Ce qui s’est passé la nuit dernière, dans un cinéma de Melbourne

Inauguré en 1936, L’Astor Theatre est un cinéma bien connu des habitants de Melbourne. En janvier dernier on y a programmé un film qui a bien failli ne pas être projeté.

Pourquoi ? Parce que le cinéma actuel est en train de faire sa « révolution numérique » et que comme on peut dès lors facilement copier un film, les distributeurs ont mis plus un système complexe de protection (l’équivalent des DRM pour la musique) qui peut s’enrayer et laisser les propriétaires des salles démunis et impuissants face au problème.

C’est le témoignage d’une des personnes qui gèrent le cinéma Astor que nous vous proposons ci-dessous[1].

Thomas Hawk - CC by-nc

Ce qui s’est passé la nuit dernière

What Happened Last Night

Tara Judah – 26 janvier 2012 – The Astor Theatre Blog
(Traduction Framalang : Antistress, Lamessen, Penguin, HgO, Étienne, ZeHiro, kabaka, Penguin, Lamessen)

Nous avons tous des nuits que nous préférerions oublier. Mais parfois, il est préférable d’en parler le lendemain matin. Et étant donné que nous avons une relation étroite (nous le cinéma, vous le public), c’est probablement mieux de vous dire ce qui s’est passé et, plus important, pourquoi ça c’est passé ainsi.

La nuit dernière nous avons eu un retard imprévu, non désiré et désagréable lors de notre projection de Take Shelter – la première partie de notre mercredi de l’horreur.

J’utilise les mots imprévu, non désiré et désagréable parce que nous aimerions que vous sachiez que c’était aussi désagréable pour vous que pour nous – et aussi que c’était quelque chose de totalement hors de notre contrôle. En tant que cinéma il y a de nombreux aspects de votre expérience que nous maîtrisons et qui sont sous notre responsabilité ; l’atmosphère des lieux lorsque vous vous rendez à l’Astor est quelque chose sur lequel nous travaillons dur et pour lequel nous déployons tout notre talent, même si là aussi de nombreux facteurs extérieurs entrent en jeu. Mais parfois ces facteurs extérieurs que nous essayons d’accommoder sont tels que la situation nous échappe et, par conséquent, tout ce que nous pouvons faire est d’essayer de corriger le problème du mieux que nous le pouvons et le plus rapidement possible.

Le paysage de l’industrie cinématographique change rapidement. La plupart d’entre vous le sait déjà parce que nous partageons avec vous ces changements sur ce blog. L’année dernière, nous avons ainsi installé un nouveau projecteur numérique ultramoderne, un Barco 32B 4K. Les raisons qui nous y ont conduit étaient multiples et variées. Qu’elles aient été endommagées voire détruites avec le temps, ou rendues, volontairement ou non, indisponibles par leur distributeurs, un nombre croissant de bobines 35 mm disparaît réduisant ainsi le choix de notre programmation (et je ne vous parle même pas des différents problèmes de droits de diffusion des films).

L’arrivée de la projection numérique et l’accroissement de la disponibilité de versions numériques des films cultes et classiques nous ont effectivement offerts quelques belles opportunités de vous présenter des films autrement confinés au petit écran (dont Taxi Driver, Docteur Folamour, South Pacific, Oklahoma ! et Labyrinthe, pour n’en citer que quelques uns). Les grands studios des industries culturelles sont donc en train de se diriger vers ce qui a été salué comme étant une « révolution numérique ». Le terme lui-même est effrayant. Tandis que la projection numérique possède de nombreux avantages, elle recèle également des pièges. Ce que nous observons en ce moment est le retrait des bobines de film de 35 mm en faveur de la projection numérique, le plus souvent au format DCP (Digital Cinema Package).

Or contrairement aux pellicules de 35mm qui sont des objets physiques, livrés en bobines et qui sont projetées grâce à un projecteur mécanique, les DCP sont des fichiers informatiques chargés à l’intérieur d’un projecteur numérique qui, par bien des aspects, se résume à un ordinateur très sophistiqué. Puisque le fichier est chargé dans le projecteur, le cinéma peut en conserver une copie ad vitam aeternam, s’il y a assez d’espace sur son serveur. C’est pourquoi, après avoir eux même engendré cette situation, les studios et les distributeurs verrouillent les fichiers pour qu’ils ne puissent être projetés qu’aux horaires planifiés, réservés et payés par le cinéma. Ceci signifie que chaque DCP arrivé chiffré que vous ne pouvez ouvrir qu’avec une sorte de clé appelée KDM (Key Delivery Message), Le KDM déverrouille le contenu du fichier et permet au cinéma de projeter le film. Il dépend évidemment du film, du projecteur du cinéma mais aussi de l’horaire, et n’est souvent valide qu’environ 10 min avant et expire moins de 5 min après l’heure de projection programmée. Mis à part le fait évident que le programme horaire des projections doit être précisément suivi, cela signifie aussi que le projectionniste ne peut ni tester si le KDM fonctionne, ni vérifier la qualité du film avant le début de la projection. Ce n’est à priori pas un probléme. Mais lorsqu’il y en a un…

Lorsqu’il y a un problème, nous obtenons ce qui s’est produit la nuit dernière.

Le KDM que nous avions reçu pour Take Shelter ne fonctionnait pas. Nous avons découvert cela dix minutes environ avant la projection. Comme nous sommes un cinéma, et que nous avons des projections le soir, nous ne pouvions pas simplement appeler le distributeur pour en obtenir un nouveau, car ils travaillent aux horaires de bureau. Notre première étape fut donc d’appeler le support téléphonique ouvert 24h sur 24 aux Etats-Unis. Après avoir passé tout le processus d’authentification de notre cinéma et de la projection prévue, on nous a dit que nous devions appeler Londres pour obtenir un autre KDM pour cette séance précise. Après avoir appelé Londres et avoir authentifié de nouveau notre cinéma et notre projection, on nous a dit qu’ils pouvaient nous fournir un autre KDM, mais pas avant que le distributeur ne l’autorise aussi. Cela voulait dire un autre délai de 5-10 minutes pendant que nous attendions que le distributeur confirme que nous avions en effet bien le droit de projeter le film à cet horaire. Une fois la confirmation reçue, nous avons attendu que le KDM soit émis. Le KDM arrive sous la forme d’un fichier zip attaché dans un mail, qui doit donc être ensuite dézippé, sauvegardé sur une carte mémoire et copié sur le serveur. Cela prend à nouveau 5-10 minutes. Une fois chargé, le projecteur doit reconnaître le KDM et débloquer la séance programmée. Heureusement, cela a fonctionné. Néanmoins, jusqu’à ce moment-là, nous ne savions absolument pas, tout comme notre public, si le nouveau KDM allait fonctionner ou non, et donc si la projection pourrait ou non avoir lieu.

Il ne s’agit que d’un incident dans un cinéma. Il y a des milliers et des milliers de projections dans des cinémas comme le nôtre à travers le monde, qui rencontrent les mêmes problèmes. Si nous avions projeté le film en 35 mm, il aurait commencé à l’horaire prévu. Le projectionniste aurait préparé la bobine, l’aurait mise dans le projecteur et alignée correctement avant même que vous vous ne soyiez assis, zut, avant même que nous n’ayions ouvert les portes pour la soirée. Mais c’est une situation que l’industrie du cinéma a créée et qu’elle va continuer de vendre comme étant supérieure au film 35mm.

Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’avantages au cinéma numérique, mais je dis qu’il y a aussi des problèmes. Et pire encore, des problèmes qui sont hors de notre contrôle et qui nous font paraître incompétents.

Nous employons des projectionnistes parfaitement formés au cinéma Astor, vous savez, le genre qui ont plus de 20 ans d’expérience chacun, qui avaient une licence de projectionniste (à l’époque où ce genre de chose existait), et si une bobine de film venait à casser, ou que le projecteur avait besoin de maintenance, ou si une lampe devait être changée, ils étaient qualifiés et capables de résoudre le problème sur le champ.

Avec le numérique cependant, il n’existe pas de compétence dans la résolution des problèmes : cela nécessite avant tout des appels téléphoniques, des e-mails et des délais. Le fait que moi, qui n’ai reçu que la formation la plus élémentaire et la plus théorique en projection, je sois capable d’être une partie de la solution à un problème, démontre clairement comment l’industrie s’est éloigné de l’essence même du média cinéma.

Nous ne disons pas que le numérique c’est le mal, mais nous voulons que vous sachiez ce qui est en jeu. L’industrie du cinéma est déterminée à retirer les pellicules de la circulation, ils déclarent ouvertement qu’il n’y aura plus de pellicules dans le circuit de distribution cinématographiques dans quelques années. Il existe déjà des cas aux Etats-Unis où certains studios ont refusé d’envoyer des bobines de films 35 mm aux cinémas. La pression mise sur les cinémas indépendants pour, dixit, se convertir au numérique est un sujet qui mérite toutefois un autre billet, mais une autre fois.

