Le numérique nous change au-delà de nos usages

Nous avons tous conscience, pour peu que nous prenions un peu de recul, que nos usages et nos mœurs ont considérablement changé dans les 20 dernières années. Nous en attribuons la cause à l’omniprésence des technologies numériques que nous avons massivement adoptées, du moins dans notre partie du monde.

Cependant ce n’est pas seulement notre manière de communiquer, vivre, travailler, aimer… qui ont complètement changé, c’est aussi notre manière d’être nous-mêmes, ou plutôt : la façon dont notre être apparaît aux yeux du monde numérique désormais.

Lorsque ce monde numérique est quasi entièrement sous la coupe des entreprises de la Silicon Valley et sous la surveillance des gouvernements, nous sommes asservis à une nouvelle féodalité, et plus vraiment dans une démocratie.

C’est ce qu’expose Aral Balkan dans le billet qui suit.

Aral Balkan est le fondateur et principal créateur de Ind.ie, il a déménagé son entreprise aux Pays-Bas l’an dernier lorsqu’il a vu que le nouveau gouvernement britannique voulait accentuer la surveillance de masse et imposer des backdoors, ces portes dérobées dans le code qui permettent les intrusions dans les données confidentielles.
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La nature du « soi » à l’ère numérique

aral-432Article original sur le blog d’Aral Balkan : https://ar.al/notes/the-nature-of-the-self-in-the-digital-age/

Traduction Framalang : Piup, roptat, line, goofy, Penguin 

3 Mars 2016 – Cet article repose sur une conférence que j’ai donnée au Bucerius Lab à Hambourg le mois dernier et qui s’intitulait : « Émancipation numérique : la propriété de soi à l’ère numérique ».

La nature de la technologie moderne

Votre téléviseur intelligent, la montre à votre poignet, la nouvelle poupée Barbie de votre enfant et la voiture que vous conduisez (c’est plutôt elle qui vous conduit, non ?) ont une chose en commun : tous ces objets fonctionnent en collectant des données — vos informations personnelles — sur vous, vos amis, et votre famille.

Bien que cela puisse sembler effrayant en soi, le vrai problème n’est pas là.

La technologie moderne fonctionne en moissonnant une profusion de données (souvent personnelles). Il s’agit simplement d’une réalité de la vie. On ne la changera pas.

La question cruciale est la suivante : qui possède et contrôle les données vous concernant et les mécanismes par lesquels elles sont recueillies, analysées, et transformées en services utiles ?

Si la réponse à cette question était « c’est moi » alors notre problème serait résolu. Dans ce monde idéal, grâce aux capacités de la technologie, les individus disposant de davantage d’informations sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure pourraient traduire ces informations en superpouvoirs.

Malheureusement, nous ne vivons pas dans ce monde.

zuckerberg
Le public, branché sur des casques de réalité virtuelle, ne voit pas passer Mark Zuckerberg. L’avenir que nous devons éviter.

Aujourd’hui, la réponse à notre question, c’est que les sociétés multinationales comme Google et Facebook possèdent et contrôlent à la fois vos données personnelles, les moyens de les collecter, de les analyser et d’en faire de l’argent.

Aujourd’hui, ce sont les entreprises, et non les individus, qui  possèdent et contrôlent nos données et la technologie. Nous vivons dans une entreprenocratie, pas une démocratie.

Nous voici dans un état socio-techno-économique que Shoshana Zuboff de la Harvard Business School appelle le capitalisme de surveillance (en).

Pour comprendre pourquoi le capitalisme de surveillance est si problématique, nous devons d’abord comprendre deux concepts fondamentaux : la nature du « soi » et la nature des données à l’ère numérique.

La nature du « soi » à l’ère numérique

Selon Steve Krug, l’auteur de Do not Make Me Think (en), une technologie bien conçue devrait jouer le rôle d’un majordome lors de l’interaction avec un être humain. Disons que je veux me souvenir de quelque chose pour plus tard et que j’ai mon smartphone avec moi. La conversation entre nous pourrait donner quelque chose comme ceci :

Moi : majordome, rappelez-moi ça plus tard.

Mon smartphone : bien entendu, monsieur, je viens de le mettre pour vous dans l’application Notes .

Moi : merci

En réalité, avec des technologies comme Siri, vous pouvez avoir dès aujourd’hui exactement ce type de conversation.

Telle est la façon courante de voir notre relation à la technologie : comme une conversation entre deux acteurs. Dans notre cas, entre moi et mon téléphone. Si c’est ainsi que nous voyons la technologie, la surveillance est la capture des signaux entre les deux acteurs. Ce n’est en rien différent de ce que faisait la Stasi, quand elle installait des mouchards dans votre maison et écoutait vos conversations. Ce n’est pas très sympathique, mais la surveillance est ainsi, traditionnellement.

Mais que se passerait-il si telle n’était pas notre relation à la technologie ?

votre smartphone est-il un simple majordome ou bien un peu plus que ça ?
Votre smartphone est-il un simple majordome ou bien un peu plus que ça ?

Lorsque je note une idée sur mon smartphone pour m’en souvenir plus tard, est-ce qu’en réalité je ne donne pas une extension à mon esprit, et par là-même une extension à mon « moi » utilisant le smartphone ?

Aujourd’hui, nous sommes des cyborgs. Cela ne veut pas dire que nous nous greffons des implants technologiques, mais que nous étendons nos capacités biologiques avec la technologie. Nous sommes des êtres éclatés, avec des parties de nous-mêmes dispersées dans nos objets quotidiens et augmentées par eux.

Peut-être est-il temps de repousser les frontières du soi pour inclure les technologies au travers desquelles nous nous étendons nous-mêmes.

Le smartphone étend les frontières du « soi »

L’extension des frontières du « soi »

Si nous commençons à percevoir ainsi nos objets quotidiens, pas en tant qu’acteurs séparés, mais comme des extensions de nous-mêmes, alors plusieurs choses deviennent très claires.

