Un autre monde musical est possible nous dit Trent Reznor

On peut voir le document que nous vous présentons aujourd’hui comme la majeure contribution du Framablog au débat actuel sur le trop fameux projet de loi « Création et Internet », qui porte si mal son nom. Nous sommes en effet fiers de vous proposer la traduction (sous-titrage et transcription écrite ci-dessous) d’une conférence qui apporte comme un grand bol d’oxygène à la période tendue et crispée que nous sommes en train de traverser.

Oui, avec du talent et de l’imagination, on peut (économiquement) réussir dans la musique en dehors des circuits traditionnels (comprendre avant tout les Majors du disque) en utilisant à plein les extraordinaires potentialités d’Internet pour se mettre directement en relation avec son public.

C’est ce que démontre le parcours de l’artiste Trent Reznor, chanteur des Nine Inch Nails, brillamment analysé ici par Mike Masnick, dont le blog décrypte les tendances des nouveaux médias sociaux.

Cette conférence d’une quinzaine de minutes a été donnée en janvier dernier au MIDEM 2009 de Cannes. L’étrange équation énoncée, « CwF + RtB = $$$ », tient de la formule magique mais elle est pourtant simple à comprendre pourvu qu’on accepte la nouvelle donne et surtout les nouvelles règles du jeu.

N’ayez pas peur, disait l’autre. Nous ne sommes plus ici dans le monde des « pirates » à éradiquer mais dans celui, passionnant, de ceux qui ouvrent la voie d’un nouveau paradigme…

—> La vidéo au format webm

Trent Reznor et l’équation pour de futurs modèles économiques de la musique

Trent Reznor And The Formula For Future Music Business Models

Mike Masnick – 17 janvier 2008 – TechDirt
(Traduction Framalang : Don Rico, Joan, Yostral)

Je suis Mike Masnick, mon entreprise s’appelle Floor64. Voici notre site web : nous avons diverses activités, travaillons avec différentes entreprises, les aidons à comprendre les tendances des nouveaux médias sociaux et à établir un lien avec les communautés auxquelles elles s’adressent.

On me connaît surtout, quand on me connaît, pour TechDirt, le blog que nous publions sur Floor64. Voilà à quoi ça ressemble. Sur ce blog, j’aborde très souvent le sujet de l’industrie musicale et de l’industrie du disque, et j’ai notamment beaucoup écrit sur les initiatives de Trent Reznor et les modèles économiques qu’il applique et expérimente depuis quelque temps. Ces billets sont bien sûr à l’origine de cette intervention : « Pourquoi Trent Reznor et Nine Inch Nails représentent l’avenir de l’industrie musicale ».

Nous sommes un peu en retard car nous devions commencer à 11h45. Chez moi, en Californie, il est 2h45 du matin. Je souffre du décalage horaire, comme d’autres ici je pense, alors pour qu’on reste éveillés, je vais faire défiler que 280 diapos au cours de cette intervention, car je pense qu’en gardant un rythme soutenu on ne s’endormira pas trop vite. Mais pendant ces 280 diapos je vais quand même aborder quelques points importants sur les actions de Trent Reznor et expliquer pourquoi les modèles économiques qu’il expérimente représentent vraiment l’avenir de la musique.

Sans plus attendre, rentrons dans le vif du sujet.

Chapitre 1

Que ce soit volontaire ou pas, je n’en sais d’ailleurs rien, il semblerait que Trent Reznor ait découvert le secret d’un modèle économique efficace pour la musique. Ça commence par quelque chose de très simple : CwF, qui signifie « Créer un lien avec les fans ». Ajoutez-y une pincée de RtB : « Une Raison d’acheter ». Associez les deux, et vous obtenez un modèle économique. Ça parait très simple, et beaucoup pensent que ça n’a rien de sorcier. Mais le plus stupéfiant, c’est la difficulté qu’ont d’autres à combiner ces deux ingrédients afin de gagner de l’argent, alors que Trent Reznor, lui, s’en est sorti à merveille, à de nombreuses reprises, et de nombreuses façons.

Tout a commencé quand il était encore signé chez une major. Il a appliqué ce modèle de façon très intéressante sur l’album Year Zero, en 2007. Avant la sortie de l’album, il a établi un lien avec ses fans en organisant une sorte de chasse au trésor, ou un jeu de réalité virtuelle. Voici le dos du t-shirt qu’il portait pendant la tournée de 2007. Certaines lettres des noms de ville sont en surbrillance : en les isolant puis en les remettant dans l’ordre, on obtient la phrase « I am trying to believe ». Certains ont été assez futés pour assembler la phrase et y ajouter un « point com ». Puis ils sont allés sur le site « Iamtryingtobelieve.com » et se sont retrouvés dans un jeu de réalité virtuelle, qui était assez marrant. Voici qui a apporté un gros plus à l’expérience générale pour les fans et permis d’établir avec eux un lien qui allait au-delà de la seule musique.

Du coup, les fans étaient plus impliqués, motivés et impatients. Il est allé plus loin encore : vous approuverez ou pas, tout dépend de l’endroit où vous êtes assis dans la salle. Ça a mis en rogne la maison de disque de Reznor, parce qu’il s’est amusé à mettre de nouveaux morceaux sur des clés USB qu’il abandonnait ensuite par-terre dans les toilettes à chaque concert qu’il donnait. Les fans trouvaient ces clés USB dans les différentes salles de concert, les ramenaient chez eux, les branchaient sur leur ordinateur et y trouvaient de nouveaux morceaux de Nine Inch Nails, et bien sûr ils les partageaient.

De cette façon, le groupe a impliqué les fans, les a motivés et les a mis dans tous leurs états. Les seuls à ne pas avoir été ravis, c’était la RIAA, qui a envoyé des messages d’avertissement pour de la musique que Trent Reznor lui-même distribuait gratis. Ça, ce n’est pas un moyen d’établir un lien avec les fans, mais plutôt de se les mettre à dos.

Trent Reznor continuait donc à donner aux gens des raisons d’acheter alors qu’il refilait lui-même sa musique. Quand l’album est sorti, le CD changeait de couleur. On le mettait dans le lecteur, et en chauffant la couleur du disque changeait. C’est gadget, mais c’était assez sympa et ça donnait aux fans une raison d’acheter le CD, parce qu’on ne peut pas reproduire ça avec un MP3.

C’était un exemple simple datant de l’époque où il était encore sous contrat avec une major, mais passons au…

Chapitre 2

Après cet album, il n’avait plus de maison de disque, et a préféré voler de ses propres ailes, s’aventurant alors sur les terres soi-disant dévastées de l’industrie musicale d’aujourd’hui. Pourtant ça ne lui a pas posé problème, car il savait qu’en créant un lien avec les fans et en leur donnant une raison d’acheter il pouvait créer un modèle économique efficace. Il a donc commencé par l’album Ghosts I-IV, et il a créé des liens avec ses fans en leur offrant plusieurs choix, au lieu d’essayer de leur imposer une façon unique d’interagir avec sa musique. On avait différentes options, et il leur a donné une raison d’acheter en proposant une offre améliorée.

Je vais rapidement énumérer ces options. À la base, il y avait un téléchargement gratuit. L’album comptait 36 morceaux. On pouvait télécharger gratuitement les 9 premiers, et les 36 étaient sous licence Creative Commons, donc il était possible de les partager légalement. Bref, quand on voulait les télécharger gratuitement sur le site de NIN, on n’avait que les neuf premiers. Pour 5 dollars, on recevait les 36 morceaux et un fichier PDF de 40 pages. 5$ pour 36 morceaux, c’est beaucoup moins cher que le modèle d’iTunes à 1$ par chanson. Pour 10$, vous receviez une boîte avec deux CDs et un livret de 16 pages. 10 $ pour une boîte de 2 Cds, c’est pas mal. Mais ça, beaucoup d’autres le font, tout le monde applique ce principe de musique offerte et de vente de CDs à prix raisonnable sur le site.

Ce qui est intéressant, c’est ce qu’il a proposé en plus. Là, on commence par un coffret édition deluxe à 75 dollars, qui contenait tout un tas de choses. C’était une sorte de coffret, mais centré sur ce seul album et qui contenait un dvd et un disque blu-ray, un beau livret, le tout fourni dans une boîte sympa. 75$, bonne affaire pour des fans qui veulent vraiment soutenir Reznor. Mais le plus intéressant, c’était le coffret ultra deluxe édition limitée à 300 $.

Comme on le voit sur ce site, tous ont été vendus. Il y a tout un tas de suppléments dans ce coffret. Voici à quoi ça ressemblait.

Là encore, on trouve le contenu du coffret de base, plus d’autres trucs. Mais ce qui est vraiment important, c’est qu’il n’a été tiré qu’à 2500 exemplaires, et que tous étaient dédicacés par Trent Reznor. Le tout coûtait 300$, mais c’était exceptionnel, unique, et ça ajoutait de la valeur à la musique. Les 2500 ont été vendus, ce qui n’a rien d’étonnant. Mais ce qui est impressionnant, c’est la vitesse à laquelle ils sont partis. Moins de 30 heures. Faites le calcul : ça donne 750 000 dollars en 30 heures pour de la musique qu’il donnait gratuitement.

