Quand le logiciel libre et Wikipédia donnent de l’espoir à François Bayrou

François Bayrou n’est pas totalement inconnu sur le Framablog. Nous l’avions ainsi gentiment taquiné à propos d’un syndrome qui porte désormais son nom et que nous connaissons assez bien pour en être parfois atteints, à savoir faire la promotion du logiciel libre tout en restant sur du logiciel propriétaire, parce que pas encore le temps, parce que difficile de rompre avec ses habitudes, etc.

Mais nous l’avions surtout apprécié lors de son intervention aux RMLL 2006 de Nancy où il nous exposait sa « vision des deux mondes » (marchand vs non marchand).

Il récidive ici au cours de l’émission de France Info Parlons Net ! du 27 février dernier, en se faisant, au passage et malgré lui, le défenseur d’un Wikipédia critiqué (sans grande imagination) par les journalistes de l’assistance.

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Morceaux choisis :

Pourquoi est-ce que je suis intéressé par l’univers des logiciels libres ? Pourquoi est-ce que je suis intéressé par l’univers wiki ? Parce que ce sont des modèles de société non marchands. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des gens qui à partir du logiciel libre ne font pas du marchand, ne créent pas des activités économiques, mais Wikipédia, pour prendre un exemple, c’est tout de même impressionnant qu’il y ait une encyclopédie de centaines de milliers de pages sur tout sujet, sans que personne n’ait été là pour des raisons marchandes.

(…)

Mais pour l’essentiel, ne prenez le petit défaut ou la petite faille, prenez le fait massif. Il y a là une encyclopédie, free, libre d’accès, à disposition de tout le monde, qui a été développée par des esprits généreux qui ont simplement voulu faire partager à d’autres ce qu’ils savaient. Vous ne trouvez pas que c’est intéressant. Vous ne trouvez pas que c’est intéressant que on ait des logiciels, des systèmes d’exploitation, qui soient constamment enrichis, bénévolement ou gratuitement. Et donc pour moi il y a là un projet de société qui est intéressant au moins à regarder et à réfléchir parce qu’il veut dire que la loi du profit ne commande pas tout. Qu’elle n’est pas totalement absente, on n’est pas naïf, bien sûr que les raisons économiques sont à prendre en compte. Mais elles ne doivent pas prendre la place de toutes les autres raisons de vivre : raison de chercher, raison d’enseigner, raison de transmettre, raison de s’élever, raison de créer, etc.

(…)

C’est important pour beaucoup de ceux qui vous écoutent sur le Net en particulier. Il y a là quelque chose qui donne de l’espoir dans la nature humaine. Alors comme tout, pas que de l’espoir. Mais il y a là quelque chose qui permet d’avoir une autre vision de l’avenir de l’humanité que cet avenir écrasé qu’on nous promet par ailleurs. Parce que si vraiment, ce que je crains, on est en train en France de mettre en place un réseau d’influence et de pouvoir sur des secteurs entiers de la société, où est la capacité de résistance ? Si vous êtes un citoyen moyen, un jeune garçon, une jeune fille ? Qu’est-ce que vous pouvez faire ? Vous défilez une fois, et après il n’y a plus de défilés comme vous le savez. Bon et bien il y a là, dans cette culture civique, quelque chose qui donne de l’espoir, qui en tout cas à moi me donne de l’espoir.

Ce n’est pas pour polémiquer mais, en ces temps troubles d’Hadopi, lorsque l’on entend ce type de discours, lorsque l’on relit le rapport Rocard commandé par Ségolène Royal, ou plus généralement lorsque l’on se remémore les réponses apportées par les candidats 2007 au questionnaire de l’April, on se dit que, dans le domaine précis qui nous préoccupe ici, on n’a pas forcément hérité du meilleur des présidents possibles…




Et les artistes dans tout ça ?

Dno1967 - CC byLe choix actuel de la répression et des verrous numériques est peut-être une solution à court terme pour l’industrie musicale mais il place les artistes en position plus que délicate vis-à-vis de leurs fans. Difficile en effet de ne pas réaliser que, le temps passant, les intérêts des uns et des autres sont de plus en plus divergents.

Dans le très tendu climat du moment (crise des ventes, « piratage » généralisé…), il est alors assez logique de voir des musiciens prendre ouvertement leur distance avec la logique des Majors et se regrouper pour faire entendre leur voix (sic !). C’est déjà le cas en Angleterre où quelques grands noms de la chanson britannique[1] se sont tout récemment réunis au sein de la Featured Artists Coalition (FAC) afin de « prendre le contrôle de leur musique et défendre leurs droits d’auteur face aux opportunités que représentent les technologies digitales ». C’est l’objet de notre traduction ci-dessous issue d’un article dédié du journal The Independent.

« La révolution digitale a balayé le vieux business de la musique des années soixante et a changé pour toujours la relation entre les artistes et les fans », explique le batteur du groupe Blur, David Rowntree. « Nous sommes à la recherche d’une nouvelle donne, basée sur l’équité, avec nos fans, l’industrie du disque et les gouvernements ». À rapprocher de ce que disait Mike Masnick dans sa très éclairante conférence consacrée au « cas Trent Reznor ».

Et en France, me direz-vous, où sont donc nos artistes, alors même qu’ils sont les premiers impliqués dans le projet de loi « Création et Internet » qui se discute en ce moment même à l’Assemblée ?

Force est de constater qu’on ne les entend pas beaucoup, comme si la majorité d’entre eux restaient prostrés dans une sorte de silence gêné, ayant par trop conscience des effets dévastateurs produits par des discours dont Thomas Dutronc offre une magnifique caricature.

Quitte à tomber dans l’excès inverse, nous lui préférons les propos du documentariste Grand François qui donnent peut-être plus à réfléchir :

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Mais revenons à nos anglais qui se rebiffent…

Ce n’est pas un crime de télécharger disent les musiciens

It’s not a crime to download, say musicians

Arifa Akbar – 12 mars 2009 – The Independent
(Traduction Framalang : Poupoul2)

Des musiciens, dont Robbie Williams, Annie Lennox, Billy Brag, David Rowntree (Blur) et Ed O’Brien (Radiohead) ont déclaré hier soir que le public ne devrait pas être poursuivi pour avoir téléchargé illégalement de la musique sur Internet.

la Featured Artists Coalition, qui intègre 140 des plus grandes stars pop et rock de Grande Bretagne a indiqué, lors de son inauguration, que des entreprises telles que MySpace ou Youtube devraient être mises à contribution, lorsqu’elles utilisent leur musique à des fins publicitaires.

Brag a déclaré à The Independent que la plupart des artistes ont voté contre toute tentative visant à criminaliser le téléchargement illégal de musique par le public.

Les musiciens exprimeront leur point de vue à Lord Carter, qui a suggéré que les particuliers qui se livrent au téléchargement illégal devraient être amenés devant les tribunaux.

Alors qu’Annie Lennox n’a pas pu assister à l’inauguration, elle a adressé un message de soutien, tout comme Peter Gabriel, tandis que David Gray, Fran Heal (Travis), Nick Mason (Pink Floyd) et Mick Jones (The Clash) ont fait une apparition.

Brag s’est exprimé comme membre clé de cette coalition, qui a été créée afin de donner une voix collective aux artistes qui veulent défendre leurs droits dans le monde numérique. Elle s’engage en faveur d’un marché plus équitable pour les musiciens, au moment où il peuvent utiliser Internet pour créer des liens directs avec leurs fans. « Ce que j’ai déclaré pendant l’inauguration est que l’industrie culturelle en Grande Bretagne poursuit son chemin vers la criminalisation de notre public, celui qui télécharge illégalement des mp3 », a-t-il déclaré.

« Si nous suivons l’industrie culturelle sur cette voie, nous ne ferons rien d’autre que de participer à ce mouvement protectionniste. Cela revient à essayer de remettre le dentifrice dans son tube ».

« Les artistes devraient être détenteurs de leurs propres droits, et devraient décider à quel moment leur musique peut être utilisée gratuitement, et à quel moment ils devraient être payés. »

Les artistes souhaitaient dire à Lord Carter : « Nous voulons nous ranger aux côtés du public, des consommateurs ».

O’Brien a déclaré « qu’il s’agit d’une période charnière pour l’industrie », ajoutant que « de nombreux droits et sources de revenu sont charcutés, et nous avons besoin de faire entendre notre voix. Je pense que tous les intervenants principaux veulent entendre ce que nous avons à dire. »

Notes

[1] Crédit photo : Dno1967 (Creative Commons By)




Traduction du plan d’action britannique en faveur de l’Open Source

Paolo Camera - CC byChose promise chose due. Voici la traduction (of course non officielle) du plan d’action gouvernemental britannique du 24 février dernier dont l’objectif clairement affiché est de « passer à la vitesse supérieure » pour ce qui concerne l’usage public du logiciel Open Source.

Nous l’avions évoqué dans deux récents articles qui constituent deux regards intéressants sur l’annonce de ce plan : celui de la BBC et celui du site d’enseignants OpenSourceSchools.

Vous y trouverez bon nombre d’arguments que les défenseurs du logiciel libre portent depuis des années. Reste à voir bien sûr si ces belles déclarations d’intention seront pragmatiquement suivies d’effets. Mais quoiqu’il arrive les Anglais[1] disposent désormais d’un document de poids sur lequel s’appuyer.

Avec ce travail, nous souhaitons informer le public francophone des avancées internationales du logiciel libre mais nous souhaitons également en profiter pour interroger ce qu’il se passe également chez nous. Y a-t-il une volonté similaire en France ? Si oui, les initiatives ont-elles la même envergure et la même ambition ?

Dans la mesure où le doute subsiste, que diriez-vous si nous tentions d’apporter cette traduction sur le bureau de notre nouvelle secrétaire d’État au développement de l’économie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet, pour lui poser directement la question ?

PS : Vous trouverez en fin d’article, pour impression ou… ré-utilisation, une version PDF (et OpenOffice.org) de la traduction.

Open Source, standards ouverts et ré-utilisation : le plan d’action du gouvernement

Open Source, Open Standards and Re-Use: Government Action Plan

Gouvernement du Royaume-Uni – 24 février 2009 – CIO.gov.UK
(Traduction Framalang : Poupoul2, Googy, Olivier et Don Rico)

Avant-propos

L’Open Source est l’un des développements majeurs de la culture informatique de ces vingt dernières années : il a démontré que des particuliers, en travaillant ensemble par le biais d’Internet, peuvent créer des produits qui rivalisent avec ceux de gigantesques entreprises, voire les dépassent ; il a également démontré que ces mêmes entreprises, mais aussi les gouvernements, peuvent devenir plus innovants, plus souples et plus efficaces dans leur gestion des coûts en tirant les fruits du travail communautaire. Grâce à cette base informatique, le mouvement Open Source a apporté ses lettres de noblesse à une nouvelle vision des droits de la propriété intellectuelle, du partage et de la disponibilité de l’information pour tout un chacun.

Depuis longtemps, ce gouvernement a pour principe, formellement exprimé pour la dernière fois en 2004, de chercher à utiliser des solutions Open Source là où elles offrent le choix le plus judicieux pour les dépenses du service public financées par le contribuable. Même si nous respectons depuis toujours l’opinion de ceux pour qui les gouvernements devraient favoriser l’Open Source par principe, notre position a toujours été que le critère principal devait être le meilleur rapport qualité-prix pour le contribuable.

Au cours des cinq dernières années, de nombreux services gouvernementaux ont démontré que l’Open Source peut s’avérer le meilleur choix pour le contribuable, dans nos services accessibles sur le Web, dans le National Health Service (NDT : Service de santé publique du Royaume-Uni) et dans d’autres services publics essentiels.

Mais il faut à présent passer à la vitesse supérieure.

