Nous vous invitons évidemment à en découvrir l’intégralité, mais voici simplement les cas fictifs (hélas réalistes), les scénarios que les spécialistes nous proposent.
Au moment où va peut-être se déclencher une offensive médiatique en faveur d’une application de surveillance de la part du gouvernement ou de Google+Apple, il n’est probablement pas inutile d’avoir des exemples simples et faciles à comprendre pour expliquer notre opposition.
Nous avons ajouté en complément la conclusion de l’ensemble du document qui précise clairement les limites de toute solution technique et les valeurs que doit respecter l’informatique. Que les auteurs soient vivement remerciés de cet exercice d’éducation de tous qu’ils ont eu l’excellente idée de placer sous licence CC-BY 4.0 .
Le joueur de foot Gronaldo doit disputer le prochain match de Ligue des champions. Pour l’empêcher de jouer, il suffit pour un adversaire de laisser son téléphone à côté de celui de Gronaldo à son insu, puis de se déclarer malade. Gronaldo recevra une alerte, car il aurait été en contact avec une personne infectée, et devra rester 14 jours éloigné des terrains
M. Lambda qui, pour éviter la contamination, ne sort de chez lui que pour faire ses courses à l’épicerie du quartier, reçoit une notification de son téléphone. Il en déduit que le responsable n’est autre que l’épicier.
Mme Toutlemonde qui, elle, croise beaucoup de gens dans la journée, reçoit une notification. Il lui suffit de discuter quelques instants avec son voisin de palier et un collègue de bureau, pour savoir que le malade ne fait pas partie de son entourage professionnel, mais qu’il habite l’immeuble. Grâce à ces indices, elle suspecte fortement (peut-être à tort) M. Harisk du 3e étage, qui est ambulancier, d’avoir contaminé tous ses voisins. Elle s’empresse de prévenir le reste des habitants de l’immeuble via les réseaux sociaux.
M. Ipokondriac voudrait savoir si ses voisins sont malades. Il récupère son vieux téléphone dans un placard, y installe l’application TraceVIRUS, et le laisse dans sa boîte aux lettres en bas de l’immeuble. Tous les voisins passent à côté à chaque fois qu’ils rentrent chez eux, et le téléphone recevra une notification si l’un d’entre eux est malade.
L’entreprise RIPOUE souhaite recruter une personne pour un CDD. Elle veut s’assurer que le candidat ne tombe pas malade entre l’entretien d’embauche et la signature du contrat. Elle utilise donc un téléphone dédié qui est allumé uniquement pendant l’entretien, et qui recevra une alerte si le candidat est testé positif plus tard.
M. Paparazzo cherche des informations sur la vie privée de Mme Star. Il soudoie Mme Rimelle, la maquilleuse qui intervient sur le tournage de son dernier film pour qu’elle allume un téléphone dédié et qu’elle le place à proximité de celui de Mme Star. M. Paparazzo récupère ensuite le téléphone. Il recevra une notification si Mme Star est infectée par le virus.
M. Hanty, qui présente des symptômes du COVID-19, est un militant antisystème. Pour dénoncer la mise en place de l’application TraceVIRUS, il attache son téléphone à son chien, et le laisse courir dans le parc toute la journée. Le lendemain il va voir le médecin et il est testé positif ; tous les promeneurs reçoivent une notification.
Le sous-marin Le Terrifiant doit appareiller dans quelques jours, mais Jean Bond est un agent étranger qui veut empêcher son départ. Il recrute Mata-Hatchoum qui présente des symptômes, et lui demande de faire le tour des bars de marins. Mata-Hatchoum va ensuite se faire tester, et 5 marins reçoivent une notification de l’application. Le Terrifiant est obligé de rester à quai.
L’élève Ducovid a un contrôle de français la semaine prochaine, mais il n’a pas lu l’œuvre au programme. Grâce à une petite annonce, il trouve M. Enrumais qui présente des symptômes et accepte de lui prêter son téléphone. Il fait passer le téléphone de M. Enrumais dans toute la classe, puis le laisse traîner en salle des profs. Il le rend ensuite à M. Enrumais, qui va voir un médecin. Le médecin constate que M. Enrumais est malade du COVID et le déclare dans l’application du téléphone. Ceci déclenche une alerte pour toute la classe et pour tous les professeurs, le lycée est fermé !
M. Rafletou veut cambrioler la maison de l’oncle canard. Avant d’entrer, il utilise une antenne pour détecter les signaux Bluetooth. Il sait que l’oncle canard utilise TraceVIRUS, et s’il n’y a pas de signal c’est que la maison est vide.