Ce que j’aimerais vous apporter ici, c’est notre ressenti de la nuit dernière : l’industrie cinématographique est en train de changer et ce changement nous fait aujourd’hui perdre le contrôle. Nous sommes en relation avec vous, notre public, mais j’ai l’impression que quelqu’un essaie de nous séparer. Nous voulons continuer à vous donner l’expérience que vous attendez et que vous méritez quand vous venez dans notre cinéma, et nous voulons que vous sachiez que, même si on ne peut pas vous promettre que cela ne se reproduira pas, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour continuer à nous battre pour cette relation, et le premier pas pour réparer les dégâts causés par la nuit dernière est d’être honnête sur ce qui s’est passé, et pourquoi cela s’est passé ainsi.

Ecrit par Tara Judah pour le cinéma Astor.

Notes

[1] Crédit photo : Thomas Hawk (Creative Commons By-Nc)




Les 5 règles d’or du cinéaste Jim Jarmusch

Ari Moore - CC by-nc-saStranger Than Paradise, Down by Law… quel choc narratif et esthétique que les premiers films de Jim Jarmusch[1] ! Toute ma jeunesse en somme…

Ses cinq règles d’or du réalisateur ont été proposées en 2004 au magazine MovieMaker.

Ne trouvez-vous pas qu’elles prennent une résonance toute particulière en ces « troubles temps d’Hadopi », et qu’elles pourraient s’étendre, par extrapolation, à toute la création d’aujourd’hui ?

« L’authenticité est inestimable, l’originalité n’existe pas. »

Les règles d’or de Jim Jarmusch

Jim Jarmusch’s Golden Rules

Jim Jarmusch – 22 janvier 2004 – MovieMaker
(Traduction Framalang / Twitter : Aude, Erdrokan, Yoha, Idoric, Erwan et DonRico)

Règle 1 : Il n’y a pas de règle

Il y a autant de manières de faire un film qu’il y a d’auteurs potentiels. C’est un exercice libre. Je ne me sentirais jamais le droit de dicter à quelqu’un ce qu’il doit faire ou comment s’y prendre. Pour moi, ce serait comme imposer à quelqu’un ses croyances personnelles. C’est du n’importe quoi. C’est à l’opposé de ma philosophie – cela tient plus du code que d’un ensemble de « règles ». Donc, ne respectez pas religieusement les « règles » que vous êtes en train de lire, considérez-les plutôt comme des notes personnelles. Chacun devrait se faire ses propres « notes », puisqu’il n’y a pas qu’une seule et unique manière de procéder. Si certains prétendent qu’il n’existe qu’une manière de faire, la leur, éloignez-vous-en autant que possible, physiquement et philosophiquement.

Règle 2 : Ne vous laissez pas emmerder

Les emmerdeurs peuvent vous aider ou bien vous freiner, mais pas vous arrêter. Ceux qui financent, distribuent, promeuvent et projettent les films ne sont pas cinéastes. De même qu’ils ne sont pas prêts à laisser les réalisateurs définir et réglementer leur travail, les réalisateurs ne devraient pas les laisser édicter la manière de faire un film. Si nécessaire, armez-vous.

Dans le même ordre d’idée, évitez à tout prix les flatteurs. Il s’agit toujours de personnes qui vous tournent autour pour devenir riches, célèbres, ou coucher. De manière générale, ils s’y connaissent autant en réalisation de film que George W. Bush en combat à mains nues.

Règle 3 : L’équipe de production est au service du film

Le film n’est pas au service de l’équipe de production. Hélas, dans le monde de la réalisation, c’est presque toujours le cas. La fonction d’un film n’est pas de tenir les budgets, les délais, ou d’enrichir les CV des participants. On devrait pendre par les chevilles les réalisateurs qui ne comprennent pas cela et leur demander à eux pourquoi le monde est sens dessus dessous.

Règle 4 : La réalisation d’un film est un processus collectif

Vous avez la chance de travailler avec des gens dont la réflexion et les idées peuvent être plus brillantes que les vôtres. Assurez-vous qu’ils se concentrent sur leur fonction et ne prennent pas la place de quelqu’un d’autre, ou vous serez confrontés à un beau bordel. Considérez tous vos collaborateurs comme des égaux et respectez leur travail. Un assistant de production qui arrête les voitures afin que l’équipe puisse faire une prise n’est pas moins important que les acteurs, le directeur de la photographie, le directeur artistique ou le réalisateur.

L’organisation hiérarchique n’est bonne que pour les egos surdimensionnés ou incontrôlables, et les militaires. Si vous choisissez bien vos collaborateurs, ceux-ci peuvent améliorer la qualité et le contenu de votre film bien plus que ne l’aurait fait n’importe quel esprit solitaire. Si vous ne voulez pas travailler avec d’autres, choisissez plutôt la peinture ou l’écriture. (Et si votre truc c’est d’être un dictateur, par les temps qui courent, il vous suffit de vous lancer en politique…)

Règle 5 : Rien n’est nouveau

Piquez des idées n’importe où, du moment que cela vous inspire, nourrit votre imagination. Dévorez les films anciens et récents, gavez-vous de musique, de livres, de peintures, de photographies, de poésie, de rêves, nourrissez-vous de conversations à bâtons rompus, d’architecture, des ponts, des panneaux d’indication, des arbres, des nuages, des cours d’eau, de la lumière et des ombres. Ne volez que ce qui parle directement à votre âme. De cette manière, vos travaux (et vos emprunts) seront authentiques. L’authenticité est inestimable, l’originalité n’existe pas.

Et n’essayez pas de dissimuler votre forfait – vous pouvez même vous en vanter, si vous voulez. Dans tous les cas, rappelez-vous les mots de Jean-Luc Godard : « Ce qui compte, ce n’est pas d’où viennent vos idées, mais ce que vous en faites. »

Notes

[1] Crédit photo : Ari Moore (Creative Commons By-Nc-Sa)




Librologie 8 : Les petits cœurs de tatie Nina

Bonjour à vous, courageux public du Framablog !

Avec l’épisode d’aujourd’hui et le prochain, qui concluera cette première partie de saison Librologique, je vous propose d’ébaucher le portrait de deux personnalités importantes du monde Libre, parfois complémentaires, parfois opposées.

Contrairement à Linus Torvalds ou Richard Stallman avec qui nous avions ouvert ces chroniques, il ne s’agit pas là de programmeurs ni de techniciens, mais d’auteurs : de ces auteurs qui réfléchissent sur leur propre droit — puisque le droit d’auteur, c’est bien conçu pour… les auteurs, non ? (Comment ça, « rien compris » ?)

V. Villenave.

Librologie 8 : Les petits cœurs de tatie Nina

« En 1988, à l’âge tendre de 20 ans, je quittai ma ville natale de Urbana, Illinois, pour Santa Cruz en Californie, afin d’y poursuivre le rêve naïf de devenir hippie, new-age et ésotérique. Au lieu de quoi je suis devenue illustratrice et cynique. »

C’est ainsi que Nina Paley raconte son histoire, de la banlieue de Chicago (Urbana, dont son père a été un maire courageux) à la Californie — le choix de Santa Cruz n’est pas innocent : indissociable des bouleversements sociaux des années 1960-1970, cette ville correspond bien à l’arrière-plan idéologique de la « Nouvelle Gauche » de cette époque, effectivement liée au mouvement hippie, mais également à l’avènement d’une conception nouvelle des sciences humaines (sociologie, psychiatrie alternative,…). Avec toutefois une tournure moins optimiste dans le cas de Paley : par exemple, elle revendique son choix de ne pas faire d’enfants comme un choix militant ; membre revendiquée du Mouvement pour l’Extinction Volontaire de l’Espèce Humaine, sa principale préoccupation politique (tout au moins dans la période 1995-2005) semble être la surpopulation humaine.

Extinction Volontaire des Humains
Une facette peu connue de Nina Paley…

Dès ses premières publications, N. Paley se définit clairement comme cartooniste : ses récits se présentent sous forme de comic strips (en une ou deux lignes, avec une chute humoristique) ; ses décors sont limités au strict nécessaire, et ses personnages (souvent animaliers) sont dessinés de façon schématique et expressive — signe symbolique du cartoon, les mains n’ont que quatre doigts. Le mot cartoon, qui désignait à l’origine de simples dessins, a glissé peu à peu vers le domaine de l’animation ; nous verrons que c’est à peu de choses près l’évolution que suivra Paley elle-même.

À cette filiation s’ajoute, dès l’origine, une nette dimension autobiographique : sa série Nina’s Adventures (les aventures de Nina) commence dès 1988 et se poursuivra (avec talent) pendant plus de dix ans. Ce format d’auto-fiction en bande dessinée, encrée et éditée directement par l’auteur, renvoie évidemment à un courant de bande dessinée alternative (voire underground) américain qui s’est développé dans les décennies précédentes, allant des intellectuels New-Yorkais (notamment d’origine ashkénaze comme Eisner, Spiegelman, ou Paley elle-même) aux anarcho-libertariens de San Francisco (Crumb). (Le lecteur francophone ne manquera pas de remarquer que c’est précisément en 1987, à l’époque où débute la carrière de Paley, que se tient le en France le fameux colloque de Cerisy qui préfigurera le renouveau de la bande dessinée francophone dite « d’art et d’essai », avec des groupes comme OuBaPo ou L’Association.)

