Pour que La Quadrature du Net continue à écrire la doc et les pages man d’Internet

La Quadrature va-t-elle jetter l’éponge ? C’est le cri qu’a poussé Benjamin Bayart hier sur son blog.

Rien de tel que de se remémorer alors son intervention, en juillet dernier aux Rencontres Mondiales du Logiciel Libre de Nantes, où il explique pourquoi La Quadrature a besoin de notre soutien.

Et de laisser ensuite la parole à un Jérémie Zimmermann éloquent quant au sens donné à leur action : « S’appuyer sur notre expertise pour écrire la doc et les pages man de l’outil que l’on a bâti et que l’on veut préserver : Internet ».

PS : Et comme on ne peut plus s’en passer, il y a également une vidéo bonus de Stallman en fin d’article 😉

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Transcript

Jérémie Zimmermann : Je pense que les sociologues, ethnologues et autres bidulogues se pencheront sur la question, s’ils ne le font pas déjà. De voir que c’est nous, la bande de geeks, qui allons retourner les parlements.

Alors nous la bande de geeks, on est ceux qui connaissons le mieux Internet, ceux qui l’utilisons tous les jours depuis plus longtemps que tout le monde, et ceux qui en quelque sorte l’avons fabriqué. Et donc on peut dire sans se vanter qu’on a une expertise en la matière, un expertise en matière d’Internet et des technologies numériques.

Et c’est intéressant de voir que l’on utilise spécifiquement notre expertise dans quelque chose que l’on a bâti. Pour le préserver tel qu’on le connaît aujourd’hui et tel qu’on aime à l’utiliser aujourd’hui.

Et j’aimerais me livrer ici a un parallèle peut-être un petit peu hasardeux. Je sais que pas grand monde aime la politique, ou en tout cas la politique telle qu’elle existe aujourd’hui, à base de spectacle et de petites phrases, de connards bronzés qui ne connaissent pas leurs dossiers et qui raisonnent à coups de sondages, etc.

Mais la politique, la vraie, c’est pas ça. C’est s’intéresser à la vie de la cité. Et pour s’intéresser à la vie de la cité, pour participer, il faut précisément transmettre son expertise, transmettre sa connaissance.

Et donc notre rôle, ce que l’on fait tous les jours dans ces campagnes, on transmet l’expertise que l’on a de l’outil que l’on veut préserver.

Mais transmettre de l’expertise, c’est un petit peu de la communication, et c’est un petit peu un truc que les geeks ne savent pas bien faire en général.

Et le parallèle hasardeux que je vais faire, c’est dire qu’en gros ce que l’on est en train de faire. c’est faire la doc et faire les pages man qui vont avec l’outil qu’on a développé.

Et que nous les geeks, on sait qu’on n’aime pas faire les pages man, et qu’on n’aime pas rédiger la doc. Et le problème c’est que si on ne les fait pas, le projet ne va pas décoller et il n’ira pas très loin. Et donc voilà, à vos éditeurs de texte quoi !

Benjamin Bayart : On ne peut pas laisser les parlementaires écrire tout seul le manuel d’Internet, ça ça va pas être bon, va falloir qu’on s’en mêle…

Soutien de Richard Stallman à La Quadrature du Net

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Le Monde et Libé main dans la main pour nous pondre des éditos serviles et crétins

Hamed Saber - CC byJe me souviens d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. C’était avant Internet. La presse avait un surnom : le quatrième pouvoir. Et il me plaisait d’y croire à ce contre-pouvoir, face aux autres pouvoirs incarnés par l’État.

Aujourd’hui, j’ai de plus en plus de peine à y croire. Jusqu’à ne plus y croire du tout lorsqu’il s’agit d’aborder « Internet ».

Que Sarkozy s’empare d’un rapport pour venir nous faire une proposition qui frise le ridicule avec sa « taxe Google », nous y sommes malheureusement désormais habitués, Hadopi étant encore (et pour longtemps) dans toutes les mémoires. Mais que des journaux aussi prestigieux que Le Monde et Libération, reprennent le même jour, sans aucun recul, cette proposition, en tentant bien maladroitement de la justifier, c’est nouveau et c’est plus que décevant[1].

Mais qu’est-ce donc que cette « taxe Google » ?

Florent Latrive (journaliste à… Libération !) la résume fort bien dans son excellent et cinglant billet La taxe Google, symbole cache-misère sur son blog Caveat Emptor :

Il n’est surtout nulle part question que cette taxe soit une source de revenus supplémentaires pour les artistes et créateurs. Elle vise simplement à compenser dans le budget de l’Etat une série de dépenses en faveur des industries culturelles, et notamment la carte jeune musique ou l’extension du crédit d’impôt pour la production musicale. Si ces dépenses auront, c’est le minimum, pour effet indirect d’assurer quelques rentrées à la filière, on ne trouve pas là trace d’une nouvelle ligne de recettes susceptibles d’apporter un revenu pérenne et conséquent aux créateurs. On taxe la pub, et on subventionne la vente de musique. Il ne s’agit pas là de rémunérer la filière sur la base d’une nouvelle circulation des oeuvres et de nouveaux partages de la valeur ajoutée, mais d’instaurer un micro-bricolage fiscal, tout en continuant, via Hadopi, la guerre au public et à ses pratiques de partage sur les réseaux.

Et Guillaume Champeau de surenchérir sur Numerama, un brin énervé :

Puisque la France et l’Europe sont incapables de favoriser l’émergence de grands acteurs de l’internet, autant taxer les sucess stories américaines pour financer ses industries vieillissantes.

Ajoutons à cela qu’elle s’annonce techniquement inapplicable (ça ne vous rappelle rien ?), puisque comme nous le précise Rue89, il sera fort délicat, pour ne pas dire impossible, de tout aussi bien choisir les sites à taxer, empêcher l’évasion fiscale et dénombrer les internautes français.

L’idée est donc définitivement mauvaise. Et, même si ça n’est pas forcément agréable à lire, on ne s’étonnera pas de se faire plus ou moins gentiment chambrer par le reste du monde.

Mais nos deux grands quotidiens ont eux décidé de passer outre…

Qu’est-ce que l’éditorial, ou l’édito, d’un journal ? C’est en quelque sorte la « signature » du journal, voire même parfois sa « vitrine idéologique ». Et comme c’est important, on ne va pas en confier la plume à n’importe qui : ce sont souvent les directeurs ou les rédacteurs en chef qui s’y collent.

Or donc ici, c’est rien moins que l’éditorial de ces deux journaux qui est sollicité pour jouer, j’exagère à peine, les porte-paroles du gouvernement. Les titres de l’un comme de l’autre sont évocateurs et en parfaite symbiose : « Juste » pour Libération et « Une taxe juste » pour Le Monde. Le parallèle est saisissant, à croire qu’ils se sont passés le mot.

L’édito de Libération : « Juste »

URL d’origine du document
Par Laurent Joffrin (directeur du journal) – 8 janvier 2010

Internet, notre ennemi ? Voilà bien la manière la plus niaise de poser le problème de la création et de la presse en ligne. Le réseau mondial porte en lui un tel progrès de civilisation – culture et information à la disposition de tous sur un simple clic – qu’il est ridicule d’invoquer cette dichotomie sommaire.

Ce serait effectivement ridicule, mais alors pourquoi le rappeler en introduction ? On est à la limite de la faute avouée à moitié pardonnée.

Non, l’ennemi est plus insidieux, et plus dangereux : c’est le tout gratuit, en ligne ou ailleurs.

Qu’est-ce que le « tout gratuit » ? Je n’en ai personnellement aucune idée. Toujours est-il que « l’ennemi » est donc désigné et que l’on se trouve face à une autre dichotomie sommaire dans laquelle on souhaiterait nous enfermer : gratuit contre payant. Le refrain est désormais connu, occultons totalement la constitution de biens communs, le partage de ressources sous licences libres et ouvertes (gratuites ou payantes) et les échanges non marchands. C’est pourtant aussi et surtout là qu’Internet est susceptible d’être un « progrès de civilisation ».

Pendant des lustres, les ravis de la fausse modernité nous ont expliqué que la gratuité totale, par des sources principalement publicitaires, créerait son modèle économique. On s’aperçoit aujourd’hui que cette prophétie n’a aucune réalité pour les producteurs de contenus culturels (musique, livres, cinéma, information…)

Merci de cet aveu. Il fallait effectivement être bien naïf pour croire ces « ravis de la fausse modernité » (on veut des noms !).

Quelques géants, agrégateurs comme Google ou fournisseurs d’accès Internet, ont capté l’essentiel des revenus. Le libre marché a créé cette originale répartition des tâches : les créateurs de contenu supportent les dépenses, les diffuseurs perçoivent les recettes.

Mélangeons allègrement deux entités aussi hétéroclites que Google et un fournisseur d’accès pour en faire d’étranges boucs émissaires à qui on reproche d’avoir « capté » les revenus des contenus.

Les premiers subissent déficits, précarité et licenciements, les autres amassent des montagnes d’argent.

Non, non, on ne nous parle pas de la crise des subprimes mais bien de la crise des industries culturelles (qui, contrairement à la première, n’inquiète qu’elles-mêmes). Toujours est-il que « les autres », vautrés sur des montagnes d’argent injustement récolté, sont coupables. Il est alors sain et logique de les punir par une taxe en faveur des pauvres victimes.

Dès lors, le rapport Zelnik est dans le vrai quand il cherche le moyen de rééquilibrer une situation qui mènera sans cela à l’anémie et au formatage des contenus.

Classique. On confond un problème (réel) avec l’une des solutions (plus que discutable) pour le traiter. On ne s’y est pas pris autrement pour justifier l’Hadopi. « Dès lors… », le raisonnement est un peu court et l’affirmation péremptoire. Si vous ne voulez pas d’une presse malade (anémie) et uniforme (formatage des contenus) alors vous ne pouvez qu’adhérer au rapport Zelnik et à sa taxe Google. La ficelle est un peu grosse mais CQFD.

Et ce qui vaut pour la musique vaut, a fortiori, pour l’information, dont le rôle civique est évident.

Journalisme et musique, même combat dans l’adversité, d’où l’existence de cet édito. Et c’est encore pire avec le journalisme dont l’évidence du rôle civique est telle qu’il convient tout de même de le rappeler.

A moins de considérer, dans un rêve ultralibéral, qu’en raison d’un commandement du Saint Marché, créateurs et journalistes doivent désormais vivre d’amour et d’eau fraîche.

J’ai connu Libération moins critique vis-à-vis de l’économie de marché. Mais résumons-nous : Internet tend vers un tout gratuit capté par un Google causant tristesse et désolation dans le monde des « vrais » producteurs de contenus culturels. La taxe est juste, la taxe est la solution.

L’édito du Monde : « Une taxe juste »

URL d’origine du document
Non signé – 8 janvier 2010

Taxer Google. En prenant position, jeudi 7 janvier, lors de ses voeux à la culture, en faveur d’une fiscalisation des revenus publicitaires en ligne des géants d’Internet, Nicolas Sarkozy fait-il preuve de démagogie ou, au contraire, de cohérence ? Un peu des deux. Il est facile de pointer uniquement le grand méchant loup américain. Les maisons de disques, par exemple, ont longtemps refusé de prendre au sérieux les évolutions technologiques, préférant profiter des revenus considérables qu’elles tiraient du CD.

Départ identique à l’édito précédent (Internet n’est pas l’ennemi, etc.). On est lucide parce qu’on a bien compris la démagogie de la proposition, mais comme c’est aussi de nous, les journalistes et notre avenir dont il s’agit, on va tenter malgré tout de vous en montrer sa cohérence (si possible sans recourir aux forceps).

D’un autre côté, la position des moteurs de recherche, Google en tête – l’immense majorité des internautes français entrent sur la Toile avec lui -, devient intenable.

Intenable pour qui exactement ? On pourrait d’ailleurs faire également le même procès à Microsoft et ses ventes liées (lui aussi basé fiscalement en Irlande soit dit en passant). Ce qui donne alors : « D’un autre côté, la position des systèmes d’exploitation, Windows en tête – l’immense majorité des utilisateurs français entrent en informatique avec lui -, devient intenable ».

Depuis des années, Google profite de contenus qu’il n’a pas créés et qui ne lui appartiennent pas : musiques, films, livres, presse, produits audiovisuels… Google ne paie presque rien et il rend les contenus gratuits. Pire, il capte des pages de publicité, et donc des revenus, qui devraient aller à d’autres.

Pareil que tout à l’heure. Google capte, profite sans donner, et rend tout gratuit. On ne va pas dire que Google est un voleur, mais on en a tout de même fortement envie. « Il est facile de pointer uniquement le grand méchant loup américain », disait-on pourtant en préambule. Que Google pose de nombreuses questions et de nombreux problèmes est une évidence, mais aborder aussi radicalement le débat ne risque pas de faire avancer les choses.

Le résultat est ravageur : hormis le cinéma, qui se porte bien – la magie de la salle opère toujours -, la musique est sinistrée, la presse souffre, le livre est menacé.

Et n’oublions pas aussi qu’en 2012 c’est l’Apocalypse. Et il semblerait, mais c’est à vérifier, que Google n’y soit cette fois-ci pour rien.

Comment convaincre des consommateurs de musique de payer pour un produit qu’ils peuvent trouver gratuitement ? Lorsque l’on a 20 ans, que l’on a grandi une souris à la main, que le plaisir d’un meilleur son ou d’une belle pochette de disque compte moins, la mission paraît impossible.

J’invite l’éditorialiste du Monde, fin connaisseur de la jeunesse, à lire l’article de Jean-Pierre Archambault, Gratuité et prix de l’immatériel, pour constater qu’à l’impossible nul n’est tenu.

Ces dernières années, les gouvernements ont, pour punir les fraudeurs, multiplié les textes de loi et accumulé les maladresses. La filière musicale, elle, a pris beaucoup de retard dans la mise en place d’une offre riche et attractive.

Donc, en toute logique, si on tire les leçons du passé, il n’y a aucune raison de ne pas se trouver en face d’une nouvelle maladresse. Mais pas du tout…

Dès lors, les mesures incitatives, préconisées par le rapport de la mission Création et Internet, présidée par l’éditeur Patrick Zelnik, sont justes. Et juste aussi l’idée de financer celles-ci par une taxe sur la publicité en ligne. Le rapport aurait pu aller plus loin en mettant à contribution les autres grands bénéficiaires du système que sont les fournisseurs d’accès.

Le mimétisme avec Joffrin me laisse songeur. Ils ont dû s’enfermer ensemble dans une pièce commune pour nous rédiger cela, c’est la seule explication. Jusqu’à la même locution « Dès lors… ». En tout cas, le raisonnement (bancal) et la conclusion (partiale) sont en tout point identiques, jusqu’à l’inclusion des fournisseurs d’accès dans le même galère que Google.

Restent deux difficultés. La faisabilité, d’abord. Dans un monde dématérialisé, évaluer les recettes spécifiquement françaises et contraindre des entreprises étrangères à acquitter leur dû fiscal en France ne sera pas simple.

Cette première difficulté est une impossibilité.

Cela suppose aussi de bouleverser la philosophie d’Internet, réseau créé pour permettre la circulation libre du savoir. Pour les artistes et auteurs, ce serait justice. Pour les utilisateurs, ce sera une révolution culturelle.

Pincez-moi ! Suis-je bien en train de lire un éditorial du Monde ? S’en prendre à la libre circulation du savoir sur Internet serait une nouvelle « révolution culturelle » ???

Une partie de moi-même s’en trouve glacé d’effroi ! (surtout la partie « bobo de gauche », qui n’a pas encore totalement disparue)

On pourrait en rire si ça n’était point si grave. Parce que, mine de rien, ces deux éditos, consciemment ou non, nous préparent magnifiquement à l’épisode suivant qui participe du même état d’esprit, à savoir la mise en place du filtrage du Net et la remise en cause de sa neutralité.

La peur est décidément mauvaise conseillère. Monsieur Joffrin, vous aviez raison tantôt de rappeler le rôle civique de la presse, parce qu’il y a des jours, comme ce 8 janvier 2010, où il peut nous être permis d’en douter.