Le centre commercial La Fayote veut protéger ses clients, et refuser ceux qui n’utilisent pas l’application TraceVIRUS. Comme l’application diffuse régulièrement des messages, il suffit que le vigile à l’entrée utilise une antenne Bluetooth pour détecter les clients qui utilisent l’application, et ceux qui ne l’utilisent pas.
Peu après avoir installé l’applicationTraceVIRUS, Mme Toutlemonde entend parler de l’application GeoTraceVIRUS qui réutilise les informations TraceVIRUS pour localiser les malades. Mme Toutlemonde apprend ainsi qu’un malade s’est rendu samedi dernier au supermarché PetitPrix. Par crainte (peut-être infondée) d’attraper le virus, elle ne fera pas ses courses chez PetitPrix cette semaine.
La chaîne de supermarché SansScrupule utilise des traceurs Bluetooth pour suivre les clients dans ses magasins. Ils relient l’identifiant Bluetooth à l’identité réelle à partir de l’application MySansScrupule, ou avec les cartes bancaires lors du passage en caisse. Pendant que M. Lambda fait ses courses, ils peuvent simuler un contact avec son téléphone, et ils seront donc prévenus si M. Lambda est malade. Cette information sera transmise au service assurance du groupe.
Mme Toutlemonde a installé l’application chatsMignons sur son téléphone, sans savoir que c’est un logiciel espion (un « malware ») qui l’espionne. Après avoir déclaré dans TraceVIRUS qu’elle est malade, elle reçoit un message pour la faire chanter, menaçant de révéler sa maladie à son assurance et à son employeur qui risque de mettre fin à sa période d’essai. Une autre activité lucrative du crime organisé, très facile à mettre en œuvre dans certains des systèmes de traçage proposés, consisterait à garantir, moyennant finances, la mise en quatorzaine obligatoire de personnes ciblées.
Don Covideone vend une application InfecteTonVoisin sur Internet. Après avoir téléchargé l’application, il suffit d’approcher son téléphone d’une personne pour qu’elle reçoive une notification lui signalant qu’elle est à risque. Les attaques sont désormais possibles sans compétence technique. Ainsi, Monsieur Bouque-Maeker compte parier lors du prochain match de Ligue des champions. Par chance, il assistera à la conférence de presse de Gronaldo. Il mise alors fortement sur l’équipe adverse, pourtant donnée perdante à 10 contre 1. Il télécharge l’application InfecteTonVoisin et approche son téléphone de Gronaldo pendant l’interview. Gronaldo reçoit une alerte, il ne pourra pas disputer le match. Son équipe perd et Monsieur Bouque-Maeker remporte la mise !
[L’image ci-dessous résume l’ensemble de l’argumentaire de 13 pages, pas seulement les cas de figure plus haut mentionnés.]
Conclusion
Le traçage des contacts pose de nombreux problèmes de sécurité et de respect de la vie privée, et les quelques scénarios que nous avons présentés n’illustrent qu’un petit nombre des détournements possibles. À cet égard, la cryptographie n’apporte que des réponses très partielles.
Nombre des situations que nous avons présentées exploitent en effet les fonctionnalités de ce type de technique, plutôt que leur mise en œuvre. Dès lors, l’arbitrage de ces risques ne pourra pas être résolu par la technique. Il relève de choix politiques qui mettront en balance les atteintes prévisibles aux droits et libertés fondamentaux et les bénéfices potentiels qui peuvent être espérés dans la lutte contre l’épidémie. À notre connaissance, l’estimation des bénéfices d’un éventuel traçage numérique est aujourd’hui encore très incertaine, alors même que les scénarios que nous avons développés ici sont, eux, connus et plausibles.
Un principe essentiel en sécurité informatique est que l’innocuité d’un système ne doit en aucun cas être présumée en comptant sur l’honnêteté de certains de ses acteurs. Ce même principe apparaît dans l’évolution de notre droit en matière de protection des données à caractère personnel. Si, avec la loi « Informatique et libertés » de 1978, c’était de la part des pouvoirs publics, et singulièrement de l’état, que des dérives étaient redoutées, les acteurs privés puis, à travers le RGPD, tous les acteurs de la société ont été associés à ces craintes. Les atteintes que les systèmes de traçage peuvent faire subir aux droits et libertés de chacun et chacune d’entre nous peuvent venir non seulement des pouvoirs publics qui en recommandent le développement et la mise en œuvre, mais aussi d’autres acteurs, collectifs ou individuels, qui sauront tirer profit des propriétés de ces systèmes comme autant de failles.
