Patriot Act à la française  ? — Pour nous, c’est NON !

Comme une immense majorité de personnes qui se sont rassemblées, en France et dans le monde, à plusieurs reprises, depuis le 7 janvier, nous avons été sous le choc et dans l’incrédulité. Quels que soient nos parcours, quelles que soient nos positions, nos croyances, nos parti-pris, nous n’acceptons pas que l’on assassine 17 personnes au nom d’une conception du monde qu’il serait dangereux ou interdit de ne pas partager, de questionner, de moquer. Nous n’acceptons pas que l’on ait fait taire des voix et des plumes et que l’on ait pris pour cible ceux qui incarnaient Charlie Hebdo.
Nous ne l’acceptons pas mais il y a des morts aujourd’hui. Et les cadavres n’étaient même pas froids que déjà commençaient à se faire entendre les voix charognardes qui, au nom de la défense de la liberté et des valeurs républicaines, sont prêtes à restreindre nos libertés individuelles et collectives, comme par effet d’aubaine, comme s’ils n’attendaient que ça. [1]

Ils n’ont pas même attendu la fin du deuil officiel. Plus rapides que les événements en cours pour s’emparer de la tragédie et l’instrumentaliser, les politiques glapissants de l’obsession sécuritaire ont commencé à se répandre : « il nous faut renforcer notre arsenal sécuritaire », « il faudra bien entendu un Patriot Act à la française » (le tweet historique de Valérie Pécresse ), ou encore François Baroin qui laisse entendre au journal de France 2 ce dimanche qu’il va falloir mesurer quel degré d’acceptation aura la population de la restriction des libertés individuelles au profit de la sécurité (journal TV de 13h, vers la minute 48) etc. On peut être sûr que dès ce lundi, la surenchère sécuritaire va battre son plein.

En tant que membres d’une association qui vise à promouvoir le logiciel et la culture libres en s’efforçant de développer une éducation populaire, nous redoutons bien sûr de voir bridé et censuré ce qui est à nos yeux aujourd’hui le principal instrument de notre liberté à l’échelle de la planète : Internet.
Il nous semble donc urgent de dire avec force dès maintenant à quel point prendre pour cible cet outil précieux est à la fois inefficace et dangereux. Nous redoutons aussi l’usage immodéré qui pourrait être fait de nos données personnelles, notamment numériques, sans autorisation, sans que nous en soyons informés, sans qu’il soit possible d’exercer de contrôle. Déjà des voix s’élèvent parmi les défenseurs de nos libertés numériques (ne sont-elles pas devenues de facto des libertés fondamentales ?) mais seront-elles suffisantes pour contrebalancer le boucan médiatique qui va nous tympaniser ?

Un article récent du Point, pourtant peu suspect d’opinions gauchistes, expose bien ce qu’a été le Patriot Act et comment les dérives qui lui sont inhérentes, exposées par les révélations de Snowden, conduisent aujourd’hui l’opinion états-unienne à en remettre en question la nécessité :

le gouvernement avait une interprétation très vaste du Patriot Act qui lui permettait de collecter des informations sur des millions d’Américains sans lien avec le terrorisme. Selon un rapport du ministère de la Justice, les perquisitions secrètes servent surtout à coincer les trafiquants de drogue. En 2013, sur 11 129 demandes de perquisitions, seules 51 visaient des suspects de terrorisme.

Faut-il vraiment que les services qui veillent sur notre sécurité nationale aient un accès sans restriction ni contrôle judiciaire à toutes nos données personnelles ? Sans avoir à justifier que ces informations ont un quelconque rapport avec une enquête terroriste ? Faut-il croire aveuglément ou plutôt vouloir faire croire que le Patriot Act a été efficace, alors que nous avons encore en mémoire les attentats de Boston pour ne citer que ce terrible exemple ?

Que disent les responsables sérieux des forces de sécurité ? — Rien de tel : ils constatent qu’ils n’ont pas les moyens humains de surveiller et cibler le nombre à la fois limité mais inquiétant de personnes dangereuses susceptibles d’actes terroristes. Vous avez bien lu : ils ne réclament pas une surveillance généralisée ni la censure du Net (dont l’espace de communication leur est probablement au contraire un précieux moyen d’identifier les menaces) mais davantage de personnels formés et opérationnels pour mener cette lutte souterraine extrêmement compliquée et pour laquelle leur action est légitime et indispensable.
Alors qui veut vraiment que nous renoncions à nos libertés sous le prétexte d’obtenir davantage de sécurité ? Qui sont les vrais ennemis de notre liberté d’expression ?

Nous entamons aujourd’hui une série d’articles sur le sujet. Voici pour commencer une tribune libre de Christophe Masutti, à laquelle souscrit l’ensemble de l’association.
Les commentaires sont ouverts et seront modérés.

Aujourd’hui, tous au garde-à-vous — demain, chacun en garde à vue ?

Une tribune libre de Christophe Masutti

Mercredi dernier, c’était mon anniversaire, j’ai eu 40 ans. Eh bien, des jours comme ça, je m’en serais bien passé.
Hier, c’était la barbarie : c’est Cabu, Charb, Wolinski, Tignous, Honoré, et d’autres acteurs de Charlie Hebdo [2] qui ont été lâchement assassinés dans les locaux du journal par deux gros cons, des beaufs, des salauds. Ils s’en sont pris à des dessinateurs qui ont largement contribué à la formation de ma propre pensée critique à travers la lecture régulière du journal. Des copains, nos copains.
Ce matin, j’ai la tête en vrac. J’ai à l’esprit ces mots de Ricœur qui définissait la démocratie par le degré de maturation d’une société capable de faire face à ses propres contradictions et les intégrer dans son fonctionnement. Au centre, la liberté d’expression, outil principal de l’exercice de la démocratie. À travers nos copains assassinés, c’est cette liberté qui est en jeu aujourd’hui. Ils exerçaient cette liberté par le crayon et le papier. L’arme absolue.
La liberté est insupportable pour les pseudos-religieux sectaires — et pour tout dire, une grosse bande de crétins — qui tentent de la faire taire à grands coups de Kalachnikov et de bombes sournoises. La liberté est insupportable pour les fachos et autres réacs de tout poil qui ne manqueront pas de s’engouffrer dans le piège grossier du repli et de la haine. La liberté est insupportable pour celui qui a peur.

Le contre-pouvoir, c’est nous tous

Charlie Hebdo n’a pas vocation à incarner de grands symboles, au contraire, les dénoncer et faire tomber les tabous est leur principale activité. C’est justement parce que la mort de dessinateurs est aujourd’hui devenue un symbole universellement répété comme un mantra qu’il va falloir s’en méfier, car dans cette brèche s’engouffrent les tentatives protectionnistes et liberticides.
Car tel est le paradoxe de la peur appliqué aux outils de la liberté d’expression : ce qui menace vraiment la démocratie ne frappe pas forcément au grand jour…
Nous vivons depuis des années sous le régime des plans Vigipirate, des discours sécuritaires et du politiquement correct. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, la surveillance généralisée de nos moyens de communication s’est taillé une belle part de nos libertés, sans oublier les entreprises qui font leur beurre en vendant aux États (et pas toujours les plus démocratiques) des « solutions » clé en main. Des lois liberticides au nom de l’antiterrorisme sont votées sans réel examen approfondi par le Conseil Constitutionnel. En guise de contre-pouvoir, on nous refourgue généralement des administrations fantoches aux pouvoirs ridicules, des « Conseils » et des « Hauts Comités » des mes deux.
Mais le vrai contre-pouvoir, ce sont les copains de Charlie Hebdo et tous leurs semblables, journalistes ou caricaturistes, qui l’exercent, ou plutôt qui le formalisent pour nous, à travers leurs dessins et leurs textes. Le contre-pouvoir, c’est nous tous tant que nous n’oublions pas de penser et d’exprimer nos contradictions. Et pour maintenir la démocratie, nous devons disposer intégralement de nos moyens de communication dont il revient à l’État de garantir la neutralité et la libre disposition.
Demain, nous risquons de nous retrouver tous en garde à vue et pas seulement à cause des terroristes. C’est là tout le paradoxe. La terreur est aussi bien instrumentalisée par les assassins que par certains membres de la classe politique, et pas seulement à droite. Tous sont prêts à brider et tenir en laisse notre liberté pour maintenir leurs intérêts électoraux ou d’autres intérêts financiers. La contrainte à laquelle ils veulent nous soumettre, c’est l’obligation du choix : il faudrait choisir entre la liberté et la dictature, entre la liberté et la peur, entre la liberté et l’esclavage, avec à chaque fois un peu de nos libertés qui s’envolent. securiteLiberte2.png

Soyons les jihadistes de la liberté

Non ! Assez ! Stop ! je suis pour la liberté sans concession. Une liberté obligatoire, une liberté que l’on assène sans contrepartie. Je suis un radical du papier, un ayatollah de la liberté d’expression, un taliban des communications ouvertes, un nazi des protocoles informatiques libres, un facho de la révélation snowdenienne ! Du moins je voudrais l’être, nous devrions tous l’être. Et sans avoir peur.
Je suis né il y a 40 ans, et cela fait presque autant de temps que se sont développés autour de moi des supports de communication qui sont autant de moyens d’exercices de la liberté d’expression. Comme beaucoup, j’oublie souvent que rien n’est acquis éternellement, que nos libertés sont le fruit de luttes permanentes contre ceux qui voudraient nous en priver.
La boucherie de la semaine dernière nous l’a cruellement rappelé.

