Échirolles libérée ! La dégooglisation (4)

Dans ce quatrième volet du processus de dégooglisation de la ville d’Échirolles (si vous avez manqué le début) Nicolas Vivant aborde le complexe problème de la fracture numérique, qui demande d’aller au-delà de la médiation pour trouver des structures et des moyens adaptées aux pratiques diverses des citoyens : la stratégie numérique doit aller de pair avec l’action sociale.


Dégooglisation d’Échirolles, partie 4 : l’inclusion numérique

La fracture numérique : un symptôme parmi d’autres

Avec 36% de logements sociaux et 3 quartiers « politique de la ville » Échirolles est, sans nul doute, une ville populaire. Plusieurs études sur les difficultés liées au numérique ont été réalisées sur notre territoire : l’une par notre CCAS (2019), l’autre par un cabinet indépendant (2020-2021). Si elles n’ont pas montré de situation spécifique à notre commune, elles ont permis de mesurer l’étendue des problématiques qu’il est indispensable de travailler.

Quelles sont les populations qui rencontrent des difficultés avec le numérique ?

  • Les personnes âgées ;
  • les personnes en situation de précarité sociale ou financière ;
  • les personnes ne maîtrisant pas bien la langue française ;
  • les jeunes qui possèdent les outils, mais ne maîtrisent pas les usages ;
  • les personnes en situation de handicap ou qui souffrent de pathologies.

Notre CCAS adresse avec sérieux l’ensemble de ces enjeux. Nos maisons des habitants (anciennement « centres sociaux ») jouent un rôle majeur dans leur prise en charge, partout sur le territoire communal. Des équipes existent, avec qui il n’est pas envisageable de ne pas travailler. Pour autant, dans un effort de cohérence avec le schéma directeur « Échirolles numérique libre », nos élus et notre direction générale ont choisi de rattacher l’inclusion numérique à la DSCN (Direction de la Stratégie et de la Culture Numériques).

Conclusion : la fracture numérique n’est pas un problème en tant que tel. C’est un symptôme d’enjeux sociaux qui doivent rester prioritaires dans l’aide apportée à nos habitants. Traiter la fracture numérique sans prendre en compte les problématiques sous-jacentes serait un pansement sur une jambe de bois. Un travail en transversalité est indispensable.

La médiation comme unique solution ?

Les études réalisées ont également montré que les difficultés rencontrées par notre population ne se limitaient pas aux usages. Un véritable effort d’inclusion numérique nécessite d’adresser 6 grands domaines :

1. L’accès au matériel (PC, smartphones, systèmes d’impression) ;
2. l’accès à une connexion internet de qualité ;
3. la formation technique ;
4. l’information, l’éducation populaire aux grands enjeux du numérique ;
5. l’assistance aux usages, l’accès au droit ;
6. le support matériel.

Les efforts de l’État et des collectivités sur l’inclusion numérique reposent principalement sur la médiation numérique (les points 3, 4 et 5, donc). Dans le cadre du plan « France Relance », par exemple, l’ANCT (Agence Nationale de Cohésion des Territoires) finance depuis 2021 le recrutement de « Conseillers Numériques France Services » dans les associations ou les collectivités territoriales. Des « Maisons France Services » et des « Bus France Services » émaillent également nos régions.

Pour les autres points (1, 2 et 6), seul le secteur privé se positionne. On connaît, par exemple, le travail d’associations comme Emmaüs Connect pour la mise à disposition de smartphones et de cartes SIM prépayées, mais seuls les publics en grande précarité sont adressés.

La mise à disposition, dans les communes, d’accès publics, permet de répondre, en partie, aux problématiques du manque de matériel et d’accès à internet. L’accès aux téléservices mis à disposition (et souvent rendus obligatoires) par l’état et les grandes structures compétentes dans le domaine social, est possible depuis ce type de lieu. Mais la dimension intime de l’accès au numérique n’est pas prise en compte : on ne contacte pas sa grand-mère (ou sa compagne) en visioconférence depuis un lieu public. On ne regarde pas une série ou un match de foot depuis une maison des habitants.

Sans faire l’effort de mettre à la disposition des publics fragiles du matériel et une connexion à internet de qualité à domicile, on ne pratique pas une véritable inclusion : ceux qui ont les moyens disposent d’accès dans des conditions confortables et dans l’intimité, les autres doivent sortir, par tous les temps, pour bénéficier d’un accès au numérique limité, à des horaires qu’ils ne peuvent pas choisir et sous le regard de leurs concitoyens.

La médiation numérique ne peut constituer, à elle seule, un dispositif d’inclusion numérique efficace et complet. Un travail plus ambitieux est indispensable. Nous essayons de nous y atteler (et ce n’est pas simple).

L’inclusion à l’échirolloise

L’accès au matériel

Pour la mise à disposition de matériel pour ceux qui en ont le plus besoin, la ville a choisi de s’appuyer sur une association échirolloise récente : PC solidaire (site en cours de développement au moment où cet article est rédigé). Le processus est en cours de création : notre DSI remettra son matériel usagé à cette association, qui se chargera de le reconditionner et de le remettre gratuitement, via les maisons des habitants, aux bénéficiaires.