Rien que la première semaine, si l’on inclut les autres offres, ils ont encaissé 1,6 million de dollars, là encore pour de la musique qu’ils distribuaient gratuitement, sans label, mais c’était vraiment une façon de créer un lien avec les fans, de leur donner une raison d’acheter, et de trouver un modèle économique efficace. Même si c’était gratuit et qu’on pouvait tout télécharger légalement une fois les morceaux mis en ligne sur des sites de Torrent ou de partage de fichiers, voici ce qu’a publié Amazon la semaine dernière : la liste de leurs meilleures ventes d’albums au téléchargement en 2008, où Ghosts I-IV arrive en tête.

Donc, voici un album gratuit qui en une seule semaine a rapporté 1,6 million de dollars, et qui a continué à bien se vendre sur Amazon tout le reste de l’année. On se rend bien compte qu’ici, la question ce n’est pas le prix. Le fait que l’album soit disponible gratuitement ne signifie pas la fin du modèle économique, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Tant que l’on crée un lien avec les fans et qu’on leur donne une raison d’acheter, il y a de l’argent à se faire.

Chapitre 3

Dans cette série d’expériences, deux mois seulement après Ghosts I-IV est sorti The Slip, et cette fois-ci c’était complètement gratuit, il suffisait de donner son adresse e-mail et on pouvait le télécharger en entier. Un lien de plus avec les fans. Les téléchargements étaient de qualité, on avait le choix entre des versions MP3 ou lossless. Pas du tout le principe « on vous file gratis la version merdique, passez à la caisse pour une meilleure version ». Encore une fois, il a essayé d’innover pour créer un lien plus fort avec les fans.

Voici les données de TopSpin, qui fournissait l’infrastructure pour les téléchargements, et qui a créé ces cartes sympas sur Google Earth pour qu’on voit d’où tous les autres téléchargeaient. Pas forcément utile, mais c’était chouette, et ça contribuait à construire la communauté, à créer un lien avec les fans. En parallèle, le jour de la sortie de The Slip, ils ont publié la liste des concerts pour la tournée 2008. On pouvait donc télécharger la musique, l’écouter, et aussitôt acheter des places.

Bien entendu, Reznor et NIN on toujours veillé à ce qu’il y ait une raison d’acheter des billets : ils ne donnent pas de simples concerts, mais offrent un spectacle complet. Ils jouaient devant un grand écran et amenaient plein d’idées afin d’en faire une expérience passionnante pour les fans, et les fans en redemandent. Ils sont emballés à l’idée d’aller à ces concerts, et pas seulement parce qu’ils vont voir Trent Reznor jouer. Bien sûr, Reznor n’en faisait pas profiter que NIN. Il y avait des premières parties sur la tournée, et il a enregistré un disque samplé, téléchargeable gratuitement lui aussi, avec des fichiers de bonne qualité de morceaux des différents groupes qui jouaient en première partie, permettant ainsi aux fans de créer un lien et leur donnant des raisons d’acheter des places de concerts pour aller voir ces groupes s’ils leur plaisaient.

Là encore, même si l’album était gratuit, il a donné d’autres raisons d’acheter en pressant l’album sur CD et vinyl, avec un tas de contenu supplémentaire dans une édition limitée et numérotée. On en revient au procédé de Ghosts I-IV, avec des tas de suppléments. J’insiste sur ce point parce que c’est vraiment important.

Chapitre 4

On n’a parlé que de sortie d’album, mais ces règles ne s’appliquent pas seulement quand on sort un album. Il faut créer un lien avec les fans tout le temps, sans discontinuer. Voici le site Web de Reznor, où il a mis en place des tas d’idées intéressantes, et je vais passer vite dessus parce qu’il y a beaucoup de choses, mais le lien se crée en permanence. Quand on se connecte, on voit les nouveautés, et puis on trouve les fonctions habituelles : de la musique à écouter, des outils communautaires comme les forums, les tchats. Mais il y a aussi des éléments moins évidents. Par exemple ce flux de photos, qui proviennent de Flickr. Ces photos ne sont pas toutes des clichés du groupe prises par des pros, mais ceux que les fans mettent sur Flickr sont regroupés sur le site. Ainsi on peut voir ce que les autres voyaient aux concerts où vous êtes allés, ou à ceux que vous avez manqué.

Il offre aussi des fonds d’écran que l’on peut télécharger, sous licence Creative Commons. On peut les retoucher, et d’ailleurs vous remarquerez que les images d’illustration que j’utilise sont justement tirées de ces fonds d’écran, légèrement modifiés pour que ça rentre sur les diapos. Dans le même esprit que les photos Flickr, il y a les vidéos. En gros, les fans filment des vidéos avec leur téléphone mobile, les mettent en ligne sur YouTube, et elles sont toutes regroupées sur le site. Pas de problème de procès, pas d’avertissements, pas de réclamations de la part de YouTube, les vidéos servent juste à créer du lien avec les fans, à leur donner une raison d’acheter.

Sur le site, on peut aussi télécharger des fichiers bruts, et NIN encourage les fans à les remixer, à les écouter, à les noter, à les échanger, ce qui implique vraiment les fans.

Autres idées amusantes : des concours, par exemple des tickets cachés qu’il faut trouver sur le site, des coordonnées indiquant l’emplacement de places gratuites pour un concert que NIN donnait dans un tunnel d’égout à Los Angeles. Il a mis sur son site une enquête de 10 pages à remplir, ce qui a permis d’élaborer un profil complet de ses fans. Mais le plus intéressant, c’est le courriel qu’il a envoyé, assez long comme vous le voyez, qui a montré que Reznor est proche de ses fans, ce qui hélas est rare dans l’industrie musicale.

À suivre

Passons au dernier chapitre. Je l’intitule « À suivre » plutôt que « Dernier chapitre », parce que c’est loin d’être fini. Reznor continue en permanence à expérimenter de nouvelles idées. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai dû compléter cette intervention, en espérant qu’il allait calmer le rythme de ses expérimentations, parce que ça commençait à être dur de maintenir cette présentation à jour. Il a publié un billet sur son blog expliquant sur le ton de la plaisanterie avoir été contacté par un mystérieux groupe d’agitateurs qui avaient filmé trois concerts et mis en ligne les rushes, des rushes en haute définition. Il y en a pour 450 gigas de rushes. La plupart des disques durs n’ont pas une telle capacité, et ça m’étonnerait que beaucoup d’entre vous ici aient 450 Go sur votre portable. Et puis il y a les fournisseurs comme ComCast qui limitent la bande passante à 250 Go par mois, voire TimeWarner qui descend encore plus bas, à 5 Go par mois. Et voilà Reznor qui refile 450 Go de vidéo HD et déclare : « Je suis sûr que des fans entreprenants vont nous mitonner un truc sympa ». Ça c’est vraiment un super moyen de créer le lien avec les fans, de leur donner une raison d’acheter, et c’est ce qui donne le modèle économique.

On peut voir ça sous un autre angle : au lieu de signifier Connect with Fans, CtW pourrait être l’acronyme de Compete With Free (NdT : le Gratuit Compétitif) et Rtb, au lieu de Reason to Buy, peut être l’abréviation de Retour au Business. Au lieu de se plaindre sans cesse du piratage et de diaboliser les nouvelles technologies, il vaut mieux s’efforcer de trouver un modèle économique qui fonctionne.

Ce qu’il faut retenir, c’est que ça fonctionne pour de bon, sans qu’il y ait besoin de recourir aux licences collectives, aux DRM ou aux procès. Techniquement parlant, et c’est ce qui agace certains, il n’y a pas besoin de recourir aux droits d’auteur pour que ça marche: il suffit de créer le lien avec les fans et de leur donner une raison d’acheter.

Ce qu’il faut retenir aussi, c’est que ça vaut pour tous les musiciens, connus ou moins connus. Je me suis concentré sur Reznor, parce que c’est le sujet de mon intervention, mais des tas de petits groupes appliquent ce même modèle. En gros, Reznor ne fait qu’ouvrir la voie pour des tas d’autres et permettre que ça fonctionne. Quant aux autres, ils ne plagient pas, ils ne se contentent pas de copier les idées de Reznor. Ils partent de la recette de départ pour l’adapter à leur façon, et ça fonctionne aussi pour eux sans qu’ils aient à se soucier des licences, des DRM ou des procès. Pas de problème de copyright. Ils ne leur reste qu’à se concentrer sur l’avenir, sur la musique, et à inventer les modèles économiques qui fonctionnent de nos jours.

Voilà, j’ai expliqué dans cette intervention pourquoi Trent Reznor et NIN représentent l’avenir de l’industrie musicale. Si vous souhaitez me contacter, voici mes deux adresses e-mail.

Merci.




L’esquisse d’un monde inspiré par le logiciel libre est-il en train de voir le jour ?

Seeks2dream - CC by-saQuand « l’Open Source » quitte les rives de l’immatériel pour s’aventurer dans le matériel, cela intrigue Victor Keegan, journaliste au très respectable The Guardian, qui liste alors quelques exemples significatifs dessinant les contours d’un modèle émergent digne d’intérêt.

Nous ne le contredirons pas. Vous pouvez compter sur cet « observatoire de la culture libre en mouvement » qu’est devenu le Framablog pour vous tenir au courant de ces tentatives et incursions du « Libre » dans le monde physique, comme nous l’avions fait il y a peu avec cet étonnant projet de machine répliquante[1].

Pouvons-nous construire un monde avec l’Open Source ?

