Oui, le vote de la directive Copyright est encore un violent coup contre les libertés numériques chères aux libristes. Notre mobilisation a-t-elle manqué de vigueur pour alerter les députés européens et faire pression sur leur vote ?
Ont-ils été plus réceptifs une fois encore au puissant lobbying combiné de l’industrie du divertissement, des médias traditionnels et des ayants droit ? Outre ces hypothèses et sans les exclure, Cory Doctorow, militant de longue date (dont nous traduisons les articles depuis longtemps) pense qu’il existe chez les eurodéputés une sorte d’ignorance doublée d’une confiance naïve dans les technologies numériques.
Dans l’article dont Framalang vous propose la traduction, il expose également les conséquences concrètes de la calamiteuse Directive Copyright pour tous les internautes, et particulièrement les créateurs indépendants. Enfin, sans en masquer le niveau de difficulté, il indique les points d’appui d’une lutte qui demeure possible, et qui doit être incessante, au-delà des prétendues « victoires » et « défaites ».
Aujourd’hui, L’Europe a perdu Internet. Maintenant, nous contre-attaquons.
par Cory Doctorow
Article original sur le site de l’EFF : Today, Europe Lost The Internet. Now, We Fight Back.
Traduction Framalang : rama, Sonj, FranBAG, goofy, hello, Util-Alan, dr4Ke, Savage, david, Piup
La semaine dernière, lors d’un vote qui a divisé presque tous les grands partis de l’Union européenne, les députés européens ont adopté toutes les terribles propositions de la nouvelle directive sur le droit d’auteur et rejeté toutes les bonnes, ouvrant la voie à la surveillance de masse automatisée et à la censure arbitraire sur Internet : cela concerne aussi bien les messages – comme les tweets et les mises à jour de statut sur Facebook – que les photos, les vidéos, les fichiers audio, le code des logiciels – tous les médias qui peuvent être protégés par le droit d’auteur.
Trois propositions ont été adoptées par le Parlement européen, chacune d’entre elles est catastrophique pour la liberté d’expression, la vie privée et les arts :
1. Article 13 : les filtres de copyright. Toutes les plateformes, sauf les plus petites, devront adopter défensivement des filtres de copyright qui examinent tout ce que vous publiez et censurent tout ce qu’ils jugent être une violation du copyright.
2. Article 11 : il est interdit de créer des liens vers les sites d’information en utilisant plus d’un mot d’un article, à moins d’utiliser un service qui a acheté une licence du site vers lequel vous voulez créer un lien. Les sites d’information peuvent faire payer le droit de les citer ou le refuser, ce qui leur donne effectivement le droit de choisir qui peut les critiquer. Les États membres ont la possibilité, sans obligation, de créer des exceptions et des limitations pour réduire les dommages causés par ce nouveau droit.
3. Article 12a : pas d’affichage en ligne de vos propres photos ou vidéos de matchs sportifs. Seuls les « organisateurs » d’événements sportifs auront le droit d’afficher publiquement tout type d’enregistrement d’un match. Pas d’affichage de vos selfies sur fond de spectacle, ou de courtes vidéos de pièces de théâtre passionnantes. Vous êtes le public, votre travail est de vous asseoir là où on vous le dit, de regarder passivement le match et de rentrer chez vous.
Au même moment, l’UE a rejeté jusqu’à la plus modeste proposition pour adapter le droit d’auteur au vingt-et-unième siècle :
1. Pas de « liberté de panorama ». Quand nous prenons des photos ou des vidéos dans des espaces publics, nous sommes susceptibles de capturer incidemment des œuvres protégées par le droit d’auteur : depuis l’art ordinaire dans les publicités sur les flancs des bus jusqu’aux T-shirts portés par les manifestants, en passant par les façades de bâtiments revendiquées par les architectes comme étant soumises à leur droit d’auteur. L’UE a rejeté une proposition qui rendrait légal, à l’échelle européenne, de photographier des scènes de rue sans craindre de violer le droit d’auteur des objets en arrière-plan ;
2. Pas de dispense pour les « contenus provenant des utilisateurs », ce qui aurait permis aux États membres de l’UE de réserver une exception au droit d’auteur à l’utilisation d’extraits d’œuvres pour « la critique, la revue, l’illustration, la caricature, la parodie ou le pastiche. »
J’ai passé la majeure partie de l’été à discuter avec des gens qui sont très satisfaits de ces négociations, en essayant de comprendre pourquoi ils pensaient que cela pourrait être bon pour eux. Voilà ce que j’ai découvert.
