Piwigo, la photo en liberté

Nous avons profité de la sortie d’une nouvelle version de l’application mobile pour interroger l’équipe de Piwigo, et plus particulièrement Pierrick, le créateur de ce logiciel libre qui a fêté ses vingt ans et qui est, c’est incroyable, rentable.

 

 

 

Salut l’équipe de Piwigo ! Nous avons lu avec intérêt la page https://fr.piwigo.com/qui-sommes-nous

Moi je note que «Piwigo» c’est plus sympa que « PhpWebGallery », comme nom de logiciel. Enfin, un logiciel libre qui n’a pas un nom trop tordu. Qu’est-ce que vous pouvez nous apprendre sur Piwigo, le logiciel ?

Piwigo est un logiciel libre de gestion de photothèque. Il s’agit d’une application web, donc accessible depuis un navigateur web, que l’on peut également consulter et administrer avec des applications mobiles. Au-delà des photos, Piwigo permet d’organiser et indexer tout type de média : images, vidéos, documents PDF et autres fichiers de travail des graphistes. Originellement conçu pour les particuliers, il s’est au fil des ans trouvé un public auprès des organisations de toutes tailles.

 

Le logo de Piwigo, le logiciel

 

La gestation du projet PhpWebGallery démarre fin 2001 et la première version sortira aux vacances de Pâques 2002. Pendant les vacances, car j’étais étudiant en école d’ingénieur à Lyon et j’ai eu besoin de temps libre pour finaliser la première version. Le logiciel a tout de suite rencontré un public et des contributeurs ont rejoint l’aventure. En 2009, « PhpWebGallery » est renommé « Piwigo » mais seul le nom a changé, il s’agit du même projet.

Les huit premières années, le projet était entièrement bénévole, avec des contributeurs (de qualité) qui donnaient de leur temps libre et de leurs compétences. Le passage d’étudiant à salarié m’a donné du temps libre, vraiment beaucoup. Je faisais pas mal d’heures pour mon employeur mais en comparaison avec le rythme prépa/école, c’était très tranquille : pas de devoirs à faire le soir ! Donc Piwigo a beaucoup avancé durant cette période. Devenu parent puis propriétaire d’un appartement, avec les travaux à faire… mon temps libre a fondu et il a fallu faire des choix. Soit j’arrêtais le projet et il aurait été repris par la communauté, soit je trouvais un modèle économique viable et compatible avec le projet pour en faire mon métier. Si je suis ici pour en parler douze ans plus tard, c’est que cette deuxième option a été retenue.

En 2010 vous lancez le service piwigo.com ; un logiciel libre dont les auteurs ne crèvent pas de faim, c’est plutôt bien. Est-ce que c’est vrai ? Avez-vous trouvé votre modèle économique ?

 

Le logo de Piwigo, le service

 

Pour ce qui me concerne, je ne crève pas du tout de faim. J’ai pu rapidement retrouver des revenus équivalents à mon ancien salaire. Et davantage aujourd’hui. J’estime vivre très confortablement et ne manquer de rien. Ceci est très subjectif et mon mode de vie pourrait paraître « austère » pour certains et « extravagant » pour d’autres. En tout cas moi cela me convient 🙂

Notre modèle économique a un peu évolué en 12 ans. Si l’objectif est depuis le départ de se concentrer sur la vente d’abonnements, il a fallu quelques années pour que cela couvre mon salaire. J’ai eu l’opportunité de réaliser des prestations de dev en parallèle de Piwigo les premières années pour compenser la croissance lente des ventes d’abonnements.

Ce qui a beaucoup changé c’est notre cible : on est passé d’une cible B2C (à destination des individus) à une cible B2B (à destination des organisations). Et cela a tout changé en terme de chiffre d’affaires. Malheureusement ou plutôt « factuellement » nous plafonnons depuis longtemps sur les particuliers. Nos offres Entreprise quant à elles sont en croissance continue, sans que l’on atteigne encore de plafond. Nous avons donc décidé de communiquer vers cette cible. Piwigo reste utilisable pour des particuliers bien sûr, mais ce sont prioritairement les organisations qui vont orienter notre feuille de route.

Grâce à la réorientation de notre modèle économique, il a été possible de faire grossir l’équipe.

Donc on a Piwigo.org qui fournit le logiciel libre que chacun⋅e peut installer à condition d’en avoir les compétences, et Piwigo.com, service commercial géré par ton équipe et toi. Vous vous chargez de la maintenance, des mises à jour, des sauvegardes.

Qui est vraiment derrière Piwigo.com aujourd’hui ? Et combien de gens est-ce que ça fait vivre ?

Une petite équipe mêlant des salariés, dont plusieurs alternants, des freelances dans les domaines du support, de la communication, du design ou encore de la gestion administrative. Cela représente 8 personnes, certaines à temps plein, d’autres à temps partiel. J’exclus le cabinet comptable, même s’il y passe du temps compte tenu du nombre de transactions que les abonnements représentent…

Qu’est-ce qui est lourd ?

Certains aspects purement comptables de l’activité. La gestion de la TVA par exemple. Non pas le principe de la TVA mais les règles autour de la TVA. Nous vendons en France, dans la zone Euro et hors zone Euro : à chaque situation sa règle d’application des taxes. Les PCA (produits constatés d’avance) sont aussi une petite source de tracas qu’il a fallu gérer proprement. Jamais je n’aurais imaginé passer autant de temps sur ce genre de sujets en lançant le projet commercial.

Qu’est-ce qui est cool ?
Constater que Piwigo est leur principal outil de travail de nombreux clients. On comprend alors que certains choix de design, certaines optimisations de performances font pour eux une grande différence au quotidien.

 

Création d’un⋅e utilisateur⋅ice

 

Nous avons lancé depuis quelques semaines une série d’entretiens utilisateurs durant lesquels des clients nous montrent comment ils utilisent Piwigo et c’est assez génial de les voir utiliser voire détourner les fonctionnalités que l’on a développées.

D’un point de vue vraiment personnel, ce que je trouve cool c’est qu’un projet démarré sur mon temps libre pendant mes études soit devenu créateur d’emplois. Et j’espère un emploi « intéressant » pour les personnes concernées. Qu’elles soient participantes à l’aventure ou utilisatrices dans leur métier. Je crois vraiment au rôle social de l’entreprise et je suis particulièrement fier que Piwigo figure dans le parcours professionnel de nombreuses personnes.

Votre liste de clients https://fr.piwigo.com/clients est impressionnante…

Oui, je suis d’accord : ça claque ! et bien sûr tout est absolument authentique. Évidemment on n’affiche qu’une portion microscopique de notre liste de clients.

Recevez-vous des commandes spécifiques des gros clients pour développer certaines fonctionnalités ?

Pourquoi des « gros » ? Certaines entreprises « pas très grosses » ont des demandes spécifiques aussi. Bon, en pratique c’est vrai que certains « gros » ont l’habitude que l’outil s’adapte à leur besoin et pas le contraire. Donc parfois on adapte : en personnalisant l’interface quasiment toujours, en développant des plugins parfois. C’est moins de 5% de nos clients qui vont payer une prestation de développement. Vendre ce type de prestation n’est pas au cœur de notre modèle économique mais ne pas le proposer pourrait nuire à la vente d’abonnements, donc on est ouverts aux demandes.

Est-ce que vous refusez de faire certaines choses ?

D’un point de vue du développement ? Pas souvent. Je n’ai pas souvenir de demandes suffisamment farfelues… pardon « spécifiques » pour qu’on les refuse a priori. En revanche il y a des choses qu’on refuse systématiquement : répondre à des appels d’offre et autre « marchés publics ». Quand une administration nous contacte et nous envoie des « dossiers » avec des listes de questions à rallonge, on s’assure qu’il n’y a pas d’appel d’offre derrière car on ne rentrera pas dans le processus. Nous ne vendons pas assez cher pour nous permettre de répondre à des appels d’offre. Je comprends que les entreprises qui vendent des tickets à 50k€+ se permettent ce genre de démarche administrative, mais avec notre ticket entre 500€ et 4 000€, on serait perdant à tous les coups. Le « coût administratif » d’un appel d’offre est plus élevé que le coût opérationnel de la solution proposée. C’est aberrant et on refuse de rentrer là-dedans.

Bien que nous refusions de répondre à cette complexité administrative (très française), nous avons de nombreuses administrations comme clients : ministère, mairies, conseils départementaux, offices de tourisme… Comme quoi c’est possible (et légal) de ne pas gaspiller de l’énergie et du temps à remplir des dossiers.

Y a-t-il beaucoup de particuliers qui, comme moi, vous confient leurs photos ? Faites péter les chiffres qui décoiffent !

Environ 2000 particuliers sont clients de notre offre hébergée. Ils sont bien plus nombreux à confier leurs photos à Piwigo, mais ils ne sont pas hébergés sur nos serveurs. Notre dernière enquête en 2020 indiquait qu’environ un utilisateur sur dix était client de Piwigo.com [donc 90% des gens qui utilisent le logiciel Piwigo s’auto-hébergent ou s’hébergent ailleurs, NDLR] .

Si on élargit un peu le champ de vision, on estime qu’il y a entre 50 000 et 500 000 installations de Piwigo dans le monde. Avec une énorme majorité d’installations hors Piwigo.com donc. Difficile à chiffrer précisément car Piwigo ne traque pas les installations.

 

La page d’administration de Piwigo

 

Pour des chiffres qui « décoiffent », je dirais qu’on a fait 30% de croissance en 2020. Puis encore 30% de croissance en 2021 (merci les confinements…) et qu’on revient à notre rythme de croisière de +15% par an en 2022. Dans le contexte actuel de difficulté des entreprises, je trouve qu’on s’en sort bien !

Autre chiffre qui décoiffe : on n’a pas levé un seul euro. Aucun business angel, aucune levée de fonds auprès d’investisseurs. Notre croissance est douce mais sereine. Attention pour autant : je ne dénigre pas le principe de lever des fonds. Cela permet d’aller beaucoup plus vite. Vers le succès ou l’échec, mais beaucoup plus vite ! Rien ne dit que si c’était à refaire, je n’essaierais pas de lever des fonds.