Tout d’abord, la surveillance n’est plus la capture de signaux mais une violation du soi. Considérons le litige actuel entre Apple et le FBI, qui veut créer un précédent pour pouvoir accéder au téléphone de n’importe qui. J’ai entendu dire que la requête se rapprochait d’une requête légale pour accéder au contenu d’un coffre-fort (ici lien vers un article en anglais qui explique les véritables enjeux du conflit Apple contre FBI). Rien ne pourrait être aussi éloigné de la vérité. Mon iPhone n’est pas plus un coffre-fort que mon cerveau n’en est un. C’est une partie de moi. Dans ce cas, si on veut rentrer dans mon iPhone, ce qu’on veut vraiment c’est violer ma personne. C’est une attaque contre le soi. Et nous avons déjà un riche corpus de lois et de règlements qui sanctuarisent le soi et les droits des êtres humains.

surveillance-as-assault

La surveillance du « soi » est une agression, une violation du soi.

Ensuite, il apparaît clairement que nous n’avons pas besoin d’une nouvelle Déclaration des Droits relative à Internet ou d’une « Magna Carta » du Web ou quoi que ce soit d’aussi absurde : tout ce dont nous avons besoin, c’est d’appliquer la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (les droits de l’homme que nous connaissons) au monde numérique. Il n’existe pas un monde numérique et un monde réel. Il n’y a pas des droits de l’homme et des « droits numériques ». Nous parlons, en fait, d’une même et unique chose.

Enfin, nous commençons à comprendre la nature véritable de ceux qui fouinent dans nos données personnelles et nous pouvons essayer de réglementer efficacement leurs pratiques néfastes.

Mais pour commencer, il nous faut comprendre ce que sont les données.

La nature des données

On entend souvent dire que les données sont des placements profitables. Selon le magazine Wired , elles seraient l’équivalent moderne du pétrole. C’est seulement parce que nous ne comprenons pas la vraie nature des données que nous ne sommes pas choqués par ce genre de comparaison.
Prenons un exemple :

Supposons que j’aie une petite figurine. Si je dispose d’assez de données sur elle, je peux avec une imprimante 3D en créer une copie conforme à l’original. Imaginez maintenant ce que je peux faire si je dispose d’assez de données sur vous-même.

Les données sur un objet, si vous en avez une quantité suffisante, deviennent cet objet.

Les données sur vous, c’est vous.

Les données personnelles ne sont pas le nouveau pétrole. Les données personnelles, ce sont les gens eux-mêmes.

Maintenant, il ne s’agit pas de dire que Google, Facebook et les innombrables start-ups de la Silicon Valley veulent faire votre copie en 3D. Non, bien sûr que non. Ces entreprises veulent simplement vous profiler. Pour vous imiter. Pour en faire du profit.

Le modèle économique du capitalisme de surveillance, celui de Google, Facebook et des innombrables start-ups de la Silicon Valley, c’est de monétiser les êtres humains. Nous savons tous que Facebook et Google font tourner d’énormes « fermes de serveurs ». Vous êtes-vous jamais demandé ce qu’ils peuvent bien cultiver dans ces fermes ? posez-vous la question et vous devriez arriver rapidement à la conclusion que c’est nous qui sommes « cultivés ». Que sont Google et Facebook si ce n’est des fermes industrielles pour cultiver des êtres humains ?

Une ferme de serveurs

Une ferme de serveurs

Nous les appelons des fermes de serveurs… Vous êtes-vous jamais demandé ce qu’ils peuvent bien cultiver dans ces fermes ?

Si cela vous paraît familier, c’est normal : voilà bien longtemps que nous utilisons diverses variantes de ce modèle économique.

Nous appelons ce business très rentable et pourtant ignoble qui consiste à vendre le corps des humains : « l’esclavage ». Le modèle économique des plus grosses entreprises technologiques consiste à tout monétiser de vous à l’exception de votre corps. Comment appellerons-nous cela ?

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Nous avons tout un passif historique honteux de la commercialisation des individus. Aujourd’hui, le modèle économique des industries technologiques principales consiste à vendre tout ce qui vous concerne, tout ce qui fait que vous êtes vous, à l’exception de votre corps. Comment devrions-nous appeler cela ?

Ce n’est pas un problème technologique…

La Silicon Valley est la version moderne du système colonial d’exploitation bâti par la Compagnie des Indes Orientales, mais elle n’est ni assez vulgaire, ni assez stupide pour entraver les individus avec des chaînes en fer. Elle ne veut pas être propriétaire de votre corps, elle se contente d’être propriétaire de votre avatar. Et maintenant, comme nous l’avons déjà vu, plus ces entreprises ont de données sur vous, plus votre avatar est ressemblant, plus elles sont proches d’être votre propriétaire.

Votre avatar n’est pas figé une fois pour toute, c’est quelque chose de vivant, qui respire (grâce à des algorithmes, pas avec des cellules biologiques). Il vit dans les labos de Google, Facebook et il est soumis constamment à des centaines voire des milliers de tests pour être analysé afin de mieux vous comprendre. Certaines de ces expériences, si elles étaient réalisées sur votre personne physique, conduiraient les dirigeants de ces compagnies en prison pour crime contre l’humanité.

Toutes ces informations personnelles et toute la richesse qui en découle appartiennent à des entreprises et par extension (comme Edward Snowden nous l’a montré) sont partagées avec les gouvernements.

Cela crée un très grand déséquilibre entre le pouvoir des individus et celui des entreprises et entre le pouvoir des individus et celui de leur gouvernement.

Si je me promène avec une caméra chez Google Inc., je serai en arrêté. En revanche, Google enregistre ce qui se passe dans un nombre incalculable de foyers grâce aux caméras Nest [NDT : webcam filmant en continu]. Dans le monde du capitalisme de surveillance, ceux qui ont droit au respect de leur vie privée (les individus) en sont… privés, alors que ceux qui devraient être transparents (les entreprises, les gouvernements) en bénéficient.