Notes

[1] Crédit photo : Hamed Saber (Creative Commons By)




Ne pas entrer à reculons dans la société et l’économie numériques

Tibchris - CC by« Il est possible de rémunérer les auteurs, de payer le juste prix et de ne pas payer ce qui est devenu gratuit. Et il est important de cesser d’entrer à reculons dans la société et l’économie numériques. »

Telle est la conclusion de Gratuité et prix de l’immatériel, le nouvel article de Jean-Pierre Archambault que nous vous proposons aujourd’hui. Il n’apporte fondamentalement rien de plus que ce que tout lecteur du Framablog connaissait déjà. Mais l’agencement des faits, la pertinence des exemples et l’enchaînement des arguments en font une excellente synthèse en direction du grand public. Á lire et à faire lire donc[1].

Je ne résiste d’ailleurs pas à vous recopier d’emblée cette petite fiction que l’on trouvera dans le paragraphe en faveur de la licence globale, histoire de vous mettre l’eau à la bouche : « Supposons que, dans le monde physique, ait été inventée une technologie miracle qui permette de remplacer immédiatement, à l’identique et sans aucun coût, tout CD retiré des bacs d’une surface de distribution. Dans un tel monde, il apparaîtrait impensable que des caisses soient disposées en sortie de magasin afin de faire payer les CD emportés par les clients : celui qui part avec 100 CD cause en effet exactement le même coût que celui qui part avec 10 CD ou encore que celui qui part avec 1 000 CD, c’est à dire zéro ! En revanche, personne ne comprendrait que des caisses ne soient pas installées à l’entrée, afin de facturer l’accès à une telle caverne d’Ali Baba. »

Gratuité et prix de l’immatériel

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Jean-Pierre Archambault – CNDP et CRDP de Paris – Chargé de mission Veille technologique et coordonnateur du Pôle de compétences logiciels libres du SCÉREN – Médialog n°72 – Décembre 2009

Internet bouleverse les modalités de mise à disposition des biens culturels et de connaissance. Dans l’économie numérique, le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien (musique, film, logiciel…) étant, pour ainsi dire, nul, que doit-on payer ?
La réflexion sur les logiciels libres, biens communs mis à la disposition de tous, peut contribuer à éclairer la question des relations complexes entre gratuité, juste prix et légitime rémunération des auteurs.

Le thème de la gratuité est omniprésent dans nombre de débats de l’économie et de la société numériques, qu’il s’agisse de morceaux de musique, de films téléchargés, ou de logiciels qui, on le sait, se rangent en deux grandes catégories : libres et propriétaires. Les débats s’éclairent les uns les autres, car ils portent sur des produits immatériels dont les logiques de mise à disposition ont beaucoup de points communs.

Concernant les logiciels, « libre » ne signifie pas gratuit. La méprise peut venir de la double signification de free en anglais : libre, gratuit. À moins que son origine ne réside dans le fait qu’en pratique il y a toujours la possibilité de se procurer un logiciel libre sans bourse délier. Il peut s’agir également d’une forme d’hommage à la « vertu » des logiciels libres, et des standards ouverts. En effet, à l’inverse des standards propriétaires qui permettent de verrouiller un marché, ceux-ci jouent un rôle de premier plan dans la régulation de l’industrie informatique. Ils facilitent l’entrée de nouveaux arrivants, favorisent la diversité, le pluralisme et la concurrence. Ils s’opposent aux situations de rentes et de quasi monopole. De diverses façons, les logiciels libres contribuent à la baisse des coûts pour les utilisateurs. Par exemple, l’offre gratuite, faite en 2008 par Microsoft, sur sa suite bureautique en direction des enseignants, mais pas de leurs élèves, est une conséquence directe de la place du libre en général, d’OpenOffice.org en particulier, dans le paysage informatique. Et, c’est bien connu, les logiciels libres sont significativement moins chers que leurs homologues propriétaires.

Gratuit car payé

Il peut arriver que la gratuité brouille le débat. Elle n’est pas le problème. Les produits du travail humain ont un coût, le problème étant de savoir qui paye, quoi et comment. La production d’un logiciel, qu’il soit propriétaire ou libre, nécessite une activité humaine. Elle peut s’inscrire dans un cadre de loisir personnel ou associatif, écrire un programme étant un hobby comme il en existe tant. Elle n’appelle alors pas une rémunération, la motivation des hackers (développeurs de logiciels dans des communautés) pouvant résider dans la quête d’une reconnaissance par les pairs. En revanche, si la réalisation se place dans un contexte professionnel, elle est un travail qui, toute peine méritant salaire, signifie nécessairement rémunération. Le logiciel ainsi produit ne saurait être gratuit, car il lui correspond des coûts. Et l’on sait que dans l’économie des biens immatériels, contrairement à l’économie des biens matériels, les coûts fixes sont importants tandis que les coûts marginaux (coûts de production et diffusion d’un exemplaire supplémentaire) sont peu élevés. Dupliquer un cédérom de plus ou fabriquer un deuxième avion, ce n’est pas la même chose. Télécharger un fichier ne coûte rien (sauf l’accès au réseau).

Mais, même quand un logiciel n’est pas gratuit, il le devient lorsqu’il a été payé ! Enfin, quand il est sous licence libre. Qu’est-ce à dire ? Prenons le cas d’un client qui commande la réalisation d’un logiciel à une société et la lui paye intégralement, dans une relation de sous-traitance. Un travail a été fait et il est rémunéré. Si, en plus, le client a conservé ses droits de propriété sur le logiciel et décide de le mettre à disposition des autres sous une licence libre, le dit logiciel est alors librement et gratuitement accessible pour tout un chacun. Exit les licences par poste de travail. Bien commun, un logiciel libre est à la disposition de tous. À charge de revanche, mais c’est l’intérêt bien compris des uns et des autres de procéder ainsi, même s’il est vrai qu’il n’est pas toujours évident d’enclencher pareil cycle vertueux… Autre chose est de rémunérer des activités de service sur un logiciel devenu gratuit (installation, adaptation, évolution, maintenance…). Même si, ne versons pas dans l’angélisme, la tentation existe de ne pas développer telle ou telle fonctionnalité pour se ménager des activités de service ultérieures.

Il en va pour l’informatique comme pour les autres sciences. Les mathématiques sont libres depuis vingt-cinq siècles. Le temps où Pythagore interdisait à ses disciples de divulguer théorèmes et démonstrations est bien lointain ! Les mathématiques sont donc libres, ce qui n’empêche pas enseignants, chercheurs et ingénieurs d’en vivre.

Argent public et mutualisation

Le libre a commencé ses déploiements dans les logiciels d’infrastructure (réseaux, systèmes d’exploitation). Dans l’Éducation nationale, la quasi totalité des logiciels d’infrastructure des systèmes d’information de l’administration centrale et des rectorats sont libres. Il n’en va pas (encore…) de même pour les logiciels métiers (notamment les logiciels pédagogiques), mais cette situation prévaut en général, que ce soit dans les entreprises, les administrations, les collectivités locales ou dans des filières d’activité économique donnée.

Dans L’économie du logiciel libre[2], François Elie, président de l’Adullact (Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour l’Administration et les Collectivités Territoriales), nous dit que l’argent public ne doit servir à payer qu’une fois ! Comment ne pas être d’accord avec pareille assertion ? En effet, si des collectivités territoriales ont un besoin commun, il n’y a aucune raison pour qu’elles fassent la même commande au même éditeur, chacune de son côté dans une démarche solitaire, et payent ce qui a déjà été payé par les autres. François Elie propose la mutualisation par la demande.

L’Éducation nationale est certes une « grande maison » riche de sa diversité, il n’empêche qu’il existe des besoins fondamentalement communs d’un établissement scolaire à l’autre, par exemple en matière d’ENT (espaces numériques de travail). Pourquoi des collectivités territoriales partiraient-elles en ordre (inutilement trop) dispersé ? Alors, qu’ensemble, elles peuvent acheter du développement partagé ou produire elles-mêmes. Et, dans tous les cas, piloter et maîtriser les évolutions. Ce qui suppose d’avoir en interne la compétence pour faire, ou pour comprendre et « surveiller » ce que l’on fait faire, aux plans technique et juridique. Dans le système éducatif, les enseignants ont la compétence métier, en la circonstance la compétence pédagogique, sur laquelle fonder une mutualisation de la demande, la production par les intéressés eux-mêmes se faisant dans des partenariats avec des éditeurs publics (le réseau SCÉREN) et privés. L’association Sésamath en est l’illustration majeure mais elle n’est pas seule : il y a aussi AbulEdu, Ofset, les CRDP…[3].

L’argent public ne doit servir qu’une fois, ce qui signifie une forme de gratuité selon des modalités diverses. C’est possible notamment dans l’équation « argent public + mutualisation = logiciels libres ». Le libre a fait la preuve de son efficacité et de ses qualités comme réponse à la question de la production de ce bien immatériel particulier qu’est le logiciel. Rien d’étonnant à cela. La production des logiciels restant une production de connaissances, contrairement à d’autres domaines industriels, elle relève du paradigme de la recherche scientifique. L’approche du logiciel libre, à la fois mode de réalisation et modalité de propriété intellectuelle, est transférable pour une part à d’autres biens, comme les ressources pédagogiques. Le logiciel libre est également « outil conceptuel » pour entrer dans les problématiques de l’économie de l’immatériel et de la connaissance.

Gratuité et rémunération

Revenons sur les coûts fixes et marginaux dans l’économie à l’ère du numérique. L’économie de l’information s’est longtemps limitée à une économie de ses moyens de diffusion, c’est-à-dire à une économie des médias. Elle ne peut désormais plus se confondre avec l’économie du support puisque les biens informationnels ne sont plus liés rigidement à un support donné. L’essentiel des dépenses était constitué par les coûts de production, de reproduction matérielle et de distribution dans les divers circuits de vente. Aujourd’hui, les techniques de traitement de l’information, la numérisation et la mise en réseau des ordinateurs permettent de réduire les coûts de duplication et de diffusion jusqu’à les rendre à peu près nuls. Dans ces conditions, la valeur économique de l’information ne peut plus se construire à partir de l’économie des vecteurs physiques servant à sa distribution. De nouvelles sources de valeur sont en train d’apparaître. Le modèle économique de mise en valeur de l’information déplace son centre de gravité des vecteurs physiques vers des services annexes ou joints dont elle induit la consommation ou qui permettent sa consommation dans de bonnes conditions (services d’adaptation d’un logiciel au contexte d’une entreprise, de facilitation de l’accès à des ressources numérisées, commerce induit sur des produits dérivés, etc.).

Le copyright, qui défend principalement l’éditeur contre des confrères indélicats, aussi bien que le droit d’auteur, qui défend principalement l’auteur contre son éditeur, ont ceci en commun qu’ils créent des droits de propriété sur un bien abstrait, l’information[4]. Tant que cette information est rigidement liée à un vecteur physique, c’est-à-dire tant que les coûts de reproduction sont suffisamment élevés pour ne pas être accessibles aux particuliers, ces droits de propriété peuvent être imposés aisément. Mais le monde bouge…

Les débats sur la loi Création et Internet dite « loi Hadopi » ont tourné autour de la gratuité et de la rémunération des auteurs (et des éditeurs !). Face aux difficultés de recouvrement du droit d’auteur dans l’économie numérique, certains pensent manifestement que la solution réside dans le retour au modèle classique de l’information rigidement liée à son support physique, ce que certaines techniques de marquage pourraient permettre, annulant ainsi les bienfaits économiques de la numérisation et de la mise en réseau. Mais le rapide abandon des DRM (Digital Rights Management ou Gestion des Droits Numériques en français) qui se sont révélés inapplicables (après le vote en 2006 de la transposition en France de la directive européenne DADVSI[5] ) aurait tendance à démontrer le caractère illusoire de ce genre d’approche. Beaucoup pensent qu’un sort identique arrivera aux dispositions contenues dans la « loi Hadopi », que ces façons (anciennes) de poser les problèmes (nouveaux) mènent à une impasse. Pour, entre autres, les mêmes raisons de non faisabilité : le droit se doit d’être applicable. On sait, par ailleurs, que le Conseil constitutionnel a, dans un premier temps censuré le volet sanction de la « loi Hadopi », considérant que le droit de se connecter à Internet relève de la liberté de communication et d’expression et que ce droit implique la liberté d’accès à Internet (seule une juridiction peut être habilitée à le suspendre). Il a estimé que le texte conduisait à instituer une présomption de culpabilité.

Dans le cas d’un transfert de fichier, nous avons déjà signalé que le coût marginal est nul. Que paye-t-on ? Une part des coûts fixes. Mais il arrive un moment où la réalisation du premier exemplaire est (bien) amortie. D’où ces situations de rentes dans lesquelles on paye un fichier téléchargé comme s’il était gravé sur un support physique qu’il aurait fallu fabriquer et acheminer. De plus, l’économie générale des productions (les best sellers et les autres titres) d’un éditeur évolue avec Internet. Dans son ouvrage La longue traîne, Chris Anderson[6] théorise le principe de la longue traîne dans lequel la loi des 20/80 (20% des produits font 80% du chiffre d’affaires) disparaît avec Internet qui, en réduisant les coûts de fabrication et de distribution, permet à tous les produits qui ne sont pas des best-sellers (qui constituent des longues traînes) de rapporter parfois jusqu’à 98% du chiffre d’affaires.

Une licence globale

Il y a donc des questions de fond. Quel est le prix des biens culturels dématérialisés ? Quels doivent être leurs modes de commercialisation ? Alain Bazot, président de l’UFC-Que choisir, les pose[7]. Rappelant qu’un support physique a un coût et qu’il est « rival »[8], que l’on peut multiplier les fichiers numériques d’une oeuvre pour un coût égal à zéro, il en tire la conclusion que « la dématérialisation, parce qu’elle permet un partage sans coût de la culture, parce qu’elle constitue un accès à l’information et à l’art pour tous, remet fondamentalement en cause les modèles économiques existants. Dès lors, il apparaît essentiel de proposer de nouvelles formes de rémunération pour allier les avantages d’Internet à une juste rétribution des artistes/créateurs ». Et comme « dans une économie de coûts fixes, distribuer un ou 10 000 MP3 ne fait pas varier le coût de production », il est plus pertinent « de faire payer l’accès et non pas la quantité. Ce mode de commercialisation, apparu avec la commercialisation de l’accès à internet (le forfait illimité), est le modèle consacré par l’économie numérique ».

Et, pour illustrer le propos, Alain Bazot s’appuie sur une fiction fort pertinente de Nicolas Curien : « Supposons que, dans le monde physique, ait été inventée une technologie miracle qui permette de remplacer immédiatement, à l’identique et sans aucun coût, tout CD retiré des bacs d’une surface de distribution. Dans un tel monde, il apparaîtrait impensable que des caisses soient disposées en sortie de magasin afin de faire payer les CD emportés par les clients : celui qui part avec 100 CD cause en effet exactement le même coût que celui qui part avec 10 CD ou encore que celui qui part avec 1 000 CD, c’est à dire zéro ! En revanche, personne ne comprendrait que des caisses ne soient pas installées à l’entrée, afin de facturer l’accès à une telle caverne d’Ali Baba. »[9]

On retrouve donc la « licence globale », financée par tous les internautes ou sur la base du volontariat, mais également financée par les fournisseurs d’accès qui ont intérêt à avoir des contenus gratuits pour le développement de leurs services. En effet, comme le dit Olivier Bomsel[10], la gratuité est aussi un outil au service des entreprises, pour conquérir le plus rapidement possible une masse critique d’utilisateurs, les innovations numériques voyant leur utilité croître avec le nombre d’usagers, de par les effets de réseau.

Des créateurs ont déjà fait le choix du partage volontaire de leurs oeuvres numériques hors marché. Philippe Aigrain envisage une approche partielle (expérimentale dans un premier temps ?) dans laquelle les ayants droit qui « refuseraient l’inclusion de leurs oeuvres dans un dispositif de partage hors marché garderaient le droit d’en effectuer une gestion exclusive, y compris par des mesures techniques de protection ou par des dispositifs de marquage des oeuvres protégés contre le contournement ». Mais, « ils devraient cependant renoncer à imposer des dispositifs destinés à leurs modèles commerciaux dans l’ensemble de l’infrastructure des réseaux, appareils ou procédures et sanctions. »[11]

Enfin, s’il existe des modèles économiques diversifiés de l’immatériel, il ne faut pas oublier certains fondamentaux. C’est le reproche que Florent Latrive fait à Chris Anderson, « archétype du Californien hype », en référence à son livre paru récemment Free : « Dans son monde, les modèles économiques ne sont l’affaire que des seules entreprises. C’est un monde qui n’existe pas. Chris Anderson zappe largement le rôle de l’État et de la mutualisation fiscale dans sa démonstration. C’est pourtant fondamental : cela fait bien longtemps que l’importance sociale de certains biens, matériels ou immatériels, justifie l’impôt ou la redevance comme source de financement principale ou partielle. La santé gratuite en France n’implique pas le bénévolat des infirmières et des médecins. La gratuité de Radio France ne fait pas de ses journalistes des crève-la-faim »[12]. Effectivement, la santé et l’éducation représentent des coûts importants (des investissements en fait). La question posée n’est donc pas celle de leur gratuité mais celle de l’organisation de l’accès gratuit pour tous aux soins et à l’éducation. La réponse s’appelle sécurité sociale et école gratuite de la République financée par l’impôt.