Communication par mitraillettes
© Nina Paley, 1995 ? Licence CC by-sa.

Voici comment Paley présentera plus tard, en 2000, sa démarche qu’elle qualifie — non sans humour — d’anarcho-syndicaliste :

— À quoi sert l’Anarcho-Syndicat ?
— L’Anarcho-Syndicat [NdT : jeu de mot intraduisible avec le mot syndicate, circuit de distribution de médias de masse aux États-Unis] a pour vocation exclusive de distribuer et promouvoir la merveilleuse bande dessinée Nina’s Adventures de Nina Paley.

— Que signifie l’intitulé Anarcho-Syndicat ?
— Étant ma propre employée, cela revient à dire que je m’exploite moi-même pour en tirer profit. Cependant je me suis organisée et ai réuni mes forces avec moi-même pour former un anarcho-syndicat. J’ai ainsi pu renverser mon régime d’oppression Capitaliste, et suis devenue un Collectif Unipersonnel Prolétarien en autogestion.[…]

— Êtes-vous vraiment disposée à consacrer 10% de vos bénéfices pour démanteler le Capitalisme ?
— C’est très sérieux. Malheureusement nous n’avons encore réalisé aucun bénéfice à ce jour. Mais nous sommes déterminées à démanteler le Système, du moment que nous participons totalement au système en question afin de générer les fonds qui nous permettront de le renverser.

— Euh, pardon ?
— Et vous pouvez nous y aider en vous abonnant à la merveilleuse bande dessinée Nina’s Adventures de Nina Paley. C’est sympa, c’est mode, c’est sophistiqué et c’est amusant ! Les lecteurs l’adorent, et vous l’adorerez aussi.

— Mais que deviennent les 90% restants de vos bénéfices ?
— Ça suffit, achetez la BD.

Fluff
© Nina Paley, 1997. (Licence indéterminée.)

À cette série s’en ajouteront d’autres, qu’elle décrit elle-même comme mainstream — et qui seront d’ailleurs distribuées par des syndicates traditionnels de la bande dessinée américaine commerciale : notamment la série animalière Fluff et The Hots, série là encore partiellement autobiographique. À partir de 2009, Paley reviendra sur toutes ces séries achevées, en récupèrera les droits ou les numérisera pour les entreposer sur l’Internet Archive, puis les republier sous licence Libre, et enfin constituer un recueil complet, organisé et correctement édité. Il convient en effet de mentionner que N. Paley, jusqu’au milieu des années 2000, ne publie que sous droit d’auteur « traditionnel » — elle se plaint même, à l’occasion, que son « copyright » soit enfreint lorsque des gens reproduisent ses dessins ici ou là. Si elle distribue elle-même une partie de ses travaux (notamment en ligne, dès l’apparition du Web), c’est toujours sous des termes contraignants et dans une démarche directement commerciale — comme peut d’ailleurs l’illustrer son choix répété de noms de domaines en .com, ou son goût pour le merchandising de produits dérivés.

Ce qui ne signifie pas pour autant que son travail n’évolue pas : à la fin des années 1990, elle se lance dans une carrière de cinéaste avec plusieurs courts-métrages expérimentaux fort intéressants, animés en volume avec de la terre glaise ou travaillés directement sur la pellicule. Au début des années 2000, elle se tourne vers l’ordinateur comme outil d’expression artistique, et en particulier vers le logiciel Macromedia Shockwave-Flash qu’elle dit « adorer ». C’est avec cet outil qu’elle produira désormais la totalité de son œuvre, sous forme de dessins animés vectoriels parfois mélangés à des collages, comme dans le court-métrage anti-nataliste The Stork, où une cigogne livrant des bébés s’avère être un bombardier transformant l’environnement en urbanisme monstrueux…

L’épiphanie Libriste viendra entre 2005 et 2008 avec le long-métrage Sita Sings The Blues (Sita chante le blues en français) qui constituera un virage à la fois artistique et idéologique. La genèse de ce film mérite d’être évoquée, puisque Paley elle-même la présente comme indissociable de l’œuvre elle-même. En 2002, Nina Paley rejoint son mari en Inde, où elle passe trois mois et découvre notamment l’épopée mythologique du Ramayana. De passage à New York, elle reçoit un courriel lapidaire de son époux qui met fin à leur mariage. La détresse émotionnelle, s’ajoutant aux influences mythologiques indiennes et à la découverte des romances enregistrées dans les années 1920 par la chanteuse de jazz Annette Hanshaw, lui fournit le matériau artistique pour… un premier court-métrage, Trial by Fire, qui sera développé en 2005 (à la suite d’une nouvelle rupture amoureuse) en un long-métrage. Élaboration qui ne se fera pas sans mal : outre la nécessité de trouver des financements, la bande sonore du film soulève de nombreuses questions juridiques : si les chansons de Hanshaw se trouvent dans le domaine public au regard du droit fédéral américain, l’État de New York ne les considère pas comme telles. Pour autant, Paley ne renonce pas et pose l’incorporation de ces chansons comme une exigence artistique incontournable — ou plus exactement, nous le verrons, sacrée.

Annette Hanshaw
Auteur inconnu. (Fair Use sur Wikimedia Commons)

Il faudra pas moins de trois ans de travail, un bataillon d’avocats bénévoles et deux instituts (l’Electronic Frontier Foundation et la Clinique du droit de Propriété Intellectuelle Glushko-Samuelson) pour venir à bout de ce problème… en n’y apportant qu’une demie-solution, puisqu’il s’agira en définitive d’une dépénalisation partielle, qui coûtera à Paley 70 000 dollars (au lieu des 220 000 demandés à l’origine). Aujourd’hui encore, ces enregistrements prêtent le flanc aux menaces juridiques (pour la plupart fantaisistes), comme nous l’avons récemment vu lorsque YouTube® a supprimé la bande sonore du film sous pression de la « SACEM » allemande.

C’est en négociant les droits pour cette bande-son que Paley se retrouve, pour ainsi dire, contrainte à publier son film sous une licence Libre : les ayant-droits exigeant un pourcentage sur toute vente du film, le film ne sera pas vendu mais disponible gratuitement. Vengeance symbolique certes, mais Paley ne s’arrête pas là et ajoute avoir pris pleinement conscience des effets néfastes du « copyright » sur la création artistique. Au fil de ses rencontres et côtoiements avec les milieux promouvant les licences alternatives, Paley en est devenue non seulement une membre reconnue mais la porte-parole distinguée (voire, nous y reviendrons, l’égérie) : en 2007 elle sera engagée comme « artiste en résidence » de l’association Question Copyright (remettre en question le droit d’auteur), créée pour l’occasion par le programmeur Karl Fogel — dont on lira avec intérêt les écrits, notamment sur le logiciel Libre et sur l’histoire du droit d’auteur. À dater de ce moment, la majeure partie (sinon la totalité) de son travail d’auteur sera non seulement teintée, mais fondamentalement motivée, par un militantisme Libriste remarquablement complet : promotion des licences alternatives, protection du domaine public lutte contre la criminalisation du partage de la culture, combat pour les libertés civiques, dénonciation de la propagande des industriels de la culture… Le motif le plus récurrent étant sans doute son aversion envers le système juridique, où le droit prétendument « d’auteur » et les brevets — et même les marques commerciales — auto-alimentent un terrorisme administratif constant dépourvu de fondement, sur lequel repose cette engeance nuisible que sont les avocats : toutes proportions gardées, Paley tourne en ridicule les avocats avec le même acharnement et la même obsession personnelle que Molière brocardait les médecins de son temps.

Copying Is Not Theft
© Nina Paley, 2009. Licence cc by-sa.

La « chanson du copyright » (The Copyright Song), en 2009, exprimera très clairement cette reconversion. Financé notamment par une bourse de 30 000 dollars de la Fondation Andy Warhol pour les Arts Visuels, ce clip musical d’une minute a pour but explicite de susciter une vague d’enthousiasme et de versions dérivées comme, par exemple, la Free Software Song de Richard Stallman. Les paroles, en quatre couplets, ne développent qu’une seule idée simple (et bien connue des Libristes et Pirates), à savoir que les biens immatériels ne sont pas privatifs et que dans un contexte de copie immatérielle, il est simplement ridicule de parler de « vol ». L’animation illustre les paroles, de façon dépouillée et intelligible (quoique redondante) ; quant à la ligne mélodique, sa simplicité (accord parfait arpégé, tessiture restreinte, mouvements conjoints) touche à la maladresse (suremploi des fonctions tonales, syncope d’harmonie à la mesure 6) — pour ne rien dire de l’arrangement jazzy « officiel » réalisé pour Paley par son compère de longue date Nik Phelps.

