Apprendre à déléguer (Libres conseils 19/42)

Chaque jeudi à 21h, rendez-vous sur le framapad de traduction, le travail collaboratif sera ensuite publié ici même.

Traduction Framalang : Nyx, lamessen, Sphinx, peupleLà, lerouge, Sky, Julius22, Astalaseven, Alpha, HgO, michel, Sputnik, goofy, HanX, KoS

Ne vous inquiétez pas, faites confiance

Shaun McCance

Shaun McCance est impliqué dans la documentation de GNOME depuis 2003 en tant que rédacteur, chef de la communauté et développeur d’outils. Il a passé la plupart de ce temps à se demander comment inciter davantage de personnes à écrire une documentation de meilleure qualité, avec un certain succès à long terme. Il propose son expérience de la documentation communautaire à travers sa société de conseil, Syllogist.

Alors que je m’apprêtais à écrire cet article, il s’est passé quelque chose d’énorme : GNOME 3 est sorti. C’était la première version majeure de GNOME depuis neuf ans. Tout était différent et toute la documentation existante devait être réécrite. Au même moment, nous changions notre façon de l’écrire. Nous avions jeté nos vieux manuels et étions repartis sur une nouvelle base, avec un système d’aide dynamique par sujet, en utilisant Mallard.

Quelques semaines avant la sortie, une partie d’entre nous s’est réunie pour élaborer la documentation. Nous passions nos journées à travailler, à planifier, à écrire et à réviser. Nous avons écrit des centaines de pages malgré les changements incessants liés aux ultimes modifications du logiciel. Nous avions des contributeurs en ligne qui proposaient de nouvelles pages et corrigeaient ce qui existait déjà. Je n’avais jamais vu notre équipe de documentation aussi productive.

À quoi avons-nous finalement abouti ? Beaucoup de facteurs sont entrés en jeu, et je pourrais écrire un livre entier sur les nuances de la documentation open source. Mais ce que j’ai fait de plus important a été de m’effacer et de laisser les autres faire le travail. J’ai appris à déléguer ; et à déléguer dans les règles de l’art.

Revenons huit ans en arrière. J’ai commencé à m’impliquer dans la documentation de GNOME en 2003. Je n’avais pas vraiment d’expérience en tant que rédacteur technique à cette époque. Mon emploi m’amenait à travailler sur des outils de publication et j’ai commencé à travailler sur les outils et sur le visualiseur d’aide utilisés par la documentation de GNOME. Peu de temps après, je me suis retrouvé à la rédaction de la documentation.

En ce temps-là, la majeure partie de notre documentation était entre les mains de rédacteurs techniques professionnels de chez Sun. Ils s’occupaient d’un manuel, l’écrivaient, le relisaient et l’envoyaient sur notre dépôt CVS. Après quoi nous pouvions tous le regarder, y apprendre quelque chose et lui apporter des corrections. Mais il n’existait pas d’efforts concertés pour impliquer les gens dans le processus d’écriture.

Ce n’est pas que les rédacteurs de Sun essayaient de protéger ou de cacher quoi que ce soit. Ils étaient avant tout rédacteurs techniques. Ils connaissaient leur travail et le faisaient bien. D’autres personnes auraient pu les remplacer pour d’autres manuels mais ils auraient écrit leurs travaux d’une manière habituelle. Utiliser un groupe de collaborateurs novices, aussi enthousiastes soient-ils, pour chaque page, revient à perdre un temps inimaginable sur des détails. C’est tout simplement contre-productif.

De manière inévitable, le vent a tourné chez Sun et leurs rédacteurs techniques ont été affectés à d’autres projets. Cela nous a laissés sans nos rédacteurs les plus prolifiques, ceux qui disposaient des meilleures connaissances. Pire que cela, nous étions laissés sans communauté et personne n’était là pour ramasser les morceaux.

Il y a des idées et des processus standards dans le monde de l’entreprise. J’ai travaillé dans le monde de l’entreprise. Je ne crois pas que quiconque remette ces idées en cause. Les gens font leur travail. Ils choisissent des missions et les terminent. Ils demandent aux autres de faire une relecture, mais ils n’ouvrent pas leur travail aux nouveaux venus et aux rédacteurs moins expérimentés. Les meilleurs rédacteurs écriront sans doute le plus.

Ces idées sont d’une plate évidence, mais elles échouent lamentablement dans un projet communautaire. Vous ne développerez jamais une communauté de contributeurs si vous faites tout vous-même. Dans un projet de logiciel, vous pouvez avoir des contributeurs compétents et suffisamment impliqués pour contribuer régulièrement. Dans la documentation, cela n’arrive presque jamais.

La plupart des gens qui s’essayent à la documentation ne le font pas parce qu’ils veulent être rédacteur technique ni même parce qu’ils aiment écrire. Ils le font parce qu’ils veulent contribuer. Et la documentation est la seule manière qu’ils trouvent accessible. Ils ne savent pas coder. Ils ne sont artistiquement pas doués. Ils ne maîtrisent pas assez une autre langue pour faire de la traduction. Mais ils savent écrire.

C’est là que les rédacteurs professionnels lèvent les yeux au ciel. Le fait que vous soyez instruit ne signifie pas que vous puissiez écrire une bonne documentation pour l’utilisateur. Il ne s’agit pas simplement de poser des mots sur le papier. Vous devez comprendre vos utilisateurs, ce qu’ils savent, ce qu’ils veulent, les endroits où ils cherchent. Vous avez besoin de savoir comment présenter l’information de façon compréhensible et savoir où la mettre pour qu’ils puissent la trouver.

Les rédacteurs techniques vous diront que la rédaction technique n’est pas à la portée de tous. Ils ont raison. Et c’est exactement pourquoi la chose la plus importante que les rédacteurs professionnels puissent faire pour la communauté est de ne pas écrire.

La clé pour construire une communauté efficace autour de la documentation, c’est de laisser les autres prendre les décisions, faire le travail et en récolter eux-mêmes les fruits. Il ne suffit pas de leur donner du travail en continu. La seule solution pour qu’ils s’intéressent suffisamment et s’accrochent au projet, c’est qu’ils se sentent investis personnellement. Le sentiment de faire partie intégrante d’un projet est une source puissante de motivation.

Mais si vous ne travaillez qu’avec des rédacteurs débutants et que vous leur donnez tout le travail à faire, comment pouvez-vous avoir l’assurance que la documentation ainsi créée sera de qualité ? Une participation massive mais incontrôlée n’aboutit pas à de bons résultats. Le rôle d’un rédacteur expérimenté au sein de la communauté est d’être un professeur et un mentor. Vous devez leur apprendre comment rédiger.

Commencez par impliquer les gens tôt dans le planning. Planifiez toujours du bas vers le haut. La planification du haut vers le bas n’incite pas à la collaboration. Il est difficile d’impliquer les gens dans la réalisation d’une vue d’ensemble de haut niveau si tous n’ont pas la même perception de cette vue d’ensemble. Mais les gens sont capables de travailler sur des segments. Ils peuvent réfléchir à des sujets particuliers d’écriture, à des tâches que les gens réalisent, à des questions que les gens peuvent se poser. Ils peuvent regarder les forums de discussion et les listes de diffusion afin de voir ce que les utilisateurs demandent.

Écrivez vous-même quelques pages. Cela donne un exemple à imiter. Il faut ensuite répartir tout le reste du travail. Laissez à d’autres la responsabilité de rubriques ou de chapitres entiers. Précisez-leur clairement quelles informations ils doivent fournir, mais laissez-les écrire. C’est en forgeant qu’on devient forgeron.

Soyez constamment disponible pour les aider ou répondre aux questions. Au moins la moitié de mon temps consacré à la documentation est passée à répondre à des questions afin que les autres puissent effectuer leur travail. Quand des brouillons sont soumis, relisez-les et discutez des critiques et des corrections avec leurs auteurs. Ne vous contentez pas de corriger vous-même.

Cela vous laisse tout de même le gros du travail à faire. Les gens complètent les pièces du puzzle, mais c’est toujours vous qui les assemblez. Au fur et à mesure qu’ils acquièrent de l’expérience, les gens s’occuperont de pièces de plus en plus grandes. Encouragez-les à s’impliquer davantage. Donnez-leur davantage de travail. Faites en sorte qu’ils vous aident à aider plus de rédacteurs. La communauté fonctionnera toute seule.

Huit ans plus tard, GNOME a réussi à créer une équipe de documentation qui se gère elle-même, résout les problèmes, prend des décisions, produit une bonne documentation et accueille constamment de nouveaux contributeurs. N’importe qui peut la rejoindre et y jouer un rôle. Telle est la clé du succès pour une communauté open source.




Le Manifeste du hacker (1986) #pdftribute Aaron Swartz

Un certain nombre de textes tournent actuellement sur le Net suite au décès d’Aaron Swartz. Parmi eux on trouve « La Conscience d’un hacker » (ou « Le Manifeste du hacker ») datant de… 1986 et que d’aucuns trouvent particulièrement adapté aux circonstances. Et pour cause…

Nous vous le proposons traduit ci-dessous[1]. Il a été rédigé par Loyd Blankenship, (alias The Mentor) juste après son arrestation.

« Oui, je suis un criminel. Mon crime est celui de la curiosité. »

Remarque : Nous sommes en 1986 et c’est par le téléphone que passe le réseau. Un téléphone qui se retrouve alors bloqué par ces « sales gosses » pour la communication classique.

Elizabeth Brossa - CC by-nc-sa

La conscience d’un hacker

The Conscience of a Hacker

The Mentor – 8 janvier 1986 – Phrack.org
(Traduction : NeurAlien, Moosh, ga3lig, goofy, zozio nocture (aka brandelune), Slystone, KoS, aKa, Martin, lamessen, Sky)

Ce qui suit a été écrit peu de temps après mon arrestation…

Un autre s’est fait prendre aujourd’hui, c’est partout dans les journaux.
« Scandale : Un adolescent arrêté pour crime informatique », « Arrestation d’un hacker après le piratage d’une banque »…
Satanés gosses, tous les mêmes.

Mais vous, dans votre psychologie de costume trois pièces et votre conscience technologique des années 50, avez-vous un jour pensé à regarder le monde avec les yeux d’un hacker ?
Ne vous êtes-vous jamais demandé ce qui l’avait fait agir et quelles forces l’avaient animé ?
Je suis un hacker, entrez dans mon monde…
Mon monde, il commence avec l’école… Je suis plus éveillé que la plupart des autres enfants et les nullités qu’on nous enseigne m’ennuient…
Satanés gamins, ce sont tous les mêmes.

Je suis au collège ou au lycée. J’ai écouté les professeurs expliquer pour la quinzième fois comment réduire une fraction.
J’ai bien compris. « Non Mme Dubois, je n’ai pas montré mon travail. Je l’ai fait dans ma tête ».
Satané gosse. Il a certainement copié. Ce sont tous les mêmes.