Ces gens ne comprennent rien aux filtres. Vraiment rien.
L’industrie du divertissement a convaincu les créateurs qu’il existe une technologie permettant d’identifier les œuvres protégées par le droit d’auteur et de les empêcher d’être montrées en ligne sans une licence appropriée et que la seule chose qui nous retient est l’entêtement des plateformes.
La réalité, c’est que les filtres empêchent principalement les utilisateurs légitimes (y compris les créateurs) de faire des choses légitimes, alors que les véritables contrefacteurs trouvent ces filtres faciles à contourner.
En d’autres termes : si votre activité à plein temps consiste à comprendre comment fonctionnent les filtres et à bidouiller pour les contourner, vous pouvez devenir facilement expert⋅e dans ce domaine. Les filtres utilisés par le gouvernement chinois pour bloquer les images, par exemple, peuvent être contournés par des mesures simples.
Cependant, ces filtres sont mille fois plus efficaces que des filtres de copyright, parce qu’ils sont très simples à mettre en œuvre, tandis que leurs commanditaires ont d’immenses moyens financiers et techniques à disposition.
Mais si vous êtes un photographe professionnel, ou juste un particulier qui publie son propre travail, vous avez mieux à faire que de devenir un super combattant anti-filtre. Quand un filtre se trompe sur votre travail et le bloque pour violation du copyright, vous ne pouvez pas simplement court-circuiter le filtre avec un truc clandestin : vous devez contacter la plateforme qui vous a bloqué⋅e, vous retrouvant en attente derrière des millions d’autres pauvres gogos dans la même situation que vous.
Croisez les doigts et espérez que la personne surchargée de travail qui prendra votre réclamation en compte décidera que vous êtes dans votre droit.
Bien évidemment, les grosses entreprises du divertissement et de l’information ne sont pas inquiétées par ce résultat : elles ont des points d’entrée directe dans les plateformes de diffusion de contenus, des accès prioritaires aux services d’assistance pour débloquer leurs contenus quand ceux-ci sont bloqués par un filtre. Les créateurs qui se rallieront aux grandes sociétés du divertissement seront ainsi protégés des filtres – tandis que les indépendants (et le public) devront se débrouiller seuls.
Ils sous-estiment lourdement l’importance de la concurrence pour améliorer leur sort.
La réalisation des filtres que l’UE vient d’imposer coûtera des centaines de millions de dollars. Il y a très peu d’entreprises dans le monde qui ont ce genre de capital : les géants de la technologie basés aux États-Unis ou en Chine et quelques autres, comme VK en Russie.
L’obligation de filtrer Internet impose un seuil plancher à l’éventuel fractionnement des grandes plateformes par les régulateurs anti-monopole : puisque seules les plus grandes entreprises peuvent se permettre de contrôler l’ensemble du réseau à la recherche d’infractions, elles ne pourront pas être forcées à se séparer en entités beaucoup plus petites. La dernière version de la directive prévoit des exemptions pour les petites entreprises, mais celles-ci devront rester petites ou anticiper constamment le jour où elles devront elles-mêmes endosser le rôle de police du droit d’auteur. Aujourd’hui, l’UE a voté pour consolider le secteur des technologies, et ainsi pour rendre beaucoup plus difficile le fonctionnement des créateurs indépendants. Nous voyons deux grandes industries, faisant toutes deux face à des problèmes de compétitivité, négocier un accord qui fonctionne pour elles, mais qui diminuera la concurrence pour le créateur indépendant pris entre les deux. Ce qu’il nous fallait, c’était des solutions pour contrer le renforcement des industries de la technologie comme de celles de la création : au lieu de cela, nous avons obtenu un compromis qui fonctionne pour elles, mais qui exclut tout le reste.