Encore un chiffre respectable : Piwigo a soufflé sa vingtième bougie en 2022. Le projet a connu plusieurs phases et nous vivons actuellement celle de la professionnalisation. Beaucoup de projets libres s’arrêtent avant et disparaissent car ils ne franchissent pas cette étape. Si certains voient dans l’arrivée de l’argent une « trahison » de la communauté, je trouve au contraire que c’est sain et gage de pérennité. Lorsque les fondateurs d’un projet ont besoin d’un modèle économique viable pour payer leurs propres factures, vous pouvez être sûrs que le projet ne va pas être abandonné sur un coup de tête.

Est-ce que les réseaux sociaux axés sur la photographie concurrencent Piwigo ? On pense à Instagram mais aussi à Pixelfed, évidemment.

J’ai regardé rapidement ce qu’était Pixelfed. Ma conclusion au bout de quelques minutes : c’est un clone opensource à Instagram, en mode décentralisé.

Piwigo n’est pas un réseau social. Pour certains utilisateurs, Piwigo a perdu de son intérêt dès lors que Facebook et ses albums photos sont arrivés. Pour d’autres, Piwigo constitue au contraire une solution pour ceux qui refusent la centralisation/uniformisation telle que proposée par Facebook ou Google. Enfin pour de nombreux clients pro (photographes ou entreprises) Piwigo est un outil à usage interne de l’équipe communication pour organiser les ressources média qui seront ensuite utilisées sur les réseaux sociaux. Il faut comprendre que pour les chargés de communication d’un office de tourisme, mettre sa photothèque sur Facebook n’a aucun sens. Ils ou elles publient quelques photos sur Facebook, sur Instagram ou autres, mais leur photothèque est organisée sur leur Piwigo.

Bref, même si les premières années je me suis demandé si Piwigo était encore pertinent face à l’émergence de ces nouvelles formes de communication, je sais aujourd’hui que Piwigo n’est pas en concurrence frontale avec ces derniers mais qu’au contraire, l’existence de ces réseaux nécessite pour les marques/entreprises qu’elles organisent leurs photothèques. Piwigo est là pour les y aider.

Quelles sont les différences ?

La toute première des choses, c’est la temporalité. Les réseaux sociaux sont excellents pour obtenir une exposition forte et éphémère de votre « actualité ». À l’inverse, Piwigo va exceller pour vous permettre de retrouver un lot de photos parmi des centaines de milliers, organisées au fil des années. Piwigo permet de gérer son patrimoine photo (et autres médias) sur le temps long.

L’autre aspect important c’est le travail en équipe. Un réseau social est généralement conçu autour d’une seule personne qui administre le compte. Dans Piwigo, plusieurs administrateurs collaborent (à un instant T ou dans la durée) pour construire la photothèque : classification, indexation (tags, titre, descriptions…)

Enfin, certaines fonctionnalités n’ont tout simplement rien à voir. Par exemple, dans un réseau social le cœur de métier va être d’obtenir des likes. Dans un Piwigo, vous allez pouvoir mettre en place un moteur de recherche multicritères avec vos propres critères. Par exemple on a un client qui fabrique des matériaux acoustiques. Ses critères de recherche sont collection, coloris, lieu d’implantation… Cela n’aurait aucun sens sur l’interface uniformisée d’un Instagram.

Qui apporte des contributions à Piwigo ? Est-ce que c’est surtout la core team ?

Cela a beaucoup changé avec le temps. Et même ce qu’on appelle aujourd’hui « équipe » n’est plus la même chose que ce qu’on appelait « équipe » il y a 10 ans. Aujourd’hui, l’équipe c’est essentiellement celle du projet commercial. Pas uniquement mais quand même pas mal.

On a donc beaucoup de contributions « internes » mais ce serait trop simplificateur d’ignorer l’énorme apport de la communauté de contributeurs au sens large. Déjà parce que l’état actuel de Piwigo repose sur les fondations créées par une communauté de développeurs bénévoles. Ensuite parce qu’on reçoit bien sûr des contributions sous forme de rapports de bugs, des pull-requests mais aussi grâce à des bénévoles qui aident des utilisateurs sur les forums communautaires, les bêta-testeurs… sans oublier les centaines de traducteurs.

Petite anecdote dont je suis fier : Rasmus Lerdorf, créateur de PHP (le langage de programmation principalement utilisé dans Piwigo) nous a plusieurs fois envoyé des patches pour que Piwigo soit compatibles avec les dernières versions de PHP.

 

Quel est votre lien avec le monde du Libre ? (<troll>y a-t-il un monde du Libre ?</troll>)

Je ne sais pas s’il y a un « monde du libre ». Historiquement Les contributeurs sont d’abord des utilisateurs du logiciel qui ont voulu le faire évoluer. Je ne suis pas certain qu’il s’agisse de fervents défenseurs du logiciel libre.

Franchement je ne sais pas trop comment répondre à cette question. Je sais que Piwigo est une brique de ce monde du libre mais je ne suis pas sûr que l’on conscientise le fait de faire partie d’un mouvement global. Je pense qu’on est pragmatique plutôt qu’idéologique.

 

En tant que client, je viens de recevoir le mail qui annonce le changement de tarif. Pouvez-vous nous expliquer l’origine de cette décision ?

Là on est vraiment sur l’actualité « à chaud ». Le changement de tarif pour les nouveaux/futurs clients a fait l’objet d’une longue réflexion et préparation. Je dirais qu’on le prépare depuis 18 mois.

 

Si j’ai bien compris la clientèle particulière est un tout petit pourcentage de la clientèle de Piwigo.com ?

Les clients de l’ancienne offre « individuelle » représentent 30 % du chiffre d’affaires des abonnements pour 91% des clients. J’exclus les prestations de dev, qui sont exclusivement ordonnées par des entreprises. Donc « tout petit pourcentage », ça dépend du point de vue 🙂

Est-ce que l’offre de stockage illimité devient trop chère ?

En moyenne sur l’ensemble des clients individuels, on est à ~30 Go de stockage utilisé. La médiane est quant à elle de 5Go. Si la marge financière dégagée n’est pas folle, on ne perd pas d’argent pour autant, car nous avons réussi à ne pas payer le stockage trop cher. Pour faire simple : on n’utilise pas de stockage cloud type Amazon Web Services, Google Cloud ou Microsoft Azure. Sinon on serait clairement perdant.

Ceci est vrai tant qu’on propose de l’illimité sur les photos. Sauf que la première demande au support, devant toutes les autres, c’est : « puis-je ajouter mes vidéos ? », et cela change la donne. Hors de question de proposer de l’illimité sur les vidéos. De l’autre côté, on entend et on comprend la demande des utilisateurs concernant les vidéos. Donc on veut proposer les vidéos, mais il faut en parallèle introduire un quota de stockage.

Ensuite nous avions un souci de cohérence entre l’offre individuelle (stockage illimité mais photos uniquement) et les offres entreprise (quota de stockage et tout type de fichiers). La solution qui nous paraît la meilleure est d’imposer un quota pour toutes les offres, mais un quota généreux. L’offre « Perso » est à 50 Go de stockage, donc largement au-delà de la conso moyenne.

Enfin la principe de l’illimité est problématique. En 12 ans, la perception du grand public sur le numérique a évolué. Je parle spécifiquement de la consommation de ressources que le numérique représente. Le cloud, ce sont des serveurs dans des centres de données qui consomment de l’électricité, etc. En 2023, je pense que tout le monde a intégré le fait que nous vivons dans un monde fini. Ceci n’est pas compatible avec la notion de stockage infini. Je peux vous assurer que certains utilisateurs n’ont pas conscience de cette finitude.

Est-ce que des pros ont utilisé cette offre destinée aux particuliers pour «abuser» ?

Il y a des abus sur l’utilisation de l’espace de stockage, mais pas spécialement par des pros. On a des particuliers qui scannent des documents en haute résolution par dizaine de milliers pour des téraoctets stockés… On a des particuliers qui sont fans de telle ou telle star de cinéma et qui font des captures d’écran chaque seconde de chaque film de cet acteur. Ne rigolez pas, cela existe.

En revanche on avait un soucis de positionnement : l’offre « individuelle » n’était pas très appropriée pour les photographes pros mais l’offre entreprise était trop chère. On a maintenant des offres mieux étagées et on espère que cela sera plus pertinent pour ce type de client.

Enfin on a des entreprises qui essaient de prendre l’offre individuelle en se faisant passer pour des particuliers. Et là on est obligés de faire les gendarmes. On a même détecté des « patterns » de ses entreprises et on annulait les commandes « individuelles » de ces clients. J’en avais personnellement un petit peu ras le bol 🙂

Les nouvelles offres, même « Perso » sont accessibles même à des multinationales. Évidemment, les limites qu’on a fixées devraient naturellement les orienter vers nos offres Entreprise (nouvelle génération) voire VIP.

 

Est-ce qu’il s’agissait d’une offre qui se voulait temporaire et que vous avez laissé filer parce que vous étiez sur autre chose ?

 

Pendant 12 ans ? Non non, le choix de proposer de l’illimité en 2010 était réfléchi et « à durée indéterminée ». Les besoins et les possibilités et surtout les demandes ont changé. On s’adapte. On espère ne pas se tromper et si c’est le cas on fera des ajustements.

L’important c’est de pas mettre nos clients au pied du mur : ils peuvent renouveler sur leur offre d’origine. On a toujours proposé cela et on ne compte pas changer cette règle. C’est assez unique dans notre secteur d’activité mais on y tient.

Nous avons vu que votre actualité c’était la nouvelle version de Piwigo NG. Je crois que vous avez besoin d’aide. Vous pouvez nous en parler ?

Nous avons plusieurs actualités et effectivement côté logiciel, c’est la sortie de la version 2 de l’application mobile pour Android. Piwigo NG (comme Next Generation) est le résultat du travail de Rémi, qui travaille sur Piwigo depuis deux ans. Après avoir voulu faire évoluer l’application « native » sans succès, il a créé en deux semaines un prototype d’application mobile en Flutter. Ce qu’il avait fait en deux semaines était meilleur que ce que l’on galérait à obtenir avec l’application native en plusieurs mois. On a donc décidé de basculer sur cette nouvelle technologie. Un an après la sortie de Piwigo NG, Rémi sort une version 2 toujours sur Flutter mais avec une nouvelle architecture « plus propice aux évolutions ». Le fameux « il faut refactorer tous les six mois », devise des développeurs Java.