  • (1) Nous voulons nous assurer que les services publics bénéficient toujours des meilleures solutions possibles au meilleur rapport qualité-prix, et être surs de payer au plus juste ce que nous achetons.
  • (2) Nous voulons partager et ré-utiliser ce que le contribuable a déjà financé au sein du secteur public, non seulement pour éviter de payer deux fois, mais aussi afin de réduire les risques et trouver des solutions communes aux besoins du gouvernement.
  • (3) Nous voulons encourager l’innovation au sein du Gouvernement, en incitant à penser Open Source, mais aussi en dehors du Gouvernement, en favorisant le développement d’un marché en pleine effervescence.
  • (4) Nous voulons offrir à l’industrie informatique, et plus largement à l’économie, les bénéfices de l’information que nous produisons et des logiciels que le Gouvernement développe.

Ainsi, nous estimons le moment venu de mettre à profit notre réputation d’impartialité et nos réussites, et d’engager de nouvelles actions concrètes pour que le recours aux logiciels libres soit envisagé avec sérieux et impartialité par les services informatiques gouvernementaux. Nous devons aussi rendre publiques nos exigences et publier nos statistiques concernant les formats ouverts, et chercher à atteindre le niveau de souplesse inhérent à l’Open Source dans nos relations avec les fournisseurs de logiciels propriétaires.

Cette stratégie Open Source répond à ces points essentiels. Elle détaille les étapes que nous devons franchir, au Gouvernement et avec nos fournisseurs informatiques, afin de tirer profit des atouts de l’Open Source.

Tom Watson, député au Parlement britannique
Ministre de l’Engagement numérique
(NdT : Équivalent du secrétaire d’état à l’économie numérique français).

Plan d’action gouvernemental

1. Le Gouvernement a revu pour la dernière fois sa politique liée à l’Open Source en 2004[2]. Cette politique indiquait clairement que le Gouvernement examinerait les solutions Open Source au même titre que les solutions propriétaires dans les passations de marchés informatiques et que les contrats seraient jugés sur des critères financiers.

2. Depuis 2004, le Gouvernement utilise davantage de logiciels Open Source, particulièrement en ce qui concerne les systèmes d’exploitation et les composants middleware des solutions métier. Par exemple :

  • 50% des principaux sites Web des services gouvernementaux ont adopté le serveur web Apache.
  • La colonne vertébrale du NHS utilise un système d’exploitation libre, et lorsque le remplacement de Netware par Open Enterprise Server sera achevé, 35 % des services du NHS, représentant 300 000 utilisateurs, seront pris en charge par une infrastructure Linux.
  • Des composants libres sont utilisés dans des systèmes cruciaux pour des missions décisives telles que Directgov (NdT : Site d’accès aux services publics britanniques) ou Electronic Vehicle Licensing (NdT : Service public de réduction fiscale lié à l’utilisation d’un véhicule électrique).

3. Cependant, depuis 2004 l’industrie du logiciel et le marché de l’informatique se sont aussi développés pour rendre les produits Open Source plus compétitifs et plus faciles à intégrer à l’univers professionnel des entreprises. Par exemple :

  • des modèles économiques solides et pérennes ont émergé. Ils permettent l’implémentation et le support des solutions Open Source.
  • un nombre croissant d’acteurs majeurs de l’industrie informatique se sont engagés activement dans l’Open Source et soutiennent l’utilisation de standards ouverts.
  • de grandes entreprises et des ministères font un usage quotidien d’éléments Open Source sur des systèmes sensibles ; par conséquent, les chefs d’entreprise appréhendent mieux les différents modèles commerciaux, ainsi que les modèles de gestion des coûts, des licence et des risques.

4. La manière d’aborder l’informatique gouvernementale a évolué et par conséquent il en est de même pour la manière d’aborder l’Open Source :

  • La création de la profession d’informaticien pour le gouvernement et l’ouverture du recrutement aux professionnels de la technologie ont permis d’améliorer les capacités et les connaissances pour aller vers une concurrence plus ouverte entre fournisseurs de solutions technologiques.
  • La création du Conseil des DSI a conduit à davantage d’ouverture et d’échanges d’informations sur les bonnes solutions logicielles et les expériences positives au sein du gouvernement. Il existe une forte volonté et des structures de service rodées pour réutiliser de façon optimale les produits informatiques déjà existants du gouvernement. L’Open Source et les standards ouverts peuvent apporter une importante contribution à ce processus.
  • La mise en place de la structure interministérielle gouvernementale et son adoption par les principaux fournisseurs informatiques du gouvernement ont permis de morceler les solutions professionnelles « fermées » en composants répondant à des besoins précis. Ceci permet le partage et la réutilisation des briques logicielles entre les différents domaines de l’action publique.
  • Les politiques de licences des fournisseurs de logiciels, en particulier quand le gouvernement n’est pas considéré comme une entité unique, et le manque de transparence des tarifs dans la filière de production sont autant d’obstacles à une réduction des coûts plus efficace et à une meilleure mutualisation des services entre les ministères.
  • Beaucoup de ministères ont d’ores et déjà conçu des « écosystèmes » permettant d’utiliser une gamme élargie de fournisseurs de solutions informatiques grâce à un partenariat général pour les prestations de service.
  • Les technologies et la culture de l’Open Source ont été adoptées dans d’autres domaines de l’action gouvernementale, par exemple pour la consultation publique du Livre blanc des sciences publié par le secrétariat d’état à la Recherche et à l’université (Department for Innovation, Universities and Skills, DIUS) et des conclusions du groupe de travail « Pouvoir de l’information » du Cabinet Office (NdT : Cabinet du premier ministre et secrétariat du Royaume-Unis).
La marche à suivre

5. Le gouvernement considère qu’afin d’atteindre ses objectifs clés, une série de mesures concrètes est nécessaire pour s’assurer qu’il existe une véritable « égalité des chances » entre le logiciel Open Source et le logiciel propriétaire, et pour que soit reconnu le rôle que peuvent jouer les logiciels Open Source concernant des objectifs plus vastes, tels que la réutilisation et les standards ouverts. Ce programme doit comporter à la fois une déclaration plus précise des stratégies menées et des actions concrètes entreprises par le gouvernement et ses fournisseurs. Les objectifs clés seront les suivants :

  • (1) s’assurer que le gouvernement adopte des standards ouverts et les utilise pour communiquer avec les citoyens et les entreprises qui auront adopté des solutions Open Source.
  • (2) s’assurer que les solutions Open Source seront prises en considération avec équité et choisies pour répondre aux appels d’offre gouvernementaux lorsqu’elles présentent le meilleur rapport qualité/prix (en tenant compte d’autres avantages tels que la réutilisation possible et la flexibilité).
  • (3) renforcer les compétences, l’expérience et les capacités au sein du gouvernement et de ses fournisseurs pour utiliser l’Open Source de façon optimale
  • (4) instaurer une culture Open Source du partage, de la réutilisation et du développement collaboratif entre le gouvernement et ses fournisseurs, en s’appuyant sur les processus et stratégies de réutilisation déjà validés par le Conseil des DSI et ainsi stimuler l’innovation, réduire les coûts et les risques, et enfin accroître la réactivité du marché.
  • (5) s’assurer qu’il n’existe pas d’obstacle procédurier à l’adoption des produits Open Source par le gouvernement, en accordant une attention particulière aux filières de productions et modèles économiques impliqués.
  • (6) s’assurer que les intégrateurs de systèmes et les fournisseurs de logiciels propriétaires pourront s’aligner sur le monde de l’Open Source pour ce qui est de la flexibilité et de la réutilisation de leurs produits et de leurs solutions.
Politique

6. La politique du gouvernement est la suivante :

Logiciels Open Source

  • (1) Le gouvernement examinera de façon équitable et approfondie solutions Open Source et solutions propriétaires dans les décisions d’attribution de marchés.
  • (2) Les attributions de marchés seront décidées en fonction du meilleur rapport qualité/prix pour l’objectif recherché, en prenant en compte le coût total de la solution logicielle sur toute sa durée de vie, y compris les coûts de résiliation et de transfert, après s’être assuré que les solutions satisfont aux conditions minimales exigées en termes de capacité, sécurité, extensibilité, possibilité de transfert, support et facilité de maintenance.
  • (3) Le gouvernement attendra des prestataires de TIC qu’ils proposent si nécessaire des produits alliant Open Source et logiciels propriétaires afin de disposer de l’offre la plus complète possible.
  • (4) Lorsque la différence tarifaire entre produits Open Source et propriétaires sera négligeable, les produits Open Source seront choisis au regard de leur plus grande souplesse d’utilisation.

Logiciels non Open Source

  • (5) Le gouvernement évitera, chaque fois que possible, les engagements contraignants qui le lierait à des logiciels propriétaires. Les coûts de résiliation, de renégociation et de redéploiement seront pris en compte dans les attributions de marchés, et il sera demandé aux prestataires de logiciels propriétaires de détailler les modalités de résiliation.
  • (6) Lorsque l’acquisition de produits non Open Source sera nécessaire, le gouvernement demandera que leurs licences soient valables pour l’ensemble du secteur public et que les licences déjà acquises puissent être transférées à tout le secteur public sans surcoût ni restriction. Le gouvernement négociera si nécessaire avec les fournisseurs des accords généraux interministériels afin d’être considéré comme une entité unique pour bénéficier du transfert de licences et des rabais inhérents aux commandes en volume.

Standards ouverts

  • (7) Le gouvernement utilisera les standards ouverts pour passer ses appels d’offres et exigera des solutions compatibles avec les standards ouverts. Le gouvernement soutiendra le développement des standards ouverts et des normes.

Ré-utilisation

  • (8) Le gouvernement veillera à bénéficier des pleins droits sur le code des logiciels modifiés ou adaptés à partir des produits commerciaux d’origine, de manière à s’assurer de leur possible réutilisation directe partout ailleurs dans le secteur public. Le cas échéant, les logiciels d’intérêt général développés pour le compte du gouvernement seront publiés suivant les principes de l’Open Source.
  • (9) Si le secteur public est déjà propriétaire d’un système, d’un outil ou d’une plateforme, le gouvernement exigera que ce produit soit réutilisé et que les contrats commerciaux en tiennent compte. Pour des acquisitions nouvelles, les prestataires devront garantir qu’ils n’ont pas déjà développé ou produit une solution similaire, pour tout ou partie, vendue par le passé au secteur public, ou si tel était le cas, dans quelle mesure ce précédent se traduira par une réduction des coûts, des risques et des délais.
  • (10) Lorsque les fournisseurs proposent un logiciel tiers, la transparence des coûts est de rigueur. En cas d’accord interministériel, il devrait être possible de procéder à la passation de marché au cas où cela conférerait une valeur ajoutée au secteur public dans son ensemble. Seuls les frais du fournisseur devront être facturés au gouvernement, à moins que le prestataire puisse apporter la preuve de façon claire et transparente de la valeur ajoutée du logiciel tiers.
Plan d’action

Les points-clés de l’action gouvernementale sont donc les suivants :

Action 1 : Transparence dans les passations de marchés. Le conseil des DSI, appuyé par « l’Office for Government Commerce » (NdT : L’organisme chargé de définir les appels d’offre pour le gouvernement), assurera l’équité entre les produits Open Source et les produits propriétaires en présentant des lignes directrices construites autour du rapport qualité/prix. Ces lignes directrices seront publiées et comprendront :

  • a) Les moyens de mise en œuvre et d’évaluation de la compatibilité avec les standards ouverts, ainsi que leur réutilisation généralisée potentielle dans le secteur public.
  • b) des formules standards à faire apparaître dans les cahiers des charges pour réaffirmer que la politique du gouvernement est de juger les solutions Open Source en fonction de leurs qualités intrinsèques et de leur coût total d’utilisation.
  • c) un guide faisant autorité, destiné aux acheteurs du secteur public, sur les problèmes spécifiques de licences, garanties et dédommagements inhérents à l’Open Source.