L’association a eu l’excellente idée de se pencher sur le schéma directeur de la ville et a choisi, librement, de s’en inspirer. Le système d’exploitation par défaut devrait donc être le même que celui est en cours de déploiement : Zorin OS.

L’accès à internet

C’est le point le plus difficile à travailler, et de loin. L’offre étant exclusivement privée, nous essayons de négocier avec les FAI (fournisseurs d’accès à internet) la mise en place d’une solution très abordable à destination des bénéficiaires de logement sociaux. Des discussions sont en cours, mais aujourd’hui aucune offre véritablement satisfaisante n’est en place. Seule proposition (pas suffisamment) connue, à destination des populations bénéficiant des minima sociaux, celle d’Orange, « Coup de pouce Internet », à 15,99€/mois.

La formation, l’information et l’assistance

Grâce à un financement de l’ANCT, la Ville et son CCAS ont pu, en 2021, recruter 4 conseillers numériques. Ils interviennent dans les maisons des habitants, les bibliothèques et la maison des associations. Spécialisés dans la médiation numérique et formés dans le cadre du dispositif de l’État ils réalisent, depuis juillet 2021, des accompagnements individuels, des ateliers et des sessions de formation. Malheureusement, l’État annonce une baisse des financements et ces emplois sont menacés. Nous travaillons donc à la mise en place d’un nouveau dispositif, pérenne cette fois-ci, et qui ne dépendra pas de financements extérieurs.


Quelques-uns de nos conseillers, au travail dans une MDH

D’autres initiatives existent à Échirolles depuis des années : « Les écrans, parlons-en ! », par exemple. Conçu par le service « éducation » de la ville en lien étroit avec le CCAS, ce dispositif part du principe qu’une bonne hygiène numérique passe aussi par l’éloignement raisonné des écrans.

Mais encore ?

La ville a choisi de ne pas limiter son aide aux seuls habitants, mais aussi aux nombreuses associations qui animent le territoire (→ https://asso-echirolles.fr). Notre tissu associatif est riche de ses bénévoles, dynamique et innovant dans ses actions. Sa contribution au « vivre ensemble » est majeure. L’étude « Échirolles numérique » de 2021 a montré que l’accès aux ressources numériques était très variable en fonction des associations. Nous avons donc décidé de leur apporter une aide sur deux volets : la création de sites web et (dans un second temps) la mise à disposition d’outils numériques de gestion associative.

Le principe est simple : la DSI de la ville prend en charge l’hébergement, crée un sous-domaine dédié à l’association, installe un CMS (système de gestion de contenu) libre et gère les mises à jour (CMS, thèmes, extensions…) et les sauvegardes. 6 ateliers de formation sont organisés pour apprendre à créer son contenu et à faire vivre le site. À l’issue de ces ateliers, l’association administre son site en autonomie. En cas de problème, un forum permet d’échanger avec le formateur et les autres associations qui bénéficient du dispositif. Le point fort : si les personnes en charge du site ne sont plus en mesure de s’en occuper, un retour en atelier est toujours possible pour qu’une nouvelle équipe s’en saisisse.

Inclusion vs dégooglisation

L’efficacité du dispositif d’inclusion numérique de la ville repose sur deux piliers principaux : le schéma directeur, boussole technique et politique de nos choix, et le travail en transversalité, qui garantit une présence partout sur le territoire et la prise en compte de la problématique dans sa globalité. Rattaché à la direction du numérique, il permet une action cohérente à l’échelle de la ville.

Ce lien entre action sociale et stratégie numérique est l’une des forces d’Échirolles. Il est l’un des éléments qui permettent de faire rayonner le schéma directeur à l’échelle de la commune, et pas seulement en interne. Mais une autre façon d’agir (et surtout d’interagir) au delà sur périmètre de la ville existe. Elle fera l’objet du cinquième et dernier article de cette série.

L’épisode 1 (structuration)
L’épisode 2 (transformation)
L’épisode 3 (solutions)
L’épisode 4 (vous êtes ici)
L’épisode 5 (fédération)

***

Retrouvez-moi sur Mastodon : https://colter.social/@nicolasvivant




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (6/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le sixième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine des causes classiques ou plus inattendues du militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

D’autres causes du militantisme déconnant

Le surmenage

Quand on est surmené, on essaye de régler les problèmes au plus vite pour en traiter d’autres plus urgents, donc il est totalement logique qu’on en vienne à être plus sec dans notre ton, qu’on ait plus tendance à l’injonction pour obtenir de l’autre un comportement immédiat afin qu’il cesse de nous solliciter. Le problème ce n’est ni nous, ni l’autre qui sollicite ou fait un truc pour lequel on va l’injonctiver en réaction, mais bien la situation de surmenage. Or, c’est extrêmement courant en militance, parce que les mouvements n’ont pas souvent les moyens de gérer tout ce qu’il y a à gérer, parce que la militance mène à affronter des situations particulièrement surmenantes, stressantes, parfois oppressantes et violentes. Et même lorsque la situation surmenante est loin derrière, il y a toujours cette menace qu’elle revienne sous peu, d’autant qu’elle laisse souvent des traces. En conséquence, notre cerveau maintient ce mode « sous tension » par prévention, parce que cela s’est avéré une manière efficace de gérer le moment tendu.