Quand Mark Zuckerberg déclare que « la vie privée est morte », il parle uniquement de notre vie privée, pas de la sienne. Quand il achète une maison, il achète également les deux maisons mitoyennes. Sa vie privée, celle de Facebook Inc. et la confidentialité de votre gouvernement sont toujours protégées, et même bien protégées.

Si cela ne ressemble pas à de la démocratie, c’est parce que ce n’en est pas. Le capitalisme de surveillance n’est pas compatible avec la démocratie.

Le système dans lequel nous vivons aujourd’hui pourrait être appelé : « entreprenocratie », le régime féodal des entreprises.

Nous vivons dans une époque néo-coloniale régie par des monopoles multinationaux.

Un impérialisme numérique, si vous préférez.

La montée de l’ « entreprenocratie » est la conséquence de décennies de néo-libéralisme incontrôlé et d’idéologie californienne. Elle a conduit le système à un niveau jamais atteint d’inégalités, pour preuve : 62 personnes possèdent autant de richesses que la moitié du monde la plus pauvre (soit 3,5 milliards de personnes). Elle apporte aussi la destruction à grande échelle de notre environnement à travers l’épuisement des ressources et le changement climatique. Pour le dire crûment, c’est une menace mortelle pour notre espèce.

Ce n’est pas un problème technologique.

C’est un problème du capitalisme.

Et la seule réponse possible est une démocratie meilleure et plus forte.

Des technologies alternatives, décentralisées et à divulgation nulle peuvent jouer un rôle important en nous aidant à obtenir de plus grandes libertés publiques et une meilleure démocratie. Mais la technologie n’est pas un remède miracle. Sans changement au niveau de la régulation ou des statuts, ces technologies seront jugées illégales et ceux d’entre nous qui les auront mises en œuvre deviendront les nouveaux Snowden et Manning.

Notre défi est immense : les alternatives que nous créons doivent être pratiques et accessibles. Elles doivent être conçues de manière éthique et être non-coloniales par construction. Ce n’est pas une tâche simple.  Mais ce n’est pas non plus irréalisable. Je le sais car en ce moment je code moi-même ce type de solution, et d’autres aussi.

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La pyramide de la création éthique : les produits doivent respecter les droits de l’homme, être utiles, fonctionnels et fiables, tenir compte de l’expérience utilisateur.

Les solutions alternatives doivent être conçues de façon éthique.

La bataille pour nos libertés publiques et pour la démocratie doit être menée avec nos nouveaux objets quotidiens. Selon le résultat nous verrons si nous resterons des serfs soumis à une féodalité numérique ou si nous pouvons être des citoyens libres, renforcés par une technologie qui nous appartiendra et que nous contrôlerons, des individus qui pourront explorer le potentiel de l’espèce humaine jusqu’à l’infini.

Je souhaite travailler à ces lendemains lointains.

Et j’espère que vous aussi.

Copyright © 2003–2016 Aral Balkan. Sauf mention contraire, tous les contenus de mon blog sont sous licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International et tout code publié est sous licence MIT. Photo d’Aral par Christina von Poser.




Les réalités économiques du logiciel libre (Libres conseils 40/42)

* Aujourd’hui 28 mars, dernière séance de traduction collaborative sur ce projet avec l’épisode n°42 !

Traduction Framalang : tcit, Julius22, Sphinx, goofy, peupleLà, merlin8282, lamessen, BAud, Jej, Alpha

Modèles économiques basés sur le libre et l’open source

Carlo Daffara

Carlo Daffara est chercheur dans le domaine des modèles économiques basés sur l’open source, le développement collaboratif d’objets numériques et l’utilisation de logiciels open source dans les entreprises. Il fait partie du comité éditorial de relecture du journal international des logiciels et processus open source (International Journal of Open Source Software & Processes : IJOSSP), est membre du comité technique de deux centres régionaux de compétences open source et est également membre du réseau juridique européen FSFE (fondation européenne pour le logiciel libre). Il a pris part aux comités SC34 et JTC1 pour la branche italienne de l’ISO, UNINFO et a travaillé au sein du groupe de travail de la société Internet du logiciel public (Internet Society Public Software) ainsi que pour beaucoup d’autres initiatives liées à la normalisation.

Auparavant, Carlo Daffara était le représentant italien dans le groupe de travail européen sur le logiciel libre, la première initiative de l’Union européenne afin de soutenir l’open source et le logiciel libre. Il a présidé le groupe de travail SME du groupe d’étude de l’UE sur la compétitivité et le groupe de travail IEEE des intergiciels open source du comité technique sur le calcul évolutif. Il a travaillé en tant qu’examinateur du projet pour la commission Européenne dans le domaine de la coopération internationale, l’ingénierie logicielle, l’open source et les systèmes distribués et a été directeur de recherche dans plusieurs projets de recherche de l’Union européenne.

Introduction

« Comment gagner de l’argent avec le logiciel libre ? » était une question très courante, il y a encore seulement quelques années. Désormais, cette question s’est transformée en « Quelles sont les stratégies commerciales pouvant être mises en œuvre en se basant sur le logiciel libre et open source ? ». Cette question n’est pas aussi gratuite qu’elle peut paraître, puisque de nombreux chercheurs universitaires écrivent encore ce genre de textes : « le logiciel open source est délibérément développé hors de tout mécanisme de marché… il échoue à contribuer à la création de valeur aux développements, contrairement au marché du logiciel commercial… il ne génère pas de profit, de revenus, d’emplois ou de taxes…

Les licences open source sur les logiciels visent à supprimer les droits d’auteurs sur le logiciel et empêchent d’établir un prix pour le logiciel. Au final, les logiciels développés ne peuvent être utilisés pour générer des profits. » [Koot 03] ou [Eng 10] indiquent que « des économistes ont montré que les collaborations open source dans le monde réel s’appuient sur plusieurs incitations différentes telles qu’enseigner, se démarquer et se créer une réputation » (sans parler des incitations économiques). Cette vue purement « sociale » du logiciel libre et open source est partiale et fausse. Et nous démontrerons qu’il y a des raisons économiques liées au succès des métiers du libre et de l’open source qui vont au-delà des collaborations purement bénévoles.

