David Revoy, un artiste face aux IA génératives

Depuis plusieurs années, Framasoft est honoré et enchanté des illustrations que lui fournit David Revoy, comme sont ravi⋅es les lectrices et lecteurs qui apprécient les aventures de Pepper et Carrot et les graphistes qui bénéficient de ses tutoriels. Ses créations graphiques sont sous licence libre (CC-BY), ce qui est un choix courageux compte tenu des « éditeurs » dépourvus de scrupules comme on peut le lire dans cet article.

Cet artiste talentueux autant que généreux explique aujourd’hui son embarras face aux IA génératives et pourquoi son éthique ainsi que son processus créatif personnel l’empêchent de les utiliser comme le font les « IArtistes »…

Article original en anglais sur le blog de David Revoy

Traduction : Goofy, révisée par l’auteur.

Intelligence artificielle : voici pourquoi je n’utiliserai pas pour mes créations artistiques de hashtag #HumanArt, #HumanMade ou #NoAI

par David REVOY

 

Pepper sur une chaise entourée de flammes, reprise d'un célèbre mème "this is fine"
Image d’illustration : « This is not fine », licence CC-BY 4.0, source en haute résolution disponible

« C’est cool, vous avez utilisé quel IA pour faire ça ? »

« Son travail est sans aucun doute de l’IA »

« C’est de l’art fait avec de l’IA et je trouve ça déprimant… »

… voilà un échantillon des commentaires que je reçois de plus en plus sur mon travail artistique.

Et ce n’est pas agréable.

Dans un monde où des légions d’IArtistes envahissent les plateformes comme celles des médias sociaux, de DeviantArt ou ArtStation, je remarque que dans l’esprit du plus grand nombre on commence à mettre l’Art-par-IA et l’art numérique dans le même panier. En tant qu’artiste numérique qui crée son œuvre comme une vraie peinture, je trouve cette situation très injuste. J’utilise une tablette graphique, des layers (couches d’images), des peintures numériques et des pinceaux numériques. J’y travaille dur des heures et des heures. Je ne me contente pas de saisir au clavier une invite et d’appuyer sur Entrée pour avoir mes images.
C’est pourquoi j’ai commencé à ajouter les hashtags #HumanArt puis #HumanMade à mes œuvres sur les réseaux sociaux pour indiquer clairement que mon art est « fait à la main » et qu’il n’utilise pas Stable Diffusion, Dall-E, Midjourney ou n’importe quel outil de génération automatique d’images disponible aujourd’hui. Je voulais clarifier cela pour ne plus recevoir le genre de commentaires que j’ai cités au début de mon intro. Mais quel est le meilleur hashtag pour cela ?

Je ne savais pas trop, alors j’ai lancé un sondage sur mon fil Mastodon

sondage sur le fil mastodon de David : Quel hashtag recommanderiez-vous à un artiste qui veut montrer que son art n'est paz créé par IA ? réponses : 55% #HumanMade 30% #Human Art 15% Autre (commentez)
Source: https://framapiaf.org/@davidrevoy/110618065523294522

Résultats

Sur 954 personnes qui ont voté (je les remercie), #HumanMade l’emporte par 55 % contre 30 % pour #HumanArt. Mais ce qui m’a fait changer d’idée c’est la diversité et la richesse des points de vue que j’ai reçus en commentaires. Bon nombre d’entre eux étaient privés et donc vous ne pouvez pas les parcourir. Mais ils m’ont vraiment fait changer d’avis sur la question. C’est pourquoi j’ai décidé de rédiger cet article pour en parler un peu.

Critiques des hashtags #HumanMade et #HumanArt

Tout d’abord, #HumanArt sonne comme une opposition au célèbre tag #FurryArt de la communauté Furry. Bien vu, ce n’est pas ce que je veux.

Et puis #HumanMade est un choix qui a été critiqué parce que l’IA aussi était une création humaine, ce qui lui faisait perdre sa pertinence. Mais la plupart des personnes pouvaient facilement comprendre ce que #HumanMade signifierait sous une création artistique. Donc 55 % des votes était un score cohérent.