Autrement dit, dans ce cas de figure ce n’est ni la faute du militant, ni de l’allié qui faute ou qui aurait un comportement qui va générer une critique, mais bien un problème situationnel qui demande des solutions organisationnelles. La situation d’urgence, de surmenage peut être inévitable, en ce cas, l’idéal est d’avoir un mode de fonctionnement préétabli pour ces situations particulières, et d’autres modes de fonctionnement pour les autres situations. Ce n’est pas forcément incohérent d’avoir un mode plus « hiérarchique » dans une situation de forte confrontation avec l’adversaire, avec des règles plus serrées, parce que la violence ou les risques peuvent obliger à cela, et parfois le rôle donné à chacun dans un groupe peut avoir des effets protecteurs ; parmi les hackers, j’ai pu voir à l’œuvre à la fois un mode quasi-militaire lors d’opérations risquées impliquant beaucoup de monde, avec des instructions très strictes qui ne laissaient pas de place à de l’initiative personnelle, parce que c’était à la fois le moyen de mener à bien l’opération et de protéger tout le monde de risques très concrets. Mais dès que l’opération était terminée, l’autogestion sans chef, do-ocrate (le pouvoir à celui qui fait/initie un projet), anti-autoritaire, reprenait le dessus pour fomenter de nouvelles opérations. Il s’agit de pouvoir switcher, être flexible dans l’organisation et dans les modes d’agir afin de coller aux besoins particuliers de la situation, et ne pas rester en mode « menaces » lorsque celles-ci ne sont pas présentes.

Quoi qu’il en soit, le surmenage et les dérives que cela entraîne ne peuvent être résolus que par des modes d’organisation qui sont pensés en fonction des situations. Cela n’est pas un problème qui peut être résolu en se focalisant sur un individu « fautif ».

Le manque d’information

Pour reprendre l’exemple de « vous connaissez PeerTube ? » qu’on a eu des centaines de fois, c’était saoulant non pas parce que les gens l’étaient, mais parce qu’il leur manquait l’information que nous étions déjà partisans de PeerTube, que nous avions déjà nos vidéos sur des instances, que des dizaines d’individus avant eux n’arrêtaient pas de nous le dire, et qu’ils ne devinaient pas eux-mêmes qu’il leur manquait ces informations. Et si nous l’avions répété sans cesse, nous aurions été nous-mêmes saoulants, c’est pourquoi nous ne l’avons pas fait. J’ai vu aussi le même genre de problème chez des individus participant à des formes de cancel culture1 – malgré eux : ils se permettaient une certaine agressivité se pensant seuls dans les commentaires à avoir ce ton et ne se rendant pas compte qu’ils contribuaient à rejoindre une meute qui attaquait déjà de toutes parts sur le même ton.

Avant de conseiller, ordonner, critiquer, s’énerver contre quelqu’un ou un groupe, on pourrait tenter de s’informer au préalable des positions de la personne qu’on cible, en regardant ce qu’elle a pu déjà répondre par le passé à ce sujet, si elle a parlé de ses positions quelque part, si elle n’a pas déjà fait ce qu’on voudrait qu’elle fasse, etc. Parfois, cela suffira à combler le manque d’informations et il n’y aura pas besoin d’interpeller la personne (par exemple, on pourra voir qu’elle connaît déjà PeerTube ou qu’elle a déjà exprimé son choix pour/contre en public).

Il s’agirait avant toute interaction de partir du principe qu’on ne sait pas d’emblée les positions des personnes, leur savoir ou leur ignorance d’un sujet, mais d’enquêter avant.

Cela peut fonctionner en situation où l’on initie l’interaction avec un autre sur le Net, comme dans une situation où l’on est attaqué par un autre. Même si on repère que l’autre veut par exemple nous humilier ou nous écraser, on peut partir du principe que ce n’est peut-être pas ça, et tout simplement poser des questions pour bien comprendre sa position2. Par exemple « Vous me dites que d’avoir mis le mot « bonheur » dans ce titre est odieux et insupportable, quel est l’élément associé à bonheur qui vous parait odieux ? » et on cherche à comprendre ce qui a éveillé le sentiment négatif chez l’autre, on enquête sans jugement ni défensivité. Cela peut lever pas mal de malentendus et pacifier l’échange.

