Mais où sont les livres universitaires open-source ?
Où sont les livres universitaires libres, ceux qu’on pourrait télécharger gratuitement à la façon d’un logiciel open-source ? Les lecteurs et lectrices du Framablog qui étudient ou travaillent à l’université se sont probablement posé la question.
Olivier Cleynen vous soumet ici quelques réponses auxquelles nous ouvrons bien volontiers nos colonnes.
Les manuels universitaires libres, j’en ai fabriqué un : Thermodynamique de l’ingénieur, publié en 2015 au sein du projet Framabook. Cette année, alors que Framabook se métamorphose en Des livres en commun et abandonne le format papier, je reprends le livre à mon nom et j’expérimente avec différentes formes de commercialisation pour sa troisième édition. C’est pour moi l’occasion de me poser un peu et de partager avec vous ce que j’ai appris sur ce monde au cours des sept dernières années.
Bon, je vais commencer par prendre le problème à l’envers. Un manuel universitaire, c’est d’abord un livre et comme tout autre livre il faut qu’il parte d’un désir fort de la part de l’auteur/e, car c’est une création culturelle au même titre qu’une composition musicale par exemple. Et d’autre part c’est un outil de travail, il faut qu’il soit très cohérent, structuré, qu’il justifie constamment l’effort qu’il demande au lecteur ou à la lectrice, en l’aidant à accomplir quelque chose de précis. Ces deux facettes font qu’il doit être le produit du travail d’un nombre faible de personnes très impliquées. On le voit bien avec les projets Wikibooks et Wikiversity par exemple, qui à mes yeux ne peuvent pas décoller, par contraste avec Wikipédia où le fait que certains articles soient plus touffus que d’autres et utilisent des conventions de notation différentes ne pose aucun problème.
Pour écrire un livre comme Thermodynamique de l’ingénieur j’estime (à la louche) qu’il faut un an de travail à quelqu’un de niveau ingénieur. En plus de ça il faut au moins deux personne-mois de travail pour mettre le tout en page et avoir un livre prêt à l’impression.
Je n’aime pas beaucoup ce genre de calculs qui ont tendance à tout réduire à des échanges mercantiles, mais dans un monde où l’équipe d’en face loue l’accès à un PDF en ligne à 100 euros par semestre, on peut se permettre d’écrire quelques nombres au dos d’une enveloppe, pour se faire une idée. Un an de travail pour une ingénieur médiane coûte 58 k€ brut en France. Pour deux personnes-mois de mise en page, on peut certainement compter 5 k€ de rémunération brute, soit au total: 63 000 euros.
Maintenant en partant sur la base de 1000 livres vendus on voit qu’il faudrait récolter 63 euros par livre pour financer au “prix du marché”, si je peux me permettre, le travail purement créatif. C’est une mesure (très approximative…) de ce que les créateurs choisissent de ne pas gagner ailleurs, lorsqu’ils/elles font un livre en accès gratuit ou en vente à prix coûtant, comme l’a été le Framabook de thermodynamique.
Bien sûr, si l’on reprend le problème à l’endroit, le prix d’un livre acheté par un étudiant ou une universitaire n’est pas du tout calculé sur cette base, car il faut aussi et surtout rémunérer les autres acteurs entre l’auteure et la lectrice.
La part du lion est assurément réservée aux distributeurs, et parmi eux Amazon, qui sont passés progressivement de purs agents logistiques à de véritables plateformes éditoriales. Les distributeurs ont ainsi dépassé leur rôle initial (être une réponse à la question : « où vais-je me procurer ce livre qui m’intéresse ? ») et saturé le niveau d’au-dessus, en proposant de facto toutes les réponses les plus pertinentes à la question : « quel est le meilleur livre sur ce sujet ? ».
Au milieu de tout ça, il y a les éditeurs. Un peu comme les producteurs dans le monde de la musique, leur rôle est de résoudre l’équation qui va lier et satisfaire tous les acteurs impliqués dans l’arrivée du livre entre les mains de la lectrice. Ils sont ceux qui devraient le mieux connaître les particularités de ce produit pas tout à fait comme les autres, et pourtant…
Dans notre exploration du monde des manuels universitaires, je vais choisir de diviser les éditeurs en trois groupes.
tout un patrimoine est rendu légalement inaccessible.
