Vers une société contributive de pair à pair – 3

Et si le pair-à-pair devenait le modèle et le moteur d’une nouvelle organisation sociale ? – Troisième volet de la réflexion de Michel Bauwens (si vous avez raté le début, c’est par ici).

Si vous souhaitez lire l’ensemble en un seul fichier, cliquez sur le lien ci-dessous (pdf 312 Ko)

bauwens-P2P

 

Source : Blueprint for P2P Society par Michel Bauwens

Traduction Framalang : Fabrice, goofy, jums, Delaforest, mo, avec l’aimable contribution de Maïa Dereva.

4. Vers un État partenaire

Pouvons-nous alors imaginer une nouvelle sorte d’état ? C’est là qu’entre en scène le concept d’État Partenaire ! L’État Partenaire, théorisé par le scientifique et politique italien Cosma Orsi1, est une forme d’état qui permet et renforce la création de valeur sociale par ses citoyens. Il protège l’infrastructure de coopération qui est le pilier de la société.

L’État Partenaire peut exister à n’importe quel niveau territorial comme un ensemble d’institutions qui protège le bien commun et permet aux citoyens de créer de la valeur. Il reproduit sur une échelle territoriale ce que les institutions à but lucratif font à l’échelle d’un projet. Pendant que les associations à but lucratif travaillent pour les commoners en tant que contributeurs et participants à des projets précis, l’État Partenaire travaille pour les citoyens.

Ceci est nécessaire car, tout comme la « main invisible » du marché est un mythe, la main invisible des communs l’est tout autant. Les commoners ont tendance à se sentir concernés par leurs communs, mais non pas par la société dans sa globalité. Cette considération spécifique de la totalité requiert son propre ensemble spécifique d’institutions !

La bonne nouvelle, c’est qu’un tel État Partenaire existe déjà, et nous avons pu le voir en action, au moins sous une forme embryonnaire et locale. Il y a quelques années, j’ai pu visiter la ville française de Brest. Brest n’est pas une belle ville, mais elle se situe dans une région naturelle magnifique. Elle a été bombardée lors de la Seconde guerre mondiale et de nombreux logements sociaux, peu attrayants, ont été construits conduisant à une anomie sociale. Michel Briand, adjoint au maire, ainsi que son équipe d’employés municipaux ont eu une idée brillante : pourquoi ne pas utiliser le virtuel pour améliorer la vie sociale réelle au sein de la ville ?

L’équipe a créé des versions locales de Facebook, YouTube et Flickr, a aidé les associations locales à développer leur présence en ligne, a investi énormément dans la formation et a même construit une vraie bibliothèque où les citoyens pouvaient emprunter du matériel de production. L’un de leur projet a été de redynamiser les vieux « sentiers des douaniers » dans le but d’attirer des foules de randonneurs. Ils ont alors décidé « d’enrichir virtuellement » les chemins de randonnée.

Et c’est ici que l’innovation sociale entre en jeu : le conseil municipal n’a pas effectué cela en se substituant lui-même à l’ensemble des citoyens (à la manière de l’état pourvoyeur), ni en demandant au secteur privé de mener ce projet à bien (privatisation ou partenariat public-privé). Ce qu’il a fait, c’est donner aux équipes locales de citoyens les moyens de créer de la valeur ajoutée.

Cela s’est fait sous différentes formes comme la création de galeries de photos de monuments remarquables, des collections d’histoires orales, et bien d’autres choses. Même « l’enregistrement des chants d’oiseaux » était au programme ! L’État Partenaire c’est cela, à savoir des autorités publiques qui créent le bon environnement et la bonne infrastructure de soutien pour que les citoyens puissent produire, entre pairs, de la valeur dont toute la société bénéficie.

L’État Partenaire stimule une économie locale prospère tout comme des entrepreneurs locaux créent une valeur ajoutée sur le marché et attirent plus de touristes. Michel Briand et son équipe ont travaillé sans relâche « pour le bénéfice des citoyens », améliorant leur capacité à créer de la valeur civique. Évidemment, la connaissance et la culture créées ont constitué des communs dynamiques. Si nous élargissons cela à une échelle nationale voire supra-nationale, nous obtenons un État qui pratique « les biens communs », c’est-à-dire qui promeut les communs et les commoners créateurs de valeur.

