21 degrés de liberté – 07

Consulter des ouvrages en bibliothèque était hier une opération dont les bibliothécaires défendaient ardemment le caractère confidentiel. Aujourd’hui toutes nos recherches d’informations nous pistent.

Voici déjà le 7e article de la série écrite par Rick Falkvinge. Le fondateur du Parti Pirate suédois s’inquiète aujourd’hui de la liberté de s’informer sans être surveillé.

Le fil directeur de la série de ces 21 articles, comme on peut le voir clairement dans les épisodes précédents que nous vous avons déjà livrés, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.

Dans les bibliothèques traditionnelles, la recherche d’informations restait privée

Source : Rick Falkvinge sur privateinternetaccess.com

Traduction Framalang : redmood, mo, draenog, Lumibd, Paul, goofy + 3 anonymes

Pour nos parents du monde analogique, la recherche d’informations avait lieu dans les bibliothèques, et il s’agissait d’un lieu dont l’intimité était jalousement gardée. À l’inverse, lorsque nos enfants du monde numérique recherchent des informations, leurs pensées les plus intimes sont toutes collectées pour faire du marketing. Comment en est-on arrivé là ?

S’il existe une profession du monde analogique pour laquelle la vie privée des usagers était une véritable obsession, c’est bien celle de bibliothécaire. Les bibliothèques étaient des lieux où l’on pouvait faire ses recherches les plus inavouables, qu’il s’agisse de littérature ou de sciences, de faire un achat ou de n’importe quoi d’autre. La confidentialité des bibliothèques était purement et simplement légendaire.

Lorsque les recettes de fabrication de bombes ont commencé à circuler sur le proto-internet des années 80 – sur ce que l’on appelait les BBS – et que les politiciens ont essayé de jouer sur la parano sécuritaire, beaucoup ont rapidement eu le bon sens de signaler que ces « fichiers textes contenant des recettes de bombes » n’étaient pas différents de ce qu’il était possible de trouver dans la section chimie d’une bibliothèque ordinaire – et les bibliothèques étaient sacrées. L’exploitation de la peur n’avait plus d’objet, dès lors que l’on faisait remarquer que ce type de documents était déjà disponible dans toutes les bibliothèques publiques et que chacun pouvait y accéder de manière anonyme.

De fait, les bibliothèques étaient tellement discrètes que, lorsque le FBI a commencé à leur demander les registres indiquant qui empruntait quel livre, les bibliothécaires se sont indignés en masse et c’est ainsi que les tristement célèbres warrant canaries 1 ont été inventés, oui, par un bibliothécaire, pour protéger les usagers de la bibliothèque. Les bibliothécaires ont toujours été les professionnels qui ont le plus farouchement défendu la vie privée, dans le monde analogique comme dans le monde numérique.

Dans le monde analogique de nos parents, la liberté d’Information était sacrée : c’était une soif profonde d’apprentissage, de connaissance et de compréhension. Dans le monde numérique de nos enfants, leurs pensées équivalentes les plus secrètes sont au contraire collectées massivement et bradées pour leur refiler de la camelote au hasard.

Ce n’est pas seulement ce que nos enfants ont recherché avec succès qui est à vendre. Dans le contexte analogique de nos parents, on dirait que c’est toutes leurs bonnes raisons d’aller à la bibliothèque. C’est même tout ce pourquoi ils ont seulement envisagé d’aller à la bibliothèque. Dans le monde numérique de nos enfants, tout ce qu’ils recherchent est enregistré, et tout ce qu’ils envisagent de rechercher même sans le faire.
Pensez-y un instant : une chose tellement sacrée pour nos parents que des secteurs professionnels entiers se mettraient en grève pour la préserver, est maintenant utilisée sans complexes pour un marketing de masse dans le monde de nos enfants.

Combinez à cela l’article précédent sur la façon dont tout ce que vous faites, dites et pensez est enregistré pour être utilisé contre vous plus tard, et il devient urgent pour nous de changer radicalement notre façon de voir les choses.
Il n’y a aucune raison pour que nos enfants soient moins libres de s’informer, au seul motif qu’ils vivent dans un environnement numérique, et non dans l’environnement analogique de nos parents. Il n’y a aucune raison pour que nos enfants ne puissent jouir de droits à la vie privée équivalents à ceux du monde analogique.

Bien sûr, on pourra mettre en avant le fait que les moteurs de recherche sont des services privés, qu’ils sont donc libres d’offrir les services qu’ils souhaitent, selon les termes qu’ils souhaitent. Mais il y avait également des bibliothèques privées dans le monde analogique de nos parents. Nous reviendrons un peu plus tard dans cette série sur l’idée que « si c’est privé, tu n’as pas ton mot à dire ».

La vie privée demeure de votre responsabilité.

 

Pour poursuivre la réflexion :




Les bibliothèques sous le règne du capitalisme

Les bibliothèques ont toujours joué un rôle de gardiens de nos biens littéraires. Mais face à la tendance croissante à l’appropriation de la culture par le marché, elles sont peu à peu devenues de véritables ovnis dans le paysage culturel nord-américain.

Gus Bagakis est professeur de philosophie à la retraite de l’Université d’État de San Francisco. Il revient ici sur ce mouvement destructeur qui vise à transformer les bibliothèques publiques en simples institutions privées à but lucratif.

Traduction Framalang : paul, Edgar Lori, Mannik, Aiseant, claire, jums, Goofy

Source : revue en ligne Truth-out : Libraries Under Capitalism: The Enclosure of the Literary Commons

bibliothèque et nombreux lecteurs
Photo Steven Ramirez (Domaine public)

 

L’une des institutions les plus subversives des États-Unis,

c’est la bibliothèque publique.