Crédit image
Photo d’un graf mural à Saint-Nazaire, par bmanolea (CC BY 2.0)

Notes

[1] Rappelons qu’il a été demandé aux candidats au 3e concours d’entrée à l’ENA 2014, de plancher sur une note « permettant d’évaluer les marges de manœuvre des pouvoirs publics pour restreindre les libertés publiques » (sic) Lien direct vers le PDF

[2] Sans oublier les policiers, un agent d’entretien puis d’autres victimes quelques jours après… cet article a initialement été rédigé jeudi matin, version sur le blog de Christophe Masutti




JE SUIS CHARLIE

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Quand on touche à la vie privée, c’est la démocratie qui est menacée (1/3)

Une conférence d’Eben Moglen

Nous proposons aujourd’hui la première partie d’une longue conférence d’Eben Moglen qui envisage les révélations de Snowden dans une perspective historique pour montrer comment ont été dévoyés les principes démocratiques au profit de la surveillance généralisée, et comment au-delà de la vie privée individuelle de chacun c’est le fragile équilibre démocratique qui est menacé.

Source : le Guardian Privacy under attack: the NSA files revealed new threats to democracy

Traduction : Thérèse et fatalerrors (Geoffray Levasseur), audionuma, Diab, Paul, Omegax, lumi, Paul, Goofy

Attaques contre la vie privée : les fichiers de la NSA ont révélé de nouvelles menaces pour la démocratie

Grâce à Edward Snowden, nous savons que l’appareil de répression a été secrètement intégré à l’État démocratique. Cependant, notre lutte pour préserver notre vie privée est loin d’être sans espoir.

Dans la troisième partie de son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, Edward Gibbon expose deux raisons pour lesquelles l’esclavage dans lequel avaient sombré les Romains sous le règne de l’empereur Auguste et de ses successeurs les avait laissés plus misérables qu’aucun autre peuple esclave avant eux. En premier lieu, Gibbon déclare que les Romains avaient emporté avec eux, dans l’esclavage, la culture des peuples libres — leur langue et leur conception d’eux-mêmes en tant qu’êtres humains postulaient la liberté. Et en conséquence, selon Gibbon, malgré le poids de la corruption et de la violence militaire, les Romains ont longtemps gardé les sentiments, ou du moins les idées, d’un peuple né libre. En second lieu, l’Empire romain s’est étendu au monde entier et quand cet empire est tombé entre les mains d’une seule personne, le monde était devenu une prison sûre et morne pour ses ennemis. Comme l’écrit Gibbon, résister était fatal et il était impossible de s’échapper.

Le pouvoir de cet Empire romain résidait dans le contrôle des communications par ceux qui gouvernaient. La mer Méditerranée était leur lac. Et d’un bout à l’autre de leur empire, depuis l’Écosse jusqu’à la Syrie, ils ont tracé des voies qui quinze siècles plus tard étaient toujours les artères principales du transport européen. C’est par ces routes que l’empereur envoyait ses armées. Grâce à ces routes, les informations importantes remontaient jusqu’à lui. Les empereurs ont inventé les services de postes pour transporter messagers et dépêches à la plus grande vitesse possible.

En utilisant cette infrastructure pour tout ce qui impliquait l’administration du pouvoir, l’empereur avait fait en sorte de devenir l’être humain le mieux informé de toute l’histoire du monde.

Ce pouvoir avait éradiqué les libertés humaines. « Souviens-toi », dit Cicéron à Marcellus en exil, « où que tu sois, tu es à égale distance du pouvoir du conquérant. »

L’empire des États-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, dépendait lui aussi du contrôle des communications. Ceci est devenu plus évident quand, à peine 20 ans plus tard, les États-Unis se sont enfermés dans un affrontement d’anéantissement nucléaire avec l’Union soviétique. Dans une guerre de sous-marins tapis dans l’ombre sous les continents, capables d’éradiquer toute civilisation humaine en moins d’une heure, la règle d’engagement était : « lancement sur alerte » [1]. En conséquence, les États-Unis ont donné au contrôle des communications une importance aussi grande que l’avait fait l’empereur Auguste. Leurs grandes oreilles avaient la même soif de tout savoir.

Nous savons tous que les États-Unis ont pendant des décennies dépensé autant pour leur puissance militaire que toutes les autres puissances mondiales réunies. Nous, les Américains, prenons maintenant conscience de ce qu’implique le fait d’avoir consacré à l’interception de signaux et au cassage de chiffrements une proportion de nos ressources équivalente à celle du reste du monde.

Le système d’écoute des États-Unis est constitué d’un commandement militaire qui contrôle une main-d’œuvre civile importante. Une telle structure suppose à priori que cette activité de renseignement a pour cible l’étranger. Le contrôle militaire était à la fois le symbole et la garantie de la nature de l’activité qui était engagée. Une surveillance à grande échelle du territoire national sous contrôle militaire aurait violé le principe fondamental du contrôle par les citoyens.

Il s’agissait donc au contraire d’un service de renseignement extérieur responsable devant le Président en tant que commandant en chef militaire. La chaîne de commandement militaire garantissait le respect absolu du principe fondamental qui était « pas d’écoute ici ». La frontière entre la patrie et l’étranger séparait ce qui est anticonstitutionnel de ce qui est autorisé.

La distinction entre patrie et étranger était au moins crédible techniquement, étant donné la réalité des médias de communication du 20e siècle, qui étaient organisés hiérarchiquement et très souvent contrôlés par les États. Quand les services gouvernementaux des États-Unis choisissaient d’écouter les autres gouvernements étrangers — leurs forces armées, leurs communications diplomatiques et leurs hommes politiques partout où c’était possible — ils écoutaient dans un monde de cibles définies. Les principes de bases étaient : pénètre, enregistre et vole. Nous avons écouté, nous nous sommes introduits partout, nous avons fait du troc, nous avons volé.

Au début nous écoutions les forces armées et leurs gouvernements. Plus tard nous avons surveillé les flux des marchés internationaux pour peu que les intérêts de la sécurité nationale des États-Unis aient été engagés.

Le régime que nous avions construit pour nous défendre de l’anéantissement nucléaire fut restructuré à la fin du 20e siècle. En premier lieu, la guerre froide a touché à sa fin et l’Union soviétique a été dissoute. Une structure toute entière de sécurité nationale s’est réorientée d’elle-même. Il n’était plus nécessaire de surveiller un empire pointant vingt-cinq mille armes nucléaires sur nous. Désormais nous devions surveiller la population du monde dans son ensemble afin de localiser quelque milliers de personnes fomentant diverses formes de massacres. Ainsi, nous dit-on, espionner des sociétés entières est devenu normal.

En second lieu, la nature des communications humaines a changé. Le système que nous avions construit s’attaquait à des cibles définies : un branchement, un numéro de téléphone, une plaque d’immatriculation, une localisation géographique. La question au 20e siècle était de savoir combien de cibles il était possible de suivre simultanément dans un monde où chacune nécessitait infiltration, écoute et interception. Mais ensuite on a commencé à mettre au point une nouvelle forme de communication humaine. À partir du moment où nous avons créé Internet, deux des hypothèses de base ont commencé à faire défaut : la simplicité du « une cible, un branchement » a disparu et la différence entre l’intérieur et l’extérieur du pays s’est, elle aussi, évanouie.

Cette distinction a disparu aux États-Unis parce que c’est là que réside, pour le meilleur et pour le pire, une grande partie du réseau et des services qui lui sont associés. Par conséquent, la question « Va-t-on écouter à l’intérieur de nos frontières ? » a été, semble-t-il, réduite à « Allons-nous écouter ou non ? ».

C’est alors que s’est manifestée une administration américaine d’une extrême imprudence. Elle avait pour caractéristique de ne pas réfléchir longtemps avant d’agir. Confrontée à une catastrophe nationale qui constituait également une opportunité politique [2], rien ne se dressait entre elle et toutes les erreurs que l’empressement peut engendrer, et dont les enfants de ses enfants se repentiront à loisir. Ce qu’elle a fait — secrètement, avec l’assistance de juges choisis par un seul homme opérant en secret et avec la connivence de beaucoup de personnes honnêtes qui croyaient agir pour sauver la société — a été d’affranchir de la loi ceux qui nous écoutent.

Non seulement les circonstances avaient fait voler en éclats la simplicité de la règle « pas d’écoute à l’intérieur », non seulement les magouilles autour de la FISA [3] avaient amené cette administration dans une situation où aucune loi ne lui fournissait de points de repères utiles, mais de plus elle avait la ferme intention de le faire. Sa vision de la nature du pouvoir humain était « augustienne » à défaut d’être auguste [4]. L’administration désirait ce dont les personnes censées n’ont pas le droit de prendre la responsabilité. Et ainsi elle a failli et nous avons failli avec elle.