J’ai fait une découverte aujourd’hui. J’ai trouvé un ordinateur.
Attends une minute, c’est cool. Ça fait ce que je veux. Si ça fait une erreur, c’est parce que je me suis planté.
Pas parce qu’il ne m’aime pas…
Ni parce qu’il se sent menacé par moi…
Ni parce qu’il pense que je suis un petit malin…
Ni parce qu’il n’aime pas enseigner et qu’il ne devrait pas être là…
Satané gosse. Tout ce qu’il fait c’est jouer. Ce sont tous les mêmes.

Et c’est alors que ça arrive. Une porte s’ouvre…
Les impulsions électroniques déferlent sur la ligne téléphonique comme l’héroïne dans les veines d’un drogué.
Pour trouver dans un Forum le refuge contre la stupidité quotidienne.
« C’est ça… C’est ici que je dois être…»
Ici, je connais tout le monde… Même si je n’ai jamais rencontré personne. Je ne leur ai jamais parlé, et je n’entendrai peut-être plus parler d’eux un jour… Je vous connais tous.
Satané gosse. Encore pendu au téléphone. Ce sont tous les mêmes.

A l’école, on nous a donné des pots de bébé alors qu’on avait les crocs pour un steak…
Les morceaux de viande que vous avez bien voulu nous tendre étaient pré-mâchés et sans goût.
On a été dominé par des sadiques ou ignoré par des apathiques.
Les seuls qui avaient des choses à nous apprendre trouvèrent en nous des élèves de bonne volonté, mais ceux-ci étaient comme des gouttes d’eau dans le désert.

C’est notre monde maintenant… Le monde de l’électron et des commutateurs, la beauté du baud. Nous utilisons un service déjà existant, sans payer ce qui pourrait être bon marché si ce n’était pas géré par des profiteurs avides, et c’est nous que vous appelez criminels.
Nous explorons… et vous nous appelez criminels.
Nous recherchons la connaissance… et vous nous appelez criminels.
Nous existons sans couleur de peau, sans nationalité, sans dogme religieux… et vous nous appelez criminels.
Vous construisez des bombes atomiques, vous financez les guerres, vous assassinez et trichez, vous manipulez et vous nous mentez en essayant de nous faire croire que c’est pour notre propre bien… et pourtant c’est nous qui sommes les criminels.

Oui, je suis un criminel. Mon crime est celui de la curiosité.
Mon crime est celui de juger les gens selon ce qu’ils pensent et disent, pas selon leur apparence.
Mon crime est d’être plus malin que vous, quelque chose que vous ne me pardonnerez jamais.

Je suis un hacker, et ceci est mon manifeste.
Vous pouvez arrêter un individu, mais vous ne pouvez pas tous nous arrêter…
Après tout, nous sommes tous les mêmes.

The Mentor

Crédit photo : Elizabeth Brossa (Creative Commons By-Nc-Sa)

Notes

[1] Il en existait une première traduction mais elle était « perfectible ».




Sauvegardes et garde-fous (Libres conseils 9/42)

Chaque jeudi à 21h, rendez-vous sur le framapad de traduction, le travail collaboratif sera ensuite publié ici même.

Traduction Framalang : Sky, LIAR, lerouge, yann, Goofy, peupleLaKoS, Nys, Julius22, okram, 4nti7rust, zn01wr, lamessen

Des sauvegardes pour votre santé mentale

Austin Appel

Austin Appel, alias « scorche », est un professionnel de la sécurité informatique qui passe son temps à casser (il est dûment autorisé, évidemment) des choses précédemment réputées sécurisées. On le croise souvent enseignant le crochetage de serrure durant des conférences de sécurité et de hacking. Dans le monde de l’open source, il fait une foule de choses pour le projet Rockbox et a œuvré bénévolement pour le projet One Laptop Per Child (un ordinateur portable par enfant).

Les sauvegardes c’est bien. Les sauvegardes c’est super. Un administrateur compétent fait toujours des sauvegardes régulières. On apprend ça dans n’importe quel manuel traitant de l’administration des serveurs. Le problème c’est que les sauvegardes ne sont vraiment utiles qu’en cas d’absolue nécessité. Lorsque quelque chose de grave arrive au serveur ou à ses données et qu’on est forcé de se replier sur autre chose, les sauvegardes viendront à point nommé. Cependant, cela ne devrait jamais arriver, n’est-ce pas ? À n’importe quel autre moment, à quoi cela sert-il pour vous et votre environnement serveur d’avoir des sauvegardes ?

Avant d’aller plus loin, il est important de noter que ce conseil vaut pour les administrateurs serveurs des plus petits projets open source — la majorité silencieuse. Si vous maintenez des services qui vont engendrer une grande frustration, et même peut-être faire du tort s’ils sont indisponibles, vous devriez considérer ceci avec la plus grande circonspection.

Pour le reste d’entre nous qui travaillons sur d’innombrables petits projets ayant des ressources limitées, nous avons rarement deux serveurs séparés pour la production et les tests. En vérité, avec tous les services qu’un projet open source doit maintenir (système de gestion de version, services web, listes de diffusion, forums, ferme de compilation, bases de données, traceurs de bogues ou de fonctionnalités, etc.), des environnements de test séparés sont souvent de l’ordre du rêve. Malheureusement, l’approche courante de l’administration systèmes est d’avancer avec précaution et mettre les systèmes à jour uniquement en cas de nécessité absolue, afin d’éviter tout problème de dépendance, de code cassé, ou n’importe laquelle des millions de choses qui pourraient mal se dérouler. La raison pour laquelle vous êtes nerveux n’est pas que vous pourriez manquer d’expérience. Il est important de savoir que vous n’êtes pas seul dans ce cas. Que nous l’admettions ou non, beaucoup d’entre nous ont été (et sont probablement encore) dans cette situation. Il est triste que cette inaction — découlant de la peur de détruire un système fonctionnel — conduise souvent à des services en fonctionnement qui ont souvent plusieurs versions de retard, ce qui implique de nombreuses failles de sécurité potentiellement sérieuses. Cependant, soyez assuré que ce n’est pas la seule manière de jouer le jeu.

Les gens ont tendance à jouer un jeu différent selon qu’ils aient une infinité de vies ou qu’ils doivent recommencer depuis le début dès lors qu’une seule erreur a été commise. Pourquoi devrait-il en être autrement pour de l’administration systèmes ? Aborder le concept de sauvegardes avec un état d’esprit offensif peut complétement changer votre conception de l’administration systèmes. Au lieu de vivre dans la peur d’une dist-upgrade complète (ou de son équivalent pour yum, pacman, etc.), celui qui est armé de sauvegardes est libre de mettre à jour les paquets d’un serveur, confiant dans le fait que ces changements pourront être annulés si les choses tournent au vinaigre. La clé du succès réside tout entière dans l’état d’esprit. Il n’y a aucune raison d’avoir peur tant que vous avez vos données sauvegardées sous la main comme filet de sécurité lorsque vous sautez le pas. Après tout, l’administration système est une expérience d’apprentissage permanente.

Bien sûr, si vous ne validez pas vos sauvegardes, vous reposer sur elles devient un jeu très dangereux. Heureusement, les administrateurs systèmes expérimentés savent que le commandement « Garde des sauvegardes à jour » est toujours suivi par « Valide tes sauvegardes ». À nouveau, c’est un mantra que les gens aiment réciter. Ce qui, en revanche, ne tient pas de façon élégante dans un mantra entraînant est la manière de valider rapidement et simplement ses sauvegardes. La meilleure manière de dire qu’une sauvegarde est fonctionnelle est, bien sûr, de la restaurer (de préférence sur un système identique qui n’est pas en cours d’utilisation). Mais, une fois encore, en l’absence d’un tel luxe, on doit faire preuve d’un peu plus de créativité. C’est là (tout du moins pour les fichiers) que les sommes de contrôle peuvent vous aider à vérifier l’intégrité de vos fichiers sauvegardés. Dans rsync, par exemple, la méthode utilisée par défaut pour déterminer quels fichiers ont été modifiés consiste à regarder la date et l’heure de la dernière modification, ainsi que la taille du fichier. Cependant, en utilisant l’option ‘-c’, rsync utilisera une somme de contrôle MD4 de 128 bits pour déterminer si les fichiers ont changé ou non. Bien que ce ne soit pas toujours la meilleure idée à mettre en œuvre à chaque fois en toute occasion — à cause d’un temps d’exécution beaucoup plus long qu’un rsync normal et d’une utilisation accrue des accès disques — cette méthode permet de s’assurer que les fichiers sont intègres.

Le rôle d’un administrateur systèmes peut être éprouvant par moments. Il n’est cependant pas nécessaire de le rendre plus stressant que nécessaire. Avec le bon état d’esprit, certaines commandes de précaution apparemment à but unique et limité peuvent être utilisées comme des outils précieux qui vous permettent de progresser de façon agile, tout en gardant votre santé mentale intacte et la vitesse tant appréciée dans les projets open source.




L’envie du pénal – Philippe Muray – 1992

Il y a vingt ans Philippe Muray détournait ironiquement l’expression freudienne « envie du pénis » pour nous pondre un article sur une société qui voit du « vide juridique » partout à combler au plus vite. quitte à nous ôter toujours plus de liberté et de responsabilité[1]. Lecture non politiquement correcte garantie !

Aujourd’hui non seulement rien n’a changé mais à bien des égards cela s’est amplifié. Les lois DADVSI, HADOPI, SOPA, ACTA… peuvent-elles aussi s’inscrire et s’expliquer dans ce constat et cette dynamique ?

Un extrait des Exorcismes Spirituels parus aux éditions des Belles Lettres en 1997.

Henry Spencer - CC by

L’envie du pénal

Philippe Muray – 1992

De cette légifération galopante, de cette peste justicière qui investit à toute allure l’époque, comment se fait-il que personne ne s’effare ?

Comment se fait-il que nul ne s’inquiète de ce désir de loi qui monte sans cesse ? Ah ! la Loi ! La marche implacable de nos sociétés au pas de Loi !

Nul vivant de cette fin du siècle n’est plus censé l’ignorer. Rien de ce qui est législatif ne doit nous être étranger.

« Il y a un vide juridique ! »

Ce n’est qu’un cri sur les plateaux. De la bouillie de tous les débats n’émerge qu’une voix, qu’une clameur « Il faut combler le vide juridique ! » Soixante millions d’hypnotisés tombent tous les soirs en extase. La nature humaine contemporaine a horreur du vide juridique, c’est-à-dire des zones de flou où risquerait de s’infiltrer encore un peu de vie, donc d’inorganisation. Un tour d’écrou de plus chaque jour ! Projets ! Commissions ! Mises à l’étude ! Propositions ! Décisions ! Élaboration de décrets dans les cabinets ! Il faut combler le vide juridique ! Tout ce que la France compte d’associations de familles applaudit de ses pinces de crabe. Comblons ! Comblons ! Comblons encore ! Prenons des mesures ! Légiférons !

Saintes Lois, priez pour nous ! Enseignez-nous la salutaire terreur du vide juridique et l’envie perpétuelle de le colmater ! Retenez-nous, ligotez-nous au bord du précipice de l’inconnu ! Le moindre espace que vous ne contrôlez pas au nom de la néo-liberté judiciairement garantie est devenu pour nous un trou noir invivable. Notre monde est à la merci d’une lacune dans le Code ! Nos plus sourdes pensées, nos moindres gestes sont en danger de ne pas avoir été prévus quelque part, dans un alinéa, protégés par un appendice, surveillés par une jurisprudence.