Au centre, nous avons les petits. Ils sont écrasés par tous les autres, mais je peux dire d’emblée qu’ils n’ont que ce qu’ils méritent. Leurs outils et méthodes de travail sont désuets voire archaïques, et ils saisissent très mal les mécanismes du succès éditorial. Donc, ils se contentent de sortir beaucoup de livres pour espérer en réussir quelques-uns. Contactez-les avec votre projet, et ils vous proposeront un contrat dans lequel vous renoncez ad vitam à tout contrôle, et à 93% des revenus de la vente. Faites le calcul : même avec un prix de vente élevé, disons 40€, ce qu’ils vous présenteront sans sourciller comme un succès (mille livres vendus) ne vous rapportera même pas 3000 euros bruts, étalés sur dix ans.
Vous me direz que ce n’est pas bien grave, qu’avoir une haute rentabilité, une haute efficacité, n’est pas un but en soi : tout le monde ne veut pas être Jeff Bezos, et le monde a bien besoin de petits acteurs, de diversité éditoriale, de tentatives risquées, tout comme le secteur de la musique. Certes ! Mais voyons les conséquences en aval. Lorsque le contrat est signé, le copyright sur l’œuvre passe irréversiblement dans les mains de l’éditeur, qui ne l’exploitera vraisemblablement que dix ans. Que se passe-t-il après ? Le livre n’est plus imprimé, il sort de la sphère commerciale, et… il est envoyé en prison. Il rejoint la montagne de livres abandonnés, qui attendent, sous l’œil du gendarme copyright, le premier janvier de la 71ème année après la mort de leur auteur, que l’on puisse les réutiliser. Un siècle de punition ! Quelle bibliothèque en aura encore un exemplaire en rayon lorsqu’ils en sortiront ?
Et voilà comment nous entretenons cette situation absurde, dans laquelle une masse de travail faramineuse, sans plus aucune valeur commerciale, est mise hors d’accès de ceux qui en ont besoin. Il y a des manuels universitaires par centaines, parfaitement fonctionnels, dont le contenu aurait juste besoin d’un petit dépoussiérage pour servir dans les amphis après une mise à jour. Ils pourraient aussi être traduits en d’autres langues, ou bien dépecés pour servir à construire de nouvelles choses. Au lieu de ça, en thermodynamique les petits éditeurs sortent chaque année de nouveaux manuels dans lesquels les auteurs décrivent une nouvelle fois l’expérience de Joule et Gay-Lussac de 1807, condamnés à refaire eux-mêmes le même schéma, les mêmes diagrammes pression-volume, donner les mêmes explications sans pouvoir utiliser ce qui a déjà été fait par leurs prédécesseurs. Certes, d’autres disciplines évoluent plus vite que la mienne, mais partout il y a des fondamentaux qu’il n’est pas nécessaire de revisiter très souvent, et pour lesquels tout un patrimoine est rendu légalement inaccessible. Quel gâchis !
des pratiques difficiles à accepter pour ceux pour qui un livre doit aussi être un outil d’émancipation.
Grimpons maintenant d’un étage. Au dessus des petits éditeurs, les gros ; eux résolvent l’équation autrement, en partant du point de vue qu’un manuel universitaire est un outil de travail professionnel : un produit pointu, hyper-spécialisé et qui coûte cher. Aux États-Unis, ce sont eux qui mènent la course. Pour pouvoir suivre un cours de thermodynamique ou de chimie organique, l’étudiant/e lambda est forcée d’utiliser un manuel qui coûte entre 100 et 300 euros par le/la prof, qui va baser tous ses cours, diapositives, sessions d’exercices et examens dessus. Nous parlons de pavés de 400 pages, écrits par plusieurs auteur/es et illustrés par des professionnels, des outils magnifiques qui non seulement attisent votre curiosité, mais aussi vous rassasient d’applications concrètes et récentes, en vous permettant de progresser à votre rythme. On est loin des petits aides-mémoire français avec leurs résumés de cours abscons !
Ces manuels sont de véritables navires, conduits avec soin pour maximiser leur potentiel commercial, avec des pratiques pas toujours très éthiques. Par exemple, les nouvelles éditions s’enchaînent à un rythme rapide, et les données et la numérotation des exercices sont souvent modifiés, pour rendre plus difficile l’utilisation des éditions antérieures. Pour pouvoir capter de nouveaux marchés, en Asie notamment, les éditeurs impriment pour eux des versions beaucoup moins chères, dont ils tentent après par tous les moyens d’interdire la vente dans les autres pays.
