Non, je ne veux pas télécharger votre &@µ$# d’application !
« Ne voulez-vous pas plutôt utiliser notre application ? »…
De plus en plus, les écrans de nos ordiphones et autres tablettes se voient pollués de ce genre de message dès qu’on ose utiliser un bon vieux navigateur web.
Étrangement, c’est toujours « pour notre bien » qu’on nous propose de s’installer sur notre machine parmi les applications que l’on a vraiment choisies…
Ruben Verborgh nous livre ici une toute autre analyse, et nous dévoile les dessous d’une conquête de nos attentions et nos comportements au détriment de nos libertés. Un article blog traduit par Framalang, et sur lequel l’auteur nous a offert encouragements, éclairages et relecture ! Toute l’équipe de Framalang l’en remercie chaleureusement et espère que nous avons fait honneur à son travail 😉
Sous des prétextes mensongers, les applications mobiles natives nous éloignent du Web. Nous ne devrions pas les laisser faire.
Peu de choses m’agacent plus qu’un site quelconque qui me demande « Ne voulez-vous pas utiliser plutôt notre application ? ». Évidemment que je ne veux pas, c’est pour ça que j’utilise votre site web. Certaines personnes aiment les applications et d’autres non, mais au-delà des préférences personnelles, il existe un enjeu plus important. La supplique croissante des applications pour envahir, littéralement, notre espace personnel affaiblit certaines des libertés pour lesquelles nous avons longtemps combattu. Le Web est la première plate-forme dans l’histoire de l’humanité qui nous permette de partager des informations et d’accéder à des services à travers un programme unique : un navigateur. Les applications, quant à elles, contournent joyeusement cette interface universelle, la remplaçant par leur propre environnement. Est-ce vraiment la prétendue meilleure expérience utilisateur qui nous pousse vers les applications natives, ou d’autres forces sont-elles à l’œuvre ?
Il y a 25 ans, le Web commença à tous nous transformer. Aujourd’hui, nous lisons, écoutons et regardons différemment. Nous communiquons à une échelle et à une vitesse inconnues auparavant. Nous apprenons des choses que nous n’aurions pas pu apprendre il y a quelques années, et discutons avec des personnes que nous n’aurions jamais rencontrées. Le Web façonne le monde de façon nouvelle et passionnante, et affecte la vie des gens au quotidien. C’est pour cela que certains se battent pour protéger le réseau Internet qui permet au Web d’exister à travers le globe. Des organisations comme Mozilla s’évertuent à faire reconnaître Internet comme une ressource fondamentale plutôt qu’un bien de luxe, et heureusement, elles y parviennent.
Toutefois, les libertés que nous apporte le Web sont menacées sur plusieurs fronts. L’un des dangers qui m’inquiète particulièrement est le développement agressif des applications natives qui tentent de se substituer au Web. Encore récemment, le directeur de la conception produit de Facebook comparait les sites web aux vinyles : s’éteignant peu à peu sans disparaître complètement. Facebook et d’autres souhaitent en effet que nous utilisions plutôt leurs applications ; mais pas simplement pour nous fournir une « meilleure expérience utilisateur ». Leur façon de nous pousser vers les applications met en danger un écosystème inestimable. Nous devons nous assurer que le Web ne disparaisse jamais, et ce n’est pas juste une question de nostalgie.
Le Web : une interface indépendante ouverte sur des milliards de sources
Pour comprendre pourquoi le Web est si important, il faut s’imaginer le monde d’avant le Web. De nombreux systèmes d’information existaient mais aucun ne pouvait réellement être interfacé avec les autres. Chaque source d’information nécessitait sa propre application. Dans cette situation, on comprend pourquoi la majeure partie de la population ne prenait pas la peine d’accéder à aucun de ces systèmes d’information.
Le Web a permis de libérer l’information grâce à une interface uniforme. Enfin, un seul logiciel – un navigateur web – suffisait pour interagir avec plusieurs sources. Mieux encore, le Web est ouvert : n’importe qui peut créer des navigateurs et des serveurs, et ils sont tous compatibles entre eux grâce à des standards ouverts. Peu après son arrivée, cet espace d’informations qu’était le Web est devenu un espace d’applications, où plus de 3 milliards de personnes pouvaient créer du contenu, passer des commandes et communiquer – le tout grâce au navigateur.
Au fil des années, les gens se mirent à naviguer sur le Web avec une large panoplie d’appareils qui étaient inimaginables à l’époque de la création du Web. Malgré cela, tous ces appareils peuvent accéder au Web grâce à cette interface uniforme. Il suffit de construire un site web une fois pour que celui-ci soit accessible depuis n’importe quel navigateur sur n’importe quel appareil (tant qu’on n’utilise rien de spécial ou qu’on suit au moins les méthodes d’amélioration progressive). De plus, un tel site continuera à fonctionner indéfiniment, comme le prouve le premier site web jamais créé. La compatibilité fonctionne dans les deux sens : mon site fonctionne même dans les navigateurs qui lui préexistaient.
La capacité qu’a le Web à fournir des informations et des services sur différents appareils et de façon pérenne est un don immense pour l’humanité. Pourquoi diable voudrions-nous revenir au temps où chaque source d’information nécessitait son propre logiciel ?