Can we build a world with open source

Victor Keegan – 5 mars 2009 – The Guardian
(Traduction Framalang : Claude et Goofy)

Vinay Gupta est un ingénieur écossais d’origine indienne qui conçoit des maisons à bas coût pour des régions pauvres ou des zones sinistrées, il met ensuite les habitations à disposition gratuitement sur le net afin que d’autres puissent les construire. Son fleuron est le système d’abri Hexayurt qui coûte environ 200 dollars (155 euros).

Il emploie des matériaux de construction communs, y compris des panneaux isolants, qui représentent selon lui un tiers du coût d’une tente. La stratégie commerciale consiste à réduire le prix des biens et des services de base à un niveau tel que les pauvres puissent en disposer. Gupta n’est qu’un exemple d’un mouvement mondial qui fait contrepoint à la révoltante rapacité des banques telle que la racontent jusqu’à saturation les médias internationaux.

On nous dit souvent que les meilleures choses dans la vie sont libres, mais peu ont essayé de le traduire par un modèle économique. Alors que le capitalisme financier est en fusion, il est curieux de constater qu’une activité entrepreneuriale complètement différente (appelons cela « commun-isme ») est, bien que minoritaire, en plein essor,

Cela consiste à agir pour le bien commun, pour rien : soit par motivation altruiste, soit parce que l’on escompte une compensation en utilisant les efforts volontaires des autres. Jusque récemment, ce genre d’activité (au nom générique « d’Open Source ») est restée confinée au logiciel via des projets communautaires fantastiques tels que Wikipédia, le navigateur Firefox (qui possède maintenant 21.5% du marché mondial) ou le système d’exploitation Linux.

Étonnamment, de tels produits n’apparaissent pas dans les chiffres du produit intérieur brut (PIB) : du moins, tant qu’ils ne sont pas utilisés dans un objet commercialisable, comme un ordinateur à bas prix sous Linux. C’est une richesse non enregistrée et, si le mouvement se développe, nous devrons reconsidérer notre façon de mesurer la richesse des nations.

L’Open Source a été mis en lumière la semaine dernière quand le gouvernement britannique a abandonné son inavouable négligence précédente afin de donner son approbation pour que les services publics utilisent des logiciels Open Source plutôt que propriétaires lorsqu’ils offrent un meilleur rendement financier. Reste à voir si c’est juste un brassage d’air pour couper le vent aux voiles des conservateurs (lesquels ont pris un avantage en déclarant que £600m, 650 millions d’euros, pourraient être épargnés en utilisant l’Open Source dans les projets publics), quoiqu’il en soit, c’est un pas dans la bonne direction.

L’Open Source est en mouvement et la chose intéressante est que cela se propage au matériel. La récession mondiale, coïncidant avec une expansion sans précédent des réseaux sociaux, devrait lui donner un grand élan et transformer le nouveau modèle en force globale.

Si vous avez envie d’un téléphone portable Open Source, essayez Openmoko.com. Vous voulez faire partie d’un projet Open Source construisant un modèle différent de voiture ? Regardez theoscarproject.org. Parmi d’autres initiatives intéressantes figurent openfarmtech.org où se développe une écologie Open Source par la construction d’éco-villages ou akvo.org qui se spécialise dans l’hygiène.

Le magazine Wired a récemment fait un reportage sur les progrès d’Arduino, la société italienne qui fabrique avec succès une carte mère Open Source. Il y a même un projet embryonnaire de maison Open Source sur le site de photos Flickr.

Le matériel Open Source n’a pas la même caractéristique que le logiciel parce que le produit final, contrairement aux créations numériques, ne peut être dupliqué sans coût supplémentaire. Il a un potentiel différent et il peut utiliser les réseaux pour libérer, dans le monde entier, les énergies créatrices d’employés insatisfaits ou de sans-emploi, afin de fabriquer des produits réellement voulus par la population et correspondant aux réalités locales, y compris la disponibilité des composants.

C’est un paradigme qui convient parfaitement à notre ère de réseaux, où la fabrication réelle des marchandises est externalisée. Si les gouvernements du monde s’inquiètent de l’origine des nouveaux produits et emplois quand finira enfin la récession, alors ils feraient mieux d’encourager la fabrication de biens par la population pour la population.

Notes

[1] Crédit photo : Seeks2dream (Creative Commons By-Sa)




Petit précis de lutte contre le copyright par Cory Doctorow

Joi - CC byEn ces temps troublés où fait rage le débat (ou plutôt la lutte en ce qui nous concerne) sur l’adoption du projet de loi Hadopi, où l’engagement et l’indignation des uns se heurte à l’indifférence, à la mauvaise foi ou à l’entêtement forcené des autres, il est bon d’avoir l’avis d’un artiste, un écrivain en l’occurrence, qui sait de quoi il parle.

Il s’agit de Cory Doctorow, dont nous avions déjà traduit ses difficultés existentielles d’écrivain à l’ère d’Internet.

Petit rappel : Cory Doctorow[1] est un auteur de science-fiction d’origine canadienne, journaliste et blogueur, animateur du site BoingBoing, militant à l’EFF, partisan de la free-culture et, comme il se définit lui-même, « activiste du numérique ».

En plus d’écrire des romans de qualité (Dans la dèche au royaume enchanté, Folio SF ; et son dernier, Little Brother, doit bientôt paraître chez Pocket, et ça les amis, c’est un scoop, de l’insider information.) publiés de façon classique, Cory Doctorow met à disposition toutes ses œuvres sous licence Creative Commons, à télécharger gratuitement (en anglais, les traductions françaises sont quant à elles soumises au régime des droits d’auteur).

Dans la préface à ses romans proposés au format pdf, il explique que cette démarche est pour lui la meilleure façon de ne pas vivre dans l’ombre et de voir son art diffusé, citant l’aphorisme de Tim O’Reilly : « Pour la majorité des écrivains, le gros problème ce n’est pas d’être piraté, c’est de rester inconnu ».

Dans cet article publié sur LocusMag.com (site d’un magazine de SF), Cory Doctorow expose de façon claire et pédagogique son point de vue sur le copyright (on pourrait dire droit d’auteur mais la notion n’est pas exactement la même), et explique en substance qu’à trop vouloir verrouiller le partage, on va finir par tuer la culture.

J’adapterai sa conclusion à la situation que nous vivons en ce moment en France et qui est en plein dans l’actualité, le projet de loi « Création et Internet » devant être examiné aujourd’hui, et ajouterai qu’en cherchant à préserver un modèle obsolète de diffusion du contenu culturel, les soi-disant défenseurs de la culture ne font que scier la branche sur laquelle ils sont assis.

Why I Copyfight : pourquoi je suis contre le copyright

Why I Copyfight

Cory Doctorow – novembre 2008 – LocusMag
(Traduction Framalang : Don Rico)

Pourquoi accorder tant d’importance à la question de la réforme du copyright ? Qu’est-ce qui est en jeu ?

Tout.

Jusqu’à une époque récente, le copyright était une réglementation industrielle. Si l’on tombait dans le domaine du copyright, cela signifiait que l’on utilisait quelque prodigieuse machine industrielle – une presse d’imprimerie, une caméra de cinéma, une presse à disques vinyles. Le coût d’un tel équipement étant conséquent, y ajouter deux cents billets pour s’offrir les services d’un bon avocat du droit de la propriété intellectuelle n’avait rien d’un sacrifice. Ces frais n’ajoutaient que quelques points de pourcentage au coût de production.

Lorsque des entités n’appartenant pas une industrie (individus, écoles, congrégations religieuses, etc.) interagissaient avec des œuvres soumises au copyright, l’utilisation qu’elles en avaient n’était pas régie par le droit de la propriété intellectuelle : elles lisaient des livres, écoutaient de la musique, chantaient autour du piano ou allaient au cinéma. Elles discutaient de ces œuvres. Elles les chantaient sous la douche. Les racontaient (avec des variations) aux enfants à l’heure du coucher. Les citaient. Peignaient des fresques inspirées de ces œuvres sur le mur de la chambre des enfants.

Puis vinrent les débuts du copyfight (NdT : lutte contre le copyright, abrégé ici en « anti-copyright ») : ce fut l’ère analogique, lorsque magnétoscopes, double lecteurs de cassettes, photocopieuses et outils de copie apparurent. Il était alors possible de se livrer à des activités relevant du droit de la propriété intellectuelle (copie, interprétation, projection, adaptation) avec des objets de tous les jours. On trouvait parfois sur les stands de vente des conventions SF des « romans » fanfics grossièrement reliés, les ados se draguaient à coups de compils, on pouvait apporter un film enregistré sur cassette chez les voisins pour se faire une soirée vidéo.

Pourtant, en comparaison, on risquait alors beaucoup moins gros. Même si l’on pouvait douter du caractère légal de certaines de ces activités (nul doute que les gros détenteurs de droits d’auteur les considéraient comme des valises nucléaires technologiques, comparaient les magnétoscopes à Jack l’Éventreur et affirmaient que « copier un disque sur une cassette allait tuer la musique »), faire appliquer la loi coûtait très cher. Éditeurs, maisons de disques et studios de cinéma ne pouvaient surveiller les activités auxquelles vous vous livriez chez vous, au travail, dans les fêtes ou aux conventions ; en tout cas pas sans recourir à un réseau ruineux de cafteurs rémunérés dont les salaires auraient dépassé les éventuelles pertes subies.