Ce style engagé, simple et efficace devient ainsi la signature de Nina Paley au sein du mouvement Libre. À sa Copyright Song s’ajoutent d’autres clips vidéo, notamment celui très réussi en hommage à l’Electronic Frontier Foundation, ainsi qu’une nouvelle série en bande dessinée dérivée : le comic strip Mimi and Eunice, non seulement prépublié sur le blog Techdirt mais dont la lecture est même officiellement recommandée par Richard Stallman !

Le charme indéniable de cette simplicité de moyens n’échappe pas, au demeurant, à l’ambiguïté de toute séduction : en préférant l’attractivité et l’efficacité à des raisonnements plus longs et développés, ne serait-il pas tout aussi facile de mettre en œuvre les mêmes moyens pour énoncer et défendre de fausses vérités ou des sophismes ? L’exemple ci-dessous juxtapose, à la version originale de la Copyright Song, un pastiche en anglais qui lui fait dire exactement l’inverse de son propos :

The Copyright Song

Copying is not theft.
Stealing a thing leaves one less left
Copying it makes one thing more;
That’s what copying’s for.
  The Copyright Song

Copyright is not wrong;
You have to protect what you write
From being spoliated outright:
You need it to last long.

Autre critique nettement plus sérieuse, il y a de quoi s’étonner du fait que Paley chante (littéralement) les louanges du mouvement Libre… en utilisant un logiciel éminemment propriétaire. Certes, elle a rendu disponibles les fichiers source de sa chanson, fichiers hélas de bien peu d’utilité pour un public Libriste auquel Paley se révèle, de ce fait, étrangère — tout au moins d’un point de vue technique. (Ou comme le trahit également son usage immodéré de réseaux sociaux propriétaires.)

D’un point de vue juridique, en retour, Paley est l’une des voix critiques envers les licences non-libres utilisées par le projet GNU et la Free Software Foundation ; elle s’est également élevée à plusieurs reprises contre les licences de type Non-Commercial, qui ne peuvent entièrement être considérées comme Libres (question complexe). En menant parallèlement (avec Karl Fogel) une réflexion de fond quant aux moyens de bénéficier financièrement de son travail, elle a également proposé un certain nombre de licences ou labels pouvant intéresser les auteurs Libres, notamment le label creator-endorsed (« approuvé par l’auteur »), la licence Creative Commons PRO et l’initiative copyheart.

Au-dessus de tous
« Je me croyais au-dessus de tous… et je me retrouve au même niveau. C’est pas si mal, en fait. »
Nina Paley, 2011.

Pour justifiées qu’elles puissent être, ces initiatives ne semblent pas toujours pleinement cohérentes. À commencer par certains choix terminologiques qui ne seront pas sans éveiller quelques réticences dans notre perspective Librologique : « créateur », « pro »… Ce qui est fort dommage, puisque la suggestion d’un label « approuvé par l’auteur » me paraît tout à fait judicieuse, afin de distinguer, dans un contexte de licences Libres pouvant donner lieu à une profusion d’œuvres dérivées de qualité et d’intérêt variables, les œuvres qui bénéficient d’un soutien particulier de l’auteur d’origine, soit qu’elles présentent à ses yeux un intérêt artistique, soit qu’elles lui semblent (par exemple dans le cas d’une traduction) refléter fidèlement sa pensée.

Quant au terme de « pro », notons qu’il est ici utilisé dans une logique exactement inverse à celle de Jamendo™ que nous avons amplement critiquée : un auteur « pro », pour Paley, c’est un auteur qui a besoin du Copyleft le plus poussé (celui de la licence GPL, Art Libre ou en l’occurrence CC by-sa), et non d’être poussé à renoncer à sa licence :

CC-PRO est une licence Creative Commons qui répond aux besoins spécifiques des auteurs, artistes et musiciens professionnels. CC-PRO s’appuie sur la licence la plus puissante afin de garantir que les œuvres de haute qualité seront promues et reconnues. En offrant la meilleure des protections contre à la fois le plagiat et la censure, cette licence capte l’attention, invite à la collaboration et sollicite la reconnaissance de votre public le plus important : les autres professionnels.

CC-PRO. Parce que le travail d’un professionnel mérite d’être reconnu.

Des licences Libres en tant qu’instrument de puissance — ou : comment ruiner un point de vue légitime par des choix terminologiques désastreux. La communauté Libre au sens large, et en particulier la fondation Creative Commons, ne sembla pas transportée d’enthousiasme par cette suggestion, au grand dam de Paley. Découragée vis-à-vis des licences en général (sinon des subtilités juridiques quelles qu’elles soient), plutôt que d’adopter une licence plus intègre telle que Art Libre, elle lance fin 2010 une nouvelle initiative :

Copier une œuvre est un acte d’amour. L’amour n’est pas assujetti à la loi.
♡ 2010 par Nina Paley. Veuillez me copier.

Paley baptise cette initiative le copyheart, que je pourrais traduire (mais seulement si j’y étais obligé sous la menace des baïonnettes) par « droit d’au-cœur » :

Le symbole ♡ ne peut pas être déposé (je l’espère) et donc pas contrôlé. Ça me va tout à fait. Il se peut, et il arrive, que d’autres gens utilisent le symbole ♡ pour signifier toutes sortes de choses. Mais ce symbole possède une signification culturelle partagée, qui transcende tout usage qu’une personne pourrait en faire. Son véritable pouvoir réside dans le fait que ce n’est pas une licence, ni une marque commerciale. Ce symbole n’est pas soumis à la loi.

C’est sur le site copyheart.org qu’elle développera son raisonnement (à la première personne du pluriel, sous une forme de questions-réponses qui n’est pas sans évoquer sa page « anarcho-syndicaliste » que nous citions plus haut) :

Nous apprécions et utilisons des licences Libres lorsqu’elles viennent à propos ; cependant, elles ne règlent pas le problème des restrictions au droit d’auteur. Plutôt que de tenter d’éduquer le monde entier aux complexités du droit de propriété littéraire et artistique, nous préférons annoncer clairement nos intentions en une phrase simple :

♡ Copier est un acte d’amour. Veuillez me copier.

— Le symbole « copyheart » ♡ est-il déposé ?
— Non. C’est juste une pétition de principe. Son efficacité ne dépend que de l’usage qu’en font les gens, et non des pouvoirs publics. Voici d’autres symboles qui ne sont pas déposés, mais dont la signification et l’intentionnalité sont largement comprises (même de façon imparfaite) :

[NdT : Ce n’est pas tout à fait exact.]

— Le symbole « copyheart » ♡ traduit-il un engagement légal ?
— Probablement pas, mais vous pourriez tenter l’expérience :

  • Adjoignez à votre œuvre le message « copyheart » ?.
  • Attaquez quelqu’un en justice pour copie illégale.
  • Attendez de voir ce que vous répondra le juge.

Pour nous, les lois et la « propriété de l’imaginaire » n’ont pas la moindre place dans les relations amoureuses ou culturelles des gens. Créer de nouvelles licences, de nouveaux contrats et engagements devant la loi ne fait que perpétuer le problème, en amenant la loi — c’est-à-dire la force étatique — dans des domaines où elle n’a rien à faire. Le fait que le symbole ♡ ne constitue pas un engagement légal, n’est pas un bug : c’est un plus !

À tous les efforts de formalisation, juridique et intellectuelle, poursuivis par le mouvement Libre depuis trois décennies, Paley substitue une simple parole « amoureuse » (sinon élégiaque, comme nous le verrons). Cette démarche n’est pas révolutionnaire (elle rappelle notamment le datalove, le kopimi ou encore le « No Copyright » du Piratpartiet), et Paley ne cherche d’ailleurs pas à la présenter comme telle ; elle est, au sens propre, réactionnaire : réaction face au droit « d’auteur » classique, nous l’avons vu, mais également réaction face aux licences Libres elles-même. Pour spontané et rafraîchissant qu’il puisse paraître, ce mouvement d’humeur ne laisse pas de m’interloquer : sans y chercher, comme d’autres, l’indice d’un affligeant irénisme néo-hippy, j’y vois plutôt une révolte libertarienne, anti-étatique et ici anti-système-légal, attitude typiquement américaine et qui n’est pas sans rappeler celle de Linus Torvalds — lequel est d’ailleurs exactement de la même génération que Paley.

Conseil
« Peux-tu me donner un conseil ?
— Pourquoi me demander comment vivre ta vie ?
— Comme ça, lorsque ça tourne mal je sais à qui le reprocher.
 »

Mais surtout, je ne peux que me demander s’il n’y a pas quelque chose d’irresponsable à proposer un modèle de diffusion culturelle sans même vouloir considérer ses possibles implications juridiques. Par exemple, omettre (ici délibérément) le signe © sur une œuvre, en droit américain, a longtemps revenu à renoncer à tous droits dessus (patrimoniaux et moraux, puisque ces derniers n’existent pas en tant que tels) — comme un grand studio hollywoodien en a autrefois fait l’expérience involontairement. (Cette bizarrerie est en théorie « corrigée » depuis la ratification de la Convention de Berne en 1988, mais l’absence du signe © est toujours unanimement déconseillée.)

