Le Dividende Universel : valorisation de la couche libre et non marchande de la société

Zieak - CC byIl peut y avoir quelques nuances entre les différentes expressions, mais qu’on l’appelle Revenu citoyen, Revenu de vie, Allocation universelle ou Dividende Universel, l’idée principale consiste à verser tout au long de sa vie un revenu unique à tous les citoyens d’un pays, quels que soient leurs revenus, leur patrimoine, et leur statut professionnel. Ce revenu permettant à chaque individu de satisfaire ses besoins primaires tels que se nourrir, se loger, se vêtir, voire acquérir certains biens culturels de base.

À priori cela semble totalement fou. Mais quand on se penche sur les sites spécialisés, comme CreationMonetaire.info d’où est issu le billet reproduit ci-dessous, on réalise que c’est peut-être moins utopique qu’on ne le croit.

Du reste, nous pouvons témoigner : GNU/Linux, Wikipédia, OpenStreetMap… les projets utopiques existent, nous en avons rencontrés 😉

Et puis, reconnaissons surtout que c’est l’économie actuelle qui est devenue complètement folle et qui va finir par tous nous mettre à genoux. Alors folie contre folie…

En tout cas il n’est pas anodin de voir le logiciel libre et sa culture fournir des arguments aux partisans de cette idée folle. Et inversement, imaginez qu’on assure un jour à tous les membres de la communauté du Libre un revenu minimum pour vivre, ce serait à n’en pas douter une explosion d’enthousiasme et de projets !

Parce que c’est bien moins l’argent[1] qui nous manque que le temps. Un temps trop souvent occupé à devoir survivre…

PS : Comme ce n’est pas le premier article du Framablog qui tourne autour du sujet, je viens de créer un tag dédié pour l’occasion.

Les 4 arguments du Dividende Universel

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Stéphane Laborde – 17 mai 2010 – CreationMonetaire.info
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Depuis quelques semaines, je reçois des demandes d’arguments concernant le Dividende Universel, par des personnes connaissant le sujet, mais qui se trouvent confrontées à des interlocuteurs ignorants de la question. Il y a bien sûr la multitude de liens, d’explications et de justifications qui se trouvent sur l’article Wikipedia qui le concerne, mais je vais résumer ici les points fondamentaux nécessaires à l’introduction dans le sujet pour un novice :

1. L’argument massue de la propriété de la zone EURO (remplacer EURO par la monnaie de son choix).

La Zone EURO est une construction fondamentalement Citoyenne. Chaque Citoyen via son Etat respectif est co-propriétaire de la Zone Euro, et il est régulièrement convié à voter pour élire ses représentants tant locaux que continentaux, directement ou indirectement.

Or tout propriétaire d’une entreprise quelle qu’elle soit, reçoit, en proportion de sa détention du capital un Dividende annuel, généralement autour de 5% de la valeur de l’entreprise. La Zone Euro étant économiquement valorisable en proportion de sa Masse Monétaire en Circulation (voire du PIB, mais PIB et Masse Monétaire sont interdépendants).

Le Dividende Universel correspond donc simplement à la reconnaissance de la co-propriété de la zone économique par chaque Citoyen (présents et à venir, aucune génération n’a de droit privilégié de ce point de vue).

Cet argument conviendra à tout défenseur de la propriété et du droit économique.

2. L’argument de la création libre et non marchande

L’Art, les logiciels libres, les écrits libres de droit, le travail non marchand effectué par l’action associative ou individuelle etc… Que fournissent chaque citoyen de la zone euro, est une valeur, incommensurable, qui bénéficie au secteur marchand directement ou indirectement. (par exemple internet fonctionne avec une couche de logiciels libres qui ont été développés et distribués sans aucune reconnaissance monétaire).

Ces valeurs sont difficilement monnayables, parce que ce qui fait leur valeur, est justement l’adoption par le plus grand nombre, d’autant plus rapidement que c’est gratuit. Or sur ce substrat de valeur, se développent des valeurs marchandes, qui elles valorisent leurs produits raréfiés.

Le Dividende Universel est une valorisation de cette couche libre et non marchande de la société, qui est la juste compensation du droit d’usage de cette couche multi-valeur pour des activités marchandes.

Cet argument conviendra à tous ceux qui souhaitent travailler et créer pour autrui, sans contrainte marchande, en étant valorisé à minima, sans pour autant vouloir tirer un avantage économique de leur création (artistes, développeurs libres, auteurs libres, blogueurs, bénévoles associatifs, aides de voisinage etc…)…

3. L’argument anti-crises financières de la Création Monétaire neutre

La Création Monétaire par effet de levier est une dissymétrie qui accentue les écarts capitalistiques sans raison. Parce que X,Y ou Z ont un avantage capitalistique de départ, on leur permet de surévaluer cet avantage par un effet de levier de création monétaire, qui dévalue la monnaie existante, et leur permet à tout moment d’acheter ou de copier toute innovation par création de fausse monnaie momentanée (éventuellement détruite lors du remboursement de la fausse monnaie-dette émise, mais le mal est fait, et toute l’Histoire montre que jamais cette dette n’est réellement remboursée par les plus gros bénéficiaires, sommets de pyramides de Ponzi…).

Le Dividende Universel est une création monétaire neutre et symétrique dans le temps et dans l’espace, et rend à la monnaie tout sens sens premier : un Crédit Mutuel entre Citoyens, versé non pas en une fois, mais progressivement, tout le long de la vie, et de façon relative à la richesse mesurable (Proportionnelle à La masse monétaire / Citoyen), sans léser les générations futures.

Cet argument conviendra aux Scientifiques, Economistes et Ingénieurs, soucieux de justifications théoriques solides.

4. L’argument de la valeur fondamentale de toute économie

La valeur fondamentale de toute mesure est l’observateur lui même. En effet hors l’observateur il n’est point de mesure, alors que hors objet extérieur, l’observateur peut toujours se prendre lui même pour objet d’observation. C’est le point minimum et suffisant pour toute mesure.

L’homme est l’observateur de l’économie, autant que son acteur fondamental, et son service en est l’objectif premier. Or cette valeur fondamentale nécessite d’être valorisée sur une base éthiquement acceptable, afin que son potentiel de création, de travail pour autrui, de choix de développement économique, soit libre et non faussé.

En valorisant l’homme par un micro-investissement continu, tout le long de sa vie, c’est l’ensemble de l’économie qui investit dans chacune de ses composantes économiques fondamentales, le "risque" étant noyé dans la multitude.

Le Dividende Universel est un micro-investissement global et continu sur la valeur productive fondamentale de toute économie : l’homme.

Cet argument conviendra aux humanistes, philosophes, constitutionnalistes, et juristes soucieux des Droits de l’Homme.

Notes

[1] Crédit photo : Zieak (Creative Commons By)




20 pays et 250 villes au Festival d’Initiation au Logiciel Libre en Amérique Latine

FLISOL Antigua Piñatas - Public DomainUne nouvelle confirmation qu’il y a décidément une belle énergie autour du logiciel libre en Amérique Latine.

Un article qui vaut surtout pour ces nombreux liens (en langue originale) mais qui est également pour moi l’occasion de vous présenter le projet Global Voices, « un réseau mondial de blogueurs qui sélectionnent, traduisent et publient des revues de blogs du monde entier »[1].

Amérique Latine : Le festival d’initiation au logiciel libre 2010

Latin America: Free Software Installation Festival 2010

Renata Avila – 30 avril 2010 – Global Voices
(Traduction : Loïc – Licence Creative Commons By)

Dans toute l’Amérique latine, le logiciel libre est devenu essentiel pour de nombreux pays et de nombreuses personnes qui ont choisi d’utiliser ces outils, dans les administrations publiques et pour répondre à différents problèmes. A Cuba par exemple, le mouvement pour le logiciel libre a soutenu le développement durable. Le gouvernement équatorien a quant à lui mis en avant une politique d’adoption du logiciel libre, d’une façon similaire au Brésil, un autre chef de file du logiciel libre et de la culture « libre ».

Le 24 avril 2010, de nombreux développeurs et utilisateurs des logiciels libres en Amérique Latine ont célébré ce mouvement par une fête nommée FLISOL2010, comme l’explique Leo ci-dessous :

FLISOL est le Festival d’Initiation au Logiciel Libre en Amérique Latine, un événement organisé par la communauté latino-américaine du logiciel libre depuis 2005. FLISOL a lieu le quatrième samedi d’avril chaque année. La sixième édition de FLISOL a été célébrée le 24 avril 2010. Aujourd’hui, FLISOL est sans aucun doute le plus important événement FOSS en Amérique Latine et peut être même le plus important « installfest » de la planète. L’édition 2010 de FLISOL a été organisée simultanément par 20 pays et 250 villes dans toute l’Amérique latine et, pour la première fois, en Europe (trois événements locaux en Espagne).

Dans chaque région, les célébrations sont différentes. Par exemple, à Antigua, au Guatemala, une Piñata a été cassée en l’honneur du logiciel libre ; c’était l’une des nombreuses animations organisées par Antigualug, un groupe d’utilisateurs de Linux.

Les fêtes de la FLISOL à Caracas, au Venezuela, ont associé les activités à des concerts de musique.

Le Nicaragua a célébré le mouvement avec les communautés d’Estelí, de Granada et de Managua et l’auto-proclamé « Installers Rock-Stars Team ». Les communautés d’Amérique Centrale ont joint leurs efforts pour s’intégrer au sein des communautés du Logiciel Libre, comme on peut le lire sur le site des utilisateurs de logiciels libres de « Central America Planet ».

L’Uruguay a de son côté célébré le mouvement en installant Fedora. A Mexico, les activités ont eu lieu dans différents lieux où les organisateurs ont installé des logiciels libres sur les ordinateurs de nombreux nouveaux utilisateurs, tandis que huit villes chiliennes ont accueilli également les fêtes FLISOL2010. Cuba a également organisé des activités simultanées dans différentes localités, de la Havane à Matanzas.

Enfin, Mozilla Colombie et l’OpenBSD de la ville de Medellín ont participé aux événements organisés en Colombie. Un marathon FLISOL s’est déroulé entre trois villes, à San Cristóbal, à Cúcuta et à Pamplona.

Ces quelques nouvelles sont un simple tour d’horizon destiné à montrer comment le logiciel libre en Amérique Latine crée un réseau dynamique et interconnecté, quelque soit les milieux sociaux, politiques et ethniques, pour collaborer et innover ensemble. Une “plateforme partagée” encourageant une « culture partagée » : pour plus d’informations et pour établir des connexions, lire le blog Planète du Logiciel Libre Latino-Américain.

Notes

[1] Crédit Photo : FLISOL Antigua Piñatas (Public Domain)




Politique et Logiciel Libre : Europe Écologie loin devant tous les autres ?

Le 15 juin 2009 Daniel Cohn-Bendit publiait une tribune dans Le Monde au titre étonnant : Faisons passer la politique du système propriétaire à celui du logiciel libre.

Il récidive aujourd’hui dans Libération en profitant du clin d’œil historique que lui offre la date du 22 mars, pour lancer un nouvel appel au lendemain des élections régionales : Changer la politique pour changer de politique.

Extraits :

Le mouvement politique que nous devons construire ne peut s’apparenter à un parti traditionnel. Les enjeux du 21e siècle appellent à une métamorphose, à un réagencement de la forme même du politique. La démocratie exige une organisation qui respecte la pluralité et la singularité de ses composantes. Une biodiversité sociale et culturelle, directement animée par la vitalité de ses expériences et de ses idées. Nous avons besoin d’un mode d’organisation politique qui pense et mène la transformation sociale, en phase avec la société de la connaissance.

J’imagine une organisation pollinisatrice, qui butine les idées, les transporte et féconde d’autres parties du corps social avec ces idées. En pratique, la politique actuelle a exproprié les citoyens en les dépossédant de la Cité, au nom du rationalisme technocratique ou de l’émotion populiste. Il est nécessaire de « repolitiser » la société civile en même temps que de « civiliser » la société politique et faire passer la politique du système propriétaire à celui du logiciel libre.

(…) Ni parti-machine, ni parti-entreprise, je préférerais que nous inventions ensemble une « Coopérative politique » – c’est à dire une structure capable de produire du sens et de transmettre du sens politique et des décisions stratégiques. J’y vois le moyen de garantir à chacun la propriété commune du mouvement et la mutualisation de ses bénéfices politiques, le moyen de redonner du sens à l’engagement et à la réflexion politique.

(…) Encore une fois, l’important est moins d’où nous venons, mais où nous voulons aller, ensemble. C’est l’esprit même du rassemblement qui a fait notre force, cette volonté de construire un bien commun alternatif.

Ajoutez à cela le fait que parmi les signataires du Pacte du logiciel libre de l’April, près de la moitié sont d’Europe Écologie, dont on notera l’existence des groupes Culture et logiciels libres et Accès aux Savoirs / Propriété Intellectuelle, et vous obtenez selon moi un mouvement politique loin devant tous les autres en France actuellement pour ce qui concerne le logiciel libre et sa culture.

Tellement loin qu’à mon humble avis il « tue dans l’œuf » l’émergence d’un Parti Pirate national. Et pour appuyer mes dires, je vous propose reproduit ci-dessous un article fort intéressant issu justement du site d’Europe Écologie.

Et je le reproduis d’autant plus facilement que l’ensemble du site est sous licence libre Creative Commons By-Sa !

Je précise que je ne suis pas d’Europe Écologie (ni d’un autre parti d’ailleurs) et que je ne demande qu’à être contredit dans les commentaires 😉

De la propriété intellectuelle vers l’accès aux savoirs

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Gaelle Krikorian – 5 novembre 2009 – Europe Écologie

Quel est le point commun entre un réseau de malades du sida thaïlandais, des militants pour la réduction des émissions polluantes suédois, des mobilisations d’internautes en France, des manifestations de fermiers indiens, d’associations de mal-voyants américains, de producteurs de coton kenyans, ou l’appel d’un philosophe argentin poursuivit en justice. Tous sont parties prenantes d’au moins un des conflits qui ont émergé depuis une dizaine d’années et mettent en question le système actuel de protection de la propriété intellectuelle.

La question de l’accès aux médicaments génériques dans les pays en développement a sans doute été l’une des revendications les plus visibles tant auprès du grand public que dans les sphères politiques. Elle a donné lieu à une forte mobilisation internationale. Mais en dépit d’avancées symboliques dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), les malades des pays en développement restent globalement écartés de l’accès aux médicaments contre nombre de maladies, infectieuses (sida, hépatites, etc.) ou non-infectieuses (cancer, maladies cardio-vasculaire, etc.).

