Plaidoyer pour étudier le droit à l’école
Un jour que je questionnais une élève sur ses pratiques numériques qui me semblaient un peu confuses, j’ai eu cette curieuse mais révélatrice réponse : « si je peux techniquement le faire, je ne vois pas pourquoi je me l’interdirais, de toutes les façons tout le monde le fait, et puis ça ne fait pas de mal à une mouche ».
L’élève étant manifestement de bonne foi (et bonne élève de surcroît), cet épisode me plongea dans un abîme de perplexité. Ici la possibilité de faire vaut droit de faire !
Effectivement, au sens propre du terme, on ne fait physiquement pas de mal à une mouche. Point besoin d’explication pour comprendre d’emblée que ce n’est pas bien de voler l’orange du marchand et que si d’aventure l’on s’y essayait on pourrait se faire prendre. Il en va autrement sur Internet où non seulement il est très facile et sans risque de voler l’orange, mais on ne sent pas spontanément que l’on est en train de commettre un délit puisqu’on ne dépossède pas le marchand de son orange, on ne fait que la copier[1].
J’eus alors l’idée de jeter un œil du côté des programmes officiels de l’institution scolaire. Et voici ce que je lus noir sur blanc dans celui de l’ECJS au lycée : « Le seul savoir nouveau auquel il faut initier les élèves, grâce à l’ECJS, concerne le droit, trop ignoré de l’enseignement scolaire français. Il s’agit de faire découvrir le sens du droit, en tant que garant des libertés, et non d’enseigner le droit dans ses techniques. »
Le droit serait donc trop souvent ignoré. Il est rare de voir l’Éducation nationale nous faire un tel aveu. Surtout lorsque, comme nous le rappelle l’adage, « nul n’est censé ignorer la loi ». Et puis il y a cette phrase à graver dans le marbre : « Il s’agit de faire découvrir le sens du droit en tant que garant des libertés ».
À sa décharge, reconnaissons que du temps d’avant Internet, un jeune était bien peu souvent confronté directement et personnellement à des questions juridiques. Mais la situation a changé aujourd’hui avec l’avènement des nouvelles technologies. Pas un jour sans qu’il ne rencontre, implicitement ou explicitement, des problèmes de vie privée, de droits d’auteur, de contrats ou de licences d’utilisation. Et rien ne distingue à priori un adulte internaute connecté au Net d’un adolescent internaute connecté au Net.
Un Internet qui est par essence ouvert, permissif et partageur. Rappelons-nous ce qui a été joliment dit dans un article précédent : « La copie est pour les ordinateurs ce que la respiration est pour les organismes vivants ».
Nous voici donc projetés dans un nouveau monde étrange où la copie est naturelle et donne accès à un formidable univers de possibles. Elle est tellement naturelle qu’il est presque impossible d’ériger des barrières techniques pour la limiter. Tôt ou tard elles seront levées. Si pour diverses raisons vous voulez la contraindre ou l’abolir, l’arsenal technique est vain. Il n’y a que la loi qui puisse vous secourir. Une loi non coercitive qui n’apporte pas automatiquement avec elle ses verrous numériques. Elle dit simplement ce qui doit ou ne doit pas être. Elle demande avant tout une posture morale. C’est pourquoi, ici plus qu’ailleurs, elle nécessite une éducation.
Oui, dans la pratique, je peux tout faire ou presque sur Internet, mais ai-je le droit de tout faire ? Et si tel n’est pas le cas, ai-je bien compris pourquoi on me le refuse ?
Non pas une éducation passive qui se contenterait d’égréner les grandes lois en vigueur. Mais une éducation active qui met en avant celles que les jeunes rencontrent même sans le savoir au quotidien. Une éducation qui interroge ces lois en même temps qu’elle en donne connaissance. D’où viennent-elles ? Comment ont-elles évolué ? Sont-elles toujours pertinentes aujourd’hui ? Une éducation qui ne s’interdit pas l’analyse critique en prenant conscience qu’à l’heure du réseau on peut réellement le cas échéant se donner les moyens de participer à leurs « mises à jour »
Dans le cas contraire, nous prenons le risque que la réponse de mon élève devienne la réponse de toute une génération.
