisme devenu l’organisation généralisée du désinvestissement ».

www.arsindustrialis.org

Interview de Bernard Stiegler

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Entretien : Quentin Noirfalisse – Vidéo: Adrien Kaempf et Maximilien Charlier
Geek PoliticsDancing Dog Productions

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Notes

[1] Selon la définition consacrée, un logiciel est libre lorsque les utilisateurs ont le droit « d’exécuter, de copier, de distribuer, d’étudier, de modifier et d’améliorer le logiciel ». Quelques exemples, parmi les plus connus : Firefox, OpenOffice ou le système d’exploitation Ubuntu.

[2] Le hacker, grand artisan de l’internet tel qu’on le connaît, n’est pas un pirate informatique, mais plutôt un « détourneur », qui va utiliser des systèmes ou des objets (technologiques ou non) dans un but que leurs créateurs n’imaginaient pas.




Censure du Net et DRM ne seront jamais la solution répond ESR à Hollywood

Bas les pattes !

Ancien homme politique démocrate, Chris Dodd est aujourd’hui le chef de la très puissante et influente Motion Picture Association of America, association qui défend les intérêts des grands studios américains (Paramount, Fox, Universal, Warner, Walt Disney…).

Il a récemment déclaré qu’Hollywood était en faveur des technologies et de l’Internet (Hollywood is pro-technology and pro-Internet), ce qui ne va pas de soi quand on a soutenu dur comme fer SOPA/PIPA et qu’on milite pour toujours plus de DRM.

C’est ce qui lui rappelle ici le technologue et pionnier du logiciel libre Eric S. Raymond[1] (ou ESR pour les intimes) dans cette lettre ouverte qui lui est directement adressée.

Opter pour la censure d’Internet et l’introduction massive de DRM pour résoudre un problème, quel qu’il soit, sont des solutions inacceptables et perdues d’avance.

Des solutions perdues d’avance qui, à choisir, nous feront toujours pencher du côté des pirates, parce que eux au moins ne mettent pas en péril cet extraordinaire mais fragile édifice que nous avons construit pour le bénéfice de tous.

Doc Searls - CC by

Lettre ouverte à Chris Dodd

An Open Letter to Chris Dodd

Eric S. Raymond – 23 février 2012 – Armed and Dangerous (blog personnel)
(Traduction Framalang/Twitter : kamui57, Lamessen, Wan, toufalk, FredB, Garburst, TFRaipont)

M. Dodd, je viens d’apprendre que vous avez tenu un discours dans lequel vous affirmez que « Hollywood est en faveur des technologies et de l’Internet » Il semblerait que vous soyez à la recherche d’interlocuteurs au sein de la coalition qui a récemment fait tomber SOPA et PIPA, afin d’aboutir à un compromis politique contre le problème du piratage tel que vous pensez le comprendre.

L’interlocuteur unique n’existe pas. Mais je peux parler en tant que membre d’un groupe de la coalition qui a bloqué ces deux projets de lois : les technologues. Désolé, je ne pensais pas ici à Google et aux entreprises technologiques, mais aux ingénieurs qui ont conçu Internet et le maintiennent en marche, ceux qui écrivent ces logiciels que vous utilisez tous les jours dans votre vie du XXIe siècle.

Je suis l’un de ces ingénieurs. Vous dépendez ainsi de mon code à chaque fois que vous utilisez un navigateur, un smartphone ou une console de jeu. Ils ne me considèrent pas comme une leader, au sens où vous l’entendez, car nous n’en avons pas et nous n’en voulons pas. Mais j’en suis, je crois, un pionnier et penseur reconnu (j’en nommerai deux autres plus tard dans cette lettre), souvent invité à s’exprimer en public. À la fin des années 90 j’ai aidé à fonder le mouvement Open Source.

Je vous écris pour vous faire part de nos inquiétudes, qui ne sont pas exactement les mêmes que celles des entreprises que vous considérez être celles de la « Silicon Valley ». Nous avons notre propre culture et notre propre agenda, qui ne convergent pas toujours avec ceux des hommes d’affaires de l’industrie des technologies.

La différence a son importance puisque les gestionnaires ont besoin de nous pour la partie technique. Et depuis l’origine d’Internet, si nous n’aimons pas la direction stratégique qu’une entreprise prend, elle a tendance à ne pas y aller. Les patrons, prudents, ont appris à composer avec nous autant que possible et à ne pas entrer en conflit avec leurs ingénieurs. Google, en particulier, a créé son immense capitalisation boursière en gérant cette symbiose mieux que personne.