Les applications : des interfaces spécifiques à chaque appareil et une source unique
Après les avancées révolutionnaires du web, les applications natives essaient d’accomplir l’exacte inverse : forcer les gens à utiliser une interface spécifique pour chacune des sources avec lesquelles ils veulent interagir. Les applications natives fonctionnent sur des appareils spécifiques, et ne donnent accès qu’à une seule source (ironiquement, elles passent en général par le web, même s’il s’agit plus précisément d’une API web que vous n’utilisez pas directement). Ainsi elles détricotent des dizaines d’années de progrès dans les technologies de l’information. Au lieu de nous apporter un progrès, elles proposent simplement une expérience que le Web peut déjà fournir sans recourir à des techniques spécifiques à une plate-forme. Pire, les applications parviennent à susciter l’enthousiasme autour d’elles. Mais pendant que nous installons avec entrain de plus en plus d’applications, nous sommes insidieusement privés de notre fenêtre d’ouverture universelle sur l’information et les services du monde entier.
Ils trouvent nos navigateurs trop puissants
Pourquoi les éditeurs de contenus préfèrent-ils les applications ? Parce-qu’elles leur donnent bien plus de contrôle sur ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire. Le « problème » avec les navigateurs, du point de vue de l’éditeur, est qu’ils appartiennent aux utilisateurs. Cela signifie que nous sommes libres d’utiliser le navigateur de notre choix. Cela signifie que nous pouvons utiliser des plugins qui vont étendre les capacités du navigateur, par exemple pour des raisons d’accessibilité, ou pour ajouter de nouvelles fonctionnalités. Cela signifie que nous pouvons installer des bloqueurs de publicité afin de restreindre à notre guise l’accès de tierces parties à notre activité en ligne. Et plus important encore, cela signifie que nous pouvons nous échapper vers d’autres sites web d’un simple clic.
Si, en revanche, vous utilisez l’application, ce sont eux qui décident à quoi vous avez accès. Votre comportement est pisté sans relâche, les publicités sont affichées sans pitié. Et la protection légale est bien moindre dans ce cadre. L’application offre les fonctionnalités que le fournisseur choisit, à prendre ou à laisser, et vous ne pourrez ni les modifier ni les contourner. Contrairement au Web qui vous donne accès au code source de la page, les applications sont distribuées sous forme de paquets binaires fermés.
« Ne voulez-vous pas plutôt l’application ? »
J’ai procédé à une petite expérience pour mesurer exactement quelle proportion des sites Web les plus visités incitent leurs utilisateurs à installer l’application. J’ai écrit un programme pour déterminer automatiquement si un site web affiche une bannière de promotion de son application. L’outil utilise PhantomJS pour simuler un navigateur d’appareil mobile et capture les popups qui pourraient être insérés dynamiquement. La détection heuristique est basée sur une combinaison de mots-clés et d’indices du langage naturel.
Ce graphique montre combien desites du top Alexa (classés par catégorie) vous proposent d’utiliser leur application :
Les chiffres obtenus sont basés sur une heuristique et sous-estiment probablement la réalité. Dans certaines catégories, au moins un tiers des sites préfèrent que vous utilisiez leur application. Cela signifie qu’un tiers des plus gros sites essaient de nous enfermer dans leur plate-forme propriétaire. Sans surprise, les catégories informations locales, sports et actualités atteignent un pourcentage élevé, puisqu’ils souhaitent être en première ligne pour vous offrir les meilleures publicités. Il est intéressant de noter que les contenus pour adultes sont en bas du classement : soit peu de personnes acceptent d’être vues avec une application classée X, soit les sites pornographiques adorent infecter leurs utilisateurs avec des malwares via le navigateur.
Des prétextes mensongers
Même si les éditeurs de contenu demandent si nous « souhaitons » utiliser leur application, c’est un euphémisme. Ils veulentque nous l’utilisions. En nous privant de la maîtrise plus grande offerte par les navigateurs, ils peuvent mieux influencer les éléments que nous voyons et les choix que nous faisons. Le Web nous appartient à tous, alors que l’application n’est réellement qu’entre les mains de l’éditeur. Généralement, ils justifient l’existence de l’application en plus du site web en marmonnant des arguments autour d’une « expérience utilisateur améliorée », qui serait évidemment « bien plus rapide ». Il est curieux que les éditeurs préfèrent investir dans une technologie complètement différente, plutôt que de prendre la décision logique d’améliorer leur site internet en le rendant plus léger. Leur objectif principal, en réalité, est de nous garder dans l’application. Depuis iOS 9, cliquer sur un lien dans une application permet d’ouvrir un navigateur interne à l’application. Non seulement cette fonctionnalité prête à confusion (depuis quelle application suis-je parti(e), déjà ?), mais surtout elle augmente le contrôle de l’application sur votre activité en ligne. Et une simple pression du doigt vous« ramène » vers l’application que vous n’aviez en fait jamais quittée. Dans ce sens, les applications contribuent sciemment à la « bulle de filtre ».
Les Articles Instantanés de Facebook sont un exemple extrême : un lien normal vous dirige vers la version « optimisée » d’une page à l’intérieur-même de l’application Facebook. Facebook salue cette nouveauté comme un moyen de « créer des articles rapides et interactifs sur Facebook » et ils ne mentent même pas sur ce point : vous ne naviguez même plus sur le vrai Web. Les Articles Instantanés sont vendus comme une expérience « interactive et immersive » avec plus de « flexibilité et de contrôle » (pour les fournisseurs de contenu bien sûr) qui entraînent de nouvelles possibilités de monétisation, et nous rendent une fois de plus « mesurables et traçables ».