« Il faut combler le vide juridique ! » C’est le nouveau cri de guerre du vieux monde rajeuni par transfert intégral de ses éléments dans la poubelle-média définitive.

Il en a fallu des efforts, et du temps, il en a fallu de la ténacité, de l’habileté, des bons sentiments et des causes philanthropiques pour incruster bien profond, dans tous les esprits, le clou du despotisme légalitaire. Mais maintenant ça y est, c’est fait, tout le monde en veut spontanément. L’actualité quotidienne est devenue, pour une bonne part, le roman vrai des conquêtes de la Loi et des enthousiasmes qu’elle suscite. De nouveaux chapitres de l’histoire de la Servitude volontaire s’accumulent. L’orgie procédurière ne se connaît plus aucune borne.

Si je n’évoque pas ici les affaires de magistrats vengeurs, les scandales de fausses factures, la sombre révolte des juges en folie, c’est que tout le monde en parle partout. Je préfère aller chercher mes anecdotes en des coins moins visités. Il n’y a pas de petites illustrations. En Suède, tout récemment, un type saute au plafond d’indignation dans un film de Bergman qui passe à la télé, il vient de voir un père donnant une gifle à son fils ! Dans un film ? Oui, oui. Un film. À la télé. Pas en vrai. N’empêche que ce geste est immoral. Profondément choquant, d’abord, et puis surtout en infraction par rapport aux lois de son pays. Il va donc, de ce pas, porter plainte. Poursuivre en justice. Qui n’approuverait cet homme sensible ? Le cinéma, d’ailleurs, regorge d’actes de violence, de crimes, de viols, de vols, de trafics et de brutalités dont il est urgent de le purger. On s’attaquera ensuite à la littérature.

Dura lex, sed tex ! Il y a des soirs où la télé, pour qui la regarde avec la répugnance requise, ressemble à une sorte de foire aux lois. C’est le marché des règlements. Un lex-shop à ciel ouvert. Chacun s’amène avec son brouillon de décret. Faire un débat sur quoi que ce soit, c’est découvrir un vide juridique. La conclusion est trouvée d’avance. « Il y a un vide juridique ! » Vous pouvez fermer votre poste. Le rêve consiste clairement à finir par interdire peu à peu, et en douceur, tout ce qui n’est pas encore absolument mort.

« Il faut combler le vide juridique ! » Maintenant, l’obsession pénaliste se réattaque de front au plaisir. Ah! ça démangeait tout le monde, de recriminaliser la sexualité! En Amérique, on commence à diriger vers des cliniques spécialisées ceux à qui on a réussi à faire croire qu’ils étaient des addicts, des malades, des espèces d’accros du sexe. Ici, en France, on a maintenant une loi qui va permettre de punir la séduction sous ses habits neufs de harcèlement. Encore un vide de comblé ! Dans la foulée, on épure le Minitel. Et puis on boucle le bois de Boulogne. Tout ce qui se montre, il faut l’encercler, le menotter de taxes et décrets.

À Bruxelles, de sinistres inconnus préparent l’Europe des règlements. Toutes les répressions sont bonnes à prendre, depuis l’interdiction de fumer dans les lieux publics jusqu’à la demande de rétablissement de la peine de mort, en passant par la suppression de certains plaisirs qualifiés de préhistoriques comme la corrida, les fromages au lait cru ou la chasse à la palombe. Sera appelée préhistorique n’importe quelle occupation qui ne retient pas ou ne ramène pas le vivant, d’une façon ou d’une autre, à son écran de télévision : le Spectacle a organisé un nombre suffisant, et assez coûteux, de distractions pour que celles-ci, désormais, puissent être décrétées obligatoires sans que ce décret soit scandaleux. Tout autre genre de divertissement est un irrédentisme à effacer, une perte de temps et d’audimat.

Toutes les délations deviennent héroïques. Aux Etats-Unis, pays des lawyers en délire, les homosexuels de pointe inventent l‘outing, forme originale de mouchardage qui consiste à placarder à tour de bras des photos de types connus pour leur homosexualité honteuse, avec la mention absolute queer (parfait pédé). On les fait sortir de leur secret parce que ce secret porte tort, dit-on, à l’ensemble du groupe. On les confesse malgré eux. Plus de vie privée, donc plus d’hypocrisie.

Transparence ! Le mot le plus dégoûtant en circulation de nos jours ! Mais voilà que ce mouvement d’outing commence à prendre de l’ampleur. Les chauves s’y mettent, eux aussi ils affichent à leur tour des portraits, des photos de célébrités qu’ils accusent de porter des moumoutes (pardon, des « compléments capillaires ») ! On va démasquer les emperruqués qui ne s’avouent pas ! Et pourquoi pas, après ça, les porteurs de fausses dents, les bonnes femmes liftées, les cardiaques à pacemakers ? L’ennemi héréditaire est partout depuis qu’on ne peut plus le situer nulle part, massivement, à l’Est ou à l’Ouest.

« Le plus grand malheur des hommes, c’est d’avoir des lois et un gouvernement », écrivait Chateaubriand. Je ne crois pas qu’on puisse encore parler de malheur. Les jeux du cirque justicier sont notre érotisme de remplacement. La police nouvelle patrouille sous les acclamations, légitimant ses ingérences en les couvrant des mots solidarité, justice, redistribution.

Toutes les propagandes vertueuses concourent à recréer un type de citoyen bien dévot, bien abruti de l’ordre établi, bien hébété d’admiration pour la société telle qu’elle s’impose, bien décidé à ne plus jamais poursuivre d’autres jouissances que celles qu’on lui indique. Le voilà, le héros positif du totalitarisme d’aujourd’hui, le mannequin idéal de la nouvelle tyrannie, le monstre de Frankenstein des savants fous de la Bienfaisance, le bonhomme en kit qui ne baise qu’avec sa capote, qui respecte toutes les minorités, qui réprouve le travail au noir, la double vie, l’évasion fiscale, les disjonctages salutaires, qui trouve la pornographie moins excitante que la tendresse, qui ne peut plus juger un livre ou un film que pour ce qu’il n’est pas, par définition, c’est-à-dire un manifeste, qui considère Céline comme un salaud mais ne tolérera plus qu’on remette en cause, si peu que ce soit, Sartre et Beauvoir, les célèbres Thénardier des Lettres, qui s’épouvante enfin comme un vampire devant un crucifix quand il aperçoit un rond de fumée de cigarette derrière l’horizon.

C’est l’ère du vide, mais juridique, la bacchanale des trous sans fond. À toute vitesse, ce pseudo-monde en perdition est en train de recréer de bric et de broc un principe de militantisme généralisé qui marche dans toutes les situations. Il n’y a pas de nouvelle inquisition, c’est un mouvement bien plus subtil, une montée qui sourd de partout, et il serait vain de continuer à se gargariser du rappel des antiques procès dont furent victimes Flaubert ou Baudelaire : leur persécution révélait au moins une non-solidarité essentielle entre le Code et l’écrivain, un abîme entre la morale publique et la littérature.

C’est cet abîme qui se comble chaque jour, et personne n’a plus le droit de ne pas être volontaire pour les grands travaux de terrassement. Qui racontera cette comédie ? Quel Racine osera, demain, composer les Néo-Plaideurs? Quel écrivain s’échappera du zoo légalitaire pour en décrire les turpitudes ?

Notes

[1] Crédit photo : Henry Spencer (Creative Commons By)




Geektionnerd : Le bug Microsoft du 29 février

C’était trop tentant : Windows Azure en panne à cause de l’année bissextile 🙂

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Le mouvement Occupy prépare un Facebook libre pour les 99 %

Ne faisant pas confiance à Facebook et autre Twitter et dans la foulée d’Occupy Wall Street, une bande de geeks cherchent à mettre en place un réseau social dédié aux mouvements d’activisme et de protestation[1].

Ils nous expliquent ici le pourquoi du comment d’un tel ambitieux projet.

Sasha Kimel - CC by

Les geeks du mouvement Occupy construisent un Facebook pour les 99%

Occupy Geeks Are Building a Facebook for the 99%

Sean Captain – 27 décembre 2011 – Wired
(Traduction Framalang/Twitter : Lolo le 13, AlBahtaar, Destrimi, HgO, Marm, Don Rico)

« Je ne cherche pas à dire que nous créons notre propre Facebook, mais c’est pourtant ce que nous sommes en train de faire, » explique Ed Knutson, un developpeur web et applications mobiles qui a rejoint une équipe de geeks-activistes qui repensent le réseautage social pour l’ère de la contestation mondialisée.

Ils espèrent que la technologie qu’ils sont en train de développer pourra aller bien au-delà d’Occupy Wall Street pour aider à établir des réseaux sociaux plus decentralisés, une meilleure collaboration en ligne pour l’entreprise et, pourquoi pas, contribuer au web sémantique tant attendu – un internet qui soit fait non pas de textes en vrac, mais unifié par des métadonnées sous-jacentes que les ordinateurs peuvent facilement analyser.

Cet élan est compréhensible. En 2010 et 2011, les médias sociaux ont permis aux manifestants du monde entier de se rassembler. Le dictateur égyptien Hosni Mubarak a eu tellement peur de Twitter et Facebook qu’il a coupé l’accès internet de l’Égypte. Une vidéo Youtube publiée au nom des Anonymous a propulsé le mouvement Occupy Wall Street, jusqu’alors confidentiel, aux actulalités nationales. Enfin, apparaître parmi les hashtags Twitter les plus populaires a fait passer #Occupy d’une manifestation ennuyeuse organisée le 17 septembre 2011 à un mouvement national, et même international.

D’après Knuston, il est temps pour les activistes de passer un cap, de quitter les réseaux sociaux existants et de créer le leur. « Nous ne voulons pas confier à Facebook les messages confidentiels que s’échangent les militants », dit-il.

La même approche s’applique à Twitter et aux autres réseaux sociaux – et ce raisonnement s’est trouvé justifié la semaine passée, lorsqu’un procureur de district du Massachusetts a enjoint Twitter de communiquer des informations sur le compte @OccupyBoston, et d’autres, liés au mouvement de Boston. (À son crédit, Twitter a pour politique de permettre aux utilisateurs de contester de tels ordres quand c’est possible.)

« Ces réseaux peuvent rester parfaitement fréquentables,jusqu’au jour où ça ne sera plus le cas. Et ça se produira du jour au lendemain », déclare Sam Boyer, un militant passé développeur web, redevenu militant, qui travaille avec l’équipe technique des occupants de New York.

À plusieurs niveaux au sein des mouvements Occupy, on commence déjà à prendre ses distances avec les principaux réseaux sociaux – que ce soit par les réseaux locaux déjà mis en place pour chaque occupation, par un projet de réseau international en cours de création appelé Global Square, à la construction duquel Knutson collabore. Il est problable que ces réseaux soient la clé de l’avenir du mouvement Occupy, car la majorité des grands campements aux États-Unis ont été évacués – supprimant de fait les espaces physiques où les militants communiquaient lors d’assemblées générales radicalement démocratiques.