En effet nous avons besoin d’aide pour bêta-tester cette version 2 de Piwigo NG. Plus nous avons de retours, plus nous pouvons la stabiliser.

Pour aller plus loin




Échirolles libérée ! La dégooglisation (3)

Voici déjà le troisième volet du processus de dégooglisation de la ville d’Échirolles (si vous avez manqué le début) tel que Nicolas Vivant nous en rend compte. Nous le re-publions volontiers, en souhaitant bien sûr que cet exemple suscite d’autres migrations vers des solutions libres et plus respectueuses des citoyens.


Dégooglisation d’Échirolles, partie 3 : les solutions

par Nicolas Vivant

L’organisation est structurée, les enjeux sont posés, place à la mise en œuvre opérationnelle.

L’âge de la maturité

Les informaticiens utilisent des logiciels libres, pour le fonctionnement de leur système d’information, depuis toujours. Pas par militantisme, dans la plupart des cas, mais simplement parce que ce sont les plus stables, les plus sûrs et souvent les meilleurs. L’immense majorité des serveurs web, par exemple, fonctionne avec Apache ou, de plus en plus, NGINX, et tournent sur des systèmes d’exploitation libres (GNU/Linux, souvent).

La nouveauté concerne le poste client, la communication et les applications métier. Dans ces trois domaines, les logiciels libres ont atteint un niveau de maturité inédit jusqu’alors. L’absence de publicité et de marketing ne favorise pas la découverte des solutions disponibles, mais certains logiciels ont fait leur chemin dans les organisations. Comment ? Par le bouche à oreille, les échanges sur les réseaux sociaux, la communication (et le travail) de différentes associations et structures étatiques (Adullact, April, Framasoft, Etalab, etc.) ou la contagion entre collectivités : une collectivité utilise un logiciel, j’en entends parler (ou je l’utilise dans mes échanges avec elle), je me renseigne et je finis par l’adopter.

Souvent, plusieurs solutions libres existent pour un même usage. L’exemple de la messagerie électronique est parlant. Microsoft (avec Outlook/Exchange) et Google (Gmail) sont dominants sur le marché. Pourtant, il existe au moins 6 alternatives « open source » : Zimbra, BlueMind, OpenXchange, SOGo, Kolab et eGroupWare qui ont peu ou prou les mêmes fonctionnalités ? Comment faire un choix ?

Savoir faire un choix

À Échirolles, après que les aspects fonctionnels sont validés, nous nous appuyons sur 4 piliers :

Le schéma directeur évoque des solutions gérées et maintenues en interne et met en avant les concepts de souveraineté numérique et d’autonomie vis-à-vis des éditeurs. C’est une première base de jugement : lesquelles de ces solutions correspondent le mieux aux enjeux identifiés par nos élus ?
L’analyse technique permet de vérifier les qualités intrinsèques de la solution, son interopérabilité correcte avec les outils existants, notre capacité à la gérer en autonomie, sa cohérence avec notre préoccupation de l’impact environnemental
La coopération intercommunale nous permet d’avoir une idée des problèmes rencontrés, de la réactivité des éventuels prestataires et, globalement, du niveau de satisfaction des collègues.
Le coût est évalué sur devis (le code de la commande publique nous contraignant, à raison, à la consultation de plusieurs acteurs et à la justification de nos choix) et par la vérification des références existantes même si pour nous, bien souvent, libre veut dire gratuit.

Les échanges entre services, et en interne au sein de la direction de la stratégie numérique, éclairent également nos décisions.

Go go go !

Sur la base de ces critères, Échirolles a fait le choix de SOGo, une solution fonctionnelle, éprouvée (par Gandi, notamment, en France), solide et qui semble le mieux correspondre à ce que sont nos orientations. D’autres communes font d’autres choix, privilégiant d’autres critères (le nombre et la qualité des prestataires susceptibles d’apporter une assistance sur la solution, par exemple).

Le choix d’une solution de Cloud et d’édition collaborative (alternative à Microsoft Teams ou Google Workspace) s’est fait selon les mêmes critères. Pour la partie Cloud/gestion de fichiers, la coopération intercommunale nous a conduit à éliminer Alfresco Share, peu adapté à nos usages. Pour l’édition collaborative, nous avons préféré Collabora à OnlyOffice, sur les conseils de différentes associations et partenaires et parce que le projet nous semblait mieux correspondre à nos valeurs.

Enfin, le passage à un système d’exploitation libre pour les postes clients est entamé à Échirolles. La ville a fait le choix de Zorin OS, pour de nombreuses raisons qui ont été expliquées dans des articles plus complets :

La stratégie gagnante d’une migration du poste de travail sous Linux (LeMagIT)
Le poste de travail Linux (étude d’ATOS réalisée par Arawa pour le Ministère des Finances)

Pour le reste, nous utilisons trop de logiciels libres pour les lister tous (les systèmes de gestion de bases de données, par exemple). Certains sont en place depuis très longtemps (Firefox, Thunderbird, 7zip…), d’autres ont été installés récemment (Peertube, Nextcloud, Joplin, Psono…), d’autres sont en cours de déploiement (Proxmox, Maarch courrier, Keycloak…). Quelques-uns, méconnus ou parce qu’ils ont fait l’objet d’une mise en œuvre particulière, ont fait l’objet d’articles dédiés sur mon blog : Mastodon, OBS Studio, Porteus Kiosk, BigBlueButton, etc.

Liste non exhaustive de logiciels libres utilisés à Échirolles

Postes clients :

Applications collectivité :

Applications DSI :

Communication :

Dématérialisation :

À noter l’excellente initiative de l’Adullact à destination des collectivités et des prestataires, qui permet d’identifier les acteurs pour chaque logiciel référencé : Comptoir du Libre. Échirolles y maintient les informations concernant les choix de logiciels de la commune.

Cet article ne serait pas complet sans dire un mot sur l’équipement des écoles maternelles et élémentaires, dont l’équipement en informatique incombe aux communes. Si les postes clients disposent des mêmes logiciels que ceux que nous déployons au sein des services municipaux, le passage à Linux attendra encore un peu, pour des raisons que j’ai détaillées dans un article dédié.

Structuration, transformation, mise en œuvre opérationnelle, tout cela est bel et bon. Mais comment être sûr de ne laisser personne au bord de la route ? C’est tout l’enjeu de l’inclusion numérique, sujet de l’article suivant.

L’épisode 1 (structuration)
L’épisode 2 (transformation)

***

    • Source image :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Eug%C3%A8ne_Delacroix_-_Le_28_Juillet._La_Libert%C3%A9_guidant_le_peuple.jpg

  • Auteur : Erich Lessing Culture and Fine Arts Archives via artsy.net
  • Description : Tableau d’Eugène Delacroix « La Liberté Guidant le Peuple », commémorant la révolution des Trois Glorieuses (27-28-29 juillet 1830) en France.
  • Licence : Domaine public

Retrouvez-moi sur Mastodon : https://colter.social/@nicolasvivant




CLIC : Un projet pour des apprentissages numériques plus interactifs

La proposition de CLIC est de s’auto-héberger (de faire fonctionner des services web libres sur son propre matériel) et de disposer de ses contenus et données localement, et/ou sur le grand Internet avec un système technique pré-configuré. Le dispositif s’adresse plutôt à des militant⋅es, des chercheur⋅euses, des formateur⋅ices… amené⋅es à se rendre sur le terrain, où la connexion Internet n’est pas toujours stable, voire est inexistante.

Note grammaticale : nous n’avons pas réussi à trancher entre « le CLIC » ou « la CLIC » pour le nom du dispositif, alors en attendant de décider, nous alternons entre les deux tout au long de l’article.

Depuis décembre 2022, un an après une première rencontre, la clique du projet CLIC s’est retrouvée deux fois :

  1. à Paris au CICP et en ligne pour une nouvelle session de travail et d’échange avec des chercheur⋅ses de l’IRD.
  2. à Montpellier au Mas Cobado dans une ambiance de fablab éphémère

À la fin de la session de novembre 2021, l’objectif pour 2022 était d’avoir testé le dispositif dans plusieurs contextes. Des CLICs ont ainsi été mis en place pour les labs d’innovation pédagogique, et pour les territoires d’expérimentation Colibris, des contenus accessibles hors ligne ont été ajoutés avec kiwix.

Une difficulté s’est cependant vite posée, liée à l’état de développement du dispositif : l’installation nécessitait alors un accompagnement humain qui manquait une fois de retour sur le terrain, si la CLIC ne fonctionnait plus. Pour les CLICs livré⋅es clé en main, la maintenance et parfois l’usage lui-même étaient donc dépendants des humain⋅es de la clique. Enfin, la pénurie de nano-ordinateurs comme les Raspberry Pi a empêché de s’approvisionner en matériel à déployer. Le projet a donc peu avancé, mais l’intérêt est resté présent.

Premiers retours d’usage

Une priorité pour les retrouvailles de décembre 2022 a donc été d’identifier la cause des problèmes surgissant à l’installation d’une part, et de rédiger un tutoriel pour accompagner l’installation pour les personnes souhaitant plonger dans le projet d’autre part.

Des premiers retours d’usages des chercheur⋅ses de l’IRD ont permis de soulever plusieurs questions :

  • celle de l’usage d’un logiciel d’enquête non-libre en lien avec un CLIC,
  • celle de la récupération de sauvegarde de ce qui a été travaillé localement en vue de le publier en ligne,
  • celle de la compatibilité avec différentes bases de données.

Sur la question de l’usage de solutions techniques non-libres, le projet CLIC s’appuyant sur YunoHost, rapidement la réponse a été qu’on ne chercherait pas de compatibilité avec de telles solutions, préservant nos ressources pour la recherche sur des solutions libres.

Concernant la récupération « facile » des sauvegardes, la réponse reste à être identifiée et implémentée, car il n’y a pour le moment pas de solution clé en main le permettant, autre que l’outil de sauvegarde intégré à YunoHost. Si l’utilisateur⋅ice peut se passer d’une aide graphique, le transfert vers une autre CLIC ou vers un YesWiki devrait pouvoir se faire sans trop de difficultés.

Pour la compatibilité avec les bases de données, plusieurs sont supportées par le projet CLIC : MariaDB (ou MySQL), PostGreSQL. Pour des solutions personnalisées (par exemple à partir d’openHDS), des installations supplémentaires sont à envisager, mais pas impossibles.