Sur Internet, le manque d’informations c’est aussi l’absence de langage non verbal (absence du ton de la voix, des mimiques de visage, des gestes du corps, etc.). Ainsi, on a tous un déficit d’informations parfois énorme sur l’état émotionnel dans lequel a été posté un message et dans quelle visée. Et encore une fois, on oublie totalement qu’il nous manque quantité d’informations pour interpréter ce message parce qu’IRL, lorsqu’on est neurotypique, on a l’habitude d’avoir toutes ces informations automatiquement sans qu’on en ait conscience. Sur la toile, on va alors avoir le même réflexe et interpréter le message automatiquement, en voyant une offense dans une ironie, en voyant de l’ironie dans un message pourtant sérieux, etc. Pour pallier ce manque d’informations non verbales, on va se concentrer sur d’autres indices tels que la ponctuation, y plaquant un sens qui n’est pourtant pas celui du locuteur. D’autant que l’usage et la connotation des ponctuations varient selon des facteurs socio-culturels, tels que l’âge de la personne : les boomers pourront avoir tendance par exemple à terminer tous leurs tweets d’un point, selon l’usage « académique » qu’ils ont profondément intériorisé, sans exclamation ni smiley3, ce qui pourra donner l’impression, selon le propos tenu, à un ton brutal, voire un mode passif-agressif, alors qu’il s’agissait parfois tout simplement d’une volonté de soigner son écriture, sans froisser son interlocuteur. Même chose pour l’usage des points de suspension dans un message, qui pourra être utilisé différemment et suggérer de multiples interprétations contradictoires… On se focalise sur ces petits détails, car on cherche une substitution à ce langage non-verbal qui nous manque cruellement. S’ensuivent donc quantité de malentendus de toutes parts.

Là encore, on peut prévenir la situation en étant très explicite lorsqu’on s’exprime, avec tout ce qu’on a disposition (smiley, formulation de politesse, soin aux styles de la phrase, mots, expression explicite de son émotion/son état/ses buts, etc.).

Ou encore lorsqu’on est l’interlocuteur, demander des précisions sur le message, poser des questions jusqu’à être sûr de bien comprendre, avant de juger son but. Ça peut paraître long dit comme ça, mais en fait poser une question ce n’est parfois qu’une seule phrase. Et parfois la réponse suffit à se faire une idée.

 

Abassadeur
« Ambassadeur : Honte et fierté mélangées. Nos ennemis nous ont appelés « tanks vivants ». Ainsi que par des noms moins flatteurs. » On peut même s’amuser à utiliser la méthode Elcor (dans les jeux Mass Effect, les Elcors sont des êtres qui ne peuvent partager une communication non-verbale avec les autres espèces, ni même faire transparaître leurs émotions dans leurs voix ; pour pallier ce manque, ils commencent systématiquement leur propos par un mot qui donnera la bonne teinte émotionnelle à leur discours). D’autres exemples ici.

La réaction à la notoriété bizarre du Net : les relations parasociales

C’est un terme qui a été formulé en 1956 par Horton et Wohl pour décrire les relations unilatérales d’un·e artiste avec son public : les spectateurs peuvent se sentir comme amis avec ceux-ci, donc croire tout connaître de lui, alors qu’en fait non. Aujourd’hui, ce type de relations est encore plus répandu parce qu’on peut tous être cet « artiste » qui envoie ou partage du contenu avec une communauté qui le suit.

D’une part, la personne qui une petite ou grande notoriété sur le Net ne sait rien de vous et ne peut rien déduire de votre comportement habituel (par exemple, elle ne peut pas savoir que lorsque vous employez des injures, c’est du second degré ou une marque d’amitié ; elle ne sait pas que vous êtes peu versé dans les formules de politesse mais néanmoins cordial), elle peut donc difficilement interpréter des remarques qui seraient à double sens, encore plus sans avoir accès à votre langage non verbal pour comprendre. Le militant déconnant peut croire que cette personne à notoriété va parfaitement le comprendre, qu’il est sympa d’office, qu’importe le style du message, parce que lui, il la connaît bien mais oublie qu’elle, elle ne le connaît pas du tout. Et là peuvent se créer de très forts malentendus.

D’autre part, en tant que spectateur, bien qu’on ait ce sentiment de familiarité avec la personne à notoriété, on ne la connaît pas du tout : on ne peut pas savoir si elle est en dépression ou si elle traverse une phase difficile, elle peut très bien partager quelque chose de sombre tout en étant dans une situation joyeuse dans son quotidien, tout comme partager de la joie en broyant du noir. Là encore, avant d’entamer une démarche qui risque potentiellement d’être dure à digérer pour l’autre, on peut poser des questions, « tâter le terrain » pour savoir si c’est le bon moment ou non de parler de telle chose ; on peut aussi se rappeler qu’on ne connaît la personne qu’à travers son travail/œuvre/partage, pas sa vie tout entière qui peut être radicalement différente. Même des vlogs réguliers qui pourtant renseignent sur la vie de la personne sont sélectifs, ne sont qu’un aperçu de sa vie, ce qu’elle accepte de montrer. Tout comme on ne peut déduire le bien-être d’un vendeur de sandwichs à la qualité dudit sandwich (qui peut par exemple avoir été cuisiné sous une pression énorme), on ne peut pleinement déduire l’état d’esprit d’un partageur à son seul partage. Pour connaître un peu le milieu, je dirais que lorsque vous vous adressez un partageur/créateur sur le Net, il est probable qu’il est en dépression, en burn-out ou surmené, qu’importe la vivacité dont il peut faire preuve dans ses œuvres. Il serait plus prudent d’éviter de partir du principe qu’il peut encaisser toutes les récriminations.