Parallèlement à ces inégalités d’accès, il est devenu de plus en plus évident que le bénéfice social escompté de l’application de la protection de la propriété intellectuelle –constituer une incitation et un moteur à la recherche médicale– était de moins en moins garanti. Dans le même temps, le cloisonnement de la connaissance par l’instauration de monopoles et la culture du secret, la restriction de ce qui appartient au domaine public ou relève d’un savoir commun, la limitation ou la disparition des exceptions qui permettent de faire prévaloir le droit des individus ou l’intérêt des sociétés, entravent la recherche et à l’innovation. Concrètement, les innovations réelles se font de plus en plus rares et de vastes domaines de recherche sont ignorés parce qu’ils n’ouvrent pas sur des opportunités financières jugées suffisantes. Ces échecs motivent débats et réflexions (par exemple au sein de l’OMS, de l’OMPI ou de différents Parlements) afin de permettre, grâce à divers mécanismes (la création de prix à l’innovation, de fonds internationaux, de traités internationaux pour la recherche, etc.), le financement d’une recherche adaptée aux besoins des différentes populations (du Nord et du Sud) sans compromettre l’accès de ses fruits au plus grand nombre.

En termes d’accès, ce qui vaut pour les médicaments s’applique à toutes sortes d’autres produits de la connaissance : logiciels, bases de données, musiques, films, livres (et notamment l’édition scolaire). L’accès à un libre flux d’idées ou d’informations est essentiel au développement de n’importe quel pays. Or, l’inégalité d’accès à l’éducation, aux connaissances et aux technologies est une réalité qui s’exacerbe avec l’accroissement des inégalités sociales dans le monde. Elle compromet la participation des populations à la production de savoirs nouveaux et donc exclut et entretient l’exclusion d’une partie importante de la population mondiale de la « société de l’information».

Dans le domaine du logiciel, la protection de la propriété intellectuelle qu’elle soit opérée par le biais d’outils juridiques ou de moyens techniques tend à interdire la reproduction, et par extension refreine la création en limitant les usages et les échanges. Alors que le logiciel n’entre en principe pas dans le champ du droit du brevet en Europe, l’Office européen accorde des brevets pour des logiciels. Ainsi, la même dynamique que dans la recherche médicale se met en place. Contrevenant aux principes de non exclusion et de non appropriation, qui caractérise les biens immatériels, les systèmes de protection en place favorisent les comportements opportunistes d’appropriation à des fins privées qui peuvent affecter la création, le développement et la diffusion d’un produit ou d’un service donné.

Ces réflexions émergent actuellement à propos de la lutte contre le changement climatique. À l’instar de la nécessité de développer des technologies moins polluantes ou non polluantes, le transfert de technologie est indispensable pour que les pays en développement puissent mettre en place des politiques industrielles, énergétiques et agricoles qui limitent la croissance de leurs émissions, puis la réduise. L’UNFCCC et le Protocole de Kyoto encouragent le transfert de technologie, comme avant eux les accords de l’OMC et de nombreux traités internationaux. Dans les faits pourtant, qu’il s’agisse de technologies non polluantes ou de technologies d’une toute autre nature, les transferts de technologies sont extrêmement limités entre pays industrialisés et pays en développement, et la propriété intellectuelle représente souvent un véritable obstacle. C’est pourquoi, dans le cadre des négociations pour le traité de Copenhague, les pays en développement revendiquent notamment l’application du droit à suspendre la propriété intellectuelle lorsque cela est nécessaire.

Le système actuel de propriété intellectuelle entraîne et entretient ainsi des discriminations fortes entre pays, entre classes d’individus, ou entre individus. Certaines populations, comme les aveugles et mal-voyants, sont en raison de handicaps particuliers plus exposées aux inégalités que crée le système de protection de la propriété intellectuelle. Dans le même temps, ces situations particulières soulèvent des problèmes ou dysfonctionnements qui concernent également d’autres catégories de populations.

Les discriminations produites par le système de propriété intellectuelle touchent d’autant plus de monde que le champs de ce qui est concerné par la propriété intellectuelle s’étend ––au vivant par exemple. En Inde, comme dans un certain nombre de pays en développement, des agriculteurs se sont mobilisés contre les droits privés sur les semences et le vivant en général et contre la biopiraterie qui permettent à une dizaine de firmes multinationales (comme Monsanto, Syngenta, Bayer and Dow Chemical) de devenir progressivement propriétaire de la biodiversité pourtant nécessaire à la sécurité alimentaire des populations des pays en développement.


Le terme de propriété intellectuelle a été créé et son utilisation s’est répandue à partir du milieu des années 1960. Il suggère une analogie avec la propriété physique qui a progressivement conduit le législateur à aborder brevets, marques et droits d’auteur comme s’il s’agissait d’objets physiques. Réussir à imposer ce terme a signé le succès de l’offensive stratégique menée par les détenteurs de droits – industries pharmaceutiques, industries du divertissement et de la culture. La construction même du terme est en soit une entreprise idéologique favorisant le renforcement des droits de certains ou de certains types de droits. Il s’agit tout à la fois d’élargir le champ de ce que l’on protège, en rognant de plus en plus sur le domaine public, d’allonger la durée des protections tout en inventant de nouvelles formes de monopoles (exclusivité des données, etc.).

Le mouvement lancé par les détenteurs de droits exclusifs depuis la fin des années 1970 n’a eu de cesse de complexifier un système qui se montre à la fois de plus en plus englobant et de plus en plus rigide. La stratégie menée conjointement par les pouvoirs publics et les détenteurs de droits est globalement, à l’image de la nouvelle loi Hadopi en France, de renforcer l’arsenal juridique tout en développant la répression des comportements. La répression du téléchargement est l’un des exemples les plus emblématiques de l’ampleur nouvelle qu’a pris cette tendance dans les pays riches. Ainsi en France un usager du peer-to-peer a récemment été condamné à 10 000 € d’amende. La répression s’exerce dans de nombreux pays sous de nombreuses formes : descentes policières contre les vendeurs de rues (présents de Manille à New York), confiscation d’ordinateur aux frontières, saisie de médicaments par les douanes, action en justice contre des professeurs trop zélés dans leur mission d’éducation et de démocratisation du savoir.

Ce système concourt à limiter l’accès à de nombreux produits dont des produits de santé vitaux. Il renforce les inégalités d’accès aux connaissances et aux savoirs, ce qui nuit au développement et à la cohésion sociale. Par les déséquilibres qu’il établit entre droits des détenteurs de brevets et droits des individus ou des sociétés, il est responsable du développement de pratiques anticoncurrentielles qui imposent des dépenses injustifiées aux individus comme aux sociétés. Alors qu’il est en théorie au service de la création, il renforce ou au minimum ignore les obstacles croissants que rencontrent les auteurs, artistes et inventeurs pour la création et l’innovation dérivée, tandis que les mécanismes supposés rémunérer les individus et communautés créatives, mais qui sont dans les faits inefficaces et injustes pour les créateurs comme pour les consommateurs, perdurent. En favorisant la concentration et le contrôle de la « propriété intellectuelle », il nuit au développement, à la diversité culturelle et au fonctionnement démocratique des institutions et des sociétés. Les mesures techniques destinées à forcer l’exécution des droits de propriété menacent les exceptions fondamentales sur les droits d’auteur qui bénéficient aux personnes atteintes de handicaps, aux bibliothèques, aux éducateurs, aux auteurs et consommateurs, tandis qu’elles mettent en danger la protection des données personnelles et les libertés. D’une façon générale, on peut s’interroger sur la légitimité de l’exclusivité lorsque celle-ci contrevient au droit à l’information, favorise le monopole privé sur le savoir et le patrimoine commun de l’humanité, niant ainsi l’utilité sociale du partage et le caractère relationnel de la création et limitant l’économie du savoir au bénéfice d’une partie limitée de la population mondiale.

De nouveaux modes de production et de nouveaux modèles industriels émergent avec les technologies digitales et l’Internet. Ceci affecte la création, la fabrication, la circulation et la valorisation des produits et services issus de la connaissance. Se pose la question de savoir comment ces évolutions s’opèrent, par quels principes elles sont guidées, si elles accroissent ou au contraire peuvent réduire les inégalités, quelle place elles font au non marchand, quels domaines elles lui confient, comment se redessinent les échanges au cœur même du système marchand. Pour l’heure, les nouvelles formes de production, de travail et de collaboration, plus propices à la création dans l’environnement digitale et avec l’Internet sont freinées par le modèle qui repose sur la protection toujours accrue des droits de propriété intellectuelle et d’une façon générale au modèle propriétaire qui est appliqué. Elles mettent en évidence le caractère absurde et obsolète du système en place, autant qu’elles se heurtent à son inflexibilité et ses tendances jusqu’au-boutistes.

Les conflits actuels sur la propriété intellectuelle et les mobilisations autour de « l’accès aux savoirs » qui ont émergé ces 10 dernières années attestent de l’intérêt d’une approche qui privilégie la notion de « l’accès » comme enjeu de revendications. Pratiquement, de nombreuses réflexions ont lieu sur le développement d’alternatives pratiques au modèle actuel qui soient à la fois moins excluant, plus juste et plus efficace – nouveaux modèles de financement, de répartition, de rémunération, de collaboration et de partage, etc. Ces mobilisations nous proposent, au travers du prisme de l’accès, de penser les problèmes différemment pour traduire les conflits sous des formes politiques mais aussi pour penser de solutions nouvelles.

La question de l’accès aux savoirs est une question centrale pour toute politique de transformation écologique et sociale. Elle est déterminante à l’émancipation des personnes. Elle est essentielle pour préserver la biodiversité et éviter les prédations commerciales. Elle est fondamentale à la richesse de l’innovation et aux transferts de technologies indispensables pour répondre aux crises et assurer le développement des sociétés.

Lectures connexes sur le Framablog




L’éloquence du président Lula en faveur d’un Brésil et d’une société plus libres

« Maintenant que le plat est servi, il est très facile pour nous de manger. Mais préparer ce plat n’a pas été un jeu d’enfant.
Je me souviens de notre première réunion, où je ne comprenais absolument rien au langage employé, et il y avait une tension palpable entre ceux qui défendaient l’adoption du logiciel libre au Brésil et ceux qui estimaient que nous devrions continuer comme avant, garder les mêmes habitudes, acheter, payer l’intelligence des autres et, grâce à Dieu, c’est le parti du logiciel libre qui l’a emporté dans notre pays.
Car nous devions choisir : ou nous allions dans la cuisine préparer le plat que nous voulions manger, avec l’assaisonnement que nous voulions y mettre, et donner un goût brésilien à la nourriture, ou nous mangerions ce que Microsoft voulait vendre aux gens. Et, c’est tout simplement l’idée de la liberté qui l’a emporté. »

Ainsi s’exprimait l’été dernier rien moins que le président de la République d’un des plus grands pays au monde, dans un discours dont vous comprendrez aisément pourquoi nous fait l’effort de traduire et sous-titrer sa vidéo (j’en profite pour saluer et remercier chaleureusement notre petit équipe de traducteurs lusophones).

Il s’agissait donc du président brésilien Lula, venu inaugurer le 24 juin 2009 à Porto Alegre le dixième Fórum Internacional Software Livre. L’allocution, prononcée sans notes s’il vous plaît, dure une vingtaine de minutes et va bien au delà du simple extrait ci-dessus.

Le logiciel libre a évidemment besoin de toutes ces petites fourmis qui développent et qui diffusent. Mais Il a également besoin de ces hommes d’États éclairés et éclairants.

Ce n’est qu’un discours mais il a valeur de symbole. Merci à ce pays, à son président et à tous ceux qui le conseillent et travaillent autour de lui. L’Histoire retiendra que vous fûtes parmi les pionniers à avoir compris en si haut lieu l’importance d’aborder ce nouveau millénaire en offrant aux gens le plus d’opportunités possibles pour qu’ensemble s’épanouissent leur créativité.

Nous sommes tous des Brésiliens libres ?

—> La vidéo au format webm

Réalisation TV Software Livre – Licence Creative Commons By-Sa

Discours inaugural du président brésilien Lula

Fórum Internacional Software Livre – 24 juin 2009
(Traduction, sous-titrage et édition vidéo Framalang : Michaël Dias, Thibaut Boyer et Yostral)

Je veux saluer notre cher camarade Marcelo Branco, coordinateur général du 10ème Forum international du logiciel libre. Je veux saluer les camarades des institutions publiques brésiliennes qui sont ici. Je vois en face de moi la Banque du Brésil et le Serpro.

Je veux saluer les invités étrangers. Je veux saluer ce petit enfant qui est là-bas sur des genoux et qui doit se demander ce que nous faisons là et pourquoi ses parents l’ont amené ici. Un jour, il le saura…

Et je veux saluer une personne qui est ici en particulier, Sérgio Amadeu (responsable des premières actions en faveur du logiciel libre au gouvernement brésilien).

Car maintenant que le plat est servi…

Je veux également saluer le camarade Tigre, notre président de la Fédération de l’Industrie du Rio Grande do Sul.

Maintenant que le plat est servi, il est très facile pour nous de manger. Mais préparer ce plat n’a pas été un jeu d’enfant.

Je me souviens de notre première réunion, à la Granja do Torto, où je ne comprenais absolument rien au langage qu’employaient ces personnes, et il y avait une tension palpable entre ceux qui défendaient l’adoption du logiciel libre au Brésil et ceux qui estimaient que nous devrions continuer comme avant, garder les mêmes habitudes, acheter, payer l’intelligence des autres et, grâce à Dieu, c’est le parti du logiciel libre qui l’a emporté dans notre pays.

Car nous devions choisir : ou nous allions dans la cuisine préparer le plat que nous voulions manger, avec l’assaisonnement que nous voulions y mettre, et donner un goût brésilien à la nourriture, ou nous mangerions ce que Microsoft voulait vendre aux gens. Et, c’est tout simplement l’idée de la liberté qui l’a emporté.

Je voudrais vous raconter quelque chose ici, pourquoi, dans mon esprit, c’est le choix du logiciel libre qui l’a emporté.

Vous savez que je n’ai jamais été communiste. Lorsqu’on me demandait si j’étais communiste, je répondais que j’étais tourneur ajusteur. Mais j’ai des camarades extraordinaires qui ont participé à la lutte armée dans ce pays, des camarades qui ont appartenu aux partis et aux courants idéologiques les plus différents qui soient, tous des camarades extraordinaires.

J’avais un frère plus âgé qui, toute sa vie, a essayé de me faire adhérer au Parti, et mon frère m’amenait tous les documents qui avaient été écrits et édités depuis 150 ou 200 ans. Mon frère voulait que j’apprenne Le Manifeste par cœur, il voulait que je lise et relise Le Capital, il voulait que je critique tout cela, et moi, je disais à mon frère : « Chico, tout cela a été écrit il y a si longtemps. N’est-il pas maintenant temps pour les gens de commencer à produire de nouvelles choses ? »

Et quand le Mur de Berlin est tombé, j’ai été heureux car cela allait permettre à la jeunesse de pouvoir réfléchir, écrire de nouvelles choses, élaborer de nouvelles théories, car on avait l’impression que tout était déjà construit et que plus rien ne pourrait être différent.

Le logiciel libre est un peu cela, c’est-à-dire donner aux gens l’occasion de faire de nouvelles choses, de créer de nouvelles choses, de valoriser l’individualité des personnes.