Je ne peux pas mieux expliquer nos inquiétudes qu’en citant un autre de nos penseurs, John Gilmore. Il a déclaré : « Internet interprète la censure comme une menace et fait tout pour la contourner. »

Pour comprendre cela, vous devez intégrer le fait que « Internet » n’est pas seulement un réseau de câbles et de commutateurs, c’est aussi une sorte de corps social réactif composé de personnes qui font bourdonner ces câbles et basculer ces commutateurs. John Gilmore est l’un d’eux. J’en suis un autre. Et il y a certaines choses que nous n’accepterons pas sur notre réseau.

Nous n’accepterons pas la censure. Nous avons construit Internet comme un outil pour donner plus de liberté et de pouvoir à chaque individu sur Terre. Ce que les utilisateurs font d’Internet les regarde, mais pas Hollywood, pas les politiciens et même pas nous qui avons construit ce réseau. Quels que soient nos désaccords, nous, les geeks d’Internet, n’accepterons jamais que ce don du feu soit éteint par des dieux jaloux.

De la même façon que nous n’acceptons pas de censure d’Internet, nous sommes également fortement hostiles à toute tentative visant à imposer des contrôles qui pourraient aboutir au même résultat, que ce soit ou non l’objectif de ce contrôle. C’est pour cela que nous sommes absolument et unanimement opposés à SOPA et PIPA, et c’est l’une des principales raisons pour laquelle vous avez perdu ce combat.

Vous parlez comme si vous pensiez que l’industrie de la technologie avait stoppé SOPA/PIPA, et qu’en négociant avec eux vous pourriez réunir des éléments pour une seconde manche plus favorable. Cela ne fonctionne pas ainsi : le mouvement qui a stoppé SOPA/PIPA (et qui saborde maintenant l’ACTA) est beaucoup plus organique et issu de la base que cela. La Silicon Valley ne peut pas vous donner le feu vert politique et la couverture médiatique dont vous auriez besoin. Tout ce que vous obtiendrez, ce sont des tas de conférences de presse vides de sens, avec des chefs d’entreprises qui n’ont actuellement rien à gagner en vous aidant et qui aimeraient que vous alliez voir ailleurs pour qu’ils puissent reprendre leur travail.

Pendant ce temps, les ingénieurs de ces sociétés se feront un devoir de veiller avec d’autres à ce que vous perdiez à nouveau cette bataille. Parce que, quand bien même nous ne serions pas forcément si nombreux, la grande majorité des utilisateurs d’internet, qui votent en nombre suffisant pour influencer les élections, ont compris que nous sommes de leur côté et jouant le rôle d’une sorte de système de pré-alerte. Quand nous sonnons le tocsin, comme nous l’avons fait par exemple avec le blackout de Wikipédia, ils se mobilisent avec nous et vous perdez inexorablement.

En conséquence, l’une des règles essentielle pour n’importe quel politicien qui veut avoir une longue carrière dans la démocratie du XXIe siècle doit être de « ne pas brider internet ». Parce qu’alors vous pouvez être certain qu’il vous bridera en retour. Au moins deux des principaux soutiens à SOPA/PIPA sont revenus dans le droit chemin, ce qui ne serait pas arrivé sans l’indignation massive des internautes.

Hollywood veut que vous bridiez Internet, parce que Hollywood pense qu’il a des problèmes qu’il peut résoudre de cette façon. Hollywood veut aussi que vous pensiez que nous (les ingénieurs) sommes les ennemis de la « propriété intellectuelle » et de mèche avec les criminels, les pirates et les voleurs. Aucune de ces allégations n’est vraie, et il est important que vous comprenniez exactement à quel point c’est faux.

Nous sommes nombreux à gagner notre vie grâce à cette « propriété intellectuelle ». Il est vrai que certains d’entre nous (je n’en fais pas partie) y sont quasiment opposés par principe. Mais la plupart d’entre nous (moi inclus) sommes prêts à respecter les droits de la propriété intellectuelle. Il y a cependant un point où ce respect s’arrête brutalement. Il s’arrête exactement à l’endroit où les DRM menacent de paralyser nos ordinateurs et nos logiciels.

Richard Stallman, un de nos penseurs les plus radicaux, utilise l’expression « informatique déloyale » pour décrire ce qui se passe quand un PC, un smartphone, ou n’importe quel système électronique, n’est pas sous le contrôle absolu de son utilisateur. Les ordinateurs déloyaux bloquent à votre insu ce que vous pouvez voir ou entendre. Les ordinateurs déloyaux vous espionnent. Les ordinateurs déloyaux vous privent de leur plein potentiel de création, de communication, d’échange et de partage.