L’autre aspect de cette relation parasociale, c’est que parfois, les spectateurs confondent ces petites célébrités du Net avec les célébrités classiques : c’est-à-dire qu’ils partent du principe que la notoriété est accompagnée d’un statut supérieur (plus de pouvoir, plus de possibilités, plus d’argent, plus de moyens, plus d’influence, etc.), donc qu’elles auraient en quelque sorte pour devoir d’utiliser ce trop-plein de privilèges qu’il leur serait offert, notamment pour vanter ou exercer une pureté militante. Or, même des gens qui ont une forte audience sur le Net peuvent n’avoir aucun privilège matériel par rapport au spectateur moyen, peuvent toujours être salarié smicard, au chômage, voire dans des situations de grande pauvreté, de sérieuses difficultés. Et vous n’en saurez généralement rien.

Cependant je comprends, ça peut être trompeur qu’une petite célébrité sur le Net en galère au quotidien puisse avoir le même nombre de followers4 qu’une petite célébrité de la télévision qui elle, peut avoir des moyens plus importants, le soutien d’une structure, des relations qui la mettent à l’abri, etc. Bref, la notoriété du Net doit être déconnectée dans nos représentations des privilèges, car la notoriété sur la toile n’est pas synonyme d’avantages matériels ou sociaux5.

La suspicion d’infiltrés/d’ennemis

L’infiltration dans un groupe militant est malheureusement une pratique existante, d’autant plus sur le Net où il est souvent facile de rejoindre le Discord d’un autre groupe militant pour glaner des informations ou pour troller en interne (ce que l’on peut retrouver par exemple dans des groupes politiques fortement engagés, notamment entre fascistes et anti-fascistes). La suspicion d’infiltrés (ou la présence effective de ceux-ci) peut nous faire nous méfier des alliés, des spectateurs, et nous mettre en mode paranoïa. C’est un cercle vicieux terrible, et j’avoue que je n’ai pas la solution contre cela d’autant que je l’ai malheureusement déjà vécu dans certains mouvements (présence réelle d’infiltrés professionnels, confirmée par des leaks découverts plus tard et publiés dans certains médias). L’idée serait peut-être de se concentrer davantage sur les actions qui sont proposées, de les évaluer au regard du mouvement et des buts de celui-ci, ce qui permettrait d’éviter des catastrophes. Les infiltrés ou individus malveillants auront tendance à diviser, créer des conflits internes, proposer de s’attaquer aux alliés et spectateurs, chercher à obtenir des postes à pouvoir de décisions, épuiser les éléments les plus doués, proposer des actions honteuses/inefficaces qui ne permettent pas de se confronter à l’adversaire. Donc, ce n’est pas tant qu’il faudrait le traquer pour le virer, mais davantage prendre soin des alliés, des spectateurs car c’est une politique plus puissamment établie : ces projets saboteurs ne seront alors pas suivis parce qu’ils apparaîtront incohérents, inadaptés.

La suspicion qu’il y ait des infiltrés ou qu’untel ait des projets malveillants ou potentiellement destructeurs pour le groupe (par exemple, un membre qu’on pense vouloir nuire au mouvement suite à un conflit mal résolu en interne, ce qui arrive assez fréquemment : tout militant d’expérience aura sans doute en mémoire l’exemple d’un ancien camarade qui, sous l’effet du ressentiment, a pu se mettre à saper activement un mouvement ou à vouloir nuire à ses membres) peut également n’être qu’une simple suspicion qui s’avérera plus tard infondée, et ça serait dommage que l’activité militante soit détournée juste parce qu’on est en mode méfiance et qu’on a peur des menaces internes. Cependant, là aussi, je pense qu’on peut tenter d’éviter les problèmes en se concentrant sur les actions au cœur du mouvement, celles qui sont les plus concrètes et les plus cohérentes.


  1. « Cancel culture » : « pratique qui consiste à dénoncer des individus (ou structures) dans le but de les ostraciser ». Plus d’infos sur Wikipédia, ou sur Neonmag.
  2. Ici, je me base sur les pratiques et méthodes de Carl Rogers, psychologue humaniste qui visait l’empuissantement et l’autodétermination des personnes, tant dans des contextes thérapeutiques, de groupes aux buts divers (académique, religieux, politique à visée de résolution de conflits, etc.). Ces écrits sont particulièrement accessibles, y compris pour les personnes non formées à la psychologie, notamment ses ouvrages Liberté pour apprendre, Le développement de la personne.
  3. Si vous êtes acolyte des illustres de l’académie française, vous devez dire « binette » ou « frimousse » pour désigner un smiley.
  4. Follower = « acolyte des illustres » si votre allégeance va à l’Académie française, quoique je pense qu’elle se fout un peu de la gueule des personnes utilisant Internet, voire de la population tout court, quand on voit qu’elle a rejeté l’usage commun du masculin pour « covid » à la grande joie des Grammar Nazis qui auront une occasion supplémentaire de corriger leurs interlocuteurs. Voir l’explication de l’académie sur cette traduction ; on pourrait dire « abonnés » mais il me semble que cela reste trop associé à l’image de quelqu’un qui a acheté un abonnement pour accéder à un contenu. Le terme « adepte » est utilisé aussi par bing, mais là encore il me semble que cela nous renvoie à une image erronée du follower (qui n’est pas forcément partisan du contenu suivi, encore moins fidèle à lui comme il le serait d’une religion).
  5. Une étude sur les vulgarisateurs le montre bien : « Frontiers. French Science Communication on YouTube : A Survey of Individual and Institutional Communicators and Their Channel Characteristics Communication », frontiersin.org ; ou en vidéo : Analyse des vulgarisateurs scientifiques sur Youtube ; ou dans ce thread : « On a analysé plus de 600 chaînes et 70 000 vidéos de vulgarisation scientifique en français, et complété cette analyse par un sondage auprès de 180 youtubeurs. Nos résultats (avec @SciTania @MasselotPierre @tofu89) viennent d’être publiés dans Frontiers in communication », Stéphane Debove sur Twitter ; par exemple seul 12 % des vulgarisateurs (sur 600 chaînes françaises) gagnent plus de 1000 euros par mois, 44 % ne gagnent rien du tout.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay



De 0 à 52 numéros du Courrier du hacker, un an de lettre d’information du Logiciel libre

Le temps et l’attention sont des denrées précieuses, tandis que s’accroît toujours davantage le volume des informations disponibles. Aussi les outils de veille et curation sont-ils des alliés précieux pour qui souhaite disposer d’une sélection de qualité.

À ce titre le travail efficace de Carl Chenet pour nous proposer depuis un an Le Journal du hacker méritait bien d’être salué, et c’est avec plaisir que nous lui laissons la plume pour faire le bilan et la promotion de sa réalisation. Abonnez-vous !


Le Courrier du hacker est une lettre d’information résumant chaque semaine l’actualité francophone du Logiciel Libre, publiée le vendredi, que l’abonné reçoit directement dans ses e-mails. Après 52 numéros, le Courrier du hacker a donc récemment fêté sa première année.

1. Se hisser sur les épaules des géants

Le Courrier du hacker repose sur l’exceptionnel travail de la communauté FOSS francophone, médias, articles publiés par les blogs d’entreprise, les associations (comme le blog de Framasoft) et les blogueurs individuels, articles qui sont chaque semaine relayés par le Journal du hacker, l’agrégateur de liens du Logiciel Libre francophone (dont je suis l’un des fondateurs) et dont la base de données est librement accessible.

À partir de cette base de données et d’une suite de scripts maison, les articles ayant reçu le plus de votes de la semaine sont extraits. J’effectue ensuite moi-même une sélection pour ne retenir que les plus pertinents et offrir le contenu le plus intéressant tout en gardant à l’idée de représenter l’actualité de la semaine passée. La réalisation de la lettre d’information me prend entre deux et trois heures par semaine.

Après sélection des meilleurs articles de la semaine, cette lettre d’information a pu, après un an de publication ininterrompue, atteindre les 52 numéros et s’imposer comme un nouvel acteur FOSS au format original que plus de 1600 abonné⋅e⋅s utilisent pour effectuer leur veille technologique ou afin de rester en alerte sur les libertés individuelles et la vie privée.

2. Le meilleur du FOSS francophone en un e-mail

Le Courrier du hacker propose chaque semaine 16 liens dans un e-mail. Pourquoi 16 ? J’ai fait le choix de ne pas surcharger l’e-mail, afin que les principaux liens de la semaine restent bien visibles. L’idée est de proposer un contenu de grande qualité dans un format réduit.

En effet rester au courant demande aujourd’hui beaucoup de temps et de consulter chaque jour de nombreux médias. Cela s’avère souvent fastidieux et il est hélas facile de rater quelque chose qu’on trouve dine d’intérêt. Il est également important de prendre le temps d’analyser les événements, temps qui se raréfie quand on voit les notifications qui nous surchargent aujourd’hui. En se basant sur les articles écrits par la communauté FOSS, en effectuant un tri et en publiant les numéros à date fixe, le Courrier du hacker prend le temps de l’information dans une optique de qualité. Les e-mails des abonnés ne sont bien sûr utilisés que pour envoyer la lettre d’information.

3. Un contenu accessible à tous

Bien que le format premier soit celui de l’e-mail publié chaque semaine, je me suis rendu compte que ce format ne convenait pas à tous. J’ai également reçu des demandes afin d’ouvrir plus largement le contenu. Et il aurait été dommage de restreindre l’accès à un contenu de qualité pour une question de préférence de média.

J’ai donc rendu disponibles les archives directement depuis le site web. J’ai également commencé à relayer le contenu via les réseaux sociaux, en créant un compte Mastodon sur Framapiaf (merci Framasoft !) et un compte Twitter pour le Courrier du hacker.

Au niveau technique, le site officiel est un site statique servi par Nginx qui offre essentiellement le formulaire d’abonnement à la lettre d’information, les archives des numéros publiés et le flux rss dédié. À partir de ce flux rss, les outils Feed2toot et Feed2tweet (dont je suis l’auteur) permettent de diffuser le contenu du flux vers respectivement Mastodon et Twitter.