Le premier alinéa de l’article 1 de la loi de 1978 a survécu à toutes ses révisions et évolutions. L’urgence que nous ressentons collectivement face à notre situation actuelle ne doit pas nous le faire oublier : L’informatique doit être au service de chaque citoyen. […] elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques.
StopConneries
En ce moment, ça discute beaucoup autour de StopCovid, le projet d’application de traçage pour lutter contre la pandémie de COVID-19. Notre dessinateur Gee vient donc apporter son pavé dans la trogne mare sous forme d’une BD – un poil – énervée.
Hier notre position dans l’espace géographique était notre affaire et nous pouvions être invisibles aux yeux du monde si nous l’avions décidé. C’est devenu presque impossible aujourd’hui dans l’espace numérique.
Voici déjà le 4e article de la série écrite par Falkvinge. Le fondateur du Parti Pirate suédois s’attaque aujourd’hui à la question de notre géolocalisation.
Son fil directeur, comme on peut le voir clairement dans les épisodes précédents que nous vous avons déjà livrés, c’est la perte de certaines libertés dont nous disposions encore assez récemment, avant que le passage au tout-numérique ne nous en prive.
Le groupe Framalang a trouvé intéressant de soumettre à votre réflexion les 21 articles qu’il a publiés récemment. Nous nous efforçons de vous les traduire, semaine après semaine. Les commentaires, comme toujours, sont ouverts.
De l’analogique au numérique : nos enfants ont perdu le droit à la confidentialité de leur position
Traduction Framalang : mo, draenog, goofy et 2 anonymes
Dans le monde analogique de nos parents, tout citoyen ordinaire qui n’était pas sous surveillance car suspecté de crime pouvait se promener dans une ville sans que les autorités ne le suivent pas à pas : c’était un fait acquis. Nos enfants n’ont plus ce droit dans leur monde numérique.
Même les dystopies du siècle dernier (1984, Le Meilleur des Mondes, Colossus, etc.) ne sont pas parvenues à rêver une telle abomination : chaque citoyen est dorénavant porteur d’un dispositif de localisation gouvernemental. Et non content de simplement le transporter, il en a lui-même fait l’acquisition. Même Le Meilleur des Mondes n’avait pas pu imaginer cette horreur.
Cela a commencé innocemment, bien sûr. Comme c’est toujours le cas. Avec les nouveaux « téléphones portables », ce qui à l’époque signifiait « pas de fil à la patte », les autorités ont découvert que les gens continuaient à appeler les numéros d’urgence (112, 911, etc.) depuis leurs téléphones mobiles, mais qu’ils n’étaient pas toujours capables d’indiquer eux-mêmes où ils se trouvaient, tandis que le réseau téléphonique pemettait désormais de le faire. C’est alors que les autorités ont imposé que les réseaux téléphoniques soient techniquement capables de toujours indiquer l’emplacement d’un client, au cas où il appellerait un numéro d’urgence. Aux États-Unis, ce dispositif était connu sous le nom de loi E911.
C’était en 2005. Les choses ont rapidement mal tourné depuis. Imaginez qu’il y a seulement 12 ans, nous avions encore le droit de nous balader librement sans que les autorités puissent suivre chacun de nos pas, eh oui, cela fait à peine plus d’une dizaine d’années !
Auparavant, les gouvernements fournissaient des services permettant à chacun de connaître sa position, comme c’est la tradition depuis les phares maritimes, mais pas de façon à ce qu’ils puissent connaître cette position. Il s’agit d’une différence cruciale. Et, comme toujours, la première brèche a été celle des services fournis aux citoyens, dans ce cas des services médicaux d’urgence, et seul les plus visionnaires des dystopistes s’y seraient opposés.
Qu’est-il arrivé depuis ?
Des villes entières utilisent le suivi passif par Wi-Fi1 pour suivre les gens de façon individuelle, instantanée et au mètre près dans tout le centre-ville.
Les gares et les aéroports, qui étaient des havres respectant notre anonymat dans le monde analogique de nos parents, ont des panneaux qui informent que le Wi-Fi et le Bluetooth passifs sont utilisés pour suivre toute personne qui seulement s’approcherait, et que ce suivi est relié à leurs données personnelles. Correction : ces panneaux informatifs existent dans le meilleur des cas, mais le pistage est toujours présent.