Le logiciel libre et open source face aux réalités économiques

Dans la plupart des domaines, l’utilisation d’un logiciel libre et open source apporte un avantage économique substantiel, grâce aux développements partagés et aux coûts de maintenance, déjà décrits par des chercheurs comme Gosh, qui a estimé une réduction de coût de 36 % en R&D (« Recherche et Développement », NdT). La vaste part de marché des déploiements « internes » de logiciels libres et open source explique pourquoi certains des bénéfices économiques ne sont pas directement visibles sur le marché des services commerciaux.

L’étude FLOSSIMPACT a montré, en 2006, que les entreprises qui contribuent au code de projets de logiciels libres et open source ont, au total, au moins 570 000 employés et un chiffre d’affaires annuel de 263 milliards d’euros [Gosh 06], faisant ainsi du logiciel libre et open source l’un des phénomènes les plus importants des NTIC. Il est important aussi de reconnaître qu’un pourcentage non négligeable de cette valeur économique n’est pas directement perceptible du marché, vu que la majorité du logiciel n’est pas développée dans l’intention de le vendre (le soi-disant logiciel « prêt à l’emploi ») mais uniquement à usage interne. Comme le réseau thématique FISTERA EU l’a identifié, en réalité, la majorité du logiciel est développée seulement pour un usage interne.

Région Licences de logiciels propriétaires Services logiciel (développement personnalisation) Développement interne
Union européenne 19 % 52 % 29 %
États-Unis 16 % 41 % 43 %
Japon N/A N/A 32 %

Il est clair que ce qui est appelé « le marché logiciel » est en réalité bien plus réduit que le vrai marché du logiciel et des services et que 80 % restent invisibles. Nous verrons que le FLOSS tient une place économique importante de ce marché, directement grâce à ce modèle de développement interne.

Modèles économiques et proposition de valorisation

L’idée de base d’un modèle économique est assez simple : j’ai quelque chose ou je peux faire quelque chose (la « proposition de valeur ») et c’est plus rentable de me payer ou d’obtenir ce quelque chose plutôt que de le faire soi-même (il est même parfois impossible de trouver des alternatives, comme dans le cas de monopoles naturels ou créés par l’homme, et l’idée même de le produire par soi-même n’est pas envisageable). Il y a deux sources possibles de valeur : une propriété (quelque chose qui peut être échangé) et l’efficacité (quelque chose propre à ce que fait une entreprise et la manière dont elle le fait).

Avec l’open source, la « propriété » est généralement non exclusive (à l’exception de ce qui est nommé « cœur ouvert », où une partie du code n’est pas libre du tout et cela sera abordé plus loin dans cet article). D’autres exemples de propriété concernent le droit des marques, les brevets, les licences… tout ce qui peut être transféré à une autre entité par contrat ou par une transaction légale. L’efficacité est la capacité à effectuer une action avec un coût moindre (qu’il soit tangible ou intangible) et cela correspond à la spécialisation dans un domaine d’application ou apparaît grâce à une nouvelle technologie.

Pour le premier cas, les exemples sont simplement la réduction du temps nécessaire pour réaliser une action quand vous augmentez votre expertise concernant ce sujet. La première fois que vous installez un système complexe, cela peut demander beaucoup d’efforts et cet effort diminue d’autant plus que vous connaissez les tâches nécessaires pour réaliser l’installation elle-même. Pour le second, cela peut être l’apparition d’outils qui simplifient le processus (par exemple, avec le clonage d’images) et introduisent une importante rupture, un « saut » dans la courbe efficacité-temps.

Ces deux aspects sont la base de tout modèle économique que nous avons analysé par le passé ; il est possible de montrer que tout ceux-ci échouent afin de garantir une continuité entre les propriétés et l’efficacité.

Parmi les résultats de notre précédent projet de recherche, nous avons trouvé que les projets basés sur un modèle propriétaire ont tendance à obtenir moins de contributions extérieures car cela nécessite une opération juridique pour faire partie des propriétés de l’entreprise, pensez par exemple aux licences doubles : afin que son code fasse partie du code du produit, un contributeur extérieur doit signer l’abandon des droits sur son code afin que l’entreprise puisse vendre la version commerciale ainsi que la version open source.

D’un autre côté, les modèles totalement orientés sur l’efficacité ont tendance à avoir plus de contributions et de visibilité mais des résultats financiers plus faibles. Je l’ai écrit plusieurs fois : il n’y a pas de modèle économique idéal mais un éventail de modèles possibles et les entreprises devraient s’adapter elles-mêmes pour changer les conditions du marché et aussi adapter leur modèle. Certaines entreprises débutent par des modèles entièrement axés sur l’efficacité puis construisent, avec le temps, une propriété en interne, d’autres ont commencé avec un modèle orienté vers la propriété et ont évolué différemment pour augmenter les contributions et réduire les efforts d’ingénierie (ou développer la base d’utilisateurs afin de créer d’autres moyens d’avoir un retour financier grâce aux utilisateurs).