Il est possible de rémunérer les auteurs, de payer le juste prix et de ne pas payer ce qui est devenu gratuit. Et il est important de cesser d’entrer à reculons dans la société et l’économie numériques.

Notes

[1] Crédit photo : Tibchris (Creative Commons By-Sa)

[2] François Elie, L’économie du logiciel libre, Eyrolles 2009.

[3] Voir J-P. Archambault, « Favoriser l’essor du libre à l’École » , Médialog n°66 et J-P Archambault, « Un spectre hante le monde de l’édition », Médialog n°63.

[4] Concernant la rémunération des auteurs, rappelons qu’elle ne représente en moyenne que 10% du prix d’un produit.

[5] Droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information

[6] Chris Anderson, La longue traîne, 2ème édition, Pearson 2009.

[7] Alain Bazot, « La licence globale : il est temps d’entrer dans l’ère numérique ! », billet posté sur le blog Pour le cinéma – La plateforme des artistes en lutte contre la loi Hadopi

[8] Un bien rival (ou bien privé pur) est un bien pour lequel une unité consommée par un agent réduit d’autant la quantité disponible pour les autres agents.

[9] Nicolas Curien, « Droits d’auteur et Internet : Pourquoi la licence globale n’est pas le diable ? », Janvier 2006.

[10] Olivier Bomsel, Gratuit ! Du développement de l’économie numérique, Folio actuel, 2007.

[11] Philippe Aigrain Internet & création, InLibroVeritas, 2008.

[12] Le modèle économique est un choix éditorial




L’avenir d’Internet selon Laurent Chemla

Roby Ferrari - CC by-saÉcrivain, informaticien et cofondateur du registrar français Gandi, Laurent Chemla est l’une des rares personnes en France capables de véritablement « penser l’Internet », et ce depuis ses origines ou presque.

Je me souviens ainsi avoir particulièrement apprécié son livre Confessions d’un voleur : Internet, la liberté confisquée et la vision pertinente qu’il donnait alors du réseau. Et son article, plus de dix ans déjà, Internet : Le yoyo, le téléporteur, la carmagnole et le mammouth demeure pour moi une solide référence.

C’est pourquoi je félicite InLibroVeritas d’avoir eu la bonne idée de le solliciter pour conclure l’excellent livre chorale La bataille Hadopi. Et pour se rappeler que ce livre, tout comme l’Agenda 2010 Wikimedia d’ailleurs, est plus que jamais disponible à la vente (et au bénéfice de La Quadrature du Net), nous avons choisi d’en reproduire donc ci-dessous ce deuxième extrait, après La neutralité du réseau de Benjamin Bayart.

L’article est, par sa longueur (et non sa pertinence), à la limite du format blog, puisqu’il dépasse allègrement, pensez-donc, la centaine de messages Twitter à lui tout seul ! Mais, que vous le parcouriez ici ou ailleurs, il vaut la peine de s’extirper quelques minutes du flux pour faire le point et tenter d’anticiper ensemble un avenir qui s’annonce mouvementé pour les uns et passionnant pour les autres[1].

Analyse, Synthèse, Prospective

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Laurent Chemla – Octobre 2009 – La Bataille Hadopi (InLibroVeritas)
Licence Creative Commons By-Sa et Licence Art Libre

Je l’avoue, j’ai vu le film « District 9 » un mois avant sa sortie en France, en version Hadopisée.

Certes, les extra-terrestres étaient sous-titrés en russe, mais la bande-son était bien en français. Et il s’agissait d’un « cam », c’est à dire d’une capture faite dans une salle de cinéma dans des conditions plus ou moins bonnes et un cadrage quelquefois défaillant.

Est-ce que je le regrette ? Pas davantage que quand je regardais sur ma petite télévision noir et blanc d’étudiant des films que je n’avais pas pu aller voir sur un grand écran en couleurs. Dans les deux cas, l’œuvre est dénaturée, redécoupée, adaptée à un usage qui n’est pas celui que l’auteur avait prévu.

J’ai économisé le prix de la place : pour un film que je n’ai pas aimé et que je n’aurais pas été voir en salle, je ne vois pas très bien où est le problème. Il me semble d’ailleurs que le statu quo ante, même s’il était passé dans les mœurs, n’était peut-être pas si normal que ça : quand j’achète un produit qui s’avère défectueux, ou qui ne convient pas à l’usage que le vendeur m’avait promis (ici : me divertir), je suis en règle générale remboursé… Payer pour voir, je veux bien le faire au poker – c’est un jeu – mais pas pour mes loisirs : quand je paie ma place de cinéma, je ne vois pas au nom de quel droit je devrais avoir une chance de perdre.

Pourtant, c’est illégal. Aujourd’hui.

Les lois changent. Elles naissent, vivent, et meurent. Elles suivent l’évolution des pratiques sociales et des connaissances scientifiques. L’esclavage a existé pendant des millénaires, et le statut de l’esclave a fait l’objet de bien des lois, mais personne, aujourd’hui, n’oserait s’attribuer la propriété d’un autre être humain. Le droit d’auteur n’existe comparativement que depuis peu, mais les tenants de l’ordre établi semblent vouloir absolument qu’il n’évolue que dans le sens où l’auteur aurait toujours plus de droits sur son œuvre et la société toujours moins. Est-ce bien raisonnable ?

À première vue ça semble une évidence : l’auteur est le propriétaire de ce qu’il crée. Mais si on creuse un peu ?

Sans tous ceux qui l’ont précédée et inspirée, une œuvre pourrait-elle exister ? Et sans la société qui l’entoure, ses modes, ses espérances et ses souffrances, l’auteur pourrait-il puiser dans sa seule expérience ce qui fera que son émotion sera partagée par le plus grand nombre ? Bien sûr que non, et c’est la raison pour laquelle les premières lois encadrant le droit d’auteur, à commencer par le statut d’Anne en 1710, étaient des lois d’équilibre entre les intérêts de l’auteur et ceux de la société.

Depuis, loi après loi, siècle après siècle, cet équilibre a largement été rompu au profit non seulement des auteurs mais aussi de tous leurs représentants, au point peut-être de nuire – bien plus que le piratage – à la diffusion de la culture. Que penser par exemple de la durée de protection des œuvres après la mort de l’auteur : passée de 5 ans à l’époque de Mirabeau, 50 ans au 19ème siècle et dans la convention de Berne, puis 70 ans en Europe aujourd’hui, ces durées excessives créent des rentes de situation pour des éditeurs qui ont, du coup, bien d’avantage intérêt à rééditer des ouvrages déjà rentabilisés que de risquer la publication d’œuvres nouvelles. Elle est loin l’époque du Front Populaire où Jean Zay prévoyait – avant d’être assassiné par la milice de Vichy – de limiter de nouveau à 10 ans cette durée avant laquelle un livre pouvait être diffusé par n’importe qui.

Il semble pourtant qu’un tel rééquilibrage soit non seulement devenu nécessaire, mais surtout résolument inévitable.

Et pour commencer : si les privilèges excessifs des auteurs n’étaient pas si criants, il est probable que je me sentirais bien plus coupable lorsque je bafoue leurs droits. Car la loi ne fait pas tout, et l’éthique, ici, pourrait jouer un bien plus grand rôle si seulement le public ne se sentait pas lui-même bafoué. Devenu par la volonté des producteurs un simple consommateur d’une œuvre transformée en produit de supermarché, comment s’étonner s’il ne respecte pas davantage une chanson qu’une pomme tombée d’un étalage ? Et quand a-t’on vu un chanteur ou un acteur remercier lors d’une remise de prix – au-delà de sa famille et de ses amis – la société qui a rendu sa création possible ?

Les droits de paternité de la société sur les œuvres qu’elle produit sont niés, refusés, abrogés au point que l’on oublie jusqu’à leur existence. Mais ils se rappellent d’eux-mêmes au bon souvenir de chacun par le biais de la morale. Car qui se sent aujourd’hui coupable de pirater une chanson dont l’auteur a vendu des millions d’exemplaires et qui fera la fortune de ses enfants et de ses petits-enfants après lui, quelle que soit la quantité de copies illicites qui seront diffusées ? Qui se sent coupable de regarder sans payer un blockbuster qui a déjà plus que largement été un succès outre-atlantique ?

On aura beau agiter l’épouvantail ridicule de la fin de toute création (il suffit de s’être connecté un jour à Internet pour constater de soi-même l’inanité de cet argument, la création est partout et n’a jamais été aussi vivante) : le public, lui, sent bien qu’il ne commet là rien de répréhensible, et aucune loi ne peut aller contre un tel sentiment de justice.

Il faudra donc, si le monde de la culture ne veut pas se couper définitivement de sa base populaire et voir ainsi disparaître le lien qui fait qu’on a envie de rémunérer celui qui nous montre une image de ce que nous sommes, que quelque chose change. Et justement, quelque chose a changé.

Par sa seule existence, Internet a plusieurs effets incontournables : la disparition des intermédiaires, la disparition des frontières, un modèle déflationniste et une nature décentralisée qui le rend non régulable.

D’abord, il tend à faire disparaître les intermédiaires. Ce qui aura surtout des effets dans le monde de la musique et de l’édition. Pourquoi en effet s’encombrer d’un éditeur ou d’une maison de disque quand on peut distribuer soi-même son livre, ou son album, à la terre entière ? Et se faire connaître sur YouTube en filmant un clip suffisamment décalé pour créer du buzz ; et en multipliant ses contacts sur FaceBook et ses followers sur Twitter, et en publiant des billets bien cinglants sur son blog de manière à préparer la sortie de son livre sur InLibroVeritas ?

Bien sûr, ces pratiques ne concernent pas encore la grande majorité des œuvres. Mais la tendance est là pourtant. Sans vouloir être exhaustif, on peut citer des artistes comme Yelle, les Artic Monkeys, Lilly Allen, Lorie et encore beaucoup d’autres qui sont arrivés dans le show business sans passer par les voies habituelles. Et ça ne fait que commencer bien sûr.

Et que dire de la diminution drastique des ventes de musique physique : ironiquement ce sont les majors qui ont initié le mouvement. En préférant la grande distribution aux réseaux de petits disquaires (ils étaient près de 3000 dans les années 70, il n’en restait que moins de 300 à l’aube du 21ème siècle), l’industrie musicale a choisi de pouvoir mieux contrôler les offres de têtes de gondole sans avoir à passer par la critique d’un vendeur passionné. Seulement voilà : Internet se développe, et la logique de concentration de l’offre disparaît du jour au lendemain. à l’espace physique limité dans les bacs des hypermarchés et des FNAC répond la mise à disposition de tous les trésors de nos discothèques, depuis longtemps sortis des stocks et introuvables légalement. Ces albums, qui auraient pu continuer à être vendus par des petites échoppes spécialisées, ont disparu partout, sauf sur Internet. Et Internet fait, bien sûr, de la concurrence à ces chaînes de distribution contrôlées, menant à une réaction toute logique de la grande distribution : ce qui ne se vend plus n’est plus mis en rayon. Le disque se vendant moins, la surface qu’il occupait dans les supermarchés diminue, créant de nouveau un appel d’air pour la distribution en ligne. C’est un cercle vertueux qui lui aussi ne fait que commencer.

On peut sans grand risque parier que, dans un futur proche, l’offre physique aura ainsi presque totalement disparu. Mais elle ne disparaîtra pas seule.

Car qui dit disparition des intermédiaires dit aussi et très logiquement baisse des coûts. Là où il fallait presser des milliers de disques pour être présent dans tous les points de vente physiques en nombre suffisant, il n’y aura plus que de petits pressages, destinés aux passionnés qui ne se satisferont pas de la dématérialisation totale de l’œuvre numérique. Un stock réduit, donc, qui entraînera avec lui quelques industriels spécialisés dans le packaging des CD. Et puisque les majors n’auront plus à leur service une chaîne de distribution captive, il leur deviendra bien difficile de diriger le client vers le dernier chanteur sorti du néant pour vendre de la soupe industrielle préformatée. Alors, que va-t’il se passer ?

D’abord, il faudra bien que soit répercutée sur le prix public la disparition des intermédiaires et des stocks. Le client n’est pas idiot, et si on persiste à vouloir lui vendre de simples fichiers de musique compressée au prix où on lui vendait dans le passé un objet physique de qualité supérieure et disponible immédiatement là où il avait l’habitude de faire ses courses, il n’aura pas de scrupule à aller voir du côté de l’offre pirate. Faire payer autant pour un service et une qualité moindres, c’est à l’évidence un non-sens commercial qui ne pourra que se retourner contre ses tenants.

Ensuite, il faudra bien que les majors acceptent de s’adapter à la réalité plutôt que de vouloir plier celle-ci à des modèles dépassés. Quand dans le passé un artiste devait accepter des contrats léonins pour avoir une chance de convaincre une maison de disque de le « signer », il est probable que dans le futur le rapport de force soit inversé.

L’auteur, surtout celui qui aura pu commencer à se faire un nom sans l’aide de personne, sera dès lors courtisé par des éditeurs qui auront grand intérêt à écumer le web pour ne pas rater la future star. Et il faudra lui offrir autre chose qu’un simple réseau de distribution pour le convaincre : si elle ne lui offre pas des services bien réels, un musicien talentueux n’aura aucune raison de traiter avec une major. Il faudra que celle-ci lui accorde non seulement de bien meilleures conditions, tant matérielles que techniques, mais aussi qu’elle assure sa promotion autrement qu’en lui promettant la tête d’une gondole qui aura coulé depuis longtemps.

C’est ainsi que, probablement, on verra les petits labels indépendants prendre de plus en plus d’importance. Ironiquement, ce sont ceux qui souffrent le plus de la situation actuelle – ils sont bien plus précaires que ces intermédiaires inutiles qui se plaignent de voir fondre leurs bénéfices – auront leur revanche. Une infrastructure moins lourde et plus à même de naviguer dans les réseaux sociaux et les nouveaux médias à la mode, une spécialisation qui leur permettra de cibler un public moins large, mais plus fidèle, et qui leur sera reconnaissant de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, des packagings innovants pour ceux qui souhaitent posséder un objet physique et une qualité d’enregistrement supérieure pour ceux qui se satisferont de musique dématérialisée, tels seront les atouts de nouveaux intermédiaires à valeur ajoutée.

Encore plus important pour l’avenir : la disparition des frontières de l’information.

On mesure encore mal toutes les implications d’une telle révolution. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare par exemple de trouver le même disque, le même DVD, pour un tarif 2 ou 3 fois moins élevé sur la version grand-bretonne d’Amazon que sur son équivalent français (le dernier disque du duo « Basement Jaxx, « Scars », sorti le mois dernier, coûte 11 euros sur amazon.co.uk contre 17 euros sur amazon.fr). La preuve est ainsi faite que l’internaute moyen n’est pas encore très au fait du fait qu’il est libre de comparer les prix bien au-delà de ses propres frontières nationales, puisque les marchands n’hésitent pour le moment pas à établir des tarifs en fonction des marchés nationaux.

Mais les choses changeront vite et j’en veux pour preuve l’émergence de services tels que « myus.com », qui permettent aux plus malins de déjouer les tentatives des marchands d’interdire l’achat à qui ne dispose pas d’une adresse postale sur leur territoire. Il semble bien que – même pour les biens matériels – la notion de territoire n’en ait plus pour très longtemps.

Et dans les nombreux effets qu’une telle disparition va causer, il y aura la révolution de ce qu’on appelle la « chronologie des médias », qui va toucher de plein fouet l’industrie cinématographique.

