Google Chromebook ou le choix volontaire du confortable totalitarisme numérique

Jule Berlin - CC byÇa y est, les premiers « ordinateurs Google », les Chromebooks – un Acer et un Samsung pour commencer – vont bientôt arriver sur le marché. Ils seront tous les deux munis du système d’exploitation maison Google Chrome OS (qui, rappelons-le, repose sur une couche open source Chromium OS).

Potentiellement il s’agit bien moins d’une évolution que d’une véritable révolution.

Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans… mais souvenons-nous de nos premiers PC. On avait nos applications (téléchargées en ligne ou installées depuis un cédérom) que l’on mettait à jour volontairement et manuellement. Parmi ces applications, il y a une qui a pris de plus en plus d’importance au fil des ans, c’est notre navigateur Web. Mais on conservait encore du temps pour notre suite bureautique ou notre traitement d’images. Si on n’avait pas la chance d’être sur un OS libre alors il fallait aussi un antivirus. Et puis on avait nos fichiers, dans notre disque dur ou nos périphériques.

Avec un Chromebook, tout ceci disparaît d’un coup de baguette magique ! Direction : « le nuage » !

Ici notre ordinateur se confond avec notre navigateur et se transforme en un terminal de connexion à Internet (vous avez dit Minitel 2.0 ?). Nous n’avons plus à nous soucier des applications, de leurs mises à jour, des fichiers et de leur stockage. Ce sont les serveurs de Google qui s’en chargent pour nous. Quel confort, quelle praticité, quelle simplicité !

C’est bien l’image que souhaite nous en donner Google en tout cas dans cette signifiante publicité vidéo : le Chromebook ce n’est pas un ordinateur portable, ce n’est pas un portable qui a accès au Web, c’est le Web matérialisé dans le Chromebook, on peut tout faire désormais sur le Web, y accéder de n’importe où, etc. et la dernière phrase, emblématique : le Chromebook sera prêt quand vous le serez.

Bon, imaginons que ces ordinateurs soient massivement adoptés et qu’au fur à mesure que le temps passe et que la connexion en tout lieu s’améliore, ils soient de plus en plus plébiscités… en grignotant chaque jour davantage de part de marché. Alors, soyons un peu provocateur, il ne servira plus à rien de se rendre, comme nous la semaine prochaine[1], à l’Ubuntu Party de Paris. Car l’adoption ou la migration de Windows vers GNU/Linux sera alors complètement court-circuitée. Idem pour d’autres célèbres migrations, d’Internet Explorer à Firefox (bonjour Google Chrome), de MIcrosoft Office à LibreOffice (bonjour Google Documents). Framasoft aussi du reste ne servira plus à rien (ou presque) puisque son annuaire, ses clés ou ses dvd seront définitivement à ranger dans les archives du Web.

Le danger est réel pour « la communauté du libre ». D’autant qu’en son sein Google jouit d’une bien meilleure image qu’un Microsoft, Apple ou Facebook et que nous sommes nombreux à posséder un compte Gmail.

Mais le danger est encore plus réel pour le futur acheteur d’un Chromebook. Car la condition sine qua non pour l’utiliser c’est de posséder un compte Google et de souscrire de facto à ses conditions d’utilisation. Conditions pas toujours très claires quant à l’usage de vos données personnelles et qui peuvent changer à tout moment selon le bon vouloir de Google (et de ses actionnaires). Vous ne vendrez pas spécialement votre âme au diable, mais dites-vous bien que vous confiez tout, absolument tout, à la société commerciale américaine Google[2].

C’est, entre autres critiques, ce que souligne Ryan Cartwright dans la traduction ci-dessous.

Si le Chromebook devient un succès, peut-être allons-nous devenir de « vieux réacs du Web » (des « Zemmour du Web » !) avec notre souhait et notre souci de conserver le contrôle et donc la liberté sur nos serveurs, nos machines, nos applications, nos fichiers et nos données.

Mais au moins aura-t-on tenté de résister et de vous prévenir…

Chromebooks – Le futur commence aujourd’hui ?

Chromebooks – has the future arrived?

Ryan Cartwright – 18 mai 2011 – Free Software Magazine
(Traduction Framalang : Goofy et Lolo le 13)

On a l’impression que ça fait une éternité que Google a annoncé ChromeOS, ce qui bien sûr a fait couler beaucoup d’encre, y compris dans ce magazine. Maintenant que deux fabricants s’apprêtent à lancer deux modèles de Chromebooks, il pourrait être utile de se souvenir des problèmes liés au « système d’exploitation basé sur le nuage », en général et dans ce cas précis.

C’est quoi le « nuage » ?

Il n’y a pas de réelle définition de ce qu’est le « nuage ». C’est comme la « Propriété Intellectuelle » : c’est surtout un terme de marketing qu’on peut recycler à son gré pour lui faire dire ce qu’on veut. Quand j’utiliserai l’expression ici, « un système d’exploitation dans les nuages » est quelque chose où toutes les données et les applications utilisateurs sont sur le World Wide Web. La seule chose qui reste au plan du matériel lui-même, c’est un système d’exploitation basique sur un disque et un navigateur Web. Je suis certain qu’on peut trouver des définitions plus complexes et plus détaillées de système d’exploitation dans les nuages et/ou de ChromeOS, mais ma définition ira bien pour cet article.

Vie privée et confidentialité des données

Ce sera toujours le plus gros problème en ce qui concerne le système d’exploitation basé sur le nuage. Si vous-même en tant qu’utilisateur vous espérez stocker vos données en ligne, alors vous les mettez (avec beaucoup d’autres choses) en danger. Il y a assez d’exemples de données en lignes qui ont été lues par des personnes non autorisées pour rendre inquiétant un système d’exploitation entier basé sur ce concept. Alors qu’il est vrai que beaucoup de gens ne font pas l’effort de sécuriser leurs données sur un support externe, certains pensent que ces données seront protégées derrière une porte fermée. Oui, donner à ces soi-disant ordinateurs un accès au Web en fait des ressources ouvertes, même si la plupart des données personnelles de l’utilisateur lambda manquent d’intérêt pour les malfaisants. Cependant, réunissez toutes les données sur un simple serveur (ou un groupe de serveurs) et soudain les données deviennent bien plus attractives. Et plus elles sont attirantes plus le risque est élevé. Pour faire une analogie, c’est comme la différence entre ceux qui stockent leur économies dans un coffre-fort à la maison et ceux qui les confient à la banque. Le fait de passer de maison en maison pour faire une série de casses n’était pas très attirant pour les voleurs. Par contre, mettez tout cet argent dans un seul coffre-fort d’une banque et soudain le facteur de retour sur l’effort fait que la chose est bien plus séduisante.

Donc si ChromeOS m’autorisait à stocker mes données dans un serveur de mon choix et me laissait la possibilité d’avoir un autre apps store dans un autre endroit, alors au moins les données pourraient être davantage sous mon contrôle. C’est vrai, plein d’utilisateurs de ces Chromebooks n’y feront probablement pas attention mais sans même cette éventualité, il est inutile de chercher à leur faire comprendre l’idiotie de leur renoncement.

Accès

ChromeOS est conçu et vendu comme « basé sur le nuage », avec la Wi-Fi et la 3G (il existe des versions avec la wifi seule). Ce qui présente aussitôt à mes yeux un problème particulier. Que se passe-t-il quand vous n’avez pas de connexion ? Existe-t-il une option hors-connexion ? Mes recherches suggèrent que non mais pour être honnête toute la documentation sur ce point est soit du marketing de Google ou des fabricants soit rédigée au doigt mouillé sur des sites de technos qui veulent se positionner au plus haut dans les résultats des moteurs de recherche.

J’imagine que la cible marketing des Chromebooks sera le marché des netbooks et tablettes. J’ai noté qu’on utilisait la plupart du temps ce genre d’appareils dans des conférences ou des cafés. Il existe une bonne raison à ça — on trouve généralement dans ces endroits une connexion wifi à peu près correcte. Dans ce genre d’environnement le Chromebook conviendra parfaitement, mais si la connexion Internet devient un peu chancelante, que se passera-t-il ? Que va devenir un document que vous avez à moitié entamé au moment où la connexion s’interrompt ? Je suis certain que Google s’est penché sur le problème mais jusqu’à maintenant je n’ai pas vu grand-chose qui aille dans le sens d’une solution.

Pendant que j’y suis, parlons un peu de l’impression. Comme Chromebooks fait tout « dans le nuage », imprimer localement devient un problème. Il semble que la solution soit de connecter votre imprimante locale à l’Internet et d’imprimer via les serveurs de Google. Oui, vous avez bien lu, et je le répète : pour imprimer avec un Chromebook, vous aurez besoin d’utiliser une imprimante qui sera connectée au réseau. Donc, vous devez partager non seulement vos données avec Google, mais aussi votre imprimante. Bon d’accord en réalité la plupart des utilisateurs enregistreront leurs documents avec Google docs et les imprimeront depuis un ordinateur qui ne sera pas dans le nuage, à l’aide d’une imprimante locale. Mais même ainsi c’est à mes yeux un nouvel inconvénient.

Applis

Aucun appareil digne de ce nom ne peut être lancé sans une myriade d’applis. Dans le cas de Chromebook il existe des applis web pour le navigateur Chrome. Certaines sont gratuites, d’autres sont gratuites dans la période d’essai, d’autres enfin sont carrément commerciales. Aucune de celles que j’ai vues n’est libre au sens où nous en parlons ici. je ne suis pas toujours d’accord à 100% avec Richard Stallman (gare au troll) mais il a raison de déclarer :

« C’est aussi nul que d’utiliser un programme propriétaire. Faites vos opérations informatiques sur votre propre ordinateur avec votre programme respectueux de vos libertés. Si vous utilisez un programme propriétaire ou le serveur web de quelqu’un d’autre, vous êtes sans défenses. Vous êtes à la merci de celui qui a conçu le logiciel ». Richard Stallman, cité par le Guardian, 29 septembre 2008.

Il existe aussi un autre problème qui nous concerne en tant qu’utilisateurs de logiciels libres. La licence de ces applis web n’est pas mentionnée dans la boutique d’applis de Chrome. Google a probablement raison de prétendre que la plupart des utilisateurs de ChromeOS seront plus préoccupés par le prix que par la liberté, mais malgré tout l’absence d’information sur la licence soustrait un point important de l’esprit du public. Quand vous pensez à tout le temps qu’il a fallu pour avoir les libertés en informatique que nous avons aujourd’hui, omettre délibérément ces informations revient simplement à encourager les gens à ignorer les problèmes de liberté et de confidentialité. Les cyniques répondront que c’est le problème de Google (et autres géants du secteur informatique) et que c’est certainement payé par Android. Ce qui a été lancé comme un système d’exploitation pour mobile « basé sur Linux » est maintenant connu comme « Android de Google ». Tout comme si des questions importantes — mais finalement un peu barbantes — comme la sécurité, la confidentialité et la liberté devaient être sacrifiées sur l’autel non du prix cassé mais de l’accès facile. Tant qu’on peut le faire facilement, le sacrifice que vous devez faire passe inaperçu.

Pas ma tasse de thé

Vous aurez probablement deviné que le Chromebook ne figure pas en tête de la liste de cadeaux à me faire sur mon compte Amazon. Mais ce n’est pas un problème car je n’ai pas pour habitude de partager ma liste de vœux avec tout le monde. Il existe simplement beaucoup trop de problèmes importants à mes yeux qui restent sans solution et qui ne pourront être résolus compte-tenu du modèle économique de ChromeOS. Toutefois à la différence des iTrucs (que je déteste pour des raisons évidentes) et les tablettes, qui ne me donnent pas la moindre raison de les acheter (l’indice certain que je vieillis), j’ai comme l’intuition que les Chromebooks ne se vendront pas si bien que ça. La raison majeure c’est que beaucoup ne supporteront pas l’idée de devoir être toujours en ligne. Avoir une connexion un peu faiblarde pour un usage basique du Web c’est une chose, mais quand vous en avez besoin pour votre travail vous êtes vraiment très vite furieux. Mais je pense que les problèmes que je viens de soulever ne vont pas se dissiper. Nous autres dans la communauté du logiciel libre (encore une expression dont les contours sont flous), nous avons pris conscience depuis un certain temps des problèmes de libertés posés par « l’informatique dans le nuage », mais nous avons flirté avec ça sur le marché des appareils mobiles. Je crains que des entreprises propriétaires rapaces ne se mettent à vouloir prendre le contrôle de portions toujours plus vastes de nos vies grâce à des choses comme Chromebook. En quelque sorte ils auront plus vite résolu les problèmes de bande passante que ceux posés par le respect de la vie privée.

Retour vers le passé

La dernière fois que j’ai publié un billet sur ChromeOs j’ai fait quelques prédictions. Comme toujours dans ces cas-là, certaines étaient évidentes (le magasin ChromeOs, les netbooks plus petits et moins voraces en énergie), et d’autres restent encore à accomplir (le développement des logiciels qu’on paiera suivant la consommation). Mais l’une d’entre elles a malheureusement bien des chances de s’accomplir. Si les problèmes que j’ai soulignés dans ce billet comme la confidentialité et les libertés prennent de l’ampleur, alors les logiciels libres, sans forcément disparaître, vont sortir de la sphère d’influence publique et c’est une bien mauvaise chose.

Notes

[1] Voici le programme de l’UP de Paris qui aura lieu du 27 au 29 mai prochain. On notera pour ce qui concerne Framasoft : Le vendredi 27 mai à 13h Utiliser les licences libres par Benjamin Jean, à 14h30 Les logiciels libres c’est quoi par Simon Descarpentries – Le samedi 28 à 14h30 La route est longue mais la voie est libre par Alexis Kauffmann, à 16h Le libre au delà du logiciel par Pierre-Yves Gosset – Le dimanche 29 à 13h Utiliser les licences libres par Benjamin Jean, à 16h l’atelier Framapad, contribuer en ligne par Pierre-Yves Gosset.