Arrive alors l’Internet et l’ordinateur personnel. Voici deux technologies qui forment une combinaison parfaite pour précipiter les activités ordinaires des gens ordinaires dans le monde du copyright : chaque foyer possède l’équipement nécessaire pour commettre des infractions en masse (le PC), lesquelles infractions se déroulent par le biais d’un vecteur public ‘l’Internet) que surveiller ne coûte rien, permettant ainsi une mise en application du copyright à faible coût dirigée contre des milliers d’Internautes comme vous et moi.

Qui plus est, les échanges effectués par Internet sont davantage susceptibles de représenter une violation du copyright que leur équivalent hors-ligne, car chaque échange sur Internet implique une copie. L’Internet est un système conçu pour produire de façon efficace des copies entre ordinateurs. Alors qu’il suffit de simples vibrations de l’air pour rendre possible une discussion dans votre cuisine, la même discussion passant par Internet génère des milliers de copies. Chaque fois que vous pressez une touche, cette action est copiée plusieurs fois sur votre ordinateur, copiée vers votre modem, puis copiée sur toute une série de routeurs, et ensuite (souvent) sur un serveur, processus qui aboutit à des centaines de copies, éphémères ou durables, pour enfin parvenir aux autres participants à la discussion, chez qui seront sans doute produites des dizaines de copies supplémentaires.

Dans le droit de la propriété intellectuelle, on considère la copie comme un événement rare et non négligeable. Sur Internet, la copie est automatique, instantanée, et produite en masse. Punaisez une vignette de Dilbert sur la porte de votre bureau, vous n’enfreignez pas le copyright. Prenez une photo de la porte de votre bureau et publiez-la sur votre site perso de sorte que vos mêmes collègues la voient, vous avez enfreint le copyright. Et puisque le droit de la propriété intellectuelle considère la copie comme une activité très réglementée, il impose des amendes pouvant atteindre des centaines de milliers de dollars pour chaque infraction.

Il existe un mot pour désigner tout ce que nous faisons à partir de créations intellectuelles – discuter, raconter, chanter, jouer, dessiner et réfléchir : ça s’appelle la culture.

La culture est ancienne. Elle existait bien avant le copyright.

L’existence de la culture, voilà qui rend le copyright rentable. Notre soif infinie de chansons à chanter ensemble, d’histoires à partager, d’art à admirer et à ajouter à notre vocabulaire visuel, telle est la raison qui nous pousse à dépenser de l’argent pour satisfaire ces désirs.

J’insiste sur ce point : si le copyright existe, c’est parce que la culture génère un marché pour les œuvres de l’esprit. Sans marché pour ces œuvres, il n’existerait aucune raison de se soucier du copyright.

Le contenu n’est pas roi : c’est la culture qui est reine. Si nous allons au cinéma, c’est pour discuter du film. Si je vous expédiais sur une île déserte et vous sommais de choisir entre vos disques et vos amis, vous seriez un sociopathe si vous choisissiez la musique.

Pour qu’il y ait culture, il faut partager l’information : la culture, c’est le partage de l’information. Les lecteurs de science-fiction le savent : dans le métro, le gars assis en face de vous qui est en train de bouquiner un roman de SF à couverture tapageuse fait partie de votre clan. Il y a de fortes chances que vous partagiez certains goûts de lecture, les mêmes références culturelles, et des sujets de discussion.

Si vous adorez une chanson, vous la faites écouter aux autres membres de votre tribu. Quand vous adorez un livre, vous le fourrez dans les mains de vos amis pour les encourager à le lire à leur tour. Quand vous voyez une émission géniale à la télé, vous incitez vos amis à la regarder aussi, ou bien vous cherchez ceux qui l’ont déjà regardée et entamez la conversation.

La réflexe naturel de quiconque s’entiche d’une œuvre de création, c’est de la partager. Et puisque sur Internet « partager » équivaut à « copier », voilà qui vous met directement dans le colimateur du copyright. Tout le monde copie. Dan Glickman, ancien membre du Congrès à présent à la tête de la Motion Picture Association of America (NdT : équivalent pour le cinéma de la tristement célèbre RIAA), défenseur on ne peut plus zélé du copyright, a reconnu avoir copié le documentaire de Kirby Dick This Film is Not Yet Rated (NdT : ce film n’a pas encore été classé), une critique au vitriol du processus de classement des films par la MPAA, mais a pris comme prétexte que la copie se trouvait « dans (son) coffre-fort ». Prétendre qu’on ne pratique pas la copie, c’est être aussi crispé et hypocrite que les anglais de l’époque victorienne qui juraient ne jamais, au grand jamais, se masturber. Chacun sait qu’il nous arrive à tous de mentir, et un grand nombre d’entre nous sait que tous les autres mentent aussi.

Mais le problème auquel est confronté le copyright, c’est que la plupart de ceux qui copient le reconnaissent volontiers. La majorité des internautes américains pratiquent l’échange de fichiers, considéré comme illégal. Si demain l’échange de fichiers par réseau P2P était enrayé, ceux qui le pratiquent partageraient les mêmes fichiers, et plus encore, en échangeant des disques durs, des clés USB ou encore des cartes mémoire (et davantage de données changeraient de main, bien que plus lentement).

Ceux qui copient savent qu’ils enfreignent les lois du copyright mais ne s’en inquiètent pas, ou croient que la loi ne peut criminaliser leurs pratiques, et pensent qu’elle lutte contre des formes de copie plus extrêmes telles que la vente de DVD pirates à la sauvette. En réalité, le droit du copyright réprime beaucoup moins lourdement ceux qui revendent des DVD que ceux qui téléchargent les mêmes films gratuitement sur Internet, et l’on risque beaucoup moins gros en achetant un de ces DVD (à cause des coûts très élevés de la lutte contre ceux qui font du commerce dans le monde réel) qu’en les téléchargeant sur le Net.

D’ailleurs, ceux qui pratiquent la copie s’attachent à établir une philosophie très élaborée à propos de ce qu’on a le droit ou pas de télécharger, avec qui et dans quelles circonstances. Ils intègrent des cercles privés de partage, décident entre eux de normes à respecter, et créent une multitude de para-copyrights qui constituent l’expression d’un accord culturel définissant la façon dont ils doivent se comporter.

Le gros problème, c’est que ces para-copyrights n’ont quasi rien en commun avec le véritable droit du copyright. Peu importe que vous en soyez partisan ou non, vous enfreignez sans doute la loi – alors si vous concevez des vidéo-clips d’animés (des clips de musique conçus en mettant bout à bout des séquences de films mangas — cherchez « vidéo-clips d’animés » dans Google pour en voir des exemples), vous aurez beau respecter les règles établies par votre groupe – par exemple l’interdiction de montrer vos créations à des personnes extérieures à votre groupe et l’obligation de n’utiliser que certaines sources de musique et de vidéos –, vous n’en commettrez pas moins pour des millions de dollars d’infractions à chaque fois que vous vous installerez devant votre PC.

Rien d’étonnant à ce que le para-copyright et le copyright ne puissent trouver de terrain d’entente. Car après tout, le copyright réglemente les pratiques commerciales entre entreprises géantes. Le para-copyright ne réglemente que les pratiques d’individus dans un cadre culturel donné. Normal que ces ensembles de règles n’aient rien en commun.

Il est tout à fait possible qu’on parvienne un jour à une détente entre ceux qui pratiquent la copie et les détenteurs de copyright : par exemple avec un ensemble de règles qui ne s’appliqueraient qu’à la « culture » et non à « l’industrie ». Mais pour amener autour de la table ceux qui copient, il faut impérativement cesser d’insinuer que toute copie non autorisée équivaut à du vol, à un crime, à un acte condamnable. Face à de tels propos, ceux qui savent la copie facile, juste et bénéfique estiment que ses détracteurs racontent n’importe quoi ou que leurs arguments ne les concernent pas.

Si demain l’on mettait fin à la copie sur Internet, on mettrait également fin à la culture sur Internet. Sans sa mine de vidéos considérées en infraction, YouTube disparaîtrait ; sans ses petits avatars et ses passionnants extraits de livres, d’articles et de blogs, LiveJournal passerait l’arme à gauche ; sans toutes ses photos d’objets, d’œuvres et de scènes sous copyright, sous marque déposée ou protégées d’une façon ou d’une autre, Flickr se viderait de sa substance et crèverait.

C’est grâce à nos discussions que nous voulons acquérir les œuvres dont nous discutons. Les fanfics sont écrits par des fanas de littérature. Les vidéos sur YouTube sont mises en ligne par ceux qui veulent vous donner envie de regarder les émissions dont elles sont extraites afin d’en discuter. Les avatars de LiveJournal permettent de montrer que l’on apprécie une œuvre.

Si la culture perd la guerre du copyright, ce que le copyright est censé défendre mourra avec lui.

Notes

[1] Crédit photo : Joi Ito (Creative Commons By)




Aux développeurs de logiciels libres l’État de New York reconnaissant

Oquendo - CC byDans un billet précédent nous évoquions une éventuelle journée commémorative rendant hommage aux développeurs de logiciels libres à qui nous devons tant.

Voilà que l’État de New York[1], qui s’avoue lui-même utilisateur pleinement satisfait de logiciels libres, propose une déduction fiscale pour les développeurs individuels (qui ne codent pas sur le temps de travail en entreprise). Les sommes en jeu ne sont mirifiques mais cette initiative n’en possède pas moins une belle portée symbolique, d’autant qu’à notre connaissance c’est la première du genre.