Soyons honnêtes sur ce point : le Web fournit déjà des expériences interactives et immersives. Pour preuve, les Articles Instantanés sont développés en HTML5 ! Le Web, en revanche, vous permet de quitter Facebook, de contrôler ce que vous voyez, et de savoir si vous êtes pisté. Le nom « Articles Instantanés » fait référence à la promesse d’une rapidité accrue, et bien qu’ils soient effectivement plus rapides, cette rapidité ne nous est pas vraiment destinée. Facebook explique que les utilisateurs lisent 20% d’articles en plus et ont 70% de chances en moins d’abandonner leur lecture. Ces résultats favorisent principalement les éditeurs… et Facebook, qui a la possibilité de prendre une part des revenus publicitaires.
Rendez-nous le Web
Ne vous y trompez pas : les applications prétendent exister pour notre confort, mais leur véritable rôle est de nous attirer dans un environnement clos pour que les éditeurs de contenu puissent gagner plus d’argent en récoltant nos données et en vendant des publicités auxquelles on ne peut pas échapper. Les développeurs aussi gagnent plus, puisqu’ils sont désormais amenés à élaborer des interfaces pour plusieurs plate-formes au lieu d’une seule, le Web (comme si l’interface de programmation du Web n’était pas déjà assez coûteuse). Et les plate-formes de téléchargement d’applications font également tinter la caisse enregistreuse. Je ne suis pas naïf : les sites web aussi font de l’argent, mais au moins le font-ils dans un environnement ouvert dont nous avons nous-mêmes le contrôle. Pour l’instant, on peut encore souvent choisir entre le site et l’application, mais si ce choix venait à disparaître, l’accès illimité à l’information que nous considérons à juste titre comme normal sur le Web pourrait bien se volatiliser avec.
Certaines voix chez Facebook prédisent déjà la fin des sites web, et ce serait en effet bon pour eux : ils deviendraient enfin l’unique portail d’accès à Internet. Certains ont déjà oublié qu’il existe un Internet au-delà de Facebook ! La réaction logique de certains éditeurs est d’enfermer leur contenu au sein de leur propre application, pour ne plus dépendre de Facebook (ou ne plus avoir à y faire transiter leurs profits). Tout ceci crée exactement ce que je crains : un monde d’applications fragmenté, où un unique navigateur ne suffit plus pour consommer tous les contenus du monde. Nous devenons les prisonniers de leurs applis :
Last thing I remember, I was running for the door.
I had to find the passage back to the place I was before.
“Relax,” said the night man, “we are programmed to receive.”
“You can check out any time you like, but you can never leave!”
Eagles – Hotel California
Mon dernier souvenir, c’est que je courais vers la porte,
Je devais trouver un passage pour retourner d’où je venais
« Relax », m’a dit le gardien, « on est programmés pour recevoir »
« Tu peux rendre ta chambre quand tu veux, mais tu ne pourras jamais partir ! »
Eagles, Hotel California
Cette chanson me rappelle soudain le directeur de Facebook comparant les sites web et le vinyle. L’analogie ne pourrait pas être plus juste. Le Web est un disquaire, les sites sont des disques et le navigateur un tourne-disque : il peut jouer n’importe quel disque, et différents tourne-disques peuvent jouer le même disque. En revanche, une application est une boîte à musique : elle est peut-être aussi rapide qu’un fichier MP3, mais elle ne joue qu’un seul morceau, et contient tout un mécanisme dont vous n’auriez même pas besoin si seulement ce morceau était disponible en disque. Et ai-je déjà mentionné le fait qu’une boîte à musique ne vous laisse pas choisir le morceau qu’elle joue ?
C’est la raison pour laquelle je préfère les tourne-disques aux boîtes à musique – et les navigateurs aux applications. Alors à tous les éditeurs qui me demandent d’utiliser leur application, je voudrais répondre : pourquoi n’utilisez-vous pas plutôt le Web ?
Minetest, piochez en toute liberté
MIcrosoft a acheté Minecraft, le fameux jeu « bac à sable », à son créateur. Et pour une petite fortune ! Forcément, l’ogre de Redmond avait une idée derrière la tête…
Dans ce long article traduit par le groupe Framalang, Paul Brown propose une alternative pour pouvoir piocher en paix, et utiliser la puissante idée de Markus Persson en toute liberté.
Ce billet est très long, et peut-être qu’une bonne partie ne vous concerne pas. Si vous voulez aller directement aux parties qui vous intéressent, voici le sommaire :
Quelle serait votre réaction si tous les menus de la cantine de votre enfant étaient livrés par un seul et unique fournisseur de plats préparés et de boissons sucrées ? Que diriez-vous si le régime alimentaire de votre enfant était limité à des chips, des tortillas goût fromage et des boissons sucrées gazeuses, sans possibilité d’alternative plus saine ?
Étant parent moi-même, je suppose que vous trouveriez épouvantable l’idée que l’école n’offre que de la malbouffe à votre enfant, à tel point que vous seriez prêt à envisager de le changer d’établissement. Mais que faire si c’était la même chose dans tout le pays ?