Il existe bien sûr d’autres exemples qui méritent d’être mentionnés. La région autrichienne de Linz s’est elle-même déclarée région de biens communs. La ville de Naples a créé la fonction d’« assistant du maire pour les biens communs », et San Francisco a créé un groupe de travail afin de promouvoir l’économie collaborative.

Cependant un danger guette ici, illustré par le programme Big Society au Royaume-Uni qui utilise un langage superficiel similaire d’autonomie et d’action civiques, mais cache une pratique complètement différente, c’est-à-dire qui repose sur une stratégie de continuation de l’affaiblissement de l’État-providence et de ce à quoi il pourvoit. Un État Partenaire ne peut pas se fonder sur la destruction de l’infrastructure publique de coopération.

Cela n’a sûrement pas été l’intention première de Philipp Blond et de sa société orientée vers la société civile dans son livre Red Tory, mais ce fut certainement ce que le gouvernement de David Cameron a mis en pratique avec la Big Society. La production entre pairs d’une valeur commune requiert une richesse civique ainsi que des institutions civiques puissantes ! Autrement dit, le concept d’État partenaire transcende et inclut le meilleur de l’État providence, c’est-à-dire des mécanismes de solidarité sociale, un niveau élevé d’éducation et une vie culturelle dynamique et soutenue par le public.

Ce que les conservateurs britanniques ont fait, c’est d’utiliser la rhétorique de la Big Society pour tenter d’affaiblir davantage les vestiges de la solidarité sociale et de renvoyer les gens à leur propre sort sans aucun soutien. Ce qui ne leur donnait ni pouvoir ni valorisation, mais plutôt l’inverse.

Alors que la production entre pairs apparaîtra aussi et sans aucun doute comme un moteur de résilience en période de crise, une société réellement prospère fondée sur le bien commun nécessite un État partenaire, c’est-à-dire un réseau d’institutions démocratiques d’utilité publique, qui protège le bien commun à l’échelle territoriale.

5. Une crise des valeurs de l’économie capitaliste

La production entre pairs existe en relation avec une coalition entrepreneuriale qui crée de la valeur marchande en plus des communs. Cependant, la croissance exponentielle dans la création de valeur utilisateur par des publics productifs, ou produsers comme Axel Bruns les appelle, n’est pas sans créer des problèmes et des contradictions pour l’économie politique actuelle.

En fait, cela crée un énorme problème pour le système capitaliste, mais aussi pour les travailleurs, au sens traditionnel du terme, parce que les marchés sont définis comme une manière d’allouer des ressources rares. De plus, le capitalisme n’est pas seulement un système d’allocation de la rareté mais en réalité un système de conception de cette rareté. Il ne peut accumuler du capital qu’en reproduisant et augmentant constamment les conditions de rareté. Là où il n’y a pas de tension entre l’offre et la demande, il ne peut y avoir de marché ni accumulation de capital.

Ce que les producteurs entre pairs font, pour le moment principalement dans la sphère immatérielle de production de connaissances, de logiciel et de conception, c’est créer une abondance d’informations facilement reproductibles et un savoir exploitable, qui ne peuvent pas être directement traduits en valeur marchande, car ils ne sont pas du tout rares, mais au contraire, surabondants. Et cette activité est créée par des professionnels de la connaissance, qui sont maintenant produits si massivement, que leur surnombre les transforme aussi en travailleurs précaires.

D’où un exode accru des capacités de production, sous la forme d’une production de valeur à usage direct, en dehors du système de monétisation existant, qui n’opère qu’en marge de celui-ci. Dans le passé, lorsque de tels exodes ont eu lieu – les esclaves lors de la décadence de l’Empire romain, ou les serfs lors du déclin du Moyen Âge – c’est précisément à ce moment que les conditions étaient réunies pour des transitions sociétales et économiques de grande ampleur mais aussi fondamentales.