Une manière simple, pratique et… élégante pour une institution publique de témoigner de sa gratitude en incitant par là-même les développeurs à poursuivre leur si précieux travail.

New York : déduction d’impôts pour les développeurs Open Source ?

New York: Tax break for open source developers?

Djwm – 8 mars 2009 – Heise Media
(Traduction Framalang : Goofy)

Un projet de loi de l’assemblée de l’État de New York propose de donner aux développeurs Open Source la possibilité de déduire de leurs impôts 20 pour cent de leurs dépenses de développement, jusqu’à un plafond de 200 $.

Le résumé du projet de loi explique que l’Assemblée de New York a considérablement réduit ses dépenses en utilisant des logiciels Open Source tels que « Mozilla pour la messagerie, Firefox pour la navigation sur le Web et WebCal pour les agendas électroniques ».

Selon les dépositaires du projet de loi, une quantité notable de logiciels Open Source sont développés par des bénévoles isolés, chez eux, et – contrairement aux entreprises et aux développeurs qui sont leur propre patron – ils ne bénéficient pas de déductions fiscales pour leurs coûts de développement. Le projet de loi envisage d’y remédier en donnant une incitation au développement de l’Open Source. Le crédit d’impôt proposé s’appliquera seulement aux dépenses personnelles, telles que les frais d’hébergement sur un serveur, les achats de matériels ou la formation.

Notes

[1] Crédit photo : Oquendo (Creative Commons By)




Un autre monde est possible selon André Gorz (et le logiciel libre)

Imago - CC by-nc-saAvant de se donner la mort en septembre 2007, le philosophe et journaliste André Gorz a transmis un dernier texte à la revue EcoRev’, qu’il avait parrainée lors de sa création, intitulé « La sortie du capitalisme a déjà commencé ».

Nous le reproduisons ici pour alimenter le débat, en rappelant que le sous-titre de ce blog stipule que « ce serait l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code ». Ce texte ayant fait l’objet d’une version remaniée, nous avons choisi de mettre en ligne l’un après l’autre les deux articles, qui bien que très proches, offrent tout de même d’intéressantes nuances.

Extrait de la version remaniée :

Ce qui importe pour le moment, c’est que la principale force productive et la principale source de rentes tombent progressivement dans le domaine public et tendent vers la gratuité ; que la propriété privée des moyens de production et donc le monopole de l’offre deviennent progressivement impossibles ; que par conséquent l’emprise du capital sur la consommation se relâche et que celle-ci peut tendre à s’émanciper de l’offre marchande. Il s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa base. La lutte engagée entre les logiciels propriétaires et les logiciels libres (libre, free, est aussi l’équivalent anglais de gratuit) a été le coup d’envoi du conflit central de l’époque. Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation de richesses premières – la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.

Cette sortie implique nécessairement que nous nous émanciperons de l’emprise qu’exerce le capital sur la consommation et de son monopole des moyens de production. Elle signifie l’unité rétablie du sujet de la production et du sujet de la consommation et donc l’autonomie retrouvée dans la définition de nos besoins et de leur mode de satisfaction. L’obstacle insurmontable que le capitalisme avait dressé sur cette voie était la nature même des moyens de production qu’il avait mis en place : ils constituait une mégamachine dont tous étaient les serviteurs et qui nous dictait les fins à poursuivre et la vie a mener. Cette période tire à sa fin. Les moyens d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement obsolète. Claudio Prado invoque l’appropriation des technologies parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme le demandait Ivan Illich, chacun peut l’utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire… sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le liberté d’autrui d’en faire autant ; et parce que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux) stimule l’accomplissement personnel et élargit l’autonomie de tous. La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle.

Extrait de la version originale :

Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre, de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels – connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. – reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production « libre » de toute le vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales.

Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée « out-cooperating », un exemple classique étant Wikipedia qui est en train d’« out-cooperate » l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à le baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la « culture du quotidien » sans avoir à être enseignés, est un exemple parmi d’autres. L’invention fabbers, aussi appelés digital fabicators ou factories in a box – il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où – ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.

Un texte qui pour certains a valeur de référence et que nous souhaitions vous faire partager.

Non seulement André Gorz[1] y annonce par anticipation la crise que nous vivons actuellement (et peut-être aussi les logiques sous-jacentes à la loi Hadopi) mais il nous propose également quelques pistes pour en sortir. Que le logiciel libre soit aujourd’hui un exemple, un espoir et une source d’inspiration aux solutions envisagées n’est en rien étonnant tant nous sommes allés loin dans la privatisation des biens communs et la déshumanisation du monde…

La sortie du capitalisme a déjà commencé (version 2)

URL d’origine du document

André Gorz – 17 septembre 2007 – EcoRev

EcoRev’ précise : Ce texte qu’André Gorz a terminé d’écrire le 17/09/2007 est une version revue et approfondie de celui écrit pour le manifeste d’Utopia (voir ci-dessous). Rebaptisé pour notre dossier Le travail dans la sortie du capitalisme il a depuis été publié dans son livre posthume Écologica sous le titre La sortie du capitalisme a déjà commencé.

La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.

La crise du système se manifeste au niveau macro-économique aussi bien qu’au niveau micro-économique. Elle s’explique principalement par un bouleversement technoscientifique qui introduit une rupture dans le développement du capitalisme et ruine, par ses répercussions la base de son pouvoir et sa capacité de se reproduire. J’essaierai d’analyser cette crise d’abord sous l’angle macro-économique, ensuite dans ses effets sur le fonctionnement et la gestion des entreprises.

L’informatisation et la robotisation ont permis de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités décroissantes de travail. Le coût du travail par unité de produit ne cesse de diminuer et le prix des produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail pour une production donnée diminue, plus le valeur produite par travailleur – sa productivité – doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne diminue pas. On a donc cet apparent paradoxe que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue. La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer. Le système évolue vers une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables.

Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive du capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas même quand leurs bénéfices explosent.

La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. La masse de capital que l’industrie financière draine et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise l’économie réelle (le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB mondial). La « valeur » de ce capital est purement fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement et le « good will », c’est-à-dire sur des anticipations : la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier, les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations, etc. Les cours de Bourse se gonflent de capitaux et de leurs plus-values futurs et les ménages se trouvent incités par les banques à acheter (entre autres) des actions et des certificats d’investissement immobilier, à accélérer ainsi la hausse des cours, à emprunter à leur banque des sommes croissantes à mesure qu’augmente leur capital fictif boursier.

La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretien l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage bancaire de plus-value fictives, et permet aux États-Unis une « croissance économique » qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance chinoise). L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée (la dépression japonaise dure depuis bientôt quinze ans).

On a beau accuser le spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière (en particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que l’industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses gigantesque d’actifs financiers et la faillite du système bancaire. La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer.

La forme barbare nous est déjà familière. Elle prévaut dans plusieurs régions d’Afrique, dominées par des chefs de guerre, par le pillage des ruines de la modernité, les massacres et trafics d’êtres humains, sur fond de famine. Les trois Mad Max étaient des récits d’anticipation.

Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en revanche, n’est que très rarement envisagée. L’évocation de la catastrophe climatique qui menace conduit généralement à envisager un nécessaire « changement de mentalité », mais la nature de ce changement, ses conditions de possibilité, les obstacles à écarter semblent défier l’imagination. Envisager une autre économie, d’autres rapports sociaux, d’autres modes et moyens de production et modes de vie passe pour « irréaliste », comme si la société de la marchandise, du salariat et de l’argent était indépassable. En réalité une foule d’indices convergents suggèrent que ce dépassement est déjà amorcé et que les chances d’une sortie civilisée du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent la possibilité.

Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur la production et la consommation à la fois. En dépossédant d’abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs produits, il s’est assuré progressivement le monopole des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital. Toute appropriation des moyens de production par les producteurs en devenait impossible. En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins. C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence de fissurer.

Dans un premier temps, l’informatisation a eu pour but de réduire les coûts de production. Pour éviter que cette réduction des coûts entraîne une baisse correspondante du prix des marchandises, il fallait, dans toute la mesure du possible, soustraire celles-ci aux lois du marché. Cette soustraction consiste à conférer aux marchandises des qualités incomparables grâce auxquelles elles paraissent sans équivalent et cessent par conséquent d’apparaître comme de simples marchandises.

La valeur commerciale (le prix) des produits devait donc dépendre davantage de leurs qualités immatérielles non mesurables que de leur utilité (valeur d’usage) substantielle. Ces qualités immatérielles – le style, la nouveauté le prestige de la marque, le rareté ou « exclusivité » – devaient conférer aux produits un statut comparable à celui des oeuvres d’art : celles-ci ont une valeur intrinsèque, il n’existe aucun étalon permettant d’établir entre elles un rapport d’équivalence ou « juste prix ». Ce ne sont donc pas de vraies marchandises. Leur prix dépend de leur rareté, de la réputation du créateur, du désir de l’acheteur éventuel. Les qualités immatérielles incomparables procurent à la firme productrice l’équivalent d’un monopole et la possibilité de s’assurer une rente de nouveauté, de rareté, d’exclusivité. Cette rente masque, compense et souvent surcompense la diminution de la valeur au sens économique que la baisse des coûts de production entraîne pour les produits en tant que marchandises par essence échangeable entre elles selon leur rapport d’équivalence.