Car il n’y a rien qui ne garantisse plus la liberté que de garantir votre liberté individuelle, que de permettre aux gens d’exprimer leur créativité, leur intelligence, surtout dans un pays nouveau comme le Brésil, où la créativité du peuple est probablement, sans aucun mépris pour les autres peuples, la plus importante du XXIe siècle.

En effet, je pense que notre gouvernement a déjà fait beaucoup, mais notre gouvernement aurait pu faire plus.

Nous sommes un gouvernement très démocratique. Je ne crois pas qu’il y ait un gouvernement au monde qui exerce la démocratie comme le fait notre gouvernement. Je ne le crois pas. Je ne crois pas qu’il y ait au monde quelqu’un qui débatte autant, qui discute autant que notre gouvernement. Et cela complique parfois les choses, n’est-ce pas, Tarso ? Nous devons parfois écouter une fois, deux fois, trois fois, car, comme je suis un analphabète à propos de l’Internet… mes enfants sont des experts pour moi.

Car Internet est une chose fantastique, Olívio, c’est la première fois que les petits enfants sont plus malins que les grands-parents. C’est la première fois.

Autrefois, du fait que vous étiez plus vieux, vous vouliez vous imposer sur tout, n’est-ce pas ? Le fils ne pouvait parler quand vous étiez en réunion, vous ne pouviez pas intervenir dans une discussion d’adultes.

Aujourd’hui, non. Aujourd’hui, il y a deux adultes en train de discuter avec un gamin à côté d’eux, et les adultes disent : « Comment est-ce qu’on change de chaîne sur la télé ? », avec deux télécommandes que les gens ne savent pas utiliser correctement. Et le gamin de huit ans y va, il bidouille, il tripote…

Louer la maison, payer le loyer, l’électricité, l’eau (sur Internet)…

Je pense donc que nous sommes en train de vivre une période révolutionnaire pour l’humanité, où la presse n’a plus le pouvoir qu’elle avait il y a quelques années, l’information n’est plus une chose exclusive où les détenteurs de l’information pouvaient faire un coup d’État, l’information n’est plus une chose privilégiée.

Le journal du soir est maintenant dépassé face à Internet, l’émisssion de radio, qu’elle soit en direct ou enregistrée, est dépassée face à Internet. Le journal du soir a l’air très vieux face à Internet, et il a l’air si vieux que tous les journaux ont créé des blogs pour informer ensemble, avec les internautes du monde entier.

Et bien, ces choses, nous ne savons pas jusqu’où vont aller toutes ces choses, nous ne le savons pas.

Je sais que chaque fois que je discute avec vous, j’imagine que si ma génération était aussi intelligente et créative que la vôtre, nous serions bien meilleurs que ce que nous sommes aujourd’hui, car l’appareil public est une chose compliquée. Il est plein de vices, de règles, vous savez, qui datent de l’époque impériale. Et vous, vous faites bouger ces choses.

Un bureaucrate, lui, a un manuel, et le manuel dit seulement ce qu’il peut faire ou ne pas faire. Si vous lui présentez quelque chose de nouveau, il reste interdit. Il n’est pas capable de dire : « Bon, j’ai ici quelque chose de nouveau, je vais essayer d’agir », non. Il dit s’il peut ou pas.

Et tout cela a pris du temps pour que le gouvernement commence à créer les conditions pour arriver à la situation d’aujourd’hui. Le logiciel libre est donc une possibilité pour que cette jeunesse réinvente des choses qui ont besoin d’être réinventées.

De quoi a-t’on besoin ? D’opportunités.

Nous pouvons être certains d’une chose, camarades, c’est que dans ce gouvernement, il est interdit d’interdire.

Dans ce gouvernement… Ce que nous faisons dans ce gouvernement, c’est discuter. Les chefs d’entreprise savent combien nous discutons, sans animosité, ni agressivité, sans chercher à combattre l’interlocuteur, non ! Il s’agit de débattre, de renforcer la démocratie et de l’amener jusqu’au bout.

Car ce pays est encore en train de se découvrir lui-même, car durant des siècles, on nous a traités comme si nous étions des citoyens de seconde zone, nous devions demander l’autorisation pour faire des choses, nous pouvions seulement faire ce que les États-Unis nous autorisaient à faire, ou ce qu’autorisait l’Europe.

Et notre estime de nous est en hausse aujourd’hui. Nous apprenons à nous aimer nous-mêmes. Nous sommes en train de découvrir que nous pouvons faire des choses. Nous sommes en train de découvrir que personne n’est meilleur que nous. Les autres peuvent être semblables, mais meilleurs non, ils n’ont pas plus de créativité que nous.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’opportunités.

Cette loi qui est là, cette loi qui est là, ne cherche pas à corriger les abus d’Internet. Elle souhaite en réalité censurer. Ce dont nous avons besoin, camarade Tarso Genro, c’est peut-être de modifier le Code Civil, c’est peut-être de modifier certains choses. Ce dont nous avons besoin, c’est de responsabiliser les personnes qui travaillent sur le numérique, sur Internet. C’est de responsabiliser, mais pas d’interdire ou de condamner.

C’est l’intérêt de la police de faire une loi qui permette d’entrer chez les gens pour savoir ce qu’ils sont en train de faire, et même de saisir les ordinateurs. Mais ce n’est pas notre intérêt, ce n’est pas possible.

Je voulais donc, mon cher Marcelo, vous dire qu’aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’en ont pensé mes camarades, pour moi, aujourd’hui a été un jour magnifique, magnifique, car j’ai un conseiller spécial, qui s’occupe de la question numérique, un ami de Marcelo, j’ai… Le gouvernement a dix ministres qui parlent d’implantation numérique.

Implantation numérique sont les mots les plus « sexys» du gouvernement, vous savez ? Les mots les plus « sexys », tout le monde les prononce.

J’avais donc besoin d’un coordinateur qui parle un langage rien que pour moi, et j’ai mis le camarade César Alvarez, qui est un habitant d’ici, du Rio Grande do Sul, un supporter du club de foot l’Internacional, qui vient juste de faire match nul contre le Corinthians mercredi, pour le plus grand plaisir des gaúchos. Olívio Dutra est conseiller et je lui ai demandé d’en parler avec les dirigeants de l’International : « le score est de zéro à zéro, c’est bon pour nous, Olívio, il n’y a aucun problème ! »

Mais avec cette coordination, nous essayons d’avancer.

Je voulais seulement vous dire une chose Écoutez, il ne me reste plus qu’un an et demi de mandat, plus qu’un an et demi. C’est important que vous observiez ce que nous avons fait et qui a besoin d’être perfectionné. Et il faut que vous observiez ce que nous ne sommes pas encore parvenus à faire, et que vous nous aidiez à le faire.

Car le problème du gouvernement n’est pas toujours un problème d’argent. Les gens jonglent parfois avec des centaines d’activités, et ces nouveautés passent alors au second plan, et c’est pour cela que nous avons une coordination.

Et nous allons voir, camarades, si, avec tous ces chiffres que Dilma a mis à votre disposition dans le but de faire entrer ce pays dans l’ère numérique, de faire que en sorte que les enfants de la banlieue aient les mêmes droits, le même accès à Internet, que les enfants de riches, de pouvoir s’informer, de pouvoir se déplacer librement dans ce monde qu’est Internet, nous pouvons y parvenir.

Soyez sûr d’une chose, Marcelo : nous ne connaissons pas tout, nous n’en connaissons qu’une partie. Tout seul, peut-être que vous non plus vous ne connaissez pas tout, vous ne connaissez qu’une partie. Mais si chacun de vous partage un peu de ce qu’il sait, on pourra construire un tout qui manque aux gens, pour définitivement et véritablement d?mocratiser ce pays, et pour que tous soient libres d’agir pour le bien.

La majorité est faite de gens biens. Nous n’allons pas nous énerver parce que de temps en temps un fou dit quelque chose. Il y a même un site qui propose la mort de Lula.

Ce n’est pas un problème, ceux qui proposent la vie sont infiniment plus nombreux. Infiniment plus nombreux.

Je voulais donc vous proposer d’entrer dans ce « couloir polonais » et de voir cette palette extraordinaire de garçons et de filles qui, je pense, ont tous moins de 25 ou 30 ans.

Pour que les gens puissent sortir d’ici et dire haut et fort : « Ce pays s’est finalement trouvé lui-même. Ce pays a finalement le goût de la liberté d’information ».

Je vous embrasse et vous souhaite de passer un bon Xème Forum du Logiciel Libre.

l’auditoire : logiciel libre ! logiciel libre !




Économie Sociale et Logiciels Libres : Le temps de l’alliance ?

Rolands Lakis - CC byVoici un article de Bastien Sibille susceptible de ne pas laisser notre lectorat indifférent.

Voir en effet le logiciel libre comme « un rempart contre la tentation hégémonique du capitalisme », et qui devrait donc par là-même s’allier à l’économie sociale afin de ne pas perdre « son potentiel émancipateur » et participer de concert à « la reconquête des biens communs », est un point de vue dont l’adhésion est certaine mais pas forcément totale.

L’occasion d’en débattre donc ensemble après lecture[1].

Bastien Sibille est coordonateur de l’Association Internationale du Logiciel Libre (Ai2L) pour l’Économie Sociale. Un article qui fait écho à Sébastien Broca : Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective et qui revisite une nouvelle fois la différence d’approche entre « logiciel libre » et « open source ».

Économie Sociale – Logiciels Libres, le temps de l’alliance

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Bastien Sibille – novembre 2009 – version 2.0
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Deux mondes co-existent qui dressent des remparts contre la tentation hégémonique du capitalisme : l’un est ancien et puise ses racines dans le XIXe siècle industriel – le monde de l’économie sociale (coopératives, mutuelles, associations…) ; l’autre est plus jeune et tisse ses réseaux dans le XXIe siècle informatique – le monde du logiciel libre. Si les communautés du libre et les entreprises d’économie sociale se connaissent et se côtoient depuis plus d’une décennie, elles ne voient pas souvent combien leurs luttes sont proches. Le temps est venu de dire la proximité de ces luttes et l’urgence de leur alliance.

Raisons de l’alliance

Depuis une vingtaine d’années des communautés d’informaticiens, puis des entreprises informatiques, ont développé ce qu’on appelle des « logiciels libres ». Les logiciels libres sont des logiciels que l’on peut librement exécuter, étudier, modifier et diffuser autour de soi. Ils s’opposent aux logiciels propriétaires dans la mesure où leur code est « ouvert » alors que celui des logiciels propriétaire est « fermé ». L’ouverture est à la fois technique et juridique. Sur le plan technique, le code source des logiciels libres est « lisible » par des êtres humains alors que celui des logiciels propriétaires est distribué en langage machine, ce qui le rend illisible même par les informaticiens. Sur le plan juridique, les logiciels libres sont protégés par des « licences libres » qui assurent qu’ils ne pourront jamais être privatisés et resteront un bien commun.

Les principes qui encadrent la production, la distribution et l’usage des logiciels libres présentent d’importantes synergies avec les principes de l’économie sociale. Il faut tout d’abord relever une synergie dans le rapport à l’accumulation du capital entre les entreprises d’économie sociale et les communautés du libre. Un logiciel, parce qu’il est l’accumulation du travail des femmes et des hommes qui l’ont modelé, est un capital – un capital immatériel. Les licences propriétaires organisent la rémunération de ce capital immatériel: chaque fois qu’il est dupliqué et vendu, il génère un gain sans qu’un travail supplémentaire n’ait été fourni. Dans le cas des logiciels libres, point de rémunération du capital : seul le travail paie. Voilà un premier trait qui place les logiciels libres tout proche des luttes historiques de l’économie sociale.

Ensuite, les modes de production du libre respectent au moins trois autres piliers fondamentaux des entreprises d’économie sociale.

  • La liberté d’entrée et de sortie : un homme entre librement dans une association, et en sort tout aussi librement. Cette liberté est très présente dans la philosophie et la pratique des logiciels libres : tout utilisateur qui le souhaite peut entrer dans le code, l’utiliser, et en sortir librement.
  • Le principe démocratique : un homme = une voix. Cette liberté fondamentale du fonctionnement des associations est à l’œuvre dans les logiciels libres : tout utilisateur du code peut prendre part à la création ou à la modification du code. Les communautés d’usagers des logiciels libres prennent ainsi part à leur amélioration en indiquant aux développeurs les bugs qu’ils ont repérés. Nous sommes ici à l’opposé des modes de production des logiciels propriétaires, dans lesquels quelques informaticiens décident pour tous du fonctionnement du logiciel.
  • L’impartageabilité des réserves pour finir. Lorsqu’un ensemble de femmes et d’hommes créent une richesse logicielle, lorsqu’ils écrivent ensemble le code informatique puis décident de le protéger par une licence libre, ils s’assurent que la richesse produite ne pourra être privatisée : le code restera ouvert à tous. Personne ne pourra se l’approprier. La richesse immatérielle placée sous licence libre ne peut que rester commune.

Urgence de l’alliance

L’alliance des entreprises d’économie sociale et des communautés du libre est une nécessité stratégique. L’intensification de l’usage, depuis les années 1980, de la micro-informatique – traitements de textes, tableurs, agendas – et, depuis le milieu des années 1990, des réseaux informatiques – courriels, sites internet, intranet, prestation de services et paiements en ligne – ont conduit les entreprises d’économie sociale à dépendre de plus en plus fortement des logiciels informatiques. Aujourd’hui, ces logiciels sont majoritairement produits par des entreprises capitalistes. Ces entreprises organisent la rémunération de leurs investissements en « fermant » le code des logiciels, de manière à ce que (1) ceux qui veulent s’en servir soient obligés de les acheter, et (2) ceux qui veulent lire les fichiers créés par ces logiciels soient obligés d’acquérir les logiciels.

Les logiciels propriétaires sont des chevaux de Troie de l’économie capitaliste placés au cœur des entreprises d’économie sociale. Leur utilisation par les entreprises d’économie sociale est extrêmement préoccupante. D’abord parce qu’elle signifie que les structures d’économie sociale reposent, pour une très large partie de leurs activités, sur des outils informatiques qui, de par leur mode de production et leur architecture, ne correspondent pas à leur valeurs. Ensuite parce qu’il rend les structures d’économie sociale dépendantes d’entreprises capitalistes. Au-delà de l’incohérence de valeurs, cette dépendance est inquiétante. Elle signifie, par exemple, que toute la mémoire informatique (l’ensemble des fichiers textes, des images, des tableurs) des entreprises d’économie sociale dépend, pour son utilisation future, de la survie ou du bon vouloir des entreprises capitalistes qui produisent les logiciels.

Aujourd’hui, l’indépendance des structures d’économie sociale vis-à-vis des éditeurs capitalistes du code informatique est possible. Les logiciels libres offrent aux structures d’économie sociale une alternative puissante.