Un ordinateur portable et un téléphone posés sur un bureau encombré de matériel informatique. L'écran du téléphone affiche la page d'installation d'une CLIC, celui de l'ordinateur affiche une illustration pour le portail de services en cours de modification sur Inkscape.
En un CLIC, une installation simplifiée et ergonomique.

 

Les discussions tout au long de 2022 ont mis en évidence un intérêt pour plusieurs cas d’usage :

  • pour un usage pédagogique en classe, en formation (apprendre à administrer un serveur, se former à l’utilisation de logiciels…),
  • pour réaliser un travail de terrain en Sciences Humaines et Sociales (anthropologie, démographie, linguistique, etc.) sans connexion,
  • pour s’affranchir du recours à la 4G en cas de connexion Internet défaillante ou restreinte (réseaux d’université par exemple),
  • pour mettre à disposition des contenus (supports pédagogiques, informations utiles dans un contexte précis, partages au sein d’une communauté…).

Si vous vous retrouvez dans ces cas, ou que vous en identifiez d’autres et que vous souhaitez participer aux tests du prototype du CLIC, contactez-nous sur contact AT projetclic.cc. Nous pouvons vous accompagner dans les premières étapes, et vos retours seront très utiles pour avancer ce projet.

Vous pouvez aussi regarder par vous-même, auquel cas vous aurez besoin :

Des améliorations logicielles et matérielles

Après ces deux rencontres, on compte cinq grosses améliorations :

  • Un site a été créé pour le projet pour y retrouver actus, communauté, images à télécharger et tutoriels : https://projetclic.cc.
  • Le hotspot wifi affiche une popup permettant de retrouver le portail sans connaitre son adresse url d’avance,
  • L’installateur permet de choisir les applications qu’on veut utiliser parmi une sélection,
  • Le portail de sélection de service a été travaillé graphiquement et une démo est disponible,
  • Des images sont mises à disposition pour les modèle de nano-ordinateurs Odroid en plus des RaspberryPi.

Capture d'écran d'une page web avec un message de bienvenue présentant le projet puis plusieurs images dans une rubrique "coopérer". Elles représentent deux personnes habillées en rouge ou en jaune, en action autour de différents tableaux thématiques : prendre des notes à plusieurs, partager des documents, organiser des idées, etc.
Le portail de sélection des services a été travaillé graphiquement.

 

Les améliorations matérielles ne sont pas en reste :

  • Design et impressions 3D de boîtiers pour nano-ordinateur Odroid

Deux boîtiers imprimés en 3D, un rouge et un bleu, indiquant le nom et l'url du projet CLIC.
Des boîtiers pour nano-ordinateurs Odroid.

  • Travail sur la Chatravane avec des ateliers pédagogiques sur la consommation énergétique en autonomie avec des panneaux solaires.

Deux malettes posées l'une devant l'autre. Celle de derrière est noire striée de blanc. Celle de devant est vitrée et laisse voir batterie et câbles.
La chatravane, un prototype de serveur nomade alimenté par des panneaux solaires.

 

Pour la suite, il est prévu :

  • De continuer de travailler sur le système et son installation, notamment pour s’approcher au maximum d’une installation « en un clic ».
  • D’ajouter une facilitation graphique au tutoriel, pour aider à la compréhension du fonctionnement d’une CLIC.
  • De continuer les tests sur le terrain (et adapter la documentation en fonction des observations).
  • De prévoir un hackathon axé sur le design et la communication.

Le projet CLIC avance doucement mais sûrement, grâce à du temps de travail bénévole et rémunéré (ritimo, Mouvement Colibris, YunoHost) et au soutien de Framasoft.

Nos prochaines retrouvailles seront aux Journées du Logicel Libre (JDLL) les 1er et 2 avril 2023, où vous nous retrouverez en déambulation et de manière plus posée, au stand de nos ami·es de YunoHost.

Crédit photos : 12b Fabrice Bellamy et Mathieu Wostyn
Crédit vidéo : Mouvement Colibris
Licence CC BY SA




ChatGPT, Bard et cie : nouvelle course à l’IA, et pourquoi faire déjà ?

Google va ajouter de l’IA générative dans Gmail et Docs. Énième actualité d’un feuilleton permanent depuis « l’irruption » de ChatGPT. Et chez moi, un sentiment de malaise, d’incompréhension, et même de colère.

Qu’est-ce que ChatGPT ? Qu’est-ce que l’IA1 ? Ce sont d’abord d’immenses infrastructures : les câbles sous-marins, les serveurs des datacenters, mais aussi nos ordinateurs et nos smartphones. Donc ce sont des terres rares et des minerais, dégueulasses à excaver et à purifier (heureusement un jour il n’y en aura plus2). Ensuite, c’est du traitement MASSIF de données. Du vrai gavage de programmes d’apprentissages par des quantités phénoménales de données. C’est donc des infrastructures (encore) et de l’énergie. Une quantité phénoménale d’énergie, très largement carbonée. Enfin, c’est beaucoup de main-d’œuvre sous-payée pour entraîner, tester, et entretenir les systèmes d’IA. ChatGPT, il ne faut pas l’oublier, ce n’est que la face émergée d’un très très gros iceberg. Très gros et très sale.

vue d'une vallée étroite et du cheminement de mineurs vers une mine de cobalt

Ce n’est pas un film. ÇA, c’est l’ambiance dans une mine de cobalt.

Image issue du documentaire d’Arte : Cobalt, l’envers du rêve électrique

Bref, développer une IA a un coût environnemental et humain énorme (et largement opaque), ce n’est pas que du code informatique tout propre. À la rigueur, si le rapport coût/bénéfice était largement positif… Par exemple, si l’IA développée permettait des économies d’énergie de 30 % dans le monde, ou qu’elle permettait de mieux gérer les flux alimentaires et donc d’endiguer la faim, alors on pourrait sérieusement discuter de moralité (est-ce acceptable de détruire la planète et d’exploiter des humains pour sauver la planète et d’autres humains ?).

Mais à quoi servent ces IA génératives ? Pour le moment, à faire joujou, principalement. À chanter les louanges de l’innovation, évidemment. À se faire peur sur l’éternelle question du dépassement de l’humain par la machine, bien sûr. Et ensuite ? Supprimer des postes dans des domaines plutôt créatifs et valorisés ? Défoncer les droits d’auteur en pillant leur travail via des données amassées sans régulation ? Gagner un peu de temps en rédigeant ses mails et ses documents ? Transformer encore un peu plus les moteurs de recherche en moteurs de réponses (avec tous les risques que ça comporte) ? Est-ce bien sérieux ? Est-ce bien acceptable ?

copie d'écran d'un site "cadremploi", avec ce texte "comment s'aider de chatgpt pour rédiger sa lettre de motivation - ChatGPT est une intelligence artificielle capable de rédiger des contenus à votre place.
C’est ça, le principal défi du siècle que les technologies doivent nous aider à relever ???

Tout ça me laisse interrogateur, et même, en pleine urgence environnementale et sociale, ça me révolte. À un moment, on ne peut pas continuer d’alerter sur l’impact environnemental réel et croissant du numérique, et s’enthousiasmer pour des produits comme ChatGPT et consorts. Or souvent, ce sont les mêmes qui le font ! Ce qui me révolte, c’est que toute cette exploitation humaine et naturelle3, inhérente à la construction des Intelligences Artificielles, est tellement loin de ChatGPT que nous ne la voyons pas, ou plus, et nous ne voulons pas la voir. Cela se traduit par tous les messages, enthousiastes et même volubiles, postés quotidiennement, sans mauvaise intention de la plupart de leurs auteur⋅ice⋅s.

Symboliquement, je propose de boycotter ces technologies d’IA génératives. Je ne suis heureusement pas utilisateur de Google et Microsoft, qui veulent en mettre à toutes les sauces (pour quoi faire ?). J’espère que mes éditeurs de services numériques (a priori plus éthiques) ne céderont pas un pouce de leurs valeurs à cette hype mortifère…

schéma mettant en relation par des flèches bi-directionnelles : Le numérique acceptable :Emancipateur et non aliénant /Choisi et non subi / Soutenable humainement et environnementalement
Au vu de ce qu’elles apportent, les IA génératives sont-elles vraiment soutenables humainement et environnementalement ? Je ne le crois pas.

Pour poursuivre sa lecture et ses réflexions




Médiation sociale et médiation numérique : solubilité ou symbiose ?

Cette semaine, le collectif « Lost in médiation » vous invite à découvrir les réflexions de Garlann Nizon et Stéphane Gardé. Bonne lecture !

Garlann Nizon est cheffe de projet, formatrice, consultante en inclusion numérique, entrepreneure salariée associée à la CAE PRISME et administratrice à la coopérative La MedNum.
Stéphane Gardé est consultant-formateur à La Coop Num, entrepreneur salarié associé au sein de la CAE-SCOP auvergnate Appuy Créateurs. Dans la médiation numérique depuis presque 20 ans, il tire son expertise d’accompagnement des publics en fragilité de 11 années passées au milieu des caravanes avec les Gens du Voyage du Puy de Dôme, notamment au volant d’un camion multimédia en tant que chargé de projet numérique. Il apprend alors AVEC les publics en « fragilité linguistique et numérique ». Depuis, il développe une activité de formation, d’ingénierie et de conseil pour des acteurs publics et privés en France et en Belgique. Il accompagne également la « transition numérique » dans des secteurs variés (social et médico-social, etc.) avec comme démarche : la coopération et l’humain au centre.

Solubilité ?

Si l’on considère que la solubilité est la « capacité d’une substance […] à se dissoudre dans une autre […] pour former un mélange homogène » (merci aux contributeurs de Wikipédia !), la question telle qu’elle est posée, interroge la dissolution de la médiation numérique dans la médiation sociale. Si le résultat est censé être homogène, il serait néanmoins l’émanation de la médiation sociale. Dans un mélange soluble, l’un se perd au profit de l’autre avec à terme le risque que l’un disparaisse, perdant son identité propre.