La position des personnes est suivie par au moins trois… non pas moyens mais catégories de moyens différents :
Actif : vous transportez un détecteur de position (capteur GPS, récepteur GLONASS, triangulation par antenne-relais, ou même un identificateur visuel par l’appareil photo). Vous utilisez les capteurs pour connaître votre position à un moment donné ou de façon continue. Le gouvernement s’arroge le droit de lire le contenu de vos capteurs actifs.
Passif : vous ne faites rien, mais vous transmettez toujours votre position au gouvernement de façon continue via un tiers. Dans cette catégorie, on trouve la triangulation par antenne-relais ainsi que les suivis par Wi-Fi et Bluetooth passifs qui ne nécessitent pas d’autre action de l’utilisateur que d’avoir son téléphone allumé.
Hybride : le gouvernement vous localise au moment de ratissages occasionnels et au cours « de parties de pêche ». Cela inclut non seulement les méthodes reliées aux portables mais aussi la reconnaissance faciale connectée aux réseaux urbains de caméras de surveillance.
La confidentialité de notre position est l’un des sept droits à la vie privée et nous pouvons dire qu’à moins de contre-mesures actives, ce droit a entièrement disparu dans le passage de l’analogique au numérique. Nos parents avaient le droit à la confidentialité de leur position, en particulier dans des endroits animés tels que les aéroports et les gares. Nos enfants n’auront pas de confidentialité de position d’une manière générale, ni en particulier dans des lieux tels que les aéroports et les gares qui étaient les havres sûrs de nos parents de l’ère analogique.
Aujourd’hui, comment pouvons-nous réintroduire la confidentialité de position ? Elle était tenue pour acquise il y a à peine 12 ans.
La vie privée reste de votre responsabilité.
Next INpact : bilan après un an de respect pour nos données
Il y a un an, le site d’informations sur le numérique NextINpact publiait une annonce à contre-courant : davantage de respect pour les données des internautes qui le visitent, en dé-tricotant les mailles du profilage publicitaire sur son site.
À l’heure où les éditeurs de contenus cherchent à « optimiser » leurs revenus par une publicité de plus en plus intrusive, et où les publicitaires cherchent à maximiser le profilage et l’invisibilisation de la publicité, c’est une démarche pour le moins originale que de se dégoogliser de l’analytics en passant au logiciel libre Piwik… (si vous ne comprenez pas cette phrase, promis, juré, on l’explique plus loin !)
Quel modèle économique pour un site qui veut à la fois payer les salaires de ses journalistes, collaborateurs, administratifs tout en affirmant ses valeurs et respectant les données et les vies numériques de son lectorat ?
Un an plus tard, nous sautons sur l’occasion d’interroger l’équipe de Next INpact sur le bilan tiré de cette démarche, et les perspectives qui l’accompagnent.
Bonjour NextINpact ! Pouvez-vous rapidement nous présenter votre équipe et votre site ?
Bonjour Framasoft ! Next INpact est un site dédié à l’informatique et au numérique qui existe depuis plus de 15 ans. Il a été créé par Christophe Neau sous le nom d’INpact Hardware en 2000. Il s’agissait alors pour une bande de passionnés de nouvelles technologies et de matériel informatique de partager les informations qu’ils glanaient au quotidien. Et même des vidéos rigolotes à travers nos fameux LIDD diffusés chaque dimanche, et depuis référencés sur un site.
Devant le succès du projet une société a été créée en 2003, le site est alors devenu PC INpact, puis Next INpact en 2014. Une manière pour nous de prendre en compte l’évolution majeure du secteur qui infuse notre quotidien bien au-delà du simple ordinateur qui trône dans le salon familial, le bureau ou la chambre des enfants. Christophe est toujours le gérant majoritaire de la société. Il détient 76 % des parts. Next INpact est donc l’un des rares sites de presse indépendants qui traite du numérique en France. Nous proposons aussi une offre d’abonnement Premium depuis 2009.
Notre vision du numérique est assez large, et ce depuis des années. Si nous nous sommes rapidement ouverts aux questions logicielles et aux problématiques d’hégémonies, c’est notre analyse de l’environnement juridique qui a fait notre différence lors de cette décennie. DADVSI, LCEN, HADOPI sont autant d’acronymes qui ont rythmé les débats parlementaires tout en secouant le secteur. Tout comme l’ont fait des lois plus récentes sur le renseignement par exemple. Nous avons toujours eu à cœur de suivre ces débats de près, de les analyser sur le fond, et de donner à chacun les clés lui permettant de se faire sa propre idée.