Action 2 : Amélioration des compétences au sein du gouvernement : le Conseil des DSI et l’OGC, en partenariat avec l’industrie et en s’inspirant des bonnes pratiques observées dans d’autres pays, vont lancer un programme de formation et d’acquisition de compétences destiné aux employés en charge de l’informatique et des passations de marchés au gouvernement. Ils pourront acquérir le savoir-faire nécessaire à l’évaluation et à la bonne utilisation des solutions Open Source. Cette opération a pour but d’améliorer l’information des fonctionnaires, leur niveau de compétence et leur assurance par rapport aux problématiques de licence, de maintenance et d’économie propres aux solutions Open Source.

Action 3 : La réutilisation comme principe pratique : les principes de fonctionnement du conseil des DSI mettent en exergue la transmission du savoir. Lorsque les solutions Open Source auront été évaluées et approuvées par une partie du Gouvernement, cette évaluation ne devrait pas être réitérée mais partagée. À cette fin, les ministères conserveront et partageront des archives de leurs approbation et utilisation des solutions Open Source, y compris pour les composants Open Source dans des solutions hybrides.

Action 4 : Maturité et développement durable : il existe une multitude de logiciels Open Source. Selon la nature de la mission gouvernementale, l’aboutissement du produit, la sécurité de son code noyau et la pérennité du projet lui-même sont des critères primordiaux. Le Conseil des DSI effectuera une évaluation régulière de l’aboutissement des produits et recommandera une liste de solutions et d’implémentations qui satisferont à ces critères consensuels.

Action 5 : Mise en demeure des fournisseurs : considérant les actions ci-dessus, les ministères du Gouvernement mettront en demeure leurs fournisseurs de leur démontrer qu’ils sont compétent en matière d’Open Source et que les produits Open Source ont été réellement envisagés comme tout ou partie de la solution logicielle qu’ils proposent. Lorsqu’aucune solution entièrement Open Source n’existe, les fournisseurs seront tenus d’envisager l’utilisation des produits Open Source au sein de solutions globales afin d’optimiser le coût de l’acquisition. Une attention particulière sera portée aux cas où des produits Open Source existent et ont déjà fait leurs preuves ailleurs au sein du gouvernement. Les fournisseurs qui mettront en avant des produits non Open Source auront à fournir la preuve qu’ils ont véritablement recherché des alternatives Open Source et devront expliquer pourquoi elles ont été écartées.

Action 6 : Exemples et politiques dans le monde entier, veille permanente des évolutions : le gouvernement du Royaume-Uni s’intéressera particulièrement aux exemples d’autres pays et d’autres secteurs pour encourager le développement des connaissances sur les produits et favoriser la concurrence entres fournisseurs. Le Royaume-Uni s’impliquera activement dans le développement de stratégies dans toute l’Union européenne et à l’international.

Action 7 : Collaboration active Gouvernement/Industrie : le Conseil des DSI travaillera de pair avec les intégrateurs de systèmes et les fournisseurs de logiciels pour que puissent émerger des solutions qui satisferont aux standards ouverts, intègreront l’Open Source et faciliteront sa réutilisation. Le gouvernement encouragera et facilitera la création de liens étroits entre les fournisseurs Open Source (organisations fournissant aide et support pour l’Open Source comprises) et les intégrateurs de systèmes. Le gouvernement partagera l’information avec l’industrie à propos des déploiements de l’Open Source en cours et des tests déjà effectués, de telle sorte que les connaissances acquises puissent être réutilisées.

Action 8 : Standards ouverts : Le gouvernement précisera les exigences du cahier des charges en référence aux standards ouverts et, dans la mesure du possible, demandera des solutions compatibles avec les standards ouverts. Il soutiendra l’utilisation du format Open Document (ISO/IEC 26300:2006) ainsi que des versions libres émergentes de formats auparavant propriétaires (par ex. ISO 19005-1:2005 (PDF) et ISO/IEC 29500 (formats Office Open XML)). La publication de l’information gouvernementale dans des formats ouverts sera de sa responsabilité, et l’usage de standards ouverts sera exigé sur les sites Web de l’État.

Action 9 : Technologies Open Source, ré-utilisation au sein du Gouvernement et publication adéquate du code : les acheteurs du gouvernement utiliseront une clause standard OJEU approuvée par l’OGC pour établir clairement que les solutions logicielles sont acquises sur la base de leur possible réutilisation partout ailleurs dans le secteur public. Les clauses du contrat standard OGC contiendront un article stipulant que le Gouvernement conservera les pleins droits sur les adaptations du code des logiciels ou les modifications des produits commerciaux tels qu’ils sont vendus, et qui établira clairement que ces droits couvrent la réutilisation partout ailleurs dans le secteur public et la possibilité de publier le code sur le principe de l’Open Source. Le cas échéant, les logiciels d’intérêt général développés par ou pour le gouvernement seront publiés suivant le principe de l’Open Source.

Action 10 : Communication, consultation et suivi : le gouvernement communiquera largement sur cette politique et ses actions connexes, et accroîtra sa communication si nécessaire. Il s’engagera aux côtés de la communauté Open Source et encouragera activement les projets qui pourraient, une fois leurs objectifs atteints, être labellisés comme des produits « Approuvés par le gouvernement ». Il suivra avec soin la stratégie et la politique de ces projets et rendra compte publiquement de leur évolution.

Commentaires

Pour contribuer au débat collectif en ligne à propos de ce plan d’action, nous avons créé une page publique qui recense des liens vers des blogs, des sites d’information et de réactions sur le gouvernement du Royaume-Uni, l’Open Source et les standards ouverts. Si vous publiez en ligne sur ces thèmes, veuillez utiliser le tag #ukgovOSS pour nous permettre de retrouver vos commentaires.

Notes

[1] Crédit photo : Paolo Camera (Creative Commons By)

[2] Usage des logiciels Open Source : Usage au sein du Gouvernement de Grande Bretagne, version 2. Cabinet Office/OGC, 28 octobre 2004.




Voudrait-on tuer le logiciel libre que l’on ne s’y prendrait pas mieux

Une de Libération - 10 mars 2009Le titre de mon billet du jour ne sort pas du cerveau torturé d’un gus dans un garage mais d’une émission radiophonique tout bien comme il faut de France-Inter. Il émane de Bernard Maris qui dans son émission L’autre économie du 9 mars dernier nous a proposé un percutant petit édito résumant si bien la situation que nous nous sommes permis de le reproduire ci-dessous.

Jacques Attali par ci, Une de Libération par là… on parle enfin de l’Hadopi en dehors de la blogosphère à la faveur de son passage à l’Assemblée. Et force est de constater que là aussi le projet de loi « Création et Internet » semble faire quasiment l’unanimité contre lui, les observateurs oscillant entre critique non voilée et grande perplexité.

Pour se tenir au courant, rien de tel que la revue de presse de la Quadrature du Net. À parcourir ces articles, on se dit que le chemin de croix de Christine Albanel et du gouvernement ne fait que commencer…

PS : Soit dit en passant, je plaide coupable par naïveté, mais qui peut bien m’expliquer pourquoi les émissions de ce joyau du service public qu’est Radio France ne sont pas librement disponibles en archives (et en formats ouverts) ?

La loi Hadopi

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Bernard Maris – 9 mars 2009 – L’autre économie – France Inter

Cette semaine les députés examinent le projet de loi HADOPI sur le piratage et le téléchargement illégal…

HADOPI qu’est ce que ça veut dire ? ca veut dire « Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet ». Cette Hadopi contrôlera et punira les internautes qui se livrent au téléchargement illégal. En fait le projet de loi sera pompeusement baptisé par le gouvernement « Création et internet » présenté par le ministère de la culture et inspiré par l’ancien PDG d’une grande surface, la FNAC. Que va faire cette autorité ? Lorsqu’un internaute téléchargera illégalement une œuvre musicale ou cinématographique depuis Internet, il sera rappelé à l’ordre, d’abord par l’envoi d’une lettre d’avertissement puis, en cas de récidive d’une lettre recommandée, et enfin par la suspension puis la résiliation de l’abonnement Internet.

C’est donc extrêmement sévère…

C’est sévère, mais on comprend la FNAC qui a envie de vendre des CD. Autrefois il y avait des milliers de marchands de disques en France, autant que de libraires, ils ont été tués par les grandes surfaces, et il est tout à fait humain qu’ayant liquidé les petits vendeurs, les gros veuillent garder leur rente. Les artistes, les créateurs, eux sont beaucoup plus partagés sur le piratage.

Pourquoi ?

Pour deux raisons.

  • Parce que le téléchargement ne les a pas empêché de vendre, au contraire les a fait connaître, n’a jamais diminué le nombre de fan dans les concerts pas plus que le magnétoscope n’a tué le cinéma ou la radio la chanson.
  • Pour une deuxième raison plus profonde. Les artistes, les créateurs savent qu’ils sont des imitateurs, ils ont appris de plus anciens, de plus géniaux, bref de maîtres. S’ils n’avaient pas eu accès à la création d’autrui, ils n’auraient pas créé. On peut aussi interdire les bibliothèques gratuites : c’est ce qu’avaient voulu faire certaines éditeurs. Ça ne favorisera pas l’éclosion des écrivains.

Enfin cette loi est une menace pour le logiciel libre…

Oui, parce qu’il faudra bien mettre des policiers derrière chaque ordinateurs, des mouchards qui seront des logiciels propriétaires, et que le rêve des logiciels propriétaires (Microsoft, Apple) est de tuer les logiciels libres qui sont beaucoup plus efficaces et performants ; et surtout fonctionnent selon un principe qu’ils détestent qui est celui de la coopération et de la réciprocité. Or il est impossible, par définition même, de filtrer les communications d’un logiciel libre. Logiciel livre et dispositifs de contrôle d’usage et de mouchardage sont ontologiquement incompatibles. Voudrait-on tuer le logiciel libre que l’on ne s’y prendrait pas mieux.

La phrase : On copie, on copie, et on finit par faire une œuvre. Picasso.




Un autre monde musical est possible nous dit Trent Reznor

On peut voir le document que nous vous présentons aujourd’hui comme la majeure contribution du Framablog au débat actuel sur le trop fameux projet de loi « Création et Internet », qui porte si mal son nom. Nous sommes en effet fiers de vous proposer la traduction (sous-titrage et transcription écrite ci-dessous) d’une conférence qui apporte comme un grand bol d’oxygène à la période tendue et crispée que nous sommes en train de traverser.

Oui, avec du talent et de l’imagination, on peut (économiquement) réussir dans la musique en dehors des circuits traditionnels (comprendre avant tout les Majors du disque) en utilisant à plein les extraordinaires potentialités d’Internet pour se mettre directement en relation avec son public.

C’est ce que démontre le parcours de l’artiste Trent Reznor, chanteur des Nine Inch Nails, brillamment analysé ici par Mike Masnick, dont le blog décrypte les tendances des nouveaux médias sociaux.

Cette conférence d’une quinzaine de minutes a été donnée en janvier dernier au MIDEM 2009 de Cannes. L’étrange équation énoncée, « CwF + RtB = $$$ », tient de la formule magique mais elle est pourtant simple à comprendre pourvu qu’on accepte la nouvelle donne et surtout les nouvelles règles du jeu.

N’ayez pas peur, disait l’autre. Nous ne sommes plus ici dans le monde des « pirates » à éradiquer mais dans celui, passionnant, de ceux qui ouvrent la voie d’un nouveau paradigme…

—> La vidéo au format webm

Trent Reznor et l’équation pour de futurs modèles économiques de la musique

Trent Reznor And The Formula For Future Music Business Models

Mike Masnick – 17 janvier 2008 – TechDirt
(Traduction Framalang : Don Rico, Joan, Yostral)

Je suis Mike Masnick, mon entreprise s’appelle Floor64. Voici notre site web : nous avons diverses activités, travaillons avec différentes entreprises, les aidons à comprendre les tendances des nouveaux médias sociaux et à établir un lien avec les communautés auxquelles elles s’adressent.