[2] Crédit photo : Jule Berlin (Creative Commons By-Sa)




Nouveau Framabook : Un monde sans copyright… et sans monopole

Framabook - Un monde sans copyrightOn fait souvent, et à juste titre, le procès du droit d’auteur à l’ère de l’avènement du numérique. Une manière de résoudre le problème est alors de l’assouplir, en garantissant certains droits ou certaines libertés aux utilisateurs. Et cela donne par exemple la licence GNU/GPL pour les logiciels libres et les licences Creative Commons pour les œuvres culturelles.

Oui, mais allons encore plus loin et imaginons qu’il n’y ait plus du tout de droits d’auteur !

Tel est le sujet (et le débat) de notre dernier framabook « Un monde sans copyright… et sans monopole » Vous le trouverez en pdf et source sur notre site dédié, en lecture en ligne grâce à la Poule ou l’Œuf, et disponible à l’achat sur notre boutique EnVenteLibre.org au prix de 10 €.

Le droit d’auteur est-il un système archaïque ?

Dans cet ouvrage audacieux et polémique, les néerlandais Joost Smiers (professeur de science politique à l’École Supérieure des Arts d’Utrecht) et Marieke van Schijndel (directrice du Musée Catharijne Couvent à Utrecht) répondent par l’affirmative et élaborent un dossier à charge contre le droit d’auteur et les mécanismes économiques qui en découlent.

En formulant l’hypothèse qu’un monde sans copyright (le droit d’auteur et autre droit de propriété intellectuelle) est possible, les auteurs explorent méthodiquement les secteurs où le protectionnisme et les conglomérats culturels créent une distorsion du marché au détriment des artistes, de la création et de la diversité culturelle. Imaginez un terrain de jeu équitable où les artistes pourraient vivre de leur art et où la créativité et les connaissances pourraient intégrer (à nouveau ?) le domaine public pour être partagées… librement.

Nous en avons reproduit la préface et nos commentaires ci-dessous.

Le livre est sous licence Creative Commons Zero 1.0, également traduite pas nos soins, et se retrouve être particulièrement adaptée à la thèse de l’ouvrage.

Préface

Joost Smiers et Marieke van Schijndel – Amsterdam / Utrecht, janvier 2011

Si les systèmes de droits d’auteur et de copyright n’existaient pas, faudrait-il aujourd’hui les inventer ? Probablement pas : ils sont difficiles à maintenir, ont une tendance protectionniste et privilégient essentiellement les grandes stars. Ils suscitent des investissements massifs dans des productions qui dominent le paysage culturel, et, finalement, sont contraires à la démocratie.

Pourquoi cela ? Le droit de propriété intellectuelle nous interdit de modifier la création proposée par l’artiste – c’est-à-dire d’entamer un certain dialogue avec l’œuvre –, et nous condamne au statut de consommateur passif face à l’avalanche des expressions culturelles. Le droit d’auteur est un système archaïque.

Il est difficile de remettre en question la situation actuelle des marchés culturels, complètement dominés par de – trop – grandes entreprises. Certes, il s’agit d’un héritage du néolibéralisme, mais le prix que nous avons encore récemment payé pour les maux causés par cette idéologie confirme, à l’évidence, que nous devons la dépasser.

Nous devons nous sentir libres de nous demander s’il est juste que seuls quelques propriétaires de moyens de production, de distribution et de réception des expressions culturelles influencent et contrôlent substantiellement ce que nous voyons, entendons et lisons. Pour ce qui nous concerne, cela est inacceptable et contraire à l’idée démocratique de la multiplication des sources de créativité cinématographique, musicale, visuelle et théâtrale… en opposition avec les germes de notre imagination, ainsi qu’avec nos rêves, nos plaisirs, nos moments de tristesse, nos désirs érotiques, et tous les débats qui concernent notre vie. Nous devrions pouvoir choisir librement entre toutes les sources et expressions culturelles différentes.

L’objectif de notre ouvrage est d’aller vers un monde sans copyright …. et sans monopole, de construire des marchés culturels plus justes pour la plupart des artistes, et de donner un plus large choix aux citoyens en faveur de notre communication culturelle.

Quelques commentaires

Christophe Masutti, coordinateur de la collection Framabook – Benjamin Jean, administrateur de Framasoft et président de la SARD

Au travers des Framabooks et de multiples autres projets, Framasoft ne promeut pas seulement le logiciel libre, mais œuvre plus généralement pour l’avancement de la culture libre. Un mouvement qui étend les principes fondateurs du logiciel libre à tous les aspects de la création et de la culture, un partage organisé favorisé par le monde numérique dans lequel nous évoluons aujourd’hui.

À notre niveau, nous nous inscrivons ainsi dans une réflexion nouvelle sur les rapports entre la création et l’économie, suivant en cela le chemin ouvert par d’illustres penseurs avant nous. Le juriste Lawrence Lessig, par exemple, laissera sans nul doute une empreinte dans l’histoire pour avoir théorisé et généralisé la nouvelle conception du droit d’auteur amorcé par l’informaticien Richard Stallman[1], et joué un rôle déterminant dans le succès du « mouvement Creative Commons »[2]. En France, nous pouvons citer de même Philippe Aigrain et son regard éclairé sur la liberté des échanges, une liberté sublimée par Internet et qui conditionne la créativité, ou encore Antoine Moreau, artiste, chercheur et initiateur du mouvement Copyleft Attitude, qui avait compris en précurseur l’intérêt d’étendre le copyleft à toutes les sphères de la création. Plus récemment, de nombreux auteurs et artistes ont proposé de réelles alternatives (réfléchies et réalistes) au monde de la privation – considérée contraire à la créativité – dont l’HADOPI en France représente un archétype frappant[3].

Dans ce registre, la collection Framabook s’enrichit présentement d’un essai pour le moins audacieux et polémique. Le livre de Joost Smiers et Marieke van Schijndel s’inscrit en effet dans cette tradition des essais engagés, qui n’hésitent pas à remettre en cause les paradigmes les plus ancrés, pour nous exposer les méfaits du droit d’auteur et des mécanismes économiques qui en découlent. Dans le même temps, nos deux auteurs s’inscrivent dans une autre tradition, cette fois beaucoup plus ancienne, initiée par le philosophe Thomas More et sa description de l’île-république d’Utopia, porte ouverte à la modernité européenne, invitation à l’action et au changement social. Ainsi, non satisfait de remettre en question, ils proposent un réel système de substitution qui illustre et rend tangible leur proposition – bien loin de l’acception péjorative et anticréatrice qu’a le mot utopie aujourd’hui, serait-ce un signe des temps ?

À les écouter, cependant, Smiers et van Schijndel ne proposent pas exactement une utopie, mais un remède concret aux maux des artistes – précarité et instrumentalisation sont les qualificatifs qu’ils utilisent bien souvent – et de leur public – qui, tel un consommateur, ne dispose que d’un choix d’artistes limité et n’a pas son mot à dire. Ils s’arment ainsi d’audace et imaginent une rupture pleinement assumée avec le modèle actuel afin de faire table rase (abolition des lois relatives au droit d’auteur, mais aussi suppression des « conglomérats culturels » qui pervertissent le système par leur présence) et laisser la place à une nouvelle économie culturelle. Néanmoins, à la radicalité de la suppression (autoritaire) du copyright et des monopoles répond une analyse fine et détaillée des bases sur lesquelles une économie de la création égalitaire et rétributive pourrait se construire de manière durable.

Qu’elles convainquent ou non, ces réflexions méritent indubitablement d’être largement partagées. Le caractère incitatif du droit d’auteur (et autre droit de propriété intellectuelle) se voit mis à mal dans notre société où l’auteur ne peut vivre de son art tandis que celui qui exploite ses droits en tire un monopole grâce auquel il domine le marché. La doctrine juridique elle-même est réservée quant à l’évolution actuelle des différents droits de propriété intellectuelle et, même si elle reste généralement protectrice des auteurs et de leur propriété (bien qu’il soit précisé que cette dernière ne doive pas nécessairement être aussi absolue que celle du Code civil), elle devient très critique à l’encontre des exploitants, de leurs monopoles et lobbing[4]… précisant, s’il le fallait, qu’ « à tout vouloir protéger, on passe d’une logique de l’innovation à une logique de la rente »[5].

Nous sommes donc dans une période assez propice à la réflexion, voire à la contestation, et ce n’est pas une surprise si de nouveaux modèles incitatifs sont proposés afin de remplacer ou rééquilibrer le système actuel – telle la SARD[6] qui a pour objet de favoriser le libre accès à la culture, grâce à un système de financement par le don (modèle économique très en vogue sur Internet[7]).

Enfin, la question de la licence de cet ouvrage illustre parfaitement le décalage entre le droit positif et le système imaginé par les auteurs. Selon ces derniers, les licences libres et open source sont davantage focalisées sur les œuvres à partager que sur la réalité économique et sociale à laquelle se confrontent les artistes. Elles participeraient ainsi à la constitution d’une classe souvent dévalorisée et parfois démunie. Néanmoins, publier cet ouvrage sans mention de licence aurait eu pour conséquence d’empêcher sa diffusion, ce qui nous a conduit à proposer l’utilisation de la licence CC-Zero[8] – un beau clin d’œil puisque cette licence reconnaît les droits avant d’organiser leur abandon…

Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, Imagine there is no copyright… fut choisi pour une traduction collective lors des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre tenues à Bordeaux en juillet 2010. Initié par l’équipe Framalang, ce « Traducthon » fut un essai réussi. Même si le résultat ne pouvait évidemment pas être publié tel quel sans quelques mesures éditoriales, on peut souligner la force avec laquelle il démontra qu’un projet collaboratif, sur une période très courte d’une semaine intensive, permet de produire un résultat de premier ordre en conjuguant les compétences et les motivations. Forts de cette nouvelle expérience, ne doutons pas que les prochains « Traducthons » contribueront eux aussi au partage des connaissances en produisant de nouveaux Framabooks.

Nous tenons à remercier ici Joost Smiers et Marieke van Schijndel pour leur disponibilité et leur écoute, ainsi que toute l’équipe Framalang, les relecteurs de l’équipe Framabook, la Poule ou l’Œuf et In Libro Veritas, toutes les personnes ayant contribué à ce projet et sans qui le partage ne serait qu’un vain mot.

-> La suite sur Framabook…

Notes

[1] Stallman, Williams et Masutti, Richard Stallman et la révolution du logiciel libre. Une biographie autorisée, 2010.

[2] Lessig, The Future of Ideas. The Fate of the Commons in a Connected World, 2002.

[3] À ce sujet, voir notamment : Nestel, Pasquini and collectif d’auteurs, La Bataille Hadopi, 2009.

[4] Gaudrat, Les modèles d’exploitation du droit d’auteur, 2009.

[5] Vivant, L’irrésistible ascension des propriétés intellectuelles ?, 1998, p. 441.

[6] La Société d’Acceptation et Répartition des Dons, fondée en 2009 (sard-info.org).

[7] Ce modèle se généralise avec des initiatives comme Yooook, Flattr, Ullule, Kachingle ou « J’aime l’info » (ce dernier étant dédié à la presse en ligne).

[8] Elle aussi traduite pour les besoins du livre (voir un article du Framablog à ce propos).




Pourquoi je contribue et ne contribue pas au logiciel libre

Yasuhiro - CC byPour un débutant participer au logiciel libre peut être si intimidant qu’on n’hésite pas à évoquer « un aquarium à requins » pour qualifier la communauté !

Un blogueur explique pourquoi il ne contribue pas au logiciel libre (alors qu’au fond de lui il le souhaite sincèrement). Un autre lui répond, en théorie mais aussi en pratique en s’appuyant sur GitHub (qui a le vent en poupe actuellement chez les développeurs). Telle est la petite passe d’armes que nous vous proposons traduite ci-dessous[1].

En ce qui nous concerne, c’est aussi pour cela que l’on a publié notre framabook Produire du logiciel libre. Afin de participer à ce qu’il y ait de plus en plus de développeurs francophones, notamment parmi les plus jeunes qui ne reçoivent pour le moment aucune sensibilisation ou formation pendant leur cursus scolaire.

Pourquoi je ne contribue toujours pas à l’open source

Why I still don’t contribute to open source

The Daily Flux – 3 mai 2011 – Brandonhays.com
(Traduction Framalang : Pandark)

Je suis tellement hypocrite. Il y a quelques mois, je me demandais dans un billet comment surmonter ma peur de contribuer aux logiciels open source ?¹?.

Depuis, je n’ai toujours pas vraiment participé. Sur Twitter, j’ai écrit que les FOSS ressemblent à un aquarium de requins pour les newbies, et il faut que je le confirme.

Le fait est que je contribue activement d’une manière ou d’une autre à plusieurs projets open source. Cependant, je me sens toujours extérieur au projet, car mes contributions ne sont généralement pas liées au code. Alors pourquoi est-que je ne m’implique pas complètement dans le FOSS (et je pense, beaucoup d’autres comme moi) ?

Au risque de prêter aux autres mon ressenti personnel, j’aimerais vous faire part des obstacles qui peuvent, selon moi, intimider les nouveaux devs qui voudraient contribuer à des logiciels open source.

Il n’y a pas de certification, de cérémonie ou de badge du mérite disant « Tu es prêt à contribuer au FOSS ». (Il y en a cependant un pour après)

Il n’est pas évident de savoir par où commencer. D’après ce que j’entends, beaucoup de contributions aux FOSS surviennent parce que quelqu’un a besoin d’une fonctionnalité qui n’existe pas dans un logiciel, ou trouve un bug. Il peut proposer une procédure de test reproductible, voire un patch. Dans mon utilisation quotidienne, je ne croise pas beaucoup de ces situations. Il n’y a pas beaucoup de devs qui agitent les bras en demandant spécifiquement de l’aide sur un projet, et encore moins qui voudraient prendre un nouveau développeur sous leur aile.