Nos grandes oreilles militaires ont envahi le cœur d’un Internet en pleine évolution

Nos journalistes ont failli. Le New York Times a laissé les élections de 2004 se dérouler sans rien révéler de ce qu’il savait sur les écoutes. Cette décision d’autocensure fut, comme tout type de censure ou d’autocensure, une blessure mortelle infligée à la démocratie. Nous, le peuple, n’avons pas exigé que soit mis un terme à tout cela dès le début. Or, à présent, nous en sommes déjà bien loin.

Nos grandes oreilles militaires ont envahi le cœur d’un Internet en pleine évolution, où des supercerveaux numériques bons pour le service militaire recueillent du renseignement sur la race humaine pour des raisons triviales et au nom du capitalisme. Aux USA, les sociétés de télécommunication jouissent de l’immunité juridique pour leur complicité, leur permettant d’aller encore plus loin.

L’invasion de notre réseau a été secrète et nous n’avons pas compris que nous devions résister. Mais la résistance est apparue telle une cinquième colonne au sein des grandes oreilles elles-mêmes. À Hong Kong, Edward Snowden a déclaré quelque chose de simple et d’utile : les analystes, a-t-il dit, ne sont pas des gens malintentionnés et ils ne veulent pas se considérer comme tels. Mais ils en sont arrivés à conclure que si un programme produit quoi que ce soit d’utile, il est justifié. Ce n’était pas le boulot des analystes d’évaluer l’éthique fondamentale du système à notre place.

En démocratie, cette tâche est confiée par le peuple aux dirigeants qu’il élit. Ces dirigeants ont failli — tout comme nous — parce qu’ils ont refusé d’adhérer à l’éthique de la liberté. Le personnel civil des agences fédérales est le premier à avoir ressenti cette défaillance. Depuis le milieu de la dernière décennie, des gens ont commencé à tirer la sonnette d’alarme à tous les niveaux. Ces employés courageux ont sacrifié leur carrière, effrayé leur famille et parfois souffert personnellement de persécutions, pour avoir dévoilé qu’il existait quelque chose de profondément mauvais. La réponse a été le règne par la peur. Deux administrations successives des États-Unis ont cherché à régler la question des lanceurs d’alerte parmi les « grandes oreilles » en leur réservant le traitement le plus impitoyable possible.

Snowden a dit à Hong Kong qu’il se sacrifiait afin de sauver le monde d’un tel système, qui « n’est contraint que par la réglementation ». Les idées politiques de Snowden méritent notre respect et notre profonde considération. Mais pour l’instant il me suffira de dire qu’il n’exagérait pas sur la nature des difficultés. Grâce à Snowden, nous avons appris que ceux qui écoutent ont entrepris de faire ce qu’ils ont sans cesse répété à l’opinion respectable des experts qu’ils ne feraient jamais. Ils ont toujours prétendu qu’ils n’essaieraient pas de casser le chiffrement qui sécurise le système financier mondial. C’était faux. Quand Snowden a révélé l’existence du programme Bullrun de la NSA, nous avons appris que l’agence avait menti pendant des années à ces financiers qui croient avoir droit à la vérité de la part du gouvernement qui leur appartient. La NSA n’avait pas seulement subverti des standards techniques en tentant de casser le chiffrement qui est la clé de voûte de l’industrie mondiale de la finance, elle avait aussi volé les clés d’autant de « coffres-forts » que possible. Avec cette révélation, la NSA a perdu la respectabilité qu’elle avait dans le monde entier. Leur inconscience dans la mise en danger de ceux qui n’acceptent pas les dangers émanant du gouvernement des États-Unis était à couper le souffle.

…ces dix dernières années, après la mise au rencart de l’éthique de la liberté, l’État a commencé à ancrer des procédés totalitaires dans la substance même de la démocratie.

L’empire des États-Unis était l’empire de la liberté exportée. Ce qu’il avait à offrir au monde entier c’était la liberté et l’indépendance. Après la colonisation, après les vols commis par l’Europe, après les diverses incarnations de l’horreur d’origine étatique, il promettait un monde libéré de l’oppression de l’État. Au siècle dernier, nous étions prêts à sacrifier nombre des plus grandes villes du monde et à accepter le sacrifice de dizaines de millions de vies humaines. C’était le prix à payer pour écraser des régimes que nous appelions « totalitaires », dans lesquels l’État devenait si puissant et si invasif qu’il ne reconnaissait plus aucune des limites de la sphère privée. Nous avons combattu désespérément jusqu’à la mort des systèmes dans lesquels l’État écoutait chaque conversation téléphonique et conservait la liste de toutes les personnes en relation avec chaque fauteur de trouble. Mais ces dix dernières années, après la mise au rencart de l’éthique de la liberté, l’État a commencé à ancrer des procédés totalitaires dans la substance même de la démocratie.

Proclamer que les procédés du totalitarisme sont compatibles avec le système de l’autogouvernance éclairée, individuelle et démocratique est sans précédent dans l’histoire. Un tel raisonnement devrait être voué à l’échec. Il devrait suffire de lui objecter que l’omniprésence d’écoutes invasives engendre la peur, et que cette peur est l’ennemie de la liberté raisonnée et organisée. Tenter d’ancrer des procédés totalitaristes au sein de l’autogouvernance constitutionnelle des États-Unis est en totale contradiction avec l’idéal américain. Mais il y a une incohérence encore plus profonde entre ces idéaux et le fait de soumettre à une surveillance de masse chacune des autres sociétés de la planète. Certains des serviteurs du système ont finalement compris que tout ceci était mis en place, non pas avec, mais contre l’ordre démocratique. Ils savaient que les amarres de leurs vaisseaux avaient été larguées dans le noir et sans drapeau. Quand ils ont lancé l’alerte, le système a lancé ses alertes en retour. Finalement — du moins à ce jour, et jusqu’à nouvel ordre — il y a eu Snowden, qui a vu tout ce qui se passait et observé le sort de ceux qui se sont mis à parler.

Il a compris, comme Chelsea Manning l’a aussi toujours compris, que lorsque vous portez l’uniforme, vous consentez au pouvoir. Il connaissait très bien son affaire. Tout jeune qu’il était, il a déclaré à Hong Kong : « J’ai été un espion toute ma vie. » Et il a fait ce qui demande un grand courage, lorsqu’on est en présence de ce qu’on croit être une injustice radicale. Il n’était pas le premier, il ne sera pas le dernier, mais il a sacrifié l’existence qu’il connaissait pour nous dire les choses que nous avions besoin de savoir. Snowden s’est rendu coupable d’espionnage pour le compte de la race humaine. Il en connaissait le prix, il savait pourquoi. Mais comme il l’a dit, seul le peuple des États-Unis pourra décider, au travers de sa réponse, si le sacrifice de sa vie en valait la peine. Aussi est-il de la plus haute importance que nous fassions l’effort de comprendre ce message : comprendre son contexte, son propos et sa signification, et tirer les conséquences concrètes du fait d’en avoir eu communication. Et même une fois que nous aurons compris, il sera difficile de juger Snowden, parce qu’il y a toujours beaucoup à dire d’un côté comme de l’autre lorsque quelqu’un a entièrement raison trop tôt.

Aux États-Unis, ceux qui furent des « antifascistes précoces » [5] ont souffert. Il n’était bon d’avoir raison que lorsque tous les autres avaient raison. Il était malvenu d’avoir raison quand seuls ceux que nous désapprouvions avaient un point de vue que nous adopterions nous-mêmes plus tard.

nous devons commencer par écarter, pour nos besoins immédiats, à peu près tout ce qu’ont dit les présidents, premiers ministres, chanceliers et sénateurs. Les discours publics de ces « leaders » constituent un catalogue remarquable de manipulations, de tromperies et de complets mensonges.

Snowden a été parfaitement précis. Il connaît son affaire. Il a été pour nous l’espion des injustices et nous a dit ce qu’il fallait pour que nous fassions ce travail et que nous le fassions bien. Et s’il est une responsabilité que nous avons, c’est celle d’apprendre, maintenant, avant que quelqu’un ne conclue qu’apprendre doit être interdit. En réfléchissant à la signification politique du message de Snowden et à ses conséquences, nous devons commencer par écarter, pour nos besoins immédiats, à peu près tout ce qu’ont dit les présidents, premiers ministres, chanceliers et sénateurs. Les discours publics de ces « leaders » constituent un catalogue remarquable de manipulations, de tromperies et de complets mensonges. Nous devons plutôt nous concentrer sur la pensée qui sous-tend les actions menées par Snowden. Ce qui importe le plus maintenant, c’est de savoir dans quelle mesure l’ensemble de la race humaine a été piégée dans ce système de surveillance envahissant.

Nous commencerons là où les dirigeants sont déterminés à ne pas s’arrêter, en nous demandant si une forme quelconque de gouvernement autonome démocratique, où que ce soit, est compatible avec ce type de surveillance massive et envahissante dans laquelle le gouvernement des États-Unis a entraîné non seulement son peuple, mais aussi le monde entier. En fait, ce ne devrait pas être une enquête compliquée.