On me connaît surtout, quand on me connaît, pour TechDirt, le blog que nous publions sur Floor64. Voilà à quoi ça ressemble. Sur ce blog, j’aborde très souvent le sujet de l’industrie musicale et de l’industrie du disque, et j’ai notamment beaucoup écrit sur les initiatives de Trent Reznor et les modèles économiques qu’il applique et expérimente depuis quelque temps. Ces billets sont bien sûr à l’origine de cette intervention : « Pourquoi Trent Reznor et Nine Inch Nails représentent l’avenir de l’industrie musicale ».

Nous sommes un peu en retard car nous devions commencer à 11h45. Chez moi, en Californie, il est 2h45 du matin. Je souffre du décalage horaire, comme d’autres ici je pense, alors pour qu’on reste éveillés, je vais faire défiler que 280 diapos au cours de cette intervention, car je pense qu’en gardant un rythme soutenu on ne s’endormira pas trop vite. Mais pendant ces 280 diapos je vais quand même aborder quelques points importants sur les actions de Trent Reznor et expliquer pourquoi les modèles économiques qu’il expérimente représentent vraiment l’avenir de la musique.

Sans plus attendre, rentrons dans le vif du sujet.

Chapitre 1

Que ce soit volontaire ou pas, je n’en sais d’ailleurs rien, il semblerait que Trent Reznor ait découvert le secret d’un modèle économique efficace pour la musique. Ça commence par quelque chose de très simple : CwF, qui signifie « Créer un lien avec les fans ». Ajoutez-y une pincée de RtB : « Une Raison d’acheter ». Associez les deux, et vous obtenez un modèle économique. Ça parait très simple, et beaucoup pensent que ça n’a rien de sorcier. Mais le plus stupéfiant, c’est la difficulté qu’ont d’autres à combiner ces deux ingrédients afin de gagner de l’argent, alors que Trent Reznor, lui, s’en est sorti à merveille, à de nombreuses reprises, et de nombreuses façons.

Tout a commencé quand il était encore signé chez une major. Il a appliqué ce modèle de façon très intéressante sur l’album Year Zero, en 2007. Avant la sortie de l’album, il a établi un lien avec ses fans en organisant une sorte de chasse au trésor, ou un jeu de réalité virtuelle. Voici le dos du t-shirt qu’il portait pendant la tournée de 2007. Certaines lettres des noms de ville sont en surbrillance : en les isolant puis en les remettant dans l’ordre, on obtient la phrase « I am trying to believe ». Certains ont été assez futés pour assembler la phrase et y ajouter un « point com ». Puis ils sont allés sur le site « Iamtryingtobelieve.com » et se sont retrouvés dans un jeu de réalité virtuelle, qui était assez marrant. Voici qui a apporté un gros plus à l’expérience générale pour les fans et permis d’établir avec eux un lien qui allait au-delà de la seule musique.

Du coup, les fans étaient plus impliqués, motivés et impatients. Il est allé plus loin encore : vous approuverez ou pas, tout dépend de l’endroit où vous êtes assis dans la salle. Ça a mis en rogne la maison de disque de Reznor, parce qu’il s’est amusé à mettre de nouveaux morceaux sur des clés USB qu’il abandonnait ensuite par-terre dans les toilettes à chaque concert qu’il donnait. Les fans trouvaient ces clés USB dans les différentes salles de concert, les ramenaient chez eux, les branchaient sur leur ordinateur et y trouvaient de nouveaux morceaux de Nine Inch Nails, et bien sûr ils les partageaient.

De cette façon, le groupe a impliqué les fans, les a motivés et les a mis dans tous leurs états. Les seuls à ne pas avoir été ravis, c’était la RIAA, qui a envoyé des messages d’avertissement pour de la musique que Trent Reznor lui-même distribuait gratis. Ça, ce n’est pas un moyen d’établir un lien avec les fans, mais plutôt de se les mettre à dos.

Trent Reznor continuait donc à donner aux gens des raisons d’acheter alors qu’il refilait lui-même sa musique. Quand l’album est sorti, le CD changeait de couleur. On le mettait dans le lecteur, et en chauffant la couleur du disque changeait. C’est gadget, mais c’était assez sympa et ça donnait aux fans une raison d’acheter le CD, parce qu’on ne peut pas reproduire ça avec un MP3.

C’était un exemple simple datant de l’époque où il était encore sous contrat avec une major, mais passons au…

Chapitre 2

Après cet album, il n’avait plus de maison de disque, et a préféré voler de ses propres ailes, s’aventurant alors sur les terres soi-disant dévastées de l’industrie musicale d’aujourd’hui. Pourtant ça ne lui a pas posé problème, car il savait qu’en créant un lien avec les fans et en leur donnant une raison d’acheter il pouvait créer un modèle économique efficace. Il a donc commencé par l’album Ghosts I-IV, et il a créé des liens avec ses fans en leur offrant plusieurs choix, au lieu d’essayer de leur imposer une façon unique d’interagir avec sa musique. On avait différentes options, et il leur a donné une raison d’acheter en proposant une offre améliorée.

Je vais rapidement énumérer ces options. À la base, il y avait un téléchargement gratuit. L’album comptait 36 morceaux. On pouvait télécharger gratuitement les 9 premiers, et les 36 étaient sous licence Creative Commons, donc il était possible de les partager légalement. Bref, quand on voulait les télécharger gratuitement sur le site de NIN, on n’avait que les neuf premiers. Pour 5 dollars, on recevait les 36 morceaux et un fichier PDF de 40 pages. 5$ pour 36 morceaux, c’est beaucoup moins cher que le modèle d’iTunes à 1$ par chanson. Pour 10$, vous receviez une boîte avec deux CDs et un livret de 16 pages. 10 $ pour une boîte de 2 Cds, c’est pas mal. Mais ça, beaucoup d’autres le font, tout le monde applique ce principe de musique offerte et de vente de CDs à prix raisonnable sur le site.

Ce qui est intéressant, c’est ce qu’il a proposé en plus. Là, on commence par un coffret édition deluxe à 75 dollars, qui contenait tout un tas de choses. C’était une sorte de coffret, mais centré sur ce seul album et qui contenait un dvd et un disque blu-ray, un beau livret, le tout fourni dans une boîte sympa. 75$, bonne affaire pour des fans qui veulent vraiment soutenir Reznor. Mais le plus intéressant, c’était le coffret ultra deluxe édition limitée à 300 $.

Comme on le voit sur ce site, tous ont été vendus. Il y a tout un tas de suppléments dans ce coffret. Voici à quoi ça ressemblait.

Là encore, on trouve le contenu du coffret de base, plus d’autres trucs. Mais ce qui est vraiment important, c’est qu’il n’a été tiré qu’à 2500 exemplaires, et que tous étaient dédicacés par Trent Reznor. Le tout coûtait 300$, mais c’était exceptionnel, unique, et ça ajoutait de la valeur à la musique. Les 2500 ont été vendus, ce qui n’a rien d’étonnant. Mais ce qui est impressionnant, c’est la vitesse à laquelle ils sont partis. Moins de 30 heures. Faites le calcul : ça donne 750 000 dollars en 30 heures pour de la musique qu’il donnait gratuitement.

Rien que la première semaine, si l’on inclut les autres offres, ils ont encaissé 1,6 million de dollars, là encore pour de la musique qu’ils distribuaient gratuitement, sans label, mais c’était vraiment une façon de créer un lien avec les fans, de leur donner une raison d’acheter, et de trouver un modèle économique efficace. Même si c’était gratuit et qu’on pouvait tout télécharger légalement une fois les morceaux mis en ligne sur des sites de Torrent ou de partage de fichiers, voici ce qu’a publié Amazon la semaine dernière : la liste de leurs meilleures ventes d’albums au téléchargement en 2008, où Ghosts I-IV arrive en tête.

Donc, voici un album gratuit qui en une seule semaine a rapporté 1,6 million de dollars, et qui a continué à bien se vendre sur Amazon tout le reste de l’année. On se rend bien compte qu’ici, la question ce n’est pas le prix. Le fait que l’album soit disponible gratuitement ne signifie pas la fin du modèle économique, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Tant que l’on crée un lien avec les fans et qu’on leur donne une raison d’acheter, il y a de l’argent à se faire.

Chapitre 3

Dans cette série d’expériences, deux mois seulement après Ghosts I-IV est sorti The Slip, et cette fois-ci c’était complètement gratuit, il suffisait de donner son adresse e-mail et on pouvait le télécharger en entier. Un lien de plus avec les fans. Les téléchargements étaient de qualité, on avait le choix entre des versions MP3 ou lossless. Pas du tout le principe « on vous file gratis la version merdique, passez à la caisse pour une meilleure version ». Encore une fois, il a essayé d’innover pour créer un lien plus fort avec les fans.

Voici les données de TopSpin, qui fournissait l’infrastructure pour les téléchargements, et qui a créé ces cartes sympas sur Google Earth pour qu’on voit d’où tous les autres téléchargeaient. Pas forcément utile, mais c’était chouette, et ça contribuait à construire la communauté, à créer un lien avec les fans. En parallèle, le jour de la sortie de The Slip, ils ont publié la liste des concerts pour la tournée 2008. On pouvait donc télécharger la musique, l’écouter, et aussitôt acheter des places.

Bien entendu, Reznor et NIN on toujours veillé à ce qu’il y ait une raison d’acheter des billets : ils ne donnent pas de simples concerts, mais offrent un spectacle complet. Ils jouaient devant un grand écran et amenaient plein d’idées afin d’en faire une expérience passionnante pour les fans, et les fans en redemandent. Ils sont emballés à l’idée d’aller à ces concerts, et pas seulement parce qu’ils vont voir Trent Reznor jouer. Bien sûr, Reznor n’en faisait pas profiter que NIN. Il y avait des premières parties sur la tournée, et il a enregistré un disque samplé, téléchargeable gratuitement lui aussi, avec des fichiers de bonne qualité de morceaux des différents groupes qui jouaient en première partie, permettant ainsi aux fans de créer un lien et leur donnant des raisons d’acheter des places de concerts pour aller voir ces groupes s’ils leur plaisaient.

Là encore, même si l’album était gratuit, il a donné d’autres raisons d’acheter en pressant l’album sur CD et vinyl, avec un tas de contenu supplémentaire dans une édition limitée et numérotée. On en revient au procédé de Ghosts I-IV, avec des tas de suppléments. J’insiste sur ce point parce que c’est vraiment important.

Chapitre 4

On n’a parlé que de sortie d’album, mais ces règles ne s’appliquent pas seulement quand on sort un album. Il faut créer un lien avec les fans tout le temps, sans discontinuer. Voici le site Web de Reznor, où il a mis en place des tas d’idées intéressantes, et je vais passer vite dessus parce qu’il y a beaucoup de choses, mais le lien se crée en permanence. Quand on se connecte, on voit les nouveautés, et puis on trouve les fonctions habituelles : de la musique à écouter, des outils communautaires comme les forums, les tchats. Mais il y a aussi des éléments moins évidents. Par exemple ce flux de photos, qui proviennent de Flickr. Ces photos ne sont pas toutes des clichés du groupe prises par des pros, mais ceux que les fans mettent sur Flickr sont regroupés sur le site. Ainsi on peut voir ce que les autres voyaient aux concerts où vous êtes allés, ou à ceux que vous avez manqué.

Il offre aussi des fonds d’écran que l’on peut télécharger, sous licence Creative Commons. On peut les retoucher, et d’ailleurs vous remarquerez que les images d’illustration que j’utilise sont justement tirées de ces fonds d’écran, légèrement modifiés pour que ça rentre sur les diapos. Dans le même esprit que les photos Flickr, il y a les vidéos. En gros, les fans filment des vidéos avec leur téléphone mobile, les mettent en ligne sur YouTube, et elles sont toutes regroupées sur le site. Pas de problème de procès, pas d’avertissements, pas de réclamations de la part de YouTube, les vidéos servent juste à créer du lien avec les fans, à leur donner une raison d’acheter.