J’ai aussi reçu pas mal de propositions d’alternatives comme #HandCrafted, #HandMade, #Art et autres suggestions.

Le succès de #NoAI

J’ai également reçu beaucoup de suggestions en faveur du hashtag #NoAI, ainsi que des variantes plus drôles et surtout plus crues. C’était tout à fait marrant, mais je n’ai pas l’intention de m’attaquer à toute l’intelligence artificielle. Certains de ses usages qui reposent sur des jeux de données éthiques pourraient à l’avenir s’avérer de bons outils. J’y reviendrai plus loin dans cet article.
De toutes façons, j’ai toujours essayé d’avoir un état d’esprit « favorable à » plutôt que « opposé à » quelque chose.

C’est aux artistes qui utilisent l’IA de taguer leur message

Ceci est revenu aussi très fréquemment dans les commentaires. Malheureusement, les IArtistes taguent rarement leur travail, comme on peut le voir sur les réseaux sociaux, DeviantArt ou ArtStation. Et je les comprends, vu le nombre d’avantages qu’ils ont à ne pas le faire.

Pour commencer, ils peuvent se faire passer pour des artistes sans grand effort. Ensuite, ils peuvent conférer à leur art davantage de légitimité à leurs yeux et aux yeux de leur public. Enfin, ils peuvent probablement éviter les commentaires hostiles et les signalements des artistes anti-IA des diverses plateformes.
Je n’ai donc pas l’espoir qu’ils le feront un jour. Je déteste cette situation parce qu’elle est injuste.
Mais récemment j’ai commencé à apprécier ce comportement sous un autre angle, dans la mesure où ces impostures pourraient ruiner tous les jeux de données et les modèles d’apprentissage : les IA se dévorent elles-mêmes.

Quand David propose de saboter les jeux de données… 😛 

Pas de hashtag du tout

La dernière suggestion que j’ai fréquemment reçue était de ne pas utiliser de hashtag du tout.
En effet, écrire #HumanArt, #HumanMade ou #NoAI signalerait immédiatement le message et l’œuvre comme une cible de qualité pour l’apprentissage sur les jeux de données à venir. Comme je l’ai écrit plus haut, obtenir des jeux de données réalisées par des humains est le futur défi des IA. Je ne veux surtout pas leur faciliter la tâche.
Il m’est toujours possible d’indiquer mon éthique personnelle en écrivant « Œuvre réalisée sans utilisation de générateur d’image par IA qui repose sur des jeux de données non éthiques » dans la section d’informations de mon profil de média social, ou bien d’ajouter simplement un lien vers l’article que j’écris en ce moment même.

Conclusion et considérations sur les IA

J’ai donc pris ma décision : je n’utiliserai pour ma création artistique aucun hashtag, ni #HumanArt, ni #HumanMade, ni #NoAI.
Je continuerai à publier en ligne mes œuvres numériques, comme je le fais depuis le début des années 2000.
Je continuerai à tout publier sous une licence permissive Creative Commons et avec les fichiers sources, parce que c’est ainsi que j’aime qualifier mon art : libre et gratuit.

Malheureusement, je ne serai jamais en mesure d’empêcher des entreprises dépourvues d’éthique de siphonner complètement mes collections d’œuvres. Le mal est en tout cas déjà fait : des centaines, voire des milliers de mes illustrations et cases de bandes dessinées ont été utilisées pour entraîner leurs IA. Il est facile d’en avoir la preuve (par exemple sur haveibeentrained.com  ou bien en parcourant le jeu de données d’apprentissage Laion5B).

Je ne suis pas du tout d’accord avec ça.