Nous avons toujours eu une démarche journalistique. La société a été créée comme SARL de presse dès 2003, nous avons toujours appliqué la convention collective du secteur et notre rédaction compte une dizaine de journalistes, dont une bonne partie est là depuis le début du projet. C’est notamment le cas de Marc Rees, Vincent Hermann ou David Legrand qui sont là depuis plus de 10 ans. Mais l’équipe se compose au total d’une quinzaine de personnes (développeurs, graphistes, direction, etc.) Nous sommes reconnus comme site de presse en ligne depuis quelques années maintenant, et comme titre consacré pour partie à l’Information Politique et Générale depuis l’année dernière. Nous sommes aussi membres du SPIIL (Syndicat de la Presse Indépendante d’Information en Ligne).
L’autre aspect important du projet est sa communauté. Nous sommes nés sur un slogan : « Si tu ne sais pas, demande. Si tu sais, partage ». Notre communauté a toujours été importante pour nous et nous avons toujours placé le respect de nos lecteurs assez haut dans l’échelle de nos valeurs. Ce qui explique nombre de nos choix à travers le temps.
C’est aussi grâce à notre communauté que nous continuons d’exister car, plus que notre audience, elle constitue aussi notre base d’abonnés et de soutien qui permettent d’assurer notre financement et notre rentabilité. Car oui, nous sommes rentables (à deux exercices près depuis 2003).
Commençons par la technique : il y a un an, vous avez choisi de passer de Google Analytics (outil d’analyse du comportement des internautes sur votre site, fourni par Google) à Piwik (logiciel libre permettant des analyses similaires, que nous utilisons aussi chez Framasoft)… Quel travail cela vous a-t-il demandé et quelles conséquences voyez-vous un an après ?
Historiquement nous utilisions Google Analytics pour une raison simple : l’outil est complet, gratuit et plutôt efficace. Mais il nous faut assurer une certaine cohérence. Nous ne pouvons pas avoir un regard critique sur le tracking de masse opéré par le secteur publicitaire et les GAFA sans regarder ce qu’il se passe à notre propre échelle. Analytics, comme d’autres scripts du genre, est ainsi une solution permettant à des sociétés de suivre les internautes de manière presque constante avec l’aide des sites. C’est d’ailleurs le manque de remise en question des éditeurs sur ces problématiques qui incite les lecteurs à utiliser des bloqueurs en tous genres, et les navigateurs à renforcer la mise en place de leurs solutions « anti-tracking » (comme le fait Mozilla depuis quelque temps maintenant).
Nous avons donc procédé en plusieurs étapes ces dernières années afin d’en arriver à la situation actuelle. Nous avons tout d’abord permis à nos abonnés de se passer de l’ensemble de ce qui pouvait être assimilé à des trackers sur nos pages. Outre la publicité, cela comprenait les scripts Analytics et de calcul des partages sur les réseaux sociaux. Une partie de ces options était ouverte à tous nos membres. Nous avons ensuite pris en compte le signal Do Not Track pour cette désactivation afin que même ceux qui ne disposent pas d’un compte puisse en profiter.
Mais soyons honnêtes. Pour un éditeur, disposer de statistiques fiables est important. Cela nous permet de comprendre comment les lecteurs utilisent le site, quels sont les contenus les plus lus, depuis quelles sources, etc. Ici, l’analyse ne se fait pas au niveau de chaque lecteur mais bien sur une tendance globale et sur des données anonymes. Pendant longtemps, nous avons été sans vraiment de solution alternative à Analytics. Lors de nos échanges avec la CNIL sur la question des cookies, nous avons eu l’occasion de découvrir le projet, et de le tester. Une fois qu’il nous a paru suffisamment mature, nous l’avons mis en place.
Nous l’avons d’ailleurs fait en suivant les recommandations de la CNIL qui impose notamment de ne pas récupérer les IP entières. Cela n’empêche pourtant pas des listes comme Easy Privacy de bloquer le script, ce qui ne nous permet pas de connaître le niveau de notre audience totale. Preuve que les engagements en matière de respect de la vie privée ne sont pas toujours reconnus.
Il n’y avait pas de défi technique particulier, mais il ne faut pas s’attendre à voir une majorité d’éditeurs l’utiliser demain. Ne serait-ce que pour les interactions qui existent entre Analytics et des solutions comme Adwords/Adsense ou des fonctionnalités très avancées qui ne sont pas encore en place dans un outil comme Piwik.
Au final, le problème nous semble plutôt se situer du côté du fait que Google peut utiliser les données d’Analytics pour les recouper. La CNIL devrait imposer que ce ne soit pas le cas à tout dispositif d’analyse des statistiques. Car si l’on focalise sur Analytics, nombreux sont les autres outils du genre qui font la même chose à moindre échelle.