Mise en place dans les années 1980 pour protéger les exploitants de salles de cinéma de la concurrence de la télévision et des supports enregistrés, cette « chronologie » établit une durée minimale entre la sortie d’un film en salle et sa diffusion sous forme d’abord de DVD ensuite télévisuelle.

Dans un monde de frontières intangibles, il fallait pour voir un film avant sa sortie en France se déplacer physiquement dans un pays où il était déjà diffusé (et de préférence en comprendre la langue). Dans le monde où Internet abolit toute notion de frontière physique pour les contenus culturels, il ne passe pas 24 heures avant qu’un petit malin n’enregistre discrètement sur sa caméra vidéo ce qui passe sur le grand écran qu’il regarde. Et pas plus d’une semaine avant que des équipes de toutes nationalités ne sous-titrent le film ainsi mis à la disposition de tous sur les réseaux P2P.

Et c’est ainsi que je peux regarder « District 9 » un mois avant sa sortie en France.

Alors, bien sûr, on pourrait mieux surveiller toutes les salles obscures de tous les pays en y mettant quelques forces de l’ordre chargées d’interdire l’enregistrement du film, on pourrait ensuite faire fermer tous les sites web qui diffusent des liens vers la copie pirate, on pourrait enfin interdire la traduction et punir les gens qui auront téléchargé le film.

On pourrait faire tout ça, mais force est de dire que ce serait très difficile, pour ne pas dire impossible. Alors qu’il serait si simple d’abolir, purement et simplement, toute cette notion de « chronologie des médias ».

C’est entendu : le producteur d’un film ou d’une série américaine aurait dès lors bien du mal à vendre son produit aux télévisions étrangères pour une diffusion décalée dans le temps. Mais ce type de commerce avait un sens lorsqu’il n’existait pas de moyens de diffusion planétaire : aujourd’hui qu’est-ce qui empêcherait – sinon les usages établis – la chaîne Fox de diffuser via son site web des versions de bonne qualité, et sous-titrées dans toutes les langues, de sa série « Dr House » ? Des accords commerciaux, d’accord, mais nul n’oblige cette chaîne à passer de tels accords dans le futur pour ses prochaines séries.

On verrait alors des coupures de publicité – pourquoi pas spécifiques à telle ou telle langue – dans les fichiers librement diffusés par leurs auteurs, sur des serveurs à fort débit. Rien de bien différent de ce qui se passe sur leur télévision nationale, donc. Quant aux diffuseurs des autres pays, il leur restera la possibilité de diffuser des versions doublées plutôt que sous-titrées, ou mieux encore ils feront le choix de créer eux-mêmes des séries d’une qualité suffisante pour attirer un public devenu mondial. C’est la conséquence logique d’une disparition des frontières, et tout mouvement pour contrer cette pente naturelle finira tôt ou tard par se heurter au réel. La chaîne CBS semble l’avoir compris la première, elle qui a récemment annoncé qu’elle n’avait pas l’intention de demander le retrait des séries diffusées sans autorisation sur YouTube : selon elle, la diffusion pirate n’a causé aucun préjudice à l’audience.

Quant aux films de cinéma, qui font de plus en plus souvent l’objet de sorties mondiales, il deviendra de plus en plus difficile de retarder de plusieurs années leur diffusion sur d’autres médias : il existera toujours une attente pour voir sur petit écran des films même pendant qu’ils seront diffusés en salles obscures. L’évolution la plus probable est peut-être à chercher du côté du film de Yann Arthus Bertrand : « Home » a en effet été diffusé dans le même temps à la télévision et sur grand écran, et cela dans tous les pays à la fois. Ce qui ne l’a pas empêché d’être un succès en salle, et d’être pendant plusieurs semaines en tête des ventes de DVD à la FNAC alors même qu’il était parallèlement disponible gratuitement sur Internet. De quoi réfléchir à un futur de la diffusion cinématographique moins sclérosé ?

On entend souvent, comme justification pour la loi Hadopi, qu’il faut absolument empêcher le piratage pour qu’une offre légale puisse se développer. Selon les tenants de cet argument, il serait impossible d’offrir une offre payante s’il existe en face une offre gratuite.

Ca semble logique, mais est-ce pour autant recevable ? Cet état de fait n’est nullement limité aux industries culturelles. Partout, depuis l’avènement du Web, les offres payantes sont concurrencées par des alternatives gratuites. L’information, en premier lieu, en sait quelque chose : toujours à la recherche d’un modèle économique qui tienne un peu la route, les sites d’information payants doivent tous faire face à la diversité et à la gratuité des sources. Et que dire de l’industrie du logiciel commercial, qui doit faire face à la concurrence de plus en plus importante du logiciel libre ? Faudrait-il aussi interdire Linux pour que Windows puisse rester payant ? Et quid des sites de petites annonces, de comparaison des prix et de la qualité des produits… La liste serait aussi longue que celle des activités commerciales au-delà des seuls biens matériels.

Il est bien rare qu’il n’existe aucune contrepartie gratuite, créée par des passionnés, ou financée par d’autres moyens, d’autres modèles économiques, à un site payant. Pour autant, nul n’oserait affirmer qu’à cause de cette concurrence aucun site payant ne peut exister : là encore le réel viendrait démentir lourdement l’argument. Mais il est certain que cet état de fait pousse l’offre commerciale vers la plus grande valeur ajoutée possible – pour se démarquer des offres gratuites moins étoffées – et vers des tarifs toujours plus bas : c’est l’effet déflationniste d’Internet.

Alors, bien sûr, on rétorquera que Linux n’est pas une copie de Windows et qu’à ce titre il n’enfreint pas les lois sur la propriété intellectuelle. Outre qu’une telle affirmation devrait être fortement nuancée (on vient par exemple d’apprendre que certains brevets de Microsoft avaient été rachetés par les grands groupes qui soutiennent Linux pour éviter de futurs procès), la question n’est pas tant la contrefaçon en elle-même que dans le mensonge sous-tendant l’argument de l’impossibilité d’une offre dite « légale » en face de l’offre dite « pirate ».

En 2003 – 6 ans déjà – Philippe Chantepie, alors chargé de mission au ministère de la Culture, affirmait « Il ne s’agit pas d’interdire le P2P, mais d’imaginer une offre alternative cohérente ». On mesure là non seulement l’immense recul de la réflexion politique depuis que le problème se pose, mais surtout le retard pris par l’industrie du disque dans la mise en place d’une telle offre.

Car si l’on reprend les différents modèles des services payants d’Internet, il n’est pas difficile de voir comment une offre légale cohérente pourrait prendre toute sa place sans pour autant légiférer dans l’urgence pour interdire toute alternative comme condition d’une telle offre.

D’abord, le maximum de valeur ajoutée, ensuite un tarif cohérent avec l’existence d’une offre gratuite. Or, que manque-t’il à l’offre « pirate » ? Pas mal de choses en réalité.

À l’évidence, sinon une centralisation de l’offre contraire aux usages d’Internet, au moins la mise en place d’un index centralisé permettant de savoir où acheter la version numérisée du disque que l’on cherche : que ce soit sur le site de l’artiste ou chez un revendeur, il sera nécessaire de faciliter l’achat en laissant à Google le soin de se charger – forcément moins bien – de l’offre concurrente.

Ensuite il faut bien entendu qu’à chaque titre de l’album soient attachées les paroles (s’il y a lieu), mais aussi l’index du titre dans l’album, la date de publication, le genre musical… Et qu’à chaque album soient attachés l’image de la jaquette ainsi que tous les textes et photos présents dans le boitier du CD physique. Bref, tout ce qui fera la différence entre une offre professionnelle et la numérisation faite au bon gré des amateurs qui ne prendront jamais le temps d’être aussi complets que des professionnels.

Il faudra aussi passer aux oubliettes le format MP3 : quelle que soit la qualité de numérisation choisie, ce format implique une perte de qualité par rapport à l’original numérique. Or si la compression des fichiers ainsi obtenue avait une raison d’être il y a quelques années, l’énorme augmentation de la taille de stockage des disques durs ainsi que de la bande passante des accès modernes ne nécessite plus depuis longtemps qu’on se contente d’une qualité moindre. Il faudra donc que les industriels se mettent d’accord sur un format « sans perte » qui sera adopté n’en doutons pas très rapidement par les fabricants de lecteurs portables.

Enfin, bien entendu, il faudra revoir à la baisse le prix d’un album numérique. Outre le fait qu’il coûte moins cher à produire que le disque physique – fait qui à lui seul devrait impliquer un tarif largement moindre – il faudra aussi que ce prix prenne en compte la disparition des intermédiaires que l’on a déjà vue, et qu’en soit donc déduite la part qui leur revenait.

Ainsi, si l’industrie musicale cessait de croire qu’elle pourra forcer le monde à faire marche arrière, on voit aisément la forme que devrait avoir la fameuse « offre légale » pour concurrencer avec succès tout ce que le monde de la flibusterie pourra lui opposer : l’exhaustivité de l’offre, des albums numériques aussi complets que leur équivalent physique, d’une qualité numérique irréprochable et à un prix « défiant toute concurrence ». Là sera le salut du modèle payant, et certainement pas dans la lutte illusoire pour faire disparaître toute concurrence.

Gageons qu’un jour viendra bientôt où nos majors cesseront de dépenser leur fortune en lobbying pour enfin se mettre au travail et nous présenter une alternative payante digne de ce nom. Il est plus que temps. Car, pendant qu’elles combattent des moulins à vent, l’offre pirate de qualité s’étoffe et – surtout – les artistes, auteurs, interprètes qu’elles avaient laissés de côté ont bel et bien commencé à s’organiser pour diffuser leurs albums sur les plates-formes de musique libre (dogmazic, jamendo, magnatune…) et pour mettre en place des systèmes de rémunération innovants (SARD).

Pourtant, quoi qu’elles fassent, l’essor de la culture libre semble largement irréversible aujourd’hui, comme l’était celui du logiciel libre il y a 10 ans.

Si les informaticiens ont compris les premiers que le partage de l’information était nécessaire à la création de logiciels toujours plus innovants, ce n’est peut-être pas un hasard. Le droit d’auteur dans le domaine du logiciel est récent, et avant les années 1970 il n’était même pas certain qu’il s’y applique. D’autant plus que les fabricants d’ordinateurs, en concurrence les uns avec les autres, se devaient d’offrir à leurs clients une base logicielle la plus large possible, et à cet effet n’hésitaient pas à diffuser très largement les outils permettant de développer ces logiciels (y compris le code source de ceux qu’ils avaient eux-même développés). Aujourd’hui encore, il n’est guère surprenant de voir des fabricants comme IBM soutenir le logiciel libre : la main-mise d’un unique vendeur de logiciel – Microsoft – sur le marché qui le fait vivre est un risque industriel qu’une grande entreprise ne peut pas se permettre. Il se doit donc de faire en sorte que la concurrence s’exerce au maximum pour ne pas dépendre d’une offre unique.

L’art libre, au-delà des aspects philosophiques qui président à sa nécessaire existence, n’est lui-même pas étranger à ces notions économiques. Entre des majors toutes-puissantes et des indépendants peu connus qui ont du mal à exister dans un marché en pleine crise, les artistes ont peu de choix s’ils n’ont pas eu la chance d’être remarqués par les unes ou les autres. Ainsi, l’image du musicien qui se déplaçait avec sa maquette pour tenter d’obtenir quelque passage à la radio est désormais remplacée par celle du génie qui, par son seul talent, va émerger de la masse anonyme qui diffuse ses œuvres sur Internet.

L’histoire n’est évidemment pas si simple, et il ne suffit pas d’être excellent pour être remarqué. Il faut aussi savoir se servir de cet outil, en connaître les moteurs, comprendre comment faire du « buzz » ou disposer du temps nécessaire pour se créer peu à peu une audience, bref : être un bon commerçant de sa propre image. Là où dans le passé l’artiste se reposait sur ses producteurs pour être mis en avant, il doit désormais apprendre à faire ce travail préalable seul, à peine aidé par les plates-formes de diffusion de culture libre. Sans même parler de vendre assez pour vivre, l’urgence sur Internet est de savoir se faire connaître. Et dans cette optique, il sera mal vu de demander à ses futurs clients de payer d’abord. La culture « libre » a de beaux jours devant elle, de la même manière qu’à mon époque il fallait, pour se faire un nom dans le milieu de la programmation, faire des « démos » largement diffusées pour prouver son talent.

À cet égard, la nouvelle génération née avec un clavier d’ordinateur entre les mains aura à court terme un avantage décisif sur ses parents, et il est probable que de plus en plus de nos idoles soient issues de cette culture du libre. Rompues aux réseaux sociaux, disposant depuis toujours d’une base « d’amis » et de « suiveurs », habituées à partager leur quotidien, nos nouvelles stars n’auront pas à apprendre ces notions pour atteindre une renommée que les anciens espéraient à peine. Élevés dans la logique de partage d’Internet, nos enfants n’hésiteront pas à diffuser librement leurs œuvres tant qu’ils n’auront pas atteint la notoriété nécessaire pour vivre de leur passion. Et même alors, ils sauront sans doute éviter les pièges d’une logique entièrement commerciale tant qu’ils seront eux-mêmes concurrencés par leurs pairs et l’offre gratuite qui persistera.

Loin de risquer la sclérose annoncée par les hérauts du tout-marchand, la culture va connaître, grâce à Internet, une nouvelle Renaissance.

Reste que pour qu’il soit le moteur annoncé de l’évolution du droit d’auteur, ainsi que d’une offre culturelle plus large, moins chère et de meilleure qualité, il faudra qu’Internet ne soit pas bâillonné par des lois rétrogrades visant à empêcher son essor.

Il ne passe guère de jour sans que tel ou tel homme politique ne nous assène qu’il faut – à tout prix – réguler ce « far-west » où seule la loi du plus fort s’appliquerait.

Bien sûr, cette caricature tient beaucoup au fait que la plupart d’entre eux n’apprécient guère de se voir porter la contradiction par de simples citoyens sur la place publique, habitués qu’ils étaient à disposer seuls de l’attention des médias anciens. Mais pour certains cela va plus loin, et la volonté de contrôler tout l’espace médiatique est telle qu’ils n’hésiteront pas à tenter de museler un espace de liberté qu’ils considèrent comme un vrai danger.

Ils ont raison.

Non pas qu’Internet soit un espace de non-droit : cette idée ridicule a toujours été battue en brèche tant les divers procès qui ont accompagné son évolution ont montré que le droit s’y appliquait avec toute sa rigueur. Quant aux fantasmes du pirate néo-nazi pédophile, nos élites sont plus promptes à les dénoncer dans le cyberespace (où la très grande majorité d’entre nous ne les a jamais croisé) que dans les rangs de leurs amis politiques ou médiatiques… La démagogie a du mal à exister dans un lieu où la contradiction est accessible à tout un chacun et où rien ne s’oublie.

Non : le vrai danger, pour eux, est dans la démonstration quotidienne de leur aveuglement. Plus ils crient que la gratuité n’existe pas et que le marché est tout-puissant, plus leurs concitoyens constatent l’inverse dans ce vaste réseau de partage des connaissances et des opinions. Plus ils affirment que la liberté de parole est dangereuse pour la démocratie, plus le succès des blogs politiques augmente. Plus ils expliquent qu’ils ne maîtrisent pas ces nouveaux outils – relégués à d’obscurs assistants parlementaires, plus le nombre de familles connectées croît.

Alors ils légifèrent. Depuis 1995 et la première émission de télévision traitant du phénomène Internet, on ne compte plus les lois qui ont tenté de « réguler » (lire « contrôler ») ce nouveau média. Le premier, François Fillon avait tenté en 1997 déjà de créer un « Conseil Supérieur de l’Internet » qui devait avoir la haute main sur tout ce qui était publié sur le Web. Déjà, il fut censuré par le Conseil Constitutionnel. Vinrent ensuite diverses tentatives, de droite comme de gauche, toutes avortées. La Commission Beaussant (qui cherchait à imposer aux hébergeurs, par contrat, l’obligation de respecter les décisions d’un comité Théodule chargé de censurer les sites irrévérencieux) dont le rapport fut mis au panier. L’amendement Bloche, tellement remanié par nos deux assemblées qu’il n’en est presque rien resté après son passage devant les mêmes sages. La LCEN de 2004, si stricte dans la forme qu’elle en est presque inapplicable. Et la DADVSI de 2006, qui impose le respect de mesures de protection anti-piratage abandonnées depuis par quasiment tous les industriels…

Une longue suite d’échecs patents qui – forcément – ridiculisent par avance les tentatives futures.