  • Elle est puissante d’abord parce que le code libre est un code pérenne: il pourra toujours être repris, retravaillé, remodelé pour coller au mieux aux besoins des structures qui le déploient.
  • Elle est puissante aussi parce que le code libre est un code solide: dans la mesure où il est ouvert, tous les acteurs compétents de la communauté du libre participent à son amélioration. C’est l’assurance que ses faiblesses sont vite repérées et corrigées.
  • Elle est puissante ensuite parce que le code libre est un code solidaire : les logiciels développés par certaines structures d’économie sociale pourront bénéficier à d’autres. En ayant la possibilité de librement distribuer les logiciels qu’elle utilise, une structure d’économie sociale facilite ses communications électroniques avec des structures partenaires et notamment avec des partenaires qui n’auraient pas eu les moyens d’acheter les logiciels.
  • Elle est puissante enfin parce qu’elle permet aux structures d’économie sociale d’utiliser, dans leurs actions quotidiennes, des outils informatiques qui sont cohérents avec les valeurs pour lesquelles elles se battent. De la même façon que les entreprises d’économie sociale se sont dotées d’instruments financiers et juridiques spécifiques, il est urgent qu’elles se dotent d’instruments informatiques qui respectent leurs principes.

Une alliance est nécessairement un mouvement à au moins deux sens. Les raisons qui encouragent les communautés du libre à s’allier à l’économie sociale ne sont pas moins fortes que celles qui poussent les structures d’économie sociale à adopter les logiciels libres.

Équiper les entreprises d’économie sociale en logiciels libres, c’est équiper des entreprises dont les modes de fonctionnement et de travail sont proches des modes de production des logiciels libres : la coopération, le travail en réseau, le bénévolat sont des éléments particulièrement présents dans le quotidiens des structures d’économie sociale. Les logiciels libres y sont donc soumis à un usage intensif par des utilisateurs plus promptes que d’autres à signaler les bugs aux communautés et à leur faire bénéficier des amélioration des logiciels. Il y a fort à parier que la qualité des logiciels libres augmentera substantiellement s’ils sont largement utilisés par les structures d’économie sociale. D’autre part, la force de frappe informatique des entreprises d’économie sociale est considérable. De nombreuses entreprises d’économie sociale mobilisent des services informatiques importants tant par le nombre d’informaticiens qui y travaillent que par les développements qu’ils ont produits. En s’alliant à l’économie sociale, les communautés du libre pourront compter sur la puissance de feu informatique de celle-ci.

Les logiciels libres et l’économie sociale sont des mouvements d’émancipation. En s’alliant à l’économie sociale, le mouvement du libre rejoint une force de progrès et de justice susceptible de le porter vers de nouveaux horizons ; il rejoint une lutte historique ancienne, profondément enracinée dans nos sociétés, capable de mobiliser des réseaux étendus et variés. Autrement dit, en s’alliant à l’économie sociale, le mouvement du libre intègre un mouvement plus vaste que lui sur lequel il pourra s’appuyer pour continuer à construire sa légitimité.

Ce n’est pas tout. Les communautés du libre sont aujourd’hui à un tournant : la qualité de leur production logicielle les conduit à être de plus en plus au cœur des stratégies de très grandes entreprises informatiques. Le libre d’hier n’est plus le libre d’aujourd’hui, et l’esprit de ses pionniers pourrait bientôt n’y plus rayonner que marginalement. Les enjeux capitalistes commencent à imprimer sensiblement leur marque sur les projets de logiciels libres : le risque est que la réussite du libre ne dissolve son potentiel émancipateur. Ici, l’alliance des communautés du libre avec les structures d’économie sociale prend toute sa dimension – elle assure que le succès du libre ne se fera pas au détriment de son sens politique profond.

Enjeux de l’alliance

Il faut enfin dire qu’une prise de position forte en faveur des licences libres marque, pour les alliés, un engagement dans un débat beaucoup plus large. Dans un monde où les modes de productions sont de plus en plus tournés vers les biens immatériels, les enjeux socio-politiques liés à la propriété intellectuelle deviennent cruciaux et ne s’arrêtent pas aux seuls logiciels. Le brevetage des génomes des plantes et des animaux, des molécules actives des médicaments ou l’augmentation de la durée du droit d’auteur applicable aux œuvres d’art sont des exemples de la violence des mécanismes actuels de privatisation de l’immatériel. La propriété intellectuelle est ainsi au cœur des luttes présentes et futures dans des champs aussi variés que l’agriculture, la santé ou l’art.

En prenant une position claire en faveur des logiciels libres, des licences libres et des modes de production et de diffusion des produits de l’esprit qu’elles organisent, les communautés du libre et les entreprises d’économie sociale s’engagent dans un combat plus vaste que le seul domaine informatique : celui de la reconquête des biens communs. Ce combat est crucial pour l’avenir nos sociétés.

Notes

[1] Crédit photo : Rolands Lakis (Creative Commons By)




Sébastien Broca : Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective

Woallance3 - CC byNotre énergie, enthousiasme et optimisme ne doivent pas nous faire oublier les deux principaux écueils qui menacent en permanence ce blog, et peut-être aussi par extension toute la dite « Communauté du Libre ».

Le premier est la tentation d’enjoliver la situation et d’alimenter ainsi une mythologie, voire même une idéologie. Du côté open source, on n’aura de cesse de venter la qualité des logiciels libres, les vertus d’une organisation en mode « bazar et les formidables opportunités économiques offertes par le service autour du logiciel libre. Tandis que du côté free software, on mettra l’accent sur une éthique et un ensemble de valeurs, ainsi synthétisés non sans emphase par Richard Stallman en ouverture de ses conférences : « Je puis résumer le logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité ».

Le second écueil consiste à croire, ou feindre de croire, que le modèle proposé par les logiciels libres est reproductible en dehors de la sphère informatique, l’exemple emblématique étant la « culture libre », dont nous serions bien en peine d’en proposer une définition exacte. Certains vont même jusqu’à voir dans ce modèle une possible alternative globale pour nos sociétés, qualifiées, peut-être trop vite d’ailleurs, de sociétés de l’information.

C’est pourquoi nous avons lu avec beaucoup d’intérêt le long mais passionnant article de Sébastien Broca « Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective » (paru initialement dans la Revue tic&société – Société de l’information ? Vol. 2, N° 2, 2008). Article que nous avons reproduit ci-dessous d’abord parce qu’il n’a peut-être pas eu toute l’attention qu’il méritait mais aussi telle une invitation à débattre ensemble des arguments avancés dans les commentaires.

Sébastien Broca est allocataire de recherche au Cetcopra (Univerisité Paris 1) où il réalise un doctorat de sociologie. Il résume ainsi son propos :

Cet article interroge la manière dont le mouvement du logiciel libre se trouve constitué dans de nombreux discours en modèle d‘avant-garde de transformations sociales globales. Je montre ainsi comment l’on passe d’une pratique singulière, mise en œuvre par les communautés du libre, à des théories sociologiques, économiques ou philosophiques, qui s’en inspirent largement. Je m’appuie pour ce faire sur les ouvrages récents de Pekka Himanen, Yann Moulier Boutang, Antonio Negri et Michael Hardt. J’essaie ensuite de mettre en lumière certaines difficultés relatives aux démarches de ces auteurs : généralisation abusive à partir de l’exemple du logiciel libre, et oubli des spécificités des divers domaines de la vie sociale.

Le frontispice du Framablog est orné de la citation suivante : « …mais ce serait l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code »[1]. C’est une question ouverte dont nous sentons bien, même confusément, l’extraordinaire potentiel. Encore faudrait-il être capable de l’affiner régulièrement avec lucidité et ne pas emprunter certaines postures peut-être parfois trop simplistes eu égard à la complexité du monde bien réel qui nous entoure…

PS : Pour un meilleur confort vous pouvez également lire ou imprimer la version PDF de l’article.

Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective

URL d’origine du document

Sébastien Broca – Revue tic&société – Société de l’information ? Vol. 2, N° 2, 2008
Mis à jour le 7 mai 2009 – Licence Creative Commons By-Nc-Nd

Introduction

Depuis une quinzaine d’années, le mouvement du logiciel libre a connu un développement fulgurant, mettant fortement en question la prééminence des logiciels propriétaires développés par les grandes entreprises du secteur informatique. Dans le même temps, certains intellectuels ont érigé ces bouleversements en symboles de transformations sociales plus générales, attendues ou espérées. En témoignent les occurrences nombreuses des références à la « démocratie open source », à « l’économie open source », voire à la « société open source ». Cette tendance à faire du mouvement du logiciel libre un des laboratoires où se préparerait la société du futur semble devoir nous interpeller à plus d’un titre. Elle incite d’une part à s’interroger sur le bien-fondé d’une démarche intellectuelle prenant appui sur une pratique spécifique, pour fonder un discours théorique à valeur générale et/ou prospective. Elle invite d’autre part à mener une réflexion critique sur les nouvelles grilles d’analyse, censées rendre compte des spécificités de notre époque.

Nous commencerons ainsi par retracer brièvement l’histoire du mouvement du logiciel libre, et par en rappeler les enjeux. Nous essaierons ensuite de montrer comment, sous l’effet d’un double mouvement d’idéalisation des pratiques et de généralisation de leur portée, les communautés du libre se trouvent présentées, dans un certain nombre de discours contemporains, comme porteuses d’un véritable modèle social d’avant-garde. Nous nous efforcerons aussi d’interroger les limites de ces discours, qui tendent à observer notre époque à travers le prisme unique du développement de pratiques de collaboration horizontales médiatisées par Internet.

1. Histoire et enjeux du mouvement du logiciel libre

1.1. Une brève histoire du libre

Le mouvement du logiciel libre se comprend comme une réaction aux changements intervenus dans l’industrie informatique au tournant des années 1970-1980, au moment où apparaît l’ordinateur personnel. Jusqu’à cette date, les utilisateurs et les programmeurs sont souvent les mêmes personnes, et à quelques exceptions près, ils peuvent librement modifier les logiciels, quand bien même ceux-ci sont soumis au copyright. Comme l’explique Eben Moglen,

dans la pratique, les logiciels pour supercalculateurs étaient développés de manière coopérative par le constructeur de matériel dominant et par ses utilisateurs techniquement compétents (Moglen, 2001, p. 160).

La situation évolue au début des années 1980. De nombreuses sociétés informatiques décident alors d’imposer des logiciels propriétaires, de privatiser du code auparavant libre, et de soumettre leurs informaticiens à des clauses de confidentialité[2].

Pour mesurer ces bouleversements, il faut savoir qu’un logiciel se présente sous deux formes. La première, dite version exécutable ou compilée, est écrite en « binaire ». C’est celle qui est lue par l’ordinateur, et elle n’est pas compréhensible pour un humain. La deuxième en revanche – appelée code source – n’est pas fonctionnelle, mais peut être appréhendée comme du « commentaire ». Écrite dans un langage de programmation compréhensible, elle explique aux développeurs comment fonctionne le programme. L’accès au code source est donc indispensable à qui veut opérer des modifications sur un logiciel. Or, c’est précisément cet accès qui se trouve fortement restreint par le mouvement de privatisation survenu au début des années 1980, qui empêche donc la communauté des informaticiens de collaborer pour améliorer les programmes.

C’est dans ce contexte que Richard Stallman, alors informaticien au laboratoire d’intelligence artificielle du MIT (Massachusetts Institute of Technology), décide en 1983 d’entreprendre la programmation d’un système d’exploitation entièrement « libre ». Il nomme celui-ci GNU (GNU is Not Unix), marquant ainsi sa volonté de se démarquer des nouvelles pratiques de l’informatique commerciale et de retrouver l’esprit coopératif d’antan. En 1985, il crée la Free Software Foundation pour faciliter le financement et le développement du projet. Les principes du logiciel libre sont formalisés en janvier 1989 dans la licence publique générale (GPL – General Public License). Celle-ci garantit aux utilisateurs quatre « libertés » : liberté d’utiliser le logiciel, liberté de le copier, liberté de le modifier (ce qui implique l’accès au code source), et liberté de le distribuer (y compris dans des versions modifiées). Tout logiciel respectant l’ensemble de ces « libertés » peut dès lors être considéré comme un « logiciel libre »[3].

Au début des années 1990, le projet GNU a abouti à l’écriture d’un système d’exploitation presque complet. Presque, car le noyau du système[4] fait encore défaut. Intervient alors la deuxième grande figure de l’histoire du logiciel libre : Linus Torvalds. À cette époque, cet étudiant finlandais de l’université d’Helsinki cherche à écrire un noyau, selon la légende pour pouvoir utiliser sur son ordinateur personnel les programmes sur lesquels il travaille dans le cadre de ses études. Il a alors l’idée brillante de rendre disponible sur Internet son travail inachevé, et d’inciter les informaticiens qui le souhaitent à le compléter. Grâce aux listes de diffusion et aux forums électroniques, des centaines puis des milliers de programmeurs en viennent à unir leurs efforts pour développer ce noyau, entre-temps nommé Linux. Bientôt, la combinaison des logiciels GNU et du noyau Linux donne naissance à un système d’exploitation complet : GNU/Linux, plus couramment appelé Linux.

Celui-ci a aujourd’hui acquis une solide réputation de fiabilité, et est devenu le concurrent principal de Windows. Il est emblématique de la réussite du logiciel libre, dont témoignent également Firefox, Apache, Open Office, et bien d’autres. Au fil des ans, ces succès ont éveillé l’intérêt des géants du secteur informatique, et ont favorisé une pénétration croissante des logiques économiques dans le monde du libre. Un exemple significatif est celui d’IBM. Alors que l’entreprise est en difficulté, ses dirigeants décident en 1999 de rendre libres de grandes quantités de lignes de code propriétaires, et de mettre en place des équipes pour travailler sur les projets Apache et Linux. Ce soutien à des projets libres est une réussite, et il s’amplifie à partir de 2002. Les bénéfices qu’en retire IBM sont en effet multiples : économies substantielles[5], réorientation de son activité vers de nouvelles offres de service[6], amélioration de son image…

1.2. L’idéologie du Libre

L’influence croissante des grands groupes informatiques a suscité d’importantes réserves et révélé quelques fractures parmi les défenseurs du logiciel libre. En témoigne notamment la controverse ayant éclaté à la fin des années 1990, suite au lancement de l’Open Source Initiative. Cette organisation est créée en 1998 pour promouvoir un label dissident (OSI approved), censé être moins contraignant que la licence GPL, et donc plus attractif pour le monde des affaires. L’initiative est condamnée par Richard Stallman et la Free Software Foundation, bien que dans les faits,la différence entre les deux labels devienne assez rapidement de pure forme[7]. Le débat – parfois virulent – entre les deux parties met en lumière la coexistence au sein du monde du libre de deux « philosophies » assez nettement opposées. Pour les partisans de l’open source, les logiciels libres doivent êtres défendus pour l’unique raison qu’ils sont meilleurs que les logiciels propriétaires ! À l’inverse, pour les défenseurs du free software et son fondateur Richard Stallman, la performance technologique est une préoccupation secondaire par rapport au mouvement social que représente le logiciel libre, et aux principes qu’il défend.