Sur le site, on peut aussi télécharger des fichiers bruts, et NIN encourage les fans à les remixer, à les écouter, à les noter, à les échanger, ce qui implique vraiment les fans.

Autres idées amusantes : des concours, par exemple des tickets cachés qu’il faut trouver sur le site, des coordonnées indiquant l’emplacement de places gratuites pour un concert que NIN donnait dans un tunnel d’égout à Los Angeles. Il a mis sur son site une enquête de 10 pages à remplir, ce qui a permis d’élaborer un profil complet de ses fans. Mais le plus intéressant, c’est le courriel qu’il a envoyé, assez long comme vous le voyez, qui a montré que Reznor est proche de ses fans, ce qui hélas est rare dans l’industrie musicale.

À suivre

Passons au dernier chapitre. Je l’intitule « À suivre » plutôt que « Dernier chapitre », parce que c’est loin d’être fini. Reznor continue en permanence à expérimenter de nouvelles idées. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai dû compléter cette intervention, en espérant qu’il allait calmer le rythme de ses expérimentations, parce que ça commençait à être dur de maintenir cette présentation à jour. Il a publié un billet sur son blog expliquant sur le ton de la plaisanterie avoir été contacté par un mystérieux groupe d’agitateurs qui avaient filmé trois concerts et mis en ligne les rushes, des rushes en haute définition. Il y en a pour 450 gigas de rushes. La plupart des disques durs n’ont pas une telle capacité, et ça m’étonnerait que beaucoup d’entre vous ici aient 450 Go sur votre portable. Et puis il y a les fournisseurs comme ComCast qui limitent la bande passante à 250 Go par mois, voire TimeWarner qui descend encore plus bas, à 5 Go par mois. Et voilà Reznor qui refile 450 Go de vidéo HD et déclare : « Je suis sûr que des fans entreprenants vont nous mitonner un truc sympa ». Ça c’est vraiment un super moyen de créer le lien avec les fans, de leur donner une raison d’acheter, et c’est ce qui donne le modèle économique.

On peut voir ça sous un autre angle : au lieu de signifier Connect with Fans, CtW pourrait être l’acronyme de Compete With Free (NdT : le Gratuit Compétitif) et Rtb, au lieu de Reason to Buy, peut être l’abréviation de Retour au Business. Au lieu de se plaindre sans cesse du piratage et de diaboliser les nouvelles technologies, il vaut mieux s’efforcer de trouver un modèle économique qui fonctionne.

Ce qu’il faut retenir, c’est que ça fonctionne pour de bon, sans qu’il y ait besoin de recourir aux licences collectives, aux DRM ou aux procès. Techniquement parlant, et c’est ce qui agace certains, il n’y a pas besoin de recourir aux droits d’auteur pour que ça marche: il suffit de créer le lien avec les fans et de leur donner une raison d’acheter.

Ce qu’il faut retenir aussi, c’est que ça vaut pour tous les musiciens, connus ou moins connus. Je me suis concentré sur Reznor, parce que c’est le sujet de mon intervention, mais des tas de petits groupes appliquent ce même modèle. En gros, Reznor ne fait qu’ouvrir la voie pour des tas d’autres et permettre que ça fonctionne. Quant aux autres, ils ne plagient pas, ils ne se contentent pas de copier les idées de Reznor. Ils partent de la recette de départ pour l’adapter à leur façon, et ça fonctionne aussi pour eux sans qu’ils aient à se soucier des licences, des DRM ou des procès. Pas de problème de copyright. Ils ne leur reste qu’à se concentrer sur l’avenir, sur la musique, et à inventer les modèles économiques qui fonctionnent de nos jours.

Voilà, j’ai expliqué dans cette intervention pourquoi Trent Reznor et NIN représentent l’avenir de l’industrie musicale. Si vous souhaitez me contacter, voici mes deux adresses e-mail.

Merci.




L’esquisse d’un monde inspiré par le logiciel libre est-il en train de voir le jour ?

Seeks2dream - CC by-saQuand « l’Open Source » quitte les rives de l’immatériel pour s’aventurer dans le matériel, cela intrigue Victor Keegan, journaliste au très respectable The Guardian, qui liste alors quelques exemples significatifs dessinant les contours d’un modèle émergent digne d’intérêt.

Nous ne le contredirons pas. Vous pouvez compter sur cet « observatoire de la culture libre en mouvement » qu’est devenu le Framablog pour vous tenir au courant de ces tentatives et incursions du « Libre » dans le monde physique, comme nous l’avions fait il y a peu avec cet étonnant projet de machine répliquante[1].

Pouvons-nous construire un monde avec l’Open Source ?

Can we build a world with open source

Victor Keegan – 5 mars 2009 – The Guardian
(Traduction Framalang : Claude et Goofy)

Vinay Gupta est un ingénieur écossais d’origine indienne qui conçoit des maisons à bas coût pour des régions pauvres ou des zones sinistrées, il met ensuite les habitations à disposition gratuitement sur le net afin que d’autres puissent les construire. Son fleuron est le système d’abri Hexayurt qui coûte environ 200 dollars (155 euros).

Il emploie des matériaux de construction communs, y compris des panneaux isolants, qui représentent selon lui un tiers du coût d’une tente. La stratégie commerciale consiste à réduire le prix des biens et des services de base à un niveau tel que les pauvres puissent en disposer. Gupta n’est qu’un exemple d’un mouvement mondial qui fait contrepoint à la révoltante rapacité des banques telle que la racontent jusqu’à saturation les médias internationaux.

On nous dit souvent que les meilleures choses dans la vie sont libres, mais peu ont essayé de le traduire par un modèle économique. Alors que le capitalisme financier est en fusion, il est curieux de constater qu’une activité entrepreneuriale complètement différente (appelons cela « commun-isme ») est, bien que minoritaire, en plein essor,

Cela consiste à agir pour le bien commun, pour rien : soit par motivation altruiste, soit parce que l’on escompte une compensation en utilisant les efforts volontaires des autres. Jusque récemment, ce genre d’activité (au nom générique « d’Open Source ») est restée confinée au logiciel via des projets communautaires fantastiques tels que Wikipédia, le navigateur Firefox (qui possède maintenant 21.5% du marché mondial) ou le système d’exploitation Linux.

Étonnamment, de tels produits n’apparaissent pas dans les chiffres du produit intérieur brut (PIB) : du moins, tant qu’ils ne sont pas utilisés dans un objet commercialisable, comme un ordinateur à bas prix sous Linux. C’est une richesse non enregistrée et, si le mouvement se développe, nous devrons reconsidérer notre façon de mesurer la richesse des nations.

L’Open Source a été mis en lumière la semaine dernière quand le gouvernement britannique a abandonné son inavouable négligence précédente afin de donner son approbation pour que les services publics utilisent des logiciels Open Source plutôt que propriétaires lorsqu’ils offrent un meilleur rendement financier. Reste à voir si c’est juste un brassage d’air pour couper le vent aux voiles des conservateurs (lesquels ont pris un avantage en déclarant que £600m, 650 millions d’euros, pourraient être épargnés en utilisant l’Open Source dans les projets publics), quoiqu’il en soit, c’est un pas dans la bonne direction.

L’Open Source est en mouvement et la chose intéressante est que cela se propage au matériel. La récession mondiale, coïncidant avec une expansion sans précédent des réseaux sociaux, devrait lui donner un grand élan et transformer le nouveau modèle en force globale.

Si vous avez envie d’un téléphone portable Open Source, essayez Openmoko.com. Vous voulez faire partie d’un projet Open Source construisant un modèle différent de voiture ? Regardez theoscarproject.org. Parmi d’autres initiatives intéressantes figurent openfarmtech.org où se développe une écologie Open Source par la construction d’éco-villages ou akvo.org qui se spécialise dans l’hygiène.

Le magazine Wired a récemment fait un reportage sur les progrès d’Arduino, la société italienne qui fabrique avec succès une carte mère Open Source. Il y a même un projet embryonnaire de maison Open Source sur le site de photos Flickr.

Le matériel Open Source n’a pas la même caractéristique que le logiciel parce que le produit final, contrairement aux créations numériques, ne peut être dupliqué sans coût supplémentaire. Il a un potentiel différent et il peut utiliser les réseaux pour libérer, dans le monde entier, les énergies créatrices d’employés insatisfaits ou de sans-emploi, afin de fabriquer des produits réellement voulus par la population et correspondant aux réalités locales, y compris la disponibilité des composants.

C’est un paradigme qui convient parfaitement à notre ère de réseaux, où la fabrication réelle des marchandises est externalisée. Si les gouvernements du monde s’inquiètent de l’origine des nouveaux produits et emplois quand finira enfin la récession, alors ils feraient mieux d’encourager la fabrication de biens par la population pour la population.

Notes

[1] Crédit photo : Seeks2dream (Creative Commons By-Sa)




Petit précis de lutte contre le copyright par Cory Doctorow

Joi - CC byEn ces temps troublés où fait rage le débat (ou plutôt la lutte en ce qui nous concerne) sur l’adoption du projet de loi Hadopi, où l’engagement et l’indignation des uns se heurte à l’indifférence, à la mauvaise foi ou à l’entêtement forcené des autres, il est bon d’avoir l’avis d’un artiste, un écrivain en l’occurrence, qui sait de quoi il parle.

Il s’agit de Cory Doctorow, dont nous avions déjà traduit ses difficultés existentielles d’écrivain à l’ère d’Internet.

Petit rappel : Cory Doctorow[1] est un auteur de science-fiction d’origine canadienne, journaliste et blogueur, animateur du site BoingBoing, militant à l’EFF, partisan de la free-culture et, comme il se définit lui-même, « activiste du numérique ».

En plus d’écrire des romans de qualité (Dans la dèche au royaume enchanté, Folio SF ; et son dernier, Little Brother, doit bientôt paraître chez Pocket, et ça les amis, c’est un scoop, de l’insider information.) publiés de façon classique, Cory Doctorow met à disposition toutes ses œuvres sous licence Creative Commons, à télécharger gratuitement (en anglais, les traductions françaises sont quant à elles soumises au régime des droits d’auteur).

Dans la préface à ses romans proposés au format pdf, il explique que cette démarche est pour lui la meilleure façon de ne pas vivre dans l’ombre et de voir son art diffusé, citant l’aphorisme de Tim O’Reilly : « Pour la majorité des écrivains, le gros problème ce n’est pas d’être piraté, c’est de rester inconnu ».

Dans cet article publié sur LocusMag.com (site d’un magazine de SF), Cory Doctorow expose de façon claire et pédagogique son point de vue sur le copyright (on pourrait dire droit d’auteur mais la notion n’est pas exactement la même), et explique en substance qu’à trop vouloir verrouiller le partage, on va finir par tuer la culture.

J’adapterai sa conclusion à la situation que nous vivons en ce moment en France et qui est en plein dans l’actualité, le projet de loi « Création et Internet » devant être examiné aujourd’hui, et ajouterai qu’en cherchant à préserver un modèle obsolète de diffusion du contenu culturel, les soi-disant défenseurs de la culture ne font que scier la branche sur laquelle ils sont assis.

Why I Copyfight : pourquoi je suis contre le copyright

Why I Copyfight

Cory Doctorow – novembre 2008 – LocusMag
(Traduction Framalang : Don Rico)

Pourquoi accorder tant d’importance à la question de la réforme du copyright ? Qu’est-ce qui est en jeu ?

Tout.