Car il n’est pas facile de faire des lois (forcément nationales) pour encadrer Internet (fondamentalement international). Le réseau est mouvant, il change quotidiennement et ses usages sont loin d’être établis. Il mute bien plus vite que nos législateurs ne sont capables de le prévoir. Hadopi n’était pas encore adoptée que ses contre-mesures étaient déjà en place. Et la future LOPPSI, dernière resucée de ces tentatives de créer une police privée chargée de la censure du réseau, se heurtera sans doute et malgré le volontarisme affiché de notre Président aux mêmes écueils que ses prédécesseurs : l’article 11 de notre Constitution est difficilement contournable, et Internet n’a jamais été prévu pour être centralisé de manière à permettre quelque contrôle que ce soit.

Cependant, ces essais ont bel et bien un effet. Mais sans doute pas celui que nos gouvernants espèrent…

Il y a à ce jour 28 millions d’abonnés à Internet en France. Plus d’un foyer sur deux est connecté. Très bientôt, la majorité de nos concitoyens auront goûté à la liberté d’expression que permet (enfin) cet outil. Qui peut dire aujourd’hui ce que signifie le fait que 28 millions de personnes aient désormais, dans ce pays, accès à la parole publique ?

Que deviendront les mondes associatifs et politiques quand ils verront arriver le flux de millions de gens désormais habitués à prendre la parole ? Que sera cet avenir où tout citoyen pourra non seulement débattre publiquement de ses opinions, mais aussi apprendre à les confronter à d’autres, mais encore réussir à se convaincre que sa parole est toute aussi importante que n’importe quelle autre. Que sera un monde dans lequel les enfants n’auront plus à demander la parole pour l’obtenir, au gré des parents et des maîtres, puis des médias et des politiciens ?

En s’attaquant à la liberté d’expression sur Internet, comme ils le font en critiquant, légiférant et Hadopisant, ils ne font pas que se heurter à une technologie définitivement non régulable. Ils lèvent aussi, contre eux, toute une génération de futurs acteurs qui seront devenus conscients de leur pouvoir et de leurs actes, et qui auront été formés comme jamais au fonctionnement de nos institutions, comme le sont tous les gamins qui ont suivi les débats et les méandres du feuilleton d’Hadopi.

Ils élèvent, de fait, tous ceux qui les enterreront par des compétences acquises à la dure – et autre part que sur les bancs bien sages de Science-Po et de l’ENA. Car que dire sinon la désolation que provoque l’écoute de ces politiciens professionnels, visiblement dépassés par un dossier qu’ils ne maîtrisent pas, qui avouent leur méconnaissance totale de cet outil pourtant utilisé par la majorité de leurs électeurs, et qui tremblent de peur devant cette évolution qu’ils n’ont ni voulue ni prévue ?

Comment croyez-vous que va réagir l’étudiant né dans le monde numérique quand il écoute un député annonçant des arguments débiles (« dans 20 ans plus personne n’achètera de CD », quel visionnaire !), mauvais orateur, répétant à l’envi des antiennes largement démontrées comme étant de purs mensonges ? Que croirez-vous qu’il se dira, sinon qu’un député grassement payé à ne presque rien faire ne mérite pas son poste ?

Car c’est vers ça qu’on se dirige, si vous m’en croyez. La révolution ne viendra pas des urnes, ou pas seulement, mais bien surtout de la réaction non aux idées mais à l’indigence des débats publics quand on les compare à la richesse des débats numériques.

Combien de bloggeurs d’aujourd’hui seront nos penseurs de demain ? Et quel talent, si l’on les compare à nos tristes habitués des plateaux télé. Quel verbe que celui d’un simple utilisateur de Twitter, habitué à faire passer son opinion en seulement 140 caractères, quand on le compare aux discours mal rédigés par des attachés parlementaires bien pâlots.


Et que croyez-vous que pensent tous ces utilisateurs d’Internet, lorsqu’ils s’envoient des adresses de billets tous plus intelligents les uns que les autres, quand ils constatent la bêtise flagrante de ceux qui sont sensés les représenter mais ne représentent finalement que les intérêts des grands industriels pourvoyeurs de financements politiques et de futures reconversions dans des postes de parachutistes dorés ?

Certes, il faudra du temps. On ne passe pas du jour au lendemain de MSN à la politique. Mais ce temps-là sera passé en lutte, et ces luttes accoucheront d’hommes d’État, je veux le croire, plutôt que d’hommes politiques. Elle seront menées contre la réaction à une évolution nécessaire et inéluctable de nos sociétés, et parce qu’elle se heurteront à cette réaction, elles ne feront guère de réactionnaires. Et les premiers mouvements comme les différents « partis pirates » d’Europe ne sont que les prémices d’un futur qui balaiera je l’espère la caste des parlementaires, idiots inutiles de la République.

C’est vrai : nul ne peut dire ce qu’il adviendra. Mais je peux sans trop de risque, après avoir observé l’évolution d’Internet depuis plus de 17 ans maintenant – déjà – prédire que le futur ne sera pas rose pour ces politiciens qui n’ont jamais connu de réelle concurrence et qui vont devoir s’y résigner.

Notes

[1] Crédit photo : Roby Ferrari (Creative Commons By-Sa)




L’ouverture selon Google : « The meaning of open » traduit en français

Zach Klein - CC byLe Framablog termine l’année avec une traduction de poids qui offre quelque part une excellente transition entre la décennie précédente et la décennie suivante, parce que le vaste sujet évoqué sera, mais en fait est déjà, un enjeu crucial pour l’avenir.

Le mot « open » est servi à toutes les sauces en ce moment dans le monde anglophone. Un peu comme l’écologie, c’est un mot à la mode qui pénètre de plus en plus de domaines, et tout le monde se doit de l’être ou de feindre de l’être sous peine d’éveiller les soupçons, voire la réprobation.

Mais dans la mesure où il n’en existe pas de définition précise, chacun le comprend comme il veut ou comme il peut. Et l’écart peut être grand entre un logiciel libre et une multinationale qui se déclarent tous deux comme « open ». Une multinationale comme Google par exemple !

Il n’est pas anodin que le vice-président de la gestion des produits et du marketing, Jonathan Rosenberg, ait pris aujourd’hui sa plume pour publiquement expliquer (ou tenter d’expliquer) dans le détail ce que Google entendait par « open », dans un récent billet du blog officiel de la société intitulé, excusez du peu, The meaning of Open (comme d’autres s’interrogent sur the meaning of life).

Tout comme l’autre géant Facebook, Google est en effet actuellement sous la pression de ceux qui, entre autres, s’inquiètent du devenir des données personnelles traitées par la société[1]. Et cette pression ira croissante au fur et à mesure que Google aura une place de plus en plus grande sur Internet, à grands coups de services qui se veulent à priori tous plus intéressants les uns que les autres.

« Don’t be evil » est le slogan à double tranchant que s’est donné Google. Nous ne sommes certainement pas en face du diable, mais ce n’est pas pour autant que nous allons lui accorder le bon Dieu sans confession.

À vous de juger donc si, dans le contexte actuel, ce document est une convaincante profession de foi.

Nous avons choisi de traduire tout du long « open » par « ouverture » ou « ouvert ». L’adéquation n’est pas totalement satisfaisante, mais laisser le terme d’origine en anglais eut été selon nous plus encore source de confusion.

L’ouverture selon Google

Google and The meaning of open

Jonathan Rosenberg – 21 décembre 2009 – Blog officiel de Google
(Traduction non officielle Framalang : Goofy et Olivier)

La semaine dernière j’ai envoyé un email interne sur le sens de « l’ouverture » appliquée à Internet, Google et nos utilisateurs. Dans un souci de transparence, j’ai pensé qu’il pouvait être opportun de partager également ces réflexions à l’extérieur de notre entreprise.

Chez Google nous sommes persuadés que les systèmes ouverts l’emporteront. Ils conduisent à davantage d’innovation, de valeur, de liberté de choix pour les consommateurs et à un écosystème dynamique, lucratif et compétitif pour les entreprises. Un grand nombre d’entre elles prétendront à peu près la même chose car elles savent que se positionner comme ouvertes est à la fois bon pour leur image de marque et totalement sans risque. Après tout, dans notre industrie il n’existe pas de définition précise de ce que peut signifier « ouvert ». C’est un terme à la Rashomon (NdT : expression issue du film éponyme de Kurosawa) : à la fois extrêmement subjectif et d’une importance vitale.

Le thème de l’ouverture est au centre de nombreuses discussions ces derniers temps chez Google. J’assiste à des réunions autour d’un produit où quelqu’un déclare que nous devrions être davantage « ouverts ». Il s’ensuit un débat qui révèle que même si l’« ouverture » fait l’unanimité, nous ne sommes pas forcément d’accord sur ce qu’elle implique concrètement.

Face à ce problème récurrent, j’en arrive à penser que nous devrions exposer notre définition de l’ouverture en termes suffisamment clairs, afin que chacun puisse la comprendre et la défendre. Je vous propose ainsi une définition fondée sur mes expériences chez Google et les suggestions de plusieurs collègues. Ces principes nous guident dans notre gestion de l’entreprise et dans nos choix sur les produits, je vous encourage donc à les lire soigneusement, à les commenter et les débattre. Puis je vous invite à vous les approprier et à les intégrer à votre travail. Il s’agit d’un sujet complexe et si un débat à lieu d’être (ce dont je suis persuadé), il doit être ouvert ! Libre à vous d’apporter vos commentaires.

Notre définition de l’ouverture repose sur deux composantes : la technologie ouverte et l’information ouverte. La technologie ouverte comprend d’une part l’open source, ce qui veut dire que nous soutenons activement et publions du code qui aide Internet à se développer, et d’autre part les standards ouverts, ce qui signifie que nous adhérons aux standards reconnus et, s’il n’en existe pas, nous travaillons à la création de standards qui améliorent Internet (et qui ne profitent pas seulement à Google). L’information ouverte comprend selon nous trois idées principales : tout d’abord les informations que nous détenons sur nos utilisateurs servent à leur apporter une valeur ajoutée, ensuite nous faisons preuve de transparence sur les informations les concernant dont nous disposons, et enfin nous leur donnons le contrôle final sur leurs propres informations. Voilà le but vers lequel nous tendons. Dans bien des cas nous ne l’avons pas encore atteint, mais j’espère que la présente note contribuera à combler le fossé entre la théorie et la pratique.

Si nous pouvons incarner un engagement fort à la cause de l’ouverture, et je suis persuadé que nous le pouvons, nous aurons alors une occasion unique de donner le bon exemple et d’encourager d’autres entreprises et industries à adopter le même engagement. Et si elles le font, le monde s’en trouvera un peu meilleur.

Les systèmes ouverts sont gagnants

Pour vraiment comprendre notre position, il faut commencer par l’assertion suivante : les systèmes ouverts sont gagnants. Cela va à l’encontre de tout ce en quoi croient ceux qui sont formatés par les écoles de commerce, ceux qui ont appris à générer une avantage compétitif durable en créant un système fermé, en le rendant populaire, puis en tirant profit du produit pendant tout son cycle de vie. L’idée répandue est que les entreprises devraient garder les consommateurs captifs pour ne laisser aucune place à la concurrence. Il existe différentes approches stratégiques, les fabricants de rasoirs vendent leurs rasoirs bon marché et leurs lames très cher, tandis que ce bon vieux IBM fabrique des ordinateurs centraux coûteux et des logiciels… coûteux aussi. D’un autre côté, un système fermé bien géré peut générer des profits considérables. Cela permet aussi à court terme de mettre sur le marché des produits bien conçus, l’iPod et l’iPhone en sont de bons exemples, mais finalement l’innovation dans un système fermé tend à être, au mieux, incrémentale (est-ce qu’un rasoir à quatre lames est vraiment tellement mieux qu’un rasoir à trois lames ?). Parce que la priorité est de préserver le statu quo. L’autosatisfaction est la marque de fabrique de tous les systèmes fermés. Si vous n’avez pas besoin de travailler dur pour garder votre clientèle, vous ne le ferez pas.

Les systèmes ouverts, c’est exactement l’inverse. Ils sont compétitifs et bien plus dynamiques. Dans un système ouvert, un avantage compétitif n’est pas assujetti à l’emprisonnement des consommateurs. Il s’agit plutôt de comprendre mieux que tous les autres un système très fluctuant et d’utiliser cette intuition pour créer de meilleurs produits plus innovants. L’entreprise qui tire son épingle du jeu dans un système ouvert est à la fois douée pour l’innovation rapide et la conception avant-gardiste ; le prestige du leader dans la conception attire les consommateurs et l’innovation rapide les retient. Ce n’est pas facile, loin de là, mais les entreprises qui réagissent vite n’ont rien à redouter, et lorsqu’elles réussissent elles peuvent générer de gigantesques dividendes.

Systèmes ouverts et entreprises prospères ne sont pas inconciliables. Ils tirent parti de l’intelligence collective et incitent les entreprises à une saine concurrence, à l’innovation et à miser leur succès sur le mérite de leurs produits et pas seulement sur un brillant plan marketing. La course à la carte du génome humain est un bon exemple.

Dans leur livre Wikinomics, Don Tapscott et Anthony Williams expliquent comment, au milieu des années 90, des entreprises privées ont découvert et breveté de grandes portions des séquences de l’ADN et ont prétendu contrôler l’accès à ces données et leur tarif. Faire ainsi du génome une propriété privée a fait grimper les prix en flèche et a rendu la découverte de nouveaux médicaments bien plus difficile. Et puis, en 1995, Merck Pharmaceuticals et le Centre de Séquençage du Génome de l’Université de Washington ont changé la donne avec une nouvelle initiative « ouverte » baptisée l’Index Génétique Merck. En trois ans seulement ils ont publié plus de 800 000 séquences génétiques et les ont mises dans le domaine public et bientôt d’autres projets collaboratifs ont pris le relais. Tout cela au sein d’un secteur industriel où la recherche initiale et le développement étaient traditionnellement menés dans des laboratoires « fermés ». Par sa démarche « ouverte », Merck a donc non seulement modifié la culture d’un secteur entier mais aussi accéléré le tempo de la recherche biomédicale et le développement des médicaments. L’entreprise a donné aux chercheurs du monde entier un accès illimité à des données génétiques, sous forme d’une ressource « ouverte ».

Les systèmes ouverts permettent l’innovation à tous les niveaux, voilà une autre différence majeure entre les systèmes ouverts et fermés. Ils permettent d’innover à tous les étages, depuis le système d’exploitation jusqu’au niveau de l’application, et pas uniquement en surface. Ainsi, une entreprise n’est pas dépendante du bon vouloir d’une autre pour lancer un produit. Si le compilateur GCC que j’utilise a un bogue, je peux le corriger puisque le compilateur est open source. Je n’ai pas besoin de soumettre un rapport de bogue et d’espérer que la réponse arrivera rapidement.

Donc, si vous essayez de stimuler la croissance d’un marché entier, les systèmes ouverts l’emportent sur les systèmes fermés. Et c’est exactement ce que nous nous efforçons de faire avec Internet. Notre engagement pour les systèmes ouverts n’est pas altruiste. C’est simplement dans notre intérêt économique puisque un Internet ouvert génère un flot continu d’innovations qui attirent les utilisateurs et créé de nouveaux usages, pour finalement faire croître un marché tout entier. Hal Varian note cette équation dans son livre Les règles de l’information :

 le gain = (la valeur totale ajoutée à une industrie) x (la part de marché dans cette industrie) 

Toutes choses étant égales par ailleurs, une augmentation de 10% de l’un ou l’autre de ces deux facteurs devrait produire au résultat équivalent. Mais dans notre marché une croissance de 10% génèrera un revenu bien supérieur parce qu’elle entraîne des économies d’échelle dans tout le secteur, augmentant la productivité et réduisant les coûts pour tous les concurrents. Tant que nous continuerons d’innover en sortant d’excellents produits, nous prospèrerons en même temps que tout notre écosystème. Nous aurons peut-être une part plus petite, mais d’un plus grand gâteau.

En d’autres termes, l’avenir de Google dépend de la sauvegarde d’un Internet ouvert, et notre engagement pour l’ouverture développera le Web pour tout le monde, y compris Google.