Le prix de vente des livres est en fait tel que pour les étudiants, la location devient le moyen d’accès principal. Les distributeurs (comme Amazon US ou Chegg) vous envoient l’enveloppe de retour affranchie directement avec le livre. Vous pouvez tout de même surligner et annoter l’intérieur du livre : il ne sera probablement pas reloué plus d’une fois. Après tout, le coût de fabrication est faible au regard des autres sommes en jeu : il s’agit surtout de pouvoir contrôler le nombre de livres en circulation (lire : empêcher la revente de livres récents et bon marché).
Les éditeurs tentent aussi de ne pas louper le virage (très lent…) de la dématérialisation, en louant l’accès au contenu du livre via leur site Internet ou leur appli. Pensiez-vous que l’on vous donnerait un PDF à télécharger ? Que nenni. Nos amis francophones au Canada ont déjà testé pour vous : « Les étudiants sont pris en otage avec une plateforme difficile d’utilisation à un prix très élevé. Difficile de faire des recherches, difficile de naviguer, difficile de zoomer, difficile d’imprimer. Difficile de toute. En plus, on perd l’accès au livre après un certain temps, alors qu’on paie presque la totalité du prix d’un livre physique. Il y a un problème. »
En bref, cet étage combine le meilleur et le pire : des outils pédagogiques de très bon niveau, empaquetés dans des pratiques difficiles à accepter pour ceux pour qui un livre doit aussi être un outil d’émancipation.
l’émergence de créateurs et créatrices de biens culturels plus indépendants et plus justement rétribués
En dessous de ces deux groupes, il y a tout un ensemble désordonné d’entreprises qui proposent aux auteurs potentiels de court-circuiter les voies d’édition traditionnelles (j’expérimente en ce moment avec plusieurs de ces acteurs pour mon livre). On peut mentionner Lulu, qui fournit un service d’impression à la demande (Framabook l’a longtemps utilisé), mais aussi Amazon qui accepte de plus en plus facilement dans son catalogue physique et immatériel (Kindle) des livres auto-édités. En marge, il y a un grand nombre d’acteurs qui facilitent la rémunération des créateurs et créatrices en tout genre, par exemple en permettant la vente de fichiers informatiques, de services en ligne, et le financement ponctuel ou régulier de leur travail par leur audience. Ces choses étaient très difficiles à mettre en pratique il y a quinze ans ; maintenant ces entreprises érodent par le bas les piliers financiers de l’édition traditionnelle. Elles permettent, d’une part, l’émergence de créateurs et créatrices de biens culturels plus indépendants et plus justement rétribués, qui ne se feront pas manger tout/es cru/es par les machines de l’édition traditionnelle. Elles permettent aussi, et c’est plus regrettable, la monétisation d’échanges qui auraient dû rester non-commerciaux ; par exemple on ne peut que grincer des dents en voyant des enseignants fonctionnaires de l’éducation nationale, sur une plateforme quelconque, se vendre les uns aux autres l’accès à leurs fiches de travaux pratiques de collège. Dans l’ensemble toutefois, je pense que la balance penche franchement dans le bon sens, et je me réjouis de savoir que de plus en plus de personnes se voient offrir la possibilité de se demander : « tiens, et si j’en faisais un livre ? ».
Alors toi, petit/e prof de l’enseignement supérieur, qui voudrais bien faire un livre de ce que tu as déjà construit avec tes cours, et qui regardes ce paysage, tu te demandes si tu ne devrais pas faire un manuel universitaire open-source, un truc que les étudiants et les autres profs pourraient télécharger et réadapter sans rien devoir demander. Qu’est-ce que je peux te recommander ?