Parce que si possibilité de faire vaut droit de faire, alors c’est le chaos qui nous guette et vous obtenez une armée de « rebelles sans cause » sur laquelle vous ne pouvez pas vous appuyer. On a ainsi pu dire, lors du débat sur la loi Hadopi, que l’on était en face de la « génération du partage ». Rien n’est moins vrai malheureusement, le partage existant bien moins dans la tête des jeunes que dans le paramétrage par défaut de leurs logiciels de P2P. Preuve en est qu‘ils se ruent désormais sur les plateformes de direct download (RapidShare, MegaVideo…) où tout est centralisé sur un unique serveur, où le partage a pour ainsi dire disparu.
Parce que si possibilité de faire vaut droit de faire, comment voulez-vous de plus expliquer à un jeune ce qu’est un logiciel libre. Il n’y verra aucune différence avec un logiciel gratuit ou piraté. Il n’aura alors plus d’autres qualités que celle de son usage, et à ce petit jeu-là c’est souvent le logiciel commercial cracké qui l’emporte.
Parce que si possibilité de faire vaut droit de faire, « l’Alternative Libre » ne sera ni comprise ni soutenue. Si adhésion, enthousiasme et énergie il y a chez ceux qui la défendent, c’est parce qu’ils savent que tout autour on érige des murs toujours plus hauts. Que ces murs puissent aujourd’hui facilement être franchis ou contournés n’est pas le plus important ici. C’est aussi en respectant scrupuleusement toutes les conditions d’utilisation, même les plus drastiques, des projets numériques que l’on découvre qu’il existe d’autres logiciels, d’autres encyclopédies, d’autres cartes du monde ou d’autres manières de faire de la musique.
Tout membre de la « Communauté du Libre » possède un minimum de connaissances juridiques. En face de la moindre ressource, son premier réflexe est de s’enquérir de sa licence. Quels sont mes droits et mes devoirs ? Quelles sont les conditions de son usage, de sa copie, de sa modification ? Il n’est ainsi guère étonnant qu’il soit l’un des seuls à réellement lire et respecter les contrats d’utilisation lorsqu’il installe un logiciel ou s’inscrit à un service Web. Ce savoir-là ne s’est pas construit grâce à l’école (parfois même malgré l’école). Il a été acquis sur le tas, en autodidacte, parce que, motivé, il a simplement cherché à comprendre de quoi il s’agissait. Se faisant notre membre s’est donné des clés pour mieux appréhender le monde contemporain, pour mieux y participer aussi.
On le retrouvera dès lors logiquement en première ligne de batailles DADVSI, Hadopi, ACTA, Brevets logiciels ou neutralité du réseau, qui sont autant des batailles politiques et techniques que des batailles juridiques qui ne peuvent être gagnées sans une connaissance précise et pointue de la legislation du moment. D’ailleurs, comme c’est curieux, ces batailles sont menées pour que le droit soit véritablement le « garant des libertés » et non l’inverse !
Ces batailles sont aussi menées au nom d’une certaine idée de la justice. On peut bien sûr s’y opposer parce qu’on en a une autre idée mais aussi longtemps que le droit sera ignoré à l’école, ce qui risque surtout d’arriver c’est de ne pas avoir d’idée du tout ! Méconnaissance et indifférence sont nos pires adversaires ici. Elles nous condamnent à faire partie d’une minorité d’initiés éclairés ne réussissant pas à trouver assez de renforts pour peser durablement sur le cours des évènements.
Oui, il y a urgence à démocratiser et « faire découvrir le sens du droit en tant que garant des libertés » à la jeune génération qui manque cruellement de répères en la matière, à un moment où, Internet oblige, de plus en plus de questions se posent tout de suite à elle. Différer à plus tard son étude revient non seulement à s’en remettre aveuglement entre les mains des experts mais surtout à prendre le risque de devenir un spectateur passif et inculte de l’évolution actuelle de nos sociétés.
Il est dit que « concourir à la formation de citoyens libres, autonomes, et exerçant leur raison critique dans une cité à laquelle ils participent activement est une des missions fondamentales du système éducatif ». Impossible de ne plus y inclure le droit dans ce noble et ambitieux objectif.