Une typologie des modèles économiques

L’étude EU FLOSSMETRICS des modèles économiques basés sur le logiciel libre a identifié, après analyse de plus de 200 entreprises, une taxonomie des principaux modèles économiques utilisés par les entreprises open source ; les principaux modèles identifiés sur le marché sont :

  • la double licence : le même code source logiciel distribué sous GPL et sous une licence propriétaire. Ce modèle est principalement utilisé par les producteurs de logiciel et outils pour développeurs et fonctionne grâce à une forte association de la GPL, qui requiert que les travaux dérivés et logiciels liés directement soient distribués sous la même licence. Les entreprises ne souhaitant pas distribuer leur propre logiciel sous GPL peuvent obtenir une licence propriétaire leur octroyant une exemption des conditions de la GPL, ce qui semble souhaitable à certains. L’inconvénient de cette licence double est que les contributeurs externes doivent accepter des conditions similaires et cela a révélé des réductions de contributions externes, se limitant à des corrections de bogues et des ajouts mineurs ;
  • le modèle « cœur ouvert » (précédemment appelé « valeur ajoutée propriétaire » ou « séparation entre libre et propriétaire » \* ? *\) : ce modèle se distingue entre un logiciel libre basique et une version propriétaire, basée sur la version libre mais avec l’ajout de greffons propriétaires. La plupart des entreprises qui suivent un tel modèle adoptent la Mozilla Public Licence, car elle permet explicitement cette forme de mélange et permet une plus grande participation des contributions externes sans les mêmes contraintes de consolidation du droit d’auteur comme dans l’usage de doubles licences. Ce modèle a l’inconvénient intrinsèque que le logiciel libre doit être de grande valeur pour être attractif pour les utilisateurs, i.e. il ne doit pas être réduit à une version aux possibilités limitées, tout comme, dans le même temps, il ne doit pas « cannibaliser » le produit propriétaire. Cet équilibre est difficile à atteindre et à maintenir dans la durée ; en outre, si le logiciel est de grand intérêt, les développeurs peuvent essayer d’apporter les fonctionnalités manquantes dans le logiciel libre, réduisant ainsi l’intérêt de la version propriétaire et donnant potentiellement naissance à un logiciel concurrent entièrement libre qui ne souffrira pas des mêmes limitations ;
  • les experts produits : des entreprises qui ont créé ou maintiennent un projet logiciel spécifique et utilisent une licence libre pour le distribuer. Les principaux revenus viennent du service, comme la formation ou l’expertise, et suivent la classification EUWG d’origine « le meilleur code vient d’ici » et « les meilleures compétences sont ici » [DB 00]. Cela conforte l’impression, courante, que les experts les plus compétents sur un logiciel sont ceux qui l’ont développé et qu’ils peuvent ainsi fournir des services au prix d’un démarchage minimal, s’appuyant sur la fourniture gratuite du code. L’inconvénient de ce modèle est que le coût d’entrée pour des concurrents potentiels est faible, vu que le seul investissement nécessaire est l’acquisition des compétences sur le logiciel lui-même ;
  • les fournisseurs de plateforme :des entreprises qui apportent un ensemble de services, avec support et intégration de certains projets, constituant une plateforme cohérente et testée. En ce sens, même les distributions GNU/Linux sont classées en tant que plateforme ; une observation intéressante est que ces distributions sont distribuées en grande partie sous licence libre pour maximiser les contributions externes et s’appuyer sur la protection du droit d’auteur pour empêcher la copie sauvage sans empêcher les « déclinaisons » (suppression des particularités soumises à droit d’auteur comme les logos ou droit des marques, pour créer un nouveau produit). Des exemples de clones de Red Hat sont CentOS et Oracle Linux. La valeur ajoutée provient d’une qualité garantie, de la stabilité et de la fiabilité ainsi que d’une garantie de support pour les applications métier critiques ;
  • les entreprises de conseil et de recrutement : les entreprises de cette catégorie ne font pas vraiment de développement mais fournissent des conseils de sélection et des services d’évaluation pour un large éventail de projets, d’une manière qui est proche du rôle de l’analyste. Ces entreprises ont tendance à avoir un impact très limité sur les communautés car les résultats de l’évaluation et du processus d’évaluation sont généralement des données propriétaires ;
  • les fournisseurs de support global : des entreprises qui proposent un support centralisé pour un ensemble de produits de logiciel libre, généralement en employant directement les développeurs ou en remontant les demandes de support ;
  • la validation juridique et l’expertise : ces entreprises n’apportent pas de développements de code source mais fournissent une aide à la vérification de conformité aux licences, parfois en apportant une garantie et une assurance contre les attaques juridiques ; certaines entreprises utilisent des outils pour assurer que le code n’est pas réutilisé ;
  • la formation et la documentation : des entreprises qui proposent de la formation, en ligne et en présentiel, des documentations et des manuels supplémentaires. Cela est généralement fourni dans le cadre d’un contrat de support, mais, récemment, quelques réseaux de centres de formation ont lancé des cours orientés spécifiquement vers le logiciel libre ;
  • le partage des coûts de R&D : une entreprise ou une société peut avoir besoin d’une nouvelle version ou d’une amélioration d’un paquet logiciel et financer un consultant ou un développeur pour réaliser le travail. Plus tard, le logiciel développé est redistribué en open source pour bénéficier de l’ensemble des développeurs expérimentés pouvant le déboguer et l’améliorer. Un bon exemple est la plateforme Maemo, utilisée par Nokia pour ses smartphones (comme le N810) ; au sein de Maemo, seul 7,5 % du code est propriétaire, apportant une réduction des coûts estimée à 228 millions de dollars (et une réduction du temps de mise sur le marché d’un an). Un autre exemple est l’écosystème Eclipse, un environnement de développement intégré (EDI) distribué à l’origine par IBM comme logiciel libre puis ensuite géré par la fondation Eclipse. De nombreuses entreprises ont choisi Eclipse comme socle pour leur produit et ont ainsi réduit le coût global pour la création d’un logiciel fournissant une fonctionnalité pour les développeurs. Il y a un grand nombre d’entreprises, d’universités et de personnes qui participent à l’écosystème Eclipse. Comme récemment constaté, IBM contribue aux alentours de 46 % au projet, les contributeurs à titre personnel représentant 25 % et un grand nombre d’entreprises comme Oracle, Borland, Actuate et de nombreuses autres ayant des participations allant de 1 à 7 %. Ceci est semblable aux résultats obtenus grâce à l’analyse du noyau Linux et qui montre que, lorsqu’il y a un écosystème sain et de grande taille, le partage des tâches réduit de manière significative les coûts de maintenance, dans [Gosh 06], on estime qu’il est possible de faire des économies de l’ordre de 36 % dans la recherche et la conception logicielle grâce à l’utilisation du logiciel libre, ces économies constituent en elles-mêmes le plus gros « marché » réel pour le logiciel libre, ce qui est démontré par le fait qu’au moins une partie du code des développeurs est basé sur du logiciel libre (56,2 % comme mentionné dans [ED 05]). Un autre excellent exemple de « coopétition » inter-entreprises est le projet WebKit, le moteur de rendu HTML à la base du navigateur Google Chrome ainsi que d’Apple Safari et qui est utilisé dans la majorité des appareils mobiles. Dans ce projet, après un délai initial d’un an, le nombre de contributions externes a commencé à devenir significatif et, après un an et demi, il surpasse largement les contributions d’Apple — réduisant de fait les coûts de maintenance et d’ingénierie grâce à la répartition des tâches entre les co-développeurs ;
  • les revenus indirects : une entreprise peut choisir de financer des projets de logiciel libre si ces projets peuvent créer une source de revenus importante pour des produits dérivés, non liés directement au code source ou au logiciel. L’un des cas les plus courants correspond à l’écriture de logiciel nécessaire au fonctionnement de matériel, par exemple, les pilotes d’un système d’exploitation pour un matériel spécifique. En fait, de nombreux fabricants de matériel distribuent déjà gratuitement leurs pilotes logiciels. Certains d’entre eux distribuent déjà certains de leurs pilotes (surtout ceux pour le noyau Linux) sous une licence libre. Le modèle du produit d’appel est une stratégie commerciale traditionnelle, répandue même à l’extérieur du monde du logiciel : dans ce modèle, les efforts sont consacrés à un projet de logiciel libre et open source afin de créer ou d’étendre un autre marché dans des conditions différentes. Par exemple, les fournisseurs de composants matériels investissent dans le développement de pilotes logiciels pour des systèmes d’exploitation open source (comme GNU/Linux) pour s’étendre sur le marché spécifique des composants. D’autres modèles de revenus auxiliaires sont ceux, par exemple, de la fondation Mozilla qui réunit une somme d’argent non négligeable grâce à un partenariat avec Google sur le moteur de recherche (estimé à 72 millions de dollars en 2006), tandis que SourceForge/OSTG est financé en majorité par les recettes des ventes en ligne du site partenaire ThinkGeek.