L’anonymat est nécessaire à la conduite d’une politique démocratique. Non seulement nous devons pouvoir choisir avec qui nous discutons de politique, mais nous devons aussi être capables de nous protéger des représailles contre l’expression de nos idées politiques.

Pour quiconque vivait au 20e siècle, du moins en son milieu, il était évident que la liberté ne pouvait pas être compatible avec des procédés totalitaires. Ainsi, quand on observe les réactions aux révélations de Snowden, on voit que l’invasion massive de la vie privée déclenche une anxiété justifiée sur le sort de la liberté parmi les survivants du totalitarisme. Pour comprendre pourquoi, nous devons comprendre plus précisément ce que notre conception de la « vie privée » implique vraiment. Notre conception de la vie privée combine trois éléments. Le premier est la confidentialité, la possibilité que le contenu de nos messages ne soit connu que de ceux auxquels ils sont destinés. Le deuxième est l’anonymat, c’est-à-dire le secret sur qui envoie ou reçoit les messages, quand bien même le contenu n’en serait absolument pas confidentiel. Il est très important que l’anonymat soit une préoccupation que nous puissions avoir, à la fois lorsque nous publions et lorsque nous lisons. Le troisième est l’autonomie, notre capacité à libérer nos décisions de vie personnelle de toute force ayant violé notre confidentialité ou notre anonymat. Ces trois éléments — confidentialité, anonymat et autonomie — sont les principaux composants d’un subtil cocktail qu’on appelle « vie privée ».

Sans confidentialité, l’autogouvernance démocratique est impossible. Sans confidentialité, les gens ne peuvent discuter des affaires publiques avec ceux qu’il choisissent en excluant ceux avec qui ils ne souhaitent pas dialoguer. L’anonymat est nécessaire à la conduite d’une politique démocratique. Non seulement nous devons pouvoir choisir avec qui nous discutons de politique, mais nous devons aussi être capables de nous protéger des représailles contre l’expression de nos idées politiques. L’autonomie est viciée par l’invasion généralisée de la confidentialité et de l’anonymat. La libre prise de décision est impossible dans une société où chaque déplacement est surveillé, comme nous le démontreraient un bref regard sur la Corée du Nord, toute conversation avec ceux qui ont vécu les totalitarismes du 20e siècle ou toute étude historique des réalités quotidiennes de l’esclavage aux États-Unis avant la guerre civile.

(à suivre…)

Notes

[1] Launch on warning est une option stratégique mise en œuvre par les États-Unis et l’URSS pendant la guerre froide. Elle consiste à lancer une attaque nucléaire en riposte à toute détection d’un lancement d’arme stratégique par l’adversaire, sans attendre l’explosion. Pour éviter les fausses alertes, la qualité du renseignement est évidemment primordiale.

[2] Moglen fait ici bien sûr allusion aux attentats du 11 septembre 2001.

[3] Foreign Intelligence Surveillance Act, Loi de surveillance du renseignement étranger, votée par le 50e congrès en 1978.

[4] Auguste (adj.) : digne de vénération, en référence à l’empereur Auguste de l’Empire Romain, considéré d’ailleurs comme l’inventeur du renseignement organisé.

[5] groupe d’antifascistes dénonçant l’amitié entre les États-Unis et l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale, souvent accusés à tort d’être des agents communistes




Le combat pour Internet est un combat pour des personnes

Blogueur, journaliste, essayiste, Cory Doctorow est une figure intellectuelle du Libre, notoire en particulier pour ses combats contre le copyright (…et bien sûr pour son œuvre romanesque : précipitez-vous sur Little Brother si vous ne l’avez pas encore lu ! Vous pouvez aussi contribuer à la version française en cours).

Nous avons souvent traduit ici ses tribunes et autres prises de position où il défend ardemment les libertés numériques. Aussi n’est-ce pas sans provocation malicieuse qu’il remet ici en cause ce qu’un excellent article de Calimaq nomme un des slogans les plus forts de la Culture Libre :

L’information veut être libre

À l’occasion de la conférence du dConstruct 2014 à Brighton, il intitule en effet son intervention « Information doesn’t want to be free » : l’information ne veut pas être libre. 

Il y aborde aussi l’épineuse question de la rémunération des artistes, énonce non sans humour trois « lois de Doctorow », mais surtout il ajoute son témoignage personnel de façon assez émouvante (écoutez la source audio de l’intégralité de la conférence en anglais) et nous fait comprendre que son combat pour Internet est un combat pour des personnes qui partout dans le monde ont désormais besoin d’Internet au quotidien comme d’un moyen d’accéder à un meilleur niveau de vie, à la culture, à l’éducation… et que c’est notre liberté d’accès à tous qui mérite le combat.

L’information ne veut pas être libre

par Cory Doctorow

Transcription effectuée par Marie-Alice 

Traduction Framalang : Marie-Alice, audionuma, KoS, Omegax, Goofy et des anonymes.

Bon, il y a pas mal de chances que les personnes qui assistent à des événements comme celui-ci gagnent leur vie avec une activité en ligne et même si vous ne gagnez pas votre vie en ligne aujourd’hui, vous le ferez probablement demain, parce que tout ce que nous faisons aujourd’hui implique Internet et Internet sera nécessaire pour tout ce que nous ferons demain.

Ce qu’il y a de merveilleux dans l’idée de gagner sa vie avec un travail créatif, c’est qu’il existe un grand nombre de façons de le faire. Pratiquement chaque artiste qui a un succès commercial est un cas particulier et gagne sa vie d’une manière différente de ce que font tous les autres. Presque tous ceux qui ont déjà entrepris de gagner leur vie à partir de la création artistique ont échoué, en fait la plupart des gens qui se disposent à gagner leur vie dans une activité de création perdront de l’argent dans l’affaire et c’est vrai non seulement maintenant, mais toujours, indépendamment de votre support, de votre époque ou de l’environnement technologique. Personne n’a jamais vraiment trouvé un plan qui transformerait tous ceux qui veulent être des artistes en membres de la classe moyenne de la société, à part leur dire : « si vous affirmez être un artiste on vous donne 40 000 livres par an jusqu’à ce que vous arrêtiez ».

Lancer une pièce à pile ou face et espérer qu’elle tombe sur la tranche…

En fait, gagner sa vie dans le domaine de la création est tellement rare que ce n’est peut-être qu’une sorte d’anomalie statistique, une probabilité infinitésimale. Imaginez que nous ayons une compétition de pile ou face, tout le monde serait aligné et jetterait sa pièce le plus grand nombre de fois possible, un certain nombre tomberait sur la tranche, une ou deux sur des millions et des millions et peut-être que les gens qui les auront lancées sont vraiment bons à pile ou face, peut-être qu’ils ont passé de nombreuses heures à s’entraîner, mais il est évident que le point commun des personnes dont la pièce est tombée sur la tranche n’est pas l’habileté. C’est la chance. C’est cet enchaînement parfait du lancer et de l’atterrissage chanceux. Si les gagnants du concours de pile ou face étaient célébrés, grassement payés et affichés sur les couvertures de magazines… il est probable que beaucoup de gens essayeraient de gagner leur vie en tant que lanceurs de pièces…

Après tout, les gens jouent au loto. Et si en plus le lancer de pièce à pile ou face était une expérience humaine qui donnait une satisfaction entière et profonde et créait une connexion authentique entre le lanceur et son public, alors vivre dans le monde du lancer de pièce serait tout à fait respectable. Et l’art, c’est ça. Parce que créer est inné pour nous. Les bébés font de l’art. On soigne le stress post-traumatique avec l’art-thérapie. Chanter, raconter des histoires, faire des dessins… ça semble faire partie intégrante de la condition humaine. Et on traite les artistes connus avec une déférence qui confine à l’adoration, ce qui rend la chose plutôt attractive, en tous cas vu de l’extérieur. Mais les arts sont intrinsèquement une activité non commercialisable. Les gens qui décident de vivre de leur art ne font pas un calcul économique réaliste. Ils comptent gagner le concours de lancer de pièce sur la tranche, où, même si on essaie encore et encore et qu’on s’entraîne énormément, il est impossible de gagner sans avoir beaucoup, beaucoup de chance.

Lorsque nous parlons de l’Internet et des arts, nous avons tendance à mettre l’accent sur les modèles économiques qui favorisent le plus les artistes. Mais c’est prendre le problème à l’envers. Il y a tellement de gens qui s’adonnent à une activité artistique à tout moment que, quel que soit le modèle économique en vigueur à un moment précis, nous ne manquerons jamais d’artistes qui attendent d’en profiter. Et quand nous essayons de préserver les modèles qui ont fonctionné l’an dernier, ce que nous disons en réalité, c’est que les gagnants de la loterie de l’année dernière devraient avoir la garantie de gagner cette année, ce qui est une bonne affaire pour les gagnants de la loterie — et je suis l’un des gagnants de la loterie, donc je ne suis pas tout à fait opposé à cette proposition — mais c’est le genre de remède qui peut s’avérer pire que le mal. Parce que les modèles économiques ne poussent pas hors-sol. Ils reflètent des réalités sociales plus vastes : les technologies, l’économie, la politique, les goûts du public… Quand vous figez les anciens modèles, vous le faites au détriment de tous ceux qui réussiraient dans les nouveaux. Et vous finissez par entrer en guerre contre les facteurs technologiques, économiques, politiques et sociaux qui déterminent les nouveaux modèles.