Question technique (parce qu’il y en a un chez nous qui n’est content que quand ça parle de technique) : j’imagine que pour encaisser un trafic de la taille du vôtre, il a fallu configurer Piwik aux petits oignons. Nous c’est le plugin QueuedTracking qui nous a sauvé la mise. Et vous ? Vous auriez une petite recette magique à partager ?
Pierre-Alain (notre CTO) a un mantra : REDIS POWA !
Vous êtes allés plus loin en activant le HTTPS (connexion sécurisé sur votre site) et la prise en compte de DoNotTrack (option du navigateur pour demander aux sites de ne pas traquer nos données). Est-ce un choix évident pour un éditeur de contenus ? Un an après, quelles conclusions pouvez-vous en tirer ?
Là encore, il s’agissait d’une réflexion sur le long terme et d’une volonté de faire mieux pour le lecteur, tout en étant cohérents avec nos propres analyses. Pour HTTPS, notre premier souci était de sécuriser la phase de connexion à nos sites. En effet, encore maintenant lorsque vous entrez un mot de passe dans un formulaire de connexion, celui-ci est souvent transmis en clair dans une requête HTTP. Si vous êtes chez vous sur un réseau filaire, ce n’est pas tellement un souci. Mais dans un environnement Wi-Fi, potentiellement public (et donc non chiffré, en entreprise, etc.), cela peut être un danger, que les navigateurs commencent seulement à mettre en avant de manière assez discrète.
Lors de la préparation de la mise en place de la v6 du site début 2014, nous avons donc séparé notre gestionnaire de compte et d’abonnement qui est passé intégralement en HTTPS. Ce choix là ne devrait pas avoir à être évident ou non, tous les sites qui proposent une connexion devraient le faire avec HTTPS d’activé, et tous les navigateurs devraient afficher une alerte importante lorsque ce n’est pas le cas.
Ensuite nous avons migré nos abonnés Premium. Pourquoi eux seulement ? En raison de la publicité. Comme nombre d’éditeurs, notre régie ne supportait pas HTTPS, et l’activer pour tous les utilisateurs revenait à se couper de ces revenus, et donc à mettre la clef sous la porte. Cela nous permettait aussi de tester l’impact sur notre site (performances, mixed content, etc.) sur une partie de l’audience seulement. Nous avons donc fait au mieux, et même développé notre propre solution de distribution de la publicité que nous testons depuis quelques mois. Entre temps, notre prestataire a activé un support d’HTTPS que nous avons pu généraliser à la fin de l’année dernière.
Concernant Do Not Track, cela découle aussi de nos échanges avec la CNIL qui est active sur ce terrain même si ce n’est pas toujours très visible. Cela nous permet de respecter une volonté exprimée de l’utilisateur. On ne peut d’ailleurs que regretter que le standard ne soit pas plus complet et finalisé, afin qu’il puisse être réellement exploitable. Avec la mise en place du règlement européen sur les données, ce serait pourtant un formidable outil. De notre côté, nous avons la volonté de l’étendre ne serait-ce que pour bloquer certains modules intégrés parfois à nos contenus sans action de l’utilisateur (tweets, vidéos, etc.). Mais cela nous demande une modification technique un peu lourde, il faudra donc attendre encore un peu.
Enfin, vous n’avez pas aboli la publicité sur votre site, mais l’avez radicalement modifiée afin d’avoir des pratiques responsables. C’est quoi, selon vous, une publicité numérique responsable, et est-ce que les annonceurs publicitaires jouent le jeu ou le boudent ?
C’est une bonne question. Il y a sans doute autant de définitions de la publicité responsable qu’il y a d’acteurs qui proposent des solutions publicitaires. On a d’ailleurs déjà vu certains acteurs vanter leur nouvelle trouvaille vidéo comme un meilleur respect de l’internaute malgré une lecture automatique. Un comble, non ?
De notre côté nous avons constamment renforcé notre attention sur ce sujet, quitte à parfois nous mettre des bâtons dans les roues économiquement.
La responsabilité au niveau publicitaire se situe selon nous à deux niveaux : au niveau des formats mais aussi de l’image du site et de sa rédaction.
Ainsi, avec le temps nous avons banni de nombreuses solutions : Flash, interstitiels, vidéos, campagnes avec du son, etc. Plus récemment, notre engagement a été simple : des images fixes, pas de trackers. Si sur ce dernier point nous sommes en train de mettre la dernière touche, vous pouvez aller sur Next INpact et regarder le compteur, même sans DNT vous serez entre 0 et 5 trackers avec presque aucun cookie inutile. Tentez de faire la même chose avec le site d’un grand média national. Vous aurez de quoi vous faire peur tant ils ne maîtrisent plus ce qu’ils diffusent sur leurs sites.