Par-delà son contenu, la controverse entre open source et free software révèle l’importance des discours de positionnement idéologique dans le milieu du libre. Le mouvement du logiciel libre est ainsi indissociable des discours produits par ses acteurs pour légitimer et promouvoir leur pratique de la programmation informatique. Ce trait est particulièrement marquant, s’agissant de la question de l’organisation des communautés de développeurs. Celles-ci sont souvent opposées aux structures pyramidales dominantes dans les sphères économiques et politiques (grandes entreprises, partis politiques, etc.). Elles sont décrites comme mettant en œuvre une organisation horizontale, reposant sur le partage de l’information et la coopération directe entre participants. Seuls les individus affectueusement nommés « dictateurs bienveillants » sont censés y tenir un rôle hiérarchique. Il s’agit d’une ou plusieurs personnes qui, en fonction du mérite qui leur est reconnu par la communauté, assurent pour chaque projet une fonction de direction, de coordination, et de sélection des contributions. Au sein du projet Linux, Linus Torvalds dirige ainsi la cellule chargée de choisir et d’assembler les modifications apportées au noyau du code source. À cette restriction près, l’idéal véhiculé par les partisans du logiciel libre est bien celui d’une communauté d’égaux, reposant sur le partage, la collaboration, et le jugement par les pairs.

Cette image est toutefois un peu trop parfaite pour ne pas fournir un reflet quelque peu déformé de la réalité. Il faut ainsi prendre garde à ce que le discours des défenseurs du logiciel libre peut avoir de militant, voire d’idéologique. Certaines études de terrain semblent ainsi démontrer que les structures hiérarchiques sont souvent plus fortes que ce que les acteurs eux-mêmes veulent bien admettre. Dans un travail réalisé en 2004, Thomas Basset montre ainsi, en étudiant le développement de la suite logiciels VideoLAN[8], qu’il existe un décalage important entre le discours des participants au projet et la réalité des pratiques. Bien que les développeurs mettent en avant l’idéal d’un « libre échange du savoir entre personnes égales (…) hors de toute structure hiérarchique » (Basset, 2003, p. 28), l’observation du chercheur met en lumière l’existence d’une forte hiérarchie informelle. Au moment de l’étude, le projet VideoLAN repose ainsi sur une distribution du travail très inégalitaire, encore renforcée par des « manœuvres volontaires de rétention de l’information » (Basset, 2003, p. 52) en contradiction flagrante avec les discours tenus.

De façon générale, il faut avoir en tête que le mouvement du logiciel libre a non seulement produit des réalisations de tout premier ordre (Linux, Apache, etc.), mais aussi – et c’est là presque aussi important – un ensemble de discours mettant en avant certaines valeurs et certains modes de fonctionnement. Or, ces discours fonctionnent parfois comme une véritable idéologie, contribuant à voiler la réalité des pratiques. Par ailleurs, s’il est vrai que cette idéologie du libre n’est pas parfaitement homogène et cohérente (c’est ce qui apparaît notamment à travers la controverse entre free software et open source mentionnée plus haut), il s’en dégage néanmoins certaines constantes : méfiance envers la hiérarchie, valorisation du mérite individuel, promotion d’une éthique de la collaboration. On insistera ainsi sur le fait que la valorisation simultanée du mérite individuel et de la collaboration n’est contradictoire que superficiellement. Le mode d’organisation des communautés du libre est précisément censé permettre à chacun de concilier une grande autonomie dans son travail avec une inscription dans un projet collectif. En effet, une organisation horizontale apparaît par définition peu susceptible de soumettre les individus au groupe, en ce qu’elle refuse toute forme de hiérarchie et de contrôle centralisé. Dans le même temps, elle permet à un grand nombre de relations de coopération de se nouer, dans la mesure où tout le monde peut potentiellement être en contact avec tout le monde. Si l’on suit l’idéologie du libre, il faut donc dire que la communauté, pour autant qu’en soient bannies les rigidités hiérarchiques et qu’y soit favorisée la collaboration, se présente comme le terrain le plus propice à révéler le mérite individuel. Que les choses soient plus compliquées en pratique est une évidence qu’il faut garder en tête. Néanmoins, il n’est pas exagéré d’affirmer que le mouvement du logiciel libre véhicule in fine une certaine idée des structures les plus aptes à assurer le plein épanouissement de l’individu et de la collectivité, dans le domaine de la programmation informatique voire au-delà.

2. Le logiciel libre comme modèle social d’avant-garde

Je voudrais désormais pousser le raisonnement plus loin, et examiner la manière dont certains intellectuels n’étant pas directement impliqués dans le milieu du logiciel libre, se sont emparés de cette thématique pour fonder leurs analyses d’un certain nombre de transformations sociales en cours. Autrement dit, je voudrais considérer des discours qui vont au-delà de ce que j’ai nommé l’idéologie du logiciel libre, dans la mesure où ils se présentent comme porteurs d’une analyse de portée générale sur l’évolution de nos sociétés. Ces discours tendent ainsi à reprendre l’idéalisation du logiciel libre véhiculée par ses acteurs, tout en étendant la portée du modèle à d’autres activités sociales. Le logiciel libre devient de la sorte un socle sur lequel se trouve bâtie toute une construction intellectuelle. Je développerai trois exemples pour appuyer ce propos.

2.1. Pekka Himanen : la propagation de « l’éthique hacker »

Le philosophe finlandais Pekka Himanen a consacré à « l’éthique hacker » un ouvrage au retentissement important, paru en France en 2001 : L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information[9]. Il y soutient queles pratiques et les valeurs du monde du logiciel libre ont donné naissance à « une nouvelle éthique du travail qui s’oppose à l’éthique protestante du travail telle que l’a définie Max Weber » (Himanen, 2001, p. 10). Cette nouvelle éthique se caractériserait par une relation au travail fondée sur la passion et l’intérêt personnel, et non sur le devoir moral et l’intérêt financier. Pour les hackers, le travail ne serait ainsi ni posé comme fin en soi indépendamment de son contenu, ni considéré comme simple moyen d’assurer sa subsistance ou sa richesse. L’important serait au contraire la satisfaction personnelle éprouvée dans la réalisation d’une tâche, devant être vécue comme intrinsèquement intéressante et gratifiante : « Les hackers font de la programmation parce que les défis qu’elle génère ont un intérêt intrinsèque pour eux » écrit ainsi P. Himanen (Ibid., p. 23). Il cite également Linus Torvalds, qui affirme que pour lui « Linux a largement été un hobby (mais un sérieux, le meilleur de tous) » (Ibid., p. 34).

Ce nouveau rapport au travail, qui repose sur une logique de développement de soi (Selbstentfaltung[10]), irait de pair avec un nouveau rapport au temps. Ainsi, pour les hackers, la distinction entre temps de travail et temps de loisir se trouverait brouillée, au profit d’un temps flexible où travail, hobbies, familles, collègues et amis se trouveraient sans cesse mélangés.

À la lumière de ces éléments, on peut mettre en doute la radicale nouveauté de cette « éthique hacker ». P. Himanen reconnaît du reste lui-même que les universitaires ou – d’une manière différente – les artistes, entretiennent depuis longtemps ce même rapport passionné à leur travail, et valorisent eux aussi une organisation relativement « libre » de leur temps. La véritable nouveauté résiderait en fait dans la manière dont ce rapport au travail serait en train de se répandre dans la société, à partir des milieux hacker.

(…) l’éthique hacker du travail se propage doucement vers d’autres secteurs, à l’image de l’éthique protestante qui, selon Weber, a fait son chemin en partant des entreprises créées par des Protestants pour finir par dominer l’esprit du capitalisme (Ibid., pp. 66-67).

Autrement dit, à la faveur du passage de la société industrielle à la « société en réseaux » (Castells, 1998)[11], le rapport au travail des hackers deviendrait viable pour de larges pans de la main d’œuvre. Leur éthique se substituerait ainsi progressivement à l’éthique protestante traditionnelle (ou à sa déclinaison contemporaine, érigeant l’argent en valeur suprême). Les hackers seraient finalement une sorte de groupe social d’avant-garde, et le mouvement du logiciel libre la matrice dont émergerait une nouvelle société. « Le modèle hacker ouvert pourrait se transformer en un modèle social » écrit P. Himanen (2001,p. 86).

Cette thèse n’est pas sans poser certaines difficultés. En effet, la possibilité de généraliser la relation au travail des hackers à d’autres groupes sociaux, et à d’autres secteurs économiques, est loin d’être évidente. Pekka Himanen s’expose ainsi au reproche d’ethnocentrisme, dans la mesure où tous les types d’emplois ne semblent pas susceptibles d’engendrer un rapport passionné au travail. Ne se rend-il pas coupable de généraliser une attitude, qui est en fait un privilège réservé à une partie infime de la population ? N’oublie-t-il pas un peu vite la très grande spécificité des hackers en tant que catégorie socioprofessionnelle, lorsqu’il affirme que leur éthique a une valeur quasi « universelle » (Ibid.,p. 26) ?

La thèse d’Himanen d’une propagation de l’éthique hacker dans l’ensemble du corps social apparaît relativement difficile à maintenir telle quelle. On peut alors choisir de la tirer du côté de l’utopie, c’est-à-dire d’un état idéal du social dans lequel le travail ne serait plus aliénation mais autodéploiement. Mais tel n’est certainement pas le propos de l’auteur, qui adopte dans son ouvrage une posture plutôt « sociologique ». Peut-être faut-il alors se résoudre à tirer de son ouvrage – et à l’encontre de ce qu’il écrit lui-même – une thèse plus « faible ». La mise en pratique de l’éthique hacker ne serait finalement possible que dans des secteurs très spécifiques, pour les professionnels de l’information, les artistes, ou les chercheurs. La généralisation à l’ensemble de la société de l’attitude au travail propre au milieu du logiciel libre apparaît en effet assez peu vraisemblable.

2.2 Yann Moulier Boutang : le logiciel libre comme modèle productif d’un nouveau capitalisme

L’exemple du logiciel libre est également tout à fait central dans la démarche de Yann Moulier Boutang, économiste et directeur de la revue Multitudes. Celui-ci a entrepris depuis quelques années, en collaboration étroite avec d’autres chercheurs (Antonella Corsani, Carlo Vercellone, Bernard Paulré…), de renouveler les cadres d’analyse de la science économique pour saisir les mutations contemporaines du capitalisme. Ce projet a donné naissance à l’hypothèse du « capitalisme cognitif ». Selon Yann Moulier Boutang, nous serions ainsi en train de sortir du capitalisme industriel pour entrer dans un nouveau type d’économie, « fondé sur l’accumulation du capital immatériel, la diffusion du savoir et le rôle moteur de l’économie de la connaissance » (Moulier Boutang, 2007, p. 85). Le capitalisme ne se nourrirait plus « du muscle consommé dans les machines marchant à la dissipation de l’énergie "carbo-fossile" » (Ibid., p. 65), mais de la « force cognitive collective » (Ibid., p. 65), ou encore de « l’intelligence collective » (Ibid., pp. 61-67). La source de la richesse résiderait donc aujourd’hui dans le travail social de communication et d’invention, ou encore dans la manipulation et la création de connaissances.

À mesure que les formes du travail et les sources de la richesse se modifieraient, le mode de production propre au capitalisme industriel entrerait en crise. Certes bien loin de disparaître complètement, il serait néanmoins délaissé dans les secteurs « avancés » de l’économie. En effet, l’adaptabilité, la flexibilité et la créativité permises par l’organisation en réseau, se révèleraient plus propres à révéler l’intelligence collective, que la rigidité de la one best way propre au taylorisme.

La thèse de Yann Moulier Boutang est ainsi qu’un nouveau mode de production émerge, qu’il définit comme « le travail de coopération des cerveaux réunis en réseau au moyen d’ordinateurs » (Ibid., p. 95). Point n’est besoin de trop de perspicacité pour s’apercevoir que cette description correspond parfaitement au modèle de fonctionnement des communautés du logiciel libre. Et pour cause ! Selon Yann Moulier Boutang, ces communautés sont l’exemple paradigmatique de ce nouveau mode de production propre au capitalisme cognitif. Ainsi, « le phénomène social et économique du libre » fournirait

un véritable modèle productif. Et ceci, tant sur le plan des forces sociales nouvelles que l’on peut repérer, sur celui de la division sociale du travail, que sur celui de la rationalité des agents économiques qui se trouve ainsi inventée, promue, des formes d’identité non pas au travail mais à un travail qui a changé fortement de contenu (Ibid., p. 125).

Yann Moulier Boutang accorde ainsi au logiciel libre une valeur d’exemplarité : ce qu’ont réussi à mettre en place quelques milliers de passionnés à travers le monde dans le domaine de la production informatique, serait un avant-goût d’un bouleversement global de l’organisation du travail. Suivant la voie tracée par les hackers, les forces productives deviendraient progressivement comparables à « l’activité collective cérébrale mobilisée en réseaux numériques interconnectés » (Ibid., p. 93).

Dans le même temps, le capitalisme cognitif deviendrait de plus en plus assimilable à une économie open source. En effet, dès lors que la richesse résiderait désormais dans l’ensemble du travail social de communication et d’invention, l’entreprise n’en serait plus l’unique productrice. Elle se devrait au contraire de capter une richesse antérieure, c’est-à-dire de valoriser ce qui émerge spontanément de l’ensemble des échanges sociaux.

L’intelligence entrepreneuriale consiste désormais à convertir la richesse déjà là dans l’espace virtuel du numérique en valeur économique (Ibid., p. 167).

Les entreprises auraient ainsi un intérêt profond à laisser se développer sans entraves la coopération en réseau, car celle-ci leur offrirait in fine les meilleures occasions de profit, en leur permettant de tirer profit d’une grande quantité de travail gratuit.

L’activité humaine innovante de la coopération des cerveaux à l’ère numérique produit dans la science, dans l’art, dans les formes collectives du lien social des gisements nouveaux et impressionnants d’externalités positives pour les entreprises, c’est-à-dire de travail gratuit incorporable dans de nouveaux dispositifs de captation et de mise en forme(Ibid., p. 122).

Comme l’aura déjà remarqué le lecteur attentif, ce nouveau business model correspond en tout point aux stratégies mises en œuvre par certaines grandes multinationales du secteur informatique pour tirer parti du logiciel libre. Ainsi, quand IBM profite du travail gratuit des communautés Linux ou Apache, et réoriente ainsi son activité vers une nouvelle offre de services (cf. supra), l’entreprise opère précisément ce que Yann Moulier Boutang décrit comme une captation de l’intelligence collective.