Après la censure, l’informatique déloyale est donc notre deuxième ligne jaune à ne pas dépasser. La plupart d’entre nous n’ont rien contre les DRM en soi ; c’est parce que les DRM sont devenus un véhicule pour la déloyauté que nous les haïssons. Ne pas être autorisé à passer outre la publicité introductive d’un DVD n’est qu’un petit exemple, ne pas avoir le droit de sauvegarder nos livres et notre musique en est un bien plus important. Et puis souvenons-nous de la symbolique et ironique histoire du livre 1984 ayant silencieusement disparu des liseuses électroniques des consommateurs d’Amazon qui l’avaient acheté…

Certaines entreprises vont même jusqu’à proposer, pour soutenir les DRM, de bloquer les ordinateurs afin qu’ils ne puissent exécuter que les systèmes d’exploitation approuvés. Les utilisateurs ordinaires peuvent ne pas s’en trouver gênés et passer à côté de l’enjeu, mais pour nous c’est une trahison absolument intolérable. Imaginez un sculpteur à qui l’on dit que son burin ne peut couper que des matières pré-approuvées par un comité de vendeurs de burins, et vous pourrez alors commencer à percevoir les profondeurs de notre colère.

Nous les ingénieurs avons en fait un problème avec Hollywood et l’industrie musicale, mais ce n’est probablement pas celui auquel vous pensez. Pour parler crûment (car il n’y a pas de méthode douce pour dire cela) nous pensons que « Big Entertainment » (NdT : surnom parfois donné à Hollywood) est largement dirigé par des menteurs et des voleurs qui pillent systématiquement les artistes qu’ils prétendent protéger avec leurs DRM, puis intentent des procès à leurs propres clients parce qu’ils sont trop stupides pour concevoir un moyen honnête et innovant pour gagner de l’argent.

Vous ne serez évidemment pas d’accord avec cette manière de voir les choses mais vous devez comprendre à quel point elle est répandue parmi les technologues comme moi, ce qui vous fera alors mieux prendre conscience du fait que vos revendications constantes à propos du « piratage » et du manque à gagner font face à une hostilité croissante de notre part. Défendre Internet et l’intégrité de nos machines était déjà compliqué avant mais voir des lois comme SOPA/PIPA/ACTA imposées au nom de groupes d’intérêt que nous considérons ne pas valoir plus que des gangsters ou des crétins ne fait qu’empirer les choses.

Certains d’entre nous pensent que votre comportement de gangsters justifie le piratage. La plupart d’entre nous ne partage pas le fait qu’une faute en excuse une autre, mais je peux vous dire ceci : si nous technologues avions à choisir entre les gangsters des grands médias et les pirates de contenu, nous irions tous actuellement nous ranger du côté des pirates de contenu car c’est le moindre des maux. Peut-être trouve-t-on des voleurs dans les deux camps, mais il n’y en a qu’un qui ne veut pas brider notre Internet ou handicaper nos ordinateurs. Ceci étant dit, nous préférerions vraiment ne pas avoir à choisir, notre sympathie dans ce désordre est acquise aux artistes se faisant escroquer par les deux camps.

Bas les pattes ! Ainsi pourrait se résumer cette lettre. Notre ordre du jour est de protéger notre liberté personnelle de création ainsi que celle de nos utilisateurs pour qu’ils jouissent de ces créations comme ils l’entendent. Nous ne ferons aucune concession ni aucun compromis sur ces deux points. Aussi longtemps qu’Hollywood restera en dehors de notre territoire (en s’interdisant définitivement tout tentative de verrouiller notre Internet ou nos ordinateurs) nous resterons en dehors de celui d’Hollywood.

Et si vous désirez discuter sérieusement de solutions pour lutter contre le piratage n’impliquant pas de nous écraser, nous et nos utilisateurs, nous avons quelques idées.

Notes

[1] Crédit photo : Doc Searls (Creative Commons By)




Geektionnerd : Dépêches Melba 3 (p0rn inside)

Un Gee-Mix des news de la semaine…

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Liens connexes, si cela vous a échappé :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Stop ACTA : C’est l’Europe de l’Est qui ouvre la voie

Pologne, République Tchèque, Slovénie, Slovaquie, Roumanie, Bulgarie… c’est clairement à l’Est de l’Europe que la contestation contre ACTA est la plus forte[1].

Ils descendent massivement dans la rue, sont actifs sur Internet et finissent par semer le doute parmi leurs gouvernements (cf cette carte limpide de la situation actuelle en Europe). Même l’Allemagne commence à s’interroger.

Pourquoi une telle mobilisation dans cette partie du monde et pourquoi cette mollesse en France et plus généralement en Europe occidentale où nous sommes encore loin de perturber ceux de chez nous qui ont signé le traité ?

Espérons que nous rattraperons le retard lors de la prochaine manifestation prévue le samedi 25 février prochain.