La technologie ouverte

Pour définir l’ouverture, il faut commencer par les technologies sur lesquelles repose Internet : les standards ouverts et les logiciels open source.

Les standards ouverts

Le développement des réseaux a toujours dépendu des standards. Lorsqu’on a commencé à poser des voies ferrées à travers les États-Unis au début du 19ème siècle, il existait différents standards d’écartement des voies. Le réseau ferré ne se développait pas et n’allait pas vers l’ouest jusqu’à ce que les diverses compagnies ferroviaires se mettent d’accord sur un écartement standard. (Dans ce cas précis la guerre de standards a été une vraie guerre : les compagnies ferroviaires sudistes furent obligées de convertir plus de 1100 miles au nouveau standard après que la Confédération eut perdu contre l’Union pendant la Guerre Civile.)

Il y eut un autre précédent en 1974 quand Vint Cerf et ses collègues proposèrent d’utiliser un standard ouvert (qui deviendrait le protocole TCP/IP) pour connecter plusieurs réseaux d’ordinateurs qui étaient apparus aux USA. Ils ne savaient pas au juste combien de réseaux avaient émergé et donc « l’Internet », mot inventé par Vint, devait être ouvert. N’importe quel réseau pouvait se connecter en utilisant le protocole TCP/IP, et grâce à cette décision à peu près 681 millions de serveurs forment aujourd’hui Internet.

Aujourd’hui, tous nos produits en développement reposent sur des standards ouverts parce que l’interopérabilité est un élément crucial qui détermine le choix de l’utilisateur. Quelles en sont les implications chez Google et les recommandation pour nos chefs de projets et nos ingénieurs ? C’est simple : utilisez des standards ouverts autant que possible. Si vous vous risquez dans un domaine où les standards ouverts n’existent pas, créez-les. Si les standards existants ne sont pas aussi bons qu’ils le devraient, efforcez-vous de les améliorer et rendez vos améliorations aussi simples et documentées que possible. Les utilisateurs et le marché au sens large devraient toujours être nos priorités, pas uniquement le bien de Google. Vous devriez travailler avec les organismes qui établissent les normes pour que nos modifications soient ajoutées aux spécifications validées.

Nous maitrisons ce processus depuis un certain temps déjà. Dans les premières années du Google Data Protocol (notre protocole standard d’API, basé sur XML/Atom), nous avons travaillé au sein de l’IEFT (Atom Protocol Working Group) à élaborer les spécifications pour Atom. Mentionnons aussi notre travail récent au WC3 pour créer une API de géolocation standard qui rendra plus facile le développement d’applications géolocalisées pour le navigateur. Ce standard aide tout le monde, pas seulement nous, et offrira aux utilisateurs beaucoup plus d’excellentes applications mises au point par des milliers de développeurs.

Open source

La plupart de ces applications seront basées sur des logiciels open source, phénomène à l’origine de la croissance explosive du Web de ces quinze dernières années. Un précédent historique existe : alors que le terme « Open Source » a été créé à la fin des années 90, le concept de partage de l’information utile dans le but de développer un marché existait bien avant Internet. Au début des années 1900, l’industrie automobile américaine s’accorda sur une licence croisée suivant laquelle les brevets étaient partagés ouvertement et gratuitement entre fabricants. Avant cet accord, les propriétaires du brevet des moteurs à essence à deux temps contrôlaient carrément l’industrie.

L’open source de nos jours va bien plus loin que le groupement de brevets de l’industrie automobile naissante, et a conduit au développement des composants logiciels sur lesquels est bâti Google : Linux, Apache, SSH et d’autres. En fait, nous utilisons des dizaines de millions de lignes de code open source pour faire tourner nos produits. Nous renvoyons aussi l’ascenseur : nous sommes les plus importants contributeurs open source du monde, avec plus de 800 projets pour un total de 20 millions de lignes de code open source, avec quatre projets (Chrome, Android, Chrome OS et le Google Web Toolkit) qui dépassent chacun un million de lignes. Nos équipes collaborent avec Mozilla et Apache et nous fournissons une plateforme d’hébergement de projets open source (code.google.com/hosting) qui en accueille plus de 250 000. Ainsi, non seulement nous savons que d’autres peuvent participer au perfectionnement de nos produits, mais nous permettons également à tout un chacun de s’inspirer de nos produits s’il estime que nous n’innovons plus assez.

Lorsque nous libérons du code, nous utilisons la licence ouverte, standard, Apache 2.0, ce qui signifie que nous ne contrôlons pas le code. D’autres peuvent s’en emparer, le modifier, le fermer et le distribuer de leur côté. Android en est un bon exemple, car plusieurs assembleurs OEM ont déjà tiré parti du code pour en faire des choses formidables. Procéder ainsi comporte cependant des risques, le logiciel peut se fragmenter entre différentes branches qui ne fonctionneront pas bien ensemble (souvenez-vous du nombre de variantes d’Unix pour station de travail : Apollo, Sun, HP, etc.). Nous œuvrons d’arrache-pied pour éviter cela avec Android.

Malgré notre engagement pour l’ouverture du code de nos outils de développement, tous les produits Google ne sont pas ouverts. Notre objectif est de maintenir un Internet ouvert, qui promeut le choix et la concurrence, empêchant utilisateurs et développeurs d’être prisonniers. Dans de nombreux cas, et particulièrement pour notre moteur de recherche et nos projets liés à la publicité, ouvrir le code ne contribuerait pas à atteindre ces objectifs et serait même dommageable pour les utilisateurs. La recherche et les marchés publicitaires se livrent déjà une concurrence acharnée pour atteindre les prix les plus justes, si bien que les utilisateurs et les publicitaires ont déjà un choix considérable sans être prisonniers. Sans parler du fait qu’ouvrir ces systèmes permettrait aux gens de « jouer » avec nos algorithmes pour manipuler les recherches et les évaluations de la qualité des publicités, en réduisant la qualité pour tout le monde.

Alors lorsque que vous créez un produit ou ajoutez de nouvelles fonctions, il faut vous demander : est-ce que rendre ce code open source va promouvoir un Internet ouvert ? Est-ce qu’il va augmenter le choix de l’utilisateur, du publicitaire et des partenaires ? Est-ce qu’il va en résulter une plus grande concurrence et davantage d’innovation ? Si c’est le cas, alors vous devriez passer le code en open source. Et quand vous le ferez, faite-le pour de bon ; ne vous contentez pas de le balancer dans le domaine public et puis de l’oublier. Assurez-vous que vous avez les ressources pour maintenir le code et que vos développeurs soient prêt à s’y consacrer. Le Google Web Toolkit, que nous avons développé en public en utilisant un gestionnaire de bogues et un système de version publics, est ainsi un exemple de bonnes pratiques.

L’information ouverte

La création des standards ouverts et de l’open source a transformé le Web en un lieu où d’énormes quantités d’informations personnelles sont régulièrement mises en ligne : des photos, des adresses, des mises à jour… La quantité d’informations partagées et le fait qu’elles soient enregistrées à jamais impliquent une question qu’on ne se posait pas vraiment il y a quelques années : qu’allons-nous faire de ces informations ?

Historiquement, les nouvelles technologies de l’information ont souvent permis l’émergence de nouvelles formes de commerce. Par exemple, quand les marchands du bassin méditerranéen, vers 3000 avant JC ont inventé les sceaux (appelés bullae) pour s’assurer que leur cargaison atteindrait sa destination sans être altérée, ils ont transformé un commerce local en commerce longue distance. Des modifications semblables ont été déclenchées par l’apparition de l’écriture, et plus récemment, par celle des ordinateurs. À chaque étape, la transaction, un accord mutuel où chaque partie trouve son compte, était générée par un nouveau type d’information qui permettait au contrat d’être solidement établi.

Sur le Web la nouvelle forme de commerce, c’est l’échange d’informations personnelles contre quelque chose qui a de la valeur. C’est une transaction à laquelle participent des millions d’entre nous chaque jour et qui a d’énormes avantages potentiels. Un assureur automobile peut surveiller les habitudes de conduite d’un client en temps réel et lui donner un bonus s’il conduit bien, un malus dans le cas contraire, grâce aux informations (suivi GPS) qui n’étaient pas disponibles il y a seulement quelques années. C’est une transaction tout à fait simple, mais nous rencontrerons des cas de figure bien plus délicats.

Supposons que votre enfant ait une allergie à certains médicaments. Est-ce que vous accepteriez que son dossier médical soit accessible par une seringue intelligente en ligne qui empêcherait un médecin urgentiste ou une infirmière de lui administrer accidentellement un tel médicament ? Moi je pourrais le faire, mais vous pourriez décider que le bracelet autour de son poignet est suffisant (NdT : voir allergy bracelet). Et voilà le problème, tout le monde ne prendra pas la même décision, et quand on en vient aux informations personnelles nous devons traiter chacune de ces décisions avec le même respect.

Mais si mettre davantage d’informations en ligne peut être bénéfique pour tout le monde, alors leurs usages doivent être régis par des principes suffisamment responsables, proportionnés et flexibles pour se développer et s’adapter à notre marché. Et à la différence des technologies ouvertes, grâce auxquelles nous souhaitons développer l’écosystème d’Internet, notre approche de l’information ouverte est de créer la confiance avec les individus qui s’engagent dans cet écosystème (les utilisateurs, les partenaires et les clients). La confiance est la monnaie la plus importante en ligne, donc pour la créer nous adhérons à trois principes de l’information ouverte : valeur, transparence et contrôle.

La valeur

En premier lieu, nous devons créer des produits qui ont une valeur aux yeux des utilisateurs. Dans de nombreux cas, nous pouvons faire des produits encore meilleurs si nous disposons de davantage d’informations sur l’utilisateur, mais des problèmes de protection de la vie privée peuvent survenir si les gens ne comprennent pas quelle valeur ajoutée ils obtiennent en échange de leurs informations. Expliquez-leur cette valeur cependant, et le plus souvent ils accepteront la transaction. Par exemple, des millions de gens laissent les organismes de cartes de crédit retenir leurs informations au moment de l’achat en ligne, en échange cela leur évite d’utiliser de l’argent liquide.

C’est ce que nous avons fait lorsque nous avons lancé Interest-Based Advertising (la publicité basée sur l’intérêt des utilisateurs) en mars. L’IBA rend les publicités plus pertinentes et plus utiles. C’est une valeur ajoutée que nous avons créée, basée sur les informations que nous collectons. L’IBA comprend aussi un gestionnaire de préférences de l’utilisateur qui lui explique clairement ce qu’il obtiendra en échange de ses informations, qui lui permet de se désengager ou de régler ses paramètres. La plupart des gens parcourant le gestionnaire de préférences choisissent de régler leurs préférences plutôt que de se désinscrire parce qu’ils ont pris conscience de l’intérêt de recevoir des publicités ciblés.

Telle devrait être notre stratégie : dire aux gens, de façon explicite et en langage clair, ce que nous savons d’eux et pourquoi il leur est profitable que nous le sachions. Vous croyez peut-être que la valeur de nos produits est tellement évidente qu’elle n’a pas besoin d’être expliquée ? Pas si sûr.

La transparence

Ensuite, il nous faut permettre aux utilisateurs de trouver facilement quelles informations nous collectons et stockons à travers tous nos produits. Le tableau de bord Google est à ce titre un énorme pas en avant (NdT : le Google Dashboard). En une page, les utilisateurs peuvent voir quelles données personnelles sont retenues par tel produit Google (ce qui couvre plus de 20 produits, notamment Gmail, YouTube et la recherche) et où ils peuvent contrôler leurs paramètres personnels. Nous sommes, à notre connaissance, la première entreprise sur Internet à offrir un tel service et nous espérons que cela deviendra la norme. Un autre exemple est celui de notre politique de confidentialité, qui est rédigée pour des être humains et non pour des juristes.

Nous pouvons cependant en faire plus encore. Tout produit qui récolte des informations sur les utilisateurs doit apparaître sur le tableau de bord. S’il y est déjà, vous n’en avez pas fini pour autant. À chaque nouvelle version ou nouvelle fonctionnalité, demandez-vous si vous ne devriez pas ajouter quelques nouvelles informations au tableau de bord (peut-être même des informations sur les utilisateurs publiquement disponibles sur d’autres sites).

Réfléchissez aux moyen de rendre vos produits plus transparents aussi. Quand vous téléchargez une application pour Android, par exemple, votre appareil vous dit à quelles informations l’application pourra accéder, concernant votre téléphone et vous-même, et vous pouvez alors décider si vous souhaitez ou non poursuivre. Pas besoin de faire une enquête approfondie pour trouver quelles informations vous divulguez, tout est écrit noir sur blanc et vous êtes libre de décider (NdT : allusion à peine voilée aux récents problèmes rencontrés par l’iPhone sur le sujet). Votre produit entre dans cette catégorie ? Comment la transparence peut-elle servir la fidélisation de vos utilisateurs ?

Le contrôle

Nous devons toujours donner le contrôle final à l’utilisateur. Si nous avons des informations sur lui, comme avec l’IBA, il devrait être facile pour lui de les supprimer et de se désinscrire. S’il utilise nos produits et stocke ses contenus chez nous, ce sont ses contenus, pas les nôtres. Il devrait être capable de les exporter et de les supprimer à tout moment, gratuitement, et aussi aisément que possible. Gmail est un très bon exemple de ce processus puisque nous proposons une redirection gratuite vers n’importe quelle adresse. La possibilité de changer d’opérateur est cruciale, donc au lieu de bâtir des murs autour de vos produits, bâtissez des ponts. Donnez vraiment le choix aux utilisateurs.

S’il existe des standards pour gérer les données des utilisateurs, nous devons nous y conformer. S’il n’existe pas de standard, nous devons travailler à en créer un qui soit ouvert et profite au Web tout entier, même si un standard fermé nous serait plus profitable (souvenez-vous que ce n’est pas vrai !). Entretemps nous devons faire tout notre possible pour que l’on puisse quitter Google aussi facilement que possible. Google n’est pas l’Hôtel California (NdT : en référence à la célèbre chanson des Eagles), vous pouvez le quitter à tout moment et vous pouvez vraiment partir, pour de bon !

Comme le signalait Eric dans une note stratégique « nous ne prenons pas les utilisateurs au piège, nous leur facilitons la tâche s’ils veulent se tourner vers nos concurrents ». On peut comparer cette politique aux sorties de secours dans un avion, une analogie que notre PDG apprécierait. Vous espérez n’avoir jamais à les utiliser, mais vous êtes bien content qu’elles soient là et seriez furieux s’il n’y en avait pas.

Voilà pourquoi nous avons une équipe, le Data Liberation Front (dataliberation.org) (NdT : le Front de Libération des Données), dont le travail consiste à rendre la « désinscription » facile. Leurs derniers hauts faits : Blogger (les gens qui choisissent de quitter Blogger pour un autre service peuvent facilement emporter leurs données avec eux) et les Docs (les utilisateurs peuvent maintenant rassembler tous leurs documents, présentations, feuilles de calcul dans un fichier compressé et le télécharger). Créez vos produits en ayant ceci à l’esprit. Vous pouvez le faire grâce à une bonne API publique (NdT : interface de programmation) répertoriant toutes les données de vos utilisateurs. N’attendez pas d’être en version 2 ou 3, discutez-en le plus tôt possible et faites-en une fonctionnalité dès le démarrage de votre projet.

Lorsque les journalistes du Guardian (un quotidien anglais de premier ordre) ont rendu compte des travaux du Data Liberation Front , ils ont déclaré que c’était « contre-intuitif » pour ceux qui sont « habitués à la mentalité fermée des guerres commerciales passées ». Ils ont raison, c’est contre-intuitif pour les gens qui sont restés coincés dans leur conception d’école de commerce, mais si nous faisons bien notre travail, ce ne sera plus le cas. Nous voulons faire de l’ouverture la norme. Les gens vont s’y habituer doucement, ensuite elle deviendra la norme et ils l’exigeront. Et s’ils ne l’obtiennent pas cela ne leur plaira pas. Nous considèrerons notre mission accomplie lorsque l’ouverture ira de soi.

Plus c’est grand, mieux c’est

Les systèmes fermés sont bien définis et génèrent du profit, mais seulement pour ceux qui les contrôlent. Les systèmes ouverts sont chaotiques et génèrent du profit, mais seulement pour ceux qui les comprennent bien et s’adaptent plus vite que les autres. Les systèmes fermés se développent vite alors que les systèmes ouverts se développent plus lentement, si bien que parier sur l’ouverture nécessite de l’optimisme, de la volonté et les moyens de pouvoir se projeter sur le long terme. Heureusement, chez Google nous avons ces trois atouts.