– Bell Hooks

Nos biens communs littéraires des bibliothèques publiques sont peu à peu mis sous cloche et deviennent inaccessibles au public à cause d’une série de lois de nos gouvernements – à la fois locaux, nationaux et fédéraux – qui s’inclinent devant les diktats et les priorités des entreprises. La bibliothèque publique est l’un des rares endroits où les gens peuvent entrer gratuitement, accéder gratuitement aux documents et y séjourner sans devoir acheter quoi que ce soit. La valeur des bibliothèques publiques ne réside pas seulement dans les documents qu’elles prêtent ou dans le modèle non commercial qu’elles incarnent, mais aussi dans le bien commun qu’elles représentent : un endroit public qui offre aux citoyens des espaces intellectuels libérés, propices aux dialogues et à l’organisation de la communauté.

Les bibliothèques sont en train de passer d’un modèle de service public à celui d’entreprises à but lucratif, ce qui conduit à la destruction d’un espace public.

En riposte à cet emprisonnement, le New York Times plaide pour des moyens supplémentaires en faveur des bibliothèques. Le quotidien de la Grosse Pomme présente les bibliothèques comme des lieux où les enfants pauvres viennent « apprendre à lire et à aimer la littérature, où les immigrés apprennent l’anglais, où les chômeurs perfectionnent leurs CV et lettres de motivation, et où ceux qui n’ont pas accès à Internet peuvent franchir le fossé numérique… Ce sont des refuges pour penser, rêver, étudier, lutter et – c’est le cas de nombreux enfants et personnes âgées – pour être simplement en lieu sûr, à l’abri de la chaleur. »

Un article de la revue Public Library Quarterly intitulé « Les bibliothèques et le déclin de l’utilité publique » ajoute : « [les bibliothèques] contribuent à rendre possible la sphère démocratique publique ». L’auteur alerte également sur le fait que les bibliothèques sont en train de passer d’un modèle de service public à celui d’entreprises à but lucratif qui entraînent la destruction d’un véritable espace public.
Nous avons besoin de moyens supplémentaires pour permettre aux bibliothèques publiques de survivre. Nous devons empêcher la transformation de nos bibliothèques, institutions culturelles, éducatives et communes, en entreprises privées. Afin de comprendre plus clairement d’où viennent ces problèmes, nous devons d’abord comprendre comment les bibliothèques ont historiquement été influencées par le capitalisme.

Les bibliothèques comme système de contrôle social

Lorsqu’on étudie le développement et le déclin des bibliothèques publiques, on constate que les changements sont souvent imputables à l’objectif premier du capitalisme : le profit. Si quelque chose évolue défavorablement – autrement dit, si une chose menace la possibilité de profit – celle-ci devient un bouc émissaire opportun pour réduire les moyens dans les budgets des administrations locales, nationales ou fédérales. Les bibliothèques publiques, l’éducation publique et l’espace public représentent trois victimes actuelles de l’influence du capitalisme car elles sont devenues des « dépenses inutiles » qui entravent l’accroissement des profits.

Afin de contextualiser notre étude, rappelons que le capitalisme est un système économique fondé sur une main-d’œuvre salariée (travail contre salaire), la propriété privée ou le contrôle des moyens de production (usines, machines, exploitations agricoles, bureaux) et la production de marchandises en vue d’un profit. Dans ce système, un petit nombre de personnes qui travaillent pour de très grandes entreprises utilise sa puissance financière et politique pour orienter les priorités, les financements et les mesures gouvernementales en fonction de leurs propres intérêts. Même si le capitalisme a connu des évolutions, l’une de ses composantes demeure inchangée : la lutte pour la richesse et le pouvoir qui oppose les entrepreneurs et les travailleurs. Dans la mesure où les entreprises capitalistes possèdent l’argent et le pouvoir, on peut soutenir qu’elles contrôlent la société en général.

Mais en période de dépression, la classe ouvrière, bien plus nombreuse, souffre et réagit ; elle s’organise et se bat pour de meilleures rémunérations, davantage de bénéfices et de puissance. Ainsi, la réaction des travailleurs face à la Grande Dépression qui a conduit au New Deal de Franklin D. Roosevelt dans les années 1930, a permis de réguler le capitalisme, pour mieux le préserver. La rébellion des travailleurs était due en partie à une répartition excessivement inégale des richesses durant cet Âge d’Or, période où la classe capitaliste accumulait une richesse considérable aux dépens des travailleurs. Un contexte d’inégalité d’ailleurs semblable à celui que nous vivons aujourd’hui, à l’ère de notre Nouvel Age d’Or.

Ce conflit entre les patrons et les travailleurs transparaît aussi dans l’histoire des bibliothèques publiques. Les bibliothèques font partie d’un système de contrôle social : elles fournissent des ressources et une éducation aux immigrants. Quand les patrons encouragent la création de bibliothèques, c’est qu’ils les voient comme terrain d’essai pour immigrés au service de leur industrie. Par exemple, à Butte Montana, en 1893, la nouvelle bibliothèque Carnegie a été présentée par les propriétaires de mines comme « un antidote au penchant des mineurs pour la boisson, les prostituées et le jeu » et comme un moyen de favoriser la création d’une communauté d’immigrés afin de limiter la rotation du personnel.

Andrew Carnegie, capitaliste philanthrope en son temps, offre un bel exemple de la volonté de la classe capitaliste de maintenir le système de profits et d’empêcher une révolte ouvrière. Dans son article « Le Gospel de la Richesse », publié en 1889, il défend l’idée que les riches peuvent diminuer la contestation sociale par le biais de la philanthropie. Il est préférable selon lui de ponctionner les salaires ouvriers, collecter les sommes puis les redistribuer à la communauté. S’adressant aux ouvriers avec condescendance, Carnegie expliquait : « Si j’augmente vos salaires, vous allez dépenser votre argent pour acheter une meilleure pièce de viande ou plus de boissons. Mais ce dont vous avez besoin, même si vous l’ignorez, ce sont mes bibliothèques et mes salles de concert ».