Les règles de participation (guidelines) rendent souvent la vie d’un mainteneur plus facile, et compliquent la mienne. Oui, maintenir un projet open source est une tâche ardue et ingrate. Cependant, j’ai vu des règles/lignes de conduite pour contribuer qui transformaient une simple idée de correction en un mur de brique bureaucratique digne de Microsoft. La page d’accueil aux contributions accompagnée d’un tutoriel vidéo de Wayne Seguin est une exception remarquable à cela.

L’open source est pour les gens qui sont meilleurs que moi. J’ai bien conscience que c’est une excuse pour ne pas me lancer, mais je ne suis simplement pas à l’aise de me retrouver à un endroit où je pourrais publier des logiciels suffisamment bons pour que de véritables développeurs les utilisent.

Essayer de contribuer et échouer me donne le sentiment d’être stupide. J’ai déjà soumis plusieurs requêtes de pull et aucune n’a été acceptée, sans commentaire expliquant pourquoi. C’est comme si l’univers confirmait que oui, je suis un idiot, et mon « aide » n’est pas utile. Quelle perte de temps profondément déprimante !

J’ai pas le temps. J’ai des enfants, un nouveau boulot, et un nombre grandissant de responsabilités. Cela me prend entre 3 et 10 fois plus de temps pour écrire du code qu’un développeur plus expérimenté. Maintenant, mes contributions non liées au code mangent le temps que je passais à coder. Oui, tout le monde a la même excuse, du genre qui se dissipe si les autres excuses disparaissent, mais ça vaut le coup de le mentionner.

C’est une activité solitaire. Je pense que la plupart des gens comprennent ces choses par eux-même, et que ce serait donc un peu trop demander que d’attendre d’être pris par la main. Mais est-ce vraiment une démarche spirituelle où personne ne peut vous accompagner, de crainte que vous n’appreniez rien ?

Donc oui, le FOSS peut sembler intimidant, voire autant qu’un aquarium de requins. Je n’ai pas toutes les réponses à ces problèmes, mais je voudrais voir plus de mainteneurs cherchant des contributions avec une certaine spécificité, et répondant ensuite aux requêtes de pull, un appel pour des cas de tests supplémentaires, des corrections de bugs et, oui, de la documentation.

Github a beau être on ne peut plus ouvert, il n’y a pas de système type Quora/StackExchange qui permette de savoir quel projets ont besoin de quelque chose qui correspond à ce que vous pouvez faire. Ça pourrait être une bonne fonctionnalité.

Toi (oui, toi !), tu devrais contribuer à l’open source

You (yes, you!) should contribute to open source

Steve Klabnik – 10 mai 2011 – TheChangelog.com
(Traduction Framalang : Pandark)

Si vous lisez ce blog, vous vous souciez évidemment de l’open source. Si vous n’avez jamais contribué à un projet open source, cependant, vous êtes peut-être frileux à ce propos. Donc, inspiré par le concours de documentation Ruby 1.9.3, j’ai écrit un billet pour mon blog à propos de la manière de contribuer à la documentation de Ruby. J’ai reçu des retours comme celui-ci :

TheChangelog.com

@steveklabnik Hé, c’est génial. Il est temps pour moi de m’engager et de me mettre au boulot. Merci pour la motivation supplémentaire !

Je me suis donc dit que quelque chose de plus général pourrait vous encourager à vous impliquer dans n’importe lequel des projets open source que vous utilisez, même si ce n’est pas en Ruby. Tout projet peut avoir besoin d’un coup de main supplémentaire, en particulier les petits.

Un petit aparté à propos du fait d’être frileux.

Si vous ne contribuez pas parce que vous pensez que vous n’êtes pas prêt, ne vous inquiétez pas pour ça ! Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire, mais vraiment, vous êtes prêt. Un de mes amis a publié un article à propos des raisons pour lesquelles il ne contribue pas, et je suis sûr que beaucoup de personnes partagent ce genre de peurs. Greg Brown a répondu et a dissipé certaines de ses inquiétudes, mais la plupart des gens auxquels j’ai parlé s’y refusent principalement pour deux raisons :

  • C’est trop dur
  • Je ne suis pas assez bon pour contribuer
  • Je n’ai pas le temps

Parlons de chacun de ces points dans l’ordre inverse. C’est vrai, vous pouvez avoir une vie remplie. Je ne connais pas votre emploi du temps personnel. Cependant, je suis sûr que vous pouvez trouver une heure ou deux, peut-être un week-end ? Il n’en faut pas plus pour commencer. La plupart des projets sont construits sur la base de milliers de minuscules commits. Vous n’avez pas besoin de faire une grosse contribution, même les petites sont importantes.

Si vous avez peur que la qualité de votre code ne soit pas suffisante, eh bien la seule manière de vous améliorer est de pratiquer. Alors lancez-moi cet éditeur et soumettez un patch ! En général, si quelque chose ne va pas dans votre soumission, il y aura une discussion à son propos sur GitHub et tout le monde peut y apprendre quelque chose.

Prenez cette demande de pull, par exemple. À l’origine, Colin a soumis un patch qui faisait un lien vers la mauvaise url ; wilkie l’a mentionné, et Colin a mis le code à jour. Cela sera intégré dès que j’aurai fini d’écrire ce billet pour The Changelog. 🙂 Mais c’est généralement ce qui arrive si votre première proposition est un peu inexacte. N’ayez pas peur ! C’est comme ça que l’on a tous appris, les uns des autres.

Cette lamentation « c’est trop dur » débouche souvent sur un « je ne suis pas assez bon ». Cela peut aussi arriver si vous essayez de contribuer à un gros projet ayant beaucoup de règles. Les lignes de conduite pour contribuer, obligation de relecture du code, mise à jour des fichiers AUTHORS et CHANGELOG… les gros projets doivent avoir des procédures pour gérer le grand nombre de contributeurs, mais cela peut certainement créer une barrière à l’entrée pour les nouveaux venus. Si ces procédures vous intimident, j’ai une suggestion : commencez petit ! Les petits projets ont généralement peu, voire pas du tout de procédure. De plus, vous vous sentirez incroyablement bien. Pensez à ça : Python reçoit un tas de patchs tous les jours, mais si vous avez un petit outil que vous avez écrit sur GitHub, et que soudainement vous recevez un courriel « Hé, quelqu’un a un patch pour vous, » je parie que vous en serez rudement content.

Le B.A BA

Lorsque l’on contribue à un projet open source sur GitHub, il y a un processus que presque tous les projets suivent. Trois étapes : fork, commit, demande de pull.

GitHub rend l’étape du fork très simple. Cliquez simplement sur le bouton « fork » trouvé sur la page de n’importe quel projet. Utilisons Ruby comme exemple. La page du projet est ici. Vous pouvez voir le bouton fork en haut à droite. Il ressemble à ceci :

TheChangelog.com

Cliquez dessus, et vous verrez certaines « hardcore forking action, » puis vous serez dans votre propre fork ! C’est votre propre version du projet, et elle apparait sur votre page GitHub. Par exemple, voici mon fork de Ruby. Vous verrez une URL sur la page, qui vous permettra de cloner ce projet lui-même.

$ git clone git@github.com:steveklabnik/ruby.git

Cela crée un répertoire « ruby » avec tout le code à l’intérieur. Ensuite, ajouter un lien vers le projet parent pour pouvoir suivre les modifications qu’il fait.

$ cd ruby
$ git remote add upstream https://github.com/ruby/ruby.git
$ git fetch upstream

À partir de maintenant, à n’importe quel moment, nous pouvons récupérer les modifications du dépôt Ruby principal en faisant un rebase :

$ git rebase upstream/master

Une petite remarque : ruby continue d’utiliser à la fois svn subversion et git, ils appellent donc leur branche maîtresse trunk. Si vous faites cela pour Ruby, vous devrez faire git rebase upstream/trunk. Maintenant que vous avez cloné, vous pouvez faire votre boulot ! J’aime travailler dans des branches par fonctionnalités, parce que cela rend les choses plus propres et jolies, et que je peux travailler sur deux fonctionnalités à la fois.

$ git checkout -b feature/super-cool-feature
$ vim something
$ git add something
$ git commit -m "Fixed something in something"

Une fois que vous avez obtenu des commits qui fixent votre problème, envoyez les (faites un push) sur GitHub :

$ git push origin feature/super-cool-feature

Ensuite, vous cliquez sur le bouton pull request :

TheChangelog.com

Choisissez votre branche, modifiez la description comme vous le souhaitez, et vous êtes prêt à vous lancer ! Le mainteneur du projet y jettera un coup d’œil et vous aurez peut-être droit à une discussion, et bientôt vous aurez quelque chose accepté quelque part !

À quoi devrais-je contribuer ?

Le meilleur moyen de contribuer est d’aider un projet que vous utilisez effectivement. De cette manière, vous arriverez à tirer profit du fruit de votre labeur. Vous serez plus motivé, vous comprendrez déjà le projet et ce qu’il fait, ce qui vous rendra tout ça plus facile.

Si vous ne voulez pas ou ne pouvez pas trouver comment fonctionne quelque chose que vous utilisez, le deuxième meilleur moyen est de commencer à utiliser de nouveaux logiciels ! Continuez à lire The Changelog et choisissez un projet qui a l’air intéressant, utilisez le quelques semaines, puis contribuez !

Nous sommes tous dans le même bateau

J’espère que ceci vous encouragera à vous salir les mains, vous retrousser les manches, et contribuer. Même le plus petit des patchs est important, alors s’il vous plaît, trouvez un moment dans votre emploi du temps, choisissez un projet et faites un essai. Mais attention, vous pourriez vite vous retrouver accro !

Notes

[1] Crédit photo : Yasuhiro (Creative Commons By)




Nous sommes prêts à participer nous aussi à la reconstruction du monde

Jane Murple - CC by-saIl n’était pas possible d’envisager un système d’exploitation ou une encyclopédie universelle libres. Et pourtant GNU/Linux et Wikipédia l’ont fait.

Il n’était pas possible d’envisager la chute de tyrans installés depuis plusieurs décennies dans des pays sous contrôle. Et pourtant les Tunisiens, les Égyptiens et les Libyens l’ont fait.

Il n’est pas possible de voir à son tour le monde occidental s’écrouler parce que contrairement aux pays arabes il y règne la démocratie. Et pourtant, si l’on continue comme ça, on y va tout droit. Parce que le problème n’est plus politique, il est désormais avant tout économique.

Et lorsque ceci adviendra, nous, les utopistes de la culture libre, les idéalistes des biens communs, nous serons prêts à participer avec d’autres à la nécessaire reconstruction. Parce que nous avons des modèles, des savoirs et des savoir-faire, des exemples qui marchent, de l’énergie, de la motivation, de l’enthousiasme et cela fait un petit bout de temps déjà que nous explorons les alternatives.

Il n’est guère dans les habitudes du Framablog de s’aventurer dans de telles prophéties. C’est pourtant, à la lecture de la vidéo ci-dessous, la réflexion « brève de comptoir » qui m’est venue ce matin et que je vous livre donc telle quelle à brûle-pourpoint.

Il s’agit d’une vidéo que vous avez peut-être déjà vue car elle a fait le buzz, comme on dit, l’hiver dernier. Sauf que dans « le monde selon Twitter », rien ne remplace plus vite un buzz qu’un autre buzz (parfois aussi futile qu’un lipdub UMP). Elle mérite cependant qu’on s’y attarde un tout petit peu, au moins le temps de sa lecture qui dure une dizaines de minutes.

Nous ne sommes pas à la cellule du Parti communiste de Clichy-sous-Bois mais à la Chambre du Sénat américain, le 10 décembre 2010, et le sénateur du Vermont Bernie Sanders est bien décidé à prendre la parole contre la décision de Barack Obama de reconduire les exemptions d’impôts décidées par George Bush. Une parole qu’il ne lâchera que huit heures et demi plus tard en tentant de faire obstruction par la technique parlementaire dite de la « flibuste » (on se croirait en plein épisode d’À la Maison Blanche sauf que c’est la réalité).

Et son discours débute ainsi : « M. le Président, il y a une guerre en cours dans ce pays… »

Une guerre que mènent les ultra-riches contre une classe moyenne qui doit par conséquent lutter pour sa survie[1]. L’exposé est édifiant et il est étayé par de nombreuses références chiffrées qui font froid dans le dos (1% des américains possèdent aujourd’hui un quart de la richesse du pays, 0,1 % en possèdent même un huitième).

Tout est effectivement en place pour que cela explose le jour où nous arrêterons de nous gaver de pubs, de foot, de téléréalité, d’iTruc et même de Facebook, le jour où nous arrêterons de regarder de travers celui qui pense-t-on ne nous ressemble pas, le jour où nous arrêterons également de croire avec nos médias et nos sondages que voter centre droit ou centre gauche pour élire un homme sans pouvoir pourra changer la donne.

Et n’allez pas me dire que ceci ne concerne que les USA, puisque tout ce qui a été fait en Europe ces dernières années consistait peu ou prou à leur emboîter le pas.

On notera par ailleurs que même certains ultra-riches commencent à comprendre que cela ne tourne pas rond. C’est ainsi qu’on a vu récemment les repentis milliardaires Bill Gates et Warren Buffet proposer aux autres milliardaires de donner un bonne part de leur colossale fortune à des bonnes œuvres. C’est touchant. Il n’est jamais trop tard pour se découvrir philanthrope et obtenir l’absolution mais cela n’y changera rien car le problème est structurel.

Oui la classe moyenne des pays occidentaux se meurt. Or c’est précisément elle qui fournit le gros des troupes du logiciel libre et sa culture (on pensera notamment à tous ces jeunes intellectuels précaires et déclassés). Viendra le jour où elle n’aura plus rien à perdre. Et elle descendra elle aussi dans la rue non seulement pour voir des têtes tomber mais pour proposer et mettre en place un autre monde possible…

—> La vidéo au format webm

Notes

[1] Crédit photo : Jane Murple (Creative Cmmons By-Sa)




Google Art Project : Une petite note discordante dans un concert de louanges

Antonio Pollaiuolo - Public DomainGoogle vient de sortir un énième nouveau projet : Google Art Project.

