4 questions à J. Zimmermann, porte-parole d’une Quadrature du Net à soutenir
Depuis trois ans la Quadrature agite le Net sans relâche pour qu’il reste cet espace de liberté où tant de belles initiatives ont pu prendre forme et se développer, à commencer par le logiciel libre.
L’année dernière, nous nous faisions l’écho d’un appel de Benjamin Bayart pour la Quadrature puisse poursuivre son action.
Un an et quelques belles batailles législatives plus tard, la Quadrature du Net lance une nouvelle et cruciale campagne de financement[1].
L’occasion de faire le point et de revenir avec son porte-parole Jérémie Zimmermann sur les origines, les motivations et les objectifs de cet indispensable mégaphone citoyen dont la portée dépend directement de notre propre implication.
4 questions à Jérémie Zimmermann
Un entretien réalisé par Siltaar pour Framasoft
1. D’où vient « La Quadrature du Net » exactement ?
De cinq co-fondateurs: Philippe Aigrain, Christophe Espern (aujourd’hui retiré), Gérald Sédrati-Dinet, Benjamin Sonntag et moi-même.
Nous étions à la base 5 hackers[2], tous passionnés de logiciels libres et engagés dans les combats pour le logiciel libre, contre les brevets sur les logiciels, contre la DADVSI et pour une infrastructure informationnelle libre.
Avec l’élection de Nicolas Sarkozy, nous avons vu dans son programme, en filigrane, une attaque violente des libertés sur Internet. C’est pour cela que nous avons créé la Quadrature du Net. Pour agir et avant tout pour permettre à chacun de réagir.
Nous avons donc appris de nos expériences associatives et militantes respectives, et choisi de créer une « non-structure », une association de fait, sans président ni membres, qui ne représente que la voix de ses co-fondateurs. Nous défendons une vision d’Internet conforme à ses principes initiaux de partage de la connaissance et d’ouverture, plutôt qu’un Internet « civilisé » basé sur le contrôle et la répression.
Aujourd’hui, je vois la Quadrature du Net comme une caisse à outils. Nous fabriquons des outils (analytiques ou techniques) pour permettre à tous les citoyens de comprendre les processus visant à attaquer leurs libertés individuelles en ligne, et à réagir en participant au débat démocratique.
2. Plusieurs initiatives de la Quadrature ont été largement relayées sur le Web (blackout contre Hadopi, campagne d’appel des députés européens pour l’amendement 138 ou la déclaration écrite n°12), où en sommes-nous aujourd’hui ?
Les résultats sont nombreux et dans l’ensemble très positifs. Nous en sommes les premiers surpris. Outre les victoires législatives (nous avons joué un rôle dans le rejet de l’HADOPI 1, puis la décision du Conseil Constitutionnel la décapitant, dans le vote par deux fois à 88% du Parlement européen du célèbre amendement 138 interdisant les restrictions d’accès sans intervention du juge, etc.), nous avons à notre actif un certain nombre de victoires non-législatives (peser sur des rapports parlementaires européens comme le rapport Lambrinidis, le rapport Medina, ou porter et compléter la « déclaration écrite n°12 » contre ACTA, etc.).
Prenons l’exemple de l’accord multilatéral ACTA : un infect contournement de la démocratie par les gouvernements visant à imposer de nouvelles sanctions pénales dans le cadre de la guerre contre le partage. Nous avons joué un rôle majeur en Europe, notamment en fuitant des versions de travail du document et en alertant les eurodéputés. Le texte définitif, quoiqu’encore très dangereux, est très largement influencé par nos actions, et si nous avons aujourd’hui une maigre chance de le faire rejeter dans son ensemble au parlement européen (vote autour de l’été, à suivre…), c’est sans doute le fruit de ces longues années d’efforts. Et il reste beaucoup à faire : Sur ACTA comme sur tout le reste des dossiers, nos adversaires ont des hordes de lobbyistes payés à plein temps pour tirer la corde dans la direction opposée.
Mais c’est surtout en dehors des textes législatifs eux-mêmes, en complément, que notre action a été je pense la plus utile : à créer un contexte politique autour de ces questions de libertés fondamentales et d’Internet. Il s’agit désormais d’un sujet que les députés et eurodéputés craignent, car ils savent que cela intéresse beaucoup de monde, ils l’ont vu lors de certaines campagnes que nous avons montées et qui les ont surpris. De la même façon dans de nombreux cercles politiques, institutionnels ou universitaires, ces sujets deviennent de plus en plus importants, et chacun commence à réaliser combien ils seront déterminants pour le futur de nos sociétés. L’affaire des câbles diplomatiques fuités par Wikileaks ou la révolte Égyptienne en ont été des exemples flagrants.
Un autre exemple : la question de la neutralité du Net. C’était un obscur dossier technique jusqu’à ce que nous contribuions à en faire un des enjeux-clé de la révision des directives européennes du Paquet Télécom, au point que les eurodéputés obligent la Commission à s’en saisir, ce qui a généré de nombreux articles de presse. Aujourd’hui en France, une mission d’enquête parlementaire composée de députés UMP (Laure de la Raudière) et PS (Corinne Erhel) étudie ce sujet et rendra bientôt un rapport, probablement assorti d’une proposition législative. C’est un sujet qui fait aujourd’hui débat.