Se pose alors la question de savoir dans quelle mesure Paley elle-même connait — et respecte — les véritables droits des véritables auteurs. Ainsi, les nombreux effets sonores que Paley utilise dans ses dessins animés, ne sont jamais « crédités » au générique — pas plus que l’abondant matériel photographique dont elle se sert sous forme de collages, dans ses animations ou bandes dessinées : le fair use n’exonère pourtant pas de citer ses sources. Ce qui nous amène à un regard différent sur le film Sita Sings The Blues, qui a tant fait parler de lui quant aux chansons de Hanshaw… mais dont personne, à ma connaissance, n’a souligné les autres emprunts, plus discrets mais moins assumés. Quant aux chansons elles-même, il ne me semble pas qu’elles soient sans soulever de questions. Comme le fait remarquer agressivement un documentariste, c’est en pleine connaissance de cause que Paley a choisi d’inclure dans son film des œuvres potentiellement problématiques, là où tout autre cinéaste se serait torturé pendant longtemps sur la question du choix des musiques et de l’obtention des droits.

On peut donc voir dans la démarche de Paley, aussi bien une admirable intégrité artistique sans concession… ou une attitude méprisante et irresponsable. À ces deux points de vue possibles, le Libriste que je suis en ajoute un troisième : de même que les programmeurs de logiciels Libres, depuis plus de trente ans, sont obligés de tout réinventer et ré-implémenter par eux-même, la solution la plus saine pour Paley n’aurait-elle pas été d’engager une poignée de musiciens (qui ne demanderaient pas mieux) pour recréer une bande sonore pleinement Libre, sur les mêmes gestes et mêmes intentions musicales ? En fin de compte, Sita Sings The Blues restera, non comme le premier long-métrage Libre que beaucoup attendaient (et attendent encore), mais comme une opportunité historique magistralement manquée : outre ses emprunts incertains ou (seulement) partiellement dépénalisés, les fichiers source du dessin animé (d’ailleurs très peu mis en avant sur son site) requièrent l’utilisation d’un logiciel propriétaire — et n’ont d’ailleurs même pas été rendus publics. Quelles que soient ses intentions, quelle que soit sa licence, ce film n’incite pas à la création d’œuvres dérivées : ni d’un point de vue technique, ni d’un point de vue juridique… ni même, d’ailleurs (nous y reviendrons plus bas), d’un point de vue artistique.

Les lacunes juridiques ou le manque de rigueur intellectuelle sont, certes, des travers pardonnables — et dont personne n’est exempt — ; cependant, Paley s’étant faite porte-parole du mouvement Libre, détentrice d’un parole publique (ses conférences constituent pour elle une importante source de revenus), ses travaux et son discours ne peuvent que se trouver happés dans l’ambiguïté de toute personne qui a à la fois des convictions à défendre… et un produit à vendre. Dans la brochure publicitaire que je mentionnais il y a peu, Paley évoque le lien financier qui l’unit à son public :

À l’époque où mon film était encore illégal et que l’argent se perdait à flots dans les frais de justice et de licences, j’ai dit comme une plaisanterie que si ce film était gratuit, au moins je pourrais vendre des T-shirts. Et j’ai alors réalisé que c’était en fait là que l’argent se trouvait : dans les produits dérivés et les soutiens volontaires.

Quand un artiste est fauché, tout le monde se dit que son travail ne doit pas être si bon que ça, alors que c’est sans rapport. J’ai aussi vu des artistes qui refusaient de créer à moins d’être payés. Pour moi, au contraire, je n’ai jamais touché autant d’argent que lorsque j’ai commencé à utiliser la licence Creative Commons by-sa. Je suis au premier plan ; je n’ai pas besoin d’investir dans de la promotion, mes fans le font pour moi et achètent mes produits dérivés. C’est en partageant que je devenue visible.

Discours sensiblement différent de celui de Konrath, pour qui le « poids » d’un auteur est financièrement quantifiable. De fait, Paley est aussi prompte à critiquer les auteurs cupides… que ceux qui dénoncent (hypocritement selon elle) l’exploitation des bénévoles. Dialectique pas entièrement surmontée par Paley, qui semble elle-même, dans cette autre interview extraite du documentaire Libre Copier n’est pas voler, éprouver quelques difficultés à articuler ensemble ses motivations artistique, financière et « amoureuse » :

Vous savez, je ne fais pas ça pour l’argent. Je fais ça par amour ; la plupart des artistes font ça par amour. J’ai aussi besoin de me nourrir, donc… j’ai l’amour de l’argent — euh, je veux dire, ce n’est pas la même sorte d’amour mais : je, je suis du genre, pro-argent. Je suis très pro-revenu pour les artistes. Mais en fait je suis pro-art. L’art — je suis au service de l’art, c’est cette vie que j’ai choisie, euh, c’est mon job. L’art vient d’abord.

Il y a donc une large part d’irrationnel dans l’affection débordante que témoigne à Paley son très large public, affection dont les motivations sont sans doute multiples. La communauté Libriste, très certainement, lui est infiniment reconnaissante d’avoir embrassé la « cause » du copyleft : ainsi de ce Libriste qui voit respectivement en Richard Stallman et Nina Paley… « son papa et sa maman ». Une composante d’attirance hétérosexuelle (physique ou imaginaire) n’est sans doute pas non plus à exclure, dans une communauté geek très majoritairement masculine et prompte à se trouver des égéries parmi les personnalités de sexe féminin, pour peu qu’elles soient versées dans l’informatique (par exemple telle ex-ministre française, à tort, ou telle actrice américaine, à raison — ô combien) — phénomène d’ailleurs à double tranchant, comme le montre cet internaute anonyme qui remplace entièrement la page Wikipédia de Paley par : « Nina Paley est moche ».

Ces facteurs d’explication, toutefois, ne semblent pas suffisants. En particulier, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi le succès de Paley s’étend au-delà de la seule sphère Libriste ou geek, et pourquoi, par exemple, le film Sita Sings The Blues se retrouve gratifié d’un score ahurissant de 100% sur le site de critiques Rotten Tomatoes — score que n’atteignent pas d’autres films indépendants qui arborent eux aussi leur faible budget. Le film de Paley est même parvenu à enchanter jusqu’au célébrissime et redoutable Rogert Ebert, lui aussi natif de la ville d’Urbana.

Sita Sings The Blues

Pourtant ce long-métrage ne me semble pas exempt de reproches : montage maladroit (quelques lenteurs injustifiées, dialogues en champ/contrechamp poussifs), construction narrative pas toujours bien gérée (enchaînements parfois trop systématiques ou au contraire peu cohérents, déséquilibre global de la progression dramatique) esthétique indécise (du dessin scanné-tremblotant au dessin vectoriel somme toute assez impersonnel, en passant par des procédés de collages pas toujours motivés), manque de caractérisation des personnages (à l’exception notable des fameuses « trois silhouettes » qui conversent informellement avec un accent indien) ce film, surtout, vieillit mal : ce qui aurait été une prouesse technique d’animation 2D au début des années 2000 (voir le court-métrage Fetch récompensé à l’époque par quelques festivals), a bien du mal à impressionner aujourd’hui. Quelque expressivité que recherche Paley (qui a été jusqu’à « rotoscoper » à la main la danseuse Reena Shah), les formes géométriques et les couleurs tranchées persistent à renvoyer constamment à un « degré zéro » du cartoon, où le lyrisme n’opère plus, et où se désamorce la volonté de l’auteur, pourtant parfois ostensiblement réaffirmée, de réaliser une œuvre malgré tout « sérieuse ».

Cette insuffisance n’est malheureusement pas rattrapée par la bande son : même en étant sensible au charme des goualantes des années 1920 (ce qui n’est hélas pas mon cas), l’accompagnement musical est en fait constitué en majorité… de musique synthétique parfaitement actuelle (réalisée notamment par Todd Michaelsen), et à vrai dire assez pauvre, quoiqu’elle tente de se donner quelques accents exotiques indéterminés. J’exposais plus haut mon regret qu’il n’ait pas été fait appel à des musiciens d’aujourd’hui pour ré-inventer des chansons aussi expressives que celles de Hanshaw ; comme si la réalisatrice, mue par la croyance que seul des objets musicaux anciens, sacralisés, pourraient atteindre à une telle expressivité, s’était montrée de ce fait bien moins exigeante quant à la qualité des objets musicaux « profanes », c’est-à-dire modernes.