Certaines entreprises ont plus d’un modèle principal et sont, par conséquent, comptées en double ; notamment, la plupart des entreprises pratiquant une licence double vendent aussi du service de support. En outre, les experts d’un produit ne sont comptés que s’ils ont une partie visible de leur entreprise qui contribue au projet en tant que « commiter principal ». Autrement, le nombre d’experts serait bien plus élevé, du fait que certains projets sont au cœur du support commercial de nombreuses entreprises (de bons exemples sont OpenBravo et Zope).

Il faut aussi tenir compte du fait que les fournisseurs de plateforme, même s’ils sont limités en nombre, tendent à avoir des taux de facturation plus élevés que les experts ou que les entreprises à cœur ouvert. De nombreux chercheurs essaient d’identifier s’il y a un modèle plus « efficace » parmi ceux pris en compte ; ce que nous avons trouvé est que le futur le plus probable sera l’évolution d’un modèle à l’autre, avec une consolidation sur le long terme des consortiums de développement (comme les fondations Eclipse et Apache) qui fournissent une forte infrastructure légale et des avantages de développement ainsi que des spécialistes apportant des offres verticales pour des marchés spécifiques.

Conclusion

Le logiciel libre et open source permet non seulement une présence pérenne, et même très large, sur le marché (Red Hat est déjà proche du milliard de dollars de revenus annuels), mais aussi plusieurs modèles différents qui sont totalement impossibles avec le logiciel propriétaire. Le fait que le logiciel libre et open source est un bien non concurrent facilite aussi la coopération entre entreprises, tant pour accroître sa présence mondiale et pour signer des contrats à grande échelle pouvant demander des compétences multiples que sur le plan géographique (même produit ou service, région géographique différente) ; « verticalité » (entre produits) ou « horizontalité » (des domaines d’application). Cet adjuvant à créer de nouveaux écosystèmes est l’une des raisons expliquant que le logiciel libre et open source fait partie intégrante de la plupart des infrastructures informatiques dans le monde, enrichissant et aidant les entreprises et administrations publiques à réduire leurs coûts et à collaborer pour de meilleurs logiciels.

Bibliographie

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  • [ED05] Evans Data, Open Source Vision report, 2005
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La délicate question du modèle économique (Libres conseils 39/42)

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Traduction Framalang : Ouve, tcit, Julius22, goofy, merlin8282, lamessen, Jej, Alpha

Sous-estimer la valeur d’un modèle économique pour le logiciel libre

Frank Karlitschek

Frank Karlitschek est né en 1973 à Reutlingen, en Allemagne, et a commencé à écrire des logiciels à l’âge de 11 ans. Il a étudié l’informatique à l’université de Tübingen et s’est impliqué dans le logiciel libre et les technologies de l’internet dans le milieu des années 1990. En 2001, il a commencé à contribuer à KDE en lançant KDE-Look.org, un site communautaire d’œuvres qui deviendrait plus tard le réseau openDesktop.org. Frank a initié plusieurs projets et initiatives open source comme Social Desktop, Open Collaboration Services, Open-PC et ownCloud. En 2007, il a fondé une société appelée hive01 qui offrait des services et des produits autour de l’open source et des technologies de l’internet. Aujourd’hui, Frank est membre du conseil et vice-président de KDE e.V. et c’est un intervenant habitué des conférences internationales.

Introduction

Il y a dix ans, j’ai sous-estimé la valeur d’un modèle économique. Logiciel libre et modèle économique ? Deux concepts incompatibles. Du moins, c’est ce que je pensais lorsque j’ai commencé à contribuer à KDE en 2001. Le logiciel libre, c’est pour le plaisir et pas pour l’argent. N’est-ce pas ? Les libristes veulent un monde où chacun peut écrire du logiciel et où les grandes entreprises, telles que Microsoft ou Google, sont superflues. Tout logiciel devrait être libre et tous ceux qui souhaitent développer du logiciel devraient en avoir la possibilité — même les développeurs du dimanche. Donc, gagner de l’argent importe peu. N’est-ce pas ? Aujourd’hui, j’ai une opinion différente. Les développeurs devraient parfois être rémunérés pour leurs efforts.