Le logiciel libre constitue donc pour Yann Moulier Boutang le phénomène économique et social, permettant d’analyser le capitalisme cognitif dans ses multiples facettes. Les communautés de développeurs du libre auraient ainsi « inventé » le mode de production caractéristique de ce nouveau régime économique, tandis que les entreprises ayant investi dans l’open source auraient développé son business model. La démarche théorique de Yann Moulier Boutang apparaît donc finalement très proche de celle de Pekka Himanen, dans la mesure où elle procède par généralisation à partir de l’exemple des communautés du logiciel libre, en tendant à faire de celles-ci des sortes d’avant-gardes. Elle s’expose de ce fait au même type de critique. Emporté par son admiration pour « la révolution californienne du capitalisme » (Ibid., p. 25), Moulier Boutang semble sous-estimer la spécificité du logiciel libre, et la difficulté à exporter ce modèle vers d’autres secteurs économiques. Fabien Granjon a ainsi noté que « les nouveaux aspects de production » sur lesquels les tenants de la thèse du « capitalisme cognitif » fondent leur théorie, « ne constituent que des sphères relativement restreintes de l’activité économique : ainsi en est-il du domaine du logiciel libre » (Granjon, 2008, p. 63). De manière analogue, Michel Husson a pointé la tendance de ceux qu’ils nomment les « cognitivistes » à « extrapoler des tendances partielles sans comprendre qu’elles ne peuvent se généraliser » (Husson, 2007, p. 139).

Il est intéressant de noter que Yann Moulier Boutang est conscient de s’exposer à de telles objections. Il tente d’y répondre, en proposant une analogie entre sa démarche et celle de Marx à l’aube de l’ère industrielle :

On s’intéresse en général à des observations empiriques sélectionnées dans un fatras rhapsodique d’informations multiples parce qu’on cherche les variables pertinentes qui commandent la tonalité d’ensemble ou permettent de prévoir des trajectoires d’évolution. Le grand trait de génie de Marx et Engels n’est pas d’avoir étudié la population laborieuse la plus nombreuse en Angleterre, (c’étaient les domestiques qui se comptaient par millions) mais les quelques 250 000 ouvriers des usines de Manchester (Moulier Boutang, 2007, p. 99).

L’argument est malicieux, et non dénué de pertinence. Toutefois, il ne suffit pas à effacer l’impression que la généralisation opérée par Moulier Boutang à partir du logiciel libre repose sur un pari. Celui d’affirmer que nos économies post-industrielles vont effectivement suivre la voie tracée par les expériences pionnières du logiciel libre. Or, s’il y a là un avenir possible, ce n’est certainement pas le seul ! La période actuelle paraît en effet trop incertaine, pour qu’on puisse écarter, par exemple, l’hypothèse du développement d’un « capitalisme gestionnaire d’effets de réseaux et de verrouillage » (Aigrain, 2007, p. 252), capitalisme qui serait bien entendu totalement contraire au modèle promu par les tenants du libre. Yann Moulier Boutang ne semble certes pas considérer ce scénario comme crédible, mais c’est là une position qui relève davantage de l’acte de foi que de la démonstration irréfutable. Ou, pour le dire de façon plus clémente : Yann Moulier Boutang assume les risques et les faiblesses de tout discours sur le social ne se contentant pas d’être descriptif, mais ayant une double visée de synthèse et de prospective. Sa démarche visant à faire du logiciel libre le modèle d’un nouveau capitalisme en gestation est donc nécessairement très perméable à la critique.

2.3. Michael Hardt et Antonio Negri : la démocratie comme « société open source ».

Ayant bénéficié d’un important succès commercial, les ouvrages Empire et Multitudes de Michael Hardt et Antonio Negri se présentent comme une tentative de rénover la philosophie politique critique, à l’heure de la mondialisation et des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ils sont notamment consacrés à la construction d’une théorie originale de la démocratie, inspirée en partie par le mouvement du logiciel libre. Avant d’aborder celle-ci en tant que telle, il faut préciser que les auteurs ancrent leur réflexion dans une analyse des transformations économiques contemporaines ; analyse tout à fait semblable à celle de Yann Moulier Boutang. Ils insistent ainsi sur la progression de la part du travail immatériel, et sur l’importance nouvelle de la coopération en réseau sur le modèle du logiciel libre.

L’originalité de leur propos se situe dans la thèse selon laquelle ces transformations économiques rejailliraient sur toutes les dimensions de la vie en société. C’est ce qu’ils appellent, en reprenant un terme forgé par Michel Foucault, la dimension biopolitique de la production.

Dans le cadre de ce travail immatériel, la production déborde hors des frontières traditionnelles de l’économie et se déverse directement dans le domaine culturel, social et politique. Elle crée non seulement des biens matériels, mais des relations sociales concrètes et des formes de vie. Nous appelons « biopolitique » cette forme de production, afin de souligner le caractère générique de ses produits et le fait qu’elle a directement prise sur l’ensemble de la vie sociale (Hardt et Negri, 2004, p. 121).

Ce caractère biopolitique de la production est, selon les auteurs, à l’origine d’une isomorphie croissante entre les structures économiques et les autres structures sociales, y compris politiques. Autrement dit, le développement de la forme réseau dans le cadre de la production immatérielle aurait pour corrélat la progression de cette même forme dans toutes les dimensions de la vie sociale. Ainsi Michael Hardt et Antonio Negri écrivent-ils notamment que

les institutions de la démocratie doivent aujourd’hui coïncider avec les réseaux communicatifs et collaboratifs qui ne cessent de produire et reproduire la vie sociale (Ibid., p. 400).

C’est dans ce cadre conceptuel qu’il faut comprendre le lien établi par les auteurs entre le mouvement du logiciel libre et la redéfinition de la démocratie qu’ils appellent de leurs voeux. On peut ainsi – moyennant une simplification acceptable – donner à leur raisonnement la forme d’un syllogisme : Structures économiques et structures politiques tendent à devenir semblables. Or, le logiciel libre est emblématique des nouvelles structures économiques. Donc, le logiciel libre devient emblématique des nouvelles structures politiques ! Michael Hardt et Antonio Negri écrivent ainsi :

On peut donc voir la démocratie de la multitude comme une société open source, c’est-à-dire une société dont le code source est révélé, permettant à tous de collaborer à la résolution de ses problèmes et de créer des programmes sociaux plus performants (Ibid., p. 385).

À travers l’expression de « société open source », Michael Hardt et Antonio Negri poussent la généralisation à partir du mouvement du logiciel libre à l’extrême. Ils accordent à celui-ci une place centrale dans la construction d’un nouveau modèle de société, susceptible de fournir une alternative crédible au libéralisme débridé et aux « vieilles » démocraties parlementaires. Hardt et Negri font ainsi du projet du logiciel libre l’horizon d’une certaine gauche radicale : la « société open source » et la « démocratie de la multitude » sont fondues en un seul et même objectif politique.

Évidemment, c’est là prêter énormément au mouvement du logiciel libre (ici confondu avec l’open source), et faire peu de cas des ambiguïtés politiques qu’il recèle. On remarquera ainsi que les grands principes du libre (libre partage de l’information, organisation horizontale, autonomie laissée à chacun) dessinent en fait un projet politique relativement modeste. Comme le remarque Patrice Riemens, nous sommes « très en deçà des exigences de justice, d’équité, d’égalité, d’émancipation » (Riemens, 2002, p. 185), qui animent la plupart des grands projets politiques de gauche. De surcroît, il paraît délicat – plus en tous les cas que Negri et Hardt ne le laissent supposer – de faire du libre un projet politique global. En effet, l’engagement social d’une majorité de hackers semble se limiter à un attachement à la disponibilité du code au sein du monde informatique. Il a d’ailleurs été remarqué que

l’étendue du spectre des opinions politiques entretenues par les hackers individuels (…) est surprenante, et totalement inimaginable dans quelque autre « mouvement social » (Ibid., p. 185).

Il semble donc que Michael Hardt et Antonio Negri accordent au logiciel libre une portée sociale et politique légèrement excessive. Ils participent en cela d’un mouvement plus général, qui a vu plusieurs intellectuels de gauche s’enthousiasmer pour le libre au cours des années 2000[12]. Il est toutefois possible de faire une lecture légèrement différente de la référence à l’open source chez Hardt et Negri. On émettra ainsi l’hypothèse que leur intérêt se situe à un niveau plus abstrait. Autrement dit, la portée politique effective du mouvement du logiciel libre les intéresse peut-être moins, que le fait qu’il fournisse un modèle inédit pour penser une nouvelle forme et un nouveau contenude la démocratie[13]. C’est donc à ce niveau, disons plus « théorique », que je voudrais situer ma dernière critique.

Pour l’énoncer succinctement, celle-ci consiste à dire que la mise en avant du modèle du libre pour (re)penser la question démocratique est porteuse d’une négation de la spécificité de la politique. Ainsi, si l’on prend au sérieux la référence à l’open source, la « démocratie de la multitude » aurait pour objet la production collaborative d’une forme d’expertise collective. Elle aurait à mettre en œuvre des processus d’agrégation de savoirs locaux. Elle se présenterait comme une sorte de gigantesque entreprise de débogage, ou comme un problem solving à grande échelle.

De telles idées ont certes des aspects séduisants, d’une part parce qu’elles semblent promettre une gestion politique plus efficace[14], d’autre part parce qu’elles renouent avec l’idéal d’une démocratie qui reposerait véritablement sur la participation effective de tous et bannirait le secret. Toutefois, l’analogie entre l’open source et la démocratie pose des difficultés majeures. Ainsi, dans le cas du logiciel libre, la finalité de la collaboration ne prête pas à discussion, puisqu’il s’agit tout simplement de produire le meilleur logiciel possible. Corrélativement, la réussite (ou l’échec) des diverses modifications souffre assez peu de contestation. Elle s’évalue aisément, puisqu’il suffit d’exécuter le code pour observer si la nouvelle mouture est plus rapide et plus complète que l’ancienne, si elle contient des bugs, etc. En matière de démocratie, les choses sont nettement plus compliquées. Ainsi, il y a rarement unanimité sur l’identification et la hiérarchisation des « problèmes » auxquels la collectivité se trouve confrontée. On peut même dire que la discussion sur les fins de l’action politique est inéliminable : celles-ci sont toujours objets de litige. Le fonctionnement démocratique ne peut par conséquent être réduit à la recherche collective des moyens les plus efficaces de résoudre des problèmes, qui seraient eux soustraits à toute forme de mise en question.

Tout régime politique ouvert ne cesse ainsi d’être confronté à des questions, que l’acquisition d’un savoir, quel qu’il soit, ne peut suffire à trancher. La démocratie ne saurait la plupart du temps se contenter d’une somme de connaissances objectives pour déterminer sa pratique. Elle vit au contraire de la confrontation d’une diversité d’engagements argumentés, mettant en jeu une pluralité de valeurs, d’intérêts ou de « choix de société ». Elle est indissociable d’un régime de rationalité particulier : l’échange d’opinions conclu par le vote à la majorité, et non pas la production collaborative de connaissances dont dériveraient mécaniquement les décisions.

La référence à une hypothétique « démocratie open source » importe donc indûment dans le champ politique la rationalité technique et scientifique, au détriment de la rationalité proprement politique. Autrement dit, elle néglige le rapport de la politique à l’opinion, considérée en tant que catégorie épistémologique. Ainsi, dans le recouvrement de la doxa par l’épistèmê,et dans le remplacement du débat contradictoire par la collaboration en réseau, ce serait bien l’essence des enjeux et des procédures démocratiques qui serait perdue.

Conclusion

Au terme de ce parcours, il apparaît que les pratiques mises en place par les communautés du logiciel libre sont sujettes à une double distorsion. Elles se trouvent tout d’abord fréquemment idéalisées par les acteurs du libre eux-mêmes, dont le discours militant a souvent pour effet de recouvrir les difficultés posées par la mise en application du modèle qu’ils défendent. Une deuxième distorsion est imputable à certains intellectuels qui, en conférant aux expériences du logiciel libre une portée social générale, minimisent la spécificité d’un mouvement dont les enjeux sont – avant tout, bien que non exclusivement – internes au secteur informatique[15].

Ces théories « inspirées » du logiciel libre présentent des similitudes frappantes. Par-delà leurs champs d’application privilégiés, elles s’accordent pour voir la spécificité de notre période dans le développement de nouvelles formes de collaboration « intelligentes » médiatisées par Internet. À les suivre, les changements que connaît notre époque – qu’il s’agisse des mutations des formes de socialité, des bouleversements économiques, ou encore des nouvelles formes de l’engagement politique – seraient directement imputables à la nouvelle configuration sociotechnique, permettant de « mettre en réseau les cerveaux ». Ces changements seraient révélateurs d’une période de transition, entre une société industrielle mourante, et une société de « l’intelligence collective » propulsée par les nouvelles formes d’échange et de production de connaissances.

Si ces théories saisissent indéniablement un trait marquant de notre époque, elles semblent néanmoins pêcher par un certain réductionnisme. Elles présentent en effet une tendance à ramener des phénomènes hétérogènes à une grille d’explication unique, faisant fi des spécificités des différents domaines de la vie sociale. Elles tendent parfois aussi à occulter des traits particulièrement frappants de notre époque : montée inouïe des inégalités, déséquilibres écologiques, etc. On pourra ainsi regretter que le discours sur le partage de l’information ne s’accompagne que trop rarement d’un discours sur le partage des richesses, ou des ressources naturelles.

Bibliographie
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  • TAPSCOTT D. et WILLIAMS A. D., 2007, Wikinomics, Paris, Pearson Education France.

Notes

[1] Crédit photo : Woallance3 (Creative Commons By)

[2] L’arrivée de nouveaux acteurs industriels est symbolique de ces bouleversements. Un exemple emblématique est la création de la société Sun en 1982 par d’anciens étudiants de Stanford et de Berkeley. Celle-ci privatise en effet de nombreux logiciels du monde Unix

[3] Le « logiciel libre » s’oppose ainsi au « logiciel propriétaire ». On insistera sur le fait que c’est bien cette opposition qui est pertinente, et non l’opposition entre logiciel libre et logiciel commercial. Comme le répète souvent Richard Stallman, « "free software is a matter of liberty, not price. To understand the concept, you should think of "free speech, not "free beer" » (http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.html).

[4] Comme son nom l’indique, « le noyau d’un système d’exploitation est le cœur du système, qui s’occupe de fournir aux logiciels une interface pour utiliser le matériel ». Source : Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Noyau_Linux.

[5] IBM, qui investit 100 millions de dollars par an pour le développement de Linux, estime qu’il lui faudrait un investissement dix fois supérieur pour développer seul un système d’exploitation équivalent (Tapscott et Williams, 2007, pp. 93 et 97).

[6] Par exemple, la formation aux logiciels libres, ou l’installation et la personnalisation de systèmes libres.

[7] Aujourd’hui, il est ainsi bien difficile de trouver un projet open source qui ne soit pas free software, et inversement. Les deux dénominations sont d’ailleurs le plus souvent employées indifféremment dans les médias. Dans le présent article, nous utilisons l’expression « logiciel libre » de façon générique, pour désigner à la fois les projets labellisés free software et les projets open source.

[8] Le développement de la suite logiciels VideoLAN, dont est issu le célèbre lecteur vidéo VLC, a été initié en 1995 par des élèves de l’École Centrale Paris (ECP). Depuis 2001, il s’agit d’un projet libre réalisé sous licence GPL, mené conjointement par des élèves de l’ECP et par des développeurs extérieurs.