Jusqu’à une époque récente, le copyright était une réglementation industrielle. Si l’on tombait dans le domaine du copyright, cela signifiait que l’on utilisait quelque prodigieuse machine industrielle – une presse d’imprimerie, une caméra de cinéma, une presse à disques vinyles. Le coût d’un tel équipement étant conséquent, y ajouter deux cents billets pour s’offrir les services d’un bon avocat du droit de la propriété intellectuelle n’avait rien d’un sacrifice. Ces frais n’ajoutaient que quelques points de pourcentage au coût de production.

Lorsque des entités n’appartenant pas une industrie (individus, écoles, congrégations religieuses, etc.) interagissaient avec des œuvres soumises au copyright, l’utilisation qu’elles en avaient n’était pas régie par le droit de la propriété intellectuelle : elles lisaient des livres, écoutaient de la musique, chantaient autour du piano ou allaient au cinéma. Elles discutaient de ces œuvres. Elles les chantaient sous la douche. Les racontaient (avec des variations) aux enfants à l’heure du coucher. Les citaient. Peignaient des fresques inspirées de ces œuvres sur le mur de la chambre des enfants.

Puis vinrent les débuts du copyfight (NdT : lutte contre le copyright, abrégé ici en « anti-copyright ») : ce fut l’ère analogique, lorsque magnétoscopes, double lecteurs de cassettes, photocopieuses et outils de copie apparurent. Il était alors possible de se livrer à des activités relevant du droit de la propriété intellectuelle (copie, interprétation, projection, adaptation) avec des objets de tous les jours. On trouvait parfois sur les stands de vente des conventions SF des « romans » fanfics grossièrement reliés, les ados se draguaient à coups de compils, on pouvait apporter un film enregistré sur cassette chez les voisins pour se faire une soirée vidéo.

Pourtant, en comparaison, on risquait alors beaucoup moins gros. Même si l’on pouvait douter du caractère légal de certaines de ces activités (nul doute que les gros détenteurs de droits d’auteur les considéraient comme des valises nucléaires technologiques, comparaient les magnétoscopes à Jack l’Éventreur et affirmaient que « copier un disque sur une cassette allait tuer la musique »), faire appliquer la loi coûtait très cher. Éditeurs, maisons de disques et studios de cinéma ne pouvaient surveiller les activités auxquelles vous vous livriez chez vous, au travail, dans les fêtes ou aux conventions ; en tout cas pas sans recourir à un réseau ruineux de cafteurs rémunérés dont les salaires auraient dépassé les éventuelles pertes subies.

Arrive alors l’Internet et l’ordinateur personnel. Voici deux technologies qui forment une combinaison parfaite pour précipiter les activités ordinaires des gens ordinaires dans le monde du copyright : chaque foyer possède l’équipement nécessaire pour commettre des infractions en masse (le PC), lesquelles infractions se déroulent par le biais d’un vecteur public ‘l’Internet) que surveiller ne coûte rien, permettant ainsi une mise en application du copyright à faible coût dirigée contre des milliers d’Internautes comme vous et moi.

Qui plus est, les échanges effectués par Internet sont davantage susceptibles de représenter une violation du copyright que leur équivalent hors-ligne, car chaque échange sur Internet implique une copie. L’Internet est un système conçu pour produire de façon efficace des copies entre ordinateurs. Alors qu’il suffit de simples vibrations de l’air pour rendre possible une discussion dans votre cuisine, la même discussion passant par Internet génère des milliers de copies. Chaque fois que vous pressez une touche, cette action est copiée plusieurs fois sur votre ordinateur, copiée vers votre modem, puis copiée sur toute une série de routeurs, et ensuite (souvent) sur un serveur, processus qui aboutit à des centaines de copies, éphémères ou durables, pour enfin parvenir aux autres participants à la discussion, chez qui seront sans doute produites des dizaines de copies supplémentaires.

Dans le droit de la propriété intellectuelle, on considère la copie comme un événement rare et non négligeable. Sur Internet, la copie est automatique, instantanée, et produite en masse. Punaisez une vignette de Dilbert sur la porte de votre bureau, vous n’enfreignez pas le copyright. Prenez une photo de la porte de votre bureau et publiez-la sur votre site perso de sorte que vos mêmes collègues la voient, vous avez enfreint le copyright. Et puisque le droit de la propriété intellectuelle considère la copie comme une activité très réglementée, il impose des amendes pouvant atteindre des centaines de milliers de dollars pour chaque infraction.

Il existe un mot pour désigner tout ce que nous faisons à partir de créations intellectuelles – discuter, raconter, chanter, jouer, dessiner et réfléchir : ça s’appelle la culture.

La culture est ancienne. Elle existait bien avant le copyright.

L’existence de la culture, voilà qui rend le copyright rentable. Notre soif infinie de chansons à chanter ensemble, d’histoires à partager, d’art à admirer et à ajouter à notre vocabulaire visuel, telle est la raison qui nous pousse à dépenser de l’argent pour satisfaire ces désirs.

J’insiste sur ce point : si le copyright existe, c’est parce que la culture génère un marché pour les œuvres de l’esprit. Sans marché pour ces œuvres, il n’existerait aucune raison de se soucier du copyright.

Le contenu n’est pas roi : c’est la culture qui est reine. Si nous allons au cinéma, c’est pour discuter du film. Si je vous expédiais sur une île déserte et vous sommais de choisir entre vos disques et vos amis, vous seriez un sociopathe si vous choisissiez la musique.

Pour qu’il y ait culture, il faut partager l’information : la culture, c’est le partage de l’information. Les lecteurs de science-fiction le savent : dans le métro, le gars assis en face de vous qui est en train de bouquiner un roman de SF à couverture tapageuse fait partie de votre clan. Il y a de fortes chances que vous partagiez certains goûts de lecture, les mêmes références culturelles, et des sujets de discussion.

Si vous adorez une chanson, vous la faites écouter aux autres membres de votre tribu. Quand vous adorez un livre, vous le fourrez dans les mains de vos amis pour les encourager à le lire à leur tour. Quand vous voyez une émission géniale à la télé, vous incitez vos amis à la regarder aussi, ou bien vous cherchez ceux qui l’ont déjà regardée et entamez la conversation.

La réflexe naturel de quiconque s’entiche d’une œuvre de création, c’est de la partager. Et puisque sur Internet « partager » équivaut à « copier », voilà qui vous met directement dans le colimateur du copyright. Tout le monde copie. Dan Glickman, ancien membre du Congrès à présent à la tête de la Motion Picture Association of America (NdT : équivalent pour le cinéma de la tristement célèbre RIAA), défenseur on ne peut plus zélé du copyright, a reconnu avoir copié le documentaire de Kirby Dick This Film is Not Yet Rated (NdT : ce film n’a pas encore été classé), une critique au vitriol du processus de classement des films par la MPAA, mais a pris comme prétexte que la copie se trouvait « dans (son) coffre-fort ». Prétendre qu’on ne pratique pas la copie, c’est être aussi crispé et hypocrite que les anglais de l’époque victorienne qui juraient ne jamais, au grand jamais, se masturber. Chacun sait qu’il nous arrive à tous de mentir, et un grand nombre d’entre nous sait que tous les autres mentent aussi.

Mais le problème auquel est confronté le copyright, c’est que la plupart de ceux qui copient le reconnaissent volontiers. La majorité des internautes américains pratiquent l’échange de fichiers, considéré comme illégal. Si demain l’échange de fichiers par réseau P2P était enrayé, ceux qui le pratiquent partageraient les mêmes fichiers, et plus encore, en échangeant des disques durs, des clés USB ou encore des cartes mémoire (et davantage de données changeraient de main, bien que plus lentement).

Ceux qui copient savent qu’ils enfreignent les lois du copyright mais ne s’en inquiètent pas, ou croient que la loi ne peut criminaliser leurs pratiques, et pensent qu’elle lutte contre des formes de copie plus extrêmes telles que la vente de DVD pirates à la sauvette. En réalité, le droit du copyright réprime beaucoup moins lourdement ceux qui revendent des DVD que ceux qui téléchargent les mêmes films gratuitement sur Internet, et l’on risque beaucoup moins gros en achetant un de ces DVD (à cause des coûts très élevés de la lutte contre ceux qui font du commerce dans le monde réel) qu’en les téléchargeant sur le Net.

D’ailleurs, ceux qui pratiquent la copie s’attachent à établir une philosophie très élaborée à propos de ce qu’on a le droit ou pas de télécharger, avec qui et dans quelles circonstances. Ils intègrent des cercles privés de partage, décident entre eux de normes à respecter, et créent une multitude de para-copyrights qui constituent l’expression d’un accord culturel définissant la façon dont ils doivent se comporter.

Le gros problème, c’est que ces para-copyrights n’ont quasi rien en commun avec le véritable droit du copyright. Peu importe que vous en soyez partisan ou non, vous enfreignez sans doute la loi – alors si vous concevez des vidéo-clips d’animés (des clips de musique conçus en mettant bout à bout des séquences de films mangas — cherchez « vidéo-clips d’animés » dans Google pour en voir des exemples), vous aurez beau respecter les règles établies par votre groupe – par exemple l’interdiction de montrer vos créations à des personnes extérieures à votre groupe et l’obligation de n’utiliser que certaines sources de musique et de vidéos –, vous n’en commettrez pas moins pour des millions de dollars d’infractions à chaque fois que vous vous installerez devant votre PC.

Rien d’étonnant à ce que le para-copyright et le copyright ne puissent trouver de terrain d’entente. Car après tout, le copyright réglemente les pratiques commerciales entre entreprises géantes. Le para-copyright ne réglemente que les pratiques d’individus dans un cadre culturel donné. Normal que ces ensembles de règles n’aient rien en commun.

Il est tout à fait possible qu’on parvienne un jour à une détente entre ceux qui pratiquent la copie et les détenteurs de copyright : par exemple avec un ensemble de règles qui ne s’appliqueraient qu’à la « culture » et non à « l’industrie ». Mais pour amener autour de la table ceux qui copient, il faut impérativement cesser d’insinuer que toute copie non autorisée équivaut à du vol, à un crime, à un acte condamnable. Face à de tels propos, ceux qui savent la copie facile, juste et bénéfique estiment que ses détracteurs racontent n’importe quoi ou que leurs arguments ne les concernent pas.

Si demain l’on mettait fin à la copie sur Internet, on mettrait également fin à la culture sur Internet. Sans sa mine de vidéos considérées en infraction, YouTube disparaîtrait ; sans ses petits avatars et ses passionnants extraits de livres, d’articles et de blogs, LiveJournal passerait l’arme à gauche ; sans toutes ses photos d’objets, d’œuvres et de scènes sous copyright, sous marque déposée ou protégées d’une façon ou d’une autre, Flickr se viderait de sa substance et crèverait.

C’est grâce à nos discussions que nous voulons acquérir les œuvres dont nous discutons. Les fanfics sont écrits par des fanas de littérature. Les vidéos sur YouTube sont mises en ligne par ceux qui veulent vous donner envie de regarder les émissions dont elles sont extraites afin d’en discuter. Les avatars de LiveJournal permettent de montrer que l’on apprécie une œuvre.

Si la culture perd la guerre du copyright, ce que le copyright est censé défendre mourra avec lui.

Notes

[1] Crédit photo : Joi Ito (Creative Commons By)




Un autre monde est possible selon André Gorz (et le logiciel libre)

Imago - CC by-nc-saAvant de se donner la mort en septembre 2007, le philosophe et journaliste André Gorz a transmis un dernier texte à la revue EcoRev’, qu’il avait parrainée lors de sa création, intitulé « La sortie du capitalisme a déjà commencé ».

Nous le reproduisons ici pour alimenter le débat, en rappelant que le sous-titre de ce blog stipule que « ce serait l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code ». Ce texte ayant fait l’objet d’une version remaniée, nous avons choisi de mettre en ligne l’un après l’autre les deux articles, qui bien que très proches, offrent tout de même d’intéressantes nuances.