Ramené à la médiation, le risque pourrait être dans ce cas de réduire et limiter la médiation numérique à l’accès aux droits, à la problématique de la dématérialisation ou de la numérisation de la relation aux usagers par les opérateurs de services publics et des exclusions qui en découlent. Ce faisant, nous serions alors dans une disparition de l’une comme de l’autre, au détriment de l’une comme l’autre, se réduisant à une vision technico-technique ou technico-administrative de ces problématiques, perdant de vue que ce qui est au centre n’est finalement pas le numérique, mais l’humain. De plus, la prise en compte de l’humain dans toutes ses dimensions (militantes, professionnelles, parentales, etc.) permet une démarche holistique nécessaire et favorable à la porosité et à l’innovation sociale.

Une question supplémentaire peut même légitimement se poser : quel serait l’intérêt de cette solubilité ? Une chose est claire : le constat de ces problématiques de non-accès ou de rupture de droits existe bel et bien de façon partagée, là n’est pas la question, et les conséquences qui en découlent pour les usagers sont bien réelles, se traduisant par des difficultés que les uns ou les autres côtoient régulièrement. Pour autant, la personne ne se réduit pas non plus à ses « droits » et « devoirs » : elle se construit aussi dans ce qu’elle peut entrevoir de « possible ». En cela, la médiation numérique accompagne l’émancipation avec/par le numérique, comme vecteur de capacitation et d’expression des capabilités (voir à ce sujet le projet ANR #CAPACITY FING-M@rsoin, ou plus largement les travaux notamment de J.F. Marchandise, P. Plantard).

Symbiose ?

La symbiose quant à elle est « une association intime, durable entre deux organismes […]. La symbiose sous-entend le plus souvent une relation mutualiste, dans laquelle les deux organismes bénéficient de l’association » (merci bis aux contributeurs de Wikipédia !). La symbiose apparaît donc comme « réciproquement profitable », et avec l’idée de réciprocité, les possibilités de collaborations, coconstructions, coopérations. Ramenée à notre sujet, cette association n’est-elle pas même aujourd’hui incontournable ?

Pourquoi incontournable ?

Si un médiateur numérique n’est pas un médiateur social, et réciproquement, pour autant il y a un espace commun. Et définir les communs, c’est aussi affirmer et reconnaître les spécificités. Diluer risque de nous faire perdre l’un et l’autre et de fait les collaborations enrichissantes pour l’un comme pour l’autre. Autre aspect : la culture numérique est aujourd’hui nécessaire pour comprendre le monde qui nous entoure.

La médiation numérique œuvre dans une démarche d’éducation populaire, de formation tout au long de la vie dans une optique d’émancipation des individus.

Ces éléments constituent, de notre point de vue, l’ADN de la médiation numérique. La médiation numérique doit permettre « de renforcer les contre-pouvoirs » pour éveiller les consciences et « encourager une vigilance citoyenne », de « s’émanciper du cadre de la société » à laquelle nous appartenons, pour en être acteur, pour la transformer (cf. Dominique Cardon, sociologue4).

Pourquoi « réciproquement profitable » ?

L’aspect transversal du numérique et de proximité permet de faire émerger des projets, des interactions entre habitants (échelon de proximité), des échanges, des brassages de population, puis des démarches « tiers lieux » et donc l’innovation sociale, dont peut bénéficier tout un territoire.

Pourquoi « durable » ?

Quid des métiers et comment assurer une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et assurer une évolution parallèle aux évolutions des pratiques, techniques et usages ? Des postures hybrides existent déjà en ce sens, ayant investi cet espace commun en « médiation sociale numérique », comme celles du Réseau national Pimms Médiation. Travailler les complémentarités, l’espace commun, exige de reconnaître les spécificités initiales et de les renforcer. Ceci doit se faire dans une perspective métier qui tienne compte de ces évolutions sociétales et des besoins qui en découlent, afin d’accompagner la nécessaire évolution des pratiques professionnelles. L’évaluation et la formation continue permettront d’assurer la reconnaissance de ce métier exigeant, de proposer des cursus de formation ambitieux menées par des équipes pédagogiques réellement efficientes.

Cela pourrait éventuellement passer par l’évolution du titre professionnel « responsable d’espace de médiation numérique » (REMN) avec la reconnaissance d’un tronc commun et la création de branches spécialisées, centrées sur les espaces partagés : parallèle avec la médecine générale et spécialisée.

Pour autant, de notre point de vue, la médiation numérique n’est pas un médicament dont l’objet serait la réduction de « fractures », encore moins essentiellement centré sur le corps administratif.

Mais cela permettrait justement d’apporter une réponse spécifique à des problématiques qui le sont tout autant, avec un cadre précis et issu d’une spécialisation, sans engager l’ensemble de la profession dont ce n’est pas la vocation initiale. Cela pourrait ainsi contribuer à définir/clarifier/outiller/former des médiateurs numériques dont les rôles et places sont forcément différents selon qu’ils sont en médiathèque, dans une association, en Espace France Services ou bien en Maisons des Solidarités d’une direction d’action sociale, mais aussi en centre urbain ou milieu rural tenant compte de la typologie du territoire et des acteurs absents ou présents, car ceci a un impact fort sur les demandes, les attentes et les besoins des publics bénéficiaires.

L’une de ces spécialisations pourrait porter sur l’accompagnement vers l’accès/le maintien des droits – cet espace commun entre médiation sociale, le travail social et la médiation numérique. Ainsi que d’autres diplômes avec niveau infra et supra pour proposer une véritable filière avec des possibilités d’évolutions au long de la carrière ce qui manque cruellement à ce jour.

Réinventer les médiations ou faire évoluer les pratiques professionnelles ?

Les médiations sont donc multiples et si le commun est ici le numérique, l’origine des aidants est diverse, les rôles et places distincts.

L’enjeu énoncé en 2013 par le CNNum a évolué et nous devons sans cesse « réinventer les médiations à l’ère du numérique », requestionnant les périmètres et les pratiques professionnelles dans des contextes évolutifs et ce, pour chaque typologie d’aidant.

Dans leur article « Répondre aux demandes d’aide numérique : troubles dans la professionnalité des travailleurs sociaux5», Pierre Mazet et François Sorin décrivent et interrogent les impacts du numérique dans le travail social. « Faire à la place de » interroge le périmètre des professionnels et leurs propres pratiques numériques. Se pose ainsi la question de la légitimité, de la compétence, de la formation initiale ou continue. « Faire avec » bouscule une pratique professionnelle qui évolue ou se doit d’évoluer car les besoins eux-mêmes évoluent, ainsi que les contextes. Cela est finalement commun à tous les aidants. A titre d’exemple, considérons une question qui se fait entendre aujourd’hui dans les territoires : quelle complémentarité existe-t-il entre les conseillers numériques – et plus largement les médiateurs numériques – et les Espaces France Services (EFS) ?

Outiller, former (formation initiale et continue) et professionnaliser les aidants en clarifiant les périmètres et les pratiques professionnelles, les rôles et places de chacun, structurer les réseaux et travailler sur les complémentarités en définissant précisément ces espaces communs et quels acteurs peuvent les investir, aux différents échelons territoriaux : tels nous apparaissent aujourd’hui les enjeux. Cela fait écho aux perspectives des CTIN (Coordination Territoriale pour l’Inclusion Numérique), ou encore à la réflexion sur les « articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique ? », amorcée dans la fiche technique du HCTS en 2018.

Cela nécessite également de croiser :

  • les missions de la coopérative nationale des acteurs de la médiation numérique La MedNum,
  • les projets des hubs territoriaux pour un numérique inclusif,
  • les compétences des différents acteurs de la médiation numérique (entendue comme « pratique ») et de l’inclusion numérique (entendue comme « enjeu »), qu’ils soient acteurs de l’accompagnement, de la formation, de l’ingénierie, etc.

afin que toute la filière de la médiation numérique en soit, par la reconnaissance, non seulement valorisée, mais retrouve son existence propre dans une dynamique mise à jour, tout en respectant ses diversités et en favorisant les complémentarités.

En conclusion (provisoire !)

« Personne n’éduque autrui. Personne ne s’éduque seul. Les hommes s’éduquent ensemble au contact du monde » (Paulo Freire)

Par ces mots nous pouvons faire le parallèle entre les liens originels étroits éducation populaire/médiation numérique et l’apprentissage de l’écrit vu par l’« alphabétisation populaire » au sens du pédagogue brésilien Paulo Freire.

Entrer dans l’écrit ou le numérique peut se faire de mille et une manières. Une entrée autre que par « l’utile » est non seulement possible, mais sans aucun doute « souhaitable » pour contribuer à rendre le sujet acteur de son émancipation et écrire sa propre histoire, en territoire numérique ou non.

Quoi qu’il en soit, « nous aurons toujours besoin de médiateurs, avec bien entendu des rôles très variables en fonction des publics, des services, des territoires. Ces fonctions couvrent et continueront de couvrir un large éventail, de la simple explication à la formation, de l’adaptation à la réparation, de l’assistance à la gestion de conflit, de l’aide à la qualité de service, etc. […] Dans une société où les besoins d’accompagnement et de proximité se renouvellent sans cesse, nous devons installer des médiations durables qui s’appuient sur le numérique »6.

Un grand merci à Garlann Nizon et Stéphane Gardé d’avoir partagé avec nous leurs réflexions. Si celles-ci vous font réagir, n’hésitez pas à partager les vôtres en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…




PVH éditions et Ludomire : édités, libérés

Le 12 janvier dernier, PVH éditions a annoncé la libération de sa collection Ludomire. Vu la faible fréquence de ce genre de démarche dans le milieu de l’édition traditionnelle, nous avons eu envie d’aller interroger ce courageux éditeur suisse.

Rencontre avec un éditeur qui libère

Bonjour, pourriez-vous tout d’abord présenter rapidement PVH éditions, son histoire et catalogue ?

PVH éditions est une maison d’édition franco-suisse spécialisée dans la science-fiction, la fantasy et le fantastique, qu’on appelle parfois « littérature de l’Imaginaire » mais je préfère dire SFFF qui rend mieux compte de tous les genres et sous-genres qu’il renferme. Notre activité éditoriale a démarré en 2014, mais nous nous sommes réellement professionnalisés fin 2020. C’est à ce moment où tout s’est accéléré : en deux ans nous avons doublé la taille de notre catalogue, embauché six personnes et obtenu un contrat de diffusion auprès de CED-CEDIF (distribution Pollen).