La générosité de Carnegie était bien comprise : diminuer les possibilités de révolte ouvrière et maintenir ou augmenter ses propres profits. Certes c’était un homme généreux, mais il n’était pas vraiment impliqué dans un changement de société, comme il l’a démontré par ses multiples actions autour de la ségrégation. À l’époque de la ségrégation raciale, les Noirs n’avaient généralement pas accès aux bibliothèques publiques dans le Sud des États-Unis. Plutôt que de favoriser l’intégration raciale dans ses bibliothèques, Carnegie a fondé des bibliothèques distinctes pour les Afro-Américains. Par exemple, à Houston, Carnegie a ouvert la Bibliothèque Carnegie pour Personnes de Couleur en 1909. Même si l’on doit reconnaître néanmoins sa générosité dans la construction de plus de la moitié des bibliothèques sur le territoire des États-Unis avant 1930. En outre, les bibliothèques se sont multipliées en réponse au besoin d’éducation publique, notamment pour les quelque 20 millions d’immigrés arrivés dans le pays entre 1880 et 1920,dans le but de fournir de la main-d’œuvre bon marché et de soutenir le système capitaliste.

Dans notre monde régi par le capitalisme, les guerres sont presque toujours le fait de deux classes dirigeantes (ou davantage) qui se disputent l’accès à des profits, des ressources ou des territoires. Dans ces luttes, la propagande est un outil précieux. Ainsi, durant la Première Guerre Mondiale, la vocation des bibliothèques a basculé vers une américanisation progressive des immigrés, y compris par l’élimination d’ouvrages « antipatriotiques car pro-Allemands ». Durant la Seconde Guerre Mondiale, par opposition aux autodafés nazis, les bibliothécaires américains ont considéré les livres comme des armes de guerre. Pendant la Guerre Froide (1947-1991), certaines bibliothèques publiques ont également servi d’instruments de propagande pour la politique étrangère du gouvernement fédéral : comme la loi sur l’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act, FARA) qui a conduit les bibliothèques à filtrer des documents soviétiques.

À la même époque, l’association ultraconservatrice John Birch Society dépêchait ses membres dans toutes les bibliothèques publiques du pays pour vérifier si le Livre bleu de l’association était bien disponible dans leurs rayonnages. Ce Livre bleu mettait en garde contre l’ennemi qui s’apprêtait à transformer les États-Unis en état policier communiste et laissait entendre que le Président Eisenhower était un agent communiste. En 1953, au plus fort de la chasse aux sorcières, un membre de la Commission des recueils de textes de l’Indiana a dénoncé l’œuvre Robin des bois comme une œuvre de propagande communiste, et demandé son retrait des écoles et des bibliothèques au prétexte que le héros prenait aux riches pour donner aux pauvres. Fort heureusement, quelques étudiants courageux de l’Université d’Indiana ont résisté et organisé le mouvement de la plume verte (Green Feather Movement) en référence à la plume sur le chapeau de Robin des bois.

L’offensive économique contre les bibliothèques

À la fin des années 1970, la formation des travailleurs immigrés n’est plus la préoccupation des entreprises capitalistes car la main-d’œuvre ne manque plus. À partir de ce moment également, le financement des bibliothèques publiques commence à reculer. Après le 11 septembre 2001, la peur s’intensifie dans la population, tout comme s’intensifie la surveillance d’État. L’une des mesures prises par le gouvernement, conformément à la section 215 du Patriot Act, consiste à forcer les bibliothèques à divulguer des informations sur leurs usagers.

Quelques bibliothécaires courageux protestent, comprenant qu’une telle exigence représente un danger pour les libertés individuelles. Ainsi, l’association des bibliothécaires du Vermont adresse une lettre au Congrès pour s’opposer aux dispositions du Patriot Act concernant les bibliothèques. La propagande des États-Unis face à la montée des tensions au Moyen-Orient pose problème à un certain nombre de bibliothécaires qui s’alarment des symboles hyper-patriotiques affichés dans les bibliothèques juste après les attaques du 11 septembre (affiches, posters, pamphlets). Dans une lettre cosignée faisant état de leurs inquiétudes, ils écrivent : « ce type de communications inhabituelles risque de créer une atmosphère intimidante pour certains usagers des bibliothèques. »

Dès la fin du XXe siècle et au début du XXIe, la plupart des bibliothèques publiques offrent un espace commun et accueillant, qui encourage l’exploration, la création et la collaboration entre étudiants, enseignants et citoyens. Innovantes, elles combinent des supports physiques et numériques pour proposer des environnements d’apprentissage. En 1982, l’American Library Association (ALA) organise la semaine des livres censurés (Banned Books Week) pour attirer l’attention sur les livres qui expriment des opinions non orthodoxes ou impopulaires et mettent ces ouvrages à disposition de tous les lecteurs intéressés.

Mais à l’époque, la classe capitaliste est mal à l’aise et craint des « effets de démocratisation » liés à l’activisme des années 1960 : droits civiques, droits LGBTQ, sensibilisation écologique, mouvements étudiants et actions de dénonciation de la guerre du Vietnam. Les milieux d’affaires conservateurs contestent alors le capitalisme régulé hérité du New Deal et introduisent le néolibéralisme, une variante du capitalisme favorisant le libre échange, la privatisation, l’intervention minimum de l’État dans les affaires, la baisse des dépenses publiques allouées aux services sociaux (dont les bibliothèques) et l’affaiblissement du pouvoir de la classe ouvrière. Certains d’entre eux se réfèrent au Mémorandum Powell (1971), une feuille de route destinée aux milieux d’affaires conservateurs pour les encourager à s’élever et se défendre contre une prétendue attaque de la libre entreprise par des activistes comme Ralph Nader, Herbert Marcuse et d’autres qui étaient censés avoir pris le contrôle des universités, des médias et du gouvernement. À l’autre bout du spectre, les internationalistes progressistes de la Commission trilatérale publient un document intitulé La crise de la démocratie (1975), qui suggère que l’activisme des années 1960 a transformé des citoyens auparavant passifs et indifférents en activistes capables d’ébranler les équilibres en place.