Nina Jean - CC by-nd

Les Européens de l’est à la pointe du combat pour les libertés sur Internet

Eastern Europeans fuel fight for Internet freedoms

Vanessa Gera – 18 février 2012 – Associated Press
(Traduction Framalang : Lamessen, OranginaRouge, Goofy, Lolo le 13)

La tradition de révolution politique de l’Europe de l’Est s’est mise à l’ère numérique. Cette fois, ce ne sont pas les communistes ou les pénuries alimentaires qui alimentent la colère, mais un traité international sur le droit d’auteur que ses opposants dénoncent comme menaçant la liberté sur Internet.

Un mouvement de contestation populaire a vu le jour le mois dernier en Pologne et s’est rapidement étendu à travers l’ancien bloc de l’Est et au-delà. L’opposition grandissante à l’Accord Commercial Anti-Contrefaçon, ou ACTA, a soulevé des doutes sur l’avenir du traité, qui est crucial pour le gouvernement des États-Unis et les économies des autres pays industrialisés.

Il y a eu des manifestations en Europe de l’Est, des attaques contre les sites gouvernementaux en République Tchèque et en Pologne, même des excuses sincères de l’ambassadeur slovaque qui l’a signé et s’est reproché d’avoir commis une « négligence citoyenne ».

Dans une région du monde où les gens se rappellent avoir été espionnés et contrôlés par des régimes communistes répressifs, le traité a provoqué la peur d’un nouveau régime de surveillance.

Le pacte doit permettre de lutter contre le vol de la propriété intellectuelle — comme les contrefaçons de sacs Gucci ou la violation des brevets pharmaceutiques. Mais il cible aussi le piratage en ligne, le téléchargement illégal de musiques, films et logiciels, et préconise des mesures que les opposants dénoncent comme amenant à la surveillance des internautes.

« La majorité des gens qui sont descendus dans la rue sont jeunes et ne se rappellent pas personnellement le communisme, mais la société polonaise tout entière s’en souvient », dit Jaroslaw Lipszyc, le président de la Modern Poland Foundation, une organisation consacrée à l’éducation et au développement d’une société d’informations.

« En Pologne, la liberté d’expression est une valeur importante, et il existe toute une histoire de la lutte pour celle-ci » explique Lipszyc. Ce fervent opposant à l’ACTA voit son action actuelle comme la suite logique du combat pour la liberté d’expression qui poussait sa famille à publier illégalement des essais anti-communistes dans son sous-sol dans les années 1980.

Les pays d’Europe de l’Est, y compris ceux qui sont maintenant dans l’Union Européenne, sont toujours beaucoup plus pauvres que ceux de l’Ouest, et parmi les opposants, certains craignent de perdre l’accès gratuit — parfois illégal — au divertissement. Avec un taux de chômage de 12.5% et un salaire minimum mensuel de seulement 1500 zlotys (NdT : environ 350€) avant impôt, et un salaire moyen de 3605 zlotys (NdT : environ 850€), beaucoup disent qu’ils ne peuvent pas se permettre de payer 20 zlotys (NdT : 4.75€) ou plus pour un billet de cinéma.

« Les gens sont furieux » dit Katarzyna Szymielewicz, directrice de la Panoptykon Foundation polonaise, qui milite pour le droit à la vie privée dans un contexte de surveillance moderne, et s’oppose à l’ACTA. « Nous avons des antécédents de soulèvement contre l’injustice ».

ACTA est passé d’un obscur traité international à un sujet de débat en Pologne depuis la mi-janvier quand le gouvernement a dit qu’il le ratifierait dans les prochains jours. Les organisations des droits civiques comme Panoptykon ont été scandalisées car le gouvernement ne les a pas consultées. K. Szymielewicz a expliqué qu’ils avaient alerté sur Twitter et d’autres réseaux sociaux, faisant ainsi réagir les activistes d’Internet en Pologne et à l’étranger — dont certains faisant partie du groupe « Anonymous » — par des attaques sur les sites gouvernementaux dont ceux du premier ministre et du parlement, les rendant injoignables pendant plusieurs jours.

La colère est née d’une forte frustration de la société, en particulier chez les jeunes, fondée sur une pénurie d’emplois et un sentiment d’éloignement du processus politique.

« C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », dit Szymielewicz. « Internet est un espace de liberté — les gens estiment que ça leur appartient vraiment — et subitement le gouvernement interfère avec cet espace ».

Les Polonais et d’autres ont aussi été préparés à agir car beaucoup ont suivi l’opposition aux États-unis contre deux projets similaires, le Stop Online Piracy Act et le Protect Intellectual Property Act — connus du grand public comme SOPA et PIPA. Les législateurs américains ont reporté ces projets de lois après une pression massive incluant un blackout d’une journée de Wikipédia et d’autres géants du Web.