Pendant les premières années, nous avons beaucoup expérimenté : livre de voyage, jeu de société, etc. Mais en 2021, nous avons resserré notre catalogue qui comprend essentiellement la collection Ludomire (16 romans et recueils de nouvelles), la collection Bretteur (4 romans et recueils de contes), quelques coéditions en jeu de rôle (Mississippi et Oreinidia) et des essais décalés autour de Bitcoin (Objective Thune et La monnaie à pétales).

Couverture de Ceux qui changent

Malgré les évolutions de ces dernières années, l’ADN de PVH éditions reste celle du début : il s’agit d’un projet artistique un peu fou de deux amis, Christophe Gérard et moi. Le caractère bicéphale et binational s’incarne dans deux structures : PVH éditions, dirigé par moi-même à Neuchâtel en Suisse, et PVH Labs, dirigé par Christophe à Montboillon en Haute-Saône (France). L’équipe de quatre personnes de PVH éditions se charge du développement éditorial : édition de livres, projets de traduction, etc. Celle de PVH Labs, quatre personnes également, se charge du développement software, de la commercialisation dans l’UE et un studio de production de nouveaux formats pour nos romans.

Ainsi en ce début 2023, nous commençons une nouvelle phase de la pérennisation de notre structure. L’enjeu est de faire connaître nos auteurs et nos livres et mener à bien deux projets d’envergure : les développements et le lancement de notre boutique en ligne p2p, La Bookinerie, et de nos Romans augmentés. Ces deux projets, basés sur des logiciels libres, sont liés à la libération de la collection Ludomire.

Vous avez décidé de basculer une partie de votre catalogue, à savoir la collection Ludomire, sous licence libre, comment est née cette envie, et pourquoi le faire ?

L’envie a toujours été là. La question devrait être : pourquoi ne l’avons-nous pas fait avant ? Pour ma part, je m’intéresse aux logiciels libres depuis bien longtemps et j’en utilise autant que possible. Je me suis beaucoup intéressé aux licences Creative Commons bien avant d’être éditeur. J’ai suivi les expériences créatives de Ploum et Thierry Crouzet sur leurs blogs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai édité certaines de leurs œuvres. Dès 2020, nous avons inscrit dans notre ligne éditoriale notre « intérêt pour la culture libre ». En 2021, nous avons lancé le format print@home sous licence CC BY-NC-SA. La libération des œuvres s’inscrit dans notre ADN, dans une suite logique.

Couverture de One Minute

Alors je la pose : pourquoi ne l’avez-vous pas fait avant ?

Quand on a démarré l’édition, on avait beaucoup de choses à apprendre, à mettre en place. Notre objectif était avant tout de sortir des beaux livres et de rentrer dans nos sous. Rester dans les clous est clairement un confort, on discute avec d’autres éditeurs, on reprend les modèles de contrats que l’on nous partage. L’utilisation de licences libres n’était pas une priorité, même si c’était une envie.

J’avais également le sentiment que libérer des œuvres, comme ça, sans projet, ça aurait été un peu bidon. Pourquoi libérer des œuvres si on continue à fonctionner de la même manière que quand on utilisait un copyright ? Je pense que j’avais besoin de réfléchir au sens d’une telle démarche selon le prisme de l’éditeur. Nous avions également besoin d’arriver à un point de stabilité chez PVH éditions qui nous permette de nous investir dans une telle transformation. Et surtout, je voulais inscrire cette libération dans un projet éditorial ambitieux et cohérent.

C’est ainsi que notre diffusion en France et en Belgique (signée en juillet et en place depuis novembre 2022) a apporté le temps et la stabilité qui m’a permis de préparer cette libération pendant le deuxième semestre 2022. En décembre, nous avons obtenu un financement public important pour la mise en place de notre boutique en ligne p2p, La Bookinerie, sur 2023 et 2024. À présent, si j’ose dire, je déroule un programme mûrement réfléchi.

Vous parlez de la question des répercussions avec les partenaires, quel accueil a reçu votre idée ? Comment ont réagi les collègues éditeurs ? David Revoy avait eu pas mal de souci à l’époque de la première édition chez Glénat de Pepper & Carrot, vous n’êtes pas inquiets ?

Pour le moment, je n’ai pas de retour négatif. Mon diffuseur semble intrigué et il y voit une opportunité pour encore mieux mettre en valeur la collection Ludomire auprès des libraires. Dernièrement, j’ai eu des discussions avec un éditeur européen pour faire traduire certaines œuvres, et il m’a dit : « No problem, I like copyleft ». J’ai également l’impression que le choix d’une telle licence peut être bien vu pour obtenir de l’argent public, même si je pense qu’ils s’en fichent un peu. C’est plutôt encourageant non ?

Clairement, j’avais certaines inquiétudes mais je n’en ai plus vraiment. En réalité, on en fait une énormité mais j’ai surtout l’impression que la plupart des gens se fichent bien de la licence. C’est surtout dans des projets d’adaptation que ça aura de l’importance. Je vous tiendrai au courant.

Couverture de L’héritage des sombres

Pour beaucoup, libérer des œuvres, cela revient à dire qu’elles sont gratuites. Vous venez de l’édition traditionnelle, n’êtes pas des utopistes et avez dû faire quelques calculs. Comment envisagez-vous les choses, financièrement parlant ?

Bien entendu que j’ai fait mes calculs (même si parfois on navigue au doigt mouillé). En réalité, il était important d’assurer une base solide : une belle collection proposée en librairie, des sorties régulières déjà planifiées. La libération de la collection Ludomire n’aura pas d’effet négatif sur ce socle. Le fait que le livre sera disponible gratuitement en version numérique n’aura pas d’influence sur les ventes en librairie. C’est ce que j’ai aussi constaté avec les œuvres de Ploum, qui invitait (avec ma bénédiction) à télécharger gratuitement les e-books. Ça n’a pas empêché Printeurs d’être notre meilleure vente e-book.

Clairement, je pense que cette libération ne peut qu’avoir un effet bénéfique : gagner en visibilité dans les médias, toucher de nouveaux publics, renforcer l’engagement de nos lecteurs. La Bookinerie, qui sera en gros un outil de crowdfunding autohébergé et sans intermédiaire, pourrait être une source financière complémentaire. On est clairement dans l’expérimentation.

Vous avez choisi la licence CC BY SA, qui place les œuvres dans les Communs, et qui est donc plus complexe à intégrer dans des circuits classiques, alors que d’autres licences libres moins engagées existaient (CC BY notamment). Qu’est ce qui a motivé ce choix ?

Nous avons publié un article pour expliquer le choix de notre licence. J’y explique en gros que selon moi pour un éditeur, il y a le choix du copyright ou le choix du copyleft. Le CC BY n’offre aucun avantage et permet la prédation. En tant qu’éditeur, notre métier consiste à exploiter des œuvres et leurs dérivés, soit on les conserve jalousement, soit on espère que d’autres nous aideront à les exploiter. Laisser la possibilité à d’autres de refermer la licence ne nous est donc d’aucune aide.

Après oui, c’est aussi un choix engagé. Si cela ne tenait qu’à moi, la propriété intellectuelle serait abolie, c’est selon moi un archaïsme. Mais c’est aussi un choix pragmatique qui permet de me démarquer des autres éditeurs de SFFF. J’ai également l’intime conviction que le monde de l’édition a besoin de se réinventer pour survivre. La propriété intellectuelle ne sert que les grands acteurs qui ont les moyens de le défendre. Comme challenger, nous avons tout à gagner de sortir du cadre.

Couverture de À l’orée de la ville

Vous allez très loin dans la mise en commun, en proposant une version à imprimer soi-même. Pourquoi aller jusque là ?

Parce que nous nous intéressons à tous les lecteurs potentiels et que plus de la moitié des francophones sont en Afrique. Dans cette région du monde, l’accès au livre est compliqué pour des raisons logistiques et à cause du pouvoir d’achat. Le print@home, inspiré par la difficile accessibilité de nos livres pendant le premier confinement, est un moyen d’offrir un accès imprimé à nos livres pour ces populations. Il sera l’un des formats au cœur de notre boutique online p2p, La Bookinerie.

Et en réalité, si on réfléchit bien à la décision de libérer une œuvre, le but est de la rendre accessible soi-même dans tous les formats pertinents et d’en être la source originelle. C’est ainsi qu’on peut cultiver un public et promouvoir les autres œuvres dans les mêmes formats. La logique commerciale change, je pense. Mais c’est l’expérience qui permettra d’y répondre.

Couverture de La Couronne boréale

Avez-vous un workflow basé sur des outils libres, également ? Si oui, envisagez-vous de le partager ?

La boutique online p2p est un projet de logiciel libre. Il sera bien entendu partagé dès qu’il aura une version stable. Nous développons également des romans augmentés avec le logiciel Ren’Py et nous allons développer des fonctionnalités nouvelles à nos frais qui seront partagées également.

En interne, nous utilisons autant que possible Ubuntu et des logiciels libres, mais ce n’est pas très structuré. J’espère en faire une seconde étape dans le projet de libération de nos collections et de nos outils. Mais, la priorité est déjà de mener à bien la première étape et survivre. Mais il est évident que tout ce que nous développerons de solide sera partagé : contrats, logiciels, procédures, etc.

Parmi les auteurices impliqués, on retrouve des personnes comme Aquilegia Nox, Thierry Crouzet ou Ploum que tu as cités et qui avaient déjà réfléchi aux licences libres. Comment se sont déroulés les échanges avec celleux qui découvraient ? Quelles étaient leurs plus grandes interrogations, leurs plus grandes craintes ?

Effectivement, Thierry, Ploum et Aquilegia Nox sont des vétérans dans le domaine. Il n’y a pas eu besoin de beaucoup d’efforts pour les convaincre. Mais, pour les autres auteurs·rices, ça a été finalement assez facile aussi. Ils nous font confiance. Il y a deux questions qui reviennent souvent : Qu’est-ce que ça change ? Ben pas grand chose en réalité. Dans un contrat d’édition classique, l’auteur cède tous les droits (à l’exception des droits moraux inaliénables) à l’éditeur. Ils perdent de facto le contrôle de leur œuvre et ses adaptations, à discrétion de leur éditeur. L’édition sous licence libre leur redonne en partie ce droit. En gros, avant ils perdaient le contrôle de leur œuvre et ses adaptations, maintenant ils perdent toujours le contrôle mais ils récupèrent le droit de se réapproprier l’œuvre sans l’accord de l’éditeur. C’est donc une amélioration.