Quelles sont mes possibilités ? Pas grand-chose… Je ne peux pas supprimer mes créations une à une de leur jeu de données. Elles ont été copiées sur tellement de sites de fonds d’écran, de galeries, forums et autres projets. Je n’ai pas les ressources pour me lancer là-dedans. Je ne peux pas non plus exclure mes créations futures des prochaines moissons par scans. De plus, les méthodes de protection comme Glaze me paraissent une piètre solution au problème, je ne suis pas convaincu. Pas plus que par la perspective d’imposer des filigranes à mes images…

Ne vous y trompez pas : je n’ai rien contre la technologie des IA en elle-même.On la trouve partout en ce moment. Dans le smartphones pour améliorer les photos, dans les logiciels de 3D pour éliminer le « bruit » des processeurs graphiques, dans les outils de traduction [N. de T. la présente traduction a en effet été réalisée avec l’aide DeepL pour le premier jet], derrière les moteurs de recherche etc. Les techniques de réseaux neuronaux et d’apprentissage machine sur les jeux de données s’avèrent très efficaces pour certaines tâches.
Les projets FLOSS (Free Libre and Open Source Software) eux-mêmes comme GMIC développent leurs propres bibliothèques de réseaux neuronaux. Bien sûr elles reposeront sur des jeux de données éthiques. Comme d’habitude, mon problème n’est pas la technologie en elle-même. Mon problème, c’est le mode de gouvernance et l’éthique de ceux qui utilisent de telles technologies.

Pour ma part, je continuerai à ne pas utiliser d’IA génératives dans mon travail (Stable Diffusion, Dall-E, Midjourney et Cie). Je les ai expérimentées sur les médias sociaux par le passé, parfois sérieusement, parfois en étant impressionné, mais le plus souvent de façon sarcastique .

Je n’aime pas du tout le processus des IA…

Quand je crée une nouvelle œuvre, je n’exprime pas mes idées avec des mots.
Quand je crée une nouvelle œuvre, je n’envoie pas l’idée par texto à mon cerveau.

C’est un mixage complexe d’émotions, de formes, de couleurs et de textures. C’est comme saisir au vol une scène éphémère venue d’un rêve passager rendant visite à mon cerveau. Elle n’a nul besoin d’être traduite en une formulation verbale. Quand je fais cela, je partage une part intime de mon rêve intérieur. Cela va au-delà des mots pour atteindre certaines émotions, souvenirs et sensations.
Avec les IA, les IArtistes se contentent de saisir au clavier un certains nombre de mots-clés pour le thème. Ils l’agrémentent d’autres mots-clés, ciblent l’imitation d’un artiste ou d’un style. Puis ils laissent le hasard opérer pour avoir un résultat. Ensuite ils découvrent que ce résultat, bien sûr, inclut des émotions sous forme picturale, des formes, des couleurs et des textures. Mais ces émotions sont-elles les leurs ou bien un sous-produit de leur processus ? Quoi qu’il en soit, ils peuvent posséder ces émotions.

Les IArtistes sont juste des mineurs qui forent dans les œuvres d’art générées artificiellement, c’est le nouveau Readymade numérique de notre temps. Cette technologie recherche la productivité au moindre coût et au moindre effort. Je pense que c’est très cohérent avec notre époque. Cela fournit à beaucoup d’écrivains des illustrations médiocres pour les couvertures de leurs livres, aux rédacteurs pour leurs articles, aux musiciens pour leurs albums et aux IArtistes pour leurs portfolios…

Je comprends bien qu’on ne peut pas revenir en arrière, ce public se sent comme empuissanté par les IA. Il peut finalement avoir des illustrations vite et pas cher. Et il va traiter de luddites tous les artistes qui luttent contre ça…

Mais je vais persister ici à déclarer que personnellement je n’aime pas cette forme d’art, parce qu’elle ne dit rien de ses créateurs. Ce qu’ils pensent, quel est leur goût esthétique, ce qu’ils ont en eux-mêmes pour tracer une ligne ou donner tel coup de pinceau, quelle lumière brille en eux, comment ils masquent leurs imperfections, leurs délicieuses inexactitudes en les maquillant… Je veux voir tout cela et suivre la vie des personnes, œuvre après œuvre.

J’espère que vous continuerez à suivre et soutenir mon travail artistique, les épisodes de mes bandes dessinées, mes articles et tutoriels, pour les mêmes raisons.


Vous pouvez soutenir la travail de David Revoy en devenant un mécène ou en parcourant sa boutique.