L’idée d’une alternative ouverte aux réseaux sociaux détenus pas des entreprises privées n’est pas nouvelle – des efforts pour créer des alternatives à Facebook et Twitter moins centralisées et open source sont à l’œuvre depuis des années, Diaspora* et Identi.ca étant les plus connus.

Mais ces projets ne s’articulent pas spécifiquement sur les mouvements de protestation. Et la montée inattendue du mouvement Occupy aux États-Unis a renouvelé le désir d’une version open source pour une catégorie de logiciels qui joue un rôle de plus en plus important dans la mobilisation et la connexion des mouvements sociaux, ainsi que dans la diffusion de leur action dans le monde.

Les nouveaux mouvements sont tous confrontés à un défi particulièrement ardu pour des services non centralisés : s’assurer que leurs membres sont dignes de confiance. C’est un point crucial pour les militants qui risquent des violences et des arrestations dans tous les pays, voire la mort dans certains. Dans les projets de Knutson et Boyer, les réseaux locaux et internationnaux utiliseront un système de cooptation pour établir une relation de confiance. Les participants ne pourront devenir membres à part entière par eux-même comme c’est le cas avec les réseaux sociaux Twitter, Facebook et Google+.

« Il faut connaître quelqu’un dans la vraie vie qui te parraine », explique Knutson.

Selon Boyer, il est plus important d’identifier une personne comme étant digne de confiance que de s’assurer que son identité en ligne corresponde à son passeport ou à son acte de naissance.

« Je respecte les pseudonymes tant qu’on les considère comme un simple pseudonyme et non comme un masque », explique Boyer. En d’autres termes, nul ne devrait se cacher derrière un faux nom pour mal se comporter en toute impunité – ou dans un cas extrême, infiltrer le mouvement pour l’espionner ou le saboter.

Agé de 36 ans, Knutson, qui vit à Milwaukee dans le Wisconsin, a commencé l’année en tant qu’observateur politique avant de devenir un militant d’OWS convaincu. Sa métamorphose a débuté lors des grèves des fonctionnaires en février contre certaines propositions de loi du gouverneur Scott Walker, lesquelles rogneraient sur leurs traitements et affecterait les acquis de leur convention collective.

« Avant cette année, nous pensions que les choses allaient un peu vers le mieux », raconte-t-il. « Mais quand ça a commencé à bouger, en février, on s’est rendu compte que c’était de pire en pire. »

Alors qu’il organisait un camp de protestation « Walkerville », au mois de juin, Knutson a rencontré, grâce à Twitter, des membres du mouvement de protestation espagnol du 15M. Ils venaient de mettre en place un site web, « Take the Square » (Investis la Place), pour suivre les différentes occupations dans le monde, de la Tunisie à Madrid. Il a également rencontré Alexa O’Brien, fondatrice de l’organisation US Day of Rage, pour la réforme du financement des campagnes électorales, et co-fondatrice du mouvement Occupy Wall Street. Après les débuts d’OWS, Knutson a passé quelque temps sur la Côte Est, où il s’est rendu à New York, Boston et Philadelphie et s’est joint aux techniciens de ces villes.

Grâce à toutes ces rencontres, Knutson s’est attelé au développement de la technologie nécessaire à la mise en place d’un réseau support pour les occupations internationales. Mais la politique est une affaire complexe. « Certaines personnes en Espagne en veulent à OWS, parce qu’ils ont accaparé l’attention médiatique », explique-t-il, rappelant que les occupations espagnoles ont été les premières et rassemblent encore bien plus de monde.

Homologue de Knutson, Sam Boyer se concentre sur les occupations américaines, en mettant au point les technologies qui permettent de rassembler par interconnexion ces réseaux sociaux à travers le pays avec le titre adéquat de « Federated General Assembly » (NdT : Assemblée Générale Fédérée), ou FGA. Son travail sur Occupy lui a donné une vue globale du mouvement.

Lorsqu’il était étudiant en 2005, Boyer, qui a maintenant 27 ans, s’est impliqué au sein de la « Student Trade Justice Campaign », une organisation qui concentre ses efforts sur la réforme de la politique commerciale. En 2007, il voulait mettre en place une plateforme en ligne pour organiser en groupe les sections locales, et relier ces groupes pendant les discussions nationales – grosso modo la fonction de la FGA. Mais Boyer n’a pu la mettre en place, relate-t-il. « Quand j’ai commencé, je ne savais même pas programmer. »

Boyer s’est donc lancé dans l’apprentissage du développement web, pour lequel il s’est pris de passion. D’abord principalement activiste, il s’est ensuite surtout consacré au code. Sa spécialité est le CMS libre Drupal, sur lequel fonctionnera la FGA.

Knutson, Boyer et les autres geeks d’Occupy n’ont cependant pas à tout construire eux-mêmes. « Il existe des standards déjà depuis longtemps, et nous ne réinventons pas la roue », explique Boyer.

Par exemple, les projets s’appuieront sur un ensemble de technologies connues sous le nom d’OpenID et OAuth, grâce auxquelles un utilisateur peut se connecter sur un nouveau site en utilisant son identifiant et mot de passe d’un réseau social comme Facebook, Google ou Twitter. Ces technologies permettent de s’inscrire à un nouveau service, en se connectant à un compte Twitter ou Google, lequel vous identifie sur le nouveau site sans transmettre votre mot passe tout en vous évitant de devoir vous souvenir d’un énième couple identifiant/mot de passe.

Dans la nouvelle technologie OWS, le réseau d’occupation locale d’un militant peut se porter garant d’un utilisateur auprès d’un autre réseau, et l’ensemble des réseaux locaux se faisant mutuellement confiance, ils peuvent se fier à ce militant. Quelqu’un peut se connecter à un réseau, publier et commenter sur tous les autres.

Certains messages sensibles, concernant par exemple la désobéissance civile, seraient privés. D’autres, comme une liste de revendications ou un communiqué de presse, seraient publics, mais seuls les membres reconnus du réseau pourraient les créer.

FGA veut se distinguer du « Moi, moi, moi » narcissique de Facebook, et se destine surtout aux groupes, pour travailler collectivement sur des sujets définis tels que les banques et monnaies alternatives, ou encore une réforme du mode de scrutin.

Et il y a de quoi faire. Actuellement, la gestion des groupes dans les sites liés à Occupy est une vraie cacophonie.

« En arrivant, la première chose tu vois, c’est un flux de messages inutiles », selon Boyer. Chaque commentaire – qu’il s’agisse d’une idée brillante, d’un troll ou du dernier message d’une ribambelle de « moi aussi » -, apparaît dans le fil et se voit validé. « La seule garantie que vous avez, c’est qu’une personne seule – et pas le groupe dans son ensemble – a jugé ce message digne d’intérêt », déplore-t-il.

Dans le système de la FGA, chaque groupe discute des informations à publier sur sa page d’accueil, comme la description d’un événement, un article de blog ou le procès-verbal d’une rencontre. « De la même manière que, lorsque vous consultez Reddit, vous savez que les premiers articles sont ceux qui sont les mieux notés, l’utilisateur peut savoir que les messages apparaissant sur une page d’accueil résultent de l’accord concerté du groupe », déclare Boyer.

Les codeurs militants veulent également être en mesure d’obtenir et publier des infos, de les partager avec le reste du mouvement. L’idée, c’est qu’ils disposent de systèmes disparates classant les infos avec des mots-clé communs qui permettront un jour d’effectuer une recherche sur n’importe quel site et d’acceder précisement à des résultats provenant de partout dans le monde.

Le travail d’Ed Knutson consiste à permettre à ces sites de communiquer, même si le contenu peut être en langues différentes (anglais, espagnol, arabe, etc.) et généré par différents systèmes de gestion de contenu (ou SGC) comme Drupal ou WordPress. Le réseau social Global Square sera connecté non pas à travers ces systèmes, mais à partir des standards du « web sémantique » conçus pour lier des technologies disparates.

Un standard clé dans ce domaine porte le nom verbeux de Cadre de Description de Ressource, ou CDR, un système d’étiquetage universel.

Si un indigné veut poster le procès-verbal d’une réunion, par exemple, il peut les entrer dans la boîte texte appropriée, grâce au logiciel de gestion de contenu qui motorise le site. Ce logiciel envoie l’information à une base de données CDR et lui associe un certain nombre de mot-clés universels – par exemple « procès-verbal », ou quelque autre terme sur lequel les mouvements d’occupation se seraient mis d’accord. L’occupant local pourrait aussi sélectionner « Groupe : Alternatives Bancaires » dans une liste déroulante de propositions et ce mot-clé y serait ajouté aussi. Utiliser les mêmes étiquettes permet à tous les sites d’échanger de l’information. Ainsi, une recherche portant sur un procès-verbal de la part d’un groupe Alternative Bancaire afficherait les entrées de n’importe quel mouvement d’occupation comportant un groupe de ce genre.

Avec CDR, les sites peuvent interagir même s’ils fonctionnent avec différents logiciels de gestion de contenu, comme Drupal (utilisé par la FGA), ou WordPress (utilisé par le groupe espagnol M15).

« La clé, c’est que tout passe par CDR », explique Knutson. « Qu’importe s’ils utilisent Drupal ou un truc à la Frankenstein qui combine différents outils. »

Les codeurs seront toutefois confrontés au problème qui affecte le web depuis des années – les uns et les autres devront se mettre d’accord sur des standards et les adopter. Un projet de longue haleine qui cherche à accélérer ce processus s’appelle Microformats – une façon d’inclure dans le HTML des balises de données invisibles pour le visiteur humain, mais qui peuvent être comprises par leur navigateur ou par un moteur de recherche. Cela permet notamment de marquer des informations de contact de sorte que le lecteur puisse les ajouter à son carnet d’adresse d’un simple clic, ou d’annoter une recette pour qu’un moteur de recherche permette de chercher les recettes contenant l’ingrédient « épinards ».

Ces moyens de liaison et de collaboration seraient utiles bien au-delà du mouvement Occupy.

« Je pense que n’importe quel groupe de petite ou moyenne taille, ou une équipe constituée d’un membre dans huit villes différentes, pourrait l’utiliser pour collaborer », explique Knutson. Et il ne voit aucune raison de ne pas répandre cette technologie dans les entreprises.

« Tous les propriétaires de PME font partie des 99% », poursuit-il. « Par ailleurs, chercher à établir des relations avec les entreprises… c’est assez important si l’on veut un impact tangible. »

« Notre projet, c’est en grande partie de permettre une meilleure communication, afin que cette discussion cacophonique soit mieux coordonnée », précise Boyer, en évoquant à titre de comparaison l’atelier OWS d’une conférence ayant eu lieu le 18 décembre à New York, au cours duquel le modérateur avait demandé à chacun de crier sa meilleure idée pour le mouvement.

Toutes étaient sans doute de bonnes idées, raconte Boyer. Mais il n’a pu en entendre une seule, car elles étaient noyées dans le brouhaha.