Pour commencer, le plus important — fonce ! Tu ne le regretteras pas. Je partage volontiers avec toi quelques chiffres et quelques retours, sept ans après m’être lancé (mais sans avoir jamais travaillé sur la communication ou la diffusion). Une trentaine de personnes télécharge le PDF de mon livre depuis mon site Internet chaque jour, la moitié depuis les pays d’Afrique francophone, et une sur cinq-cent met la main à sa poche pour acheter un exemplaire imprimé. Après six ans, ça représente 250 livres vendus (250 kilos de papier !). Je retrouve des traces de mon livre un peu partout sur Internet, pour le meilleur et pour le pire. Il y a eu un gros lot de mauvaises surprises, parce qu’il y a beaucoup de dilution : le PDF du livre est repris, en entier ou en petits morceaux, par de nombreux acteurs plus ou moins bien intentionnés. Le plus souvent ce sont simplement des banques de PDFs et miroirs informes qui s’efforcent de bien se positionner dans les résultats des moteurs de recherche, puis génèrent un revenu en apposant de la publicité à côté du contenu qu’ils reproduisent. Il y a aussi des plateformes (par exemple Academia.edu pour ne pas les nommer) qui encouragent leurs utilisateurs à republier comme les leurs les travaux des autres, et mon livre fait partie de milliers d’autres qui sont partagés sous une nouvelle licence et en étant mal attribués. Le plus désagréable est certainement de voir mon travail occasionnellement plagié par des universitaires qui ont voulu croire que le livre était simplement déposé dans le domaine public et qu’il n’était pas nécessaire d’en mentionner l’auteur. Mais je pense que ces problèmes sont propres à tous les livres et pas seulement ceux que l’on diffuse sous licence Creative Commons.
Il y a aussi de bonnes surprises ! Recevoir un paquet de correctifs par quelqu’un qui a pris le temps de refaire tes exercices. Recevoir un compliment et un remerciement d’une consœur que tu n’as jamais pu rencontrer. Voir ton PDF téléchargé depuis des adresses IP associées à une ville au milieu du désert algérien, ou bien d’endroits où personne ne n’a jamais vu une librairie universitaire ou une camionnette Amazon. Ces moments à eux seuls font du projet un succès à mes yeux, et ils te porteront toi aussi dans tes efforts.
Dans tout cela, il faut bien voir que les quantités d’argent mises en jeu dans la circulation du livre sont dérisoires, à des années-lumières de la valeur que vont créer les étudiants ingénieurs avec ce qu’ils ont appris à l’aide du manuel. Et surtout, après avoir de bon cœur mis son livre en libre téléchargement et la version papier en vente à prix coûtant, l’auteur/e réalise un matin, comme certainement beaucoup de programmeurs libristes avant lui/elle, que des œuvres concurrentes objectivement bien moins bonnes et beaucoup plus chères se vendent bien mieux.
Où trouver notre place alors dans ce paysage compliqué ? Un livre sous licence Creative Commons peut-il être une bonne réponse au problème ?
Je pense qu’une bonne recette de fabrication pour livre universitaire doit en tout premier satisfaire trois groupes : les auteur/es, les enseignant/es et les étudiant/es. De quoi ont-ils/elles besoin ? Je propose ici mes réponses (évidemment toutes biaisées par mon expérience), en listant les points les plus importants en premier.
Ce que veulent les auteur/es :
- Fabriquer une œuvre qui n’est pas cloisonnée, qui peut servir à d’autres si je disparais ou si le projet ne m’intéresse plus (donc quelque chose de ré-éditable, qu’on peut corriger, remettre à jour, traduisible en japonais et tout ça sans devoir obtenir de permission).
- Une reconnaissance de mon travail, quelque chose que je peux valoriser dans un CV académique (donc quelque chose qui va être cité par ceux qui s’en servent).
- De l’argent, mais pas cent-douze euros par an. Soit le livre contribue significativement à mes revenus, soit je préfère renoncer à gagner de l’argent avec (pour maximiser sa diffusion et m’éviter les misères administratives, la contribution à la sécu des artistes-auteurs ou à l’Urssaf etc).
Ce que veulent les enseignant/es :
- Un contenu fiable (un livre bien ancré dans la littérature scientifique existante et dans lequel l’auteur/e n’essaie pas de glisser un point de vue « alternatif » ou personnel).
- Un livre remixable, dont on peut reprendre le contenu dans ses diapos ou son polycopié, de façon flexible (ne pas devoir scanner les pages du livre ou bien tout redessiner).
- Un livre dont le prix est supportable pour les étudiant/es.
Et enfin, ce que veulent les étudiant/es :
- Un livre qui les aide à s’en sortir dans leur cours. C’est d’abord un outil, et il faut survivre aux examens ! Si le livre rend le sujet intéressant, c’est un plus.
- Un livre très bon marché, ou encore mieux, gratuit.
- Un livre déjà désigné pour elles et eux, et qui correspond bien au programme : personne n’a envie d’arpenter les rayons de bibliothèque ou le catalogue d’Amazon en espérant trouver de l’aide.