Démystifier les conneries sur l’IA – Une interview

Cet article a été publié à l’origine par THE MARKUP, il a été traduit et republié selon les termes de la licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives
Publication originale sur le site themarkup.org

Démystifier le buzz autour de l’IA

Un entretien avec Arvind Narayanan

par JULIA ANGWIN
Si vous avez parcouru tout le battage médiatique sur ChatGPT le dernier robot conversationnel qui repose sur l’intelligence artificielle, vous pouvez avoir quelque raison de croire que la fin du monde est proche.

Le chat « intelligent » de l’IA a enflammé l’imagination du public pour sa capacité à générer instantanément des poèmes, des essais, sa capacité à imiter divers styles d’écrits, et à réussir à des examens d’écoles de droit et de commerce.

Les enseignants s’inquiètent de la tricherie possible de leurs étudiants (des écoles publiques de New York City l’ont déjà interdit). Les rédacteurs se demandent si cela ne va pas faire disparaître leur travail (BuzzFeed et CNET ont déjà utilisé l’IA pour créer des contenus). Le journal The Atlantic a déclaré que cela pourrait « déstabiliser les professions de cadres supérieurs ». L’investisseur en capital-risque Paul Kedrosky l’a qualifié de « bombe nucléaire de poche » et blâmé ses concepteurs pour l’avoir lancé dans une société qui n’y est pas prête.

Même le PDG de l’entreprise qui a lancé ChatGPT, Sam Altman, a déclaré aux médias que le pire scénario pour l’IA pourrait signifier « notre extinction finale ».

Cependant pour d’autres ce buzz est démesuré. Le principal scientifique chargé de l’IA chez Meta’s AI, Yann LeCun, a déclaré à des journalistes que ChatGPT n’a « rien de révolutionnaire ». Le professeur de langage informatique de l’université de Washington Emily Bender précise que « la croyance en un programme informatique omniscient vient de la science-fiction et devrait y rester ».

Alors, jusqu’à quel point devrions-nous nous inquiéter ? Pour recueillir un avis autorisé, je me suis adressée au professeur d’informatique de Princeton Arvind Narayanan, qui est en train de co-rédiger un livre sur « Le charlatanisme de l’IA ». En 2019, Narayanan a fait une conférence au MIT intitulée « Comment identifier le charlatanisme del’IA » qui exposait une classification des IA en fonction de leur validité ou non. À sa grande surprise, son obscure conférence universitaire est devenue virale, et ses diapos ont été téléchargées plusieurs dizaines de milliers de fois ; ses messages sur twitter qui ont suivi ont reçu plus de deux millions de vues.

Narayanan s’est alors associé à l’un de ses étudiants, Sayash Kapoor, pour développer dans un livre la classification des IA. L’année dernière, leur duo a publié une liste de 18 pièges courants dans lesquels tombent régulièrement les journalistes qui couvrent le sujet des IA. Presque en haut de la liste : « illustrer des articles sur l’IA avec de chouettes images de robots ». La raison : donner une image anthropomorphique des IA implique de façon fallacieuse qu’elles ont le potentiel d’agir dans le monde réel.

Narayanan est également le co-auteur d’un manuel sur l’équité et l’apprentissage machine et dirige le projet Web Transparency and Accountability de l’université de Princeton pour contrôler comment les entreprises collectent et utilisent les informations personnelles. Il a reçu de la Maison-Blanche le Presidential Early Career Award for Scientists and Engineers [N. de T. : une distinction honorifique pour les scientifiques et ingénieurs qui entament brillamment leur carrière].

Voici notre échange, édité par souci de clarté et brièveté.

Angwin : vous avez qualifié ChatGPT de « générateur de conneries ». Pouvez-vous expliquer ce que vous voulez dire ?

Narayanan : Sayash Kapoor et moi-même l’appelons générateur de conneries et nous ne sommes pas les seuls à le qualifier ainsi. Pas au sens strict mais dans un sens précis. Ce que nous voulons dire, c’est qu’il est entraîné pour produire du texte vraisemblable. Il est très bon pour être persuasif, mais n’est pas entraîné pour produire des énoncés vrais ; s’il génère souvent des énoncés vrais, c’est un effet collatéral du fait qu’il doit être plausible et persuasif, mais ce n’est pas son but.