Les raisons d’être du logiciel libre

La plupart des développeurs de logiciels libres ont deux principales motivations pour travailler sur le logiciel libre. La première motivation est le facteur plaisir. C’est une expérience fantastique de travailler avec d’autres personnes très talentueuses du monde entier et de créer des technologies exceptionnelles. KDE, par exemple, est une des communautés les plus accueillantes que je connaisse. C’est tellement amusant de travailler avec des milliers de contributeurs du monde entier pour créer des logiciels qui seront utilisés par des millions de personnes. Pour faire simple, tout le monde est expert dans un ou plusieurs domaines et nous collaborons pour créer une vision partagée. Pour moi, c’est toujours génial de rencontrer d’autres contributeurs de KDE, d’échanger des idées ou de travailler sur nos logiciels ensemble, que nous nous rencontrions en ligne ou dans la vie réelle à une des nombreuses conférences ou événements. Et il s’agit aussi d’amitié. Au fil des années, je me suis fait beaucoup de bons amis au sein de KDE.

Mais les contributeurs de KDE ne sont pas uniquement motivés par le plaisir de rejoindre KDE. Il y a aussi l’idée que chacun de nous peut rendre le monde meilleur par nos contributions. Le logiciel libre est essentiel si vous vous souciez de l’accès à la technologie et à l’informatique pour les pays en voie de développement. Cela permet aux personnes pauvres d’avoir leur place dans l’ère de l’information sans acheter des licences coûteuses pour des logiciels propriétaires. Il est essentiel pour les personnes qui se soucient de la confidentialité et de la sécurité, parce que le logiciel libre est le seul et unique moyen de savoir exactement ce que votre ordinateur fait avec vos données privées. Le logiciel libre est important pour un écosystème informatique sain, parce qu’il permet à tout le monde de bâtir à partir du travail des autres et de vraiment innover. Sans le logiciel libre, il n’aurait pas été possible à Google ou Facebook de lancer leurs entreprises. Il n’est pas possible d’innover et de créer la nouvelle technologie marquante si vous dépendez de logiciels propriétaires et que vous n’avez pas accès à toutes les parties du logiciel.

Le logiciel libre est aussi indispensable pour l’éducation, parce que tout le monde peut voir les entrailles du logiciel et étudier son fonctionnement. C’est comme cela que le logiciel libre contribue à faire du monde un endroit meilleur et c’est pourquoi je participe à des projets de logiciel libre comme KDE.

La nécessité d’un écosystème

Voilà les principales raisons pour lesquelles je veux que le logiciel libre et particulièrement le bureau libre soient largement répandus. Pour y parvenir, il nous faut bien plus de contributeurs qu’aujourd’hui. Par contributeurs, j’entends des gens qui écrivent les infrastructures centrales, le bureau et les grandes applications. Nous avons besoin de gens qui travaillent sur l’utilisabilité, sur les illustrations, sur la promotion et sur bien d’autres aspects importants. KDE est déjà une grande communauté avec des milliers de membres. Mais nous avons besoin de davantage de gens pour aider à rivaliser de manière sérieuse avec le logiciel propriétaire.

La communauté du logiciel libre est minuscule comparée au monde du logiciel propriétaire. D’un côté, ce n’est pas un problème car le modèle de développement logiciel distribué du monde du logiciel libre est bien plus performant que la façon d’écrire du logiciel à sources fermées. Un grand avantage est, par exemple, la possibilité de mieux réutiliser du code. Mais même avec ces avantages, nous avons besoin de bien plus de contributeurs qu’aujourd’hui si nous voulons réellement conquérir le marché de l’ordinateur de bureau et celui du mobile.

Nous avons aussi besoin d’entreprises pour nous aider à apporter notre travail sur le marché de masse. Bref, nous avons besoin d’un grand écosystème en forme permettant de vivre en travaillant sur le logiciel libre.

La situation actuelle

J’ai commencé à contribuer à KDE il y a plus de 10 ans et, depuis, j’ai vu d’innombrables volontaires très motivés et talentueux rejoindre KDE. C’est vraiment génial. Le problème, c’est que j’ai aussi vu beaucoup de contributeurs expérimentés abandonner KDE. C’est vraiment triste. Parfois, c’est simplement la marche normale du monde : les priorités changent et les gens se concentrent sur autre chose. Le problème, c’est que beaucoup abandonnent aussi à cause de l’argent. Il arrive un moment où les gens décrochent leur diplôme et veulent bouger de leur chambre d’étudiant.

Plus tard, ils veulent se marier et avoir des enfants. À partir de là, ils doivent trouver du travail. Il y a quelques entreprises dans l’écosystème de KDE qui proposent des postes liés à KDE. Mais cela ne représente qu’une petite part des emplois disponibles dans le secteur informatique. Du coup, beaucoup de membres chevronnés de KDE doivent travailler dans des entreprises où ils doivent utiliser des logiciels propriétaires qui n’ont rien à voir avec KDE ou le logiciel libre. Tôt ou tard, la plupart de ces développeurs abandonnent KDE. J’ai sous-estimé cette tendance il y a 10 ans, mais je pense que c’est un problème pour KDE sur le long terme, parce que nous perdons nos membres les plus expérimentés au profit des entreprises de logiciel propriétaire.