Il est ainsi décrit dans cette dépêche AFP : « Google a lancé une plate-forme permettant aux amateurs d’art de se promener virtuellement dans 17 des plus grands musées du monde, dont le MoMA de New York et le Château de Versailles, grâce à sa technologie Street View, familier des utilisateurs du site de cartes Google Maps ».

La présentation vidéo de Google est spectaculaire et la visite virtuelle l’est tout autant. Ce qui m’a le plus impressionné c’est le fait que chaque musée offre l’une de ses œuvres à une précision numérique hors du commun (7 milliards de pixels !). Regardez un peu ce que cela donne dans le détail pour La Naissance de Vénus de Boticceli.

Faites un zoom sur son visage et vous serez peut-être comme moi saisi par une certaine émotion. Et si j’ai pris cet exemple ce que j’étais encore récemment devant le vrai tableau à Florence. L’émotion est tout autre, sans commune mesure, elle est bien plus intense évidemment, mais pouvoir regarder à la loupe un tel chef-d’œuvre n’est pas sans intérêt[1].

On a alors vu toute la presse, petit et grande, s’enthousiasmer sur ce nouveau service gratuit (cela allait sans dire avec Google). J’ai ainsi pu comptabiliser plus d’une centaine d’articles dans… Google Actualités (sic, on n’en sort pas !), et jamais je n’y ai lu la moindre critique.

La seule question que l’on se pose éventuellement est de se demander furtivement si un tel projet peut se substituer à la visite réelle. Et la réponse, aussi bien du côté Google que du côté musées, est au contraire que cela stimule la curiosité et amplifie le désir de venir. Un peu comme la vitrine d’un magasin vous donne envie de rentrer en somme. Et puis pour ceux qui ne peuvent vraiment pas y aller comme les enfants d’Afrique ou d’Amérique Latine, c’est toujours bien mieux que rien.

Personne n’est donc venu apporter un seul bémol. On aurait pu souligner que c’est encore et toujours du Google, qui de projets sympas en projets sympas, commence à atteindre une taille intrinsèquement monstrueuse. On aurait pu regretter que pour pouvoir bénéficier d’un parcours individualisé et former ses propres collections il faille évidemment un compte Google (c’est gratuit mais c’est bien là le prix à payer à Google). Plus subtil mais pas moins important, on aurait pu se demander quelles étaient exactement les conditions juridiques des accords entre Google et les musées, notamment pour ce qui concerne l’épineuse question de la reproduction d’œuvres dans le domaine public (d’ailleurs on voit déjà fleurir dans Wikimedia Commons des reproductions d’œuvres directement issues des reproductions de Google Art Project !).

Personne, sauf peut-être Adrienne Alix, présidente de Wikimedia France, qui a publié sur son blog personnel sa « vision critique » du projet, dans un billet que nous avons reproduit ci-dessous parce que nous partageons sa perplexité.

« Les wikimédiens passent énormément de temps à prendre de belles photographies de ces œuvres pour les mettre librement à disposition sur Wikimedia Commons et permettre à tous de les réutiliser. Il est souvent difficile de faire admettre aux musées qu’il est bon de permettre cette très large diffusion de la culture. Les choses changent peu à peu, le dialogue s’engage ces derniers temps, et c’est une très bonne chose (…) Quelle est ma crainte ? Que ces musées qui commencent timidement à ouvrir leurs portes et se lancent avec nous en faisant confiance, en prenant le pari de la diffusion libre de contenus dans le domaine public, se replient sur une solution verrouillée comme celle proposée par Google Art Project, où l’internaute ne peut absolument pas réutiliser les œuvres ainsi montrées. On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout. Je crains que par envie de contrôle de l’utilisation des reproductions d’œuvres conservées dans les musées, la notion de domaine public recule. »

Vous trouverez par ailleurs en annexe, un petit clip vidéo montrant un photographe wikipédien à l’œuvre. Quand Google nous propose une visite virtuelle clinquante mais balisée et pour tout dire un brin étouffante, Wikipédia donne envie d’arpenter le vaste monde et d’en garder traces au bénéfice de tous.

Google Art Project : vision critique

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Adrienne Alix – 3 février 2011 – Compteurdedit
Licence Creative Commons By-Sa

Depuis deux jours, le web (et notamment le web « culturel », mais pas seulement) s’enthousiasme pour le dernier-né des projets développés par Google, Google Art Project.

Le principe est compréhensible facilement : Google Art Project, sur le modèle de Google Street View, permet de visiter virtuellement des musées en offrant aux visiteurs une vue à 360°, un déplacement dans les salles. On peut aussi zoomer sur quelques œuvres photographiées avec une très haute résolution et pouvoir en apprécier tous les détails, certainement mieux que ce qu’on pourrait faire en visitant réellement le musée.

Et donc, tout le monde s’extasie devant ce nouveau projet, qui permet de se promener au musée Van Gogh d’Amsterdam, au château de Versailles, à l’Hermitage, à la National Gallery de Londres, etc. En effet c’est surprenant, intéressant, on peut s’amuser à se promener dans les musées.

En revanche, au-delà de l’aspect anecdotique et de l’enthousiasme à présent de rigueur à chaque sortie de projet Google, j’aimerais pointer quelques petits points, qui peuvent paraître pinailleurs, mais qui me semblent importants.

1- d’une part, la qualité n’est pas toujours là. Vous pouvez en effet vous promener dans le musée, mais ne comptez pas forcément pouvoir regarder chaque œuvre en détail. On est dans de la visite « lointaine », un zoom sur une œuvre donnera quelque chose de totalement flou. Les deux captures d’écran ci-dessous sont, je pense, éloquentes.

2- Google rajoute une jolie couche de droits sur les œuvres qui sont intégrées dans ces visites virtuelles. Une part énorme de ces œuvres est dans le domaine public. Pourtant, les conditions générales du site Google Art Project sont très claires : cliquez sur le « Learn more » sur la page d’accueil. Vous verrez deux vidéos expliquant le fonctionnement du service, puis en descendant, une FAQ. Et cette FAQ est très claire :

Are the images on the Art Project site copyright protected?

Yes. The high resolution imagery of artworks featured on the art project site are owned by the museums, and these images are protected by copyright laws around the world. The Street View imagery is owned by Google. All of the imagery on this site is provided for the sole purpose of enabling you to use and enjoy the benefit of the art project site, in the manner permitted by Google’s Terms of Service.

The normal Google Terms of Service apply to your use of the entire site.

On y lit que les photos en haute résolution des œuvres d’art sont la propriété des musées et qu’elles sont protégées par le « copyright » partout dans le monde. Les images prises avec la technologie « street view » sont la propriété de Google. Les images sont fournies dans le seul but de nous faire profiter du Google Art Projetc. Et on nous renvoie vers les conditions générales de Google.

En gros, vous ne pouvez rien faire de ce service. Vous pouvez regarder, mais pas toucher.

3 – D’ailleurs vous ne pouvez techniquement pas faire grand chose de ces vues. Y compris les vues en très haute définition. Effectivement le niveau de détail est impressionnant, c’est vraiment une manière incroyable de regarder une œuvre. Mais après ? Vous pouvez créer une collection. Soit, je décide de créer une collection. Pour cela il faut que je m’identifie avec mon compte google (donc si vous n’avez pas de compte google, c’est dommage pour vous, et si vous vous identifiez, cela fait encore une donnée sur vous, votre personnalité, que vous fournissez à Google. Une de plus). Je peux annoter l’œuvre (mettre un petit texte à côté, sauvegarder un zoom, etc). Que puis-je faire ensuite ? Et bien, pas grand chose. Je peux partager sur Facebook, sur Twitter, sur Google Buzz ou par mail.
Mais en fait, je ne partage pas réellement l’œuvre, je partage un lien vers ma « collection ». C’est à dire que jamais, jamais je ne peux réutiliser cette œuvre en dehors du site.

Donc si par exemple je suis professeur d’histoire ou d’histoire de l’art, je suis obligée de faire entrer mes élèves sur ce site pour leur montrer l’œuvre, je ne peux pas la réutiliser à l’intérieur de mon propre cours, en l’intégrant totalement. Ni pour un exposé. Je ne peux pas télécharger l’œuvre. Qui pourtant est, dans l’immense majorité des cas, dans le domaine public. Il faut donc croire que la photographie en très haute résolution rajoute une couche de droits sur cette photo, ce qui pourrait se défendre, pourquoi pas, mais aujourd’hui ça n’est pas quelque chose d’évident juridiquement.


Vous me direz qu’après tout, cela résulte de partenariats entre des musées et Google, ils prennent les conditions qu’ils veulent, c’est leur problème, on a déjà de la chance de voir tout cela. Ok. Mais ce n’est pas la conception de partage de la culture que je défends.

Je me permettrai de rappeler que, en tant que wikimédienne, et défendant la diffusion libre de la culture, je suis attachée à la notion de « domaine public ». Au fait que, passé 70 ans après la mort d’un auteur, en France et dans une très grande partie du monde, une œuvre est réputée être dans le domaine public. Et donc sa diffusion peut être totalement libre. Sa réutilisation aussi, son partage, etc.

Les wikimédiens passent énormément de temps à prendre de belles photographies de ces œuvres pour les mettre librement à disposition sur Wikimedia Commons et permettre à tous de les réutiliser. Il est souvent difficile de faire admettre aux musées qu’il est bon de permettre cette très large diffusion de la culture. Les choses changent peu à peu, le dialogue s’engage ces derniers temps, et c’est une très bonne chose. Nos points d’achoppement avec les musées tiennent souvent à la crainte de « mauvaise utilisation » des œuvres, le domaine public leur fait peur parce qu’ils perdent totalement le contrôle sur ces œuvres (notamment la réutilisation commerciale). Ils discutent cependant avec nous parce qu’ils ont conscience qu’il est impensable aujourd’hui de ne pas diffuser ses œuvres sur internet, et Wikipédia est tout de même une voie royale de diffusion, par le trafic énorme drainé dans le monde entier (pour rappel, plus de 16 millions de visiteurs unique par mois en France, soit le 6e site fréquenté).

Quelle est ma crainte ? Que ces musées qui commencent timidement à ouvrir leurs portes et se lancent avec nous en faisant confiance, en prenant le pari de la diffusion libre de contenus dans le domaine public, se replient sur une solution verrouillée comme celle proposée par Google Art Project, où l’internaute ne peut absolument pas réutiliser les œuvres ainsi montrées. On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout. Je crains que par envie de contrôle de l’utilisation des reproductions d’œuvres conservées dans les musées, la notion de domaine public recule.

Alors certes, la technologie est intéressante, le buzz est légitime, l’expérience de visite est plaisante. Mais au-delà de cela, est-ce vraiment une vision moderne et « 2.0 » du patrimoine qui est donnée ici ? Je ne le pense pas. J’ai même une furieuse impression de me retrouver dans un CD-ROM d’il y a 10 ans, ou dans le musée de grand-papa.

Pour terminer, je vous invite à aller vous promener sur Wikimedia Commons, dans les catégories concernant ces mêmes musées. C’est moins glamour, pas toujours en très haute résolution, mais vous pouvez télécharger, réutiliser, diffuser comme vous voulez, vous êtes libres…

Au cas où il serait nécessaire de le préciser : je m’exprime ici en mon nom personnel, et uniquement en mon nom personnel. Les opinions que je peux exprimer n’engagent en rien l’association Wikimédia France, qui dispose de ses propres canaux de communication.

Annexe : Vidéo promotionnelle pour Wiki loves monuments

Réalisée par Fanny Schertzer et Ludovic Péron (que l’on a déjà pu voir par ailleurs dans cet excellent reportage).

—> La vidéo au format webm

URL d’origine du document

Notes

[1] Illustration : Portrait de jeune femme, Antonio Polaiolo, fin XVe siècle, MoMatélécharger librement…)




Quand la coopérative dessine le chemin d’une autre voie possible en entreprise

Ernst Vikne - CC by-saSi l’économie est, dans son acception commune, l’activité humaine qui consiste en la production, la distribution, l’échange et la consommation de biens et de services, alors le logiciel libre propose effectivement une organisation originale et alternative à l’économie informatique, le bien étant bien commun et le service véritablement au service de ses utilisateurs.

Il serait un peu rapide et hasardeux d’affirmer que la coopérative est à l’entreprise ce que le logiciel libre est au logiciel.

Il n’en demeure pas moins vrai que les deux mouvements présentent certaines similitudes, à commencer par celle de vouloir se protéger d’un monde qui perd son humanité en se reliant aux autres pour donner sens à son action[1].

Si vous voulez changer le monde, cela passe désormais bien moins par le politique que par l’économique. C’est pourquoi les tentatives pour faire sortie de l’ombre un autre possible en entreprise nous semblent si ce n’est à encourager tout du moins à diffuser et à débattre.

À la limite de la ligne éditoriale de ce blog, ce document de fin de colloque nous semble une bonne base de réflexion aussi bien pratique que théorique.

Déclaration du Forum pour une autre économie

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Déclaration du « Forum pour une autre économie »
Faite à Nîmes le 16 janvier 2011

La participation réelle des salariés à la gestion de leur entreprise est une exigence croissante dans la société moderne, pour combler le vide actuellement laissé par les actionnaires dormants à une oligarchie financière qui trop souvent ne gère plus que pour elle-même, sans plus prendre en compte les exigences de l’emploi et de la pérennité réelle des entreprises .