La toile de confiance entre réseaux, les étiquetages CDR qui lient les données entre les occupations, les consensus des groupes de travail sur le contenu à publier, tout est conçu pour aider les personnes à se connecter les unes aux autres et accéder à la bonne information. « Que la multitude de gens qui si’ntéressent au mouvement comprennent l’ampleur de ce qui se passe », dit Boyer. Mais pour l’instant, tous ces projets restent au stade des idées. Et quoi qu’il en émerge, cela viendra par fragments.

Sam Boyer espère un lancement dans les prochaines semaines de ce qu’il qualifie de tremplin – une liste des mouvements d’occupations à travers le monde, appelé en toute simplicité, pour l’instant, directory.occupy.net. Le site Take the Square du mouvement M15, fournissait, comme d’autres, quelque chose d’équivalent depuis mai. Mais directory.occupy.net sera unique dans son utilisation des CDR et autres technologies pour étiqueter l’ensemble des données. Il permettra aussi aux participants de tous les mouvements d’occupation d’être maîtres de leurs contributions et de les mettre à jour.

« Ce répertoire devrait être utile, mais ce n’est pas encore notre lancement en fanfare », tempère Boyer. Il espère qu’il aura lieu quelque part au printemps, lors du lancement d’une version rudimentaire de FGA.

Le réseau Global Square que Knutson contribue à mettre en place est en voie de finalisation et devrait être lancé en janvier, avec des liaisons basiques entre divers sites Occupy qui permettront d’échanger des messages, republier des articles et poster des commentaires inter-réseaux.

« Selon moi, ce serait déjà un succès considérable que d’amener quelques-uns de ces outils de conception web utilisés par tout le monde, comme Elgg, Drupal, MediaWiki et peut-être WordPress, à travailler ensemble », explique-t-il.

Mais le simple fait d’organiser cette discussion n’a pas été une mince affaire. « C’est difficile d’amener les uns et les autres à se pencher sur ce genre de question. »

Notes

[1] Crédit photo : Sasha Kimel (Creative Commons By)




Librologie 9 : Les aphorismes de l’Oncle Antoine

Un grand bonjour à vous, en cette belle journée d’automne sur le Framablog !

Voici, avec un peu de retard, une nouvelle Librologie en écho au précédent portrait, et dans laquelle il sera question de rêves et de visions, de copyleft, de frames HTML, de Marx, de nettoyage industriel, de coiffure pour hommes, d’experts-miami et même de comic sans ms… Ah, et puis de Antoine Moreau, aussi.

Après l’épisode d’aujourd’hui, les Librologies prendront une pause de mi-saison et vous retrouveront en février 2012, même endroit, même jour de la semaine. D’ici là je reste à votre disposition dans les commentaires… et sur mon site personnel.

Bonne lecture, et que cette fin d’année vous soit propice !

Valentin Villenave.

Les aphorismes de l’Oncle Antoine

Antoine Moreau est artiste peut-être.

Ainsi se présente-t-il, d’une façon, nous le verrons, presque obsessionnelle. « Artiste peut-être », le mot peut amuser ou déconcerter, mais intéressera tout particulièrement le Librologue assidu qui ne manque pas, nous l’avons vu, de raisons pour critiquer le mot artiste, si souvent employé pour (dé)limiter et désamorcer une certaine catérorie sociale. Antoine Moreau, qui aime à parler par citations, se réfère d’ailleurs à cette apostrophe de Gombrowicz : « Rejetez une fois pour toute le mot `art’ et le mot `artiste’, [qui] vous culculise et vous cause tant de soucis. Ne peut-on pas penser que chacun est plus ou moins artiste ? »

Symptôme autant que pétition de principe, cette citation n’est pourtant qu’un reflet infidèle de la démarche de Moreau : s’il est attentif au langage et à la terminologie employée (particulièrement à l’étymologie des mots, comme nous le verrons), pour lui les mots sont « légers » plutôt que lourds de sens. Ainsi se refuse-t-il à exclure certains mots de son vocabulaire, comme le fait Richard Stallman. S’interdire des mots, ce serait s’interdire la poésie ; ce serait succomber à une croyance (« croire en le langage qu’on parle, alors qu’on est parlé par le langage ») ; ce serait se soumettre, enfin, à une passion de pouvoir, violente et totalitaire. Partant, Moreau décrit le Libre non comme un discours ou une idéologie, mais comme une réalité profonde des « rêves et des visions ».

Cette « réalité », donc, c’est celle de l’art Libre et du mouvement Copyleft Attitude dont Antoine Moreau est l’initiateur et le commissaire informel, et autour duquel une poignée de personnes se réunit chaque mois auprès d’une table de bistrot à Paris. Cette démarche artistique a été formalisée à travers la Licence Art Libre, rédigée en 2000 et qui prédate donc les célèbres licences Creative Commons. Il s’agit là d’un mouvement dont je me sens moi-même proche, et qu’il m’arrive de fréquenter ; il m’est donc d’autant moins facile de porter un regard critique sur Antoine Moreau, envers qui je dois reconnaître un lien d’estime et d’affection.

Rappelons ici, à toutes fins utiles, le principe du copyleft (jeu de mot avec copyright, et improprement traduit par « gauche d’auteur »). Le droit d’auteur traditionnel, celui qui s’applique par défaut, dispose que sur toute œuvre de l’esprit rien n’est autorisé, sauf exception : on ne peut ni la voir, ni la reproduire, ni s’en inspirer pour réaliser une autre œuvre. Le copyleft, au contraire, est un moyen pour l’auteur d’accorder d’office ces autorisations à tout un chacun… à la condition que toute copie de l’œuvre, ou toute œuvre dérivée, soit à son tour placée sous « copyleft » et bénéficie ainsi des mêmes permissions. Si le copyleft est donc, à l’origine, de nature purement juridique, l’on comprend bien que ce choix n’est pas anodin : c’est sans doute ce que veut ici souligner le terme d’« attitude » — même s’il sonne comme un gimmick malheureux. Publier une œuvre Libre serait donc davantage qu’une simple modalité : ce serait un choix pleinement intégré à la démarche artistique, que celle-ci soit de création, de re-création ou même… de décréation, terme que Moreau emprunte fréquemment à Simone Weil.

Antoine Moreau est dé-créateur, peut-être.

Et son parcours, « peut-être » artistique, se joue depuis une trentaine d’années — soit bien avant la formalisation du copyleft — le long de cette incertitude, oscillant entre création et invention (au sens latin de « découverte »), questionnant la figure traditionnelle de l’auteur et son autorité — là encore, au sens latin : « ce qui fait que l’auteur est auteur ». Il théorisera très tôt cette insatisfaction, comme en témoigne cet entretien de 1987 : « J’essayais de peindre. Cela ne me satisfaisait pas. Plus j’allais, plus j’allais vers la destruction de la toile et des moyens de peindre. Je ne voulais cependant pas non plus nier ni la peinture ni l’image. […] Il est très important pour moi d’éviter le nihilisme avant-gardiste. […] Je n’ai nullement l’intention d’assumer les positions de l’artiste romantique. Il ne s’agit en effet pour moi ni d’exprimer mon `moi’ profond ni de délivrer je ne sais quel message. Le message passe à travers moi. »

Antoine Moreau en 1986
© 1986, Benoît Delhomme.

Dès 1981, cette idée se concrétisera avec ses Vitagraphies, qui consistent à déposer une toile blanche sur le sol, en un lieu public, pour y recueillir la trace des passants :

Tout comme photographie signifie « trace de lumière », Vitagraphie veut dire « trace de vie ». C’est une image acheiropoïète, c’est-à-dire non faite de main d’homme, qui recueille ce qui se passe dans le temps et lieu de sa pose, avec le vivant qui déambule à la surface. Parmi les images non faites de main d’homme, la plus connue est sûrement le Suaire de Turin. […]

Concrètement, une vitagraphie est une toile spécialement préparée que je pose sur le sol d’un lieu, pendant une durée déterminée de 1 jour, 3 jours, 3 semaines ou 9 semaines, suivant la nature du lieu. Le passage des gens sur la toile fait apparaître le graphisme du sol, grâce à la matière poussière. C’est une trace du vivant pendant un temps et dans un espace donné.

Une fois le temps de pose réalisé, la vitagraphie est vernie, tendue sur châssis comme peinture. C’est une image qui se situe dans la tradition des Beaux-Arts, mais c’est une peinture sans peinture. Sans doute, une peinture d’après sa fin, une fin sans fin y compris sans peinture.

Vitagraphie in-situ
réalisée à Madrid. © A. Moreau, 1989.

« Vitagraphie » est une marque déposée [à l’INPI en 1983, 1993 et 2010]. Il s’agissait, dans le cadre d’une exploitation commerciale, d’utiliser la vitagraphie comme « test de détection de la saleté » à l’usage de sociétés de nettoyage. Un article paru dans « Service 2000, le magazine du nettoyage industriel » en mars 1984 fait état de l’initiative prise en ce sens. […] L’intention était d’articuler l’art avec une fonction annexe utile et inversement, poser une fonction utilitaire et un art en conséquence.

Le terme vitagraphie avait déjà été employé pour désigner le cinéma lorsqu’il fut inventé, et a été également utilisé dans d’autres contextes, parfois similaires. Ce qui n’empêche pas Moreau de le reprendre à son compte et d’en faire, dans tous les sens du terme, une marque déposée — astuce lexicologique qu’il semble toutefois avoir cessé de mettre en avant ces dernières années : peut-être depuis que quelqu’un lui a joué un tour en déposant le mot copyleft ?

Du nettoyage industriel en tant que démarche artistique : ainsi retrouvons-nous cette question de l’utilité que nous avions déjà évoquée, et à laquelle Moreau propose ici une réponse inattendue. Certes, l’aspect final d’une Vitagraphie est, en général (c’est-à-dire à moins d’un accident providentiel), prévisible quoique non dénué d’élégance : une empreinte du sol, de couleur grisâtre. Mais l’essentiel, et nous verrons que c’est une constante dans l’œuvre de Moreau, réside probablement moins dans son incarnation effective que dans l’idée qui y a présidé : en l’occurrence, celle qui, renversant les rôles, fait du passant un peintre, et du peintre le simple « révélateur » du piétinement passager, soudain devenu geste artistique. L’idée prime sur la réalisation : même s’il ne se décrit pas ainsi, Antoine Moreau est un artiste conceptuel.

Enfin, peut-être.

Antoine Moreau en 1991
image extraite du reportage « Une journée au Louvre » © Label Video, 1991.

De ces Vitagraphies, il dira également (dans cet entretien de 1987 déjà cité) : « C’est toujours comme un miracle. Je crois qu’il me serait impossible de ne pas réussir une toile. Plus elle est piétinée, plus elle est saccagée, plus elle sera réussie. » Ce mot de saccage, Moreau ne l’emploiera plus guère, et pourtant j’imagine qu’il ne lui déplairait pas, comme à son habitude, d’en distinguer deux sens possibles : celui de « bouleversement et dégradation », mais aussi de « pillage des richesses créées par autrui ». C’est en effet une constante chez Antoine Moreau que de chercher à révéler (comme l’on révèle une photographie) l’œuvre d’autrui — de préférence le premier venu. Ainsi, une de ses activités consiste à parcourir les brocantes pour y collecter, selon ses dires, des « croûtes » (de vieux tableaux pompiers sans intérêt historique ou artistique), puis à les « saccager » méthodiquement, leur donner par exemple les séquelles du temps, et constater combien ils en gagnent de force et de beauté. « C’est parce que je les ruine, dit-il, que je les sauve de la ruine. »

Plus radicales et surprenantes encore, ses Peintures recouvertes, telle cette toile qu’il recouvre entièrement, 365 fois par an. Ou encore « sa » Peinture de peintres : à partir de 1985, Moreau invite plusieurs artistes-peintres successifs (une trentaine au dernier recensement, dont certains ont pignon sur rue) à peindre une nouvelle œuvre, successivement, toujours sur une même toile. Seule une photographie témoignera de cette œuvre, avant qu’elle soit recouverte par la suivante.