Du point de vue économique, l’innovation ne crée donc pas de valeur ; elle est le moyen de créer de la rareté source de rente et d’obtenir un surprix au détriment des produits concurrents. La part de la rente dans le prix d’une marchandise peut être dix, vingt ou cinquante fois plus grand que son coût de revient, et cela ne vaut pas seulement pour les articles de luxe ; cela vaut aussi bien pour des articles d’usage courant comme les baskets, T-shirts, portables, disques, jeans etc.
Or la rente n’est pas de même nature que le profit : elle ne correspond pas à la création d’un surcroît de valeur, d’une plus-value. Elle redistribue la masse totale de le valeur au profit des entreprises rentières et aux dépends des autres ; elle n’augmente pas cette masse[2].

Lorsque l’accroissement de la rente devient le but déterminent de la politique des firmes – plus important que le profit qui, lui, se heurte à le limite interne indiquée plus haut – la concurrence entre les firmes porte avant tout sur leur capacité et rapidité d’innovation. C’est d’elle que dépend avant tout la grandeur de leur rente. Elles cherchent donc a se surpasser dans le lancement de nouveaux produits ou modèles ou styles, par l’originalité du design, par l’inventivité de leurs campagnes de marketing, par la « personnalisation » des produits. L’accélération de l’obsolescence, qui va de pair avec la diminution de la durabilité des produits et de la possibilité de les réparer, devient le moyen décisif d’augmenter le volume des ventes. Elle oblige les firmes à inventer continuellement des besoins et des désirs nouveaux , à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale, érotique, à diffuser une « culture de la consommation » qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref sur ce que j’ai appelé ailleurs la « socialisation antisociale ».

Tout s’oppose dans ce système à l’autonomie des individus ; à leur capacité de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à leurs besoins communs ; de se concerter sur la meilleure manière d’éliminer les gaspillages, d’économiser les ressources, d’élaborer ensemble, en tant que producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant – de ce que Jacques Delors appelait une « abondance frugale ». De toute évidence, la rupture avec la tendance au « produire plus, consommer plus » et la redéfinition autonome d’un modèle de vie visant à faire plus et mieux avec moins, suppose la rupture avec une civilisation où on ne produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien de ce qu’on produit ; où producteurs et consommateurs sont séparés et où chacun s’oppose à lui-même en tant qu’il est toujours l’un et l’autre à la fois ; où tous les besoins et tous les désirs sont rebattus sur le besoin de gagner de l’argent et le désir de gagner plus ; où la possibilité de l’autoproduction pour l’autoconsommation semble hors de portée et ridiculement archaïque – à tort.

Et pourtant : la « dictature sur les besoins » perd de sa force. L’emprise que les firmes exercent sur les consommateurs devient plus fragile en dépit de l’explosion des dépenses pour le marketing et la publicité. La tendance à l’autoproduction regagne du terrain en raison du poids croissant qu’ont les contenus immatériels dans la nature des marchandises. Le monopole de l’offre échappe petit à petit au capital.

Il n’était pas difficile de privatiser et de monopoliser des contenus immatériels aussi longtemps que connaissances, idées, concepts mis en oeuvre dans la production et dans la conception des marchandises étaient définis en fonction de machines et d’articles dans lesquels ils étaient incorporés en vue d’un usage précis. Machines et articles pouvaient être brevetés et la position de monopole protégée. La propriété privée de connaissances et de concepts était rendue possible par le fait qu’ils étaient inséparables des objets qui les matérialisaient. Ils étaient une composante du capital fixe.

Mais tout change quand les contenus immatériels ne sont plus inséparables des produits qui les contiennent ni même des personnes qui les détiennent ; quand ils accèdent a une existence indépendante de toute utilisation particulière et qu’ils sont susceptibles, traduits en logiciels, d’être reproduits en quantités illimitées pour un coût infime. Ils peuvent alors devenir un bien abondant qui, par sa disponibilité illimitée, perd toute valeur d’échange et tombe dans le domaine public comme bien commun gratuit – à moins qu’on ne réussisse à l’en empêcher en en interdisant l’accès et l’usage illimités auxquels il se prête.

Le problème auquel se heurte « l’économie de la connaissance » provient du fait que la dimension immatérielle dont dépend le rentabilité des marchandises n’est pas, à l’âge de l’informatique, de la même nature que ces dernières : elle n’est la propriété privée ni des entreprises ni des collaborateurs de celles-ci ; elle n’est pas de par sa nature privatisable et ne peut par conséquent devenir une vraie marchandise. Elle peut seulement être déguisée en propriété privée et marchandise en réservant son usage exclusif par des artifices juridiques ou techniques (codes d’accès secrets). Ce déguisement ne change cependant rien à la réalité de bien commun du bien ainsi déguisé : il reste une non-marchandise non vendable dont l’accès et l’usage libres sont interdits parce qu’ils demeurent toujours possibles, parce que le guettent les « copies illicites », les « imitations », les usages interdits. Le soi-disant propriétaire lui-même ne peut les vendre c’est-à-dire en transférer la propriété privée à un autre, comme il le ferait pour une vraie marchandise ; il ne peut vendre qu’un droit d’accès ou d’usage « sous licence ».

L’économie de la connaissance se donne ainsi pour base une richesse ayant vocation d’être un bien commun, et les brevets et copyrights censés le privatiser n’y changent rien ; l’aire de la gratuité s’étend irrésistiblement. L’informatique et internet minent le règne de la marchandise à sa base. Tout ce qui est traduisible en langage numérique et reproductible, communicable sans frais tend irrésistiblement à devenir un bien commun, voire un bien commun universel quand il est accessible à tous et utilisable par tous. N’importe qui peut reproduire avec son ordinateur des contenus immatériels comme le design, les plans de construction ou de montage, les formules et équations chimiques ; inventer ses propres styles et formes ; imprimer des textes, graver des disques, reproduire des tableaux. Plus de 200 millions de références sont actuellement accessibles sous licence « créative commons ». Au Brésil, où l’industrie du disque commercialise 15 nouveaux CD par an, les jeunes des favelas en gravent 80 par semaine et les diffusent dans la rue. Les trois quarts des ordinateurs produits en 2004 étaient autoproduits dans les favelas avec les composants de matériels mis au rebut. Le gouvernement soutient les coopératives et groupements informels d’autoproduction pour l’auto approvisionnement.

Claudio Prado, qui dirige le département de la culture numérique au ministère de la Culture du Brésil, disait récemment : « L’emploi est une espèce en voie d’extinction… Nous comptons sauter cette phase merdique du 20è siècle pour passer directement du 19è au 21è siècle ». L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été officiellement soutenue : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». La prochaine étape sera logiquement l’autoproduction de moyens de production. J’y reviendrai encore.

Ce qui importe pour le moment, c’est que la principale force productive et la principale source de rentes tombent progressivement dans le domaine public et tendent vers la gratuité ; que la propriété privée des moyens de production et donc le monopole de l’offre deviennent progressivement impossibles ; que par conséquent l’emprise du capital sur la consommation se relâche et que celle-ci peut tendre à s’émanciper de l’offre marchande. Il s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa base. La lutte engagée entre les « logiciels propriétaires » et les « logiciels libres » (libre, « free », est aussi l’équivalent anglais de « gratuit ») a été Le coup d’envoi du conflit central de l’époque. Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation de richesses premières – la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.

Cette sortie implique nécessairement que nous nous émanciperons de l’emprise qu’exerce le capital sur la consommation et de son monopole des moyens de production. Elle signifie l’unité rétablie du sujet de la production et du sujet de la consommation et donc l’autonomie retrouvée dans la définition de nos besoins et de leur mode de satisfaction. L’obstacle insurmontable que le capitalisme avait dressé sur cette voie était la nature même des moyens de production qu’il avait mis en place : ils constituait une mégamachine dont tous étaient les serviteurs et qui nous dictait les fins à poursuivre et la vie a mener. Cette période tire à sa fin. Les moyens d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement obsolète. Claudio Prado invoque « l’appropriation des technologies » parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme le demandait Ivan Illich, « chacun peut l’utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire… sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le liberté d’autrui d’en faire autant » ; et parce que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux) « stimule l’accomplissement personnel » et élargit l’autonomie de tous. La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang « les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle ».

Les outils high-tech existants ou en cours de développement, généralement comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourra être produit dans des ateliers coopératifs ou communaux ; où les activités de production pourront être combinées avec l’apprentissage et l’enseignement, avec l’expérimentation et la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums et matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques d’agriculture, de construction, de médecine etc. Les ateliers communaux d’autoproduction seront interconnectés à, l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail sera producteur de culture, l’autoproduction un mode d’épanouissement.

Deux circonstances plaident en faveur de ce type de développement. La première est qu’il existe beaucoup plus de compétences, de talents et de créativité que l’économie capitaliste n’en peut utiliser. Cet excédent de ressources humaines ne peut devenir productif que dans une économie où la création de richesses n’est pas soumise aux critères de rentabilité. La seconde est que « l’emploi est une espèce en voie d’extinction ».

Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine.

La sortie du capitalisme a déjà commencé (version 1)

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André Gorz – 16 septembre 2007 – EcoRev

Ce texte d’André Gorz a été distribué le 16 septembre 2007 à l’université d’Utopia.

La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.

Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux accumulés n’est plus capable de se valoriser par l’accroissement de la production et l’extension des marchés. La production n’est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et des délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l’échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d’achat. Or moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur est important, plus le taux d’exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur produits par chaque travailleur doivent être élevés. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.

Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux Etats-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent, en moyenne, de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas, même quand leurs bénéfices explosent. L’impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d’une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (suraccumulé), les pouvoirs financiers ont pris l’habitude d’inciter les ménages à s’endetter, à consommer leurs revenus futur, leurs gains boursiers futurs, la hausse future des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que pourront dégager les dépeçages et restructurations, imposés par les LBO, d’entreprises qui ne s’étaient pas encore mises à l’heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.

La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l’espace d’environ six ans, passant de 80 000 milliards à 160 000 milliards de dollars (soit trois le PIB mondial), entretenant aux Etats-Unis une croissance économique fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l’économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l’Europe.

L’économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n’éclate pas – et une hausse continue – du prix de l’immobilier pour que n’éclate pas la bulle des certificats d’investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l’épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles – car l’éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l’économie réelle d’une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).

« Nous cheminons au bord du gouffre », écrivait Robert Benton. Voilà qui explique qu’aucun Etat n’ose prendre le risque de s’aliéner ou d’inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu’une politique sociale ou une politique de « relance de la croissance » puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n’y a rien à attendre de décisif des Etats nationaux qui, au nom de l’impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d’un quasi-Etat supranational imposant des lois faites sur mesure dans l’intérêt du capital mondial dont il est l’émanation. Ces lois, promulguées par l’OMC, l’OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout-marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commercia1es. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclaré à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme « travail » pour peu qu’elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s’y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l’Etat ne fût plus le garant de la reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manœuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation.

Le tout-marchand s’attaquait à l’existence de ce que les britanniques appellent les commons et les Allemands le Gemeinwesen, c’est-à-dire à l’existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionnellement accessibles et utilisables par nous. Contre la privatisation des biens communs les individus ont tendance à réagir par des actions communes, unis en un seul sujet. L’Etat a tendance à empêcher et le cas échéant à réprimer cette union de tous d’autant plus fermement qu’il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menacent de se radicaliser, et plus la répression s’accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.

Si l’on a à l’esprit cette toile de fond, les programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernement et les partis apparaissent comme des diversions irréelles qui masquent le fait que le capitalisme n’offre aucune perspective d’avenir sinon celle d’une détériorisation continue de vie, d’une aggravation de sa crise, d’un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n’y a aucun « mieux » à attendre si on juge le mieux selon les critères habituels. Il n’y aura plus de « développement » sous la forme du plus d’emplois, plus de salaire, plus de sécurité. Il n’y aura plus de « croissance » dont les fruits puissent être socialement redistribués et utilisés pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme.

L’espoir mis, il y a quarante ans, dans des « réformes révolutionnaires » qui, engagées de l’intérieur du système sous la pression de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n’existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d’achat à de moins en moins d’actifs ; elle n’est plus concentrée dans de grandes usines pas plus que ne l’est la force de travail. L’emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d’un contrat de travail. Les promesses et programmes de « retour » au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d’entretenir l’imaginaire salarial et marchand c’est-à-dire l’idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l’argent gagnés autrement dit qu’il n’y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises, qu’il n’y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme

L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d’imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher l’intériorisation des conditions de vie.

La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d’être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d’un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s’impose donc d’une façon ou d’une autre. La reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d’une des deux « principales sources d’où jaillit toute richesse » : la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s’opérer.

L’instauration d’un socialisme de guerre, dictatorial, centralisateur, techno-bureautique serait la conclusion logique – on est tenté de dire « normale » – d’une civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses croissantes de capital, a procédé à ce que Marcuse appelle la « désublimation répressive » – c’est-à-dire la répression des « besoins supérieurs », pour créer méthodiquement des besoins croissants de consommation individuelle, sans s’occuper des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé dès le début la question qui est à l’origine des sociétés : la question du rapport entre les besoins et les conditions qui rendent leur satisfaction possible : la question d’une façon de gérer des ressources limitées de manière qu’elles suffisent durablement à couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d’un accord général sur ce qui suffira à chacun, de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles.

Nous sommes donc arrivés à un point où les conditions n’existent plus qui permettraient la satisfaction des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés, imposés, persuadé d’avoir afin d ’écouler des marchandises qu’il nous a enseigné à désirer. Pour nous enseigner à y renoncer, l’écodictature semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle aurait la préférence de ceux qui tiennent le capitalisme et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer des richesses ; et qui prévoient une reconstitution du capitalisme sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques auront remis les compteurs à zéro en provoquant une annulation des dettes et des créances.

Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre (freenet), de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels – connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. – reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production « libre » de toute la vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales. Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée « out-cooperating », un exemple classique étant Wikipedia qui est en train d’« out-cooperate » l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à la baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la « culture du quotidien » sans avoir à être enseignées, est un exemple parmi d’autres. L’invention fabbers, aussi appelés digital fabricators ou factories in a box – il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où – ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.

Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché. Elle nous permet de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en quantité et en qualité, et de redéfinir par concertation, compte tenu de l’environnement et des ressources à ménager, la norme du suffisant que l’économie de marché a tout fait pour abolir. L’autoréduction de la consommation, son autolimitation – le self-restraint – et la possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon de vivre passent par là.

Il est probable que les meilleurs exemples de pratiques alternatives en rupture avec le capitalisme nous viennent du Sud de la planète, si j’en juge d’après la création au Brésil, dans des favelas mais pas seulement, des « nouvelles coopératives » et des « pontos de cultura ». Claudio Prado, qui dirige le département de la « culture numérique » au ministère de la culture, déclarait récemment : « Le ’job’ est une espèce en voie d’extinction… Nous espérons sauter cette phase merdique du 20e siècle pour passer directement du 19e au 21e. » L’autoproduction et le recyclage des ordinateurs par exemple, sont soutenus par le gouvernement : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». Si bien que les trois quarts de tous les ordinateurs produits au Brésil en 2004/5 étaient autoproduits.

Notes

[1] Crédit photo : Auteur non identifié, mis en ligne par Imago sur Flickr (Creative Commons By-Nc-Sa)

[2] La valeur travail est une idée d’Adam Smith qui voyait dans le travail la substance commune de toutes les marchandises et pensait que celles-ci s’échangeaient en proportion de la quantité de travail qu’elles contenaient. La valeur travail n’a rien à voir avec ce qu’on entend par là aujourd’hui et qui (chez Dominique Méda entre autres) devrait être désigné comme travail valeur (valeur morale, sociale, idéologique etc.). Marx a affiné et retravaillé la théorie d’A. Smith. En simplifiant à l’extrême, on peut résumer la notion économique en disant : Une entreprise crée de la valeur dans la mesure où elle produit une marchandise vendable avec du travail pour la rémunération duquel elle met en circulation (crée, distribue,) du pouvoir d’achat. Si son activité n’augmente pas la quantité d’argent en circulation elle ne crée pas de valeur. Si son activité détruit de l’emploi elle détruit de la valeur. La rente de monopole consomme de la valeur crée par ailleurs et se l’approprie.




Nous sommes tous des gus dans un garage

Shym0n - CC by« Nous sommes tous des juifs allemands » est l’une des citations célèbres de mai 68, proclamée par la jeunesse en signe de solidarité à Daniel Cohn-Bendit, alors interdit de séjour en France.

Ce soir, la Quadrature du Net peut compter sur « un gus de plus dans son garage », suite à la rocambolesque affaire de la dépêche AFP modifiée que nous relate le site PC INpact.

Ce dimanche 8 mars à 8h13, la dépêche AFP, titrée « Internet : texte antipiratage à l’Assemblée pour la défense de la création », se terminait ainsi :

Un collectif de citoyens, la Quadrature du Net, encourage les internautes à abreuver les députés de mails hostiles à cette loi. « Ce sont cinq gus dans un garage qui font des mails à la chaîne », relativise le cabinet de Mme Albanel.

Une « pointe » de mépris que ne manquât pas de relever PC INpact dans son premier article La Quadrature ? « 5 gus dans un garage » pour le cabinet d’Albanel.

Consciencieux, PC INpact nous a alors pondu un deuxième article : Réaction de la Quadrature du Net aux propos du ministère dont voici un large extrait :

Jérémie Zimmermann : « Nous sommes flattés de tant d’attention de la part du ministère ! Cela prouve que l’action des nombreux citoyens épris de liberté qui contactent leurs députés commence à porter ses fruits. Cela révèle la peur de la ministre de se retrouver confrontée aux réalités techniques et à l’opinion des citoyens. Quelque chose nous dit qu’elle n’a pas fini de nous faire rire !

Internet et les technologies numériques, dont le cabinet de la ministre démontre sa méconnaissance totale dans cette loi imbécile, ont été en grande partie inventés par des gus dans des garages ! C’est peut-être un juste retour des choses : l’arrivée dans le débat des gus dans les garages après des années de lobbyistes dans les cabinets ministériels.

Il faut continuer à informer ses députés, en prenant bien soin d’envoyer des mails personnalisés, et surtout en téléphonant et sollicitant des entretiens ! »

Un peu plus tard dans la journée, troisième épisode et coup de théâtre : la dépêche originale de l’AFP a été « mise à jour » et ne figure alors plus la mention des « gus dans leur garage » !