Cela rejoint vraiment ce que le philosophe Harry Frankfurt a appelé du bullshit, c’est-à-dire du langage qui a pour objet de persuader sans égards pour le critère de vérité. Ceux qui débitent du bullshit se moquent de savoir si ce qu’ils disent est vrai ; ils ont en tête certains objectifs. Tant qu’ils persuadent, ces objectifs sont atteints. Et en effet, c’est ce que fait ChatGPT. Il tente de persuader, et n’a aucun moyen de savoir à coup sûr si ses énoncés sont vrais ou non.

Angwin : Qu’est-ce qui vous inquiète le plus avec ChatGPT ?

Narayanan : il existe des cas très clairs et dangereux de mésinformation dont nous devons nous inquiéter. Par exemple si des personnes l’utilisent comme outil d’apprentissage et accidentellement apprennent des informations erronées, ou si des étudiants rédigent des essais en utilisant ChatGPT quand ils ont un devoir maison à faire. J’ai appris récemment que le CNET a depuis plusieurs mois maintenant utilisé des outils d’IA générative pour écrire des articles. Même s’ils prétendent que des éditeurs humains ont vérifié rigoureusement les affirmations de ces textes, il est apparu que ce n’était pas le cas. Le CNET a publié des articles écrits par une IA sans en informer correctement, c’est le cas pour 75 articles, et plusieurs d’entre eux se sont avérés contenir des erreurs qu’un rédacteur humain n’aurait très probablement jamais commises. Ce n’était pas dans une mauvaise intention, mais c’est le genre de danger dont nous devons nous préoccuper davantage quand des personnes se tournent vers l’IA en raison des contraintes pratiques qu’elles affrontent. Ajoutez à cela le fait que l’outil ne dispose pas d’une notion claire de la vérité, et vous avez la recette du désastre.

Angwin : Vous avez développé une classification des l’IA dans laquelle vous décrivez différents types de technologies qui répondent au terme générique de « IA ». Pouvez-vous nous dire où se situe ChatGPT dans cette taxonomie ?

Narayanan : ChatGPT appartient à la catégorie des IA génératives. Au plan technologique, elle est assez comparable aux modèles de conversion de texte en image, comme DALL-E [qui crée des images en fonction des instructions textuelles d’un utilisateur]. Ils sont liés aux IA utilisées pour les tâches de perception. Ce type d’IA utilise ce que l’on appelle des modèles d’apprentissage profond. Il y a environ dix ans, les technologies d’identification par ordinateur ont commencé à devenir performantes pour distinguer un chat d’un chien, ce que les humains peuvent faire très facilement.

Ce qui a changé au cours des cinq dernières années, c’est que, grâce à une nouvelle technologie qu’on appelle des transformateurs et à d’autres technologies associées, les ordinateurs sont devenus capables d’inverser la tâche de perception qui consiste à distinguer un chat ou un chien. Cela signifie qu’à partir d’un texte, ils peuvent générer une image crédible d’un chat ou d’un chien, ou même des choses fantaisistes comme un astronaute à cheval. La même chose se produit avec le texte : non seulement ces modèles prennent un fragment de texte et le classent, mais, en fonction d’une demande, ces modèles peuvent essentiellement effectuer une classification à l’envers et produire le texte plausible qui pourrait correspondre à la catégorie donnée.

Angwin : une autre catégorie d’IA dont vous parlez est celle qui prétend établir des jugements automatiques. Pouvez-vous nous dire ce que ça implique ?

Narayanan : je pense que le meilleur exemple d’automatisation du jugement est celui de la modération des contenus sur les médias sociaux. Elle est nettement imparfaite ; il y a eu énormément d’échecs notables de la modération des contenus, dont beaucoup ont eu des conséquences mortelles. Les médias sociaux ont été utilisés pour inciter à la violence, voire à la violence génocidaire dans de nombreuses régions du monde, notamment au Myanmar, au Sri Lanka et en Éthiopie. Il s’agissait dans tous les cas d’échecs de la modération des contenus, y compris de la modération du contenu par l’IA.