La seconde question concerne les détournements immoraux de l’œuvre. Sur ce point, je leur dis qu’ils conservent le droit moral pour s’opposer à des utilisations scandaleuses. Mais je les préviens surtout que dans les faits, c’est très compliqué d’empêcher des adaptations scandaleuses. Même Disney n’arrive pas à les empêcher… Il faut surtout dédramatiser et éviter l’effet Streisand.

Couverture de Printeurs

Avez-vous des espoirs, des attentes, sur ce qui pourrait advenir des œuvres ainsi libérées ? Parmi les auteurices, en connaissez-vous qui souhaitent profiter de cette opportunité pour enrichir, développer leur travail originel ?

Je n’ai pas vraiment d’attente car je ne veux pas être déçu. Je pense que la plupart des développements ou adaptations des œuvres libérées viendront des impulsions de PVH éditions ou des auteur·rices. L’approfondissement des œuvres fait partie de notre ligne éditoriale, on y travaille indépendamment du type de licence. Nous avons toujours encouragé nos auteurs à le faire et nous sommes toujours ouverts à aider à l’éclosion de projets connexes.

Dernièrement, ce n’était pas sur un roman de la collection Ludomire mais sur l’essai La monnaie à pétales nous avons reçu la contribution d’une interprétation audio du texte. Nous avons ouvert la licence de ce livre audio en CC BY-SA et il sera diffusé sur la chaîne youtube de l’interprète. Ce serait génial d’avoir de telles initiatives pour la collection Ludomire et j’espère qu’on pourra s’y associer de la même manière.

Mais mon expérience et mon instinct me disent que des initiatives personnelles externes sont rares, je pense qu’il faut surtout chercher à développer un réseau professionnel et un corpus libre commun, où tout le réseau peut piocher dedans pour développer ses propres projets. Je me dis que c’est ainsi que le copyleft pourra peut-être révéler tout son potentiel.

Couverture de Hoc est corpus

Comme souvent dans nos interviews, avez-vous envie de répondre à une question qui ne vous a pas été posée ? Vous pouvez le faire en conclusion.

On a parlé de beaucoup de licence, de projets mais nous n’avons pas parlé des livres. Et la première source de fierté dans cette collection Ludomire n’est pas sa licence mais sa qualité littéraire. Et comme vous m’en donnez l’occasion, je vais vous la présenter.

Le coffret Les Chroniques des Regards perdus, de Pascal Lovis, est une série d’heroic fantasy. Best-seller suisse, il s’agit de deux romans et une nouvelle qui séduiront les lecteurs qui aiment l’aventure et des fils narratifs entrecroisés. Pour les amateurs de fantasy, c’est une valeur sure.
Le même auteur a écrit également le diptyque Terre hantée. Il s’agit d’une œuvre de science-fiction tirant ses inspirations de films où la réalité ne semble pas être ce qu’elle est tel que The Truman Show et Matrix. Une plume efficace et expérimentée.

Le roman Printeurs et le recueil de nouvelles Le stagiaire au spatioport Omega 3000 et autres joyeusetés que nous réserve le futur sont les œuvres du libriste et blogueur Ploum, Lionel Dricot. Il s’agit d’œuvres engagées qui aborde avec un humour parfois grinçant, parfois absurde les travers de nos sociétés consuméristes basées sur le capitalisme de surveillance. Allez-y les yeux fermés, vous allez passer un bon moment !

Le coffret ONE MINUTE de Thierry Crouzet est sans doute l’opus le plus extraordinaire de la collection. Ouvrage de science-fiction inclassable, il décrit la minute la plus cruciale de l’humanité du point de vue de 380 personnes différentes à travers le monde. Comme un tableau impressionniste, chaque très court chapitre représente un point dans une fresque qui se révèle au fur et à mesure que l’on tourne les pages. Il y aborde et combine de manière surprenante des thématiques classiques de la SF, tel que le premier contact extraterrestre, la singularité informatique, l’hyperconnexion et le rapport de l’humanité avec la nature. Cette série est une expérience de lecture unique.

La série Adjaï aux mille visages, d’Aquilegia Nox, présente la vie chaotique et aventureuse d’un changelin dans le roman Ceux qui changent. Avec naturel, il aborde des questions de transidentité, de tolérance et de rapport au corps, tout en proposant un parcours de vie pleine de rebondissement et d’intrigues. Dans le recueil de nouvelles Ceux qui viennent, l’autrice approfondit son univers en y présentant d’autres lieux, d’autres cultures et d’autres personnages au destin exceptionnel. Une exploration bouleversante.

D’autres livres sortiront en mars et mai, tel qu’Hoc est corpus, roman historique fantastique pendant les croisades au royaume de Jérusalem, ou La couronne boréale, aventure littéraire et loufoque d’une bande d’archéologues à la recherche d’un artefact légendaire (ils n’ont pas de fouet, mais il y a un chat).

Vous pourriez bien découvrir nos livres chez votre libraire et, si ce n’est pas le cas, il pourra vous les commander. Ils sont également en vente en e-book et en papier sur notre site.

Et promis, on vous tiendra au courant de nos projets liés à l’art et le logiciel libres.

Pour aller plus loin




Échirolles libérée ! La dégooglisation (2)

Voici le deuxième volet du processus de dégooglisation de la ville d’Échirolles (si vous avez manqué le début) tel que Nicolas Vivant nous en rend compte. Nous le re-publions volontiers, en souhaitant bien sûr que cet exemple suscite d’autres migrations vers des solutions libres et plus respectueuses des citoyens.


Dégooglisation d’Échirolles, partie 2 : la transformation numérique

par Nicolas Vivant

Le numérique est en train de vivre une révolution. Disposer d’une stratégie, même étayée par des enjeux politiques forts, ne permet pas d’y échapper. Le monde change et il faut s’adapter, sous peine de passer à côté des nombreuses possibilités offertes par les dernières technologies… et de se noyer dans la masse de données que nous générons chaque jour. Les mots-clés du changement : collaboratif, transparence, ouverture. Mais qu’est ce que cela veut dire, concrètement ?

L’inévitable transformation numérique

L’informatique s’est construite, depuis les années 90, autour d’un modèle que nous connaissons toutes et tous, et qui est en train de disparaître. Le poste client repose généralement sur :

  • Un système d’exploitation (généralement Windows, parfois Mac, rarement Linux)
  • Une suite bureautique (souvent Microsoft, parfois LibreOffice)
  • Un serveur de fichiers (avec un classement par arborescence et une gestion des droits centralisée)
  • Une messagerie (avec un client lourd de type Outlook, ou via une interface web) souvent couplée à un agenda

L’évolution que l’on constate partout :

  • Un système d’exploitation qui devient une simple interface de connexion
  • De plus en plus de terminaux mobiles (smartphone, PC portables, tablettes)
  • Des applications qui sont le plus souvent accessibles via un navigateur web
  • Un logiciel intégrant les fonctions de suite bureautique, de messagerie, d’agenda, d’édition collaborative et d’échanges textuels, audio ou vidéo (souvent basé sur un « cloud »)

Le changement culturel à opérer est majeur. Les utilisateurs, aux compétences souvent durement acquises, vont devoir s’adapter et notre responsabilité est de nous assurer que cette transition ne se fera pas dans la douleur.

Des fonctionnements durablement inscrits dans notre rapport à l’informatique sont repensés, sans que la question de l’adoption par les utilisateurs se pose. Exemple : l’organisation et la recherche de l’information. Aujourd’hui, la plupart des serveurs de fichiers et des systèmes de stockage de données sont organisés sous la forme d’une arborescence. Pendant très longtemps, ce classement a été le moyen le plus efficace de retrouver de l’information. Mais la masse de données numériques a grandi, la taille (et le nombre) des répertoires est devenue énorme, et les moteurs de recherche sont souvent inefficaces/lents (cf. la fonction « recherche » de l’explorateur de Windows quand il s’agit de chercher sur un serveur).

En ligne, cette question a été tranchée depuis longtemps. Aux début de l’internet, deux moteurs de recherche dominaient le marché : Yahoo, alors basé sur un classement des sites web en arborescence, par grands domaines, et Altavista (de la société, aujourd’hui disparue, Digital), qui fonctionnait sur le même principe que Google avec un unique champ de recherche. La masse d’information à gérer ayant explosé, c’est ce dernier principe qui a prévalu.

On a parfois cru que la GED (Gestion Électronique de Documents), pouvait être une réponse. Mais l’effort à consentir pour ajouter, souvent manuellement, les métadonnées lui permettant d’être efficace était important. Ce qu’on appelle le « big data » a tout changé. Aujourd’hui, la grande majorité des métadonnées peuvent être générées automatiquement par une analyse du contenu des documents, et des moteurs de recherche puissants sont disponibles. Dans ce domaine, le logiciel libre est roi (pensez à Elastic Search) et des solutions, associées à un cloud, permettent de retrouver rapidement une information, indépendamment de la façon dont elle est générée, classée ou commentée. C’est un changement majeur à conceptualiser dans le cadre de la transformation numérique, et les enjeux de formation et d’information des utilisatrices et utilisateurs ne peuvent pas être ignorés.

S’organiser pour évoluer

Si la feuille de route des élus échirollois ne nous dit pas ce qui doit être fait, elle met l’accent sur un certain nombre de thèmes qu’il va falloir prendre en compte : limitation de l’impact environnemental, réduction de toutes les fractures numériques, gestion responsable des données, autonomie et logiciels libres. À nous de nous adapter, en prenant garde, comme toujours, à la cohérence, la sécurité et la stabilité du système d’information… et en ne négligeant ni l’effort de formation, ni la nécessaire communication autour de ces changements.

Dans ma commune, c’est le rôle de la direction de la stratégie et de la culture numériques (souvent appelée, ailleurs, « direction de la transformation — ou de la transition — numérique ») en lien étroit avec la DSI, qui dispose des compétences opérationnelles.