Le ralentissement de l’immigration des travailleurs dans les années 1970 et le stress de l’austérité due à la montée du néo-libéralisme ont provoqué le déclin des services sociaux, dont le système des bibliothèques publiques. Certaines d’entre elles dérivent vers un modèle d’entreprise lucrative qui considère les utilisateurs comme des clients et suivent un modèle entrepreneurial. Elles utilisent les relations publiques, la marchandisation de l’information, l’efficacité, l’image de marque et le mécénat pour augmenter leurs capacités de financements. L’argent qui provenait de taxes locales, nationales et fédérales, indispensable au maintien des services publics, a été transféré dans les poches des sociétés privées, dans l’entretien du complexe militaro-industriel, ou entassé dans des paradis fiscaux. La classe moyenne s’est fait berner par les promesses de réductions d’impôt, parce qu’on lui a dit que la baisse des taxes allait augmenter les dépenses, et donc dynamiser l’économie américaine. Elle a donc suivi, à tort, les grandes entreprises, alors que la perte des institutions publiques nuit à tous sauf aux riches.

Et pourtant toutes ces attaques contre les bibliothèques publiques ont eu lieu en dépit du fait qu’elles sont un excellent investissement pour les contribuables. Par exemple, une étude de 2007 à propos de la bibliothèque de San Francisco a montré que pour chaque dollar dépensé par la bibliothèque, les citoyens avaient reçu 3 dollars en biens et services.

Bien qu’utilisées par un nombre croissant de personnes, les bibliothèques ont encore vu leurs moyens diminuer sous l’effet de la récession de 2008. En Californie, les aides d’État pour les bibliothèques ont été complètement supprimées en 2011. La Louisiane a suivi l’exemple de la Californie en 2012. Des coupes budgétaires sévères ont frappé simultanément les bibliothèques publiques de la ville de New York, la bibliothèque de Dallas, celles de l’État du Massachusetts et bien d’autres. Le budget fédéral actuel contient un plan qui élimine l’agence de support des musées et bibliothèques (Institute of Museum and Library Services) dont les ressources ont été progressivement réduites par les administrations précédentes, qu’elles soient démocrates ou républicaines.

Le renforcement des coupes budgétaires cause l’extinction de nos biens communs littéraires. Alors, comment les défenseurs des bibliothèques publiques peuvent-ils aider celles-ci à survivre et à promouvoir des valeurs démocratiques réelles et une pensée critique ? Tout d’abord, nous devons bien cerner le sort des bibliothèques publiques à la lumière de l’histoire du capitalisme. Ensuite, nous devons nous organiser et mener une lutte pour protéger les bibliothèques publiques comme espaces de lien communautaire et d’action potentielle, contre ce fléau qu’est l’asservissement au capitalisme oligopolistique.




Des routes et des ponts (3), de quoi est fait un logiciel

Après l’introduction du livre Des routes et des ponts de Nadia Eghbal (si vous avez raté le début…) que le groupe Framalang vous traduit au fil des semaines, voici un aperçu tout simple des composants de base d’un logiciel.

Nos lecteurs les plus au courant n’y trouveront rien qu’ils ne sachent déjà, mais l’intérêt de cette présentation c’est justement qu’elle rend abordables et compréhensibles au grand public des objets techniques qui peuvent s’avérer très complexes à comprendre (…et maîtriser !). On peut dire que la démarche choisie ici, pragmatique et imagée, ne manque pas de pédagogie.
Merci à nos lecteurs soucieux des valeurs du libre de noter que l’auteur n’introduit les notions que progressivement : c’est seulement dans quelques chapitres qu’elle établira clairement une distinction claire qui nous est chère.

Vous souhaitez participer à la traduction hebdomadaire ? Rejoignez Framalang ou rendez-vous sur un pad dont l’adresse sera donnée sur Framasphère chaque mardi à 19h… mais si vous passez après vous êtes les bienvenu.e.s aussi !

De quoi sont faits les logiciels

par Nadia Eghbal

Traduction framalang : Luc, woof, Diane, xi, serici, Lumibd, goofy, alien spoon, flo, salade, AFS, lyn., anthony

Tous les sites web ou les applications mobiles que nous utilisons, même les plus simples, sont constitués de multiples composants plus petits, tout comme un immeuble est fait de briques et de ciment.

Imaginez par exemple que vous désiriez poster une photo sur Facebook. Vous ouvrez votre appli mobile Facebook, ce qui déclenche le logiciel de Facebook pour vous afficher votre fil d’actualités.

Vous téléchargez une photo depuis votre téléphone, ajoutez un commentaire, puis vous cliquez sur « Envoyer ». Une autre partie du logiciel de Facebook, en charge du stockage des données, se souvient de votre identité et poste la photo sur votre profil. Finalement, une troisième partie de ce logiciel prend le message que vous avez saisi sur votre téléphone et le montre à tous vos amis à travers le monde.