En effet, sans une dépendance de base du capital, des marchandises et du travail, il est difficile d’imaginer une continuation du système capitaliste.

Le problème de la création de valeur d’usage que la collaboration sur Internet a permise, c’est qu’elle contourne complètement ce fonctionnement normal. Le fonctionnement normal de notre système économique voudrait qu’un accroissement de la productivité soit d’une manière ou d’une autre récompensé, et que ces récompenses permettent aux consommateurs d’en dégager un revenu et d’acheter des produits.

Mais ce n’est plus le cas. Les utilisateurs de Facebook et de Google créent une valeur commerciale pour leurs plateformes, mais uniquement sous une forme indirecte et ils ne sont pas du tout récompensés pour la création de leur propre valeur. Comme ce qu’ils créent n’est pas marchandisé sur le marché des biens rares, il n’y a pas retour sur investissement pour ces créateurs de valeur. Ce qui veut dire que les médias sociaux mettent en lumière une faille importante de notre système.

L’actuelle soi-disant économie de la connaissance est par conséquent une imposture et une chimère, car l’abondance de biens ne fonctionne pas correctement dans l’économie de marché. Pour éliminer la précarité croissante qui attend les travailleurs du monde, y a-t-il une solution à ce casse-tête ? Pouvons-nous restaurer la boucle de rétroaction qui a été rompue ?

Un exemple de recherche d’une autre gouvernance, par l’Assemblée des communs francophones, image extraite de ce diaporama.




Chapitre III — Post-it, grands maîtres et menue monnaie

Toujours plus à l’ouest, notre écriveur de fond est de passage à Brest, où l’on trouve par ailleurs des initiatives et des activités libristes bien intéressantes.

Le monde qui l’entoure, le Pouhiou le reluque et le relooke, il fait son équi-libriste sans fil et sans filet entre les rencontres roboratives, les jouissances de l’écriture et les fins de mois difficiles qui commencent le 10 novembre. Accompagnez Pouhiou, envoyez-lui de gros poutous et de petits touittes, encouragez-le tandis qu’il en est bientôt à mi-parcours de son défi graphomane.

Lisez-le.

J’irai écrire chez vous épisode 3 : Brest (7-10 novembre)

3 jours à Brest… c’est un peu frustrant tant ça passe vite. Les rencontres, les échanges sont si riches que j’ai parfois du mal à trouver le temps d’écrire. Mais mine de rien, on avance…

5 heures de blabla entre Rouen en Brest : check.

Pour aller de Rouen à Brest, j’ai retrouvé le bon vieux covoiturage. Avec la question qui tue : « qu’est-ce que tu vas faire là bas ? » — Je vais écrire. Mon 3e roman. Qui est libre de droits. Et je passe novembre à l’écrire chez les gens… Le voyage avec Eric, Cynthia et les autres fut une longue discussion passionnante : est-ce que le Libre, si ça se généralise, ça peut marcher ? Et là on rêve du monde de demain, genre relooking sociétal. Sous la pluie entre Rouen et Brest. On a envie d’y croire. On a peur des abus. On découvre que nous on n’a pas envie d’abuser. On réalise que certains (genre Apple) abusent. On s’échange des séries à télécharger, aussi. Et on partage la voiture d’Eric. C’est marrant comme parfois, le monde de demain s’invite dans aujourd’hui.

J’ai écrit chez Moosh

pouhiou chez moosh Arrivé à Brest, je suis rejoint par Moosh et Igor. Qui crient « Ninjaaa ! » pour traverser le passage piéton me séparant d’eux. Avec ses longs cheveux et sa frange encadrant son visage, Moosh pourrait avoir l’air d’une maîtresse d’école. Si ce n’était la joie pure, la gourmandise et la malice qui l’habitent constamment. Igor, lui, est un matou à la jolie barbe. Moosh et Igor, chez eux, illes se parlent avec des voix kawaï. Ils ont un panneau Keep Calm and Eat Cupcake et un grrros chat qui semble avoir suivi le conseil. Et tout leur décor est à l’avenant : coloré, épicé de petites touches qui, simplement, mettent en joie. Moosh et Igor semblent jouer à vivre, mais jouent avec le sérieux d’enfants espiègles et appliqués. Du coup, je leur ai fait des Outrageous Cookies.