[9] Il convient de préciser que le terme « hacker » n’est pas employé par l’auteur en son sens médiatique de « pirate informatique », mais bien en son sens originel, c’est-à-dire comme désignant tous les véritables passionnés d’informatique, et en premier lieu les partisans du logiciel libre.

[10] Ce terme, parfois proposé pour rendre compte du rapport des développeurs à leur travail, semble assez pertinent, dans la mesure où il rend compte du fait que les motivations des hackers sont essentiellement personnelles, mais néanmoins nullement réductibles à un simple calcul économique (Merten, 2002).

[11] Pekka Himanen s’inspire largement des analyses de Manuel Castells, qui a développé dès 1996 l’idée selon laquelle un nouveau modèle social serait en train d’émerger à partir d’Internet et de la figure du réseau. M. Castells est par ailleurs l’auteur de l’« épilogue » de l’ouvrage de P. Himanen.

[12] Citons par exemple André Gorz, pour qui « la communauté virtuelle, virtuellement universelle des usagers-producteurs de logiciels et de réseaux libres, instaure des rapports sociaux qui ébauchent une négation pratique des rapports sociaux capitalistes »(Gorz, 2003, p. 93).

[13] Ce choix de lecture se trouve corroboré par le faible nombre d’éléments factuels sur le logiciel libre présents dans l’ouvrage de Michael Hardt et Antonio Negri.

[14] Si l’on accepte l’analogie entre société et logiciel, on peut effectivement penser qu’une « démocratie open source » résoudrait nos problèmes sociaux plus efficacement que nos démocraties parlementaires, de la même façon que les logiciels libres s’avèrent souvent plus performants que les logiciels propriétaires…

[15] Précisons que si nous avons – pour la clarté de l’exposé – distingué ces deux types de discours, cette séparation n’a bien entendu rien d’étanche. Ainsi, les intellectuels fondant leur démarche théorique sur l’exemple du logiciel libre sont imprégnés d’un certain discours militant. On peut aussi remarquer qu’il y a déjà dans l’idéologie du Libre une tendance à vouloir accentuer la portée sociale du « modèle ouvert », tendance que certains intellectuels s’empressent ensuite de reprendre et de développer.




Souhaitons-nous une société d’illettrés numériques ou une société libre ?

Glitter Feet - CC byOn peut s’extasier béatement devant les prétendues capacités technologiques de la nouvelle génération, née une souris dans la main, et baptisée un peu vite les « digital natives ».

Mais s’il ne s’agit que de savoir manier de nouveaux objets, sans conscience, sans recul, et sans compétence ni curiosité pour en soulever les capots, alors nous nous mettons peut-être en danger[1].

Or, parmi ces nouveaux objets, il y a les logiciels, dont tout le monde aura noté la place croissante qu’ils occupent dans nos sociétés contemporaines. Nous écarterons d’autant plus facilement ce danger que nous serons toujours plus nombreux à accorder de la valeur à la liberté des logiciels.

C’est la thèse que défend ici Hugo Roy en évoquant, par analogie avec la démocratie, une approche systémique de la situation.

PS : Pour l’anecdote, il s’agit d’une traduction que nous avons entamée sans savoir qu’Hugo Roy était… français ! Du coup c’est la première fois qu’on se retrouve avec une traduction relue par l’auteur même de l’article d’origine !

Logiciel Libre, Société Libre : À propos de la Démocratie et du Hacking

Free Software, Free Society: Of Democracy and Hacking

Hugo Roy – 8 novembre 2009 – Blog de la FSFE
(Traduction Framalang : Gilles Coulais et Hugo Roy)

Lorsqu’on explique pourquoi le logiciel libre est important, une question revient souvent :
« Ai-je réellement besoin de la liberté du logiciel ? »

L’utilité de la liberté du logiciel n’est pas évidente pour tous. Tout le monde n’est pas capable de comprendre le code source d’un programme, et ils sont encore moins nombreux à pouvoir le modifier. Seuls les hackers et les développeurs peuvent en effet jouir pleinement des quatre libertés d’un logiciel libre. Il est alors difficile de convaincre quelqu’un d’abandonner le logiciel propriétaire pour le simple bénéfice de la liberté, tant qu’il ne comprend pas l’utilité de cette liberté.

Il est essentiel de penser ce problème non pas comme un simple engagement envers la liberté, mais plus comme un problème de systèmes.

Tout d’abord, ne pas jouir d’une liberté n’implique pas pour autant qu’on ne bénéficie pas des effets de cette liberté. L’analogie la plus évidente ici sont les systèmes politiques. La Constitution est à la souveraineté ce que la licence des logiciels libres est au droit d’auteur. La Constitution qui définit notre système politique donne à chaque citoyen des libertés et des droits, tel que le droit de se porter candidat à une élection.

Tout le monde peut se présenter à une élection, ce qui ne signifie pas pour autant que tout le monde le fera. Tout le monde n’a pas la compétence ou l’envie de devenir politicien. Cela étant, diriez-vous que la démocratie n’a aucune importance juste parce que vous ne souhaitez pas personnellement entrer en politique ? Je crois que la plupart des gens ne diraient pas cela.

C’est la même chose avec le logiciel libre. Chacun peut utiliser, partager, étudier ou améliorer le programme. Mais le fait que vous ne le ferez pas ne doit pas vous amener à penser que ce n’est pas important pour vous. C’est important pour le système lui-même. Et plus le système devient important, plus cette liberté prend de la valeur.

À moins, bien sûr, que vous ne partiez du principe que le logiciel n’est pas important, et par conséquent son degré de liberté également. Mais alors, je suggère que vous éteigniez votre ordinateur et que vous arrêtiez de me lire. Prenez un avion et passez le reste de votre vie sur une île déserte.

Regardons maintenant de plus près l’utilité de la liberté logicielle. Alors que de plus en plus de logiciels sont utilisés dans notre société pour faire toujours davantage, nous devrions être de plus en plus nombreux à être capables de comprendre le logiciel. Sauf à vouloir donner à certains un contrôle total sur vous-même. Et alors les autres façonneront le système à votre place, en vue d’obtenir toujours plus de pouvoir au sein de ce système.

C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de démocratiser le hacking. Et cette démocratisation viendra naturellement si le logiciel libre est largement utilisé. Donnez aux gens la possibilité d’étudier et d’explorer quelque chose, et ils finiront par le faire, au moins par curiosité, de la même manière que l’Imprimerie a donné aux gens la volonté d’être capable de lire puis d’écrire. Il s’agit évidemment d’un long processus. Mais ce processus peut s’avérer beaucoup plus long si nous utilisons du logiciel propriétaire, un logiciel que vous ne pouvez ni lire, ni modifier, ni partager.

Souhaitons-nous une société d’illettrés numériques ou une société libre ?

Notes

[1] Crédit photo : Glitter Feet (Creative Commons By)




Fracture et solidarité numériques, par Jean-Pierre Archambault

Ferdinand Reus - CC by-saRien de tel pour aborder la rentrée scolaire qu’un excellent article de synthèse de notre ami Jean-Pierre Archambault qui réunit ici deux de ses sujets favoris : le logiciel libre et la place de l’informatique à l’école.

Il est intéressant de noter que l’auteur a associé dans le titre les termes « fracture » et « solidarité », sachant bien que le logiciel, les contenus et les formats libres et ouverts apportent non seulement une réponse au premier mais développent et favorisent le second[1].

Un article un peu long pour un format blog mais qui vaut le coup ! Pour vous donner un ordre d’idée il correspond à deux cents messages Twitter que l’on parcourerait en enfilade 😉

Fracture et solidarité numériques

URL d’origine du document

Jean-Pierre Archambault – septembre 2009 – Association EPI
Licence Creative Commons By-Nd


Le thème de la fracture numérique est solidement installé dans le paysage des débats sociétaux. La nécessité de la réduire prend des allures de consensus : acceptons-en l’augure. Une raison de fond à cela : la place sans cesse croissante de l’informatique dans tous les secteurs de la société, et les enjeux qui y correspondent. La fracture numérique ce sont les inégalités d’accès aux réseaux, aux contenus entre le Nord et le Sud, ainsi qu’au sein des pays développés. Ce sont aussi les inégalités en terme de maîtrise conceptuelle du numérique. Nous examinerons ces problématiques. Le libre, désormais composante à part entière de l’industrie informatique, a permis de constituer au plan mondial un bien commun informatique, accessible à tous. Nous verrons donc pourquoi il est intrinsèquement lié à la lutte contre la fracture numérique, et donc à la solidarité numérique, avec son approche, transposable pour une part à la production des autres biens informationnels, ses réponses en matière de droit d’auteur. Comme le sont également les formats et les standards ouverts. Et nous rappellerons que dans la société de la connaissance, la « matière grise » et l’éducation jouent, on le sait, un rôle décisif.

Le numérique partout

Le numérique est partout, dans la vie de tous les jours, au domicile de chacun, avec l’ordinateur personnel et l’accès à Internet ; dans l’entreprise où des systèmes de contrôle informatisés font fonctionner les processus industriels. Ses métiers, et ceux des télécommunications, occupent une place importante dans les services. On ne compte plus les objets matériels qui sont remplis de puces électroniques. Il y a relativement, et en valeur absolue, de plus en plus de biens informationnels. C’est l’informatique, pour ne prendre que ces exemples, qui a récemment fait faire de très spectaculaires progrès à l’imagerie médicale et qui permet ceux de la génétique. Elle modifie progressivement, et de manière irréversible, notre manière de poser et de résoudre les questions dans quasiment toutes les sciences expérimentales ou théoriques qui ne peuvent se concevoir aujourd’hui sans ordinateurs et réseaux. Elle change la manière dont nous voyons le monde et dont nous nous voyons nous-mêmes. L’informatique s’invite aussi au Parlement, ainsi on s’en souvient, en 2006, pour la transposition de la directive européenne sur les Droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), suscitant des débats complexes où exercice de la citoyenneté rimait avec technicité et culture scientifique. Et plus récemment avec la « loi Hadopi ».

La fracture numérique

On imagine sans peine que pareille omniprésence de l’informatique signifie des enjeux forts, économiques notamment. Que tous ne soient pas sur un pied d’égalité, loin s’en faut, face aux profondes mutations que le numérique engendre ne saurait a priori surprendre. Cela vaut, à plus ou moins grande échelle, pour tous les pays. Il y a beaucoup de fractures : sanitaires, alimentaires… Culturelles aussi. Ainsi concernant la maîtrise de sa langue maternelle. Ainsi la fracture mathématique, qui serait bien plus grave encore s’il n’y avait pas un enseignement de culture générale mathématique tout au long de la scolarité. Si l’interrogation sur « la poule et l’oeuf » est éternelle, on peut penser qu’« il est certain que la fracture numérique résulte des fractures sociales produites par les inégalités sur les plans économique, politique, social, culturel, entre les hommes et les femmes, les générations, les zones géographiques, etc. »[2].

Un problème d’accès

La fracture numérique tend à être perçue, d’abord et surtout, comme un problème d’accès : les recherches sur Internet avec son moteur préféré ne laissent aucun doute à ce sujet. Il y a ceux pour qui il est possible, facile de disposer d’ordinateurs connectés au réseau mondial, et les autres. C’est vrai pour le monde en général, et la France en particulier. En juin 2008, présentant « ordi 2.0 », plan anti-fracture numérique, Éric Besson rappelait qu’« être privé d’ordinateur aujourd’hui pour les publics fragiles, c’est être privé d’accès à l’information, à la culture, à l’éducation, aux services publics, donc être exposé à un risque accru de marginalisation ». Un premier volet de son plan, qui confirmait la possibilité prévue par la loi de finances 2008, permettait aux entreprises de donner leurs ordinateurs inutiles, mais en état de marche, à leurs salariés, sans charges sociales ni fiscales. Un deuxième volet visait à favoriser la création d’une filière nationale de reconditionnement, de redistribution et de retraitement des ordinateurs, ainsi que la mise en place d’un « label de confiance », garantissant un matériel en état de fonctionnement et vendu à très bas prix.

La fracture numérique a une dimension géographique. De ce point de vue, la question de l’accès égal aux réseaux est primordiale. Une politique d’aménagement du territoire ne peut que s’en préoccuper. Avec l’objectif de « démocratiser le numérique en accélérant le déploiement des infrastructures », la décision 49 du Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, sous la présidence de Jacques Attali[3], consistait en la « garantie d’une couverture numérique optimale en 2011 ». La décision 51, « faciliter l’accès de tous au réseau numérique » correspondait à l’objectif de réduire les fractures numériques, dont il était dit qu’« elles recouvrent la fracture sociale ». Elle proposait d’« accélérer le taux d’équipement en ordinateurs dans les foyers et TPE/PME avec un objectif d’équipement de 85 % en 2012, au moyen notamment de donations des PC usagés, de soutiens spécifiques aux étudiants, et microcrédit social ».

Pour le World Wide Web consortium qui, le 28 mai 2008, lançait un groupe d’intérêt web mobile pour le développement social (MW4D), « les technologies mobiles peuvent ouvrir aux plus pauvres des accès à des services d’informations essentiels comme les soins de santé, l’éducation, les services administratifs »[4].

L’accès à Internet, un bien commun

Le problème de l’accès est bien réel. De l’accès à Internet, tel qu’il a été créé et a fonctionné jusqu’à maintenant, et qu’il faut préserver. En effet, Internet est, en lui-même, un bien commun accessible à tous, une ressource sur laquelle n’importe quel usager a des droits, sans avoir à obtenir de permission de qui que ce soit. Son architecture est neutre et ouverte. Le « réseau des réseaux » constitue un point d’appui solide dans la lutte contre la fracture numérique[5].

Internet repose sur des standards ouverts de formats de données (HTML pour écrire des pages web) et de protocoles de communication (TCP/IP, HTTP). Il fonctionne à base de logiciels libres : Apache, SendMail, Linux… Il est donc impossible de verrouiller le réseau par la pratique du secret. Les logiciels libres contribuent à construire une plate-forme neutre. Ils la protègent par des licences comme la GPL et la diffusion du code source, garantissant aux développeurs qu’elle le restera dans l’avenir.

Les logiciels et les contenus numériques

Si l’accent est mis, à juste titre, sur la nécessité de disposer d’un ordinateur pour accéder au monde du numérique[6], les discours sont en général plus « discrets » sur le système d’exploitation. Or, sans système d’exploitation, que les acheteurs ont encore trop souvent l’impression de ne pas payer même lorsqu’il est « propriétaire », pas de machine qui fonctionne.

La fracture numérique, c’est aussi les inégalités d’accès aux logiciels et aux contenus, les régimes de propriété intellectuelle qui entravent leur circulation, leur production. Il y a désormais deux informatiques qui coexistent : libre et propriétaire. Des contenus numériques sous copyright mais aussi sous licences Creative Commons. Ces approches diffèrent sensiblement, sont quasiment antinomiques. Le débat sur leurs « mérites » respectifs, et les choix à opérer, se situe de plain-pied dans la problématique de la fracture numérique. Il peut arriver qu’il en soit absent, les deux « protagonistes » n’étant pas explicitement nommés. Cela étant, la Conférence « Repenser la fracture numérique » de l’Association for Learning Technology, dans une vision multidimensionnelle de la fracture numérique, posait la question « Open or proprietary ? »[7]. Une question qui mérite effectivement d’être posée.