Au contraire de la figure traditionnelle de l’Artiste, la démarche d’Antoine Moreau est donc d’attirer l’attention sur la valeur — potentiellement — artistique de (tout ?) ce qui n’est pas produit par lui. Un autre projet, initié en 1982, en témoigne : les « feuilles à dessiner » que Moreau distribue à tout un chacun, en proposant d’y dessiner ou d’y inscrire ce que l’on voudra — quand il ne les abandonne pas, simplement, dans un lieu quelconque. C’est l’aboutissement de ce renouveau de la pensée de l’art qu’évoquait plus haut Gombrowicz, dans une société où, de fait, tout le monde est artiste — au moins « peut-être ». Cette initiative se prolongera à la fin des années 1990 avec ses Expositions Mode d’Emploi, puis prendra un nouvel essor au XXIe siècle, lorsque ces feuilles à dessiner distribuées par Moreau deviendront également autant d’invitations à penser et concrétiser la notion de copyleft.

Dès le début des années 1980, Moreau a donc posé clairement les thématiques et concepts autour desquels se construira son œuvre, dans une filiation que l’on pourrait faire remonter aux prémisses de l’art dit « contemporain » et par exemple à Marcel Duchamp. Au motif du « saccage » que nous évoquions plus haut, s’ajoute celui de l’abandon (Moreau ne manquerait pas de remarquer que, par coïncidence, dans « abandonner » il y a « donner ») : selon ses dires, Moreau se plait à cacher des peintures un peu partout, en pleine nature ou chez des connaissances ; il se raconte même — je ne saurais en attester — qu’il aurait jeté quelques œuvres à la Seine, le jour même de leur vernissage… À partir de 1993, alors que le mot interactivité ne fait pas encore fureur, qu’Antoine Moreau entreprend ses premières sculptures confiées. « Je confie une sculpture à quelqu’un en lui demandant de la confier également à quelqu’un d’autre, qui la confiera aussi etc. Je demande aussi à ce qu’on m’écrive pour recueillir les informations concernant la circulation de l’objet. »

Dans ce contexte de libre circulation et de transfert, pourrait-on dire, de pair à pair, l’émergence du Web et du courrier électronique viendra à point nommé. C’est en 1995 que Moreau plonge dans le réseau Internet ; il ouvrira bientôt son site personnel, intitulé d’abord
',',',',',',',Antoine Moreau peut-être un artiste,',',',',',',',',',
puis, plus tard, simplement « Antoine Moreau peut-être ». De 1996 à 1998, y tient « à brûle-pourpoint » un journal d’humeur, blog avant la lettre qui ressemble peu à ce que l’on connaît aujourd’hui de lui :

Le jeudi 16 Novembre 1998
Les projets artistiques comme les projets politiques sont voués à l’échec. Il n’y a pas de politique de l’art qui vaille. La politique tout court déjà ne vaut pas grand chose dans ses desseins. Son trait est lourd et sanglant. L’art n’est pas un projet, c’est un fait accompli et qui s’épanouit sans perspective. Son trait est léger et amoureux
Aujourd’hui, ce qui fait monde, c’est l’organique du monde, une seconde nature.

Le dimanche 08 Novembre 1998
Après l’illusion de la perspective, nous nous laissons séduire par l’ilusion [sic] sans aucune perspective que celle de notre propre illusion, notre propre captation dans un cul de sac qui nous met la tête dans le cul, dans le guidon, dans le sac à puces.
Nous allons vivre dans cette représentation de nos rêves d’ailleurs et ce sera un cauchemard [sic] d’ici bas, une réalité tronquée, un réel enfermement.
L’Internet est en train de devenir une vaste prison animée par des matons marchands qui font le marché mondial et la marche forcée vers la techno-surveillance punitive, la techno-performance dopée, la techno des crétins fachos, toujours ce même mouvement de masse hystérique, ce même coup de massue dans le visage.

Le samedi 07 Novembre 1998
Quand on fait la promotion d’un produit c’est qu’il est déjà vendu, dévalorisé, corrompu par sa publicité, son spectacle. Sur le trottoir qu’il est, à côté, juste à côté de la poubelle.

Il y convie aussi son public à le contacter, par exemple pour l’informer du devenir de ses « sculptures confiées », lui commander des sculptures ou même remplir l’équivalent virtuel de ses « feuilles à dessiner » — on n’ose imaginer ce qu’il aurait pensé, à l’époque, en découvrant ceci, ceci ou ceci (pour ne rien dire de nombreux autres… et qui sait ce que nous réserve l’avenir). De plus, Moreau ne tardera pas à s’emparer du HTML comme outil créatif, et se livrera à de nombreuses expériences artistiques ou facétieuses — quoique parfois, hélas, très datées : texte noir sur fond noir ou à double lecture, jeux de survol, littérature potentielle, et autres curiosités telles cet alphabet défilant ou encore ce Labywikirinthe… Un exemple de cette démarche est On se comprend, réalisée en 1996 (à l’invitation du Centre International de Création Vidéo) et faite de huit frames (compatible Netscape® 2.0), qui donnera lieu à quelques gloses ou paralégomènes et œuvres dérivées.

Antoine Moreau en 2000
© Thierry Théolier, 2000.

Cette appétence pour les techniques modernes ne se démentira pas par la suite : on trouvera ainsi dans l’œuvre de Moreau, au début des années 2000, cet autre wiki, ce carré magique, ce prisme multicolore ou ce dialogue interactif, puis plus tard, des code-barres en deux dimensions, et de nombreuses vidéos sur dailymotion ou vimeo (reposant souvent sur des procédés de juxtaposition ou dérivation). À l’intitulé « Antoine Moreau peut-être », son site actuel a substitué le doux nom de Nagbvar Zbernh crhg-êger ; Moreau y exprime, de façon répétée, son goût pour l’indéchiffrable, ainsi que sur son microblog où il poste, de loin en loin, des messages cryptiques toujours inattendus. Existe-t-il autant de messages cachés derrière ces cryptolectes ? Je ne saurais le dire ; mon instinct serait plutôt d’y voir une mystification dans la veine du Manuscrit de Voynich, une supercherie facétieuse qui témoigne aussi du regard que porte Moreau sur l’Internet : là où beaucoup ont voulu y voir un espoir de facilitation d’accès à l’information, de clarification du monde connu, Antoine Moreau semble insister — non sans justesse — sur le regain de bruit et de flou qui s’est ouvert en ce nouvel espace, qu’il prend tout entier, nous le verrons, comme terrain pour un jeu de piste imaginaire. Au « gazouillis » (tweet) ininterrompu du Net, Moreau oppose une éructation compulsive et absconse. Nagbvar Zbernh crhg-êger !

C’est au-delà de son site Web, cependant, que se jouera la réalisation primordiale des « rêves et visions » d’Antoine Moreau : plus spécifiquement, sur Usenet où se crée en 1996 le groupe fr.rec.arts.plastiques, qui s’accompagnera d’une flopée de listes de discussion. Les frapistes, ainsi qu’il convient de les appeler, sont alors à la pointe de la réflexion en matière de progrès informatique, de nouveauté artistique… et d’éthique du droit d’auteur : on mentionnera notamment Le Lièvre de Mars, dont l’œuvre polygraphe est variée, abondante et souvent même plus intéressante, à mon sens, que les travaux de Moreau dont je regrette parfois la démarche systématique et conceptuelle, l’aspect froid et le manque de souffle lyrique — mais sans doute touché-je ici à mes propres limites bourgeoises. (Pour ne rien dire d’autres critiques dans le milieu de l’art contemporain légitimé, qui voient depuis trente ans Moreau comme un imposteur-agitateur dont la démarche se résume à une pure provocation sans profondeur ni sincérité. À toutes ces personnes, je recommande de lire la thèse d’Antoine, dont nous reparlerons plus bas.)

Cette période est également celle où éclosent en France de nombreux mouvements embryonnaires autour du logiciel Libre et de la citoyenneté sur Internet : April, Parinux, BabelWeb, Freescape… Effervescence dont Antoine Moreau fréquente précisément, à l’université de Saint-Denis, un des épicentres, et dont il se liera bientôt avec quelques acteurs majeurs (Frédéric Couchet, Charlie Nestel, Tanguy Morlier ou Jérémie Zimmermann pour ne citer qu’eux), avant de découvrir Richard Stallman lui-même lors d’une conférence en 1999. La convergence entre le logiciel Libre et la « quête d’auteurs » d’Antoine Moreau est presque une évidence, comme il le montrera à cette époque en traduisant le célèbre texte de Eric S. Raymond How To Become A Hacker, devenu pour l’occasion Comment devenir artiste. C’est également de cette convergence que naîtra, fin 1999, la liste Copyleft Attitude, très tôt hébergée par April, et où se joueront les travaux de formalisation aboutissant rapidement à la Licence Art Libre que nous évoquions ci-dessus. Cette liste est encore aujourd’hui — le groupe frap ayant perdu de sa vivacité — le principal lieu d’existence de ce que l’on pourrait appeler la « communauté Art Libre ».

Autant le dire : la Licence Art Libre est sans aucun doute l’une des plus grandes réussites du mouvement Libre à ce jour. Aisément applicable à toutes sortes d’œuvres de l’esprit et dans tous pays, elle fait intervenir quelques trouvailles originales : ainsi, seules les copies de l’œuvre sont licenciées, ce qui peut surprendre dans un contexte purement immatériel mais non dans le domaine des arts graphiques physiques. Concise, claire, cohérente, élégante, elle a tous les avantages qui manqueront cruellement aux licences Creative Commons rédigées peu de temps après aux États-Unis, dans un hasardeux mélange de Libre et non-libre, copyleft et non-copyleft, d’ambigüités juridiques et de mauvais goût intellectuel. Ce sont pourtant ces dernières qui se feront connaître, venant à point nommé dans un contexte mondial largement américano-centré, et disposant d’une infrastructure centralisée jusqu’à l’impérialisme (la Creative Commons Foundation, dont le budget annuel se chiffre en dizaines de millions de dollars), avec l’appui de grandes entreprises et un sens évident du marketing. La Licence Art Libre, toutefois, a très tôt acquis une intégrité et une légitimité indiscutables : elle est même recommandée par le projet GNU.