Extrait de la version remaniée :

Ce qui importe pour le moment, c’est que la principale force productive et la principale source de rentes tombent progressivement dans le domaine public et tendent vers la gratuité ; que la propriété privée des moyens de production et donc le monopole de l’offre deviennent progressivement impossibles ; que par conséquent l’emprise du capital sur la consommation se relâche et que celle-ci peut tendre à s’émanciper de l’offre marchande. Il s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa base. La lutte engagée entre les logiciels propriétaires et les logiciels libres (libre, free, est aussi l’équivalent anglais de gratuit) a été le coup d’envoi du conflit central de l’époque. Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation de richesses premières – la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.

Cette sortie implique nécessairement que nous nous émanciperons de l’emprise qu’exerce le capital sur la consommation et de son monopole des moyens de production. Elle signifie l’unité rétablie du sujet de la production et du sujet de la consommation et donc l’autonomie retrouvée dans la définition de nos besoins et de leur mode de satisfaction. L’obstacle insurmontable que le capitalisme avait dressé sur cette voie était la nature même des moyens de production qu’il avait mis en place : ils constituait une mégamachine dont tous étaient les serviteurs et qui nous dictait les fins à poursuivre et la vie a mener. Cette période tire à sa fin. Les moyens d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement obsolète. Claudio Prado invoque l’appropriation des technologies parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme le demandait Ivan Illich, chacun peut l’utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire… sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le liberté d’autrui d’en faire autant ; et parce que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux) stimule l’accomplissement personnel et élargit l’autonomie de tous. La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle.

Extrait de la version originale :

Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre, de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels – connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. – reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production « libre » de toute le vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales.

Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée « out-cooperating », un exemple classique étant Wikipedia qui est en train d’« out-cooperate » l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à le baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la « culture du quotidien » sans avoir à être enseignés, est un exemple parmi d’autres. L’invention fabbers, aussi appelés digital fabicators ou factories in a box – il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où – ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.

Un texte qui pour certains a valeur de référence et que nous souhaitions vous faire partager.

Non seulement André Gorz[1] y annonce par anticipation la crise que nous vivons actuellement (et peut-être aussi les logiques sous-jacentes à la loi Hadopi) mais il nous propose également quelques pistes pour en sortir. Que le logiciel libre soit aujourd’hui un exemple, un espoir et une source d’inspiration aux solutions envisagées n’est en rien étonnant tant nous sommes allés loin dans la privatisation des biens communs et la déshumanisation du monde…

La sortie du capitalisme a déjà commencé (version 2)

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André Gorz – 17 septembre 2007 – EcoRev

EcoRev’ précise : Ce texte qu’André Gorz a terminé d’écrire le 17/09/2007 est une version revue et approfondie de celui écrit pour le manifeste d’Utopia (voir ci-dessous). Rebaptisé pour notre dossier Le travail dans la sortie du capitalisme il a depuis été publié dans son livre posthume Écologica sous le titre La sortie du capitalisme a déjà commencé.

La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.

La crise du système se manifeste au niveau macro-économique aussi bien qu’au niveau micro-économique. Elle s’explique principalement par un bouleversement technoscientifique qui introduit une rupture dans le développement du capitalisme et ruine, par ses répercussions la base de son pouvoir et sa capacité de se reproduire. J’essaierai d’analyser cette crise d’abord sous l’angle macro-économique, ensuite dans ses effets sur le fonctionnement et la gestion des entreprises.

L’informatisation et la robotisation ont permis de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités décroissantes de travail. Le coût du travail par unité de produit ne cesse de diminuer et le prix des produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail pour une production donnée diminue, plus le valeur produite par travailleur – sa productivité – doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne diminue pas. On a donc cet apparent paradoxe que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue. La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer. Le système évolue vers une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables.

Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive du capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas même quand leurs bénéfices explosent.

La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. La masse de capital que l’industrie financière draine et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise l’économie réelle (le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB mondial). La « valeur » de ce capital est purement fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement et le « good will », c’est-à-dire sur des anticipations : la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier, les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations, etc. Les cours de Bourse se gonflent de capitaux et de leurs plus-values futurs et les ménages se trouvent incités par les banques à acheter (entre autres) des actions et des certificats d’investissement immobilier, à accélérer ainsi la hausse des cours, à emprunter à leur banque des sommes croissantes à mesure qu’augmente leur capital fictif boursier.

La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretien l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage bancaire de plus-value fictives, et permet aux États-Unis une « croissance économique » qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance chinoise). L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée (la dépression japonaise dure depuis bientôt quinze ans).

On a beau accuser le spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière (en particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que l’industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses gigantesque d’actifs financiers et la faillite du système bancaire. La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer.

La forme barbare nous est déjà familière. Elle prévaut dans plusieurs régions d’Afrique, dominées par des chefs de guerre, par le pillage des ruines de la modernité, les massacres et trafics d’êtres humains, sur fond de famine. Les trois Mad Max étaient des récits d’anticipation.

Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en revanche, n’est que très rarement envisagée. L’évocation de la catastrophe climatique qui menace conduit généralement à envisager un nécessaire « changement de mentalité », mais la nature de ce changement, ses conditions de possibilité, les obstacles à écarter semblent défier l’imagination. Envisager une autre économie, d’autres rapports sociaux, d’autres modes et moyens de production et modes de vie passe pour « irréaliste », comme si la société de la marchandise, du salariat et de l’argent était indépassable. En réalité une foule d’indices convergents suggèrent que ce dépassement est déjà amorcé et que les chances d’une sortie civilisée du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent la possibilité.

Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur la production et la consommation à la fois. En dépossédant d’abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs produits, il s’est assuré progressivement le monopole des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital. Toute appropriation des moyens de production par les producteurs en devenait impossible. En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins. C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence de fissurer.

Dans un premier temps, l’informatisation a eu pour but de réduire les coûts de production. Pour éviter que cette réduction des coûts entraîne une baisse correspondante du prix des marchandises, il fallait, dans toute la mesure du possible, soustraire celles-ci aux lois du marché. Cette soustraction consiste à conférer aux marchandises des qualités incomparables grâce auxquelles elles paraissent sans équivalent et cessent par conséquent d’apparaître comme de simples marchandises.

La valeur commerciale (le prix) des produits devait donc dépendre davantage de leurs qualités immatérielles non mesurables que de leur utilité (valeur d’usage) substantielle. Ces qualités immatérielles – le style, la nouveauté le prestige de la marque, le rareté ou « exclusivité » – devaient conférer aux produits un statut comparable à celui des oeuvres d’art : celles-ci ont une valeur intrinsèque, il n’existe aucun étalon permettant d’établir entre elles un rapport d’équivalence ou « juste prix ». Ce ne sont donc pas de vraies marchandises. Leur prix dépend de leur rareté, de la réputation du créateur, du désir de l’acheteur éventuel. Les qualités immatérielles incomparables procurent à la firme productrice l’équivalent d’un monopole et la possibilité de s’assurer une rente de nouveauté, de rareté, d’exclusivité. Cette rente masque, compense et souvent surcompense la diminution de la valeur au sens économique que la baisse des coûts de production entraîne pour les produits en tant que marchandises par essence échangeable entre elles selon leur rapport d’équivalence.

Du point de vue économique, l’innovation ne crée donc pas de valeur ; elle est le moyen de créer de la rareté source de rente et d’obtenir un surprix au détriment des produits concurrents. La part de la rente dans le prix d’une marchandise peut être dix, vingt ou cinquante fois plus grand que son coût de revient, et cela ne vaut pas seulement pour les articles de luxe ; cela vaut aussi bien pour des articles d’usage courant comme les baskets, T-shirts, portables, disques, jeans etc.
Or la rente n’est pas de même nature que le profit : elle ne correspond pas à la création d’un surcroît de valeur, d’une plus-value. Elle redistribue la masse totale de le valeur au profit des entreprises rentières et aux dépends des autres ; elle n’augmente pas cette masse[2].

Lorsque l’accroissement de la rente devient le but déterminent de la politique des firmes – plus important que le profit qui, lui, se heurte à le limite interne indiquée plus haut – la concurrence entre les firmes porte avant tout sur leur capacité et rapidité d’innovation. C’est d’elle que dépend avant tout la grandeur de leur rente. Elles cherchent donc a se surpasser dans le lancement de nouveaux produits ou modèles ou styles, par l’originalité du design, par l’inventivité de leurs campagnes de marketing, par la « personnalisation » des produits. L’accélération de l’obsolescence, qui va de pair avec la diminution de la durabilité des produits et de la possibilité de les réparer, devient le moyen décisif d’augmenter le volume des ventes. Elle oblige les firmes à inventer continuellement des besoins et des désirs nouveaux , à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale, érotique, à diffuser une « culture de la consommation » qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref sur ce que j’ai appelé ailleurs la « socialisation antisociale ».

Tout s’oppose dans ce système à l’autonomie des individus ; à leur capacité de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à leurs besoins communs ; de se concerter sur la meilleure manière d’éliminer les gaspillages, d’économiser les ressources, d’élaborer ensemble, en tant que producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant – de ce que Jacques Delors appelait une « abondance frugale ». De toute évidence, la rupture avec la tendance au « produire plus, consommer plus » et la redéfinition autonome d’un modèle de vie visant à faire plus et mieux avec moins, suppose la rupture avec une civilisation où on ne produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien de ce qu’on produit ; où producteurs et consommateurs sont séparés et où chacun s’oppose à lui-même en tant qu’il est toujours l’un et l’autre à la fois ; où tous les besoins et tous les désirs sont rebattus sur le besoin de gagner de l’argent et le désir de gagner plus ; où la possibilité de l’autoproduction pour l’autoconsommation semble hors de portée et ridiculement archaïque – à tort.

Et pourtant : la « dictature sur les besoins » perd de sa force. L’emprise que les firmes exercent sur les consommateurs devient plus fragile en dépit de l’explosion des dépenses pour le marketing et la publicité. La tendance à l’autoproduction regagne du terrain en raison du poids croissant qu’ont les contenus immatériels dans la nature des marchandises. Le monopole de l’offre échappe petit à petit au capital.

Il n’était pas difficile de privatiser et de monopoliser des contenus immatériels aussi longtemps que connaissances, idées, concepts mis en oeuvre dans la production et dans la conception des marchandises étaient définis en fonction de machines et d’articles dans lesquels ils étaient incorporés en vue d’un usage précis. Machines et articles pouvaient être brevetés et la position de monopole protégée. La propriété privée de connaissances et de concepts était rendue possible par le fait qu’ils étaient inséparables des objets qui les matérialisaient. Ils étaient une composante du capital fixe.

Mais tout change quand les contenus immatériels ne sont plus inséparables des produits qui les contiennent ni même des personnes qui les détiennent ; quand ils accèdent a une existence indépendante de toute utilisation particulière et qu’ils sont susceptibles, traduits en logiciels, d’être reproduits en quantités illimitées pour un coût infime. Ils peuvent alors devenir un bien abondant qui, par sa disponibilité illimitée, perd toute valeur d’échange et tombe dans le domaine public comme bien commun gratuit – à moins qu’on ne réussisse à l’en empêcher en en interdisant l’accès et l’usage illimités auxquels il se prête.

Le problème auquel se heurte « l’économie de la connaissance » provient du fait que la dimension immatérielle dont dépend le rentabilité des marchandises n’est pas, à l’âge de l’informatique, de la même nature que ces dernières : elle n’est la propriété privée ni des entreprises ni des collaborateurs de celles-ci ; elle n’est pas de par sa nature privatisable et ne peut par conséquent devenir une vraie marchandise. Elle peut seulement être déguisée en propriété privée et marchandise en réservant son usage exclusif par des artifices juridiques ou techniques (codes d’accès secrets). Ce déguisement ne change cependant rien à la réalité de bien commun du bien ainsi déguisé : il reste une non-marchandise non vendable dont l’accès et l’usage libres sont interdits parce qu’ils demeurent toujours possibles, parce que le guettent les « copies illicites », les « imitations », les usages interdits. Le soi-disant propriétaire lui-même ne peut les vendre c’est-à-dire en transférer la propriété privée à un autre, comme il le ferait pour une vraie marchandise ; il ne peut vendre qu’un droit d’accès ou d’usage « sous licence ».