On le voit, finalement nous ne sommes pas loin du compte avec des livres sous licence Creative Commons ! Tous les outils importants sont déjà à portée de main, pour créer le livre (avec des logiciels libres en tout genre), l’encadrer (avec des contrats de licence solides) et le distribuer (avec l’Internet pour sa forme numérique et, si nécessaire d’autres plateformes pour sa forme physique). C’est peut-être un évidence, mais il est bon de se rappeler parfois qu’on vit une époque formidable.
Alors, que manque-t-il ? Pourquoi les livres libres n’ont-ils toujours pas envahi les amphis ? Quels sont les points faibles qui rendent l’équation si difficile à résoudre ? Je pense qu’une partie de la réponse vient de nous-mêmes, nous dans les communautés impliquées autour des concepts de culture libre, de partage des connaissances et de logiciels open-source. Voici quelques éléments de critique, que je propose avec beaucoup de respect et en grimaçant un peu car je m’identifie avec ces communautés et m’inclus parmi les responsables.
la monnaie de cette reconnaissance est la citation académique
Je voudrais d’abord me tourner vers les enseignant/es du supérieur. Confrères, consœurs, nous devons citer nos sources dans nos documents de cours, et les publier ! Je sais que construire un cours est un travail très chronophage, souvent fait seul/e et à la volée — comment pourrait-il en être autrement, puisque souvent seul le travail de recherche est valorisé à l’université. Mais trop de nos documents (résumés de cours, exercices, diapositives) ne citent aucune source, et restent en plus coincés dans un intranet universitaire, cachés dans un serveur Moodle, invisibles depuis l’extérieur. Sous nos casquettes de chercheurs, nous sommes déjà les premiers responsables d’une crise sans fin dans l’édition des publications scientifiques. Nous devons faire mieux avec nos chapeaux d’enseignants. Nous le devons à nos étudiants, à qui nous reprochons souvent de faire la même chose que nous. Et nous le devons à ceux et celles dont nous reprenons le travail (les plans de cours, les schémas, les exercices…), qui ont besoin de reconnaissance pour leur partage ; la monnaie de cette reconnaissance est la citation académique. Il faut surmonter le syndrome de l’imposteur : mentionner un livre dans la bibliographie officielle de la fiche descriptive du cours ne suffit pas. Il faut aussi le citer dans ses documents de travail, et les laisser en libre accès ensuite.
Quant aux institutions de l’enseignement supérieur (écoles, instituts, universités en tous genres), je souhaite qu’elles acceptent l’idée que la création de supports de cours universitaires est un processus qui demande de l’argent au même titre que la création de savoir par l’activité de recherche. Il faut y consacrer du temps, et il y a des frais de fonctionnement. Sans cela, on laisse les enseignants perpétuellement réinventer la roue, coincés entre des livres trop courts ou trop chers pour leurs étudiants. Il manque plus généralement une prise de conscience que l’enseignement supérieur a tout d’un processus industriel (il se fait à grande échelle, il a de très nombreux aspects qui sont mesurables directement etc.): nous devons arrêter d’enseigner avec des méthodes de travail qui relèvent de l’artisanat, chacun avec ses petits outils, ses méthodes et son expérience.
Un peu plus loin, au cœur-même des communautés libristes, il y a aussi beaucoup d’obstacles à franchir pour l’auteur/e universitaire : ainsi les défauts de la bibliothèque multimédia communautaire Wikimedia Commons, et du projet Creative Commons en général, pourraient faire chacun l’objet d’un article entier.
Ce que j’ai appris avec ce projet de livre, c’est que travailler à l’intersection de tous ces groupes consomme une certaine quantité d’énergie, parce que mon espoir n’est pas que le fruit de tout ce travail reste à l’intérieur. J’ai envie d’envoyer mon livre de l’autre côté de la colline, où il se retrouve en concurrence avec des manuels de gros éditeurs, parce que c’est ce public que je veux rencontrer — l’espoir n’est pas de faire un livre pour geeks libristes, mais plutôt d’arriver dans les mains d’étudiants qui n’ont pas l’habitude de copier légalement des trucs. Créer ce pont entre deux mondes est un travail en soi. En le réalisant, j’ai appris deux choses.
un travail de communication et de présence en amont.