Le second point est celui de l’éthique. Il y a quelques années, des marques sont venues nous voir pour nous demander de diffuser des publicités dans des formats qui ressemblent à des articles, vantant leur produit. Nous avons toujours refusé. L’histoire nous a montré depuis que cela n’a pas été le choix de tous, et que la frontière entre l’information et la publicité est de plus en plus poreuse, sans toujours une très grande clarté. Mais quand bien même cela serait indiqué, l’internaute peut être trompé par ce genre de dispositif. Nous nous y refusons donc malgré leur côté diablement lucratif.
Il ne faut pas oublier que la course à la publicité est aussi la course à l’audience.
On parle depuis quelque temps des « fakes news » et autre « clickbait ». Ils ne sont que le résultat de ça. La plupart des articles diffusés aujourd’hui sur des sites ne sont pas le résultat d’un choix éditorial animé par la volonté de faire connaître une information. Seulement la réponse à une question simple : « avec quels titres vais-je pouvoir faire venir des millions d’internautes sur mon site aujourd’hui, ne serait-ce que quelques secondes ? »
C’est aussi pour cela que l’on assiste à une baisse de qualité globale dans le contenu des sites qui misent uniquement sur l’accès gratuit, alors que des sites comme Arrêt sur images, Les Jours ou même Mediapart rencontrent un franc succès.
La démarche de l’abonnement est différente. Vous devez convaincre votre lecteur de votre intérêt, de l’utilité de votre démarche. Pour cela, il faut produire du contenu de fond (fut-il en accès libre, ce qui est le cas de nos analyses sur les élections ou la question du chiffrement par exemple).
Quelle a été la réaction de votre lectorat à une telle annonce ? Cela a-t-il évolué en un an ?
Notre lectorat accueille forcément bien ce genre de nouvelles. Pour nous, le défi c’est de réussir à satisfaire notre communauté et à suivre notre voie, tout en gardant un modèle économique viable. Ce n’est pas toujours simple. Car aller rencontrer des annonceurs en leur proposant de simples images alors que d’autres proposent des habillages vidéo vendus aux enchères avec un ciblage parfois très avancé, ce n’est forcément pas à notre avantage.
Mais certains annonceurs sont aussi sensibles à ces questions. L’IAB est d’ailleurs l’un des acteurs qui avance le plus dans le même sens que nous. Malheureusement, ils sont largement en avance sur les mentalités de leurs membres et du secteur.
Il faut dire que la publicité n’est pas la seule source de revenu et de soutien pour votre site… Vous pouvez nous décrire votre modèle économique ?
Comme évoqué précédemment, nous proposons un abonnement Premium depuis 2009. Celui-ci représente désormais un quart de notre chiffre d’affaires. Le reste est partagé entre la publicité et nos autres services (bons plans et comparateurs que nous proposons en y infusant nos valeurs).
Nous ne demandons, ni ne touchons aucune aide directe de l’état ou de fonds privés (comme ceux de Google, de la fondation Gates, etc.)
La-question-qui-pique : si certains de vos articles sont financés par la communauté, via des abonnements, est-ce qu’il ne vous parait pas logique de les reverser à la communauté, par le biais de licences libres ?
La question est tout à fait légitime, au contraire. Pour autant, il ne faut pas oublier que les articles financés par les abonnés ne le sont pas par la communauté au sens large, la question d’une licence libre ou non n’est donc pas lié à notre modèle. Nous avons d’ailleurs fait le choix d’opter pour un paywall qui n’est pas permanent puisqu’au bout d’un mois maximum, tous nos articles sont en accès libre. Nous faisons aussi le choix de laisser dès le départ certains articles en accès libre lorsqu’ils nous paraissent d’intérêt public.
Concernant le choix d’une licence libre, c’est une question qui s’est posée un temps en interne, mais qui n’a jamais été vraiment tranchée. Notamment parce que notre matière est principalement de l’actualité chaude, qui ne fait que rarement l’objet de reprises globales. Nous avons néanmoins une pratique assez ouverte sur ce point. Outre le droit de courte citation propre à la presse, nous ne refusons jamais une reprise non commerciale, ou dans des manuels scolaires, etc.