En tant qu’artiste qui a trouvé une place et un modèle économique pendant 20 ans, et qui espère continuer comme ça encore 20 ans, je voudrais présenter l’idée que notre priorité ne devrait pas être de protéger des modèles économiques. Ça devrait être de s’assurer que, quel que soit le modèle qui fonctionne en ce moment, ce modèle donne le contrôle, autant que possible, d’abord aux créateurs, ensuite à leurs investisseurs et, tout à la fin s’il en reste, aux revendeurs et plateformes qui leur permettent de trouver leur public.

Et pour ça, je vais proposer trois lois à toute épreuve pour que l’argent circule dans le bon sens. Des choses que les créateurs peuvent choisir, que les politiciens et régulateurs peuvent promulguer, que le public et les entreprises commerciales peuvent adopter, pour que l’argent finisse dans la poche de ceux qui sont le plus directement impliqués dans la création de l’art que l’on aime. Pour l’anecdote, au début j’avais une loi, et j’en ai parlé à mon agent, qui est aussi l’agent des ayants-droits d’Arthur C. Clarke, et il m’a dit « tu ne peux pas avoir qu’une seule loi, il t’en faut trois ! »

Voici donc la première règle, la « première loi de Doctorow ». À chaque fois que quelqu’un met un cadenas sur quelque chose qui vous appartient et refuse de vous donner la clé, ce n’est pas pour vous procurer un avantage. Donc si vous avez déjà uploadé une création intellectuelle numérique sur Steam, ou Amazon, ou Apple, on vous a présenté une petite case à cocher qui dit « Protéger ce fichier », ou peut-être « Activer la protection contre le piratage », et si vous êtes chez un grand éditeur ou label ou producteur — pour aller plus vite je les appellerai tous des éditeurs — ils ont probablement déjà fait ce choix à votre place et ils ont coché la case. Et ce que fait cette case une fois cochée, c’est d’ajouter une couche qui est appelée DRM pour digital rights management (gestion des droits numériques), et c’est censé empêcher les gens de faire des copies de votre œuvre sans votre permission.

Mais en pratique, le DRM ne fait pas ça très bien. Pour être efficace le DRM doit d’une façon ou d’une autre fournir au public la clé nécessaire pour défaire le chiffrement de l’œuvre, mais en même temps, d’une façon ou d’une autre restreindre ce qu’on en fera quand on aura la clé. Il faut que le public puisse défaire le chiffrement uniquement pour lire ou écouter ou regarder l’œuvre une fois, puis qu’il se débarrasse de la version en clair plutôt que de la partager avec des amis, ou de la regarder plus tard sans avoir besoin de la clé. Mais évidemment, cacher la clé à l’intérieur d’une chose que votre adversaire possède et qu’il peut inspecter et manipuler à volonté, c’est pas très malin, surtout quand votre adversaire comprend tous les gens au monde qui veulent avoir accès non seulement à votre œuvre mais à toutes les œuvres protégées par la même solution de DRM. Et quand dans ces gens il y a des thésards qui s’ennuient et qui sont équipés de microscopes électroniques à effet tunnel… ça ne peut pas durer bien longtemps ! D’ailleurs en sécurité on appelle ça la solution « vœu pieux ».

Bien évidemment, c’est illégal de casser les verrous, grâce aux lois comme l’EUCD de 2001 (European Union Copyright Directive, en français « Directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information »), qui a été transposée ici dans la législation britannique par la loi de 2003 pour la régulation du copyright et des droits voisins. Et il y a d’autres versions de cette loi dans à peu près tous les pays industrialisés au monde, et dans beaucoup de pays en voie de développement. Évidemment, ça n’empêche pas non plus les gens de faire sauter les verrous. En fait, la solution la plus simple pour faire sauter le verrou de n’importe quelle œuvre c’est d’aller sur the Pirate Bay et de télécharger une copie dont quelqu’un d’autre a déjà fait sauter le verrou, car après tout, pourquoi faire le boulot plusieurs fois ? En revanche, ça veut dire qu’une fois qu’Apple ou Amazon ou Adobe — et ça c’est juste ceux qui commencent par A — mettent leurs verrous sur votre propriété intellectuelle, vous en perdez le contrôle, et vous perdez le contrôle sur l’acheteur de votre œuvre.

Le client est désormais lié pour toujours à l’entreprise qui a installé le verrou, parce que le seul moyen de convertir un livre de l’iBook store d’Apple pour le lire sur Google Play, le seul moyen de le convertir pour l’ouvrir sur le Kindle d’Amazon, c’est de débloquer le verrou d’abord. Et la seule entreprise qui a légalement l’autorité pour convertir un livre d’iBooks… c’est Apple. De la même façon que seul Google a l’autorité pour convertir une vidéo de Google Play en vidéo pour Amazon, et ainsi de suite. Ce qui signifie qu’inévitablement, quand la plateforme commerciale dont la seule contribution à votre œuvre est de faire tourner un script dessus veut négocier une plus grosse part du prix de vente, vous ne pouvez plus vous passer de ces revendeurs. Parce que si vous arrêtez de vendre sur Amazon et que vous proposez une remise chez Google pour inciter vos clients à convertir leurs bibliothèques et vous suivre là-bas… aucun de vos meilleurs clients ne pourra se permettre financièrement d’accepter votre offre. Parce que leur seule possibilité pour passer d’Amazon à Google, ou d’Apple à Adobe, c’est de balancer toutes les œuvres qu’ils ont payées et de les racheter dans le nouveau format, ou alors de garder deux écosystèmes séparés et de passer de l’un à l’autre en fonction du revendeur de chaque œuvre, et ceci n’est pas un exemple hypothétique.

Vous avez dû entendre parler de ce qui arrive entre Amazon et l’un des 5 plus grands éditeurs au monde, Hachette, une entreprise qui s’y connaît en stratégie — le groupe qui les possède fabrique des bombes à sous-munitions à destination des pays en développement, donc ils savent penser en militaires : un des 5 plus grands éditeurs au monde est en train de perdre, de perdre lamentablement, contre Amazon sur la question du pourcentage sur chaque vente Amazon peut garder. Et Amazon va gagner sur toute la ligne, parce qu’Hachette a insisté depuis le début pour que tous ses livres soient vendus avec le DRM d’Amazon. Donc les clients d’Hachette, plus encore que ceux des autres éditeurs, sont enfermés dans l’écosystème Amazon. Et si Hachette décide de se passer des services d’Amazon, les clients resteront dans la cage dorée d’Amazon.

Il existe une autre division d’Amazon, Audible, qui contrôle 90% des livres audio vendus dans le monde. Ils sont les seuls fournisseurs de livres audio pour iTunes. Et ils ne vous donnent même pas la possibilité de vendre sans DRM ! Et ils ont déjà commencé à serrer la vis aux éditeurs et aux studios de livres audio, et ils ne vont pas lâcher le morceau. Maintenant, je vous parie un testicule — pas un des miens hein — qu’ils vont éjecter les fournisseurs hors de leur magasin, sauf s’ils acceptent de faire d’énormes concessions dans le partage des revenus et de la commercialisation de leurs livres. Tout comme Apple l’a fait avec les applications — également vendues avec DRM obligatoires — dès qu’ils ont réussi à imposer leur plateforme dominante obligatoire. Vous souvenez-vous quand Apple vendait vos applications pour 30 % et vous permettait de garder 100 % de l’argent que votre application gagnait ? Maintenant, ils vendent votre application pour 30 % et ils vous réservent 30 % de l’argent de votre application gagne, mais pas avant que beaucoup de gens aient investi leur fortune dans la création d’applications pour Apple. Et tous ces fournisseurs vont se rendre sans conditions. Parce que chaque grand consommateur de livres audio, les 20 % qui représentent 80 % des ventes, a déjà englouti des milliers de d’euros dans un investissement qui est verrouillé dans le coffre-fort d’Amazon jusqu’à ce que Amazon décide de le déverrouiller, autant dire jamais !

Chaque fois que quelqu’un vous promet de vous protéger en enfermant vos trucs sans vous donner de clé ? — Ce n’est pas pour vous protéger.

Ce qui m’amène à la loi n° 2. La célébrité ne vous rendra pas riche, mais vous ne pouvez pas vendre votre art sans elle. Vous avez entendu Tim O’Reilly dire « pour la plupart des artistes, le problème n’est pas le piratage mais l’obscurité ». Et il ne voulait pas dire qu’une fois célèbre vous devenez automatiquement riche, mais plutôt « si personne n’a entendu parler de vos trucs, personne ne les achètera ». Évidemment, de nombreuses personnes qui ont entendu parler de vos trucs ne les achèteront pas non plus, mais aucune des personnes qui ignorent jusqu’à votre existence ne vous donnera jamais rien. Au XXIe siècle, la manière dont les gens vous découvrent, c’est sur Internet. Par l’intermédiaire de moteurs de recherche et de réseaux sociaux, par l’intermédiaire d’hébergeurs de contenus en ligne comme YouTube… et la manière dont vous êtes payés pour vos trucs passe également par Internet : solutions de paiement comme PayPal, régies publicitaires comme Google, financement participatif comme Kickstarter.