Dans les grandes entreprises, particulièrement celles qui sont cotées, cette oligarchie a imposé un partage de la valeur bien plus favorable au capital qu’au travail , tout particulièrement depuis vingt ans. Le travail et l’emploi, ne sont plus des valeurs mais des variables d’ajustement. Par ailleurs, beaucoup de TPE et les PME souffrent indirectement de cette financiarisation du fait de leur statut de sous-traitantes voire de partenaires de groupes plus importants. Il convient donc de promouvoir toutes les solutions institutionnelles susceptibles de rendre aux individus la maîtrise de leur destin économique.

Tel a été le sens du colloque de Nîmes des 15 et 16 janvier 2011. Notre société s’engage dans l’économie de la connaissance, de l’innovation, du développement durable. La constitution de sociétés de salariés, notamment sous forme de SCOP, est une voie particulièrement efficace pour que les chercheurs du secteur privé, mais aussi du secteur public , puissent développer eux-mêmes leurs créations et innovations, dans une structure participative égalitaire ; et, plus largement, pour que les porteurs de projets concrétisent ceux-ci grâce à une structure participative et rendue durable par son système de propriété à la fois privée et collective.

L’association des travailleurs pour gérer leur avenir commun dans une société dont ils sont les propriétaires, qu’elle soit d’ailleurs ou non de forme coopérative, est une résultante légitime de l’élévation du niveau moyen de savoir. Elle est aussi, à de nombreux égards, la meilleure posture face à un avenir que la mondialisation rend particulièrement aléatoire. Qui mieux que le collectif des salariés peut se soucier de l’avenir de l’entreprise en tant qu’équipe d’hommes et de femmes dont l’intérêt n’est pas d’abord commandé par la rémunération du capital ?

La forme de la Société coopérative de production – SCOP ou coopérative de salariés (l’idée d’Entreprise à Responsabilités et Résultats Partagés a été évoquée) est une solution dotée de trois caractéristiques : la démocratie dans le choix de la stratégie et des responsables, l’équité dans la répartition du résultat, et la pérennité de l’emploi, qui la rendent à la fois crédible et fiable aux yeux de ceux qui y produisent la valeur. Elle s’adapte régulièrement aux nouveaux défis. La Société coopérative d’intérêt collectif – SCIC, qui fait entrer dans la coopérative, différentes catégories de sociétaires à côté des salariés, est un exemple de cette adaptation récente, notamment pour les dynamiques territoriales.

Sur le plan du capital , les outils dont s’est doté le mouvement coopératif avec ESFIN, et sa filiale l’IDES, le fonds de capital-risque SPOT, la société SOCODEN pour les prêts participatifs, permettent de dire qu’existent aujourd’hui la plupart des outils financiers nécessaires pour créer et développer une SCOP. Abonder plus largement ces outils, notamment dans le cadre du « Grand emprunt pour l’économie du futur », serait une condition nécessaire d’un développement plus rapide et plus large de la forme SCOP. Une somme de 100 millions d’euros a déjà été prévue pour l’économie sociale. Elle est trop faible. L’augmenter et l’utiliser pour le développement des SCOP ne dépendent que d’une volonté politique .

Remettre en valeur et assouplir la loi sur le Titre Participatif est une autre priorité. Créer des Fonds Communs de Placement dédiés à l’Économie Sociale aussi.

Dans le même sens, le rachat par les salariés d’entreprises saines, c’est-à-dire avant toute phase critique de gestion, devrait être facilité . En premier lieu, par une intervention plus ample et plus rapide, du fonds souverain français de la Caisse des dépôts ; en second lieu, par la création, dans les entreprises qui doivent envisager leur transmission, d’une réserve de transmission dont la défiscalisation serait conditionnée par le seul fait que les acheteurs sont les salariés. Par ailleurs, la formule ESOP de rachat par les salariés à l’aide de crédits à très long terme, courante aux États-Unis, mérite d’être à nouveau analysée en détail en vue d’une transposition en France . Serait-il impensable aussi de commencer à solvabiliser les salariés, pour la constitution d’un capital, en dédiant une part de la cotisation d’assurance chômage payée pour chaque salarié à la création d’un compte ou livret individuel lui permettant de participer au rachat de son entreprise ou d’en créer une ?

Mais si des outils financiers à la création de SCOP ou à la reprise d’entreprises par les salariés, existent, d’autres conditions s’imposent pour leur développement et réussite.

Résumons les en disant qu’il s’agit de diffuser la culture de l’économie coopérative, « déverrouiller » l’image des SCOP auprès de l’opinion publique en en présentant la diversité des pratiques.

Il faut d’abord que le fonctionnement de l’entreprise soit enseigné, à tous et donc dès la classe de troisième, intégrant évidemment les formes coopératives. Les départements universitaires et les grandes écoles consacrées à l’économie coopérative doivent se multiplier . Les institutions fédérales et confédérales de l’économie sociale doivent offrir, dans le cadre de la formation continue , des enseignements valorisant les pratiques coopératives ; elles doivent aussi renforcer leur expertise et leurs moyens d’appui aux entreprises de l’économie sociale, en particulier pour accompagner les transmissions d’entreprises.

Les propositions qui précèdent n’excluent en rien la poursuite et le développement de l’actionnariat salarié et de la participation, mais ces dispositifs doivent atteindre un seuil d’efficacité pour peser d’un poids suffisant dans les Conseils des entreprises, afin d’infléchir vraiment la gestion. Ceci nécessite aussi l’organisation de formes nouvelles de gestion collective de cet actionnariat.

C’est dans ce contexte que le colloque a abouti à la création d’un Observatoire des alternatives économiques, non seulement dans ce domaine de l’intervention des salariés dans la gestion, mais beaucoup plus largement, dans tous ceux qui feront l’objet des colloques suivants du Forum pour une autre économie, durable, socialement intégratrice, civiquement engagée, écologiquement acceptable.

En 2011 et 2012, cet Observatoire[2] se donnera comme priorité l’analyse des programmes politiques exposés en vue des élections de 2012, et interpellera les formations politiques et divers candidats sur leurs propositions dans ce champ des alternatives économiques. Il ambitionne d’en mesurer la pertinence et d’en proposer l’enrichissement.

Notes

[1] Crédit photo : Ernst Vikne (Creative Commons By-Sa)

[2] il sera notamment piloté par Jean Matouk, Michel Porta, Thierry Jeantet.




À quoi ça sert de s’activer sur Internet ? Doctorow répond à Morozov

Anonymous9000 - CC byCory Doctorow est souvent traduit sur ce blog car c’est l’une des rares personnalités qui pense l’Internet et agit en conséquence pour qu’il conserve ses promesses initiales d’ouverture et de partage.

Il a rédigé un long mais passionnant article dans The Guardian qui prend appui sur un lecture (très) critique du récent mais déjà fort commenté livre The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom de Evgeny Morozov.

Chercheur biélorusse à l’université de Georgetown et chroniqueur dans plusieurs journaux, Morozov remet radicalement en question, dans son ouvrage, le pouvoir libérateur d’Internet.

On peut le voir exposer son point de vue dans cette courte conférence au format TED : Comment Internet aide les dictatures, qui constitue un excellent préambule à ce qui va suivre.

Morozov y dénonce la « cyberutopie » qui draperait la technologie de vertus émancipatrices intrinsèques, comme celle d’être nécessairement vecteur de démocratie pourvu que l’information circule sans entrave (source Rue89). Une « cyberutopie » issue de l’ignorance ou de la paresse intellectuelle de nos contemporains, qui se laissent aller au « web-centrisme » en imaginant que toutes les questions qui se posent dans nos sociétés peuvent être résolues par le prisme d’Internet (source Webdorado). Cliquer sur « J’aime » ou rejoindre une cause sur Facebook, relayer frénétiquement une information non vérifiée sur Twitter, n’ont jamais révolutionné la société,

On comprendra dès lors aisément que le « net-activiste » Cory Doctorow ait pris sa plume pour répondre dans le détail à l’argumentaire de Morozov.

Internet n’est certainement pas synonyme de libération. Mais ce réseau possède des caractéristiques particulières qui font qu’il ne ressemble à rien de ce que l’on a connu auparavant. Raison de plus pour se battre afin de conserver son principe de neutralité et faire en sorte qu’il échappe au contrôle des États et aux logiques mercantiles des entreprises privées.

Wikileaks et ses anonymous[1], hier la Tunisie, l’Égypte aujourd’hui… L’actualité récente n’est pas évoquée, mais il semblerait qu’elle penche plutôt du côté de Doctorow que de celui de Morozov.

Nous avons besoin d’une critique sérieuse de l’activisme sur le Net

We need a serious critique of net activism

Cory Doctorow – 25 janvier 2011 – The Guardian
(Traduction Framalang : Penguin, Barbidule, Gilles, Siltaar, e_Jim, Goofy et Don Rico)

« Net Delusion » (NdT : que l’on pourrait traduire par « Les mirages du Net » ou « Internet, la désillusion ») avance la thèse que la technologie ne profite pas nécessairement à la liberté, mais par quel autre moyen les opprimés se feront-ils entendre ?

Net Delusion est le premier livre de l’écrivain et blogueur d’origine biélorusse Evgeny Morozov, dont le thème de prédilection est la politique étrangère. Morozov s’est bâti une réputation de critique pointu, et parfois mordant, d’Internet et du « cyber-utopisme », et ” Net Delusion ” développe les arguments qu’il a déjà présentés ailleurs. J’ai lu avec intérêt l’exemplaire que j’ai reçu en service de presse. J’apprécie Evgeny, lors de nos rencontres et de nos échanges de courriers, il m’a donné l’impression d’être intelligent et engagé.

Au cœur du livre, on trouve des remarques extrêmement judicieuses. Morozov a tout à fait raison lorsqu’il souligne que la technologie n’est pas intrinsèquement bonne pour la liberté, qu’on peut l’utiliser pour entraver, surveiller et punir, aussi facilement que pour contourner, libérer et partager.

Hélas, ce message est noyé au milieu d’une série d’attaques confuses et faiblement argumentées contre un mouvement « cyber-utopique » nébuleux, dont les points de vue sont évoqués en termes très généraux, souvent sous la forme de citations de CNN et d’autres agences de presse censées résumer un hypothétique consensus cyber-utopique. Dans son zèle à discréditer cette thèse, Morozov utilise tous les arguments qu’il peut trouver, quelle que soit leur faiblesse ou leur inanité, contre quiconque fait mine de soutenir que la technologie est libératrice.

Le rôle de Twitter

Morozov tente d’abord de remettre les pendules à l’heure sur le rôle qu’a joué Twitter lors des dernières élections iraniennes. On a présenté partout le réseau de microblogage comme un outil fondamental pour les initiatives de l’opposition sur le terrain, mais par la suite, il est apparu clairement que les Iraniens d’Iran n’avaient été présents que marginalement sur Twitter, bien qu’ils aient utilisé beaucoup d’autres outils de diffusion et que ceux-ci aient été en effet essentiels dans la réaction à l’élection iranienne.

Morozov décrit minutieusement le fait que beaucoup des trois millions d’Iraniens expatriés sont en effet actifs sur Twitter, et que c’est ce trafic, ainsi que les messages de sympathie d’utilisateurs non-iraniens, qui ont fait de l’élection iranienne et de ses conséquences un évènement majeur sur Twitter.

Il décrit également les liens étroits que ces expatriés ont avec leur famille en Iran, grâce à d’autres outils tels que Facebook. Mais il manque d’en conclure que les informations issues de Twitter ont trouvé écho sur Facebook (et vice-versa) via les Iraniens de l’étranger. Il préfère considérer que les millions d’expatriés Iraniens publiant des messages sur Twitter sont tellement isolés de leur proches relations sur Facebook que ces messages n’ont eu presque aucun impact.

Presque aucun, mais un impact quand même. Morozov poursuit en citant Golnaz Esfandiari, une correspondante de Radio Free Europe en Iran, « déplorant la complicité pernicieuse de Twitter qui a permis aux rumeurs de se propager » en Iran pendant la crise. J’ai été choqué de lire cela dans l’ouvrage de Morozov : comment Twitter pourrait-il être « complice » de la propagation de rumeurs ; Esfandiari or Morozov attendaient-ils des fournisseurs de services sur Internet qu’ils censurent de façon pro-active les contributions des utilisateurs avant de les laisser se diffuser librement sur ur leurs réseaux ? Et si c’était le cas, Morozov pensait-il vraiment que Twitter deviendrait un meilleur soutien de la liberté sur Internet en s’auto-proclamant censeur ?

Cela m’a tellement stupéfait que j’ai envoyé un e-mail à Morozov pour lui demander ce que le lecteur était censé y comprendre au juste. Morozov m’a répondu que d’après lui Esfandiari ne s’était pas exprimée clairement ; elle voulait dire que c’étaient les utilisateurs de Twitter qui étaient « complices » de la propagation des rumeurs. C’est sans doute mieux, mais sans preuves que Twitter n’est fait que pour propager de fausses rumeurs, cela ne suffit pas pour inculper Twitter. Pourquoi alors ce passage figure-t-il dans le livre – sachant que Morozov n’a cessé d’affirmer dans les pages précédentes qu’aucune information postée sur Twitter n’avait atteint l’Iran – si ce n’est comme un pan de la stratégie qui consiste à discréditer les « cyber-utopistes » en balançant tous les arguments possibles en espérant que certains tiennent debout ? Et je pense que c’est le cas : par la suite, Morozov reproche à la « culture Internet » la « persistance de nombreuses légendes urbaines », une idée fort singulière puisque des chercheurs spécialisés en légendes urbaines, tels que Jan Brunvand, ont montré que de nombreuses légendes urbaines contemporaines proviennent du Moyen-Âge et ont prospéré sans avoir besoin d’Internet comme moyen de reproduction.