Ces choix que vous avez appliqués se veulent respectueux de la vie numérique des internautes… Mais vous allez plus loin en souhaitant que d’autres sites web / éditeurs de contenus vous rejoignent et en proposant de les accompagner dans cette démarche. Cela s’est fait ? Si je fais partie de (au hasard) Madmoizelle ou de ArrêtsSurImages, comment je peux faire pour suivre votre exemple ?
Nous avons une approche assez ouverte de nos différentes démarches. C’est notamment le sens de notre implication au SPIIL ou à des conférences dans le secteur de la presse. À notre niveau, nous travaillons essentiellement sur des propositions techniques, comme notre solution de distribution de la publicité, ou notre projet d’abonnement unifié La Presse Libre. C’est aussi la mise en place de ces solutions que nos abonnés soutiennent puisque nous finançons tout en propre. Ainsi, les éditeurs qui veulent nous rejoindre dans notre démarche peuvent simplement venir nous rencontrer au SPIIL ou nous contacter.
Entre les bloqueurs de pubs (de type Ublock Origin), les anti-bloqueurs de pub qui fleurissent sur les sites web, et les anti-anti-bloqueurs de pubs… On a l’impression d’une course à l’armement dans un dialogue de sourds… Quelles évolutions voyez-vous dans ce domaine pour sortir de ce cercle vicieux ?
Nous avons du mal à être optimiste sur ce terrain. Déjà parce que les éditeurs sont encore relativement sourds sur ces questions et ont du mal à comprendre qu’ils sont les principaux artisans de leur malheur. Certes des acteurs comme l’IAB évoluent dans leur position, mais pas leurs membres et les acteurs du marché publicitaire. Preuve en est, les éditeurs en sont encore à miser sur le blocage de l’accès à leur site, proposant le plus souvent comme alternative des pages avec des centaines de trackers et de cookies tiers.
De l’autre, ceux qui gèrent les listes de blocage ne font pas toujours preuve d’un grand discernement. Ainsi, un site comme Next INpact, malgré ses engagements en termes de vie privée et de gestion raisonnable de la publicité sera bloqué comme n’importe quel autre via EasyList FR ou Easy Privacy. Si chacun dit être à l’écoute de l’internaute, nous avons du mal à voir la possibilité d’une conciliation, qui ne se décidera de toutes façons pas à notre niveau.
Nous traitons de ces questions d’un point de vue éditorial, nous cherchons à évangéliser les différents acteurs, nous multiplions les initiatives qui permettent de faire émerger des modèles hors de la simple publicité. Nous tentons de jouer notre rôle à notre niveau, en espérant que chacun finira par faire de même.
Un an après, est-ce que vous avez envie de rétro-pédaler, de simplement continuer comme ça parce que ma foi c’est déjà bien, ou d’aller encore plus loin dans votre démarche (et si oui comment) ?
Rétro-pédaler, sûrement pas. Mais nous réfléchissons constamment à trouver des manières d’améliorer les choses. 😉
En parallèle de cette évolution, vous avez voulu booster les sites web qui proposent de l’information sous abonnement avec le projet collectif La Presse Libre… C’est quoi, exactement ?
La Presse Libre est un projet sur lequel nous travaillons depuis plus de quatre ans maintenant. Il part d’un constat simple : le modèle de l’abonnement se généralise, mais il est souvent compliqué de sauter le pas, de trouver des sites qui proposent un tel modèle avec de l’information de qualité et aucun kiosque numérique n’existe pour les sites en ligne. Comme personne ne semblait décidé à le faire, et que nous ne voulions pas que cette absence d’initiative profite une fois de plus aux GAFA, nous avons décidé de créer notre propre plateforme.
Ainsi, vous pouvez vous abonner assez facilement à plusieurs sites de presse avec un seul paiement mensuel et une réduction. Avec un même budget vous pouvez donc soutenir plus de titres de presse. C’est sans engagement, vous pouvez ajouter ou retirer un site à tout moment et la grande majorité des revenus finance les éditeurs plutôt que la plateforme elle-même. Actuellement nous comptons six sites membres, mais nous espérons bien voir ce chiffre grossir cette année. Nous portons ce projet avec Arrêt sur images et Alternatives économiques avec qui nous avons créé un GIE afin de disposer d’une gestion collégiale.
Concrètement, si jamais on veut soutenir votre démarche, qu’est-ce qu’on peut faire ?
Abonnez-vous, surtout que l’on propose de superbes goodies ! Autrement, vous avez la possibilité de nous soutenir à travers le don via la plateforme J’aime l’info, qui est en partie défiscalisable en raison de notre statut de presse d’Information Politique et Générale.
La coutume sur le Framablog, c’est de vous laisser le mot de la fin…