Bien que ces opérations aient lieu sur Facebook, en réalité, ce n’est pas Facebook qui a développé toutes les briques nécessaires pour vous permettre de publier sur son application. Ses développeurs ont plutôt utilisé du code libre, public, mis à disposition de tous sur Internet par des bénévoles. Facebook ne publie pas la liste des projets qu’ils utilisent, mais une de ses filiales, Instagram, le fait et remercie certains de ces projets sur sa page d’accueil et dans son application mobile

Utiliser du code public est plus efficace pour des entreprises comme Facebook ou Instagram que de développer à nouveau tous les composants par elles-mêmes. Développer un logiciel est comparable à la construction d’un immeuble. Une entreprise du bâtiment ne produit pas ses marteaux et ses perceuses, et n’ira pas non plus chercher du bois pour découper les troncs en planches.

Elle préférera les acheter à un fournisseur et se fournir en bois auprès d’une scierie pour finir le travail plus rapidement.

Grâce aux licences permissives, les sociétés telles que Facebook ou Instagram ne sont pas obligées de payer pour ce code, mais sont libres d’en profiter grassement. Ce n’est pas différent d’une entreprise de transport (Instagram) qui utilise les infrastructures routières publiques (code public) pour acheminer ses produits à des fins commerciales (application Instagram).

Mike Krieger, un des co-fondateurs d’Instagram, a insisté sur ce point en 2013 et encouragé d’autres entrepreneurs à :

emprunter plutôt que construire à chaque fois que c’est possible. Il existe des centaines d’excellents outils qui peuvent vous faire gagner du temps et vous permettre de véritablement vous concentrer sur le développement de votre produit. (source)

Voici quelques-uns des outils utilisés par une entreprise de logiciels :

Frameworks (environnements de développement)

Les framewoks offrent une base, une sorte d’échafaudage, une structure. Imaginez cela comme un schéma pour toute une application. Comme un plan, un framework définit la manière dont l’application se comportera sur mobile, ou comment ses données seront sauvegardées dans une base de données. Par exemple Rails et Django sont des frameworks.

rubyrails
Ruby on Rails, RefineryCMS & Heroku, image par Erin Khoo (CC-BY 2.0)

Langages

Les langages de programmation constituent l’épine dorsale de la communication des logiciels, comme la langue anglaise (NdT : aux USA bien sûr) qu’emploient les ouvriers du bâtiment sur un chantier pour se comprendre. Les langages de programmation permettent aux divers composants du logiciel d’agir et de communiquer entre eux. Si par exemple vous créez un compte sur un site internet et que vous cliquez sur « S’enregistrer », cette application peut utiliser des langages comme le JavaScript ou le Ruby pour sauvegarder vos informations dans une base de données.

Parmi les langages de programmation les plus populaires on peut mentionner le Python, le JavaScript et le C.

Bibliothèques

Les bibliothèques sont des fonctions pré-fabriqués qui accélèrent l’écriture du code d’un logiciel, tout comme une entreprise du bâtiment achète des fenêtres préfabriquées au lieu de les assembler à partir des composants de base. Par exemple, au lieu de développer leur propre système d’identification pour les utilisateurs de leur application, les développeurs et développeuses peuvent utiliser une bibliothèque appelée OAuth. Au lieu d’écrire leur propre code pour visualiser des données sur une page web, ils ou elles peuvent utiliser une bibliothèque appelée d3.

Bases de données

Les bases de données stockent des informations (profils d’utilisateurs, adresses électroniques ou codes de cartes bancaires par exemple) qui peuvent être utilisées par l’application. À chaque fois qu’une application a besoin de se souvenir d’une information qui vous concerne, l’application la stocke dans la base de données. Parmi les systèmes de gestion de bases de données (SGBD) les plus populaires on trouve notamment MySQL et PostgreSQL.

database
Database par gnizr (CC BY 2.0)

Serveurs web et d’applications

Ces serveurs gèrent certaines requêtes envoyées par les utilisateurs sur Internet : on peut les voir comme des centrales téléphoniques qui répartissent les appels. Par exemple, si vous saisissez une URL dans la barre d’adresse de votre navigateur, un serveur web vous répondra en vous envoyant la page concernée. Si vous envoyez un message à un ami sur Facebook, le message sera d’abord envoyé à un serveur d’applications qui déterminera qui vous essayez de contacter puis transmettra votre message au compte de votre ami.

Parmi les serveurs web très répandus, citons Apache et Nginx.

Certains de ces outils, comme les serveurs et les bases de données, sont coûteux, surtout à l’échelle d’une entreprise, ce qui les rend plus faciles à monétiser. Par exemple, Heroku, une plate-forme sur le cloud (sur un serveur distant) qui fournit des solutions d’hébergement et de bases de données, propose une offre de base gratuite, mais il faut payer pour avoir accès à plus de données ou de bande passante. De grands sites reposent sur Heroku comme ceux de Toyota ou de Macy, et l’entreprise a été rachetée en 2010 par Salesforce.com pour 212 millions de dollars.

Il est plus difficile de faire payer d’autres types d’outils de développement, tel que les frameworks, de nombreuses bibliothèques et langages de programmation, qui sont souvent créés et maintenus par des bénévoles.

Ce type d’outils ressemble plus à des ressources qu’à des services qui peuvent être activés ou désactivés : les rendre payants limiterait fortement leur adoption. C’est pourquoi n’importe qui, que ce soit une entreprise milliardaire ou un adolescent apprenti développeur, peut utiliser gratuitement ces composants pour créer ses propres logiciels.

Par exemple, selon la page d’accueil d’Instagram, l’une des bibliothèques utilisées par l’entreprise est Appirater. Il s’agit d’une bibliothèque qui facilite les fonctions de rappels automatiques pour l’évaluation d’une application, à destination des utilisateurs d’iPhone. Elle a été créée en 2009 par Arash Payan, un développeur indépendant basé à Los Angeles. Le projet n’apporte aucun revenu à Payan.

C’est comme si des scieries, des centrales à béton et des magasins de matériel donnaient leurs matériaux de base à une entreprise du bâtiment, puis continuaient à approvisionner cette entreprise.