4. Le futur du Courrier du hacker

Le but est de continuer aussi longtemps que possible à publier et à faire connaître le Courrier du hacker afin de promouvoir les articles de grande qualité écrits en français chaque semaine dans les communautés FOSS. Des besoins apparaîtront sûrement dans le futur et je reste à l’affût des demandes qui me sont remontées. N’hésitez pas à me contacter en répondant simplement à l’e-mail de la lettre d’information.

5. Liens du Courrier du hacker

dessin humo du geektionerd generator : l’un s eplaibnt que son projet ne soit pas mentionné dans ce canard, l’autre lui répond que si on a 20 ans et qu’on n’est pas dans le journal du hacker c’est qu’on a raté sa vie
image https://framalab.org/gknd-creator/




21 degrés de liberté – 09

Lire le journal tranquillement et parcourir des articles ne regardait que nous et sûrement pas le gouvernement. Aujourd’hui il en va tout autrement lorsque nous lisons les informations…

Voici déjà le 9e article de la série écrite par Rick Falkvinge. Le fondateur du Parti Pirate suédois s’inquiète aujourd’hui de la liberté de parcourir des journaux d’information sans être espionné par l’État.

Le fil directeur de la série de ces 21 articles, comme on peut le voir clairement dans les épisodes précédents que nous vous avons déjà livrés, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.

De l’analogique au numérique (9/21) : Le gouvernement sait ce que vous lisez, dans quel ordre, et pendant combien de temps.

Source : Rick Falkvinge sur privateinternetaccess.com

Traduction Framalang : I enter my name again, goofy, mo, redmood, mo, Poca, draenog, Moutmout + 1 anonyme

Nos parents, dans leur monde analogique, pouvaient lire les informations de manière anonyme, comme ils le voulaient, où ils voulaient, et quand ils voulaient. Pour nos enfants du monde numérique, un flic pourrait aussi bien regarder par-dessus leur épaule : le gouvernement connaît la source des informations qu’ils lisent, quels articles, pendant combien de temps, et dans quel ordre.

personnage allongé dans l'herbe lisant un journal papier, devant un plan d'eau

Pour nos parents du monde analogique, lire les informations était une activité à laquelle le gouvernement ne s’intéressait pas, et effectivement il n’avait pas à s’en mêler. Nos parents achetaient le journal du matin en échange de quelques pièces au coin de la rue, allaient dans un endroit calme où ils pouvaient s’installer quelques minutes, et commençaient à lire, sans que personne n’interfère.

Quand nos enfants du monde numérique lisent les informations, le gouvernement sait non seulement quelle source ils ont choisi de lire, mais aussi, exactement quels articles ils ont lu de cette source, dans quel ordre, et pendant combien de temps. Et plusieurs entreprises commerciales en savent autant. Cela pose au moins trois problèmes majeurs :

Voici le premier : comme le gouvernement détient ces données, il essaiera de s’en servir. Plus précisément, il essaiera de s’en servir contre l’individu concerné, éventuellement dans une stratégie de détection anticipée des crimes futurs. Nous avons déjà vu que toutes les données collectées par un gouvernement seront, à terme, utilisées contre les individus concernés, avec une absolue certitude.

Dans l’économie de l’attention, les données qui trahissent à quoi nous prêtons attention, en quelles proportions, et pendant combien de temps, sont absolument cruciales pour la prédiction de notre comportement. Et dans les mains d’un gouvernement qui fait l’erreur fondamentale de s’en servir pour prédire des crimes, le résultat peut être funeste pour les individus et tout simplement inadmissible de la part d’un gouvernement.

Dès lors que le gouvernement utilise ces données, de quelque manière que ce soit, positive ou négative, elles deviendront inévitablement des « métriques d’Heisenberg » – l’utilisation des données finira par modifier ces mêmes données. Par exemple, si quelqu’un au gouvernement décide que se renseigner sur la frugalité est probablement un indicateur de pauvreté, et détermine l’attribution des aides de l’État en fonction de ce critère, alors cette politique va immédiatement inciter les gens à se renseigner davantage sur la frugalité. Les « métriques d’Heisenberg » sont des métriques que leur processus de mesure rend immédiatement invalides1.

Le second problème c’est qu’il n’y a pas que le gouvernement, mais aussi d’autres acteurs commerciaux, qui chercheront à faire usage de ces mesures, quand bien même ce sont des « métriques d’Heisenberg ». Peut-être que quelqu’un pensera que lire des fanzines sur l’acrobatie à moto aura des conséquences sur votre intégrité physique et donc sur votre prime d’assurance voiture.

Le troisième problème est subtil et sournois, mais bien plus grave : le gouvernement sait non seulement quels articles vous lisez et dans quel ordre, mais il sait aussi, par conséquent, quel est le dernier article que vous avez lu et ce que vous avez fait juste après l’avoir lu. En d’autres termes, il sait très précisément quelle information vous a mené à cesser de lire et à adopter plutôt tel ou tel comportement spécifique. C’est un renseignement bien plus important que d’avoir une connaissance générale de vos habitudes et préférences en matière d’information.

La capacité à prédire les actions d’une personne avec un degré élevé de certitude est bien plus dangereuse que la vague connaissance de ses préférences en termes de loisirs.