Le point de vue que je développe ici, naturellement, repose sur beaucoup de subjectivité. Il montre néanmoins qu’il n’est pas impossible d’être déçu par Sita Sings The Blues, et partant, que les (au demeurant nombreuses) qualités intrinsèques du film ne suffisent pas à expliquer ce fameux score de « 100% ». C’est qu’opère un envoûtement d’un autre ordre : derrière le mythe ancien qu’elle met en scène, se trouve en fait une parole mythologique de Paley elle-même. Pour détourner le propos de Roland Barthes sur Minou Drouet, l’enfant-poète des années 1950, « une légende est une légende. Oui, sans doute. Mais une légende dite par Nina Paley, ce n’est déjà plus tout à fait une légende, c’est une légende décorée, adaptée à une certaine consommation, investie de complaisances visuelles, de révoltes, d’images, bref d’un usage social qui s’ajoute à la pure matière ». Là où une légende se prête à de multiples interprétations, le film de Paley nous dicte un mode de signification, et transforme son auteur même en figure, son écriture même en message. Sita Sings The Blues est plus qu’un exploit technique, fruit du travail tenace et courageux d’une seule personne avec des moyens très restreints : il est le récit — épique — de cet exploit. L’objet mythologique est donc moins le personnage de Sita, que le parcours de cette artiste qui, jeune, inconnue, (très relativement) isolée, a travaillé pendant de nombreuses années avec pour seule motivation d’exprimer avec originalité et courage, l’histoire de sa découverte de l’Inde, de ses ruptures amoureuses et de son émotion à l’écoute de vieilles chansons (je dis bien : l’histoire de son émotion, plus que l’émotion elle-même).

Ostensiblement poétique (et renvoyant d’ailleurs fréquemment à des motifs enfantins), l’écriture visuelle de Paley peut se décrire comme la poésie de Minou Drouet que Barthes moquait en son temps : « une suite ininterrompue de trouvailles, [qui] produit elle-même une addition d’admirations » — la comparaison s’arrête toutefois là, dans la mesure où Paley, comme nous le voyions ci-dessus, cherche à raconter une histoire personnelle et autrement expressive, où la thématique de l’amour tient une place prépondérante. Ce qui nous renvoie, curieusement, au « copyheart » vers lequel Paley se tournera quelques années plus tard : qu’il soit narratif et autobiographique comme dans Sita Sings The Blues, ou symbolique sous forme de petits cœurs, ce motif amoureux contamine tout le projet artistique de l’auteur (du moins tel qu’elle le déclare), qui semble ainsi vouloir s’abstraire, non seulement de rigueur juridique comme nous l’avons vu, mais même de toute conceptualisation ou formalisme. On peut se demander si l’art, tel que le pratique et l’envisage Paley depuis 2004, n’est pas voué à se réduire à une parole élégiaque.

Le culte de l’originalité
« Je pense que chaque message humain peut se résumer en un seul, qui ne pourra jamais être dit assez : Je vous aime. »
Nina Paley, 2009.

La critique de Barthes à laquelle je fais ici référence n’est donc pas incongrue ; il y a bien une écriture « mythologique » dans Sita Sings The Blues, mais pas au sens où l’entend l’auteur. Le mythe est ici l’œuvre elle-même… et ce mythe ne laisse de fait aucune place à une pensée du réel, par exemple socio-politique, que Paley balaye elle-même un peu rapidement : « Certains académiciens bon chic bon genre ont décidé, sans se donner la peine de regarder l’œuvre, que toute personne de couleur blanche qui entreprend un tel projet est par définition raciste, et que c’est encore un exemple de néo-colonialisme. ». Je n’irais certes pas jusque là, mais je dois avouer un certain malaise en voyant, dans l’« interlude » du film, les personnages de la mythologie indoue siroter un soda, grignoter du popcorn ou des hotdogs, tels des américains moyens. Peu importe qu’il s’agisse là d’une allusion, non pas aux États-Unis directement, mais à Bollywood et à l’Inde moderne, occidentalisée (quoique toujours fondamentalement inégalitaire) : n’est-ce pas occulter que ladite Inde moderne subit la domination économique écrasante desdits États-Unis, à grands coups d’OMC, de FMI, de call-centers délocalisés et acculturants, de brevets et d’OGM ?

De fait, l’on n’entend plus Paley, aujourd’hui, parler de surpopulation (sinon de façon détournée), de justice sociale ou de défense des minorités. Cette page de sa vie militante est manifestement tournée, entièrement remplacée par son engagement Libriste. Tout comme, dans un même temps, son travail artistique autrefois polygraphique et polytechnique, semble avoir perdu en hardiesse ce qu’il a gagné en cohérence et en accessibilité. De même, enfin, que son site web autrefois exubérant d’humour, de curiosités et d’auto-ironie, se résume aujourd’hui à un blog WordPress relativement terne. Peut-être Nina Paley, avec le succès, a-t-elle enfin trouvé une place à part entière dans le monde culturel Libre, un équilibre apaisant, un âge de raison artistique. Ou peut-être est-ce là, tout simplement, ce que l’on nomme vieillir.




H@ckWeeks, le séjour de rêve des geeks

EPPLUG - CC By Sa« Une semaine tous frais payés dans la petite Venise du nord… » c’est le cadeau qu’ont gagné les quatre projets retenus par l’EPPLUG [1] pour la deuxième édition des H@ckWeeks qui se déroulera la semaine prochaine à Amiens.

Les membres de ces quatre projets se retrouveront donc dans le nord dès lundi prochain, confiés aux mains expertes des bénévoles de l’EPPLUG, qui, à la suite de l’organisation de l’édition 2007 des RMLL dans la préfecture de Picardie ont imaginé une variante hebdomadaire des barcamps, ces réunion de travail et d’ateliers.

Le principe est simple : se retrouver tous en vrai (souvent pour la 1ère fois) et n’avoir rien d’autre à penser pendant une semaine que l’avancement du projet libre en question.

L’évènement en étant seulement à sa 2e édition, il suffit aux heureux gagnants de déposer dans les temps une candidature auprès de l’EPPLUG, détaillant le nombre de participants et les objectifs fixés pour cette semaine de travail intensif.

Les quatre projets de cette 2e édition sont :

Et nous aurons l’occasion de revenir en détail sur chacun d’eux plus tard. Toutefois, les lecteurs consciencieux auront d’ores et déjà remarqué que « Nobjet », présenté aux RMLL 2010, est davantage un projet artistique qu’un projet logiciel. Et c’est bien là le deuxième aspect des H@ckWeeks d’Amiens. En effet, la manifestation ne se limite pas à enfermer des codeurs ensembles avec des machines, mais s’accompagne de tout un programme embrassant la culture du libre [2] dans tous ses états. Projections de films libres [3], conférences sur l’art ou la cuisine libre, concerts de musique libre et ateliers permettant au public d’aller à la rencontre des développeurs de chaque projet rythmeront cette semaine intense.

Enfin, cerise sur le gâteau, vous allez pouvoir vivre ces H@ckWeeks hiver 2010 au quotidien, grâce au Framablog ! Ce ne sera pas exactement comme si vous y étiez certes, mais ça sera par contre vraiment comme si j’y étais 🙂

Notes

[1] Les Éleveurs de Pingouins Picards

[2] Si chère au Framablog

[3] Notamment ceux de la fondation Blender, mais également les créations d’un certain LL de Mars, ou encore de l’artiste argentin Blu et québécois David Guillemette. La liste complète étant disponible ici.




La suite de Blade Runner sous licence libre ? C’est presque vrai !

Psd - CC byLa photo ci-contre s’intitule « Room With a Blade Runner View »[1]. Si ce titre fait une référence directe au célèbre film de science-fiction Blade Runner, c’est que son esthétique a marqué toute une génération.

En fait, et au delà de sa forme, ce film, inspiré d’un roman de Philip K. Dick et réalisé en 1982 par Rydley Scott (avec Harrison Ford dans le rôle principal), est considéré par beaucoup comme l’un des films cultes de l’histoire du cinéma.

Or une série vidéo s’en inspirant fortement est en préparation, série dont la société de production appartient à Ridley Scott en personne.

Il n’en fallait pas plus pour émouvoir les fans (de la première et de la dernière heure). D’autant que, excellente et originale initiative, tous les épisodes seront placées sous la très libre licence Creative Commons By-Sa, avec tout ce que cela suppose comme appropriation et remix !

De plus en en plus de monde attiré par la « culture libre » ? Ce n’est pas de la science-fiction, c’est la réalité 😉

Une série inspirée de Blade Runner en préparation

Web Series Tied to Blade Runner Is In the Works

Brad Stone – 4 juin 2009 – New-York Times (blog)
(Traduction Framalang : Don Rico)

Voici une nouvelle qui va donner des frissons d’anticipation ou d’appréhension aux fans de Blade Runner, le film de science-fiction culte sorti en 1982.

Ridley Scott, le réalisateur du film, a annoncé jeudi 4 mai qu’une nouvelle branche de sa société de production, RSA Films, travaillait à une série vidéo intitulée Purefold. L’action de cette série constituée d’épisodes de 5 à 10 minutes, tout d’abord destinés à une diffusion sur Internet puis peut-être à la télévision, se déroulera à une époque située avant 2019, date à laquelle le film dont Harrison Ford tenait le premier rôle se passait dans un Los Angeles cauchemardesque.