Ce n’est pas tout, imaginez qu’en plus le fournisseur de malbouffe ait apposé son logo partout : sur les tasses, les assiettes et sur les affiches qui décorent les murs des classes. D’ailleurs, en parlant de salles de classe, quand arrive le moment de l’apprentissage des bases de la nutrition, les chapitres du manuel scolaire s’avèrent rédigés par le service marketing de cette même entreprise qui fournit déjà les repas.
La plupart des parents, je l’espère, trouveraient cela scandaleux. Pourtant, on n’entend pas beaucoup de protestations véhémentes quand il se passe exactement la même chose dans un cours d’informatique et même pendant une session d’apprentissage assisté par ordinateur.
Les élèves n’apprennent pas à se servir d’un traitement de texte, ils apprennent Microsoft Word. Il n’apprennent pas à concevoir des présentations, ils apprennent Microsoft PowerPoint. On leur demande de présenter leurs travaux, que ce soit une rédaction, un diaporama, ou un graphique, dans l’un des formats propriétaires de Microsoft, de les enregistrer sur des clés USB formatées suivant le système de fichiers breveté par Microsoft. C’est ça et rien d’autre.
Pour une gigantesque entreprise comme Microsoft, c’est tout à fait logique. Non seulement le marché de l’éducation est immense et juteux en soi, mais transformer des élèves en futurs travailleurs, managers et entrepreneurs qui ont appris à la lettre et de façon formelle à dépendre exclusivement de ses produits, voilà une perspective qui doit être irrésistible.
Mais tandis que les produits Microsoft prédominent dans l’enseignement secondaire et universitaire, il manquait encore à l’entreprise la principale part du gâteau de l’éducation. En tant que manipulateur aguerri du marché, Microsoft reconnaît que le lavage de cerveau fonctionne d’autant mieux que vous commencez jeune. Mais jusqu’à ces dernières années, ils n’avaient tout simplement pas le produit pour capter cette tranche d’âge.
Pour détruire tout espoir que ce logiciel immensément populaire soit un jour publié sous licence libre (comme Markus « Notch » Persson a prétendu jadis qu’il pourrait l’être), Microsoft a déboursé 2,5 milliards de dollars en 2014 pour le jeu de Persson et s’est immédiatement attelé à le rendre encore plus attrayant grâce à la conclusion d’un accord avec Lego qui a fait du jeu la star de sa technologie Hololens, grâce aussi à la réalisation d’un film, en limitant toutefois les fonctionnalités dans le même temps.
Ah bon, vous n’aviez pas entendu parler de ce dernier point ? Je dois vous révéler que dès que vous faites abstraction du nouvel emballage attrayant et du tapage médiatique, vous pouvez enfin voir ce que Microsoft entend faire de Minecraft. En simplifiant le jeu pour l’adapter à sa version mobile, et en ne le faisant plus tourner sous Java, Microsoft peut mieux contrôler sur quelles plateformes il pourra fonctionner (vous savez que Minecraft fonctionne bien sous GNU/Linux parce qu’il est écrit en Java ? C’est la première chose qui sera supprimée), et tuer d’un coup tout l’écosystème de mods non validés par Microsoft.
C’est ainsi que les choses se profilent. Avant que tout ne parte en vrille, la question est de savoir si la communauté du logiciel libre a un plan B. Existe-t-il un logiciel libre susceptible de rivaliser avec Minecraft ?
Une solution ouverte
Cet article serait bien court si la réponse était « non ».
Pour être certain de ne pas me fourvoyer, j’ai passé la majeure partie des quatre dernières semaines à la recherche d’alternatives. N’ayant pas eu beaucoup d’expérience avec les jeux d’origine (Infiniminer et Dwarf Fortress), j’ai appris les rudiments du minage et de l’artisanat (du crafting), puis davantage. J’ai discuté avec des développeurs et des utilisateurs sur leurs canaux IRC – principalement pour demander de l’aide quand j’étais bloqué. J’ai aussi appelé en renfort des joueurs expérimentés de Minecraft (en l’occurrence, mon fils et ses copains) pour tester différentes versions libres et à code source ouvert de ce genre de jeux, afin qu’ils me fassent part de leurs commentaires.
Le verdict est tombé. La réponse est Minetest.
Je ne vais pas enfoncer des portes ouvertes et vous dire que Minetest est libre tant au sens de « liberté d’expression » qu’au sens d’« entrée libre », c’est-à-dire gratuit. Il ne vous coûtera pas un sou pour être en droit de le télécharger, de le partager et d’y jouer ; vous n’aurez pas à endurer la moindre magouille de la part d’un vendeur ; il est soutenu par une communauté qui veut simplement construire un jeu vraiment amusant et y jouer, par conséquent de nouvelles fonctionnalités ont tendance à s’ajouter au fil du temps, et aucune ne sera supprimée de façon arbitraire. Je ne veux pas répéter ici ce qui est commun à la plupart des projets de logiciels libres… Bon, trop tard, je viens de le faire. Mais outre tout ce qui précède, Minetest est assez impressionnant par lui-même.
Pour commencer, il est écrit en C/C++, ce qui le rend plus léger et plus rapide que Minecraft. Mais surtout, il fonctionne plus ou moins partout (voyez sa page de téléchargements), que ce soit sur les ordinateurs fonctionnant avec FreeBSD, Windows, GNU/Linux (cherchez-le dans vos dépôts logiciels) et MacOS X ; sur les téléphones Android ; et, chose importante pour l’éducation, il fonctionne aussi sur le Raspberry Pi.