À partir de 1999, l’activité d’Antoine Moreau prend donc la forme d’une « défense et illustration » du copyleft. Ses écrits en témoignent, à commencer par ses contributions aux listes de discussion : après des débuts modestes, il ne tarde pas à trouver un ton — beaucoup plus lisse que dans ses « brûle-pourpoints » cités plus haut, et sur lequel nous allons revenir — et une place à part entière, trolls compris. Sur son site, il théorise également — non sans humour — l’avènement d’un art virtuel et de son commerce. À ces premières ébauches s’ajouteront vite d’autres textes plus sérieux, souvent rédigés pour des colloques ou revues, et dont nous ne citerons ici que quelques titres :

  • De la distinction entre l’objet d’art et l’objet de l’art, du net-art et de l’art du net. (Pour une pratique du réseau en intelligence avec ses acteurs. Rien n’a lieu que le lieu et je est un autre.)
  • Copyleft Attitude : une communauté inavouable ?
  • La création artistique ne vaut rien.
  • La mise en place d’une mythologie de l’immatériel ou l’art de fictionner.
  • L’activité opératoire, du Livre à l’internet. Une livraison.
  • Il n’y a que faille qui vaille.
  • L’art de rien mine de tout.
  • Le copyleft, la topie tournante de l’auteur.
  • L’autre de l’auteur.
  • Rendu à discrétion. Ce que fait le copyleft à l’autorité tonitruante de l’auteur.

Antoine Moreau en 2002
© Timothée Rolin, 2002.

À ce stade, le lecteur attentif (en espérant qu’il le soit encore) commencera peut-être à percevoir une constante stylistique et esthétique chez Antoine Moreau : sa jonglerie incessante et vertigineuse avec les mots. Des mots dont nous avons vu que Moreau revendique la légèreté, comme une impérieuse nécessité de trouver de la poésie en toute chose, en toute phrase — phrase qui, justement, devient dans le discours d’Antoine Moreau l’unité structurelle, non pas de sens, mais d’accomplissement formel. Le mot se fait jeu, la phrase se fait formule : Antoine Moreau parle par aphorismes.

« Le poétique et le politique sont les deux jambes d’un même corps. »

« Il faut dévoiler le Rien du Tout. »

« Une œuvre est œuvre parce qu’elle est à l’œuvre. »

« L’art Libre est d’abord libre de sa preuve. »

« De même que le silence est d’or, il se peut que le public soit d’art. »

« Il faut entendre le possible comme l’Un-possible, l’impossible unique possible. »

« L’art Libre est une opération d’hacker ouvert. »

« L’art est ce qui n’en a pas l’air. »

« Parlant, nous sommes parlés. Croyant faire, nous sommes faits. »

« Le copyleft n’est par pur  ; le copyleft est pour. »

« Libre n’est pas gratuit : Libre est gracieux. »

Ces deux derniers exemples, en particulier, mettent en évidence une construction classique mais efficace : exposer d’abord un terme, puis lui substituer un autre en fin de phrase, créant ainsi le jeu de mot ou plus exactement la chute. On est alors moins dans la phrase déclarative que dans le slogan, et il n’est peut-être pas anodin de noter que le gagne-pain d’Antoine Moreau a souvent été de travailler dans les milieux publicitaires.

Ce type d’aphorisme court et percutant est ce que l’on nomme, en anglais, un one-liner ; très apprécié des scénaristes hollywoodiens, le procédé est entré au panthéon des memes au début du XXIe siècle… panthéon où je ne peux que souhaiter à Moreau de recevoir un jour la place qui lui revient de droit.

 

Certes, Antoine Moreau n’est pas le premier (ni le dernier) à se livrer à ce type d’exercice (je note ainsi, dans une conférence de l’excellent Bernard Stiegler : « une vie sans savoir… [mettez vos ray-ban] … c’est une vie sans saveur » — yeeaaaaah). Cependant je suis toujours frappé de voir combien chez Moreau le goût de la formule en vient à contaminer la totalité du discours, transformant le raisonnement même en un tourbillon verbal étourdissant, envoûtant… ou incroyablement frustrant. Ses écrits, ainsi imbibés de ce style très particulier, sont des objets déroutants, souvent poétiques, parfois beaux et attachants, et quelquefois, avouons-le, assez hermétiques. Son mémoire de DEA, daté de 2005, en est peut-être l’exemple le plus parlant : près de 200 pages de formules, d’astuces verbales et de citations souvent fort longues, dont l’intérêt n’est parfois guère qu’anecdotique.

Antoine Moreau en 2003 – © Isabelle Vodjdani, 2003. LAL

On ne saurait, fort heureusement, en dire autant de sa thèse de doctorat récemment parue, et qui lui a valu en juin 2011 une mention très honorable et les félicitations du jury, toutes deux largement méritées. Objet certes déroutant, qui évolue — de façon peu clairement définie, à tel point qu’elle a probablement nécessité une souplesse peu commune de la part des instances universitaires — entre la philosophie de l’art et la « science informatique », cette somme de 800 pages (prochainement disponible chez Framabook) restera très certainement comme un ouvrage de référence. Pour le dire plus clairement : il faut lire la thèse d’Antoine Moreau ; c’est un ouvrage remarquablement complet et approfondi, parfaitement lisible et intelligible, exigeant et intelligent, d’une élégance certaine et d’une intégrité intellectuelle sans faille.

Non pas que je partage en tout point les analyses et rapprochements présentés dans cet ouvrage. À commencer par son érudition même, à laquelle je ne saurais prétendre et qui le conduit parfois à des juxtapositions inattendues quoique rarement contestables. La divergence la plus profonde, peut-être, concerne ce que je qualifierai d’idéologie de la transcendance ou du « transpercement », terme plus fréquemment employé. Cette thématique sous-tend le raisonnement de Moreau — j’irai même jusque à dire, sa foi : s’il se décrit comme « incroyant », il se réfère fréquemment à une mythologie chrétienne (la légende de Sainte-Véronique que nous citions plus haut) et surtout à des auteurs déistes, anciens (Denys l’Aréopagite, La Boétie, Pascal) ou modernes (Simone Weil, Michel Henry, Michel de Certeau) ; de là à décrire le Libre comme religion, il n’y a qu’un pas que, pour ma part, je me refuse à franchir.

Autre dissension de fond, la critique que Moreau fait de Stallman (que nous évoquions en début d’article) et en particulier de sa volonté de régir le langage, que Moreau juge « totalitaire ». Il pourrait bien ne s’agir ici que d’une question de forme : comme je l’ai expliqué, l’intransigeance de rms sur les questions terminologiques est autant à mettre au compte de la rugosité de son caractère que de l’inculture notoire et navrante d’une large part de son public ; si Stallman savait pouvoir compter sur l’intelligence des geeks Libristes pour utiliser les mots avec discernement, je doute qu’il persisterait à vouloir les bannir. Cependant cette divergence est aussi l’indice d’un désaccord de fond, puisque Moreau se refuse à considérer le mouvement Libre comme une idéologie — concept qu’il juge « mortifère », préférant voir dans le copyleft une « réalité » profonde qui transcende, nous y revoilà, les personnes et les époques.

Cette position donne lieu chez lui à un refus jésuitique de la confrontation idéologique, voire de l’affrontement quel qu’il soit ; bien plus, Moreau peut faire montre d’une propension exaspérante à désamorcer les positions idéologiques du mouvement Libre, par exemple en matière d’anti-capitalisme (il s’emploie ainsi à réhabiliter des mots tels que « commerce » ou « consommateur »). Cette posture de neutralité bienveillante sera d’autant plus agaçante pour le militant Libriste que le copyleft dont se revendique Moreau a, dès son origine, été pensé comme une arme dans un contexte de lutte pour la liberté des citoyens, utilisateurs et développeurs. Au-delà du mouvement Libre, et comme l’a justement remarqué rms, les champs de combat pour les droits de l’Homme ou les valeurs citoyennes ne manquent pas autour de nous — rédigeant cet article tout juste cinquante ans après un massacre raciste perpétré au nom de l’État français, je ne peux m’empêcher de me sentir mal à l’aise lorsqu’il est question de jeter quoi que ce soit dans la Seine… Étant artiste peut-être, mais surtout détenteur d’une parole publique, il me semble impossible (ou en tout cas malvenu) de se dérober à cette responsabilité partagée à laquelle l’on est, pour reprendre le mot de Sartre, condamné. Ainsi, je ne saurais être plus en désaccord avec Moreau que lorsqu’il m’explique que « [sa] pratique de l’art [lui] interdit de tenir un discours politique : ce ne serait qu’obéir à la pression sociale »… et je ne peux qu’avouer mon incompréhension lorsqu’il exprime sa confiance (sa foi ?) en l’art : « Il faut affirmer le fait d’art, et son incidence sur la société. L’art est la politique de la politique. »

La lecture qu’il fait de Marx, à ce titre, est profondément différente de tous les courants « marxistes », « marxiens » ou « post-marxistes », dont on connaît pourtant la grande diversité (sinon parfois l’incohérence). Il rejette notamment Guy Debord, mais aussi Pierre Bourdieu qu’il voit comme… un « dévoiement » de la pensée de Marx ! S’inspirant de Michel Henry mais également de Max Stirner et Louis Althusser, il considère que « la révolution de Marx n’a pas été accomplie par Lénine ; elle l’a été par Duchamp. Le grand échec des révolutions `marxistes’ , a été de manquer d’art. » Pour lui, la seule révolution digne de ce nom ne peut donc venir que par l’art, aujourd’hui soutenu par le dispositif symbolique alliant l’Internet au copyleft. Ce qui le conduit à de longs développements, parfois assez datés, sur le P2P, à l’encontre des lois « dadvsi » ou « hadopi » — posture dont nous avons vu qu’elle est en quelque sorte le degré zéro de la culture politique chez les geeks — et en faveur de modèles tels que le « mécénat global » ou le « revenu d’existence », objets éminemment mythologiques sur lesquels nous reviendrons dans un prochain épisode. Cet ersatz de discours politique a de quoi surprendre : Moreau aurait-il, à son tour, senti le poids de la « pression sociale » ?

Que l’on partage ou non ces points de vue, il faut bien reconnaître à Antoine Moreau une culture et une qualité de réflexion indéniables, que je ne puis prétendre atteindre moi-même. Sa pensée semble d’une cohérence presque hiératique et marmoréenne… et il n’en est que plus amusant de noter qu’il est néanmoins capable d’une certaine hargne, pas toujours justifiée : par exemple envers le nihilisme post-moderne, les situationnistes… ou encore les partisans des licences Creative Commons — alors même que, dans ce dernier cas, la Creative Commons Foundation semble aujourd’hui œuvrer pour une meilleure reconnaissance de l’éthique Libre. À ces fixations « en négatif » de Moreau, il convient toutefois d’en ajouter d’autres en positif : « pour moi, me disait-il récemment, la Vérité existe. » — c’est-à-dire en tant que valeur absolue et universelle, là où tant de discours actuels veulent y voir un concept très relatif et personnel. De même sur le langage : même s’il revendique de ne s’interdire aucun mot, je relève dans sa thèse une critique lucide et saine de mots tels que « artiste », « création », « contenu », « technologie », « culture »… Enfin, sa prétendue absence de discours politique revendiqué comme tel ne l’empêche pas, à l’occasion, de dénoncer la « volonté de détruire la Loi [sous couvert de `modernité’], volonté entreprise, notamment par le matérialisme historique en ses révolutions, mais aussi par les dictatures de toutes sortes via la tabula rasa ou, plus insidieusement, par l’hégémonie mondiale culturo-industrielle du capitalisme libéral-libertaire. » On ne saurait mieux dire.