Toutefois les choses s’améliorent. Il est possible, du moins jusqu’à un certain point, de s’emparer du travail des modérateurs de contenus humains et d’entraîner des modèles à repérer dans une image de la nudité ou du discours de haine. Il existera toujours des limitations intrinsèques, mais la modération de contenu est un boulot horrible. C’est un travail traumatisant où l’on doit regarder en continu des images atroces, de décapitations ou autres horreurs. Si l’IA peut réduire la part du travail humain, c’est une bonne chose.

Je pense que certains aspects du processus de modération des contenus ne devraient pas être automatisés. Définir où passe la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui est inacceptable est chronophage. C’est très compliqué. Ça demande d’impliquer la société civile. C’est constamment mouvant et propre à chaque culture. Et il faut le faire pour tous les types possibles de discours. C’est à cause de tout cela que l’IA n’a pas de rôle à y jouer.

Angwin : vous décrivez une autre catégorie d’IA qui vise à prédire les événements sociaux. Vous êtes sceptique sur les capacités de ce genre d’IA. Pourquoi ?

Narayanan : c’est le genre d’IA avec laquelle les décisionnaires prédisent ce que pourraient faire certaines personnes à l’avenir, et qu’ils utilisent pour prendre des décisions les concernant, le plus souvent pour exclure certaines possibilités. On l’utilise pour la sélection à l’embauche, c’est aussi célèbre pour le pronostic de risque de délinquance. C’est aussi utilisé dans des contextes où l’intention est d’aider des personnes. Par exemple, quelqu’un risque de décrocher de ses études ; intervenons pour suggérer un changement de filière.

Ce que toutes ces pratiques ont en commun, ce sont des prédictions statistiques basées sur des schémas et des corrélations grossières entre les données concernant ce que des personnes pourraient faire. Ces prédictions sont ensuite utilisées dans une certaine mesure pour prendre des décisions à leur sujet et, dans de nombreux cas, leur interdire certaines possibilités, limiter leur autonomie et leur ôter la possibilité de faire leurs preuves et de montrer qu’elles ne sont pas définies par des modèles statistiques. Il existe de nombreuses raisons fondamentales pour lesquelles nous pourrions considérer la plupart de ces applications de l’IA comme illégitimes et moralement inadmissibles.

Lorsqu’on intervient sur la base d’une prédiction, on doit se demander : « Est-ce la meilleure décision que nous puissions prendre ? Ou bien la meilleure décision ne serait-elle pas celle qui ne correspond pas du tout à une prédiction ? » Par exemple, dans le scénario de prédiction du risque de délinquance, la décision que nous prenons sur la base des prédictions est de refuser la mise en liberté sous caution ou la libération conditionnelle, mais si nous sortons du cadre prédictif, nous pourrions nous demander : « Quelle est la meilleure façon de réhabiliter cette personne au sein de la société et de diminuer les risques qu’elle ne commette un autre délit ? » Ce qui ouvre la possibilité d’un ensemble beaucoup plus large d’interventions.

Angwin : certains s’alarment en prétendant que ChatGPT conduit à “l’apocalypse,” pourrait supprimer des emplois et entraîner une dévalorisation des connaissances. Qu’en pensez-vous ?

Narayanan : Admettons que certaines des prédictions les plus folles concernant ChatGPT se réalisent et qu’il permette d’automatiser des secteurs entiers de l’emploi. Par analogie, pensez aux développements informatiques les plus importants de ces dernières décennies, comme l’internet et les smartphones. Ils ont remodelé des industries entières, mais nous avons appris à vivre avec. Certains emplois sont devenus plus efficaces. Certains emplois ont été automatisés, ce qui a permis aux gens de se recycler ou de changer de carrière. Il y a des effets douloureux de ces technologies, mais nous apprenons à les réguler.

Même pour quelque chose d’aussi impactant que l’internet, les moteurs de recherche ou les smartphones, on a pu trouver une adaptation, en maximisant les bénéfices et minimisant les risques, plutôt qu’une révolution. Je ne pense pas que les grands modèles de langage soient même à la hauteur. Il peut y avoir de soudains changements massifs, des avantages et des risques dans de nombreux secteurs industriels, mais je ne vois pas de scénario catastrophe dans lequel le ciel nous tomberait sur la tête.

Comme toujours, merci de votre attention.

À bientôt,
Julia Angwin
The Markup

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