Minetest sur le Raspberry Pi
Faire tourner Minestest sur Raspbian pour Raspberry Pi est relativement simple. Commencez par ouvrir un terminal et saisissez :
sudo apt-get update
sudo apt-get upgrade
pour être certain que le système est bien à jour. Puis installez Minetest avec :
sudo apt-get install minetest
Vous pouvez aussi installer un serveur, des créatures (« MOBs ») et des mods pour étendre les capacités du jeu original. Recherchez-les avec :
apt-cache search minetest
et choisissez ce dont vous pensez avoir besoin.
Une fois que votre gestionnaire de logiciels en a terminé avec l’installation, Minetest devrait être disponible dans le sous-menu Jeux. Mais vous ne pourrez pas y jouer tout de suite !
Minetest nécessite OpenGL, une collection de bibliothèques 3D libres. Pour activer OpenGL, lancez :
sudo raspi-config
Sélectionnez Options avancées, puis AA GL Driver, Activer et OK. Ceci démarrera le pilote expérimental OpenGL pour votre bureau.
Redémarrez votre Pi. Quand vous serez de retour sur votre bureau, vous pourrez démarrer Minetest normalement.
N.B. : Il se peut que vous ayez besoin de désactiver le pilote OpenGL pour pouvoir jouer à Minecraft.
Ce qui est bien, c’est que mises à part certaines fonctionnalités pour la gestion des écrans tactiles, ça reste le même jeu. Même la version pour Raspberry Pi est exactement identique à la version PC. Cela constitue déjà un bon atout par rapport à Minecraft qui, sur Raspberry Pi, est très limité et ne fournit pas du tout la même expérience que son équivalent sur PC. Je le sais, car à une époque, j’ai écrit à propos de Minecraft sur le Pi, et depuis, les choses n’ont pas changé d’un iota.
Vous pouvez télécharger Minetest pour votre système d’exploitation, ou si vous avez la chance d’utiliser une distribution GNU/Linux, laisser votre gestionnaire de logiciels faire le gros du travail à votre place. Vous pourrez aussi trouver quelques extras dans les dépôts de votre distribution : un serveur Minetest évidemment, et des paquets de mods fournissant des créatures, une météo, etc.
Tout est affaire de Mods
C’est l’une des principales différences entre Minecraft et Minetest : dans ce dernier, presque tout est un mod. En fait, si vous lanciez Minetest sans aucun mod, vous vous retrouveriez à vagabonder dans un monde constitué exclusivement de blocs de pierre. Le jeu Minetest standard est principalement un catalogue de mods, de blocs (« nodes » dans le jargon Minetest), de textures et de sons ajoutés au moteur de jeu. Jetez un coup d’œil dans le dossier games/minetest_game situé dans le dossier partagé minetest/ et vous comprendrez ce que je veux dire.
Vous pouvez installer de nouveaux mods en les téléchargeant depuis le wiki du site Minetest. Ensuite, vous les déposez dans le dossier mods/ (créez-le s’il n’existe pas) situé dans votre dossier minetest/. Veuillez noter que sous GNU/Linux, le dossier peut être caché, dans ce cas recherchez .minetest/ dans votre dossier home.
Admettons que vous vouliez une météo, de la pluie, de la neige et des choses du genre, dans votre monde ? Allez dans votre dossier minetest/mods/ …
Le mod est maintenant installé. C’était facile, non ?
Tout ce qu’il vous reste à faire, c’est de l’activer.
Un dépôt de Mods pour Minetest
Si vous exécutez la version 0.4.10 de Minetest, vous avez peut-être remarqué un bouton Online mod repository sous l’onglet Mods du menu.
Lorsque vous cliquez dessus, il ne se passe pas grand-chose. Si vous consultez le fichier debug.txt dans votre répertoire minetest, vous constaterez que le programme essaie de se connecter à une page web des forums Minetest qui n’existe plus. Selon les développeurs, le dépôt de mods, ainsi que l’installation de ceux-ci à partir du jeu lui-même, sont actuellement une expérimentation infructueuse, mise en pause jusqu’à ce qu’ils trouvent quelqu’un pour implémenter un modèle fonctionnel et évolutif.
Dans la version de développement 0.4.13 de Minetest, ce bouton n’existe plus.
Bonne nouvelle pour les utilisateurs de Minetest sous Android néanmoins : il existe une application qui installe les mods de façon transparente sur votre mobile. Elle est disponible sur Google Play et marche très bien.
Démarrez Minetest, et si ce n’est déjà fait, créez un nouveau monde en cliquant sur le bouton Nouveau dans l’onglet Solo. Une nouvelle boîte de dialogue apparaît. Donnez un nom à votre monde et laissez le reste tel quel. Cliquez sur Créer.
Une fois votre monde sélectionné, cliquez sur le bouton Configurer. Cela vous affiche une liste des mods disponibles. Double-cliquez sur weather et il passera du blanc au vert. Cela signifie que ce mod sera activé quand vous lancerez votre monde.
Cliquez sur Jouer et le mod weather ouvrira les canalisations d’eau de temps en temps. Si vous êtes impatient, vous pouvez faire pleuvoir en ouvrant le HUD ([F10]) et en saisissant :
/setweather rain
ou bien
/setweather snow
à l’invite de commande.
Pour l’arrêter, saisissez :/setweather none
Si un message d’erreur apparaît et vous indique que vous n’avez pas les permissions pour démarrer et arrêter la pluie, essayez de vous les octroyer vous-même en saisissant :
/grant [votre nom de joueur] weather
dans le HUD.