On remarquera la longueur de la phrase que je viens de citer : nous sommes ici loin du one-liner, sur lequel il me semble intéressant de revenir à ce stade. C’est que le « mot d’esprit », comme l’étudie Freud, fait l’objet d’une véritable économie : mettre en balance ce que l’on dit, ce que l’on veut signifier, et peser soigneusement chaque mot. Pour séduisants qu’ils soient, les aphorismes d’Antoine Moreau sont intéressants pour ce qu’ils lui évitent de dire — rappelons que le terme séduire signifie à l’origine détourner, en l’occurrence détourner l’attention.

Antoine Moreau en 2010 © Renata Sapey, 2010

J’ai souvent constaté qu’Antoine Moreau a tendance a redoubler de jeux de mots lorsqu’il est mis en difficulté ou en accusation. Sans aller jusqu’à citer une correspondance privée, je me souviens d’un message où, étant convenus de nous rencontrer à trois avec une personne contre qui j’étais en désaccord, je lui reprochais de s’être arrangé avec ladite personne pour que le rendez-vous ait lieu précisément le jour de la semaine où il savait que j’étais indisponible ; mes termes exacts étaient « si j’entends bien votre pas de deux, notre débat à trois n’aura pas lieu puisque vous vous orientez vers un jeudi ». La réponse d’Antoine fut… un modèle de noyage de poisson, à base de « jeudi je dis mais je est un autre (tu dis ?) » et de « pas de pas de deux pas deux deux pas de pas de pas de deux — donc quatre fois deux = huit, le grand huit ! pffuit ! »… Euh… Comment dire…

Parfois, Antoine Moreau est pénible. Peut-être.

Autre exemple, ce long commentaire sur le site Framasoft, où, à des commentateurs qui lui reprochent notamment l’hermétisme d’un de ses textes, Moreau commence par répondre :

Je suis heureux (mais oui !) des problèmes que pose mon texte et qu’il résiste à la lecture au pied de la lettre. Je suis heureux de la lecture inter-dite (ah ah ! jeu de mot, jeu de rot, jeu de mot-rot) qui est faite par ceux qui le comprennent « entre les dits ». Qui en saisissent finalement l’essentiel, ce qui n’est pas même écrit.

Mon sentiment (peut-être infondé) est que les mots d’Antoine Moreau lui servent à se dissimuler. Nous retrouverions ainsi le motif de la dissimulation déjà évoqué plus haut, mais sous une autre forme : si autrefois l’espace géographique urbain lui servait à cacher des peintures, si ses sculptures renfermaient toutes à l’origine une feuille de papier supposée contenir un message secret, et si son site et son microblog actuels fourmillent de cryptogrammes, il ne s’agit plus ici de cacher des « messages » (à l’existence même incertaine) mais de se cacher.

En effet, de la vie d’Antoine Moreau, remarquablement peu de détails sont accessibles en ligne, et lui-même en parle peu. Ses billets d’humeur ont depuis longtemps disparu de son site, ainsi que ses quelques bannières, du reste assez consensuelles ; on trouvera à peine quelques traces de son activité artistique à Pantin (93). Sa notice Wikipédia, d’une brièveté étique, a fini par renoncer (euh, allô ?) à indiquer ses lieu et date de naissance (la date du 1er avril 1970, que lui-même propose sur son site, me semble hautement suspecte). Ce n’est qu’à travers quelques bribes que je situe sa naissance à Angers, où il passera son enfance et son adolescence dans les années 1970 (amateur de rock-punk, il côtoiera notamment le futur groupe des Thugs originaire de son lycée) ; et ce n’est que par une indiscrétion que j’apprends de qui il est le petit-fils. Moreau lui-même s’est ingénié à se rendre le plus introuvable possible — il est d’ailleurs l’un des premiers artisans du contre-googleage au début des années 2000 —, notamment en jouant sur ses nombreux homonymes. Sur son ancien site Web, une rubrique entière est ainsi consacrée à la biographie… d’Antoine Moreau, jeune ingénieur physicien, amateur de jeux de rôle, cultivé et sympathique.

Antoine Moreau est Antoine Moreau peut-être.

Peut-être devrions-nous y voir une invitation à postuler que la seule façon possible d’appréhender ce « peut-être artiste », serait d’ordre socratique : connaître Antoine Moreau, c’est se rendre compte qu’on le connaît, finalement, bien peu. Ou bien, n’y voir qu’un jeu de plus : jeu de piste, jeu de mots. Ou plutôt jeu de masques : ce jeu est un autre.

En ce sens, le présent article, fruit de plusieurs semaines de recherches, de réflexion et d’efforts, n’est-il peut-être, somme toute, qu’une œuvre d’Antoine Moreau, de ces œuvres que la Licence Art Libre nomme « conséquentes ».

Et j’ai bien dit : peut-être.




9 % pour le Parti Pirate à Berlin ! Et si la politique pouvait vraiment être réformée ?

Tobias Wolter - CC byLe Parti pirate allemand de Berlin n’osait espérer dépasser les 5% pour obtenir des sièges lors des élections de dimanche au parlement régional, il en a obtenu près du double en créant une véritable sensation qui va bien au delà des frontières de la cité.

Bien sûr il y a un ensemble de facteurs favorables liés au contexte local qui peuvent expliquer cet incroyable résultat (nature des élections, situation politique générale en Allemagne, dynamisme particulier de la jeunesse de cette ville…). Ce n’est donc pas demain la veille que tous les partis pirates européens auront 10% à toutes les élections.

Il n’en demeure pas moins que, tout comme le succès du Parti pirate suédois aux élections européennes de 2009, la date est à marquer d’une pierre blanche, de celle qui transcende et exalte le champ des possibles.

« Nous allons démontrer que la politique peut être réformée », nous promet ci-dessous le président du Parti pirate allemand, à la suite de ce succès[1].

C’est tout le mal que nous leur souhaitons, d’autant qu’il va sans dire que le logiciel libre n’était pas absent de leur programme de campagne (une campagne hyperactive sur Internet et qui n’a coûté au final que 40 000 euros, soit dit en passant, alors que les autres partis dépensaient des millions).

Hier les indignés de la Puerta del Sol, aujourd’hui le Parti pirate berlinois, demain viendra peut-être le tour de la France qui sait ?

Le parti pirate entre au Parlement de Berlin après une victoire historique aux élections

Pirate Party Enters Berlin Parliament After Historical Election Win

Ernesto – 18 septembre 2011 – TorrentFreak.com
(Traduction Framalang : Don Rico, Duthils, Lolo le 13, Mammig et Ypll)

Pour la première fois, un parti pirate a réussi à obtenir des sièges dans un parlement régional. Avec une estimation de 9% du total des suffrages, le Parti pirate dépasse de 5% le seuil nécessaire pour entrer au Parlement de Berlin et gagne plusieurs sièges. Pour le mouvement international des partis pirates, c’est un deuxième succès important après celui, suédois, des élections européennes de 2009.

Le Parti pirate allemand a remporté une brillante victoire aux élections du Parlement du land de Berlin. Deux heures après la fermeture des bureaux de vote, les premiers résultats indiquaient que les pirates avaient réuni 9% des suffrages. Cela se traduira par l’obtention de quinze sièges au Parlement.

Fondé en septembre 2006, le Parti pirate allemand a déjà enregistré plusieurs succès au cours de son existence relativement courte. Jusqu’à présent, le parti comptait plus de cinquante membres exerçant des mandats dans diverses circonscriptions allemandes, plus que dans tous les autres pays d’Europe réunis. Toutefois, le résultat du scrutin du 18 septembre reste sans précédent.


Jamais un parti pirate n’avait obtenu de siège dans un parlement régional ou un conseil fédéral. Le seuil requis pour obtenir un siège étant de 5%, l’exploit des élections berlinoises n’en est que plus impressionnant.

Les premiers résultats montrent que le Parti pirate a fait le plein de voix essentiellement chez les votants les plus jeunes. Quinze pour cent des électeurs de moins de trente ans ont voté pour le Parti pirate, mais même chez les soixante ans et plus, un faible pourcentage a donné son bulletin aux pirates.

Victoire électorale pour les pirates

Parti Pirate Berlin - Résultats

TorrentFreak a demandé à Sebastian Nerz, président du Parti pirate allemand, ce que ce succès signifiait pour son parti. Il nous a répondu que l’augmentation de son financement et son influence croissante permettront au Parti d’avoir un impact plus grand.

« Pour l’instant, le Parti pirate allemand n’a aucun salarié », explique Nerz. « Tous ceux qui travaillent pour le parti – y compris moi-même – le font en tant que bénévoles. Les députés, eux, sont payés pour leur travail. En outre, ils reçoivent de l’argent de l’État pour payer leurs assistants et leurs collègues. Cela permettra à ces pirates de travailler à plein temps pour le parti, et nous donnera ainsi plus de main d’oeuvre.

« Un autre avantage est que les citoyens et les médias prennent les partis qui ont accès au parlement beaucoup plus au sérieux. Bien des fois on m’a dit « votre parti n’est pas considéré parce qu’il n’a aucun élu ». Suite au succès de ce week-end, le parti sera nettement mieux placé sur ce plan.

De plus, le Parti pirate s’attend à une augmentation de ses membres grâce à son bon score, ainsi que du nombre de personnes travaillant pour le parti. Quant aux idées défendues, le parti se veut aussi transparent que possible, il veut améliorer la protection de la vie privée des citoyens, supprimer les brevets et limiter l’emprise toujours grandissante des organisations exploitant le droit d’auteur.

« Nous allons montrer qu’il est possible de faire de la politique de manière transparente. Jusqu’à maintenant, la politique est un domaine nébuleux et interdit. Les réunions sont tenues à huis clos, les ordres du jour et comptes-rendus sont tenus secrets, les traités non publiés », a déclaré Nerz à TorrentFreak.

« Nous démontrerons qu’il est possible d’informer ouvertement et sans mentir les citoyens de ce qu’il se passe, des alternatives possibles et pourquoi une certaine voie a été choisie. Nous démontrerons que les citoyens peuvent être intégrés dans les processus d’étude des faits et dans les choix politiques. Pourquoi ne pas demander aux citoyens leur opinion avant de décider ? Ça vaut bien un essai ! »

Une chose est sûre. Le Parti pirate a fait un score fantastique aujourd’hui. Avec ce résultat, le Parlement du land de Berlin sentira sans doute le vent frais venant du parti le plus technophile et respectueux de la vie privée. Tous les candidats de Berlin sont prêts et impatients de commencer, d’après le président.

« Pour être bref : Nous allons démontrer que la politique peut être réformée », dit Nerz

Note : nous mettrons à jour les pourcentages au fur et à mesure des résultats

Notes

[1] Crédit photo : Tobias Wolter (Creative Commons By)