Internet à donné naissance à de nombreux succès d’indépendants qui ont rassemblé toutes les fonctions d’un éditeur à partir de ces bribes éparses sur Internet. Certains d’entre eux sont des artistes qui ont débuté dans le système traditionnel et ont fait le saut vers le secteur indépendant comme Trent Reznor ou Amanda Palmer, certains sont des artistes qui ont débuté comme indépendants et sont devenus grand public comme Randall Munroe, l’auteur de xkcd, ou Hugh Howey, l’auteur de Wool [1] . Et certains artistes sont simplement restés des indépendants, comme Jonathan Coulton. Le monde du contenu de masse a été pris dans la même concentration industrielle que tous les autres secteurs. Il ne reste plus que 5 éditeurs, 4 labels et 4 studios de production dans le monde. Et quand la compétition entre les acheteurs (les éditeurs) diminue, les conditions négociée pour les vendeurs (les créateurs) sont moins avantageuses.

Et les contrats avec ces grands acteurs sont le reflet de ce marché. Vous savez, si vous signez avec un label musical, vous allez probablement devoir lui céder le droit de déduire de vos royalties, de chaque enveloppe de royalties, un pourcentage fixe pour la casse. Et qu’est-ce que la casse ? La casse date de l’époque des disques en vinyl ou en gomme-laque. Elle représente la fraction de produits physiques qui sont détruits par des chutes entre l’usine et le détaillant. Ils déduisent cela de vos royalties sur des mp3. Si vous êtes romancier, en signant avec un des cinq grands éditeurs, vous allez probablement devoir abandonner vos droits sur l’adaptation en BD, et peut-être vos droits sur un film ou à l’international, et presque toujours vos droits sur le livre audio. Et ainsi de suite.

Donc le secteur indépendant est une sorte de concurrence de la dernière chance par rapport aux grands acteurs. Les pires conditions que les grands acteurs puissent vous offrir, d’un point de vue financier, doivent être meilleures que les meilleures conditions que vous pouvez espérer sans eux. L’existence d’un secteur indépendant, même pour les artistes qui ne le choisissent pas, donne la limite basse des conditions que les éditeurs peuvent offrir. Donc logiquement, plus le secteur indépendant est compétitif et plus il y a d’entreprises qui fournissent des services, meilleurs sont les contrats pour les artistes, qu’ils signent avec des grands acteurs ou des indépendants.

Mais le secteur indépendant est en train de se faire écraser par les industries du divertissement. Par exemple, Viacom (NdT : le conglomérat états-unien des médias)  a demandé à la Cour suprême des États-Unis de voter que YouTube soit déclaré responsable de toute violation de copyright dans les vidéos qu’ils hébergent, sauf s’ils ont déterminé a priori, parfaitement et sans le moindre doute, si oui ou non ces vidéos respectent le copyright. Ce qui veut dire que chacune des 96 heures de vidéo qui sont chargées sur YouTube chaque minute devraient être étudiées par un avocat spécialiste du copyright pour décider si elle est légale. Sauf que même s’il y avait assez d’argent pour payer des avocats à faire ça — et ça voudrait dire le plein emploi pour quiconque a fait des études de droit, d’aujourd’hui jusqu’à… la fin des temps — il n’y a tout simplement pas assez d’avocats, ni à l’heure actuelle ni même dans toute l’histoire de l’humanité, pour entamer cette masse. En fait, on serait à court d’heures de travail d’avocats avant d’atteindre la mort thermodynamique de l’univers.

Mais il n’y a rien dans la proposition de Viacom de rendre YouTube responsable des violations de copyright qui ferait que Google ou n’importe quel autre service en ligne comme Twitter et Blogger et Facebook, ne soient pas eux-mêmes responsables de leur contenu. Alors comment une entreprise pourrait-elle s’en sortir dans la théorie de Viacom ? C’est très simple, elle ferait exactement comme ça se passe pour les entreprises du câble : si vous voulez faire passer quelque chose sur une chaîne câblée vous devez lui fournir la garantie que ça ne viole pas le copyright, et pour s’assurer que vous pouvez leur garantir cela les chaînes câblées vérifient que vous êtes assurés. Et quand vous allez voir l’assureur il vous fait engager un avocat pour évaluer votre œuvre et s’assurer qu’elle ne viole pas de copyright. En d’autres termes, n’importe qui pourra s’exprimer sur Internet du moment qu’il a autant d’argent qu’un grand label ou studio de production, et ceux qui n’ont pas cet argent ne pourront pas. Ce qui veut dire qu’on recopierait le monde extérieur en miniature dans le monde intérieur de l’Internet.

Empêcher Internet de créer des copies c’est comme empêcher l’eau d’être mouillée.

Et ça ne s’arrête pas là, parce que des tentatives comme TPP (le partenariat trans-pacifique), ACTA (l’accord commercial anti-contrefaçon), TTIP (le partenariat trans-atlantique pour le commerce et l’investissement), et les efforts ad hoc de forces de l’ordre comme ceux de la police de la City de Londres avec leur brigade en charge de la propriété intellectuelle, ont tous essayé d’élargir ce type de responsabilité, pas seulement aux hébergeurs de contenus mais aux fournisseurs de solutions de paiement, aux régies publicitaires, aux bureaux d’enregistrement des noms de domaine, aux plateformes de réseaux sociaux, et ainsi de suite. Mais de même que les DRM n’empêchent pas les gens de faire des copies, toutes ces régulations n’empêchent pas les gens de trouver des copies illégales. Le darknet d’une part échappe complètement à l’application de ce genre de lois, et d’autre part il existe des quantités d’autres voies pour trouver ces contenus. Après tout, le principe du réseau c’est de créer des copies. Vous savez qu’Internet fonctionne quand des copies sont créées rapidement, fidèlement et à bas coût. Empêcher Internet de créer des copies c’est comme empêcher l’eau d’être mouillée.

Du coup, tout ce que ça fait, c’est de réduire la diversité et la compétitivité et les services pour le secteur de la création indépendante, et ça vous rend plus difficile d’obtenir un contrat avantageux avec votre éditeur et de faire connaître votre travail pour pouvoir gagner votre vie avec. Parce que même si la célébrité ne vous rend pas riche, personne ne peut vous donner d’argent s’il n’a pas entendu parler de vous.

Et maintenant nous en arrivons à la troisième et dernière loi, la plus importante : l’information ne veut pas être libre. Vous avez peut-être entendu parler de ce débat sur le copyright et l’Internet pour déterminer si l’information veut être libre… mais j’ai eu une révélation au printemps dernier. J’ai invité l’information à une sorte de retraite dans les montagnes : on a loué une cabane dans les bois, on a fait du feu, on s’est peint le corps, on a dansé, on a chanté, on a bu du vin et pleuré sur nos parents, et quand ce fut terminé, une information à l’odeur de foin coupé m’a serré dans ses bras avec émotion et chuchoté sa confession à mon oreille : elle ne veut pas être libre. Tout ce qu’elle veut de nous, tout ce que l’information veut de chacun de nous, c’est qu’on arrête d’anthropomorphiser l’information. Parce que l’information n’est qu’une abstraction et elle ne peut pas vouloir le moindre fichu truc.

L’information ne veut pas être libre…

Je n’ai pas consacré ma vie à ce genre de choses parce que je veux aider l’information à atteindre ses objectifs. C’est un combat qui concerne les gens et les gens veulent être libres. À l’ère de l’information, vous ne pouvez être libre que si vous avez des systèmes d’information libres et équitables. Lorsque nous formulons la question de la régulation de l’Internet comme un moyen d’améliorer le sort des zéro virgule zéro zéro zéro un pour cent du monde qui gagnent leur vie dans les arts, nous traitons le Net comme s’il s’agissait d’un glorieux service de vidéo à la demande. Mais ce n’est pas le cas ! Et contrairement à ce qu’en pense du ministère de l’Intérieur, ce n’est pas un moyen de perfectionner le djihad, ce n’est pas un meilleur système de diffusion de la pornographie. Qu’est-ce que l’Internet ? c’est le système nerveux du 21e siècle à travers lequel passent toutes nos activités. Tout ce que nous faisons aujourd’hui implique l’Internet et l’Internet sera nécessaire pour tout ce que nous ferons demain.

… ce sont les gens qui veulent être libres

Ainsi, bien que les DRM soient effectivement une mauvaise affaire pour les créateurs, et les éditeurs, et le public, ce n’est qu’un problème secondaire. Le véritable coût des DRM, le voici : pour permettre leur fonctionnement, à peu près tous les pays du monde ont interdit de communiquer aux utilisateurs des informations leur permettant de supprimer les DRM. Et cela signifie qu’il est illégal de signaler des vulnérabilités, des défaillances dans le code des DRM. Ce qui veut dire que quiconque vous informe de vulnérabilités dans votre téléphone, ou votre ordinateur, ou votre thermostat, ou dans le micrologiciel de votre automobile, ou dans les logiciels qui pilotent votre prothèse auditive ou votre pacemaker, peut être jeté en prison pour ce motif. Ce qui veut dire que des équipements sur lesquels nous comptons pour des questions vitales deviennent des réservoirs à longue durée de vie de vulnérabilités prêtes à être exploitées par des malfrats et des voyeurs, des usurpateurs d’identité, des espions, des flics et des gouvernements.