Quelques jours plus tard, les Polonais descendaient dans la rue à travers tout le pays contre l’ACTA — activisme qui se propagea à Berlin, Sofia, Budapest et de nombreuses autres villes où les gens se sont rassemblés par milliers samedi dernier (NdT : le 11 février). D’autres rassemblements sont prévus pour le 25 février.

Les opposants sont aussi en colère parce que le traité a été négocié pendant plus de 4 ans en secret sans la moindre présence d’organisations de défense des droits civiques, leur donnant ainsi l’impression d’un accord secret au bénéfice exclusif des toutes-puissantes industries.

Les États-Unis et d’autres partisans de l’ACTA affirment que ce ne sera pas intrusif. Ils soutiennent que la protection des droits de la propriété intellectuelle est nécessaire pour préserver l’emploi dans les industries innovantes. Le piratage en ligne de films et musiques coûte des milliards de dollars aux compagnies américaines chaque année.

Washington assure également que les individus ne seront pas surveillés en ligne et que ACTA ciblera plutôt les entreprises qui tirent des profits de l’utilisation de produits piratés comme les logiciels. « Les libertés civiles ne seront pas réduites », déclare le bureau du Représentant américain au commerce, qui a signé l’ACTA en octobre.

Mais les opposants disent que l’accord est rédigé de façon tellement flou qu’il est difficile de savoir ce qui serait légal et ce qui ne le serait pas. Certains craignent d’être poursuivis par exemple pour mixer des vidéos personnelles avec une chanson de Lady Gaga et les mettre sur YouTube pour les partager avec leurs amis.

« Comme ce qui est permis n’est pas clair, les gens vont limiter leur créativité », explique Anna Mazgal, une activiste des droits civils polonaise de 32 ans. « Les gens pourraient se censurer eux-même par peur, parce que c’est trop vague ».

De nombreux opposants accusent également l’ACTA de placer les intérêts commerciaux au-dessus de droits comme la liberté d’expression.

« Il n’est pas surprenant que les citoyens européens soient descendus dans les rues par milliers pour protester contre un accord qui place les intérêts économiques privés au-dessus de leurs libertés fondamentales », dit Gwen Hinze, la directrice internationale de la propriété intellectuelle de l’Electronic Frontier Foundation, une fondation basée à San Francisco qui défend les libertés civiles sur Internet.

Tout ce tapage a mis les partisans de l’ACTA sur la défensive, pour le moment. L’accord a déjà été signé par les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud et 20 autres pays.

Mais quelques gouvernements dont la Pologne, la Slovénie et la Bulgarie commencent à dire qu’ils ne le ratifieront pas. La République Tchèque a dit qu’il faudrait étudier attentivement la question avant de se prononcer. Un test décisif aura lieu cet été quand le Parlement Européen le soumettra au vote.

L’Allemagne annonce qu’elle soutient l’ACTA pour la défense de la propriété intellectuelle, mais a promis de dissiper les doutes à son propos avant de le signer. Des milliers de personnes ont manifesté samedi dernier contre ACTA à travers l’Allemagne où la protection des données a été longtemps un sujet sensible et où les administrations sont montées au créneau face à des géants d’Internet comme Google ou Facebook à propos des questions de vie privée.

L’ambassadrice slovène au Japon qui a signé le traité à Tokyo le mois dernier au nom de son pays s’est excusée depuis, expliquant qu’elle n’avait pas compris à ce moment à quel point cela pourrait restreindre la Liberté « sur le plus important réseau de l’histoire de l’Humanité ».

« J’ai signé l’ACTA par négligence civique » a écrit Helena Drnovšek Zorko sur son blog.

Notes

[1] Crédit photo : Nina Jean (Creative Commons By-Nd)




Adblock Plus ou l’extension qui valait trois milliards… de perdus pour Google & Co !

Nous vous proposons aujourd’hui de partir à la rencontre de « la plus destructrice force d’Internet ».

À priori cela peut sembler exagéré pour une simple extension d’un navigateur. Il y a pourtant du vrai, car si nous nous retrouvions tous à l’utiliser un géant comme Google ferait plus que vaciller sur son socle.

Il s’agit de l’application Adblock Plus qui une fois installée sur Firefox ou Chrome ne réalise qu’une seule chose mais quelle chose : faire disparaître la publicité sur les sites visités !

Pour les internautes que nous sommes c’est une bénédiction, mais pour tous ceux dont le modèle économique repose avant tout sur l’affichage de publicités c’est une terrible menace potentielle (Google, mais aussi Facebook, Yahoo!, la presse mainstream, etc.).

Pour ne rien arranger (à leurs affaires) une prochaine directive européenne va bientôt obliger les sites à prévenir le visiteur de la présence de cookies et demander à ce dernier son autorisation préalable avant de les installer sur sa machine. Bien plus de personnes se rendront alors compte qu’elles sont pistées et partiront alors à la recherche de logiciels antipub comme… Adblock Plus.