Ce fut le cas à l’Université d’été de Tunisie qui s’est déroulée à Hammamet, du 25 au 28 août 2008[8]. Organisée par le Fonds Mondial de Solidarité Numérique (FSN)[9] et par l’Association pour le Développement de l’Éducation en Afrique (ADEA), elle était consacrée au thème de « La solidarité numérique au service de l’enseignement ». À son programme figuraient notamment les usages du TBI (Tableau blanc interactif), la création de ressources pédagogiques par les enseignants « auto-producteurs » et le rôle des communautés d’enseignants, les problématiques de droits d’auteur. Un atelier, qui portait sur les ressources pédagogiques des disciplines scientifiques et techniques des lycées, a fait différentes propositions dont l’une essentielle aux yeux de ses participants, qui affirme que les logiciels et les ressources pédagogiques utilisés et produits doivent être libres. Les standards et les formats de données doivent être ouverts[10]. Trois raisons ont motivé cette proposition : les coûts, le caractère opérationnel de la production collaborative de contenus pédagogiques, et le fait que les modalités de réalisation et les réponses du libre en terme de propriété intellectuelle sont en phase avec la philosophie générale d’un projet de solidarité numérique, à savoir partage, coopération, échange.

Le projet RELI@, « Ressources en ligne pour institutrices africaines », est destiné à améliorer la qualité de l’enseignement dans les pays du Sud par l’utilisation des outils et contenus numériques. Il repose sur des logiciels et ressources libres. Il a tenu son premier atelier à Dakar, du 22 au 24 octobre 2008[11]. Un « Appel de Dakar » a été lancé pour la production panafricaine de ressources pédagogiques numériques libres.

L’Unesco prime le libre

En 2007, l’association Sésamath[12] a reçu le 3e prix UNESCO (sur 68 projets) sur l’usage des TICE[13]. Pour le jury, Sésamath est « un programme complet d’enseignement des mathématiques conçu par des spécialistes, des concepteurs et près de 300 professeurs de mathématiques ». Il a été récompensé « pour la qualité de ses supports pédagogiques et pour sa capacité démontrée à toucher un large public d’apprenants et d’enseignants ».

« Remerciant particulièrement la commission française pour l’UNESCO qui a soutenu officiellement sa candidature », l’association Sésamath a vu dans l’obtention de ce prix « l’ouverture d’une nouvelle ère pour son action, vers l’internationalisation et plus particulièrement encore vers l’aide au développement ». Elle a ajouté : « Que pourrait-il y avoir de plus gratifiant pour des professeurs de Mathématiques que de voir leurs productions coopératives libres (logiciels, manuels…) utilisées par le plus grand nombre et en particulier par les populations les plus défavorisées ? C’est vrai dans toute la Francophonie… mais de nombreuses pistes de traductions commencent aussi à voir le jour. »[14]

Les deux lauréats 2007 étaient le Consortium Claroline[15] et Curriki[16]. Claroline, représenté par l’Université Catholique de Louvain, en Belgique, fournit à quelque 900 établissements répartis dans 84 pays une plate-forme « open source », sous licence GPL, en 35 langues. Claroline offre une série d’outils pédagogiques interactifs et centrés sur l’apprenant. C’est un modèle de réseau et de communauté qui met en relation des apprenants, des enseignants et des développeurs du monde entier. Créée en 2004 par Sun Microsystems, Curriki est une communauté mondiale qui se consacre à l’éducation et à la formation. Elle a désormais le statut d’organisme à but non lucratif. Elle fournit un portail Internet, un ensemble d’outils et de services aux utilisateurs grâce auxquels chacun peut librement concevoir, regrouper, évaluer et enrichir les meilleurs programmes d’enseignement, ce qui permet de répondre aux besoins de toutes les classes d’âge et de toutes les disciplines. Curriki a ainsi créé une communauté très vivante composée d’enseignants, d’apprenants, de ministères de l’Éducation, d’établissements scolaires et d’organisations publiques et privées.

L’UNESCO a ainsi mis à l’honneur des démarches éducatives fondées sur le libre, logiciels et ressources.

Parmi les avantages du libre

Parmi les avantages du libre, bien connus, il y a des coûts nettement moins importants. Si libre ne signifie pas gratuit, on peut toujours se procurer une version gratuite d’un logiciel libre, notamment en le téléchargeant. Une fantastique perspective quand, organisée au niveau d’un pays, la diffusion d’un logiciel libre permet de le fournir gratuitement à tous, avec seulement des coûts de « logistique » pour la collectivité mais une économie de licences d’utilisation à n’en plus finir.

Partage-production collaborative-coopération sont des maîtres mots de la solidarité numérique qui supposent des modalités de propriété intellectuelle qui, non seulement, favorisent la circulation des ressources numériques et les contributions des uns et des autres mais, tout simplement l’autorisent. La réponse est du côté de la GPL et des Creative Commons.

L’on sait la profonde affinité entre libre et standards et formats ouverts. Or, par exemple, les documents produits par un traitement de texte lambda doivent pouvoir être lus par un traitement de texte bêta, et réciproquement. La coopération et l’échange sont à ce prix. Il s’agit là d’une question fondamentale de l’informatique et de la fracture numérique. Tout citoyen du monde doit pouvoir avoir accès à ses données, indépendamment du matériel et du logiciel qu’il utilise. De plus en plus de biens informationnels ont une version numérisée. L’enjeu est d’accéder au patrimoine culturel de l’humanité, de participer à sa production, d’être un acteur à part entière du partage et de la coopération.

Avec le libre, chaque communauté peut prendre en main la localisation/culturisation qui la concerne, connaissant ses propres besoins et ses propres codes culturels mieux que quiconque. Il y a donc, outre une plus grande liberté et un moindre impact des retours économiques, une plus grande efficacité dans le processus, en jouant sur la flexibilité naturelle des créations immatérielles pour les adapter à ses besoins et à son génie propre. C’est aussi plus généralement ce que permettent les « contenus libres », c’est-à-dire les ressources intellectuelles – artistiques, éducatives, techniques ou scientifiques – laissées par leurs créateurs en usage libre pour tous. Logiciels et contenus libres promeuvent, dans un cadre naturel de coopération entre égaux, l’indépendance et la diversité culturelle, l’intégration sans l’aliénation.

Les logiciels (et les ressources) libres, composante à part entière de l’industrie informatique, ne peuvent qu’avoir une place de choix dans la lutte contre la fracture numérique. Sans pour autant verser dans l’angélisme. Entre les grands groupes d’acteurs du libre (communautés de développeurs, entreprises, clients comme les collectivités), dont les motivations et ressorts sont divers, il existe des conflits et des contradictions. Des dérives sont possibles, comme des formes de travail gratuit. Mais au-delà des volontés des individus, il y a la logique profonde d’une façon efficace de produire des contenus de qualité[17].

L’accès à la culture informatique

Dans un texte de l’UNESCO, TIC dans l’éducation[18], il est dit que « l’utilisation des TIC dans et pour l’éducation est vue maintenant dans le monde entier comme une nécessité et une opportunité. ». Les grandes questions sur lesquelles l’UNESCO se concentre en tant « qu’expert et conseiller impartial » sont : « Comment peut-on employer les TIC pour accélérer le progrès vers l’éducation pour tous et durant toute la vie ? (…) En second lieu, les TIC, comme tous les outils, doivent être considérées en tant que telles, et être employées et adaptées pour servir des buts éducatifs. » Elle revendique que « l’initiation à l’informatique soit reconnue comme une compétence élémentaire dans les systèmes d’enseignement »[19].

Le numérique, ce sont des outils conceptuels, des abstractions, une discipline scientifique et technique en tant que telle. Au service des autres disciplines, comme le sont les mathématiques. L’ordinateur est une prothèse du cerveau, dont on se sert d’autant plus intelligemment qu’on en connaît l’« intelligence »[20]. La fracture numérique ne serait-elle pas aussi (d’abord ?) une fracture culturelle, qui ne concerne pas que le Sud ? D’ailleurs, ne parle-t-on pas fréquemment de l’« accès » à la culture ?

« L’utilisation d’un outil, si fréquente et diversifiée soit-elle, ne porte pas en elle-même les éléments qui permettent d’éclairer sa propre pratique. »[21] « Comment en effet procéder à une recherche d’information efficace lorsque l’on n’a aucune connaissance du mode de fonctionnement de l’instrument utilisé ? »[22] Or, une enquête menée auprès de 640 000 utilisateurs de l’internet en France en 2001 avait montré que 87 % d’entre eux ne savaient pas se servir d’un moteur de recherche[23]. « Depuis que "l’homo faber" fabrique des outils et s’en sert, une bonne intelligence de l’outil est considérée comme nécessaire pour une bonne utilisation, efficace, précise et raisonnée : plus on en sait quant aux possibilités de réglage et aux conditions d’utilisation mieux cela vaut, partout. Il n’y aurait que l’informatique qui échapperait à cette règle et où l’ignorance serait un avantage ! »[24].

Partout dans le monde, lutter véritablement contre la fracture numérique suppose de donner à tous les élèves les fondamentaux scientifiques du domaine[25]. L’objectif est la maîtrise de ces instruments intellectuels d’un type nouveau. Elle n’est pas vraiment aisée et nécessite des années d’apprentissage (pour un individu il faut environ 20 ans pour maîtriser l’ensemble des instruments et méthodes liés à l’exercice d’une pensée rationnelle). On voit mal comment la diffusion d’objets matériels permettrait en elle-même de raccourcir les délais d’apprentissage, comment on entrerait dans le monde du numérique, abstrait et conceptuel, sans en faire un objet d’étude.

À l’appui de cette nécessité d’enseignement en tant que tel, le fait que la fracture numérique peut se loger là où on ne l’attend pas. Ainsi pointe-t-on une fracture numérique qui émerge, non plus entre les particuliers, mais entre les entreprises, notamment les plus petites et les plus grandes[26]. D’un côté « les mieux loties, accompagnées d’une armée de consultants ou naturellement aguerries à ces sujets ». De l’autre « des centaines de milliers d’entreprises qui souhaitent ardemment tirer profit, dès maintenant, des outils à disposition mais qui butent sur la complexité technologique, les tarifications inadaptées, les offres sur ou sous dimensionnées sans parler des compétences inaccessibles et en voie de raréfaction ». En fait, on voit aujourd’hui émerger « une nouvelle e-aristocratie qui va à l’encontre de la promesse de démocratisation des bénéfices économiques des NTIC (productivité, économie, accessibilité) ».

Dans leur rapport sur l’économie de l’immatériel[27], Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet soulignent que, dans l’économie de l’immatériel, « l’incapacité à maîtriser les TIC constituera (…) une nouvelle forme d’illettrisme, aussi dommageable que le fait de ne pas savoir lire et écrire ». Ils mettent en évidence les obstacles qui freinent l’adaptation de notre pays à l’économie de l’immatériel, notamment « notre manière de penser », invitant à changer un certain nombre de « nos réflexes collectifs fondés sur une économie essentiellement industrielle ».

La lutte contre la fracture numérique a bien d’abord une dimension éminemment culturelle. Il s’agit d’un enjeu éducatif majeur, de culture générale scientifique et technique pour tous. D’un défi aussi dont les réponses pour le relever se trouvent d’évidence dans les systèmes éducatifs, dont c’est une des raisons d’être.

Jean-Pierre Archambault
Chargé de mission au CNDP-CRDP de Paris

Notes

[1] Crédit photo : Ferdinand Reus (Creative Commons By-Sa)

[2] Les politiques de tous les bords, beaucoup d’institutions (Banque Mondiale et le G8, l’Union Européenne, l’UNESCO…) s’emparent de la problématique de la fracture numérique, avec l’objectif affirmé de la résorber. D’autres s’en inquiètent : « Dejà, le fait qu’une telle notion fasse l’objet d’un consensus aussi large, au sein de groupes sociaux qui s’opposent les uns aux autres, donne à penser qu’elle est scientifiquement fragile. ». Voir La fracture numérique existe-t-elle ?, Éric Guichard, INRIA – ENS.

[3] http://www.liberationdelacroissance.fr/files…

[4] http://www.sophianet.com/wtm_article47688.fr.htm

[5] On pourra se référer aux études de Yochai Benkler reprises par Lawrence Lessig dans son remarquable ouvrage L’avenir des idées, Presses universitaires de Lyon, 2005. Voir « Innover ou protéger ? un cyber-dilemme », Jean-Pierre Archambault, Médialog n°58.

[6] Mais, à trop privilégier dans le discours le nécessaire équipement de tous, il y a le risque de donner à croire que les intérêts des constructeurs ne sont pas loin, en arrière plan de la « noble » lutte contre la fracture numérique.

[7] http://thot.cursus.edu/rubrique.asp?no=27124

[8] http://www.tunisiait.com/article.php?article=2912

[9] ttp://www.dsf-fsn.org/cms/component/option…

[10] http://repta.net/repta/telechargements/Universite_Tunisie…

[11] Premier atelier RELI@ à Dakar : Appel de DAKAR pour la production panafricaine de ressources pédagogiques numériques libres.

[12] http://sesamath.net

[13] http://portal.unesco.org/fr…

[14] http://www.sesamath.net/blog…

[15] http://www.claroline.net/index.php?lang=fr

[16] http://www.curriki.org/xwiki/bin/view/Main/WebHome

[17] L’économie du logiciel libre, François Élie, Eyrolles, 2008.

[18] http://portal.unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=2929…

[19] http://portal.unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=4347…

[20] « Informatique et TIC : une vraie discipline ? », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 62,

[21] Ordinateur et système éducatif : quelques questions, in Utilisations de l’ordinateur dans l’enseignement secondaire, Jean-Michel Bérard, Inspecteur général de l’Éducation nationale, Hachette Éducation, 1993.

[22] « La nature du B2i lui permet-elle d’atteindre ses objectifs ? » Jean-François Cerisier, Les dossiers de l’ingénierie éducative n° 55, septembre 2006.

[23] http://barthes.ens.fr/atelier/theseEG/

[24] « Enseigner l’informatique », Maurice Nivat, membre correspondant de l’Académie des Sciences,

[25] Voir : Le bloc-notes de l’EPI, La formation à l’informatique et aux TIC au lycée / Proposition de programme / Seconde Première Terminale et « Quelle informatique enseigner au lycée ? », Gilles Dowek, professeur d’informatique à l’École Polytechnique, intervention à l’Académie des Sciences du 15 mars 2005.

[26] Une fracture numérique existe aussi entre les entreprises, Vincent Fournoux, Le Journal du Net du 31 juillet 2008.

[27] L’économie de l’immatériel – La croissance de demain, rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel remis à Thierry Breton, Maurice Lévy, Jean-Pierre Jouyet, décembre 2006.