Technologie et révolution

Morozov est sceptique quant à la capacité de la technologie à déclencher des révolutions et étendre la démocratie. Pour renverser un régime corrompu, dit-il, avoir librement accès à l’information n’est ni nécessaire, ni même important – c’est une antienne des Reaganistes avec leur vision romantique de Samizdat, Radio Free Europe et autres efforts d’information remontant à la guerre froide. L’Union soviétique ne s’est pas effondrée à cause d’un mouvement politique, de courageux dissidents ou de tracts photocopiés – elle s’est écroulée parce qu’elle était devenue un cauchemar mal géré qui a chancelé de crise en crise jusqu’à l’implosion finale.

En effet, le libre accès aux médias étrangers (comme en bénéficiaient les citoyens de RDA qui pouvaient capter les programmes d’Allemagne de l’Ouest) a souvent contribué à désamorcer le sentiment anti-autoritaire, anesthésiant les Allemands de l’Est avec tant d’efficacité que même la Stasi avait fini par chanter les louanges de la décadente télévision occidentale.

L’ironie, c’est que Morozov – involontairement, mais avec vigueur – rejoint sur ce point ses adversaires idéologiques, comme Clay Shirky, le professeur de l’université de New York que Morozov critique lourdement par ailleurs. Les travaux de Shirky – notamment le dernier en date, The Cognitive Surplus – parviennent exactement aux mêmes conclusions au sujet des médias occidentaux traditionnels, et en particulier de la télévision. Shirky soutient que la télé a principalement servi à atténuer le poids de l’ennui né de l’accroissement du temps de loisirs aux premiers jours de l’ère de l’information. Pour Shirky, Internet est palpitant parce qu’il constitue justement l’antidote à cette attitude de spectateur passif, et qu’il constitue un mécanisme incitant les gens à la participation au travers d’une succession d’engagements toujours plus importants.

Régulation et contrôle

Morozov ne discute cependant pas cette position en profondeur. En fait, quand il examine enfin Internet en tant que tel, indépendamment des réseaux téléphoniques, des programmes télé et des autres médias, il se contente de tourner en ridicule les « gourous de la technologie », qui « révèlent leur méconnaissance de l’histoire » lorsqu’ils se lancent dans des « tirades quasi-religieuses à propos de la puissance d’internet ». Il illustre cette caricature par un florilège de citations stupides, soigneusement choisies parmi deux décennies de discours sur Internet, mais il laisse soigneusement de côté tout le travail sérieux sur l’histoire du Net en tant que média pleinement original – et notamment, il oublie de mentionner ou de réfuter la critique posée par Timothy Wu dans l’excellent livre The Master Switch, paru l’an dernier.

Wu, professeur de droit des télécommunications, retrace avec mordant l’histoire de la régulation des médias en réponse à la possible décentralisation des monopoles et oligopoles dans les télécommunications. Replacé dans ce contexte, Internet apparaît véritablement comme un phénomène original. Morozov sait bien sûr qu’Internet est différent, il le reconnaît lui-même lorsqu’il parle de la manière dont le Net peut imiter et supplanter d’autres médias, et des problèmes que cela engendre.

C’est là que réside la plus sérieuse faiblesse de Net Delusion : dans ce refus de se confronter aux meilleurs textes sur le thème d’Internet et de sa capacité extraordinaire à connecter et émanciper. Quand Morozov parle des menaces pour la sécurité des dissidents lorsqu’ils utilisent Facebook – ce qui revient à faire de jolies listes de dissidents prêtes à être utilisées par les polices secrètes des États oppresseurs – il le fait sans jamais mentionner le fait que, de longue date, des avertissements pressants sur ce sujet ont été lancés par l’avant-garde des « cyber-utopistes », incarnée par des groupes comme l’Electronic Frontier Foundation, NetzPolitik, Knowledge Ecology International, Bits of Freedom, Public Knowledge, et des dizaines d’autres groupes de pression, d’organisations d’activistes et de projets techniques dans le monde entier.

Bien évidemment, presqu’aucune mention n’est faite des principaux défenseurs de la liberté du Net, tel que le vénérable mouvement des cypherpunks, qui ont passé des décennies à concevoir, diffuser et soutenir l’utilisation d’outils cryptographiques spécialement conçus pour échapper au genre de surveillance et d’analyse du réseau qu’il identifie (à juste titre) comme étant implicite dans l’utilisation de Facebook, Google, et autres outils privés et centralisés, pour organiser des mouvements politiques. Bien que Morozov identifie correctement les risques que les dissidents prennent pour leur sécurité en utilisant Internet, son analyse technique présente des failles sérieuses. Lorsqu’il avance, par exemple, qu’aucune technologie n’est neutre, Morozov néglige une des caractéristiques essentielles des systèmes cryptographiques : il est infiniment plus facile de brouiller un message que de casser le brouillage et de retrouver le message original sans avoir la clé.

Battre la police secrète à son propre jeu

En pratique, cela signifie que des individus disposant de peu de ressources et des groupes dotés de vieux ordinateurs bon marché sont capables de tellement bien chiffrer leurs messages que toutes les polices secrètes du monde, même si elles utilisaient tous les ordinateurs jamais fabriqués au sein d’un gigantesque projet s’étalant sur plusieurs décennies, ne pourraient jamais déchiffrer le message intercepté. De ce point de vue au moins, le jeu est faussé en faveur des dissidents – qui jouissent pour la première fois du pouvoir de cacher leur communication hors d’atteinte de la police secrète – au détriment de l’État, qui a toujours joui du pouvoir de garder ses secrets ignorés du peuple.

La façon dont Morozov traite de la sécurité souffre d’autres défauts. C’est une évidence pour tous les cryptologues que n’importe qui peut concevoir un système si sécurisé que lui-même ne peut pas trouver de moyen de le casser (ceci est parfois appelé la « Loi de Schneier », d’après le cryptologue Bruce Schneier). C’est la raison pour laquelle les systèmes de sécurité qui touchent à des informations critiques nécessitent toujours une publication très large et un examen des systèmes de sécurité par les pairs. Cette approche est largement acceptée comme la plus sûre, et la plus efficace, pour identifier et corriger les défauts des technologies de sécurité.

Pourtant, lorsque Morozov nous relate l’histoire de Haystack, un outil de communication à la mode censé être sécurisé, soutenu par le ministère américain des Affaires étrangères, et qui s’est révélé par la suite totalement non-sécurisé, il prend pour argent comptant les déclarations du créateur de Haystack affirmant que son outil devait rester secret car il ne voulait pas que les autorités iraniennes fassent de la rétro-ingénierie sur son fonctionnement (les vrais outils de sécurité fonctionnent même lorsqu’ils ont fait l’objet d’une rétro-ingénierie).


Au lieu de cela, Morozov concentre ses critiques sur l’approche « publier tôt, publier souvent » (NdT : Release early, release often) des logiciels libres et open source, et se moque de l’aphorisme « avec suffisamment de paires d’yeux, les bugs disparaissent » (NdT appelé aussi Loi de Linus). Pourtant, si cela avait été appliqué à Haystack, cela aurait permis de révéler ses défauts bien avant qu’il n’arrive entre les mains des activistes iraniens. En l’occurrence, Morozov se trompe complètement : si l’on veut développer des outils sécurisés pour permettre à des dissidents de communiquer sous le nez de régimes oppressifs, il faut largement rendre public le fonctionnement de ces outils, et les mettre à jour régulièrement au fur et à mesure que des pairs découvrent de nouvelles vulnérabilités.

Morozov aurait bien fait de se familiariser avec la littérature et les arguments des technologues qui s’intéressent à ces questions et y ont réfléchi (les rares fois où il leur accorde son attention c’est pour se moquer des fondateurs de l’EFF : Mitch Kapor pour avoir comparé Internet à un discours de Jefferson, et John Perry Barlow pour avoir écrit une Déclaration d’indépendance du cyberespace). Certains des experts les plus intelligemment paranoïaques au monde ont passé plus de vingt ans à imaginer les pires scénarios catastrophes technologiquement plausibles, tous plus effrayants que les spéculations de Morozv – comme son hypothèse farfelue selon laquelle la police secrète pourrait un jour prochain avoir la technologie pour isoler des voix individuelles dans un enregistrement de milliers de manifestants scandant des slogans, pour les confronter à une base de données d’identités.

Surveiller les surveillants

Le tableau que dépeint Morozov de la sécurité des informations est trompeusement statique. Notant que le web a permis un degré de surveillance alarmant par des acteurs commerciaux tels les réseaux de publicité, Morozov en tire la conclusion que cette sorte de traçage sera adoptée par les gouvernements adeptes de censure et d’espionnage. Mais les internautes sensibles à la menace des publicitaires peuvent sans difficulté limiter cet espionnage à l’aide de bloqueurs de pub ou de solutions équivalentes. Il est déplorable qu’assez peu de personnes tirent avantage de ces contre-mesures, mais de là à supposer que les dissidents sous des régimes répressifs auront la même confiance naïve dans leur gouvernement que le client moyen envers les cookies de traçage de Google, il y a un pas énorme à franchir. Dans l’analyse de Morozov, votre vulnérabilité sur le web reste la même, que vous ayez un a priori bienveillant ou hostile à l’égard du site que vous visitez ou du mouchard qui vous préoccupe.

Morozov est également prêt à faire preuve d’une improbable crédulité lorsque cela apporte de l’eau à son moulin – par exemple, il s’inquiète du fait que le gouvernement chinois ait imposé d’installer un programme de censure obligatoire, appelé « barrage vert », sur tous les PC, même si cette manœuvre a été tournée en ridicule par les experts en sécurité du monde entier, qui ont prédit, à raison, que cela serait un échec lamentable (si un programme de censure n’est pas capable d’empêcher votre enfant de 12 ans de regarder du porno, il n’empêchera pas des internautes chinois éduqués de trouver des informations sur Falun Gong). Dans le même temps, Morozov oublie complètement d’évoquer les projets de l’industrie du divertissement consistant à exploiter l’« informatique de confiance » dans le but de contrôler l’utilisation de votre PC et de votre connexion à Internet, ce qui constitue une menace plus crédible et plus insidieuse pour la liberté du Net.

Morozov n’est pas le seul à avoir cette vision erronée de la sécurité sur Internet. Comme il le fait remarquer, l’appareil diplomatique occidental regorge d’imbéciles heureux prenant leurs désirs pour la réalité en matière de technologie. L’experte de la Chine Rebecca MacKinnon, que l’auteur cite tout au long de Net Delusion, raille l’obstination aveugle des ingénieurs et des diplomates à percer les pare-feux de la censure (comme la « grande e-muraille de Chine »), alors même qu’ils négligent d’autres risques beaucoup plus importants et pernicieux que le politburo de Pékin fait peser sur la liberté. Si Net Delusion a pour but d’amener le corps diplomatique à écouter d’autres groupes d’experts, ou d’inciter la presse généraliste à mieux rendre compte des possibilités de la technologie, je suppose que c’est admirable. Mais je crois que Morozov espère toucher des personnes au-delà de la Maison Blanche, Bruxelles, ou Washington ; j’ai l’impression qu’il espère que le monde entier va cesser d’attendre de la technologie qu’elle soit une force libératrice, pour plutôt faire confiance à… à quoi donc ?

Je n’en suis pas sûr. Morozov voudrait semble-t-il voir le chaos des mouvements populaires remplacé par une espèce d’activisme bien ordonné et impulsé depuis le sommet, mené par des intellectuels dont les réflexions ne peuvent pas s’exprimer de manière concise dans des tweets de 140 caractères. Morozov se voit-il lui-même comme l’un de ces intellectuels ? Voilà un point qui n’est jamais exprimé clairement.

Il est important de se poser la question de la place des discours sérieux à l’ère d’Internet, et Morozov essaie ici d’étayer ses arguments techniques avec des arguments idéologiques. De son point de vue, Internet n’est que le dernier avatar d’une série de technologies de communication qui ne propagent que futilités, rumeurs et inepties, évinçant ainsi les pensées et les réflexions sérieuses. Il n’est pas le premier à remarquer que des médias qui livrent des informations à un rythme effréné conduisent à réfléchir de manière rapide et papillonnante ; Morozov cite le livre de Neil Postman publié en 1985, « Amusing Ourselves to Death » (NdT : « Se distraire à en mourir »), mais il aurait tout aussi bien pu citer Walden ou la vie dans les bois, de Henry David Thoreau : « Nous sommes prêts à creuser un tunnel sous l’Atlantique pour rapprocher de quelques semaines l’Ancien monde du Nouveau ; mais la première nouvelle qui passera jusqu’aux oreilles américaines sera sans doute que la princesse Adélaïde a la coqueluche. »

« Internet nous rendra stupide »

En d’autres termes, les intellectuels se sont de tout temps lamentés sur la futilisation inhérente aux médias de masse – je ne vois pas de grande différence entre les arguments de l’Église contre Martin Luther (permettre aux laïcs de lire la Bible va futiliser la théologie) et ceux de Thoreau, Postman et Morozov qui prétendent qu’Internet nous rend stupides car il nous expose à trop de « LOLCats ».

Mais comme le fait remarquer Clay Shirky, il existe une différence fondamentale entre entendre parler de la santé de la princesse Adélaïde grâce au télégraphe ou suivre les rebondissements de Dallas à la télévision, et faire des « LOLCats » sur le Net : créer un « LOLCat » et le diffuser dans le monde entier est à la portée de tous. Autrement dit, Internet offre la possibilité de participer, d’une manière que les autres médias n’avaient même jamais effleurés : quiconque a écrit un manifeste ou une enquête peut les mettre largement à disposition. Dans un monde où chacun est en mesure de publier, il devient plus difficile, c’est vrai, de savoir à quoi il faut prêter attention, mais affirmer que la liberté serait mieux servie en imposant le silence à 90% de la population afin que les intellectuels aient le champ libre pour éduquer les masses est complètement stupide.

Pourtant, Morozov présente comme un inconvénient la facilité à publier en ligne. D’abord parce que d’après lui les futilités finissent par submerger les sujets sérieux, ensuite parce que des cinglés nationalistes anti-démocratie peuvent utiliser le Net pour attiser la haine et l’intolérance, et enfin parce que les difficultés que l’on rencontrait autrefois pour s’organiser politiquement constituaient un moyen en soi de forger son engagement, les risques et les privations associés à la dissidence renforçant la résolution des opposants.