En raison de notre dimension, de nos compétences et de notre appétit pour les projets ambitieux, nous pouvons relever des défis importants nécessitant de lourds investissements sans perspective évidente de rentabilité à court terme. Nous pouvons photographier toutes les rues du monde pour que vous puissiez explorer le quartier autour de l’appartement que vous envisagez de louer, à plusieurs milliers de kilomètres de chez vous. Nous pouvons numériser des milliers de livres et les rendre largement accessibles (tout en respectant les droits des auteurs et des éditeurs). Nous pouvons créer un système de mail qui vous donne un gigaoctet d’espace de stockage (maintenant plus de 7 gigas, en fait) au moment où tous les autres services ne vous procurent guère qu’une petite fraction de ce volume. Nous pouvons traduire instantanément des pages Web dans n’importe quelle des 51 langues disponibles. Nous pouvons traiter des recherches de données qui aident les agences de santé publiques à détecter plus tôt les pics d’épidémie grippale. Nous pouvons élaborer un navigateur plus rapide (Chrome), un meilleur système d’exploitation pour mobile (Android), et une plateforme de communication entièrement nouvelle (Wave), et puis nous pouvons ouvrir tout cela pour que le monde entier puisse innover sur cette base, afin de la personnaliser et l’améliorer.

Nous pouvons réaliser tout cela parce que ce sont des problèmes d’information et que nous avons des spécialistes en informatique, en technologie, et les capacités informatiques pour résoudre ces problèmes. Quand nous le faisons, nous créons de nombreuses plateformes, pour les vidéos, les cartes, les mobiles, les ordinateurs personnels, les entreprises, qui sont meilleures, plus compétitives et plus innovantes. On nous reproche souvent d’être de trop « gros », mais parfois être plus gros nous permet de nous attaquer à ce qui semble impossible.

Tout ceci sera pourtant vain si nous négocions mal le virage de l’ouverture. Il nous faut donc nous pousser nous-mêmes en permanence. Est-ce que nous contribuons à des standards ouverts qui bénéficient à l’industrie ? Qu’est-ce qui nous empêche de rendre notre code open source ? Est-ce que nous donnons à nos utilisateurs davantage de valeur, de transparence et de contrôle ? Pratiquez l’ouverture autant que vous le pouvez et aussi souvent que possible, et si quelqu’un se demande si c’est la bonne stratégie, expliquez-lui pourquoi ce n’est pas simplement une bonne stratégie, mais la meilleure qui soit . Elle va transformer les entreprises et le commerce de ce tout début du siècle, et quand nous l’aurons emporté nous pourrons effectivement ré-écrire les topos des écoles de commerce pour les décennies à venir.

Un Internet ouvert transformera notre vie tout entière. Il aura le pouvoir d’apporter les informations du monde entier jusque dans le creux de la main de chacun et de donner à chacun le pouvoir de s’exprimer librement. Ces prédictions étaient dans un e-mail que je vous ai envoyé au début de cette année (repris ensuite dans un billet du blog) et qui vous décrivait ma vision du futur d’Internet. Mais maintenant je vous parle d’action, pas de vision. L’Internet ouvert a ses détracteurs, des gouvernements désirant en contrôler l’accès, des entreprises luttant dans leur intérêt exclusif pour préserver le statu quo. Ces forces sont puissantes et si elles réussissent, nous allons nous retrouver entravés dans un Internet fragmenté, stagnant, à coût élevé et à faible concurrence.

Nos compétences et notre culture nous offrent l’occasion et nous donnent la responsabilité d’empêcher que cela n’arrive. Nous croyons que la technologie a le pouvoir de répandre l’information. Nous croyons que l’information a le pouvoir d’améliorer les choses. Nous croyons que la majorité ne profitera de cette révolution que grâce à l’ouverture. Nous sommes des techno-optimistes confiants dans l’idée que le chaos de l’ouverture profite à tout le monde. Et nous nous battrons pour la promouvoir en toutes occasions.

L’ouverture l’emportera. Elle l’emportera sur Internet et gagnera par effet boule de neige beaucoup de domaines de notre vie. L’avenir des gouvernements est la transparence. L’avenir du commerce est l’information réciproque. L’avenir de la culture est la liberté. L’avenir de l’industrie du divertissement est l’interactivité. Chacun de ces futurs dépend de l’ouverture d’Internet.

En tant que chefs de produits chez Google, vous élaborez quelque chose qui nous survivra à tous, et personne ne sait dans quelles directions Google poursuivra son développement, ni à quel point Google va changer la vie des gens. Dans cette perspective, nous sommes comme notre collègue Vint Cerf, qui ne savait pas exactement combien de réseaux feraient partie de ce fameux « Internet » et qui l’a laissé ouvert par défaut. Vint a certainement eu raison. Je crois que le futur nous donnera raison aussi.

Notes

[1] Crédit photo : Zach Klein (Creative Commons By)




Google : numéro 1 mondial de l’open source ?

Austin Ziegler - CC by-saAh qu’il était doux et rassurant le temps de l’informatique à grand-papa où nous avions nos ordinateurs fixes qui se connectaient de temps en temps et où nous luttions avec confiance et enthousiasme contre le grand-méchant Microsoft !

Ce temps-là est révolu. Nous entrons dans une autre décennie et il se pourrait bien que le principal sujet de conversation de la communauté du logiciel libre dans les dix ans à venir ne soit plus Microsoft (symbole du logiciel propriétaire, j’ai mal à mes fichiers !) mais Google (symbole de l’informatique dans les nuages, j’ai mal à mes données personnelles !)[1].

Firefox, bouffé par Chrome ? Ubuntu, court-circuité par Chrome OS ? Le Web tout entier se transformant petit à petit en un fort joli Minitel 2.0 bourré de services Google à tous les coins de rue ? Ces différents scénarios ne relèvent pas forcément de la science-fiction.

Le problème c’est que nous n’avons plus un Microsoft en face d’une limpide ligne de démarcation. Le problème c’est que nous avons affaire à rien moins qu’au premier contributeur open source de la planète. Et cela rend légèrement plus complexe le positionnement…

La plus grande entreprise mondiale de l’open-source ? Google

World’s biggest open-source company? Google

Matt Asay – 16 septembre 2009 – Cnet news
(Traduction Framalang : Julien et Cheval boiteux)

Red Hat est généralement considérée comme la principale société open source de l’industrie, mais c’est une distinction dénuée de sens parce qu’elle est inexacte. Alors que les revenus de Red Hat proviennent des logiciels open source que la société développe et distribue, d’autres entreprises comme Sun, IBM et Google écrivent et contribuent en réalité à beaucoup plus de code open source. Il serait temps d’arrêter de parler d’entreprises open source et de revenir à l’importance du code open source.

L’open source est de plus en plus le socle sur lequel reposent les entreprises d’internet et du logiciel. Myspace a dernièrement fait des vagues en ouvrant les sources de Qizmt, un framework de calcul distribué (qui curieusement tourne sur Windows Server) qui active la fonction « Personnes que tu pourrais connaître » du site. Mais Myspace, comme l’a noté VentureBeat, n’a fait que rattraper la récente ouverture des sources de Tornado par Facebook.

Aucun d’eux ne le fait pour marquer des points auprès des utilisateurs branchés. S’ils le font, c’est motivé par leurs propres intérêts, qui nécessitent de plus en plus souvent d’inciter des communautés de développeurs à adopter et étendre leurs propres applications et services Web.

C’est également un moyen d’améliorer la qualité des logiciels. En adoptant les projets open source d’une entreprise, puis en l’étendant à travers ses propres logiciels open source, la qualité collective de l’open source est forte et croissante, comme le note Kit Plummer d’Accenture.

C’est cette compréhension de l’intérêt qu’il apporte et la qualité qui en découle qui a fait de l’open source une architecture essentielle pour potentiellement tous les logiciels commerciaux, ce qui signifie que Red Hat et d’autres entreprises qui ne font que de l’open source ne sont désormais plus le centre de cet univers.

Le noyau Linux est composé de 11,5 millions de lignes de code, dont Red Hat est responsable à hauteur de 12% (mesuré en termes de lignes de code modifiées). Même si l’on y ajoute le serveur d’applications JBoss Application Server (environ 2 autres millions de lignes de code) et d’autres projets Red Hat, on obtient toujours un total inférieur à d’autres acteurs.

Prenons Sun, par exemple. C’est le principal développeur derrière Java (plus de 6.5 millions de ligne de code), Solaris (plus de 2 millions de lignes de code), OpenOffice (environ 10 millions de lignes) et d’autres projets open source.

Ou bien IBM, qui a contribué à lui seul à 12,5 millions de lignes pour Eclipse, sans parler de Linux (6.3% du total des contributions), Geronimo, et un large éventail d’autres projets open source.

Google, cependant, est la société la plus intéressante de toutes, car elle n’est pas une entreprise de logiciels en soi. J’ai interrogé Chris DiBona, responsable des programmes open source et secteur public de Google, à propos des contributions de la société dans le domaine de l’open source (NdT : Cf Tout, vous saurez tout sur Google et l’Open Source sur le Framablog). Voici sa réponse :

Au bas mot, nous avons libéré environ 14 millions de lignes de code. Android dépasse les 10 millions de lignes, puis vous avez Chrome (2 millions de lignes, Google Web Toolkit (300 000 lignes), et aux alentours d’un projet par semaine sorti au cours des cinq dernières années. Vous avez ainsi quelques centaines d’employés Google qui patchent sur une base hebdomadaire ou mensuelle.

Si DiBona se garde bien de suggérer que Google soit devenu le premier contributeur open source (« disons que nous sommes parmi les premiers »), c’est néanmoins probablement le cas, en particulier lorsque l’on considère ses autres activités open source, incluant Google Code, l’hébergement du plus grand dépôt peut-être de projets open source, avec plus de 250 000 projets hébergés, dont au moins 40 000 sont actifs, sans parler de son Summer of Code. Après tout, les lignes de code, bien que fondamentalement utiles, ne sont pas nécessairement la meilleure mesure de la valeur d’une contribution à l’open source.

En fait, Patrick Finch de la fondation Mozilla estime que la meilleure contribution de Google à l’open source n’a probablement rien à voir avec l’écriture de nouveau code :

La plus grande contribution de Google à l’open-source n’est sans doute pas du code, mais de prouver que vous pouvez utiliser Linux à grande échelle sur des machines démarquées (NdT : whitebox hardware).

C’est une étape importante, et qui souligne le fait que le label « entreprise open source » est devenu quelque peu obsolète. Google ne se présente pas, à juste titre, comme une entreprise open source. L’open source fait simplement partie de leur stratégie pour distribuer des logiciels qui vont aider à vendre davantage de publicité.

Sun a tenté de se transformer en entreprise open source, mais une fois que son acquisition par Oracle aura été finalisée, cette dernière ne va certainement pas prendre ce label. Pas parce que c’est un mauvais label, mais simplement parce qu’il n’est plus pertinent.

Toutes les entreprises sont désormais des entreprises open source. Ce qui signifie aussi qu’aucune ne l’est. L’open source est simplement un élément parmi d’autres de la politique de développement et de croissance de ces entreprises, que l’on s’appelle Red Hat, Microsoft, Google ou Facebook.

Et étant donné que les entreprises du Web comme Google n’ont pas besoin de monétiser directement l’open source, on va en fait avoir l’occasion à l’avenir de voir encore plus de code open source émerger de la part de ces sociétés que ce qui a déjà été réalisé par ces traditionnelles « entreprises de logiciels open-source » que sont Red Hat, Pentaho ou MySQL.

Notes

[1] Crédit photo : Austin Ziegler (Creative Commons By-Sa)




Filtrage du Net : danger pour la démocratie et l’État de droit

Dolmang - CC by-saLe groupe de travail Framalang du réseau Framasoft, et La Quadrature du Net publient la traduction du résumé d’une étude juridique indépendante sur les dangers du filtrage du Net.

Ce que l’on retire de la lecture de cette étude, c’est que comme lors de la bataille HADOPI, où le gouvernement se cachait derrière la supposée « défense des artistes » pour imposer une absurde et dangereuse coupure de l’accès au Net, des politiques publiques légitimes sont désormais instrumentalisées pour imposer le filtrage gouvernemental des contenus sur Internet[1].

Toutefois, de même que les coupures d’accès, si elles sont appliquées, n’apporteront pas un centime de plus aux artistes et ne feront pas remonter les ventes de disques, le filtrage ne peut en aucun cas résoudre les problèmes au prétexte desquels il sera mis en place.

Si l’objectif de lutter contre la pédopornographie et son commerce est bien évidemment légitime, la solution qui consiste à bloquer les sites incriminés pour éviter leur consultation revient en réalité à pousser, dangereusement, la poussière sous le tapis. Le seul moyen de lutte véritablement efficace contre ces pratiques ignobles passe par le renforcement des moyens humains et financiers des enquêteurs, l’infiltration des réseaux criminels ainsi que le blocage des flux financiers et le retrait des contenus des serveurs eux-mêmes. Or, en la matière, des politiques efficaces existent déjà.

Il importe donc d’améliorer ces dispositifs existants et d’y consacrer les ressources nécessaires, plutôt que de remettre en cause les libertés au motif de politiques de prévention du crime totalement inefficaces. En effet, les arguments de lutte contre la criminalité, au potentiel émotionnel fort, sont aujourd’hui instrumentalisés pour tenter de légitimer un filtrage du Net qui porte pourtant radicalement atteinte à la structure du réseau, et entraîne de grands risques pour les libertés individuelles et « l’état de droit » tout entier.

L’étude dont le résumé de 30 pages vient d’être traduit en français conjointement par les volontaires de Framalang et de La Quadrature du Net est un pavé dans la mare. Elle conteste, démonstrations juridiques à l’appui, l’idée – évoquée par un nombre croissant de gouvernements européens – que le filtrage du Net puisse être une solution efficace et indolore de régulation des pratiques sur Internet. Réalisée par les éminents spécialistes Cormac Callanan[2], Marco Gercke[3], Estelle De Marco[4] et Hein Dries-Ziekenheine[5], ses conclusions sur l’inefficacité et la dangerosité du dispositif sont sans appel :

  • Quel que soit le mode de filtrage des contenus utilisé, il entraîne de graves risques de sur-blocage (risques de faux-positif : des sites innocents rendus inaccessibles).
  • Quel que soit le mode de filtrage retenu, il sera ridiculement facile à contourner. Les criminels se servent déjà de moyens de contournement et continueront d’agir en toute impunité.

La seule mise en place du filtrage entraine des risques de dérives : si l’on commence pour la pédopornographie, pourquoi ne pas continuer par la suite pour la vente de cigarettes sans TVA[6], le partage de musique et de films (comme le souhaitent les lobbies derrière l’ACTA)[7], les sondages en sorties des urnes ou même les insultes au président ? La plupart des pays non-démocratiques (Chine, Iran, Birmanie, etc.) utilisent le filtrage du Net aujourd’hui, systématiquement à des fins de contrôle politique.

La loi LOPPSI (loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure) sera bientôt examinée au Parlement français. Elle contient des dispositions visant à imposer le filtrage du Net sans contrôle de l’autorité judiciaire, par une autorité administrative dépendante du ministère de l’intérieur.

Il est indispensable que les citoyens attachés à Internet, aux valeurs démocratiques et à l’État de droit se saisissent de cette question, grâce à cette étude, afin de stimuler un débat public. Il est crucial de contrer cette tentative d’imposer un filtrage du Net attentatoire aux libertés fondamentales !

Passages essentiels :

p. 4 : Dans les pays où l’autorité judiciaire est indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, ce qui devrait être le cas dans toutes les démocraties libérales, seul un juge devrait avoir la compétence de déclarer illégal un contenu, une situation ou une action.