Sauf que rien n’est simple en ce bas monde. Comme s’ils craignaient d’eux-même les effets dévastateurs de leur propre application, les développeurs du projet ont récemment mis de l’eau dans leur vin en apportant un changement majeur à la version 2 de décembre dernier : le non blocage par défaut de toute la publicité, en laissant volontairement passer celles jugées subjectivement « acceptables ». L’argument n’est plus alors de l’éliminer mais de « l’améliorer ».

Pour certains utilisateurs ce fut un tremblement de terre, voire une trahison (près de 500 interventions sur le journal LinuxFr dédié mine de rien !). Et l’on ne tarda pas à voir émerger un fork, Trueblock plus, rétablissant la situation antérieure.

Il faut dire que nous sommes quelques uns à souhaiter mettre en place d’autres modèles que ceux majoritairement ou exclusivement basés sur la publicité. Et que plutôt que de d’évoquer la destruction possible de tout Internet, peut-être serait-il plus prudent de parler d’un certain Internet (qui ne serait donc pas le nôtre).

Bref, beaucoup de choses à dire en perspective dans les commentaires, mais en attendant faisons un peu mieux connaissance avec ce logiciel libre pas comme les autres.

Ablock Plus - Firefox

Découvrez l’arme de destruction massive d’Internet

Meet the most destructive force on the internet

Charles Orton-Jones – 3 février 2012 – LondonLovesBusiness
(Traduction Framalang : Clochix, Goofy, Anonymous, Mandourin, Lamessen)

Adblock Plus coûte les yeux de la tête aux entreprises sur Internet. Et comme de nouvelles lois s’imposent pour réglementer la publicité en ligne, l’extension pourrait ravager les revenus de la pub à l’échelle de la planète.

Quels dégâts deux allemands de Cologne peuvent-ils bien causer à Google ?

« Oui, nous leur avons sans doute déjà coûté des milliards », déclare Till Faida. J’ai demandé combien de milliards. Trois, quatre, cinq ? « Ça pourrait bien être cinq milliards » m’a répondu Faida. Il n’en est pas sûr.

Faida et son collègue Wladimir Palant constituent l’équipe derrière Adblock Plus, l’extension Firefox [la plus téléchargée de tous les temps. Adblock Plus est gratuite. Elle ne réalise qu’une seule petite tâche, mais une tâche hautement destructive. Elle bloque toute la pub sur le Web.

En installant Adblock Plus vous pouvez être sûr de ne plus jamais voir de publicité. Y compris les annonces sur lesquelles reposent les revenus de Google.

Je l’ai découverte il y a des années.

Land Rover avait une publicité incroyablement gênante. Je me souviens avoir essayé de lire le site du Financial Times et avoir vu la Land Rover dans le coin rouler au dessus du texte, faire un demi-tour au frein à main au milieu, tourner brusquement vers la gauche puis glisser vers le bas de la page rose. C’était une intrusion intolérable. J’ai cherché comment résoudre le problème et découvert Adblock Plus. Je l’ai installé en deux clics, et… soudain le Web était à nouveau propre.

Au revoir la publicité Land Rover. Adieu les publicités Google. Et adios les bannières clignotantes me racontant que j’avais gagné un téléphone portable. Adblock Plus vous permet de naviguer en paix sur le Web. Les pages se chargent plus vite. Même les vidéos YouTube démarrent sans le préambule publicitaire.

L’extension fonctionne avec les navigateurs Firefox et Google Chrome. D’autres versions existent pour tous les autres navigateurs.

Naturellement, Adblock Plus est très populaire. Les chiffres d’utilisation ne sont pas certains, mais Faida estime qu’aux USA l’extension bloque 4% des publicités. En Allemagne, ça serait 12%. « Ces chiffres sont anciens, ça pourrait être plus », dit Faida.

L’extension a déjà été téléchargée 149 millions de fois, au rythme actuel de 100 mille par jour, même s’il est important de préciser que de nombreux téléchargements sont des ré-installations ou des installations sur une autre machine du même utilisateur.

Plus les utilisateurs sont technophiles, plus il y a de chances qu’ils installent Adblock Plus. « Sur certains blogs techniques en Allemagne, jusqu’à 70% des publicités sont ainsi bloquées », déclare Faida. D’autres sites, plus grand public, évoquent seulement un chiffre de 10%.

L’effet d’Adblock Plus sur le trafic publicitaire peut être dévastateur.