Le monde de mes rêves

Dans le monde idéal que j’imagine, les gens peuvent payer leur loyer en travaillant sur les logiciels libres et ils peuvent le faire de telle sorte que ça n’entre pas en conflit avec nos valeurs. Ceux qui contribuent à KDE devraient avoir tout le temps qu’ils veulent pour contribuer à KDE et au monde libre en général. Ils devraient gagner de l’argent en aidant KDE. Leur passe-temps deviendrait leur travail. Cela permettrait à KDE de se développer de manière spectaculaire, parce que ce serait super de contribuer et de fournir en même temps de bonnes perspectives d’emploi stables et à long terme.

Quelles possibilités avons-nous ?

Du coup, quelles sont les solutions possibles ? Que pouvons-nous faire pour que ça arrive ? Y a-t-il des moyens pour que les développeurs paient leur loyer tout en travaillant sur du logiciel libre ? Je voudrais exposer ici quelques idées que j’ai rassemblées au cours de plusieurs discussions avec des contributeurs au logiciel libre. Certaines d’entre elles sont probablement polémiques, parce qu’elles introduisent des idées complètement neuves au sein du monde du logiciel libre. Mais je pense qu’il est essentiel pour nous de voir au-delà de notre monde actuel si nous voulons mener à bien notre mission.

Du développement sponsorisé

Aujourd’hui, de plus en plus d’entreprises apprécient l’importance du logiciel libre et contribuent à des projets de logiciels libres, ou sortent même leurs propres projets de logiciel libre. C’est une chance pour les développeurs de logiciels libres. Nous devrions parler à davantage d’entreprises et les convaincre de s’associer au monde du logiciel libre.

Des dons de la part des utilisateurs

Il devrait y avoir une manière facile pour les utilisateurs de donner de l’argent directement aux développeurs. Si un utilisateur d’une application populaire veut soutenir le développeur et promouvoir ses développements à venir pour cette application, donner de l’argent devrait ne tenir qu’à un clic de souris. Le système de dons peut être construit au sein même de l’application pour rendre le don d’argent aussi facile que possible.

Des primes

L’idée derrière les primes est qu’un ou plusieurs utilisateurs d’une application peuvent payer pour le développement d’une fonctionnalité particulière. Un utilisateur peut soumettre la liste de ses demandes de nouvelles fonctionnalités sur un site web et annoncer combien il est prêt à payer pour cela. D’autres utilisateurs qui apprécient ces propositions pourraient ajouter de l’argent à la demande de fonctionnalité. Au bout d’un moment, le développeur commence à mettre au point la fonctionnalité et récupère l’argent des utilisateurs. Cette possibilité de primes n’est pas facile à introduire dans le processus. Des gens ont déjà essayé de mettre en place quelque chose de similaire, sans succès. Mais je pense que ça peut marcher si on s’y prend bien.

Du support

L’idée est que le développeur d’une application vende directement du support aux utilisateurs de l’application. Par exemple, les utilisateurs d’une application achètent du support pour, supposons, 5 € par mois et obtiennent le droit d’appeler directement le développeur à des plages horaires spécifiques de la journée, ils peuvent poser des questions à une adresse de courriel spécifique, ou le développeur peut  même aider les utilisateurs par le biais d’un bureau à distance. J’ai bien conscience que beaucoup de développeurs n’aimeront pas l’idée que les utilisateurs puissent les appeler et leur poser des questions bizarres. Mais si cela signifie qu’ils gagnent suffisamment avec le système de support pour travailler à plein temps sur leurs applications, alors c’est certainement une bonne chose.

Des soutiens

L’idée c’est que les utilisateurs finaux puissent devenir les soutiens d’une application. Le bouton « Soutenez ce projet » pourrait être intégré directement dans l’application. L’utilisateur devient alors un soutien par un paiement mensuel de, par exemple, 5 € qui vont directement au développeur. Tous les soutiens sont listés dans la fenêtre « À propos de l’application » avec leurs photos et leurs noms réels. Une fois par an, tous les soutiens sont aussi invités à une fête spéciale avec les développeurs. Il est possible qu’un développeur puisse devenir capable de travailler à plein temps sur une application, si assez d’utilisateurs deviennent des soutiens.

Des programmes de fidélité

Certaines applications ont intégré des services web, et certains de ces services Web exécutent des programmes affiliés. Par exemple, un lecteur multimédia peut être intégré à la boutique en ligne de MP3 Amazon ou un lecteur PDF peut être intégré à une boutique en ligne de livres numériques. À chaque fois qu’un utilisateur achète du contenu via cette application, le développeur obtient un peu d’argent.

Des magasins d’applications sous forme de binaires

Beaucoup de gens ne savent pas qu’il est possible de vendre des binaires de logiciels libres. La licence GPL exige simplement de fournir également le code source. Il est donc parfaitement légal de vendre des binaires bien empaquetés de notre logiciel. En réalité, les sociétés comme Red Hat et Novell vendent déjà notre logiciel dans leurs distributions commerciales. Mais les développeurs n’en bénéficient pas directement. Tous les revenus vont aux sociétés et rien ne va aux développeurs. On devrait donc permettre aux développeurs de logiciels libres de vendre à l’utilisateur final des applications bien empaquetées, optimisées et testées. Cela pourrait particulièrement bien fonctionner pour Mac ou Windows. Je suis sûr qu’un tas de gens seraient prêts à payer quelque chose pour des binaires d’Amarok pour Windows ou de digiKam pour Mac, si tout l’argent allait directement au développeur.

Conclusion

La plupart de ces idées ne sont pas faciles à mettre en œuvre. Cela nécessite de modifier notre logiciel, nos méthodes de travail et même nos utilisateurs, qu’il faut encourager à montrer qu’ils apprécient le logiciel que nous créons, en nous aidant à financer son développement. 

Cependant, les bénéfices potentiels sont énormes. Si nous pouvons assurer des sources de revenus pour notre logiciel, nous pouvons conserver nos meilleurs contributeurs et peut-être en attirer de nouveaux. Nos utilisateurs auront une meilleure expérience avec un développement logiciel plus rapide, la possibilité d’influencer directement le développement par le biais de primes et un meilleur support.

Le logiciel libre n’est plus seulement un loisir sur votre temps libre. Il est temps d’en faire un business.