Quasiment toutes les touches de F1 à F12 ont une fonction, chacune peut être consultée sur le site de Minetest, en même temps que les autres paramètres du clavier. Parmi les plus utiles, on trouve :
Touche
Fonction
2nd appui
F5
Affiche les coordonnées du joueur
Affiche les statistiques du serveur
F7
Modifie la vue caméra
Cycle parmi les vues caméra
F9
Ouvre une mini-carte
Agrandit le zoom
F10
Ouvre le HUD
Ferme le HUD
F12
Prend une capture d’écran
—
En parlant du HUD… De toutes les touches ci-dessus, F10 est peut-être celle qui mérite que l’on s’y attarde. Le HUD, ou Head Up Display (affichage tête haute), vous permet de saisir des messages dans le chat ou des commandes qui vous permettent de faire davantage de choses qu’avec de simples appuis de touches.
En saisissant :
/teleport 500,5,500
par exemple, vous pouvez directement vous rendre aux coordonnées (500, 5, 500) – si vous avez le pouvoir de téléportation, je précise.
/time 9:00
réglera l’heure du jour sur 9 heures du matin.
/sethome
Cette commande définit un point, par exemple, là où vous avez construit votre refuge, où vous pouvez toujours vous téléporter avec la commande :
/home
…utile si vous êtes perdu ou en danger.
Pour envoyer un message à un autre joueur, vous pouvez utiliser :
/msg [nom du joueur] [message]
La commande :
/msg Paul Bonjour Paul !
envoie « Bonjour Paul ! » au joueur de ce nom. Vous pouvez également envoyer des messages à tous les joueurs ou des messages privés comme décrit ci-dessus en appuyant sur la touche `t` (pour talk, parler en anglais).
Si vous administrez votre propre monde, vous pouvez utiliser le HUD pour envoyer des instructions afin de contrôler les joueurs indisciplinés, ainsi que des commandes spécifiques à certains mods (telles que la commande /setweather que nous avons vue plus haut). Pour obtenir la liste complète des commandes, saisissez :
/help all
Jouer au jeu
Est-ce vraiment différent de jouer à Minetest, en comparaison d’avec Minecraft ? Très peu en fait. La plupart des raccourcis clavier sont exactement les mêmes et, bien sûr, il y a toute la partie fabrication. Vous n’avez pas besoin de session d’apprentissage dans Minetest. Appuyez simplement sur la touche [i] et vous accéderez à tous les emplacements contenant les matériaux et objets que vous transportez avec vous, ainsi qu’une grille de fabrication. Cela dit, vous aurez besoin de construire un fourneau pour fondre le minerai en lingots.
À côté des haches, des pelles et des épées, un autre outil très utile (et spécifique à Minetest) que vous devriez construire est le tournevis. C’est une bonne idée d’en fabriquer un assez tôt dans le jeu, dès que vous avez du bois et du fer. Le tournevis vous permet de changer l’orientation des autres objets. Si vous fabriquez des escaliers, par exemple, et que vous les disposez dans le mauvais sens, placez le tournevis dessus et vous pourrez les faire tourner sur eux-mêmes.
Différents mods ajoutent de nouveaux objets que vous pourrez fabriquer et de nouveaux matériaux bruts ou transformés. Le module Technic, par exemple, ajoute toutes sortes de trucs hi-tech, depuis le fil en cuivre pour les circuits électriques, jusqu’aux forets en diamant. Ce mod est continuellement mis à jour. L’un des plus récents ajouts est le réacteur nucléaire, qui est utile, mais aussi dangereux !
Bien que l’intérêt de Minetest ne réside pas tant dans le combat contre des monstres (et c’est pour ça que les créatures ne sont pas incluses par défaut) que dans la construction, la présence de créatures menaçant votre propriété peut certainement rendre les choses plus amusantes. Mais ce qui est encore plus amusant cependant, c’est de construire et protéger sa propriété avec des amis.
Serveur Minetest
Monter un serveur Minetest pour vos amis, vos collègues ou votre école est facile. Minetest est constitué de deux parties : le client, qui est le programme avec lequel vous interagissez directement, et un serveur, qui génère le monde, gère les joueurs, leur localisation et leur inventaire, et avec lequel vous interagissez indirectement.
Lorsque vous jouez en solo, vous faites tourner un serveur pour vous seul. En fait, si vous voulez inviter des amis dans le monde dans lequel vous jouez, vous pouvez quitter votre partie et revenir au menu, et dans l’onglet « Serveur », cocher l’option « Public ». Si vos amis sont sur le même réseau, il leur suffira de se connecter à votre adresse IP avec leurs propre clients et de commencer à jouer.
Un serveur dédié
Bien que vous puissiez vouloir éviter de faire tourner un serveur Minetest pour votre organisation en arrière-plan sur le poste de travail de quelqu’un, vous n’avez pas besoin d’une machine exclusivement dédiée à Minetest. Minetest est conçu pour être léger et, avec la puissance du matériel moderne et les capacités disque qui de nos jours atteignent le téraoctet, une tour standard suffira.
Héberger un serveur Minetest sur votre serveur de fichiers ou d’impression fera probablement l’affaire, tant que vous faites attention à sa sécurisation (voir ci-dessous).