Ridley Scott, son frère Tony et son fils Luke sont en train de développer ce projet en partenariat avec le studio indépendant Ag8, que dirige un des créateurs de Where are the Joneses?, sitcom Web britannique qui sollicitait la participation du public pour l’élaboration des épisodes. De le même façon, Purefold récoltera les idées de scénario des téléspectateurs, par le biais du site social FriendFeed.

Mais la série ne collera pas trop près aux personnages ou aux situations que l’on a pu voir dans Blade Runner, en partie tirés de la nouvelle de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, sur laquelle les auteurs de Purefold ne possèdent aucun droit.

« Nous n’utiliserons aucun des éléments du film placés sous copyright », explique David Bausola, co-fondateur de Ag8, qui espère un lancement de la série dans le courant de l’été, avec des premiers épisodes dont les évènements devraient se dérouler dans un futur très proche (environ deux ans). « On y développera les mêmes thèmes que dans Blade Runner. La quête pour savoir ce que ça signifie d’être humain et comprendre la notion d’empathie. On s’inspire beaucoup de Blade Runner. »

Parmi les partenaires du projet, on compte les agences de publicité et de marketing WPP, Publicis, Aegis Media et Naked Communications. Celles-ci apporteront des annonceurs dont les produits et les marques – ou leurs versions futures hypothétiques – seront susceptibles d’apparaître dans la série.

Signe que l’exploration d’un nouveau genre de créativité collective et interactive intéresse les cinéastes à l’origine du projet, les épisodes de la série seront diffusés sous une licence Creative Commons, fait sans précédent puisque ce sera la première fois qu’un réalisateur majeur d’Hollywood choisit cette solution alternative au copyright. Grâce à cette licence, les fans de la série pourront transformer et adapter les épisodes à leur guise, et même exploiter commercialement leur propre version placée sous la même licence.

Notes

[1] Crédit photo : Psd (Creative Commons By)




Libération du film d’animation Sita Sings the Blues

Sita Sings the Blues (Sita chante le blues) est un long métrage d’animation entièrement écrit et réalisé par une seule et même personne, Nina Paley. Primé au Festival international du film d’animation d’Annecy en 2008, il met en parallèle la légende hindouiste du Râmâyana et une rupture amoureuse autobiographique, en mélangeant les techniques d’animation (dessins, papiers découpés, ordinateur 2D, utilisation d’images libres de droits…). Si vous aimez les dessins animés, l’Inde, le jazz et les histoires d’amour qui finissent mal (en général), ce film de 80 min devrait vous plaire.

En voici la bande-annonce (via Framatube) :

—> La vidéo au format webm

Sita Sings the Blues vient tout de juste de passer sous licence Creative Commons By-Sa, comme l’annonce Nina Paley dans un joli message que nous avons traduit ci-dessous. Vous le trouverez en téléchargement intégral sur archive.org ainsi qu’en torrent sur le wiki du site officiel (existe également en streaming flash sur Reel 13).

Cette « libération » est un heureux évènement et un élément de qualité à ajouter à la Culture Libre. Mais elle ne doit pas cacher l’incroyable histoire des problèmes de droits d’auteur qu’a rencontré Nina Paley (et qui font d’ailleurs que ce film ne peut être considéré comme totalement libre).

Le film est en effet indissociable de l’interprète de jazz Annette Hanshaw (qui apparait d’ailleurs au générique du film comme protagoniste). Onze de ses chansons y figurent en étant complètement intégrées au scénario et à l’animation (impossible donc de changer la musique). Ces chansons datent de la fin des années… 1920 ! Autrement dit, un peu moins d’un siècle plus tard (et un quart de siècle après la mort de la chanteuse), Nina Paley pensa légitimement qu’elles étaient désormais dans le domaine public.

Mais c’était sans compter sur des subtilités juridiques que certains justifieront sans peine mais que je ne puis m’empêcher de qualifier « d’un autre âge » (excusez-moi mais l’Hadopi ça me met à cran en ce moment). Vous me corrigerez dans les commentaires mais voici ce que j’en ai compris à parcourir cet article. Les enregistrements sont bien dans le domaine public mais ce n’est pas le cas de la composition, paroles et musiques (partitions). Et du coup les ayant-droits ont d’abord demandé à Nina Paley 500 $ par chanson pour l’autoriser à être projetée dans les festivals (ce dont elle s’est acquittée), mais surtout 200 000 $ pour l’autoriser à commercialiser le DVD de son film (somme ramenée à 50 000 $ assortie de nombreuses restrictions) ! Ubuesque non ? Alors même que la diffusion de son film permettrait justement à un nouveau public de découvrir Annette Hanshaw ! Impossible alors de trouver un distributeur pour son film. Nina Payley s’en explique longuement dans cette interview.

Enfin bref, un mal pour un bien en quelque sorte, et nous voici donc avec un Sita Sings the Blues sous licence libre (dont il faut cependant aussi respecter le copyright pour le moins complexe de la fameuse musique). Mais il me plait à penser que Nina y est venue non par dépit mais par conviction (en fait un peu des deux je pense). Il me plait également à penser que Nina Paley reçoive de nombreux dons, témoignant ainsi qu’il y a une vie économique pour une culture qui souhaiterait se soustraire aux logiques oppressantes du classique et souvent mortifère copyright.

Une dernière chose. Framalang est en train de le visionner dans son intégralité et se tient prêt à en assurer le sous-titrage si l’évaluation globale se révèle aussi positive que la première impression, sachant que vous nous aideriez d’autant en nous donnant votre propre avis dans les commentaires.

Annonce de la « libération » de Sita Sings the Blues

Sita Sings the Blues

Nina Paley – 28 février 2009
(Traduction Framalang : Simon)

Cher public,


Par la présente, je te donne Sita Sings the Blues. En tant qu’élément culturel il t’appartient déjà, mais je rends la chose explicite avec une licence Creative Commons Attribution-Share Alike. Je t’invite à distribuer, copier, partager, archiver et montrer Sita Sings the Blues. Il provient de la culture partagée, et retourne à la culture partagée.

Tu n’as pas besoin de ma permission pour le copier, le partager, le publier, l’archiver, le montrer, le vendre, le diffuser ou le remixer. La sagesse conventionnelle m’intime de réclamer un paiement pour chaque utilisation de ce film, mais alors, comment feraient les gens sans argent pour le voir ? À quelle ampleur le film se disséminerait-il s’il était limité par des permissions et des droits d’auteur à payer ? Le contrôle offre une fausse impression de sécurité. La seule vraie sécurité que j’ai, est de croire en vous, de croire en la culture et de croire en la liberté.

Ceci étant dit, mes collègues et moi même allons mettre en œuvre la licence Share Alike. Tu n’es pas libre de réduire les libertés que je donne sur Sita Sings the Blues et ses dérivés, ni en y imposant un copyright, ni en y ajoutant des DRM.

Certaines chansons de Sita Sings the Blues ne sont pas libres, et ne le seront peut être jamais ; les lois régissant le droit d’auteur t’obligent à respecter leurs licences respectives. Ce n’est pas de mon fait ; pour plus d’informations sur ce sujet, tu peux lire notre page « restrictions ».

Et comment vais-je gagner de l’argent dans tout ça ? Mon expérience personnelle atteste que le public est généreux, et souhaite soutenir les artistes. Il y a sûrement un moyen de permettre cela sans contrôler centralement chaque transaction. Le vieux système économique fait de coercition et d’extorsion touche à sa fin. De nouveaux modèles émergent, et je suis heureux d’en faire partie. Mais nous continuerons de mettre cela en place avec le temps. Tu es libre de gagner de l’argent à partir du contenu libre de Sita Sings the Blues, et tu es libre de partager cet argent avec moi. Des gens gagnent de l’argent avec des logiciels libres depuis des années ; il est temps pour la Culture Libre de suivre. Je te prie de bien vouloir croire en la confiance que j’ai en tes innovations.

Si tu as des questions, n’hésite pas à nous les poser. Si tu as des idées, réalise les, tu n’as pas besoin de ma permission, ni de celle de personne (excepté les chansons mentionnées ci-dessus). Si tu constates des abus, corrige-les, mais ne sombre pas dans les détails des arcanes des lois sur le droit d’auteur. Le système de copyright voudrait que tu penses en termes de demande de permission ; je voudrais que tu penses en terme de liberté. Nous avons mis un wiki en place, pour démarrer les choses. N’hésite pas à l’utiliser.

Je dois reprendre une vie normale maintenant, et retourner faire de nouvelles œuvres. Merci pour ton soutien ! Ce film n’existerait pas sans toi.

Affectueusement

Nina Paley




Un exemple de cinéma libre (au sens des logiciels libres)

Zara - CC by-saQu’est-ce qu’un « film libre » ? Est-ce qu’une œuvre cinématographique qui interdit la modification et la commercialisation (typiquement sous licence Creative Commons By-Nd) peut encore se considérer comme tel alors même qu’elle assure pourtant le « minimum syndical » de la libre circulation ? On pourrait alors penser qu’il suffit de lever ces clauses (typiquement avec une licence Creative Commons By-Sa) par avoir à faire avec certitude à du « cinéma libre ». Mais là encore ça peut coincer car quid d’une telle œuvre qui ne fournirait pas ses « sources » (rushes en haute définition, musiques, textes…) ? Le logiciel libre n’a pas le monopole de la liberté mais si l’on se réfère uniquement à la définition donnée par les fameuses quatre libertés du logiciel libre (dont deux nécessitent le code source) alors non nous ne sommes toujours pas en présence d’un « film libre ».