Nos parents du monde analogique avaient, parmi leurs droits à la vie privée, la possibilité de choisir leur source d’informations anonymement, sans que quiconque ait la permission (ni la possibilité) de savoir quels articles ils lisaient, dans quel ordre ou pour quelle raison. Il n’est pas déraisonnable que nos enfants aient le même droit à la vie privée, un droit équivalent à celui du monde analogique.

Notre vie privée est sous notre entière responsabilité.




21 degrés de liberté – 07

Consulter des ouvrages en bibliothèque était hier une opération dont les bibliothécaires défendaient ardemment le caractère confidentiel. Aujourd’hui toutes nos recherches d’informations nous pistent.

Voici déjà le 7e article de la série écrite par Rick Falkvinge. Le fondateur du Parti Pirate suédois s’inquiète aujourd’hui de la liberté de s’informer sans être surveillé.

Le fil directeur de la série de ces 21 articles, comme on peut le voir clairement dans les épisodes précédents que nous vous avons déjà livrés, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.

Dans les bibliothèques traditionnelles, la recherche d’informations restait privée

Source : Rick Falkvinge sur privateinternetaccess.com

Traduction Framalang : redmood, mo, draenog, Lumibd, Paul, goofy + 3 anonymes

Pour nos parents du monde analogique, la recherche d’informations avait lieu dans les bibliothèques, et il s’agissait d’un lieu dont l’intimité était jalousement gardée. À l’inverse, lorsque nos enfants du monde numérique recherchent des informations, leurs pensées les plus intimes sont toutes collectées pour faire du marketing. Comment en est-on arrivé là ?

S’il existe une profession du monde analogique pour laquelle la vie privée des usagers était une véritable obsession, c’est bien celle de bibliothécaire. Les bibliothèques étaient des lieux où l’on pouvait faire ses recherches les plus inavouables, qu’il s’agisse de littérature ou de sciences, de faire un achat ou de n’importe quoi d’autre. La confidentialité des bibliothèques était purement et simplement légendaire.

Lorsque les recettes de fabrication de bombes ont commencé à circuler sur le proto-internet des années 80 – sur ce que l’on appelait les BBS – et que les politiciens ont essayé de jouer sur la parano sécuritaire, beaucoup ont rapidement eu le bon sens de signaler que ces « fichiers textes contenant des recettes de bombes » n’étaient pas différents de ce qu’il était possible de trouver dans la section chimie d’une bibliothèque ordinaire – et les bibliothèques étaient sacrées. L’exploitation de la peur n’avait plus d’objet, dès lors que l’on faisait remarquer que ce type de documents était déjà disponible dans toutes les bibliothèques publiques et que chacun pouvait y accéder de manière anonyme.

De fait, les bibliothèques étaient tellement discrètes que, lorsque le FBI a commencé à leur demander les registres indiquant qui empruntait quel livre, les bibliothécaires se sont indignés en masse et c’est ainsi que les tristement célèbres warrant canaries 2 ont été inventés, oui, par un bibliothécaire, pour protéger les usagers de la bibliothèque. Les bibliothécaires ont toujours été les professionnels qui ont le plus farouchement défendu la vie privée, dans le monde analogique comme dans le monde numérique.

Dans le monde analogique de nos parents, la liberté d’Information était sacrée : c’était une soif profonde d’apprentissage, de connaissance et de compréhension. Dans le monde numérique de nos enfants, leurs pensées équivalentes les plus secrètes sont au contraire collectées massivement et bradées pour leur refiler de la camelote au hasard.

Ce n’est pas seulement ce que nos enfants ont recherché avec succès qui est à vendre. Dans le contexte analogique de nos parents, on dirait que c’est toutes leurs bonnes raisons d’aller à la bibliothèque. C’est même tout ce pourquoi ils ont seulement envisagé d’aller à la bibliothèque. Dans le monde numérique de nos enfants, tout ce qu’ils recherchent est enregistré, et tout ce qu’ils envisagent de rechercher même sans le faire.
Pensez-y un instant : une chose tellement sacrée pour nos parents que des secteurs professionnels entiers se mettraient en grève pour la préserver, est maintenant utilisée sans complexes pour un marketing de masse dans le monde de nos enfants.

Combinez à cela l’article précédent sur la façon dont tout ce que vous faites, dites et pensez est enregistré pour être utilisé contre vous plus tard, et il devient urgent pour nous de changer radicalement notre façon de voir les choses.
Il n’y a aucune raison pour que nos enfants soient moins libres de s’informer, au seul motif qu’ils vivent dans un environnement numérique, et non dans l’environnement analogique de nos parents. Il n’y a aucune raison pour que nos enfants ne puissent jouir de droits à la vie privée équivalents à ceux du monde analogique.

Bien sûr, on pourra mettre en avant le fait que les moteurs de recherche sont des services privés, qu’ils sont donc libres d’offrir les services qu’ils souhaitent, selon les termes qu’ils souhaitent. Mais il y avait également des bibliothèques privées dans le monde analogique de nos parents. Nous reviendrons un peu plus tard dans cette série sur l’idée que « si c’est privé, tu n’as pas ton mot à dire ».

La vie privée demeure de votre responsabilité.

 

Pour poursuivre la réflexion :