Les bibliothèques, outils de (re-)décentralisation du Web

Installer un relais Tor dans une bibliothèque publique ? Voilà une initiative qui peut paraître surprenante au premier abord, mais c’est ce qu’a fait la bibliothèque de Lebanon aux États-Unis dans le cadre du Library Freedom Project, pour garantir l’anonymat des usagers qui se connectent à Internet dans ses emprises.

Le texte de Jason Griffey traduit ci-dessous explique en quoi cette démarche fait sens dans une bibliothèque et pourquoi il deviendra sans doute même de plus en plus important que les bibliothèques s’emparent des enjeux de la protection de la vie privée et de la décentralisation d’Internet.

Nous remercions Lionel Maurel, alias Calimaq, pour cette présentation et surtout pour ses commentaires qualifiés et éclairants que vous retrouverez à la fin de cet article.

Les bibliothèques peuvent éviter à l’Internet des objets de subir la centralisation du Web

par Jason Griffey

Source :  How libraries can save the Internet of Things from the Web’s centralized fate
Traduction Framalang : Benoit, Penguin, goofy, xi

jasonGriffeyTout le monde pense que les bibliothèques ont un rôle positif à jouer dans le monde, mais ce rôle diffère suivant que vous parliez à un bibliothécaire ou à leur tutelle. Demandez à un membre de leur tutelle ce que les bibliothèques ont en commun, et il répondra probablement : elles partagent les livres avec les gens. Les bibliothécaires auront une réponse différente : elles partagent un ensemble de valeurs. Il est temps pour les bibliothèques de défendre ces valeurs en soutenant l’accès à Internet et en menant le combat pour conserver un Internet ouvert, libre et sans propriétaire.

Le Code d’Éthique de l’association des bibliothèques américaines dit : « Nous avons une obligation particulière de garantir la libre circulation de l’information et des idées aux générations actuelles et futures. » (1)

Cette libre circulation de l’information sur Internet est en danger à cause du renforcement de la centralisation de ces vingt dernières années. Ce qui était alors un terrain ouvert où tous les participants pouvaient exprimer leurs idées et créer des outils et du contenu dépend maintenant de plus en plus de services propriétaires fournis par des entreprises comme Facebook, Amazon, Twitter et Google. Ce n’est pas le futur qu’envisageait John Perry Barlow en 1996 lorsqu’il a écrit sa Déclaration d’Indépendance du Cyberespace :

Je déclare l’espace social global que nous construisons naturellement indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez aucun droit moral de dicter chez nous votre loi et vous ne possédez aucun moyen de nous contraindre que nous ayons à redouter.

À l’époque, Barlow, comme beaucoup d’autres, pensait que la plus grande menace sur ce monde naissant provenait des gouvernements. C’est bien plutôt le commerce et le capitalisme qui ont permis à de grandes sociétés de dominer de façon quasi totale les services majeurs sur Internet. Les romans cyberpunks avaient tout compris.

D’un autre côté, la décentralisation est devenue la priorité dans les domaines où l’anonymat et la sécurité sont de mise. Par exemple, Bittorrent permet la distribution de contenu d’un utilisateur à l’autre sans que l’information ne réside sur un serveur. Tor (« le routeur oignon ») est un réseau de serveurs décentralisés qui rendent anonymes les moyens de communication. Le Bitcoin est une monnaie qui ne repose ni sur des banques ni sur des gouvernements, utilisant à la place un réseau distribué de « registres » pour garder trace des transactions. Le mouvement pour la re-décentralisation dépend souvent de la générosité d’inconnus qui offrent une partie de leur propre infrastructure au réseau en question : bande passante, cycles de calcul ou expertise technique — s’exposant ainsi parfois à des risques personnels et professionnels importants.

Les systèmes décentralisés vont fournir l’information et les services du prochain grand virage informatique : l’Internet des objets.
Ces « objets » seront décentralisés par essence, et cette décentralisation peut être protégée contre l’accaparement si nous préparons le terrain maintenant en créant des nœuds par lesquels ces micro-réseaux vont communiquer.

L’Internet décentralisé partage les valeurs traditionnelles des bibliothèques. Les systèmes décentralisés sont de solides remparts contre la censure, le contrôle ou les intérêts d’entreprises dirigées par leurs actionnaires. Les services distribués n’ont pas de point faible centralisé — pas de prise électrique unique à débrancher, pas de serveur unique qui puisse être assigné à comparaître — donc ces services ne peuvent pas être retirés à leurs utilisateurs finaux. Leurs intérêts sont directement alignés sur ceux de leurs utilisateurs qui n’auront pas à pâtir de maîtres indifférents.

La force des systèmes décentralisés est aussi leur faiblesse. La décentralisation signifie qu’il n’est pas possible de forcer ou soudoyer une entreprise pour modifier le système afin qu’il soit plus facile à contrôler ou à espionner, mais cela signifie aussi qu’il n’existe pas d’entité capable de lutter au tribunal ou au Congrès [NdT : pouvoir législatif américain] pour défendre le système lorsqu’il est attaqué.

Les bibliothèques peuvent soutenir un système décentralisé à la fois par leurs ressources informatiques et leur pouvoir de pression. Les combats qu’elles ont menés en faveur d’une infrastructure libre, juste et ouverte pour Internet montrent que nous avons de l’influence dans la sphère politique, ce qui a tout autant d’importance que les serveurs et la bande passante.

À quoi ressembleraient des services bâtis sur les valeurs et l’éthique des bibliothèques ? Ils ressembleraient à des bibliothèques : accès universel à la connaissance. Anonymat des demandes d’information. Un soin particulier apporté aux capacités de compréhension et à la qualité de l’information. Un fort engagement pour s’assurer que les services sont disponibles à tous les niveaux de pouvoir et de privilège.