Il est vrai qu’Internet a mis à portée de clic plus de futilités que jamais auparavant, mais c’est seulement parce qu’il a mis à portée de clic davantage de tout. Il n’a jamais été aussi simple qu’aujourd’hui de publier, lire et participer à des discussions sérieuses et argumentées. Et même s’il existe une centaine (ou un millier) de Twitteurs futiles pour chaque blog sérieux et pertinent, du genre de Crooked Timber, il existe davantage de points d’entrée pour des discussions sérieuses – que ce soit sur des blogs, des forums, des services de vidéo, ou même sur Twitter – qu’il n’y en a jamais eu auparavant dans toute l’histoire de l’humanité.

Il est tentant d’observer toute cette diversité et d’y voir une caisse de résonance dans laquelle les personnes ayant les mêmes points de vue étriqués se rassemblent et sont toutes d’accord entre elles, mais un coup d’œil rapide sur les débats enflammés qui sont la marque de fabrique du style rhétorique d’Internet suffit pour nous en dissuader. En outre, si nous étions tous enfermés dans une caisse de résonance se limitant à une mince tranche de la vie publique, comment se fait-il que toutes ces futilités – vidéos marrantes de Youtube, coupures de presse people fascinantes et liens vers l’étrange et le saugrenu – continuent à parvenir jusqu’à nos écrans ? (Morozov essaie ici d’avoir le beurre et l’argent du beurre, en nous prévenant que nous sommes à la fois en danger de nous noyer dans des futilités, et que l’effet de caisse de résonance va tuer la sérendipité).

Je suis moins inquiet que Morozov sur le fait que le Net fournisse un refuge aux fous littéraires à tendance paranoïaque, aux racistes hyper-nationalistes et aux hordes de tarés violents. Les gens qui croient en la liberté d’expression ne doivent pas s’affliger du fait que d’autres utilisent cette liberté pour tenir des propos mauvais, méchants ou stupides ; comme le dit le mantra de la libre expression : « La réponse à de mauvaises paroles est davantage de paroles ».

Pour la liberté

Sur ce point également Internet n’est pas neutre, et penche plutôt en faveur des défenseurs de la liberté. Les gouvernements puissants ont toujours eu la possibilité de contrôler la parole publique par le biais de la censure, des médias officiels, de la tromperie, des agents provocateurs et de bien d’autres moyens visibles ou invisibles. Mais ce qui est original, c’est que les oligarques russes utilisant Internet pour faire de la propagande sont désormais obligés de le faire en utilisant un média que leurs opposants idéologiques peuvent également exploiter. A l’époque soviétique, les dissidents se limitaient d’eux-mêmes à des chuchottements et des samizdat copiés à la main ; de nos jours, leurs héritiers peuvent lutter à armes égales avec les propagandistes de l’Etat sur le même Internet, un lien plus loin. Bien sûr, c’est risqué, mais le risque n’est pas nouveau (et la création et l’amélioration d’outils permettant l’anonymat, ouverts et validés par des pairs, ouvre de nouvelles perspectives en terme de limitation des risques) ; ce qui est nouveau c’est le remplacement de canaux de propagande unidirectionnels, comme la télévision (qu’elle diffuse des contenus de l’Est ou de l’Ouest) par un nouveau média qui permet de placer n’importe quel message à côté de n’importe quel autre grâce à des concepts puissants comme les hyperliens.

Je partage avec Morozov l’ironie de la situation lorsque les radicaux islamistes utilisent Internet pour honnir la liberté, mais alors que Morozov trouve ironique que les outils de la liberté puissent être utilisés pour embrasser la censure, je trouve ironique que pour se faire entendre, des apprentis-censeurs s’appuient sur le caractère universellement accessible d’un des médias les plus difficiles à censurer jamais conçus.

Sur le fait que la privation est fondamentale pour renforcer l’engagement des activistes, je suis confiant dans le fait que pour chaque tâche automatisée par Internet, de nouvelles tâches, difficiles à simplifier, vont apparaître et prendre leur place. En tant qu’activiste politique durant toute ma vie, je me souviens des milliers d’heures de travail que nous avions l’habitude de consacrer à l’affichage sauvage, au remplissage d’enveloppes ou aux chaînes téléphoniques simplement dans le but de mobiliser les gens pour une manifestation, une pétition ou une réunion publique (Morozov minimise la difficulté de tout cela, lorsqu’il suppose, par exemple, que les Iraniens apprendraient par le bouche à oreille qu’une manifestation va avoir lieu, quels que soient les outils disponibles, ce qui m’amène à croire qu’il n’a jamais essayé d’organiser une manifestation à l’époque où Internet n’existait pas). Je suis convaincu que si nous avions eu la possibilité d’informer des milliers de gens d’un simple clic de souris, nous ne serions pas ensuite rentrés tranquillement chez nous ; ce travail besogneux engloutissait la majeure partie de notre temps et de notre capacité à imaginer de nouvelles façons de changer les choses.

En outre, Morozov ne peut pas gagner sur les deux tableaux : d’un côté, il tire le signal d’alarme à propos des groupes extrémistes et nationalistes qui sont constitués et motivés par le biais d’Internet en vue de réaliser leurs opérations terrifiantes ; et quelques pages plus loin, il nous dit qu’Internet facilite tellement les choses que plus personne ne sera suffisamment motivé pour sortir de chez lui pour faire quoi que ce soit de concret.

Morozov observe les centaines de milliers voire les millions de personnes qui sont motivées pour faire quelques minuscules pas pour le soutien d’une cause, comme par exemple changer son avatar sur Twitter ou signer une pétition en ligne, et il en conclut que la facilité de participer de façon minime a dilué leur énergie d’activiste. J’observe le même phénomène, je le compare au monde de l’activisme tel que je l’ai connu avant Internet, dans lequel les gens que l’on pouvait convaincre de participer à des causes politiques se chiffraient plutôt en centaines ou en milliers, et je constate que tous les vétérans de l’activisme que je connais ont commencé en effectuant un geste simple, de peu d’envergure, puis ont progressivement évolué vers un engagement toujours plus fort et plus profond ; j’en arrive donc à la conclusion que le Net aide des millions de personnes à se rendre compte qu’ils peuvent faire quelque chose pour les causes qui leur tiennent à cœur, et qu’une partie de ces personnes va continuer et en faire toujours plus, petit à petit.

Le pouvoir libérateur de la technologie

La plus étrange des thèses soutenues dans Net Delusion est que la confiance que place l’Occident dans le pouvoir libérateur de la technologie a mis la puce à l’oreille des dictateurs – qui n’étaient auparavant pas intéressés par le contrôle du Net – et a rendu Internet plus difficilement utilisable dans un but de propagation de la liberté. Morozov cite en exemple la réponse des autorités Iraniennes aux affirmations outrancières qu’a tenu le Département d’État américain sur le rôle qu’aurait joué Twitter dans les manifestations post-électorales. Selon Morozov, les hommes politiques au pouvoir en Iran étaient en grande partie indifférents au Net, jusqu’à ce que les Américains leur annoncent que celui-ci allait causer leur perte, suite à quoi ils prirent sur eux de transformer Internet en un outil d’espionnage et de propagande à l’encontre de leurs citoyens.

Morozov fait ensuite état de divers dirigeants, comme Hugo Chávez, qui ont utilisé la rhétorique des USA pour appuyer leurs propres projets concernant Internet.

Il accuse également Andrew Mc Laughlin, conseiller technique adjoint du gouvernement des États-Unis, d’avoir fourni des munitions aux dictateurs du monde entier en déclarant publiquement que les compagnies de télécommunications américaines censurent en secret leurs réseaux, car cela a permis aux dictateurs de justifier leurs propres politiques.

C’est peut-être le passage le plus bizarre de Net Delusion, car il revient à dénoncer le fait qu’un homme politique américain combatte la censure sur le territoire national, au prétexte que les dictateurs étrangers seront réconfortés d’apprendre qu’ils ne sont pas les seuls à pratiquer la censure. Il me semble peu vraisemblable que Morozov veuille véritablement que les hommes politiques occidentaux ferment les yeux sur la censure opérée dans leurs pays de peur que l’écho des imperfections de l’Occident ne parvienne à des oreilles hostiles.

Dans la foulée, Morozov nous prévient que les dictateurs ne sont ni des imbéciles ni des fous, mais plutôt des politiciens extrêmement retors, et techniquement très éclairés. Je pense qu’il a raison : la caricature occidentale dépeignant les dictatures comme des idiocraties criminelles vacillantes ne coïncide tout simplement pas avec les réalisations techniques et sociales de ces États – et c’est justement pourquoi je pense qu’il a tort sur les relations entre les dictatures et Internet. Le pouvoir découle directement de mécanismes de communication et d’organisation, et Internet est là depuis suffisamment longtemps pour que tout autocrate accompli en ait pris note. L’idée que l’élite gouvernante de l’Iran n’ait pris conscience du pouvoir d’Internet que lorsque le ministère des affaires étrangères des États-Unis ont publiquement demandé à Twitter de modifier son planning de maintenance (afin de ne pas interférer avec les tweets liés aux élections en Iran) me paraît aussi ridicule que la surestimation, par ce même ministère des affaires étrangères, de l’influence que peut avoir Twitter sur la politique étrangère. Les activistes qui ont fait attention à la manière dont les États autoritaires interfèrent dans l’utilisation d’Internet par leurs citoyens, savent que la méfiance – et la convoitise – à l’égard du pouvoir d’Internet s’est développée dans les dictatures du monde entier depuis le moment où l’opinion publique s’est intéressée à Internet.

Le véritable problème dans la présentation que Morozov fait des « net-utopistes » est qu’ils n’ont rien en commun avec le mouvement que je connais intimement et dont je fais partie depuis une décennie. Là où Morozov décrit des personnes qui voient Internet comme une « force uni-directionnelle et déterministe allant soit vers une émancipation globale, soit vers une oppression globale » ou « qui refusent de reconnaître que le Web peut tout autant renforcer les régimes autoritaires que les affaiblir », je ne vois que des arguments spécieux, des caricatures inspirées des gros titres de CNN, des extraits sonores de porte-paroles de l’administration américaine, et des réparties de conférence de presse.

Tous ceux que je connais dans ce mouvement – des donateurs aux concepteurs d’outils, en passant par les traducteurs, des activistes de choc aux mordus de l’ONU – savent qu’Internet représente un risque tout autant qu’une opportunité. Mais contrairement à Morozov, ces personnes ont un plan pour minimiser les risques émanant de l’utilisation d’Internet (ceci explique pourquoi il y a tant de campagnes autour de la vie privée et des problèmes de censure provenant des logiciels propriétaires, des services de réseaux sociaux et des systèmes centralisés de collecte de données comme Google) et pour maximiser son efficacité en tant qu’outil d’émancipation. Ce plan implique le développement de logiciels libres et la diffusion de pratiques qui garantissent un meilleur anonymat, des communications plus sécurisées, et même des outils abstraits comme des protocoles réseau à divulgation nulle de connaissance qui permettent une large propagation des informations à travers de vastes groupes de personnes sans révéler leurs identités.

Morozov a raison d’affirmer que les hommes politiques occidentaux ont une vue simpliste du lien entre Internet et la politique étrangère, mais ce n’est pas simplement un problème de politique étrangère, ces mêmes hommes politiques ont incroyablement échoué à percevoir les conséquences d’Internet sur le droit d’auteur, la liberté d’expression, l’éducation, l’emploi et tous les autres sujets d’importance. Morozov a raison de dire que les métaphores dignes de la Guerre Froide comme « Grande muraille électronique » occultent autant qu’elles dévoilent (Net Delusion vaut son prix ne serait-ce que pour sa brillante démonstration que les dictatures utilisent autant les « champs » que les « murs » dans leurs stratégies Internet, et que ceux-ci demandent à être « irrigués » plutôt que « renforcés » ou « démolis »).

Mais dans son zèle à éveiller les décideurs politiques aux nuances et aux aspects non-techniques de la politique étrangère, il est approximatif et paresseux. Il affirme que ce qui différencie Internet d’un fax de l’époque des samizdat, c’est qu’Internet est utile tout autant aux oppresseurs qu’aux opprimés – mais je n’ai jamais rencontré de bureaucrate qui n’aimait pas son fax.

Et bien que Morozov tienne à nous montrer que « ce ne sont pas les tweets qui font tomber les gouvernements, c’est le peuple », il déclare ensuite allègrement que le bloc soviétique s’est désagrégé de lui-même, et pas à cause du peuple, qui n’a eu aucun rôle dans cet inévitable coup de balai de l’Histoire. Morozov croit peut-être que c’est exact dans le cas de l’URSS, mais étant donné qu’une large part du reste du livre est consacrée à la situation difficile des dissidents sur le terrain, je pense que l’on peut affirmer que même Morozov serait d’accord avec lui-même pour dire que, parfois, le peuple joue un rôle dans le renversement des régimes autoritaires.

Pour parvenir à ce but, les dissidents ont besoin de systèmes pour communiquer et s’organiser. Toute entreprise humaine qui nécessite le travail de plusieurs personnes doit consacrer une certaine partie de ses ressources au problème de la coordination : Internet a simplifié grandement ce problème (rappelez-vous les heures consacrées par les activistes au simple envoi de cartes postales contenant les informations au sujet d’une prochaine manifestation). En cela, Internet a donné un avantage substantiel aux dissidents et aux outsiders (qui ont, par définition, moins de ressources de départ) par rapport aux personnes détenant le pouvoir (qui, par définition, ont amassé suffisamment de ressources pour en engloutir une partie dans la coordination et en conserver encore suffisamment pour gouverner).