Comment a-t-on pu en arriver à une situation si désastreuse ?
Ce n’est pas difficile à comprendre, hélas. Internet fait partie intégrante de tout ce que nous faisons, et par conséquent, chaque problème que nous rencontrons a un lien avec Internet. Pour les gens qui ne comprennent pas bien la technologie, il y a un moyen naturel de résoudre tout problème : « réparer la technologie ».
Dans une maxime devenue célèbre, Arthur C. Clarke affirmait que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Certaines réalisations technologiques semblent effectivement magiques, il est naturel d’être témoin de ces miracles du quotidien et d’estimer que la technologie peut tout faire.
L’incapacité à comprendre ce que la technologie peut ou ne peut pas faire est la source d’une infinité d’erreurs : depuis ceux qui affirment hâtivement que les machines à voter connectées peuvent être suffisamment sécurisées pour être utilisées lors d’une élection nationale ; aux officiels qui claironnent qu’il est possible de créer un système de chiffrement qui empêche les truands d’accéder à nos données, mais autorise la police à accéder aux données des truands ; en passant par la croyance que le problème de la frontière irlandaise post-Brexit peut être « solutionné » par de vagues mesures techniques.
Dès que quelques puissants décideurs des industries du divertissement ont été persuadés que le filtrage massif était possible et sans conséquence néfaste, cette croyance s’est répandue, et quand les spécialistes (y compris les experts qui font autorité sur le sujet) disent que ce n’est pas possible, ils sont accusés d’être bornés et de manquer de vision, pas d’apporter un regard avisé sur ce qui est possible ou non.
C’est un schéma assez familier, mais dans le cas de la directive européenne sur le copyright, il y a eu des facteurs aggravants. Lier un amendement sur les filtres de copyright à une proposition de transfert de quelques millions d’euros des géants de l’informatique vers les propriétaires de médias a garanti une couverture médiatique favorable de la part de la presse, qui cherche elle-même une solution à ses problèmes.
Enfin, le problème est qu’Internet favorise une sorte de vision étriquée par laquelle nous avons l’illusion que la petite portion du Net que nous utilisons en constitue la totalité. Internet gère des milliards de communications publiques chaque jour : vœux de naissance et messages de condoléances, signalement de fêtes et réunions prochaines, campagnes politiques et lettres d’amour. Un petit bout, moins d’un pour cent, de ces communications constitue le genre de violation du droit d’auteur visé par l’article 13, mais les avocats de cet article insistent pour dire que le « but premier » de ces plateformes est de diffuser des œuvres protégées par le droit d’auteur.
Il ne fait aucun doute que les gens de l’industrie du divertissement interagissent avec beaucoup d’œuvres de divertissement en ligne, de la même façon que la police voit beaucoup de gens qui utilisent Internet pour planifier des crimes, et les fashionistas voient beaucoup de gens qui utilisent Internet pour montrer leurs tenues.
L’Internet est plus vaste qu’aucun⋅e d’entre nous ne peut le concevoir, mais cela ne signifie pas que nous devrions être indifférent⋅e⋅s à tous les autres utilisateurs d’Internet et à ce qu’ils perdent lorsque nous poursuivons nos seuls objectifs, aux dépens du reste du monde numérique.
Le vote récent de la directive sur le copyright ne rend pas seulement la vie plus difficile aux créateurs, en donnant une plus grande part de leurs revenus à Big contenus et Big techno – il rend la vie plus difficile pour nous tous. Hier, un spécialiste d’un syndicat de créateurs dont je suis membre m’a dit que leur travail n’est pas de « protéger les gens qui veulent citer Shakespeare » (qui pourraient être bloqués par l’enregistrement bidon de ses œuvres dans les filtres du droit d’auteur) – mais plutôt de protéger les intérêts des photographes du syndicat dont l’œuvre est « volée ». Non seulement l’appui de mon syndicat à cette proposition catastrophique ne fait aucun bien aux photographes, mais il causera aussi d’énormes dommages à ceux dont les communications seront prises entre deux feux. Même un taux d’erreur de seulement un pour cent signifie encore des dizaines de millions d’actes de censure arbitraire, chaque jour.