La toile est jonchée de plaidoiries de propriétaires de contenus et de publicitaires qui veulent se débarrasser de cette extension. Voici une complainte typique : « Je suis webmaster et Adblock Plus endommage mon site de la même façon aussi sûrement que si votre maison brûlait ! J’aimerais que tous ses utilisateurs ressentent ce que nous, les webmasters, ressentons. Notre seule source de revenus est constituée des publicités sur le côté de nos pages. Si vous bloquez ces publicités, qui va payer nos factures ? »

Même le puissant Google a une section dédiée à cette menace dans son rapport annuel. Elle indique que « L’essentiel de nos revenus proviennent des annonceurs qui nous paient pour afficher des publicités sur les pages Web. De ce fait, les technologies de blocage des publicités peuvent défavorablement affecter notre résultat opérationnel. »

À présent, voici le problème. Au mois de mai, il va devenir obligatoire pour tous les sites Web d’informer leurs visiteurs de la présence de cookies autorisant à les tracer. Contrairement à aujourd’hui il faudra alors explicitement demander à l’internaute la permission d’installer des cookies sur sa machine. La méthode choisie sera probablement un formulaire nécessitant de cliquer sur Oui ou Non.

La nécessité du « consentement au cookie » va faire tout d’un coup hautement prendre conscience aux internautes qu’ils sont traqués et ciblés par les publicités. Pour beaucoup ça sera une révélation dérangeante. Il est probable qu’il utilisent le Web depuis des années sans savoir ce qu’est un cookie, ni ce qu’il fait.

Le souhait de bloquer les pubs pourrait alors monter en flèche, avec des potentiellement conséquences désastreuses pour les annonceurs et les éditeurs de contenus.

Les gars derrière Adblock Plus

J’ai réalisé une interview avec les gars d’Adblock Plus pour entendre leur son de cloche. Peuvent-ils vraiment détruire la poule aux œufs d’or sur Internet ? Quel est leur but ? Et quelle a été la réaction de Google quand plusieurs milliards de dollars lui sont passés sous le nez ? Aucune entreprise ne peut se permettre d’affronter une telle menace en restant passive et inerte. Pas plus Google que Facebook, Yahoo, AOL et des millions d’autres sites dépendants de la pub.

Wladimir Palant est le développeur d’AdBlock plus. Il a repris le projet en 2006 (d’où l’ajout du Plus), après l’abandon de celui-ci par Henrik Aasted Sørensen qui l’avait lancé en 2002. Palant a entièrement réécrit l’application, et en a fait presque aussitôt l’extension pour Firefox la plus téléchargée au monde.

Till Faida a rejoint Palant il y a deux ans après l’avoir rencontré à l’occasion d’une recherche pour sa thèse universitaire dont le sujet était justement l’influence des bloqueurs de pub sur les revenus d’Internet.

Palant m’a confié par mail que l’anglais de son collègue était meilleur, et que donc c’est Faida qui répondrait.

Au téléphone, Faida a immédiatement insisté sur le fait qu’il n’ont rien d’un duo d’anarchistes, et qu’ils ne se délectent pas à l’idée de priver des sites de leurs sources de revenus

« Wladimir est bien conscient que les pubs sont nécessaires. Il ne veut en aucune façon détruire la publicité. Un tas de gens dans la communauté savent bien que la publicité est jusqu’à ce jour le seul mécanisme de financement des contenus libres sur Internet. Il veut seulement que les utilisateurs aient le contrôle sur ce qu’ils voient sur leur écran. »

Les duettistes sont-ils conscients des torts qu’ils causent aux propriétaires des sites ?

« Oui. Un site techno ici en Allemagne nous a dit que 40% de leurs pubs étaient bloquées. Ils ont envoyé un journaliste assister à une conférence aux États-Unis. S’ils avaient eu des revenus supérieurs ils en auraient envoyé deux. Nous savons bien qu’Adblock plus est maintenant si populaire qu’il peut devenir une arme detructrice pour l’écosystème d’Internet ».

Le pire scénario possible ? « Globalement, 50% de toutes les pubs pourraient être bloquées ».

Cela diminuerait d’un coup la valeur de Google de 90 milliards de livres (NdT: environ 109 millard d’euros), celle de Facebook serait divisée par deux. Les quotidiens, depuis le Telegraph et le Guardian jusqu’aux sites Web comme The Register et The Daily Mash devraient lutter pour leur survie.

En fait, Palant et Faida sont si conscients du pouvoir de leur produit qu’ils ont décidé de l’atténuer. En décembre, ils ont modifié Adblock Plus de sorte qu’un nombre limité de publicités puissent être affichées, par défaut.

Les utilisateurs en devinrent fous furieux, accusant le duo de s’être vendus. L’exacerbation des passions en ligne mérite le détour.

Pourquoi ont-ils autorisé ce changement ?