Notre monde est fait d’ordinateurs. Votre voiture est un ordinateur qui file sur l’autoroute à 100 km/h avec vous enfermé dedans. Votre immeuble moderne, une maison neuve ou une institution publique sont des ordinateurs dans lesquels vous vivez. Quand vous retirez les ordinateurs de la plupart de ces bâtiments, ils cessent d’être habitables immédiatement. Si vous ne relancez pas les ordinateurs très rapidement, la plupart de ces bâtiments tombent en ruine, car sans la capacité de réguler leur respiration, ils commencent à pourrir presque instantanément.

Vous et moi, et tous ceux qui ont grandi avec un casque de walkman sur les oreilles, on a passé assez d’heures avec nos écouteurs à fond pour qu’un jour on ait tous besoin de prothèses auditives. Et cette aide auditive ne sera pas un gadget Bose rétro-hipster-analogue-à-transistors. Ce sera un ordinateur que vous mettrez dans votre tête. Et selon la façon dont cet ordinateur sera conçu et paramétré, il pourra vous empêcher d’entendre certaines choses. Il pourra vous faire entendre des choses qui n’existent pas. Il pourra dire aux autres ce que vous avez entendu.

J’étais dans un aéroport il ya quelques mois — je passe beaucoup de temps dans les aéroports — et bien sûr la première règle dans les zones d’attente des aéroports est ABC : Accéder à une prise, Brancher, Charger. Je suis donc arrivé le premier dans ce salon d’attente de l’aéroport, je me suis jeté tout de suite sur l’emplacement stratégique, la seule prise de courant disponible du lieu, j’ai branché mon ordinateur portable et j’étais assis là à travailler quand un type est arrivé et m’a demandé sans complexe « Je peux utiliser cette prise de courant ? ». J’ai répondu « vous voyez bien que je charge mon portable ! ». Alors il a retroussé sa jambe de pantalon et m’a montré la prothèse qu’il portait à partir du genou et m’a dit : « Je dois charger ma jambe ». Et là j’ai débranché mon portable et dit : « je vous en prie ». Piper les dés pour empêcher la divulgation des failles dans les dispositifs dont on dépend pour tout — pour absolument tout — est une idée complètement démente. Vous devriez être avoir le droit de connaître les failles dans votre iPhone, un appareil doté d’une caméra, d’un micro, d’un capteur de position, et qui connaît tous vos amis et ce que vous en dites. Vous devriez avoir le droit de connaître les failles dans votre iPhone, même si le fait que vous connaissez ces failles complique les choses pour Apple qui voudrait garder son monopole sur le marché des applications.

Et quand il s’agit d’augmenter la responsabilité des fournisseurs de services, l’effet majeur n’a rien à voir avec le domaine artistique. Parce que les 96 heures de vidéos qui débarquent dans la boîte de réception de YouTube chaque minute ne sont pas des films amateurs ou de la télé pirate… Ce sont des communications personnelles, des conversations, ce sont des images filmées par des dissidents dans des zones de guerre, il s’agit de la matière brute de la communication. C’est la même chose pour les tweets, les messages Facebook et tout le reste. Et c’est là qu’il y a toujours des cyniques pour dire « peuh, tout ça pour préserver toute cette merde sur Facebook, toutes ces conneries sur Twitter, toutes ces photos de chats… ». Et ça c’est la réaction typique des gens qui refusent de prendre au sérieux tout ce qui se passe sur Internet. Et là je suis censé répondre « non, non, il y a aussi des choses nobles sur Internet, il y a des victimes de maltraitance qui parlent de leur parcours pour s’en sortir, il y a des personnes qui dénoncent les violences policières et ainsi de suite … », et tout ça, c’est important, mais pour une fois je vais m’exprimer en faveur de toutes les choses banales et les plus triviales.

Quand ma femme descend le matin — je suis le premier levé, dès 5h du matin, je suis un lève-tôt — quand ma femme descend le matin donc, et que je lui demande si elle a bien dormi, ce n’est pas vraiment pour savoir si elle a bien dormi. Je dors à côté d’elle, je le sais bien comment elle a dormi ! Si je demande à ma femme si elle a bien dormi, c’est parce qu’il s’agit d’une communication sociale qui signifie en réalité : « Je te vois ce matin. Tu comptes pour moi. Je t’aime. Je suis là ». Et quand quelqu’un expose une chose importante et lourde de conséquences comme « j’ai le cancer » ou bien « j’ai gagné » ou « j’ai perdu mon emploi », ces moments mémorables ont du sens parce qu’ils sont basés sur ce faisceau de millions d’échanges apparemment insignifiants. Et si les échanges insignifiants des autres vous semblent banals, c’est parce que vous n’êtes pas le destinataire de ces échanges. Mais eux, si. Eux et leur réseau social. Et c’est le comble de l’arrogance d’affirmer que juste pour s’assurer que les gens regardent la télé comme il faut, on est prêts à les surveiller, les censurer, et abandonner complètement les canaux de communication où se font leurs échanges.

Nous avons mis en place des systèmes par lesquels n’importe quel fichier peut être supprimé d’Internet simplement en le montrant du doigt et en disant : « J’ai entendu dire que ce fichier porte atteinte à mes droits d’auteur », sans présenter la moindre preuve et sans conséquences judiciaires pour ceux qui en abusent. Cette procédure de « notification et retrait » fait régulièrement l’objet d’abus par toutes sortes de salauds, du roi de Thaïlande aux néo-nazis britanniques élevés au grain. Parce que si vous mettez en place un système de censure sans procédure officielle et sans poursuites en cas d’abus, il serait d’une naïveté criminelle de ne pas prévoir qu’il y aura des abus. Ici au Royaume-Uni, nous avons la loi sur l’économie numérique de 2010. La dernière loi de la dernière législature, passée dans les dernières heures avant qu’ils se mettent en campagne pour les élections. Suivant les injonctions du whip du parti tout député travailliste qui n’aurait pas voté pour cette loi aurait perdu son poste et le soutien du parti, à la veille de la campagne électorale. Elle a donc été adoptée sans aucun débat parlementaire et elle permet au secrétaire de l’entreprise, qui était alors Peter Mandelson, et maintenant Vince Cable, d’imposer une règle à sa seule discrétion qui dit que toute personne disposant d’une connexion internet qui est impliquée dans 3 accusations d’infraction à l’Internet sans preuve et même sans suite peut être déconnecté d’Internet pendant un an. Ce qui signifie que si vous êtes simplement accusé de vivre dans le voisinage d’un appareil connecté au réseau qu’un tiers inconnu peut ou non avoir utilisé pour écouter de la musique de façon inappropriée, vous et tous ceux qui vivent dans votre maison êtes condamnés à la peine de mort d’Internet pour un an.

Et Martha Lane Fox, qui est maintenant baronne Soho — bon, tous ces trucs d’aristocratie, ça fait très Donjons et Dragons, mais la baronne Soho est cool… — donc Martha Lane Fox, avant de devenir baronne Soho, avait un job encore plus incroyablement cool : son titre était « championne de l’inclusion numérique ». Et l’un de ses premiers actes a été de commissionner l’entreprise de conseil Pricewhaterhousecoopers pour étudier ce qui se passe quand les gens accèdent à Internet. Pour mener à bien leur mission ils sont allés dans une cité HLM du nord de l’Angleterre qui a bénéficié d’un accès gratuit à Internet pendant quelques années. Il se trouve que cette cité était juste à côté d’un nœud de raccordement du réseau, et ils ont été raccordés, ils ne l’ont pas demandé ou signé quoi que ce soit… Et PWC a comparé les habitants de cette cité à ceux de HLM voisins qui n’avaient pas eu ce coup de chance géographique. Et ils ont trouvé que les familles qui avaient été connectées, par rapport aux familles des autres HLM, faisaient de meilleures études, se nourrissaient plus sainement, avaient de meilleurs emplois, un plus grand pouvoir d’achat, moins de dettes, plus de mobilité sociale, une meilleure participation à la vie publique, étaient mieux informés sur la politique et votaient davantage.

Alors quand nous, en tant que société, sommes prêts à punir collectivement des familles entières qui sont accusées sans preuve de se divertir sans autorisation, en leur coupant le tuyau qui leur offre à lui seul la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de réunion, l’accès à l’éducation, à la santé, de la nutrition, à la richesse, à l’engagement civique et politique… il est parfaitement évident que ce n’est pas un combat pour l’information, mais pour des personnes. En ce qui me concerne, j’estime que je peux gagner ma vie sans qu’il soit nécessaire d’espionner tout le monde, sans devenir l’autorité de censure d’Internet, sans un système comme la loi sur l’économie numérique de Peter Mandelson qui est si manifestement injuste et grotesque. Mais même si ce n’était pas le cas, même si cela signifiait que je doive renoncer à gagner ma vie comme ça, je combattrais encore pour qu’Internet soit libre et équitable. Parce que, même si j’ai rêvé toute ma vie, ma vie entière, d’être un écrivain, même si j’aime être en mesure de subvenir aux besoins de ma famille avec le revenu de mes travaux créatifs, je veux léguer un monde libre et juste à ma fille bien avant de vouloir être un artiste, et cela compte bien plus que mon désir profond d’être un artiste.