Pour prendre un exemple, la bibliothèque Kilton, à Lebanon dans le New Hampshire, a installé un relais Tor. C’est l’aboutissement d’une longue bataille pour obtenir que les bibliothèques reconnaissent que leur infrastructure a un rôle important à jouer en faveur d’une grande idée : aider à protéger les communications du monde entier. Alison Macrina, la directrice du Library Freedom Project, et Nima Fatemi, la directrice technique, ont accompli un travail magnifique pour mener à son terme ce projet et démontrer qu’une bibliothèque peut servir aussi bien sa communauté locale que le vaste monde.

(manuscrit médiéval, banque d'images BNF)
Geek expliquant le fonctionnement du routeur oignon à une bibliothécaire (manuscrit médiéval, banque d’images BnF)

Ça n’a pas été facile, parce que la plupart des gens ne comprennent pas ce qu’est Tor ni pourquoi Tor est important dans le monde. C’est exactement pour ça que nous avons besoin que les bibliothèques montrent le chemin. Les bibliothèques devraient embrasser ce futur distribué et mettre à disposition leurs surplus de cycles et de bande passante pour mettre en œuvre les prochaines étapes de l’évolution vers un Internet décentralisé. Les bibliothèques sont l’endroit idéal pour développer ces services, car ils sont en phase avec l’éthique des bibliothèques, et celles-ci jouent ainsi pleinement leur rôle de membres de confiance au sein de leur communauté.

Tor est seulement un exemple. Les plus grande bibliothèques peuvent contribuer à l’hébergement de ressources et d’applications. Les associations de bibliothécaires peuvent parrainer des services décentralisés dans le but de les rendre accessibles, afin que les petites bibliothèques puissent les installer et les gérer facilement. Toutes les bibliothèques peuvent commencer à explorer ces possibilités, engager leurs communautés en tant qu’utilisateur de ces services, mais aussi en tant que contributeurs, par leurs compétences techniques et leurs connaissances.

Les bibliothèques — par leur position dans la communauté, leurs valeurs et leur longue expérience dans leur mission qui et de rendre l’information aisément accessible tout en protégeant les intérêts des utilisateurs — ont une position privilégiée pour nous guider sur le chemin de la re-décentralisation d’Internet. Les bibliothèques et les bibliothécaires ne peuvent pas se permettre de laisser passer cette occasion de nous emmener vers la prochaine étape. Ils doivent s’en emparer.

(Image: Tubes and Wires, Eddie Welker, CC-BY)

(1) On consultera également avec intérêt la charte UNESCO sur le rôle des bibliothèques

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220px-Lionel_Maurel_Journee_domaine_public_2012Les bibliothèques ne sont pas seulement des points d’accès à des contenus culturels ou scientifiques. Ce sont aussi depuis longtemps des lieux d’apprentissage du rapport à l’information, des espaces d’exercice de la liberté d’expression et plus généralement, du vivre-ensemble et de la citoyenneté. Les bibliothécaires américains ont été sensibilisés plus tôt à la question de la protection de la vie privée, notamment parce qu’ils ont été frappés de plein fouet par le Patriot Act après les attentats de 2001. Le texte initial prévoyait en effet la possibilité pour le FBI d’accéder aux fichiers des usagers des bibliothèques pour connaître la teneur de leurs lectures.

Les bibliothécaires américains (et notamment la puissante ALA – American Library Association) ont agi pendant de nombreuses années pour contester cette dérive et ériger la défense de la privacy (confidentialité) comme valeur majeure pour leur profession. Par extension, la liberté d’accès à Internet en bibliothèque a fait l’objet également d’une attention particulière,  notamment pour permettre aux usagers d’accéder à un internet sans filtrage au nom de l’Intellectual Freedom de la même manière que les bibliothèques sont censées ne pas exercer de censure sur les ouvrages acquis pour leurs collections.

Ces questions prennent de plus en plus d’importance à mesure que la surveillance de masse de la population se déploie et se renforce, sous l’action conjuguée des États et des grandes entreprises du Web. En 2014, à l’occasion de son congrès annuel qui se tenait à Lyon, l’IFLA — l’association internationale des bibliothécaires — a apporté son soutien aux 13 principes contre la surveillance de masse portés par EFF. Dans le contexte des révélations d’Edward Snowden, c’était un symbole fort qui marquait un tournant dans l’implication des bibliothécaires sur ces questions.

Malgré le cortège de lois sécuritaires adoptées en France depuis trois ans, les bibliothécaires français restent moins en pointe que leurs homologues américains dans ces débats. Néanmoins, leur implication évolue également dans un sens similaire. L’Association des Bibliothécaires de France (ABF) a adopté en 2015 une charte Bib’Lib en faveur de « l’accès libre à l’information et aux savoirs ». Ce texte est associé à un label et  préconise de garantir l’accès à un internet libre et ouvert, « sans contraintes d’identification autre que ce que prévoit la loi » et dans le respect des données personnelles des usagers. Certains établissements, comme la BULAC à Paris , agissent comme des pionniers pour définir des bonnes pratiques en termes de conservation des données de connexion et d’accès à Internet. Et on commence peu à peu à voir des établissements français comme la bibliothèque de l’INSA qui organisent des crypto-parties.

L’un des intérêts du texte de Jason Griffey est d’établir le lien entre les enjeux de protection de la vie privée et de décentralisation d’Internet. Les bibliothèques peuvent en effet jouer un rôle important dans la formation des usagers à l’utilisation des outils et au développement de la « littératie numérique ». On espère que des passerelles pourront d’ailleurs se créer entre les bibliothèques françaises et le projet CHATONS de Framasoft, qui fait la promotion d’alternatives libres et décentralisées aux services proposés par les GAFAM.