C’est pourquoi, au delà de ses qualités artistiques intrinsèques[1], nous avons trouvé intéressant d’évoquer le film anglophone « en construction » Valkaama en traduisant le billet dédié du blog des Creative Commons (et en ajoutant la bande-annonce ci-dessous). L’occasion de rappeler qu’en France nous avons Ralamax Prod qui tente de faire quelque chose de similaire avec leur projet de film sous licence Art Libre Varsovie-Express.

Les sources du film libre Valkaama disponibles en téléchargement

Files seeded for Valkaama, "open source movie"

Michelle Thorne – 16 janvier 2009 – Creative Commons Blog
(Traduction Framalang : Don Rico)

Les fichiers sources de Valkaama, tout nouveau « film Open Source » collaboratif filmé à Cracovie, en Pologne, ont été mis en ligne. Tim Baumann, son réalisateur, a choisi de de procéder à toute la post-production de ce long métrage de façon ouverte, avec l’aide de bénévoles, qu’ils soient amateurs ou professionnels.

Nous publions sur cette page toutes nos sources audio et vidéo afin de vous donner la possibilité de les utiliser comme matière de base. Si vous souhaitez participer à ce projet, en nous aidant à terminer le film, en créant des montages, en proposant une nouvelle bande-annonce, ou si vous voulez publier quoi que ce soit en rapport avec Valkaama, veuillez nous contacter.

Valkaama est une comédie dramatique qui se déroule en Suède et en Finlande, tournée par les élèves d’une école de théâtre et des amateurs venus de Cracovie et ses environs. On y suit les pérégrinations de deux jeunes gens très différents l’un de l’autre, que le destin pousse sur la route de Valkaama. Leurs chemins finissent par se croiser, mais ils ne se rendent pas compte combien leur voyage est déjà déterminé par leurs passés respectifs.

Les films open-source et à contenu libre restent rares. Valkaama est un des premiers films à être distribué gratuitement, et à garantir en outre l’accès libre à tous les matériaux sources utilisés et créés au cours de sa production. Ce projet est placé sous des licences Creative Commons By-Sa 3.0 afin d’assurer une utilisation et réutilisation très souple du matériau produit. À presque chaque texte, image et vidéo, ainsi que qu’à tous les médias téléchargeables, est associé une licence. Les licences sont même parfois incluses dans les fichiers médias eux-mêmes.

Remixez bien !

Notes

[1] Crédit photo : Zara (Creative Commons By)




Quand le gratuit devient payant au cinéma en plein air de la Villette

Marilyn - Virginyyyy - CC-by-nc

Rares sont les parisiens de l’été, permanents ou de passage, qui ne sont pas allés au moins une fois voir un film en plein air au festival cinématographique de la Villette. C’était même devenu un rendez-vous pic-nic-convivial assez classique de la capitale[1].

J’en parle au passé parce que la donne a quelque peu changé cette année. Gratuit depuis toujours (à savoir dix-sept ans) il faut, pour cette édition 2008, s’acquitter d’un droit d’entrée de deux euros. La somme est modique pour le bobo parisien mais pas forcément pour les populations des banlieues avoisinantes (Pantin, Aubervilliers…) qui avaient pris l’habitude de venir en famille. Mais, modique ou pas, elle est peut-être aussi quelques part révélatrice d’une évolution marchande dont on n’a pas fini de constater les méfaits effets.

Bon mais alors pourquoi soudainement un tel changement ? C’est un peu emberlificoté mais c’est très bien expliqué dans l’article de Rue89 qui m’a mis la puce à l’oreille.

Il y a plusieurs problèmes mais ils gravitent plus ou moins tous autour du Centre national de la cinématographie (CNC), qui serait un peu au cinéma ce que la SACEM est à la musique (je caricature, si certains veulent préciser ou amender dans les commentaires, qu’ils n’hésitent surtout pas).

On a un problème avec une nouvelle directive du CNC qui oblige désormais les festivals de cinéma gratuit en plein air à présenter leur programmation devant une commission de régulation afin, par exemple, d’éviter de détourner le public des salles de cinémas.
On a aussi un problème avec les sponsors et donc la publicité. Présente au festival depuis ses débuts, elle échappe à une taxe du CNC prévue dans ce cas de figure.
Enfin il y a un problème quantitatif, celui qui voit chaque année près de cent cinquante mille personnes assister à ces projections gratuites, ce qui pourrait, selon certains, faire du tort aux exploitants de salles et distributeurs.

Ainsi donc le passage au payant permet de ne pas se retrouver devant la commission (qui peut très bien ne pas donner son aval pour tel ou tel film trop récent ou trop grand public), il permet également de payer la taxe CNC, et enfin il permet de garder ses sponsors qui eux permettaient justement de préserver.. la gratuité ! (comprenne qui pourra)

Certes c’est dommage voire contrariant, mais on est a priori très loin du logiciel libre. Alors pourquoi évoquer cette petite polémique sur le Framablog ?

En fait, à y regarder de plus près, on est en présence d’une configuration assez familière :

  • des questions (complexes) de droits
  • une nouvelle directive toute fraîche qui oblige à obtenir l’aval d’un organisme (pourtant public) de régulation et/ou de contrôle (c’est selon) représentant les intérêts financiers d’une industrie et/ou la création culturelle cinématographique (c’est selon)
  • de la publicité qui soutient mais dont on aimerait bien si possible se passer
  • autour d’un événement ayant lieu dans un espace public (un parc municipal c’est, me semble-t-il, un bien commun administré à l’aide de nos impôts)
  • des citoyens qui se sentent un peu mis devant le fait accompli et qui, ne disposant pas de structures officielles pour se faire entendre, décident de monter une opération pétition sur internet.

Comparaison n’est pas raison, mais j’y ai vu néanmoins quelques similarités avec certains évènements passés ou présents qui ont bousculé la communauté comme la question des brevets logiciels en Europe, la loi DADVSI, la loi Hadopi, ou encore le (grave) problème actuel que pose le paquet Télécoms[2]. On notera qu’à chaque fois il est question d’argent et même parfois, et contrairement à ce qui nous préoccupe ici, de beaucoup d’argent.

Quant à la pétition, en voici quelques extraits jugés significatifs :

« Cette décision porte un coup à la vocation populaire, dès l’origine, à l’image de son environnement géographique, du Parc de la Villette. Le Parc est un établissement public. Que sa directrice puisse expliquer dans l’édition du Parisien du samedi 21 juin 2008 « En faisant payer, nous sommes plus libres » manifeste une conception pour le moins incompréhensible de sa mission de favoriser l’accès du plus grand nombre à la culture.

Nombre d’habitant-es du 19e arrondissement et des alentours ne peuvent pas partir en vacances, ou n’ont pas accès à la culture en-dehors de la gratuité. Le Parc de la Villette pouvait jusque-là s’enorgueillir de ne pas sélectionner ses publics selon leurs pouvoirs d’achat, à travers cette manifestation comme à travers d’autres.

Pour nous la culture n’est pas une marchandise et il est nécessaire de maintenir mais aussi de multiplier les spectacles gratuits en plein air. La culture, c’est comme le service public, ça a un coût mais ça n’a pas de prix. C’est parce qu’il y a des services publics de l’éducation, de la santé et de la culture que l’accès à l’éducation, à la santé et à la culture est une réalité pour des millions de personnes qui sinon n’en verraient pas la couleur. Céder à la pression des marchand-es de la culture ou rendre la culture accessible sans discrimination et sans sélection par l’argent, il faut choisir.

Nous voulons que les projections du cinéma en plein air gardent leur aspect convivial, spontané, populaire qui les rend si attachantes. Ce n’est pas aux spectateur-rices de payer deux fois leurs places, avec leurs impôts et en s’acquittant d’un droit d’entrée de 2 euros. L’État, les collectivités locales, le CNC et le Parc de la Villette doivent s’entendre. »

Je n’ai pas retrouvé trace sur le site du Parisien de l’étonnante citation de la directrice. Mais en admettant qu’elle fut bien prononcée, alors non Madame, on n’est pas forcément « plus libre en faisant payer ». Nous sommes quelques uns ici à pouvoir en témoigner…

Plein air - Aeroporc - CC-by-nd

Notes

[1] Crédits photos : Marilyn par Virginyyyy sous licence Creative Commons By-Nc et Plein Air par Aeroporc sous licence Creative Commons By-Nd.

[2] Pour les deux derniers problèmes mentionnés, on peut faire confiance à la Quadrature du Net pour nous tenir au courant et nous proposer d’agir ensemble.