Alors, que faut-il faire ?
En pratique, il existe bien d’autres opportunités pour les Européens d’influencer leurs élu⋅es sur cette question.
* Tout de suite : la directive rentre dans une phase de « trilogues » , des réunions secrètes, à huis clos, entre les représentants des gouvernements nationaux et de l’Union européenne ; elles seront difficiles à influencer, mais elles détermineront le discours final présenté au parlement pour le prochain vote (difficulté : 10/10).
* Au printemps prochain, le Parlement européen votera sur le discours qui ressort de ces trilogues. Il est peu probable qu’ils puissent étudier le texte plus en profondeur, on passera donc à un vote sur la directive proprement dite. Il est très difficile de contrecarrer la directive à ce stade (difficulté : 8/10).
* Par la suite les 28 États membres devront débattre et mettre en vigueur leurs propres versions de la législation. Sous bien des aspects, il sera plus difficile d’influencer 28 parlements distincts que de régler le problème au niveau européen, quoique les membres des parlements nationaux seront plus réceptifs aux arguments d’internautes isolés, et les victoires obtenues dans un pays peuvent être mises à profit dans d’autres (« Tu vois, ça a marché au Luxembourg. On n’a qu’à faire la même chose. ») (difficulté : 7/10).
* À un moment ou à un autre : contestations judiciaires. Étant donné l’ampleur de ces propositions, les intérêts en jeu et les questions non résolues sur la manière d’équilibrer tous les droits en jeu, nous pouvons nous attendre à ce que la Cour de justice européenne soit saisie de cette question. Malheureusement, les contestations judiciaires sont lentes et coûteuses (difficulté : 7/10).
En attendant, des élections européennes se profilent, au cours desquelles les politiciens de l’UE devront se battre pour leur emploi. Il n’y a pas beaucoup d’endroits où un futur membre du Parlement européen peut gagner une élection en se vantant de l’expansion du droit d’auteur, mais il y a beaucoup d’adversaires électoraux potentiels qui seront trop heureux de faire campagne avec le slogan « Votez pour moi, mon adversaire vient de casser Internet » ;
Comme nous l’avons vu dans le combat pour la neutralité du Net aux USA, le mouvement pour protéger l’Internet libre et ouvert bénéficie d’un large soutien populaire et peut se transformer en sujet brûlant pour les politiciens.
Écoutez, on n’a jamais dit que notre combat se terminerait par notre « victoire » définitive – le combat pour garder l’Internet libre, juste et ouvert est toujours en cours.
Tant que les gens auront :
a) des problèmes,
b) liés de près ou de loin à Internet,
il y aura toujours des appels à casser/détruire Internet pour tenter de les résoudre.
Nous venons de subir un cuisant revers, mais cela ne change pas notre mission. Se battre, se battre et se battre encore pour garder Internet ouvert, libre et équitable, pour le préserver comme un lieu où nous pouvons nous organiser pour mener les autres luttes qui comptent, contre les inégalités et les trusts, les discriminations de race et de genre, pour la liberté de la parole et de la légitimité démocratique.
Si ce vote avait abouti au résultat inverse, nous serions toujours en train de nous battre aujourd’hui. Et demain. Et les jours suivants.
La lutte pour préserver et restaurer l’Internet libre, équitable et ouvert est une lutte dans laquelle vous vous engagez, pas un match que vous gagnez. Les enjeux sont trop élevés pour faire autrement.
* * *
Pour donner suite à cette lecture, nous vous recommandons l’article de Calimaq dont le titre est un peu à contre-courant : La directive Copyright n’est pas une défaite pour l’Internet Libre et Ouvert !