Conjuguer autonomie et déploiement de logiciels libres a un coût : celui de l’expertise technique. Sans compétences techniques fortes, le nombre de prestations explose nécessairement et vient contredire l’objectif d’un système d’information maîtrisé, aussi bien en termes de responsabilités qu’au niveau financier. Hébergement, installation, paramétrage, sécurisation, maintenance et formation doivent pouvoir, autant que possible, être assurés en interne. Le DSI lui-même doit pouvoir faire des choix sur la base de critères qui ne sont pas seulement fonctionnels mais également techniques. La réorganisation du service est donc inévitable et l’implication de la direction des ressources humaines indispensable. Vouloir mettre en œuvre une politique autour du libre sans compétences ni appétences pour le sujet serait voué à l’échec.

À Échirolles, la grande proximité entre DSCN et DSI a permis de décliner la stratégie numérique en méthodologies opérationnelles qui, mises bout à bout, permettent de s’assurer que nous ne perdons pas de vue l’objectif stratégique. Pour chaque demande d’un nouveau logiciel exprimée par un service, par exemple, nous procédons comme suit :

  • Existe-t-il un logiciel en interne permettant de répondre au besoin ? Si oui, formons les utilisateurs et utilisons-le.
  • Si non, existe-t-il un logiciel libre permettant de répondre au besoin ? Installons-le.
  • Si non, existe-t-il un logiciel propriétaire ? Achetons-le.
  • Si non, en dernier recours, créons-le.

On mesure immédiatement ce que ce fonctionnement implique au niveau du recrutement et de l’organisation : il nous faut une équipe capable de gérer cette procédure de bout en bout et donc, forcément, une compétence en développement. Nous avons donc créé un « pôle applicatif » en charge de ce travail, et recruté un développeur. Et puisque la question de la contribution se pose également, nous avons décidé que 20% du temps de travail de ce poste serait consacré à des contributions au code de logiciels libres utilisés par la ville.

À chaque mise en place d’une solution technique, la question de l’interopérabilité se pose. Partant du principe que le « cloud » deviendra central dans l’architecture future du système d’information, nous nous sommes penchés sur les logiciels libres qui permettraient de remplir cette fonction et nous avons fait le choix, très tôt et comme beaucoup, de Nextcloud, associé à Collabora pour l’édition collaborative des documents. Nous nous assurons donc, depuis, que tout nouveau logiciel installé dans la collectivité sera correctement interopérable avec ce logiciel quand, dans quelques années, la transition sera achevée.

Mais nous parlerons de logiciels dans la troisième partie de ce récit.

Retour vers l’épisode 1 : la structuration.

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Où est donc passée la culture numérique ?

Le collectif « Lost in médiation » vous invite cette semaine à découvrir les réflexions de Vincent Bernard. Bonne lecture !

Vincent Bernard est coordinateur de Bornybuzz numérique et juré pour le titre professionnel de Responsable d’Espace de Médiation Numérique (REMN). Il veille à inscrire dans ses pratiques de médiation numérique l’éducation aux médias, aux écrans et à la culture numérique. À ce titre, il associe régulièrement des travailleurs sociaux et des psychologues à des projets destinés aux adultes et aux jeunes publics. Il participe également à des publications collectives.

Depuis 2018 avec sa stratégie nationale pour un numérique inclusif, l’État promeut une approche opératoire du numérique tendant à reléguer culture et littératie numériques au second plan. Cette restriction de la médiation numérique est problématique au regard des enjeux sociétaux. Petite virée sémantique au pays des synecdoques.

Tatiana T. Illustrations, CC BY-SA 4.0 Le petit Poucet perdu dans la forêt numérique sème des applications pour retrouver son chemin

Médiation numérique

Selon la coopérative des acteurs de la médiation numérique (la MedNum), « la médiation numérique désigne les ingénieries, c’est-à-dire les techniques, permettant la mise en capacité de comprendre et de maîtriser le numérique, ses enjeux et ses usages, c’est-à-dire développer la culture numérique de tous, pour pouvoir agir, et développer son pouvoir d’agir, dans la société numérique »7. A travers cette définition, on comprend que la médiation numérique tend vers deux objectifs : la maîtrise et la compréhension. Il s’agit donc d’une double appropriation technique et culturelle. Cette culture numérique, comme le rappelle le sociologue Dominique Cardon8, est importante. Selon lui, « une invention ne s’explique pas uniquement par la technique. Elle contient aussi la société, la culture et la politique de son époque ».

Cette approche plurielle se retrouve également dans la notion de littératie numérique qui, pour le site québécois HabiloMédias, « est plus qu’un savoir-faire technologique : elle inclut une grande variété de pratiques éthiques, sociales et réflectives qui sont intégrées dans le travail, l’apprentissage, les loisirs et la vie quotidienne ».

Inclusion numérique

Avec la notion d’inclusion numérique, on constate une restriction de la médiation numérique, puisqu’il n’est plus question de compréhension mais seulement de compétences. Ainsi dans les Cahiers de l’inclusion numérique, on peut trouver la définition suivante : « l’inclusion numérique est un processus qui vise à rendre le numérique accessible à chaque individu, principalement la téléphonie et internet, et à leur transmettre les compétences numériques qui leur permettront de faire de ces outils un levier de leur insertion sociale et économique »9. L’approche est ici opératoire et il n’est finalement question que de savoir utiliser des outils. Le numérique est réduit à sa dimension d’interface où l’utilisateur est considéré comme un opérateur qui doit savoir effectuer une requête, remplir un champ et valider un formulaire.

Médiation sociale

Pour le Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, « la médiation sociale est un mode efficace de résolution des tensions et de mise en relation des populations des quartiers et des institutions »10. Cette résolution des tensions et mise en relation, selon France Médiation, se décline autour de 5 grands domaines : espace public et habitat collectif ; accès aux droits et aux services ; transports en commun ; milieu scolaire et jeunesse ; participation des habitants11.

En raison de la dématérialisation des services publics, il est désormais difficile d’envisager l’accès aux droits et aux services sans les questions d’inclusion numérique. Pourtant, pour France Médiation, « l’accès aux droits nécessite un accompagnement global, comprenant : l’accueil de la personne, l’analyse de ses besoins, l’information sur ses droits, l’orientation vers les institutions, jusqu’à éventuellement l’aide à l’usage du numérique »12. Éventuellement…

Lost in médiation

En 2019, le Haut Conseil en Travail Social (HCTS) a proposé des articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique13. Si la mission spécifique du médiateur numérique est définie comme « la formation, les actions pédagogiques et la médiation entre la personne et les multiples outils numériques afin de lui permettre de les maîtriser de façon autonome », il partage néanmoins avec le médiateur social la mission de « l’information des personnes sur leurs droits, l’aide à l’instruction des demandes et le travail de veille sociale en partenariat ». Ici aussi, la mission du médiateur numérique est envisagée dans une optique d’inclusion numérique. La culture et la littératie ont disparu au profit d’une dimension exclusivement opératoire et technique. Or le numérique ne doit pas être considéré comme une boîte noire, et l’internaute/citoyen ne peut pas être simplement envisagé comme presse-bouton.

Le rapport Lieux et acteurs de la médiation numérique. Quels impacts des demandes d’aide e-administrative sur l’offre et les pratiques de médiation ? ne dit pas autre chose, lorsqu’il montre comment l’aide aux démarches administratives influe sur le projet des structures de médiation numérique traditionnelles, et aboutit à déposséder les médiateurs numériques de leurs objectifs initiaux, non sans générer de la souffrance professionnelle et de l’inquiétude quant à l’avenir de la profession.

Lost in formation aussi

Il est fréquent d’entendre de futurs conseillers numériques, qui partagent le premier certificat de compétences professionnelles (CCP1) du titre professionnel de Responsable d’Espace de Médiation Numérique (REMN), se plaindre des activités relatives à l’impression 3D, les microcontrôleurs ou la programmation de robots pédagogiques. En effet, ils ne semblent pas comprendre l’intérêt de ces activités. Cette incompréhension se ressent également lors de leur certification où les fiches activités qu’ils présentent sont une succession de tâches à réaliser façon tutoriel, sans contextualisation et sans âme.

Le Référentiel Emploi Activité Compétence du titre professionnel est pourtant clair. La première compétence à valider consiste à « élaborer des programmes d’actions de médiation facilitant l’appropriation des savoirs et des usages numériques ». Cette appropriation des savoirs devrait normalement être comprise comme culture ou comme littératie numérique, mais de toute évidence elle ne l’est pas. Pour un juré, lors de l’entretien technique, il est souvent difficile de déterminer si les lacunes proviennent de l’organisme de formation ou de l’employeur, tant les deux semblent avoir en commun cette méconnaissance de ce que la médiation numérique pourrait être.

Y-a-t-il un médiateur pour sauver le numérique ?

Pourtant une fois sur le terrain, ces jeunes professionnels peuvent être amenés à intervenir sur des thématiques qui excèdent la simple maîtrise d’outils, comme les usages problématiques qu’il s’agisse d’usages excessifs ou de comportements en ligne (ce qui conduit inévitablement à intervenir auprès d’adolescents ou en parentalité) ; ou tout ce qui touche aux dimensions éthiques du numérique : la protection des données personnelles14, l’impact écologique du numérique, les alternatives aux GAFAM, les dark patterns, les algorithmes15 et l’intelligence artificielle, etc.

N’ayant ni les prérequis théoriques ni la posture professionnelle adéquate, ils répondent à une commande institutionnelle confondant bien souvent prévention et éducation. Faute de culture numérique, ils peuvent faire la promotion des usages responsables ou de la sobriété numérique, comme ils peuvent faire le jeu du solutionnisme technologique, du capitalisme de surveillance ou encore participer à la diffusion de paniques morales.

Autrement dit, alors que la médiation numérique se voudrait dans la filiation des pionniers d’Internet, elle risque de devenir le bras armé d’une logique gestionnaire qui vise la rationalisation des conduites humaines plutôt que l’émancipation. Alors que le Conseil national du numérique (CNNum) appelle de ses vœux un numérique au service des savoirs, il serait temps de reconnaître « qu’une culture numérique approfondie, acquise par l’éducation et l’expérience, appuyée sur une réflexion profonde de nos objectifs en tant qu’individus et en tant que société » ne pourra advenir sans professionnels de la médiation numérique formés à cet enjeu.

Un grand merci à Vincent Bernard d’avoir partagé avec nous ses réflexions. Si celles-ci vous font réagir, n’hésitez pas à partager les vôtres en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…