Même un Raspberry Pi conviendra pour servir de façon réactive une demi-douzaine d’utilisateurs environ. Cependant, s’il y a beaucoup plus de joueurs, des créatures errant ici et là, de nombreuses fabrications et que de vastes explorations ont lieu, vous pourriez trouver que le Pi commence à ramer et vous devrez alors opter pour une configuration plus musclée.
Si vous prévoyez quelque chose de plus ambitieux, peut-être un serveur public ou un serveur pour votre école entière, vous devriez envisager une machine sur laquelle le serveur Minetest pourra tourner sans interface graphique.
Sur Debian GNU/Linux ou sur un système basé sur cette distribution (comme Ubuntu, Mint ou Raspbian), saisir : su
apt-get install minetest-server
sur Debian, ou bien : sudo apt-get install minetest-server
pour Ubuntu, Raspbian et Linux Mint pour installer le serveur autonome.
Vous pouvez démarrer le serveur à la main sans être administrateur en saisissant : minetestserver --info
Le paramètre –info vous informera des problèmes éventuels et affichera aussi des événements, par exemple quand un utilisateur se connecte au serveur pour jouer.
C’est une bonne méthode pour vérifier que tout fonctionne, mais les développeurs de Minetest recommandent, pour des raisons de sécurité, d’utiliser un utilisateur standard n’ayant pas les droits de super-utilisateur (sudo) pour faire tourner le serveur. Stoppez le serveur en appuyant sur les touches [Ctrl]+[c] et créez un utilisateur avec la commande suivante :
su
adduser minetest
si vous utilisez Debian, ou :
sudo su
adduser minetest
si vous utilisez Ubuntu, Mint ou Raspbian.
Définissez le mot de passe pour le nouvel utilisateur. Vous pouvez laisser tous les autres champs vides.
Quittez la session super-utilisateur (exit), connectez-vous en tant qu’utilisateur minetest et déplacez-vous dans son répertoire personnel :
exit
su minetest
[saisissez le mot de passe de minetest]
cd
Lancez à nouveau minetestserver en tant que ce nouvel utilisateur.
Le serveur Minetest écoute par défaut sur le port 30000 (bien que vous puissiez le changer avec le paramètre –port), donc vous devrez autoriser cet accès au niveau de votre pare-feu et faire suivre vers ce port au niveau de votre routeur si vous lancez le serveur sur votre réseau local et que vous voulez que des joueurs de l’extérieur puissent accéder à votre partie.
Pour installer des mods, copiez-les vers le répertoire /usr/share/games/minetest/games/minetest_game/mods/ et ils seront automatiquement chargés et activés quand le serveur tournera. Pour vérifier que les mods que vous voulez ont bien été chargés, lancez le jeu, ouvrez le HUD ([F10]) et saisissez /mods.
Si vous voulez restreindre l’accès à votre serveur, car vous ne voulez jouer qu’avec vos amis et ne souhaitez pas que des inconnus viennent gâcher la fête, créez un fichier .conf et chargez-le au moment de lancer le serveur.
Un fichier .conf Minetest est un fichier texte avec une série de paires clef = valeur sur chaque ligne. Si vous voulez limiter les utilisateurs à vos seuls amis, vous pouvez par exemple demander à ce que les joueurs utilisent un mot de passe et définir un mot de passe initial que seuls vous et vos amis connaissez. Le fichier .conf devrait ressembler à ça :
name = Mon Minetest
disallow_empty_password = true
default_password = MotDePasseSecret
motd = Si ce n'est pas déjà fait, merci de changer votre mot de passe.
où MotDePasseSecret est le mot de passe que vous communiquez à vos amis.
Cela affichera aussi un message à tous les utilisateurs leur demandant de changer leur mot de passe par défaut. Les utilisateurs peuvent changer leur mot de passe en appuyant sur [Échap] (ou sur le bouton retour sous Android) depuis le jeu et en cliquant sur le bouton Changer le mot de passe.
Vous trouverez un exemple de fichier de configuration avec beaucoup d’autres options sur le dépôt GitHub de Minetest.
Une fois que tout est opérationnel, vous pouvez octroyer des privilèges à chaque utilisateur comme bon vous semble en éditant le fichier auth.txt que vous trouverez dans le répertoire de votre monde. Chaque ligne ressemble à ça :
Paul:x69lFMHqU/qrUHlRoCpIF34/56M:interact,shout
Vous voyez trois champs séparés par deux points (:). Vous avez d’abord le nom d’utilisateur, puis une version chiffrée de son mot de passe et enfin une liste séparée par des virgules de ses privilèges. Vous pouvez ajouter des privilèges en complétant la liste :
Le privilège « home » permet à un joueur d’utiliser les commandes /sethome et /home que nous avons vues précédemment.
Une autre manière d’accorder des privilèges est d’accorder le privilège « privs » à votre propre joueur. Ensuite, vous pourrez accorder de nouveaux privilèges directement depuis le HUD. La commande :
/grant [player name] home
permet d’accorder le privilège « home » à un joueur. Vous pouvez aussi vous accorder plus de privilèges de cette manière.
Vous pouvez révoquer les privilèges d’un joueur en saisissant :
/revoke [player name] [privilege]
Pour voir les privilèges dont vous disposez :
/privs
dans le HUD, ou bien :
/privs [player name]
pour voir les privilèges qu’un autre joueur possède.