On vit entouré de créativité.

Plus je voyage, et plus je rencontre des gens qui, à leur niveau, parfois même sans s’en rendre compte, créent. Peut-être que ça vient de moi. Il est possible que je n’attire que de dangereux esprits fertiles qui goupillent du code, des images, des histoires (et autres artisanaleries) dans leur coin. Mais n’empêche. C’est beau à voir. Les amis étudiants en cinéma. Le pote webdéveloppeur et photographe (résultat à suivre). La Moosh qui travaille à son roman à grand renfort de post-it sur de grandes feuilles. Moosh, elle, écrit comme un besoin : un besoin aussi impitoyable que la hauteur des barres qu’elle veut atteindre. Écrire c’est un jeu, et jouer est une affaire sérieuse. Moi, j’ai juste hâte de la lire.

Qui me dira comment qu’on fait ?

Moosh me fait découvrir des grands noms du story-telling. Des théoriciens qui ont passé beaucoup d’énergie à développer leur méthode pour expliquer le racontage d’histoire. La scénarisation. La caractérisation. Je sais que ce sont des outils passionnants. Quand j’ai fait du théâtre, j’ai fait le tour des méthodes : Jouvet, Stanislavsky, Artaud, Boal… Et je n’y arrive toujours pas. À chaque fois que je lis une théorie, je ne vois qu’un enfermement. Un angle toujours trop fermé, une formalisation forcément étriquée. Parce que personne n’est capable de couvrir toutes les façons de créer. Car aucune rationalisation n’a assez de mots et de concepts pour y parvenir. Un metteur en scène / prof de théâtre me disait : « on n’enseigne que soi ». Du coup, les maîtres qu’on présente comme des autorités : ça m’énerve. C’est marrant, c’est justement le thème du livre III : grands maitres et petits disciples.

Avancées…

Le livre III se porte bien. Je viens de finir le chapitre 2 (sur huit) et je suis vraiment surpris par les formes qu’il prend. Il visite l’histoire des NoéNautes à contre-courant, et c’est assez jouissif. Je sais maintenant que le premier jet ne sera probablement pas achevé au 30 novembre. Je crois réussir à écrire 50 000 mots, mais je vois que ce roman sera plus long. J’essaie de prendre le temps, mais le temps de vivre et le temps d’écrire ne sont pas séparables : ils se nourrissent. Et c’est là le nerf de la guerre : le temps. Du temps libéré par l’argent, comme toujours. On devrait pouvoir avoir le temps de vivre, d’écrire, d’échanger… sans qu’une journée ne coûte forcément X heures de SMIC. Mais non. Le revenu de base n’est pas à l’ordre du jour. Quoiqu’il y ait des citoyen-ne-s d’Europe qui croient que ça peut changer.

…et sous.

Donc je regarde le compte en banque. Il me reste 200 € (et le découvert ˆˆ) pour finir le mois. Trajets inclus. Ooops. Et là je reçois un email qui fait chaud au cœur. Un mec qui souhaite me faire un don, mais ne veut pas passer par des intermédiaires type paypal ou Flattr. Qui souhaite me faire un virement. Je lui envoie mon RIB. Et je découvre peu après qu’il m’a soutenu comme si tu achetais 30 livres des NoéNautes. Juste parce que (à l’instar de Ploum qu’il te FAUT suivre) j’expérimente des manières de se libérer de l’emploi. Voilà une aide inespérée qui tombe à point ! Ça et tous les flattr reçus le mois dernier (encore une fois : essaie flattr, teste le web payant et la reconnaissance directe !), et je suis paré pour continuer !
N’oublie pas que tu peux aussi (et surtout) faire un don à Framasoft, qui offre un cadre, un soutien et une voix aux expériences comme les miennes.
Moi, je file écrire et découvrir le chapitre III !

À tout biental,

— Pouhiou. keep clam eat a cupcake