Il est d’autant plus important que les bibliothèques jouent ce rôle citoyen que la pression sécuritaire monte en France. Suite aux attentats de novembre dernier, le gouvernement avait annoncé un temps son intention de bloquer le WiFi public et d’interdire l’usage du réseau tor en France. Si ce genre de projets venaient à être mis à exécution, non seulement les bibliothèques françaises seraient directement impactées, mais une initiative comme le Library Freedom Project deviendrait impossible dans notre pays…




Lecture numérique pour tous ? — Oui, mais en Norvège

Il y a vingt ans, Daniel Ichbiah écrivait :

La connaissance planétaire est à la portée de votre micro-ordinateur. Des bibliothèques bourrées à craquer de littérature, images et sons. Des plus beaux tableaux du musée du Louvre jusqu’à la plastique de Cindy Crawford en passant par des mélopées new age inédites, des extraits de Thelonious Monk ou l’intégrale des Fables d’Ésope. Un geyser d’informations indescriptible. Avec la possibilité de communiquer avec des milliers de passionnés du même sujet, d’échanger idées, documents, clips vidéo… Il ne s’agit pas d’un rêve éveillé. Cela ne se passe pas en 2020, ni même en 2010 ! Vous pouvez l’avoir chez vous en 1994. Il s’agit d’Internet, le réseau qui regroupe déjà trente millions de branchés du monde entier.

Aujourd’hui… le même enthousiaste d’alors publie un pamphlet pour dénoncer la confiscation de nos biens culturels par les nouvelles superpuissances.

Aujourd’hui… ou plutôt non, c’est déjà hier que pour une poignée de dollars Google s’est approprié la culture mondiale. C’est hier que nous avons vu le mouvement inéluctable par lequel les éditeurs finissent par passer des accords de numérisation des imprimés avec Google. Et c’est bien cette année qu’a éclaté le scandale de la numérisation concédée par la BNF (oui, la Bibliothèque Nationale de France !) à des opérateurs privés qui mettent ainsi la main sur le domaine public.

Dans ce contexte, la décision de la Bibliothèque Nationale norvégienne semble d’une audace inouïe, alors qu’on devrait la considérer comme allant de soi : donner l’accès numérique à leur culture à tous les citoyens devrait être un principe partagé. Même en France.

Lire une page à la plage… (Photo mikemol– CC BY 2.0)

La Norvège s’apprête à numériser tous les livres en norvégien, et autorisera les adresses IP norvégiennes à les lire tous, quel que soit le copyright

Article original du magazine Techdirt

Traduction Framalang : audionuma, sinma, goofy, KoS, Penguin, peupleLà, Sky, lamessen

Voici une nouvelle plutôt étonnante qui nous vient de Norvège :

La Bibliothèque Nationale de Norvège prévoit la numérisation de tous les livres d’ici le milieu des années 2020. Oui, tous. Tous les livres. Du moins les livres en norvégien. Des centaines de milliers de livres. Chacun des livres du fonds de la Bibliothèque Nationale.

Bon, dans n’importe quel pays normal — appelons « normal » un pays où le copyright a atteint des sommets de démence monopolistique —, si lesdits livres étaient encore sous copyright, et à supposer que leurs éditeurs en aient au préalable autorisé une version numérique, on ne pourrait probablement y avoir accès que dans un réduit spécialement conçu à cet usage au troisième sous-sol de la Bibliothèque Nationale, et les lire sur un (petit) écran, sous le regard de gardiens placés de chaque côté, chargés de vérifier qu’aucune copie illégale n’est effectuée.

Voici tout au contraire ce qui va se passer avec la collection numérisée de la Bibliothèque Nationale norvégienne :

Si, selon l’adresse IP de votre machine, vous résidez en Norvège, vous aurez la possibilité d’accéder à tous les ouvrages du XXe siècle, y compris ceux qui sont encore sous copyright. Les œuvres hors copyright, quelle que soit la période, seront accessibles en téléchargement.

Comme le souligne avec humour Alexis C. Madrigal dans son article du magazine The Atlantic, il peut y avoir des conséquences plutôt intéressantes à ces approches de la numérisation si différentes entre la Norvège et les USA :

Imaginez les archéologues numériques du futur tombant sur les vestiges d’une civilisation datant du début du XXIe siècle, dans un antique data center au fin fond de la toundra en plein réchauffement climatique. Ils fouillent tout cela, trouvent quelques débris de Buzzfeed et de The Atlantic, peut-être un fragment de l’Encyclopaedia Britannica, et puis soudain, brillant comme une pépite au milieu des résidus numériques : une collection complète de littérature norvégienne.

Tout à coup, les Norvégiens deviennent pour les humains du XXVIIe siècle ce que les Grecs de l’Antiquité ont été pour notre Renaissance. Tous les couples des colonies spatiales se mettent à donner à leurs enfants des prénoms comme Per ou Henrik, Amalie ou Sigrid. La capitale de notre nouvelle planète d’accueil sera baptisée Oslo.

Voilà ce qui arrive aux pays qui imposent des lois abusives en matière de copyright. Non seulement elles empêchent les artistes d’aujourd’hui de créer leurs œuvres en s’appuyant sur celles de leurs prédécesseurs — une pratique qui était habituelle pendant des siècles avant que n’apparaissent récemment les monopoles intellectuels — mais ces lois vont jusqu’à mettre en péril la conservation et la transmission de cultures entières, tout cela en raison du refus des éditeurs d’adapter la règlementation du copyright à notre temps, c’est-à-dire d’autoriser la numérisation à grande échelle et la diffusion à la façon dont la Norvège l’envisage.

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En savoir plus : La page de présentation de la politique de numérisation sur le site de la National Library of Norway