Le problème c’est qu’il est assez difficile de jouer les cachottiers sur Internet[1]. Toujours aussi consciencieux, PC INpact a en effet gardé une copie écran de la première version de la dépêche dans ce dernier article intitulé La communication autour de la loi antipiratage commence mal.

Vous voulez que je vous dise… je crois que nous nous sommes trouvés un beau slogan !

Merci l’AFP, Mme Albanel et son cabinet.

Notes

[1] Crédit photo : Shym0n (Creative Commons By)




Le 27 mars, remercions les developpeurs de nos logiciels libres préférés !

Pasotraspaso - CC byJour de ceci, jour de cela… autant vous l’avouer, je suis parfois un peu las de ces journées commémoratives. Mais que l’on ne se méprenne pas. Je ne dis pas cela parce qu’aujourd’hui c’est la… journée internationale de la femme !

D’ailleurs à ce propos, je ne sais pas chez vous mais chez moi (en Italie) la tradition c’est d’offrir un brin de mimosa[1] à la gente féminine. Résultat des courses, je descends voir mon fleuriste ce matin, et de choisir un brin certes un peu chétif mais d’un jaune éclatant… Ce sera… trois euros mon bon Monsieur ! Wow, je confirme c’est bien la crise. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander si il se souvenait du prix du brin de mimosa en lires avant le passage à l’euro. Et lui de partir sur une longue diatribe arguant du fait que c’était en amont, à la production, que le prix avait augmenté, que lui répercutait sans marger, etc.

Mais ce n’était du tout de cela dont je voulais vous entretenir. Le seul point commun c’est cette histoire de journée commémorative. Un obscur blogueur du nom de Solarius vient tout seul de décréter le dernier vendredi du mois de mars, le « Thank a dev day », que l’on pourrait traduire par la « Journée de remerciement aux développeurs de votre logiciel libre préféré » (oui, c’est un peu plus long en français).

La procédure est simple (et itérative) :

  1. Choisir votre logiciel libre, de préférence parmi ceux que vous utilisez au quotidien et qui vous a déjà rendu mille services.
  2. Trouver le mail de son auteur, ou plus sûrement de ses auteurs. Ce n’est pas forcément facile mais à défaut prendre l’adresse de contact du site officiel du logiciel en question.
  3. Lui écrire pour le remercier chaleureusement en précédant le sujet de votre message du tag « TADD ». Ne pas hésitez à lui donner quelques détails de l’usage que vous faites de son logiciel.
  4. Et c’est fini, vous avez échangé un petit sourire entre développeur et utilisateur. Si vous le souhaitez vous pouvez revenir au point 1. pour recommencer avec un autre logiciel 😉

Voilà une initiative que d’aucuns jugeront peut-être un peu naïves mais qui n’en demeure pas moins fort sympathique. Juste quelques minutes de votre temps qui sera, je puis vous l’assurer, particulièrement apprécié du côté de ceux qu’on ne voient jamais, dont on ne connait généralement pas le nom, et qui eux n’ont pas ménagé leur temps pour aboutir au produit que vous trouvez si pratique à utiliser.

Parce que, bon, au delà de l’anecdote, nous ne sommes peut-être pas si nombreux que cela à avoir déjà accompli une telle action, qu’il s’agisse d’un simple remerciement écrit ou carrément d’un petit don en espèces sonnantes et trébuchantes. Le logiciel libre ne veut pas dire gratuit. Il ne signifie pas non plus manquer de courtoisie en ne témoignant pas de notre gratitude de temps en temps…

Vous me direz :

  • « Hey, qu’est-ce que t’en sais toi, le donneur de leçons, que j’ai jamais remercié ? »
  • « Je participe en parlant du logiciel libre autour de moi à chaque fois qu’il m’en est donné l’occasion ! »
  • « Va plutôt t’occuper de ta copine pour qui tu râles parce que tu dépenses trois euros ! »

Et vous aurez parfaitement raison. Du reste, ce n’était pas à vous que je m’adressais mais à votre voisin.

PS : Si un graphiste passe par là, qu’il n’hésite pas à nous proposer un dessin ou logo libre pour ce « Thank a dev day ». Nous le remercierons en décrétant le sixième dimanche de juin, le « Thank an illustrator day ».

Notes

[1] Crédit photo : Pasotraspaso (Creative Commons By)




Étudiantes, étudiants : libérez vos travaux universitaires !

Foundphotoslj - CC byLe titre de ce billet est une suggestion et non une injonction. Il invite les étudiants à considérer la mise sous licence Creative Commons de leurs écrits universitaires (mémoires, thèses…) afin de faciliter le partage, l’échange et la mise en commun du savoir et de la connaissance.

Nous avions tenté en introduction d’un billet précédent d’expliquer la différence entre « copyleft » et « copyright ». Or, en l’absence de toute mention de licence, les travaux sont alors automatiquement placés par défaut sous le régime du « copyright classique », avec des effets collatéraux, comme ceux décrits ci-dessous, qui ne sont pas forcément désirés par leurs auteurs.

Étudiantes[1], étudiants, vous pouvez bien entendu refuser ce choix (par exemple parce que, modestes, vous ne jugez pas votre travail digne d’être diffusé). Mais encore faudrait-il que vous ayez conscience qu’un tel choix existe[2].

Les choses bougent mais, nous semble-t-il, encore trop rares sont les étudiants réellement au courant de cette alternative. Et nous comptons sur les enseignants et leurs administrations universitaires pour en faire si ce n’est la promotion tout de moins le minimum syndical en matière d’information.

Copyright et Copyleft dans les publications universitaires

Copyright and Copyleft in Publications

Ian Elwood – 17 février 2009 – The Daily Californian
(Traduction Framalang : Don Rico)

Creative Commons une alternative au traditionnel copyright ou la promotion d’un accès plus large à la connaissance

Le prix des recueils de textes et documents pour les cours d’université s’élève à 200 dollars à cause des coûts excessifs des autorisations de droits d’auteur. Les bibliothèques sont paralysées par les prix exorbitants des bases de données propriétaires et des revues à accès restreint. L’accès au savoir devient de plus en plus la chasse gardée de grosses entreprises qui cherchent à rentabiliser l’éducation en limitant l’accès à l’information.

À l’université de Californie, à Berkeley, nombreux sont les étudiants à ne pas se soucier de la propriété intellectuelle ou des droits d’auteur. Même si les travaux d’étudiants tels que les thèses ou les mémoires sont la propriété de l’étudiant, jusqu’à une période récente la mention de copyright standard sur un mémoire indiquait par défaut « Tous droits réservés ». Bien que cette pratique n’ait pas d’impact direct sur l’augmentation du coût des études, un étudiant qui choisirait une solution alternative au droit d’auteur traditionnel constituerait une action modeste pouvant servir de catalyseur à la réduction de nombreux coûts dans le domaine des études.

Lawrence Lessig, professeur de droit à l’université de Stanford, a créé les licences Creatives Commons afin que les détenteurs de droits d’auteur puissent autoriser de nouvelles façons d’utiliser leurs travaux artistiques et universitaires. Le détenteur d’un copyright peut opter pour une licence « Certains droits réservés » qui encourage les autres membres de la communauté à adapter et à réutiliser ses travaux sans avoir à demander l’autorisation ou verser des droits d’auteur. Cette licence ouvre de nombreuses possibilités dans le monde universitaire, tels que la mise à disposition de recueils de textes et documents en ligne gratuits, de contenu multimédia éducatif à coût nul, et de didacticiels en ligne gratuits. Même le prix des manuels scolaires pourrait en être fortement réduit. Plus important peut-être que l’aspect financier, utiliser la licence Creative Commons revient surtout, en partageant vos productions intellectuelles avec la communauté universitaire, à apporter votre pierre à la mise en commun du savoir, car les générations futures de chercheurs auront un accès facilité à vos travaux.

Deux étudiants de Berkeley, Joseph Lorenzo Hall et Danah Boyd, ont récemment placé leur mémoire sous une licence Creative Commons. Hall s’est heurté de nombreux obstacles bureaucratiques, mais la plupart de ses difficultés provenaient de simples problèmes formels, et non d’opposition idéologique de la part l’université. Peu après, une autre diplomée de la School of Information (NdT : faculté des Sciences de l’information), Danah Boyd, a elle aussi placé son mémoire sous licence Creative Commons.

Le 28 janvier 2009, le Doyen du département de troisième cycle s’est engagé à ce que les futurs étudiants puissent opter pour la licence Creative Commons. Tous les étudiants désireux de rendre l’éducation plus abordable et plus accessible devraient envisager de recourir aux Creative Commons plutôt qu’au copyright traditionnel.

Prendre part à ce mouvement est d’une simplicité enfantine : il suffit de procéder à deux modifications sur un mémoire ou sur une thèse. Tout d’abord, l’auteur inscrit « Certains droits réservés » au lieu de « Tous droits réservés » sur la page de copyright. Ensuite, il inclut en appendice le contrat complet (Code juridique) de la licence Creative Commons de son choix. Ceux qui souhaitent libérer leur publications universitaires peuvent voir des exemples sur les sites respectifs de Joseph Lorenzo Hall et Danah Boyd.

Notes

[1] Crédit photo : Foundphotoslj (Creative Commons By)

[2] Le choix ne se limite pas aux licences Creative Commons. Ne pas oublier qu’il existe également la Licence Art Libre qui, bien que peu diffusée dans le monde anglophone, est tout aussi indiquée dans le cas qui nous concerne ici.