Un problème crucial autour des listes noires est celui de leur sécurité et leur intégrité. Une liste de contenus tels que ceux-là est extrêmement recherchée par ceux qui sont enclins à tirer parti d’une telle ressource. Sans même mentionner les fuites de listes noires directement sur Internet, des recherches indiquent qu’il serait possible de faire de la rétro ingénierie des listes utilisées par n’importe quel fournisseur de services.

p. 5 : En tout état de cause, il faut souligner qu’aucune stratégie identifiée dans le présent rapport ne semble capable d’empêcher complètement le filtrage abusif. Ceci est d’une importance décisive lorsqu’on met en balance la nécessité de bloquer la pédo-pornographie et les exigences des droits de l’Homme et de la liberté d’expression. Il semble inévitable que des contenus légaux soient aussi bloqués lorsque le filtrage sera mis en œuvre.

p. 13 : Aucune des stratégies identifiées dans ce rapport ne semble être capable de protéger du sur-filtrage. C’est une des préoccupations majeures dans l’équilibre entre la protection des enfants et les droits de l’homme et de la liberté. Il parait inévitable que le contenu légal soit filtré aux endroits où les filtres sont implémentés. Le sous-filtrage est aussi un phénomène universel spécialement présent dans la plupart des stratégies étudiées.

p 18 : Que l’accès à Internet soit ou non un droit fondamental indépendant, celui-ci est tout au moins protégé comme un moyen d’exercer la liberté d’expression, et chaque mesure de filtrage d’Internet qui tente d’empêcher les personnes d’accéder à l’information est par conséquent en conflit avec cette liberté. Chaque mesure de filtrage limite le droit à la liberté d’expression, de manière plus ou moins large selon les caractéristiques du filtrage et le degré de sur-filtrage, puisque l’objectif initial d’une telle mesure est de limiter l’accès à un contenu particulier.

p 21 : La seule sorte d’accord qui pourrait autoriser une mesure de filtrage serait le contrat entre l’utilisateur d’Internet et le fournisseur d’accès. La légalité d’une telle mesure de filtrage dépendrait pour beaucoup du type de contenu consulté, de la nature de l’entorse aux droits et libertés et des preuves requises. Si cela n’est pas précisé d’une façon raisonnable, il est facile d’envisager que de tels contrats soient considérés comme des entorses à la directive européenne sur les clauses contractuelles abusives, particulièrement si cela permet au fournisseur d’accès à Internet de prendre des sanctions unilatérales à l’encontre de son client.

p 23 : Le filtrage du web et du P2P dans l’intérêt de l’industrie de la propriété intellectuelle. Une mesure de filtrage du web ou du P2P, qui servirait l’intérêt des ayants droit, aurait probablement un effet global plus négatif :

  • tout d’abord, si le filtrage du P2P peut être présenté comme menant à un chiffrement des échanges rendant toute surveillance ou la plupart des contenus impossible, il deviendrait alors impossible de surveiller ces communications, même dans les conditions où cela est autorisé ;
  • ensuite, cela impliquerait des coûts. Elevés pour l’industrie d’Internet, les gouvernements et les internautes ;
  • enfin, cela mènerait à coup sûr au filtrage de fichiers légaux.

Au regard du critère qui requiert qu’il existe une base suffisante pour croire que les intérêts des ayants-droits soient en péril , nous pouvons dire qu’il n’y a aucune preuve d’un tel danger. Il n’y a aucune preuve de la nature et de l’étendue des pertes possibles dont souffrent les ayants-droits à cause des infractions commises à l’encontre de leurs droits sur le web ou les réseaux P2P, étant donné que les études sur ce problème sont insuffisantes ou démontrent un résultat inverse.

Le filtrage des contenus illégaux du web ou du P2P dans le but de la prévention du crime. L’objectif de la prévention du crime devrait être d’empêcher les gens de commettre des crimes ou délits ou d’en être complices en achetant, téléchargeant ou vendant des contenus illégaux. Sa proportionnalité dépendrait de l’équilibre trouvé entre, d’une part, le pourcentage de la population qui ne commettrait plus de délits puisque n’ayant plus accès aux contenus illégaux et, d’autre part, les restrictions des libertés publiques que causerait la mesure. L’effet de la mesure ne devrait pas être une réduction significative de la liberté d’expression ni du droit à la vie privée de chaque citoyen. Il n’existe pour l’instant aucune preuve qu’une mesure de filtrage pourrait aboutir à une diminution des crimes et délits, alors qu’elle restreindrait certains comportements légitimes et proportionnés.

p 25 : Si avoir le droit d’attaquer devant un tribunal une décision qui limite une des libertés est un droit fondamental, cela suppose que cette limitation a déjà été mise en place et que le citoyen a déjà subi ses effets. Par conséquent, il est essentiel qu’un juge puisse intervenir avant qu’une telle décision de filtrage ne soit prise. En ce qui concerne le filtrage d’Internet, ces situations sont tout d’abord relatives à l’estimation et la déclaration d’illégalité d’un contenu ou d’une action, puis à l’appréciation de la proportionnalité de la réponse apportée à la situation illégale.

p. 26 : Un passage en revue technique des principaux systèmes de filtrage d’Internet utilisés de nos jours, et la façon dont ils s’appliquent à différents services en ligne, soulignent la gamme croissante des contenus et des services qu’on envisage de filtrer. Une analyse de l’efficacité des systèmes de filtrage d’Internet met en évidence de nombreuses questions sans réponse à propos du succès de ces systèmes et de leur capacité à atteindre les objectifs qu’on leur assigne. Presque tous les systèmes ont un impact technique sur la capacité de résistance d’Internet et ajoutent un degré supplémentaire de complexité à un réseau déjà complexe. Tous les systèmes de filtrage d’Internet peuvent être contournés et quelquefois, il suffit de modestes connaissances techniques pour le faire. Il existe des solutions logicielles largement disponibles sur Internet qui aident à échapper aux mesures de filtrage.

p. 27 : En bref, le filtrage d’Internet est conçu avec des solutions techniques qui sont inadéquates par elles-mêmes et qui en outre sont sapées par la disponibilité de protocoles alternatifs permettant d’accéder à du matériel illégal et de le télécharger. Il en résulte que l’estimation du caractère proportionné des mesures ne doit pas seulement respecter l’équilibre des divers droits en jeu, mais aussi garder à l’esprit l’incapacité des technologies de filtrage à préserver les droits en question, ainsi que les risques d’effets pervers, tels qu’une diminution de la pression politique pour rechercher des solutions complètes, ou le risque d’introduction de nouvelles stratégies chez les fournisseurs de sites illégaux pour éviter le filtrage, ce qui rendrait à l’avenir plus difficiles encore les enquêtes pénales.

Notes

[1] Crédit photo : Dolmang (Creative Commons By-Sa)

[2] Cormac Callanan est Membre du conseil consultatif Irlandais sur la sûreté d’Internet et directeur d’Aconite Internet Solutions, qui fournit des expertises dans le domaine de la cybercriminalité.

[3] Marco Gercke est Directeur de l’Institut du droit de la cybercriminalité et professeur de droit pénal à l’Université de Cologne.

[4] Estelle De Marco est juriste. Ancienne consultante de l’Association des Fournisseurs d’Accès.

[5] Hein Dries-Ziekenheine est PDG de Vigilo Consult, cabinet de juristes spécialisés dans le droit de l’Internet.

[6] Voir Tabac et vente sur Internet : le gouvernement dément.

[7] En juin 2008, interrogé par PCINpact, le directeur général de la SPPF, Jérome Roger, qui représente les producteurs indépendants français, a déclaré : « les problématiques de l’industrie musicale ne sont pas éloignées de ces autres préoccupations (la pédophilie) qui peuvent paraître évidemment beaucoup plus graves et urgentes à traiter. Bien évidemment, les solutions de filtrage qui pourraient être déployées à cette occasion devraient faire l’objet d’une réflexion à l’égard des contenus, dans le cadre de la propriété intellectuelle ». Voir Quand l’industrie du disque instrumentalise la pédopornographie.




Le Petit Prince canadien est sorti de prison avant le Petit Prince français

Drizinha - CC by-saDans mon podium littéraire francophone à moi, il y a Cyrano de Bergerac, Voyage au bout de la nuit et Le Petit Prince.

Le premier est depuis longtemps tombé dans le do… tout comme Wikipédia, je n’aime l’expression « tomber dans le domaine public ». Nous ne marchons pas sur une peau de banane lorsqu’arrive ce qui serait plutôt une bonne nouvelle, à savoir ajouter une unité à la tour de Babel des biens communs. Je lui préfère donc de loin « entrer dans le domaine public », voire même, comme certains le préconisent religieusement, « s’élever dans le domaine public ».

Je reprends donc. Cyrano est depuis longtemps entré dans le domaine public. Pour les deux autres, il va encore falloir patienter un peu, pour ne pas dire beaucoup : 2031 pour Le Voyage et 2014 pour Le Petit Prince. Vous me direz que c’est étrange puisque Le Voyage (1932) a été publié bien avant Le Petit Prince (1943). L’explication vient de la législation : les œuvres entrent dans le domaine public 70 ans après la mort des auteurs. Céline étant mort en 1961 tandis que Saint-Exupéry est venu tragiquement s’écraser en mer en 1944.

70 ans c’est long et arbitraire soit dit en passant. Certains ont bien raison de vouloir réduire la période, alors même que d’autres tentent de l’allonger plus encore ! (cf cette percutante vidéo sous-titrée par nos soins).

Mais 70 ans c’est surtout une mesure nationale. Ce n’est ni européen, ni mondial. La durée minimale de protection imposée par les conventions internationales est de 50 ans après la mort de l’auteur. Mais ça n’est qu’une durée minimale. Et chaque pays est libre, comme ici la France, d’y ajouter quelques années supplémentaires, au grand dam du public. Le problème c’est qu’à l’ère du numérique et d’Internet ces différences de régime peuvent potentiellement aboutir à de beaux casse-têtes juridiques. Et justement j’en ai a priori un à vous proposer.

Il faut savoir en effet que le Canada a lui la bonne idée de s’arrêter à la limite inférieure des conventions internationales, à savoir donc 50 ans après la mort des auteurs. Autrement dit Le Petit Prince est déjà entré dans le domaine public de l’autre côté de l’Atlantique !

À partir de là on se retrouve avec un site, Wikilivres, qui le propose sur une seule et unique page dans son intégralité, magnifiques dessins inclus ! Le site ne s’arrête d’ailleurs pas là puisqu’il offre également des traductions en plusieurs langues dont l’anglais, l’espagnol et l’allemand.

Wikilivres prend soin, la belle affaire, de nous préciser ceci : « Cette œuvre est dans le domaine public au Canada, mais encore soumis aux droits d’auteur dans certains pays, notamment en Europe et/ou aux États-Unis. Les téléchargements sont faits sous votre responsabilité ».

Il n’empêche que nous sommes sur le Grand Internet, qui n’a assurément pas les mêmes frontières que le monde physique, et que cela m’interpelle.

Du coup j’ai imaginé quelques questions (dont j’assume la naïveté) que je soumets à votre sagacité :

  • Tout d’abord, Wikilivres a-t-il le droit de mettre en ligne ainsi l’intégralité du livre ? Est-ce que l’emplacement géographique du serveur du site (au Canada ou non) a une quelconque importance ?
  • Ai-je moi le droit de consulter l’intégralité du Petit Prince sur Wikilivres en me connectant hors du Canada ? Cela semble idiot, j’en conviens, et pourtant même là j’ai un doute. Parce qu’avec le développement de la téléphonie mobile, cela signifie que tout le monde sur la planète peut potentiellement lire le livre (modulo le fait que découvrir Le Petit Prince à travers l’écran de son smartphone, c’est pas forcément le top).
  • En tant que non canadien puis-je tranquillement imprimer à des fins personnelles l’intégralité du Petit Prince de Wikilivres ? Puis-je l’inclure dans ma liseuse numérique (Kindle, etc.) ?
  • Les conventions internationales énoncent que la durée de protection d’une œuvre ne peut excéder celle de son pays d’origine. Mais ici on est dans la situation inverse. Celle où elle est plus longue dans le pays d’origine. Va-t-on se retrouver dans une situation où pendant 20 ans le Canada offrira toute la culture française en avant-première dans le domaine public ?
  • Je ne peux clairement pas récupérer le fichier sur Wikilivres et m’en aller tranquillement sur InLibroVeritas créer mon livre Petit Prince à moi. Mais puis-je le faire si je trouve un équivalent canadien qui me fabrique donc le livre pour ensuite me l’envoyer en France ?
  • Un enseignant français, qui veut étudier l’œuvre, peut-il aller en salle informatique et demander à ses élèves de se connecter sur Wikilivres pour travailler dessus ?
  • Dans les pays où s’appliquent le droit d’auteur (comme en France) et non le copyright (comme aux USA), les auteurs et leurs héritiers conservent indéfiniment leur droit moral. Wikipédia nous dit : « Pour respecter le droit moral de l’auteur d’une œuvre entrée dans le domaine public, il suffit de citer le nom de l’auteur et le titre de l’œuvre utilisée ». Est-ce vraiment l’unique condition ? (interrogation non liée à la situation mais qui me turlupine également)
  • L’auteur doit-il avoir été publié dans un pays donné pour avoir le droit d’entrer dans le domaine public de ce pays ? Que l’auteur n’ait pas la nationalité du pays change-t-il quelque chose ? Comment cela se passe-t-il dans des pays comme la Chine ou Cuba ?
  • Saint-Exupéry est « Mort pour la France ». Doit-on alors rallonger de 30 ans l’entrée dans le domaine public du Petit Prince ? Ce qui nous ferait donc aller jusqu’en 2044, c’est-à-dire 100 ans après la mort de l’auteur ! Ce qui est sûr c’est que Saint-Exupéry n’est pas « Mort pour la Canada » !
  • Question subsidiaire : L’illustration[1] de mon billet est plus que sujette à caution. Je pourrais dire que cela n’est pas ma faute puisque j’ai récupéré cette photo sur Flickr et qu’elle a été placée par son auteur (en l’occurrence une dénommée Drizinha) sous licence Creative Commons By-Sa. Qui est responsable de quoi dans ces cas là ?
  • Le titre de mon billet est-il mal choisi ? (là, j’ai déjà la réponse)

N’hésitez pas à réagir, (tenter de) répondre aux question et/ou en suggérer d’autres dans les commentaires (que je me ferai un plaisir pour les plus pertinentes d’ajouter a posteriori à la liste ci-dessus).

Et pour conclure, j’use de mon droit de courte citation pour extraire ci-dessous un passage du Petit Prince, que je dédicace à tous les petits-enfants qui vivent aujourd’hui gracieusement des droits d’auteur de leurs grands-parents.

Le Petit Prince : Et que fais-tu de ces étoiles ?
Le businessman : Ce que j’en fais ?
— Oui.
— Rien. Je les possède.
— Tu possèdes les étoiles ?
— Oui.
— Mais j’ai déjà vu un roi qui…
— Les rois ne possèdent pas. Ils règnent sur. C’est très différent.
— Et à quoi cela te sert-il de posséder les étoiles ?
— Ça me sert à être riche.
— Et à quoi cela te sert-il d’être riche ?
— À acheter d’autres étoiles, si quelqu’un en trouve.
Celui-là, se dit en lui-même le petit prince, il raisonne un peu comme mon ivrogne. Cependant il posa encore des questions :
— Comment peut-on posséder les étoiles ?
— À qui sont-elles ? riposta, grincheux, le businessman.
— Je ne sais pas. À personne.
— Alors elles sont à moi, car j’y ai pensé le premier.
— Ça suffit ?
— Bien sûr. Quand tu trouves un diamant qui n’est à personne, il est à toi. Quand tu trouves une île qui n’est à personne, elle est à toi. Quand tu as une idée le premier, tu la fais breveter : elle est à toi. Et moi je possède les étoiles, puisque jamais personne avant moi n’a songé à les posséder.
— Ça c’est vrai, dit le petit prince. Et qu’en fais-tu ?
— Je les gère. Je les compte et je les recompte, dit le businessman. C’est difficile. Mais je suis un homme sérieux !
Le petit prince n’était pas satisfait encore.
— Moi, si je possède un foulard, je puis le mettre autour de mon cou et l’emporter. Moi, si je possède une fleur, je puis cueillir ma fleur et l’emporter. Mais tu ne peux pas cueillir les étoiles !
— Non, mais je puis les placer en banque.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire que j’écris sur un petit papier le nombre de mes étoiles. Et puis j’enferme à clef ce papier-là dans un tiroir.
— Et c’est tout ?
— Ça suffit !
C’est amusant, pensa le petit prince. C’est assez poétique. Mais ce n’est pas très sérieux.

Notes

[1] Crédit photo : Drizinha (Creative Commons By-Sa)