Internet permet à d’avantage de personnes de s’exprimer et de participer, ce qui signifie inévitablement que les mouvements de protestation vont avoir un ensemble d’objectifs plus diffus qu’à l’époque des révolutions autoritaires orchestrées par le haut. Mais Morozov idéalise le consensus des révolutions passées – que ce soit en 1776, 1914 ou 1989, chaque révolution réussie est une fragile coalition d’intérêts et de points de vue antagonistes, rassemblés par le désir commun d’abolir l’ancien système, même s’il n’y a pas de consensus sur ce qui doit le remplacer.

Désormais, Internet est devenu tellement intégré au fonctionnement des États du monde entier qu’il semble difficile d’accorder crédit à la crainte de Morozov selon laquelle, en cas de menace révolutionnaire sérieuse, les gouvernements débrancheraient simplement la prise. Comme Morozov lui-même le fait remarquer, la junte brutale de Birmanie a laissé fonctionner Internet en permanence pendant les violentes répressions des émeutes politiques, en dépit de la désapprobation mondiale qu’elle a subie du fait des compte-rendus diffusés sur Internet; la Chine dépend tellement du Net pour son fonctionnement interne qu’il est impossible d’envisager une coupure du Net à l’échelle nationale (et les coupures régionales, comme celle de la province du Xinjiang pendant les émeutes des Ouïghours, sont justement remarquables par leur caractère exceptionnel).

Le monde a besoin de plus de personnes œuvrant à l’amélioration du sort des activistes qui utilisent Internet (c’est-à-dire de tous les activistes). Nous avons besoin d’un débat sérieux au sujet des tactiques comme les DDoS (distributed denial-of-service attack ou attaques distribuées par déni de service) – qui inondent les ordinateurs avec de fausses requêtes pour les rendre inaccessibles – que certains ont comparés à des sit-in. En tant que personne arrêtée lors de sit-ins, je pense que cette comparaison est fausse. Un sit-in ne tire pas uniquement son efficacité du blocage des portes de tel endroit blâmable, mais de la volonté affichée de se tenir devant ses voisins et d’assumer le risque d’une arrestation ou de blessures au bénéfice d’une cause juste, ce qui confère une légitimité éthique à la démarche et facilite l’adhésion. En tant que tactique, les DDoS s’apparentent plus à de la super glu dans les serrures d’une entreprise ou au sabotage des lignes de téléphone – risqué, c’est certain, mais plus proche du vandalisme et donc moins susceptible de rallier vos voisins à votre cause.

Nous devons réparer l’Internet mobile, qui – reposant sur des réseaux et des appareils fermés – est plus propice à la surveillance et au contrôle que l’Internet filaire. Nous devons nous battre contre les manœuvres– menées par les entreprises du divertissement et les géants de l’informatique comme Apple et Microsoft – consistant à concevoir des machines dont le fonctionnement est secret et échappe au consentement de leur propriétaire, au prétexte de protéger le copyright.

Nous devons prêter attention à Jonathan Zittrain (un autre universitaire que Morozov tout à la fois rejette puis rejoint sans même s’en rendre compte), dont « Le Futur d’Internet » met en garde sur le fait que l’augmentation des crimes, escroqueries et autres fraudes sur le Net fatigue l’utilisateur et rend les gens plus enclins à accepter d’utiliser des appareils et des réseaux verrouillés, pouvant être utilisés aussi bien pour les contrôler que pour les protéger.

Nous avons besoin de tout cela, et surtout d’une critique sérieuse et d’une feuille de route pour l’avenir de l’activisme sur le Net, car les régimes répressifs du monde entier (y compris les soit-disant gouvernements libres de notre Occident) usent pleinement des nouvelles technologies à leur avantage, et le seul moyen pour l’activisme d’être efficace dans cet environnement est d’utiliser les mêmes outils.

Notes

[1] Crédit photo : Anonymous9000 (Creative Commons By)




Quand Wikpédia rime avec le meilleur des USA

Stig Nygaard - CC byNous avons déjà publié des articles sur Wikipédia à l’occasion de son dixième anniversaire, mais aucun qui n’avait cette « saveur si américaine », et c’est justement ce qui nous a intéressé ici.

L’auteur se livre ici à une description pertinente mais classique de l’encyclopédie libre, à ceci près qu’il y fait souvent mention des États-Unis[1].

Si le récent massacre de Tucson symbolise le pire des USA, alors Wikipédia est son meilleur. Et merci au passage à la liberté d’expression toute particulière qui règne dans ce pays.

En lecture rapide, on aurait vite fait de croire que l’encyclopédie est américaine en fait !

Or le contenu du Wikipédia n’appartient à personne puisqu’il appartient à tout le monde grâce aux licences libres attachées à ses ressources. Mais que le créateur, les serveurs (et donc la juridiction qui en découle), le siège et la majorité des membres de cette Fondation, aient tous la même origine n’est ni neutre ni anodin.

On a vu le venin de l’Amérique – Saluons désormais Wikipédia, pionnier made in US du savoir-vivre mondial.

We’ve seen America’s vitriol. Now let’s salute Wikipedia, a US pioneer of global civility

Timothy Garton Ash – 12 janvier 2011 – Guardian.co.uk
(Traduction Framalang : DaphneK)

Malgré tous ses défauts Wikipédia, qui vient de fêter ses dix ans, est le meilleur exemple d’idéalisme à but non-lucratif qu’on puisse trouver sur Internet.

Wikipédia a eu dix ans samedi dernier. C’est le cinquième site Web le plus visité au monde. Environ 400 million de gens l’utilisent chaque mois. Et je pense que les lecteurs de cet article en font certainement partie. Pour vérifier une information, il suffit désormais de la « googliser » puis, la plupart du temps, on choisit le lien vers Wikipedia comme meilleure entrée.

Ce que cette encyclopédie libre et gratuite – qui contient désormais plus de 17 millions d’articles dans plus de 270 langues – a d’extraordinaire, c’est qu’elle est presque entièrement écrite, publiée et auto-régulée par des volontaires bénévoles. Tous les autres sites les plus visités sont des sociétés commerciales générant plusieurs milliards de dollars. Facebook, avec juste 100 millions de visiteurs en plus, est aujourd’hui évalué à 50 milliards de dollars.

Google à Silicon Valley est un énorme complexe fait de bureaux et de bâtiments modernes, comme une capitale surpuissante. On peut certes trouver des pièces de Lego en libre accès dans le foyer, mais il faut signer un pacte de confidentialité avant même de passer la porte du premier bureau. Quant au langage des cadres de Google, il oscille curieusement entre celui d’un secrétaire de l’ONU et celui d’un vendeur de voitures. On peut ainsi facilement passer du respect des Droits de l’Homme au « lancement d’un nouveau produit ».

Wikipédia, par contraste, est géré par une association à but non-lucratif. La Fondation Wikimedia occupe un étage d’un bâtiment de bureau anonyme situé au centre de San Francisco et il faut frapper fort à la porte pour pouvoir entrer. (On parle d’acheter une sonnette pour fêter les dix ans.) A l’intérieur, la fondation ressemble à ce qu’elle est : une modeste ONG internationale.

Si Jimmy Wales, l’architecte principal de Wikipedia, avait choisi de commercialiser l’entreprise, il serait sans doute milliardaire à l’heure actuelle, comme le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg. Selon Wales lui-même, placer le site sous licence libre était à la fois la décision la plus idiote et la plus intelligente qu’il ait jamais prise. Plus que n’importe quel autre site international, Wikipedia fleure encore bon l’idéalisme utopique de ses débuts. Les Wikipédiens, comme ils aiment se définir eux-mêmes sont des hommes et des femmes chargés d’une mission. Cette mission qu’ils endossent fièrement, pourrait se résumer par cette phrase presque Lennonienne (de John, pas Vladimir) prononcée par celui que tout le monde ici appelle Jimmy : « Imaginez un monde dans lequel chacun puisse avoir partout sur la planète libre accès à la somme de toutes les connaissances humaines ».

Insinuer que ce but utopique pouvait être atteint par un réseau d’internautes volontaires – travaillant pour rien, publiant tout et n’importe quoi, sachant que leurs mots sont immédiatement visibles et lisibles par le monde entier – était, bien entendu, une idée totalement folle. Pourtant, cette armée de fous a parcouru un chemin remarquablement long en dix ans à peine.

Wikipédia a toujours de très gros défauts. Ses articles varient généralement d’un sujet ou d’une langue à l’autre en termes de qualité. En outre, beaucoup d’articles sur des personnalités sont inégaux et mal équilibrés. Ce déséquilibre dépend en grande partie du nombre de Wikipédiens qui maîtrisent réellement une langue ou un sujet particulier. Ils peuvent être incroyablement précis sur d’obscurs détails de la culture populaire et étonnement faibles sur des sujets jugés plus importants. Sur les versions les plus anciennes du site, les communautés de rédacteurs volontaires, épaulées par la minuscule équipe de la Fondation, ont fait beaucoup d’efforts afin d’améliorer les critères de fiabilité et de vérifiabilité, insistant particulièrement sur les notes et les liens renvoyant aux sources.

Pour ma part, je pense qu’il faut toujours vérifier plusieurs fois avant de citer une information puisée sur le site. Un article sur Wikipédia paru dans le New Yorker notait à ce propos la fascinante distinction entre une information utile et une information fiable. Dans les années à venir, l’un des plus grands défis de l’encyclopédie sera de réduire l’écart qui pouvant exister entre ces deux notions.

Un autre grand défi sera d’étendre le site au-delà des frontières de l’Occident, où il est né et se sent le plus à l’aise. Un expert affirme qu’environ 80% des textes proviennent du monde de l’OCDE. La fondation vise 680 millions d’utilisateurs en 2015 et espère que cette croissance sera principalement issue de régions comme l’Inde, le Brésil et le Moyen-Orient.

Pour percer le mystère Wikipédia, il ne s’agit pas de pointer ses défauts évidents, mais de comprendre pourquoi le site fonctionne si bien. Les Wikipédiens offrent plusieurs explications : Wikipédia est né assez tôt, alors qu’il n’existait pas encore autant de sites dédiés aux internautes novices, une encyclopédie traite (principalement) de faits vérifiables plutôt que de simples opinions (ce qui est monnaie courante mais aussi un des fléaux de la blogosphère), mais c’est surtout avec sa communauté de rédacteurs-contributeurs que Wikipedia a trouvé la poule aux oeufs d’or.

Par rapport à l’échelle du phénomène, la masse des rédacteurs réguliers est incroyablement faible. Environ 100 000 personnes rédigent plus de cinq textes par mois mais les versions les plus anciennes comme l’anglais, l’allemand, le français ou le polonais sont alimentés par un petit groupe de peut-être 15 000 personnes, chacune effectuant plus de 100 contributions par mois. Il s’agit en grande majorité d’hommes jeunes, célibataires, qui ont fait des études. Sue Gardner, Directrice Executive de la Fondation Wikimedia, affirme qu’elle peut repérer un Wikipédien-type à cent mètres à la ronde. Ce sont les accros du cyberespace.

Comme la plupart des sites internationaux très connus, Wikipédia tire avantage de sa position privilégiée au sein de ce que Mike Godwin, Conseiller Général chez Wikipédia jusqu’au mois d’octobre dernier, décrit comme « un havre de liberté d’expression appelé les États-Unis » Quel que soit le pays d’origine du rédacteur, les encyclopédies de toutes les langues différentes sont physiquement hébergées par les serveurs de la Fondation situé aux États-Unis. Ils jouissent des protections légales de la grande tradition américaine qu’est la liberté d’expression.

Wikipédia a cependant été remarquablement épargnée par la spirale infernale particulièrement bien résumée par la Loi de Godwin (que l’on doit au même Mike Godwin). Cette règle affirme en effet que « lorsqu’une discussion en ligne prend de l’ampleur, la probabilité d’une comparaison faisant référence au Nazis ou à Hitler est environ égale à 1 ». Ceci est en parti dû au fait qu’une encyclopédie traite de faits, mais aussi parce que des Wikipédiens motivés passent énormément de temps à défendre leurs critères de « savoir-vivre » contre les nombreuses tentatives de vandalisme.

Ce savoir-vivre – traduction française du « civilty » anglais – est l’un des cinq piliers de Wikipédia. Depuis le début, Wales soutient qu’il est possible de réunir honnêteté et politesse. Toute une éthique en ligne, une nétiquette – pardons, une wikiquette – s’est développée et mise en place autour de cette notion, donnant naissance à des abréviations telles que AGF (Assume Good Faith) qu’on pourrait traduire par « Supposez ma Bonne Foi ». Les personnes manquant de savoir-vivre sont courtoisement interpelées puis mises en garde, avant d’être exclues si elles persistent. Mais je ne suis pas en position de juger si tout ceci se vérifie dans les versions sorabe, gagaouze et samoanes du site. Wikipédia a peut-être sa part de propos déplacés, mais si une communauté a tendance à dégénérer, la Fondation a au final le pouvoir d’ôter les tirades incriminées du serveur. (Wikipédia est une marque protégée par la loi, alors que Wiki-autre-chose ne l’est pas ; D’ailleurs Wikileaks n’a rien à voir avec Wikipedia et n’est même pas un « wiki » au sens collaboratif du terme.)

Nous ne sommes toujours pas en mesure de savoir si la fusillade de Tucson, en Arizona, est le produit direct du détestable climat qui règne actuellement sur le discours politique américain, tel qu’on a pu l’entendre sur des émissions de radio et de télévisions comme Fox news. Un fou est peut-être tout simplement fou. Mais le venin servi chaque jour par la politique américaine est un fait indéniable. Pour lutter contre ce climat déprimant, il est bon de pouvoir célébrer une invention américaine qui, malgré ses défauts, tente de propager dans le monde entier une combinaison d’idéalisme bénévole, de connaissance et de savoir-vivre acharné.

Notes

[1] Crédit photo : Stig Nygaard (Creative Commons By-Sa)