Nous nous attachons à des sujets fondamentaux, qui dépassent les clivages politiques traditionnels. Nos victoires se marquent donc esprit par esprit, et nos objectifs sont à des termes qui vont au delà de ceux des mandats électoraux. D’un autre côté ce sont des dossiers souvent complexes, mêlant technologie, droit, éthique et économie… Il nous faut donc faire un travail de fourmis sur les dossiers, tout en rugissant parfois comme des lions pour se faire entendre ! Mais cela ne fonctionnerait pas sans votre soutien à nos actions, si chacun ne participait pas un peu, à son échelle et selon ses moyens.
3. Quelles sont les prochaines batailles qui se profilent à l’horizon pour la défense de la neutralité du Net ?
La bataille de l’ACTA est sans doute l’un des enjeux les plus importants auxquels nous avons eu à faire face depuis bien longtemps. Cet accord[3] prévoit entre autres de nouvelles sanctions pénales pour le fait d’« aider ou faciliter » des « infractions au droit d’auteur à échelle commerciale ». Cela veut dire tout et son contraire. N’importe quelle compagnie d’Internet (fournisseur d’accès, plate-forme d’hébergement ou fournisseur de service) tomberait potentiellement dans cette définition. La seule solution pour elle pour éviter de lourdes sanctions qui compromettraient son activité serait de se transformer en police privée du droit d’auteur sur le Net, en filtrant les contenus, en restreignant l’accès de ses utilisateurs, etc. Exactement ce que souhaitent les industries du divertissement qui sont à l’origine de cet accord, déguisé en banal accord commercial, dans le cadre de la guerre contre le partage qu’elles mènent contre leurs clients.
Si nous laissons la Commission européenne et les États Membres s’entendre pour imposer entre-autres de nouvelles sanctions pénales, alors que ces dernières sont normalement du ressort des parlements, la porte serait ouverte à toutes les dérives. Un tel contournement de la démocratie pourrait laisser des traces durables. Nous devons tout faire pour que l’ACTA soit rejeté par les eurodéputés.
La question de la neutralité du Net est elle aussi complètement fondamentale. Il faut que nous nous battions pour avoir accès à du vrai Internet, cet Internet universel qui connecte tout le monde à tout. Internet, et les bénéfices sociaux et économiques qui en découlent, dépendent de sa neutralité, c’est à dire du fait que nous pouvons tous accéder à tous les contenus, services et applications de notre choix, et également en publier. C’est ainsi que nous pouvons par exemple accéder à tous ces logiciels libres, à Wikipédia, mais également y contribuer, ou créer dans son garage une start-up qui deviendra peut-être le prochain moteur de recherche dominant, ou un petit site qui deviendra un jour une incontournable référence comme Framasoft 😉
Si un opérateur commence à discriminer les communications, que ce soit en fonction de l’émetteur, du destinataire ou du type de contenus échangés, alors ça n’est plus Internet. C’est ce qui est fait en Chine ou en Iran pour des raisons politiques, mais également ce que font Orange, Bouygues et SFR lorsque pour des raisons économiques lorsqu’ils interdisent la voix sur IP, l’accès aux newsgroups ou aux réseaux peer-to-peer (évidemment dans le but de vous vendre leurs propres services, souvent moins compétitifs et bien plus chers).
Nous devons nous battre pour cet Internet que nous construisons chaque jour, que nous aimons et qui nous appartient à tous. C’est cet Internet universel le vrai Internet « civilisé », et non celui vu par Nicolas Sarkozy et les industries qu’il sert, dans lequel nos libertés s’effaceraient derrière un contrôle centralisé malsain et dangereux pour la démocratie.
4. Quel rôle pouvons-nous jouer ?
Dans tous ces dossiers, il est indispensable de comprendre que La Quadrature du Net ne sert à rien sans les centaines, les milliers de citoyens qui la soutiennent, chacun à leur échelle, participent à ses actions, suivent cette actualité et en parlent autour d’eux…
Au jour le jour, il est possible de participer sur le terrain, par exemple sur notre wiki, notre liste de discussion ou notre canal IRC. Des tâches précises comme le développement de nos outils (Mémoire Politique, le Mediakit, nos bots IRC, etc. ), le webdesign et la création de matériaux de campagne (affiches, bannières, infographies, clips, etc.), ou la participation à notre revue de presse ont toutes, constamment, besoin de nouvelles participations.
Il est également indispensable de participer en prenant connaissance des dossiers et en relayant nos communications et nos campagnes, en contactant les élus (députés et eurodéputés), en discutant avec eux de ces sujets pour les persuader jusqu’à établir une relation de confiance, pour pouvoir les alerter le moment venu.
Devant des enjeux d’une importance aussi cruciale, rappelons-nous cette célèbre parole de Gandhi : « Quoi que vous ferez, ce sera forcément insignifiant, mais il est très important que vous le fassiez tout de même. ».
Enfin, si pour des raisons diverses et variées il n’est pas possible de contribuer à ces tâches, il est toujours possible de nous soutenir financièrement, idéalement par un don récurrent.
Il est de notre devoir, tant qu’il nous reste encore entre les mains un Internet libre et ouvert, donc neutre, d’agir pour le protéger.
Notes
[1] Crédit illustrations : Geoffrey Dorne (licence Creative Commons By-Nc-Sa)
[2] Au sens étymologique, des passionnés de technologie aimant comprendre le fonctionnement des choses et les faire fonctionner mieux.
[3] ACTA = Anti-Counterfeiting Trade Agreement, ou Accord Commercial Anti-Contrefaçon. Il s’agit d’un accord multilatéral entre 39 pays, dont les 27 États-Membres européens.