Il existe des millions de façons de gagner de l’argent avec de l’art et des milliards de façons de faire faillite en essayant de gagner de l’argent dans les arts. Veiller à ce que les artistes qui réussissent obtiennent autant d’argent que possible dans le système en place est un objectif honorable, mais au-delà de cela, les artistes doivent être opposés à la censure, à la surveillance et au contrôle, parce que les arts ne devraient jamais être du côté de censure, de la surveillance et du contrôle ! Essayez n’importe quoi et faites tout ce que vous pouvez pour que votre pièce tombe sur la tranche, mais si vous avez besoin de casser l’Internet pour réussir votre truc… alors vous êtes du mauvais côté de l’histoire.

Merci.

Crédit photo : portrait de Cory Doctorow par Jonathan Worth (CC BY-SA 2.0)

Notes :

[1] Roman traduit en français sous le titre de Silo.




Geektionnerd : Asile pour Snowden

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Sources sur Numerama :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Une déclaration de Snowden : le 5 juin on redémarre le Net !

Texte original paru le 4 juin 2014 sur le portail de l’opération Reset The Net. Au bas de la page d’accueil figurent les liens vers les objectifs et initiatives, ainsi que les logos des entreprises et organisations qui soutiennent ce mouvement. On y trouve pêle-mêle le parti Pirate et Google, Mozilla et l’Electronic Frontier Foundation, Piwik et Amnesty international…

snowden Au fait, avez-vous signé la pétition pour réclamer le droit d’asile en France pour Edward Snowden ?

Edward Snowden a publié cette déclaration par l’intermédiaire de son avocat pour soutenir l’initiative Reset The Net, que l’on peut traduire par Réinitialiser le Net.

Il y a un an, nous avons appris que l’Internet est sous surveillance, que nos activités sont surveillées pour créer des dossiers permanents sur nos vies privées — peu importe si nos vies sont celles de gens ordinaires qui n’ont rien à se reprocher…

Aujourd’hui, nous pouvons commencer à agir efficacement pour arrêter la collecte de nos communications en ligne, même si le Congrès des États-Unis ne parvient pas à l’obtenir. C’est pourquoi je vous demande de vous joindre à moi le 5 Juin pour la Réinitialisation du Net, quand les gens et les entreprises du monde entier vont se concerter pour concevoir des solutions technologiques qui pourront mettre un terme aux programmes de surveillance de la masse de n’importe quel gouvernement. C’est le début d’une période où nous les peuples commençons à protéger nos droits universels humains avec des lois naturelles[1] plutôt qu’avec les lois des nations.

Nous avons la technologie : adopter le chiffrement est la première mesure efficace que tout le monde peut prendre pour mettre fin à la surveillance de masse. C’est pourquoi je suis très heureux pour l’opération Réinitialiser le net — il marquera le moment où nous nous transformerons une expression politique en action concrète et où nous nous protégerons en agissant à grande échelle.

Rejoignez notre action le 5 Juin, et ne demandez pas le droit à votre vie privée. Reprenez-le.

— Edward Snowden

reset the net carrés promo

Notes

[1] En V.O : …where we the people begin to protect our universal human rights with the laws of nature rather than the laws of nations. Perplexité de ma part pour la traduction de ces “laws of nature”. S’agit-il de « nature… humaine » ? si quelqu’un a une idée…




Mimi & Eunice les bestioles du Libre

Les deux personnages de la mini bande dessinée de Nina Paley se parlent maintenant en français.

échange de mimi et eunice : ceux qui renoncent à un peu de leur sécurité pour avoir une liberté fondamentale ne méritent ni la sécurité ni la liberté — eh tu as mis la citation à l'envers

— Vous voulez en lire davantage ? Allez voir quel petit cadeau nous vous avons préparé

sur cette page de Framabook




Le chiffrement, maintenant (1)

Internet est dans un sale état. Tout cassé, fragmenté, explosé en parcelles de territoires dont des géants prédateurs se disputent âprement les lambeaux : Google, Apple, Facebook, Amazon, et tous ceux qui sont prêts à tout pour ravir leur monopole ne voient en nous que des profils rentables et dans nos usages que des consommations. La captation par ces entreprises de nos données personnelles a atteint un degré de sophistication auquel il devient difficile d’échapper.

Mais désormais une autre menace pèse sur tous les usagers du net, celle de la surveillance généralisée. Sans remonter aux années où était révélé et contesté le réseau Echelon, depuis longtemps on savait que les services secrets (et pas seulement ceux des pays de l’Ouest) mettaient des moyens technologiques puissants au service de ce qu’on appelait alors des « écoutes ». Ce qui est nouveau et dévastateur, c’est que nous savons maintenant quelle ampleur inouïe atteint cette surveillance de tous les comportements de notre vie privée. Notre vie en ligne nous permet tout : lire, écrire, compter, apprendre, acheter et vendre, travailler et se détendre, communiquer et s’informer… Mais aucune de nos pratiques numériques ne peut échapper à la surveillance. et gare à ceux qui cherchent à faire d’Internet un outil citoyen de contestation ou de dévoilement : censure politique du net en Chine et dans plusieurs autres pays déjà sous prétexte de lutte contre la pédopornographie, condamnation à des peines disproportionnées pour Manning, exil contraint pour Assange et Snowden, avec la complicité des gouvernements les systèmes de surveillance piétinent sans scrupules les droits fondamentaux inscrits dans les constitutions de pays plus ou moins démocratiques.

Faut-il se résigner à n’être que des consommateurs-suspects ? Comment le simple utilisateur d’Internet, qui ne dispose pas de compétences techniques sophistiquées pour installer des contre-mesures, peut-il préserver sa « bulle » privée, le secret de sa vie intime, sa liberté de communiquer librement sur Internet — qui n’est rien d’autre que la forme contemporaine de la liberté d’expression ?

Oui, il est difficile au citoyen du net de s’installer un réseau virtuel privé, un serveur personnel de courrier, d’utiliser TOR, de chiffrer ses messages de façon sûre, et autres dispositifs que les geeks s’enorgueillissent de maîtriser (avec, n’est-ce pas, un soupçon de condescendance pour les autres… Souvenez-vous des réactions du type : « — Hadopi ? M’en fous… je me fais un tunnel VPN et c’est réglé »).

Aujourd’hui que tout le monde a compris à quelle double surveillance nous sommes soumis, c’est tout le monde qui devrait pouvoir accéder à des outils simples qui, à défaut de protéger intégralement la confidentialité, la préservent pour l’essentiel.

Voilà pourquoi une initiative récente de la Fondation pour la liberté de la presse (Freedom of the Press Foundation) nous a paru utile à relayer. Encryption works (« le chiffrement, ça marche ») est un petit guide rédigé par Micah Lee (membre actif de l’EFF et développeur de l’excellente extension HTTPS Everywhere) qui propose une initiation à quelques techniques destinées à permettre à chacun de protéger sa vie privée.

Nous vous en traduisons aujourd’hui le préambule et publierons chaque semaine un petit chapitre. Répétons-le, il s’agit d’une première approche, et un ouvrage plus conséquent dont la traduction est en cours sera probablement disponible dans quelques mois grâce à Framalang. Mais faisons ensemble ce premier pas vers la maîtrise de notre vie en ligne.

Contributeurs : Slystone, Asta, peupleLa, lamessen, Calou, goofy, Lolo

Le chiffrement, ça marche

Comment protéger votre vie privée à l’ère de la surveillance par la NSA

par Micah Lee

Le chiffrement, ça marche. Correctement configurés, les systèmes de chiffrement forts font partie des rares choses sur lesquelles vous pouvez compter. Malheureusement, la sécurité des points d’accès est si horriblement faible que la NSA peut la contourner fréquemment.

— Edward Snowden, répondant en direct à des questions sur le site du Guardian

La NSA est la plus importante et la plus subventionnée des agences d’espionnage que le monde ait pu connaître. Elle dépense des milliards de dollars chaque année dans le but d’aspirer les données numériques de la plupart des gens de cette planète qui possèdent un accès à Internet et au réseau téléphonique. Et comme le montrent des articles récents du Guardian et du Washington Post, même les plus banales communications américaines n’échappent pas à leur filet.

Vous protéger de la NSA, ou de toute autre agence gouvernementale de renseignements, ce n’est pas simple. Et ce n’est pas un problème que l’on peut résoudre en se contentant de télécharger une application. Mais grâce au travail de cryptographes civils et de la communauté du FLOSS, il reste possible de préserver sa vie privée sur Internet. Les logiciels qui le permettent sont librement accessibles à tous. C’est particulièrement important pour des journalistes qui communiquent en ligne avec leurs sources.

(à suivre…)

Copyright: Encryption Works: How to Protect Your Privacy in the Age of NSA Surveillance est publié sous licence Creative Commons Attribution 3.0 Unported License.