La première, c’est que nous dépendons toujours d’une plate-forme ou d’une autre. Comme beaucoup d’autres avant moi, je me suis hissé sur les épaules de géants depuis une chambre d’étudiant, en montant une pile de logiciels libres sur mon ordinateur et en me connectant à un réseau informatique global décentralisé. L’euphorie perdure encore jusqu’à ce jour, mais elle ne doit pas m’empêcher d’accepter qu’on ne peut pas toujours tout faire soi-même, et qu’une activité qui implique des transactions financières se fait toujours à l’intérieur d’un ou plusieurs systèmes. Quel que soit son métier, avocate, auteure, chauffagiste, restaurantiste, une personne qui veut s’adresser à un public doit passer par une plate-forme : il faut une boutique avec vitrine sur rue, ou un emplacement dans une galerie commerciale, ou une fiche dans un annuaire professionnel, ou bien un emplacement publicitaire physique ou numérique, ou encore être présent dans un salon professionnel. Chaque public a des attentes particulières. Pour que quelqu’un pense à vous même sans se tourner activement vers une plateforme (simplement en pensant silencieusement « bon il me faut un livre de thermodynamique » ou « bon il faut que quelqu’un répare cette chaudière ») il faut que vous ayez fait un travail de communication et de présence en amont. Toutes les plateformes ne sont pas équivalentes, loin de là ! Le web est certainement une des toutes meilleures, mais là aussi nous voulons trop souvent oublier qu’elle est de facto mécaniquement couplée à une autre, celle du moteur de recherche duquel émanent 92% des requêtes mondiales : c’est ce moteur qu’il faut satisfaire pour y grandir.
Autre plateforme, Amazon: l’utiliser pour distribuer ses livres, c’est participer à beaucoup de choses difficiles à accepter sociétalement. Framasoft a fait le choix de ne plus l’utiliser, et c’est tout à leur honneur, d’autant plus lorsqu’on voit le travail qu’ils abattent pour en construire de meilleures, des plateformes ! Personnellement, j’ai choisi de continuer à y vendre mon livre, car il y a des publics pour lesquels un livre qui n’est pas sur Amazon n’existe pas. Idem pour Facebook, sur lequel je viens bon gré mal gré de me connecter pour la première fois, parce que mon livre s’y partage que je le veuille ou non et que je voudrais bien voir ça de plus près. Ainsi, au cours des dernières années j’ai appris à observer les flux au delà de la connexion entre mon petit serveur et mon petit ordinateur.
La seconde chose que j’ai apprise, c’est que nous avons, nous au sein des communautés du logiciel et de la culture libres, une relation assez dysfonctionnelle à l’argent. Il nous manque globalement de l’argent, ça je le savais déjà (j’ai fondé et travaillé à plein temps pour une association sont les objectifs ressemblaient un peu à ceux de Framasoft il y a 15 ans), mais j’avais toujours attribué cela à de vagues circonstances extérieures. Maintenant, je suis convaincu qu’une grande part de responsabilité nous revient : il nous manque de la culture et de la sensibilité autour de l’argent et du commerce. Dès que l’on professionnalise son activité, on vient à bout du credo « il est seulement interdit d’interdire » que nous avons adopté pour encadrer le partage des biens communs culturels. Nos licences et nos organisations sont en décalage avec la réalité et nous faisons collectivement un amalgame entre « amateur », « non-commercial » et « à but non-lucratif ». — j’y reviendrai dans un autre article.
Voilà tout ce que j’ai en tête lors que je me demande où sont les livres universitaires libres. Qui sera là pour faire un pont entre tous ces mondes ? Il y a quelques années, le terme “Open Educationnal Resource” (OER ou en français REL) a pris de l’essor un peu comme le mot-clé “MOOC”, une idée intéressante pas toujours suivie d’applications concrètes. Plusieurs projets ont été lancés pour éditer des livres et cours universitaires libres. Aujourd’hui beaucoup on jeté l’éponge : Lyryx, Boundless, Flatworld, Tufts OpenCourseWare, Bookboon se sont arrêtés ou tournés vers d’autres modèles. Il reste, à ma connaissance, un seul éditeur avec un catalogue substantiel et à jour (je ne vous cache pas que je rêve d’y contribuer un jour) : c’est OpenStax, une organisation américaine à but non-lucratif, avec une quarantaine de manuels en anglais. Et dans la sphère francophone ? Un groupe de geeks de culture libre arrivera-t-il jamais à faire peur à tout le monde en mettant dans les mains des étudiants des outils qu’ils peuvent utiliser comme ils le veulent ?