L’économie de la connaissance se donne ainsi pour base une richesse ayant vocation d’être un bien commun, et les brevets et copyrights censés le privatiser n’y changent rien ; l’aire de la gratuité s’étend irrésistiblement. L’informatique et internet minent le règne de la marchandise à sa base. Tout ce qui est traduisible en langage numérique et reproductible, communicable sans frais tend irrésistiblement à devenir un bien commun, voire un bien commun universel quand il est accessible à tous et utilisable par tous. N’importe qui peut reproduire avec son ordinateur des contenus immatériels comme le design, les plans de construction ou de montage, les formules et équations chimiques ; inventer ses propres styles et formes ; imprimer des textes, graver des disques, reproduire des tableaux. Plus de 200 millions de références sont actuellement accessibles sous licence « créative commons ». Au Brésil, où l’industrie du disque commercialise 15 nouveaux CD par an, les jeunes des favelas en gravent 80 par semaine et les diffusent dans la rue. Les trois quarts des ordinateurs produits en 2004 étaient autoproduits dans les favelas avec les composants de matériels mis au rebut. Le gouvernement soutient les coopératives et groupements informels d’autoproduction pour l’auto approvisionnement.

Claudio Prado, qui dirige le département de la culture numérique au ministère de la Culture du Brésil, disait récemment : « L’emploi est une espèce en voie d’extinction… Nous comptons sauter cette phase merdique du 20è siècle pour passer directement du 19è au 21è siècle ». L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été officiellement soutenue : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». La prochaine étape sera logiquement l’autoproduction de moyens de production. J’y reviendrai encore.

Ce qui importe pour le moment, c’est que la principale force productive et la principale source de rentes tombent progressivement dans le domaine public et tendent vers la gratuité ; que la propriété privée des moyens de production et donc le monopole de l’offre deviennent progressivement impossibles ; que par conséquent l’emprise du capital sur la consommation se relâche et que celle-ci peut tendre à s’émanciper de l’offre marchande. Il s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa base. La lutte engagée entre les « logiciels propriétaires » et les « logiciels libres » (libre, « free », est aussi l’équivalent anglais de « gratuit ») a été Le coup d’envoi du conflit central de l’époque. Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation de richesses premières – la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.

Cette sortie implique nécessairement que nous nous émanciperons de l’emprise qu’exerce le capital sur la consommation et de son monopole des moyens de production. Elle signifie l’unité rétablie du sujet de la production et du sujet de la consommation et donc l’autonomie retrouvée dans la définition de nos besoins et de leur mode de satisfaction. L’obstacle insurmontable que le capitalisme avait dressé sur cette voie était la nature même des moyens de production qu’il avait mis en place : ils constituait une mégamachine dont tous étaient les serviteurs et qui nous dictait les fins à poursuivre et la vie a mener. Cette période tire à sa fin. Les moyens d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement obsolète. Claudio Prado invoque « l’appropriation des technologies » parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme le demandait Ivan Illich, « chacun peut l’utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire… sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le liberté d’autrui d’en faire autant » ; et parce que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux) « stimule l’accomplissement personnel » et élargit l’autonomie de tous. La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang « les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle ».

Les outils high-tech existants ou en cours de développement, généralement comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourra être produit dans des ateliers coopératifs ou communaux ; où les activités de production pourront être combinées avec l’apprentissage et l’enseignement, avec l’expérimentation et la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums et matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques d’agriculture, de construction, de médecine etc. Les ateliers communaux d’autoproduction seront interconnectés à, l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail sera producteur de culture, l’autoproduction un mode d’épanouissement.

Deux circonstances plaident en faveur de ce type de développement. La première est qu’il existe beaucoup plus de compétences, de talents et de créativité que l’économie capitaliste n’en peut utiliser. Cet excédent de ressources humaines ne peut devenir productif que dans une économie où la création de richesses n’est pas soumise aux critères de rentabilité. La seconde est que « l’emploi est une espèce en voie d’extinction ».

Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine.

La sortie du capitalisme a déjà commencé (version 1)

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André Gorz – 16 septembre 2007 – EcoRev

Ce texte d’André Gorz a été distribué le 16 septembre 2007 à l’université d’Utopia.

La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.

Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux accumulés n’est plus capable de se valoriser par l’accroissement de la production et l’extension des marchés. La production n’est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et des délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l’échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d’achat. Or moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur est important, plus le taux d’exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur produits par chaque travailleur doivent être élevés. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.

Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux Etats-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent, en moyenne, de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas, même quand leurs bénéfices explosent. L’impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d’une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (suraccumulé), les pouvoirs financiers ont pris l’habitude d’inciter les ménages à s’endetter, à consommer leurs revenus futur, leurs gains boursiers futurs, la hausse future des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que pourront dégager les dépeçages et restructurations, imposés par les LBO, d’entreprises qui ne s’étaient pas encore mises à l’heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.

La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l’espace d’environ six ans, passant de 80 000 milliards à 160 000 milliards de dollars (soit trois le PIB mondial), entretenant aux Etats-Unis une croissance économique fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l’économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l’Europe.

L’économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n’éclate pas – et une hausse continue – du prix de l’immobilier pour que n’éclate pas la bulle des certificats d’investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l’épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles – car l’éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l’économie réelle d’une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).

« Nous cheminons au bord du gouffre », écrivait Robert Benton. Voilà qui explique qu’aucun Etat n’ose prendre le risque de s’aliéner ou d’inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu’une politique sociale ou une politique de « relance de la croissance » puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n’y a rien à attendre de décisif des Etats nationaux qui, au nom de l’impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d’un quasi-Etat supranational imposant des lois faites sur mesure dans l’intérêt du capital mondial dont il est l’émanation. Ces lois, promulguées par l’OMC, l’OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout-marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commercia1es. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclaré à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme « travail » pour peu qu’elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s’y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l’Etat ne fût plus le garant de la reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manœuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation.

Le tout-marchand s’attaquait à l’existence de ce que les britanniques appellent les commons et les Allemands le Gemeinwesen, c’est-à-dire à l’existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionnellement accessibles et utilisables par nous. Contre la privatisation des biens communs les individus ont tendance à réagir par des actions communes, unis en un seul sujet. L’Etat a tendance à empêcher et le cas échéant à réprimer cette union de tous d’autant plus fermement qu’il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menacent de se radicaliser, et plus la répression s’accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.

Si l’on a à l’esprit cette toile de fond, les programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernement et les partis apparaissent comme des diversions irréelles qui masquent le fait que le capitalisme n’offre aucune perspective d’avenir sinon celle d’une détériorisation continue de vie, d’une aggravation de sa crise, d’un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n’y a aucun « mieux » à attendre si on juge le mieux selon les critères habituels. Il n’y aura plus de « développement » sous la forme du plus d’emplois, plus de salaire, plus de sécurité. Il n’y aura plus de « croissance » dont les fruits puissent être socialement redistribués et utilisés pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme.

L’espoir mis, il y a quarante ans, dans des « réformes révolutionnaires » qui, engagées de l’intérieur du système sous la pression de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n’existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d’achat à de moins en moins d’actifs ; elle n’est plus concentrée dans de grandes usines pas plus que ne l’est la force de travail. L’emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d’un contrat de travail. Les promesses et programmes de « retour » au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d’entretenir l’imaginaire salarial et marchand c’est-à-dire l’idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l’argent gagnés autrement dit qu’il n’y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises, qu’il n’y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme

L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d’imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher l’intériorisation des conditions de vie.

La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d’être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d’un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s’impose donc d’une façon ou d’une autre. La reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d’une des deux « principales sources d’où jaillit toute richesse » : la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s’opérer.

L’instauration d’un socialisme de guerre, dictatorial, centralisateur, techno-bureautique serait la conclusion logique – on est tenté de dire « normale » – d’une civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses croissantes de capital, a procédé à ce que Marcuse appelle la « désublimation répressive » – c’est-à-dire la répression des « besoins supérieurs », pour créer méthodiquement des besoins croissants de consommation individuelle, sans s’occuper des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé dès le début la question qui est à l’origine des sociétés : la question du rapport entre les besoins et les conditions qui rendent leur satisfaction possible : la question d’une façon de gérer des ressources limitées de manière qu’elles suffisent durablement à couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d’un accord général sur ce qui suffira à chacun, de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles.

Nous sommes donc arrivés à un point où les conditions n’existent plus qui permettraient la satisfaction des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés, imposés, persuadé d’avoir afin d ’écouler des marchandises qu’il nous a enseigné à désirer. Pour nous enseigner à y renoncer, l’écodictature semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle aurait la préférence de ceux qui tiennent le capitalisme et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer des richesses ; et qui prévoient une reconstitution du capitalisme sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques auront remis les compteurs à zéro en provoquant une annulation des dettes et des créances.

Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre (freenet), de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels – connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. – reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production « libre » de toute la vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales. Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée « out-cooperating », un exemple classique étant Wikipedia qui est en train d’« out-cooperate » l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à la baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la « culture du quotidien » sans avoir à être enseignées, est un exemple parmi d’autres. L’invention fabbers, aussi appelés digital fabricators ou factories in a box – il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où – ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.

Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché. Elle nous permet de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en quantité et en qualité, et de redéfinir par concertation, compte tenu de l’environnement et des ressources à ménager, la norme du suffisant que l’économie de marché a tout fait pour abolir. L’autoréduction de la consommation, son autolimitation – le self-restraint – et la possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon de vivre passent par là.

Il est probable que les meilleurs exemples de pratiques alternatives en rupture avec le capitalisme nous viennent du Sud de la planète, si j’en juge d’après la création au Brésil, dans des favelas mais pas seulement, des « nouvelles coopératives » et des « pontos de cultura ». Claudio Prado, qui dirige le département de la « culture numérique » au ministère de la culture, déclarait récemment : « Le ’job’ est une espèce en voie d’extinction… Nous espérons sauter cette phase merdique du 20e siècle pour passer directement du 19e au 21e. » L’autoproduction et le recyclage des ordinateurs par exemple, sont soutenus par le gouvernement : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». Si bien que les trois quarts de tous les ordinateurs produits au Brésil en 2004/5 étaient autoproduits.

Notes

[1] Crédit photo : Auteur non identifié, mis en ligne par Imago sur Flickr (Creative Commons By-Nc-Sa)

[2] La valeur travail est une idée d’Adam Smith qui voyait dans le travail la substance commune de toutes les marchandises et pensait que celles-ci s’échangeaient en proportion de la quantité de travail qu’elles contenaient. La valeur travail n’a rien à voir avec ce qu’on entend par là aujourd’hui et qui (chez Dominique Méda entre autres) devrait être désigné comme travail valeur (valeur morale, sociale, idéologique etc.). Marx a affiné et retravaillé la théorie d’A. Smith. En simplifiant à l’extrême, on peut résumer la notion économique en disant : Une entreprise crée de la valeur dans la mesure où elle produit une marchandise vendable avec du travail pour la rémunération duquel elle met en circulation (crée, distribue,) du pouvoir d’achat. Si son activité n’augmente pas la quantité d’argent en circulation elle ne crée pas de valeur. Si son activité détruit de l’emploi elle détruit de la valeur. La rente de monopole consomme de la valeur crée par ailleurs et se l’approprie.