Faida déclare : « Nous avons enquêté et découvert que les utilisateurs ne sont pas contre les publicités, mais seulement contre celles qui sont agaçantes. Nous voulions trouver un juste milieu. L’initiative des « publicités acceptables » est le premier pas qui doit permettre d’atteindre ce but ».

Il explique que les utilisateurs peuvent toujours bloquer complètement les publicités, mais qu’ils doivent pour cela modifier les réglages par défaut. Pas compliqué, mais en permettant à quelques publicités de se glisser ici et là, deux buts ont été atteints. Tout d’abord, les utilisateurs prennent conscience de la sophistication du produit. Et plus important encore, les concepteurs de publicité sont incités à créer des publicités claires et non intrusives.

« Nous avons un ensemble de critères que doit respecter une publicité pour être affichée », déclare Faida. Les publicités ne doivent pas clignoter, ne doivent pas cacher le texte, se déplacer, ou essayer de duper les utilisateurs (« Le millionième utilisateur qui cliquera ici aura un prix !!! »).

« Nous voulons rendre la publicité meilleure. C’est notre mission : améliorer le Web dans son ensemble ».

Selon la nouvelle règlementation, énoncée ici, les publicités qui se conforment à la politique de bonne conduite seront ajoutées manuellement à la liste blanche, ce qui leur donnera un statut privilégié par rapport à la liste de base d’Adblock Plus. Les utilisateurs peuvent modifier les préférences pour restaurer un bloquage complet, mais Faida et Palant sont persuadés que la plupart d’entre eux seront heureux de laisser passer les bonnes pubs. « Nous pensons que 75% des utilisateurs l’accepteront volontiers » déclare Faida.

Curieusement, la société de Faida et Palant; Eyeo GmbH, n’a aucun revenu. Adblock Plus est distribué gratuitement. Comment donc font-ils pour survivre ?

« Nous recevons des dons, mais pas suffisamment pour couvrir nos frais. Nous avons eu un investisseur privé qui partage nos objectifs. C’est comme cela que nous pouvons nous financer seuls pendant une période assez longue. Nous devons réfléchir au moyen de générer des revenus, mais il n’y pas d’urgence. »

Il dit que Google ne les a jamais contactés. Je le charrie en lui signalant que ça vaudrait le coup pour Google de proposer un milliard de livres (NdT: environ 1.2 milliard d’euros) pour acheter Adblock Plus et tirer le rideau. « Wladimir ne ferait jamais une chose pareille », répond Faida.

Je ne le crois pas sur parole.

Un scénario cauchemardesque

Au mois de mai, il va donc y avoir grand changement sur le front publicitaire quand la directive de « l’acceptation du cookie » entrera en vigueur. De plus, il y a aussi le projet de faire ajouter une icône pour chaque publicité déclenchée par un cookie. European Advertising Standards Alliance et Internet Advertising Bureau of Europe sont derrière ce projet. Les internautes vont davantage se rendre compte qu’on les observe.

Ces initiatives bien intentionnées vont-elles envenimer les choses à l’heure où la popularité d’Adblock Plus grimpe en flèche ?

Oliver Jameson, propriétaire du site de rencontres Cougared.com (où les hommes doivent avoir moins de 35 ans et les femmes, plus de 40) est très inquiet : « Si une masse critique d’internautes installe des logiciels de navigation qui empêchent l’affichage des publicités, inévitablement, les publicitaires verront une réduction du nombre de clics (car les clics aussi mesurent le trafic) et de la notoriété des marques. Comme à peu près tout ce qui est en ligne est quantifiable, les effets seront rapides et dévastateurs. Les publicitaires vont mettre en doute l’intérêt de placer leurs publicités sur les sites Web, ce qui signifie que de nombreux sites dont la survie dépend des rentrées publicitaires seront dégradés, abandonnés, et finiront simplement par cesser d’exister. En fait, beaucoup cesseront d’exister sous leur forme actuelle, en tant que services gratuits, et certains tenteront sans garantie de se recycler sous la forme d’une offre payante. »

D’autres sont plus optimistes. Richard Beaumont, du Cookie Collective, un organisme de recherche qui aide les entreprises à affronter le défi d’obtenir le consentement des internautes tout en respectant la nouvelle directive, dit : « La nouvelle loi peut réduire le besoin de recourir à des outils comme Adblock Plus. Les sites vont devoir obtenir le consentement des internautes, et vont donc concevoir leurs publicités de manière plus réfléchie. » Il dit que ça pourrait se révéler être une opportunité à saisir. « Les entreprises qui jouent la transparence et suscitent la confiance s’en sortiront bien. »

S’il a raison, il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Si c’est Jameson qui a raison, et que le blocage des pubs s’apprête à se répandre comme un virus, alors l’Internet va se retrouver en état de choc.