Une fois que vous êtes satisfait de la configuration de votre serveur, vous pourriez souhaiter configurer votre système de façon à démarrer Minetest à chaque fois que vous allumez votre ordinateur. Pour ce faire, vous pouvez créer une tâche cron qui s’exécute au démarrage.
Accédez à votre utilisateur minetest depuis une fenêtre de terminal, et ouvrez l’éditeur crontab avec la commande :
crontab -e
Ajoutez à la fin du fichier une ligne semblable à celle-ci :
Vous devez également ajouter toute autre option dont vous auriez besoin, comme le nom du monde que vous voulez charger au démarrage, le port sur lequel vous voulez que votre serveur écoute, etc. Pour voir une liste complète des commandes possibles, saisissez :
minetestserver --help
dans un terminal.
La plupart des distributions GNU/Linux modernes, dont Debian, Ubuntu, Mint et Raspbian, utilisent désormais systemd pour gérer des choses comme les démons et les services. Les versions futures de Minetest tireront profit de ce sous-système, installeront automatiquement les fichiers de configuration et créeront un utilisateur pour les exécuter.
Un outil pédagogique
L’argument majeur en faveur de l’utilisation de Minetest par rapport à une alternative propriétaire est sa modularité. Les débutants apprécieront le fait de pouvoir modifier toutes les caractéristiques de leur personnage et des différents objets à l’intérieur du monde qu’ils ont créé.
Il existe même un mod wardrobe (armoire) que l’administrateur du serveur peut remplir de textures personnalisées afin que les joueurs puissent changer leur apparence en cours de jeu.
La modularité va au delà de la simple esthétique cependant, et les développeurs de Minetest ont créé un framework complet séparé du programme principal, qui permet aux utilisateurs de créer de nouveaux blocs et d’en ajuster le comportement, de concevoir de nouveaux objets à fabriquer, et de construire pratiquement tout ce que vous pouvez imaginer. Vous pouvez également créer des mods qui affecteront le comportement du monde et vous permettre, par exemple, de créer des parties depuis le jeu Minetest lui-même.
Prenez par exemple l’ensemble de mods éducatifs listés sur le wiki de Minetest. Cela va de paquets apportant de simples blocs illustrés de lettres et de nombres, jusqu’à des mods qui rendent Minetest compatible avec l’API Python de Minecraft pour Raspberry Pi.
Voyons un exemple.
Le mod Minetest-teaching (l’apprentissage par Minetest) fournit des outils pour créer des casse-têtes arithmétiques et orthographiques. Si les élèves parviennent à les résoudre, vous pouvez les récompenser avec des objets rares ou des blocs.
Pour commencer à l’utiliser, téléchargez-le vers votre répertoire minetest/mods/ :
https://github.com/pbrown66/minetest-teaching.git
Renommez le répertoire en teaching/, sinon ça ne fonctionnera pas. Démarrez Minetest et activez le mod. Pour créer une énigme, par exemple 2+2=, entrez dans le jeu en utilisant le mode créatif et donnez-vous les privilèges de professeur. Pour cela, ouvrez le HUD ([F10]) et saisissez :
/grant [votre nom] teacher
Appuyez à nouveau sur [F10] pour fermer le HUD.
Pour mettre en place l’énigme, creusez une tranchée de 5 blocs de long. Ouvrez l’inventaire ([i]), choisissez l’onglet Nodes (Blocs) et déplacez-vous jusqu’à ce que vous voyiez les blocs d’apprentissage.
Pour l’énigme ci-dessus, vous aurez besoin de quatre blocs lab, d’un bloc checking, de deux blocs allow-dig, de deux blocs 2, d’un bloc +, d’un bloc =, d’un bloc 5 (une mauvaise réponse) et d’un bloc 4 (la bonne réponse).
Posez les quatre blocs lab dans la tranchée en commençant complètement à gauche. Dans le trou qui reste, posez le bloc checking. Placez les blocs 2, +, 2 et = sur les blocs lab comme indiqué ci-dessous.
En posant les blocs qui constituent l’énigme sur des blocs lab, vous les rendez indestructibles et les élèves ne pourront pas détruire de façon accidentelle ou volontaire l’activité proposée.
Cliquez du bouton droit de la souris sur le bloc checking à droite de la tranchée, et une boîte de dialogue apparaîtra. Utilisez-la pour indiquer au bloc quelle est la bonne réponse et lui faire offrir un nugget de sagesse et un prix. Dans l’exemple suivant, la bonne réponse est évidemment 4. Lorsque l’élève trouve la bonne réponse, le message « Bravo ! Voici un diamant. » s’affichera dans son chat et un diamant apparaîtra au-dessus du bloc de solution.
Pour résoudre l’énigme, les élèves doivent saisir les blocs de solution et placer le bon sur le bloc de vérification. Vous pouvez déposer les blocs de solution n’importe où, mais vous devez les placer sur un bloc allow-dig, sinon il deviennent indestructibles et les élèves ne pourront plus le récupérer. Donc, creusez deux trous là où vous souhaitez laisser les blocs de solution, placez un bloc allow-dig à l’intérieur de chacun d’eux, et placez les blocs 4 et 5 sur chacun des blocs allow-dig.
À présent, vous pouvez lâcher vos élèves en liberté dans votre monde.
Quand un élève place une réponse incorrecte (dans notre exemple, le bloc 5) sur le bloc de vérification, rien ne se passe. Il peut le détruire et réessayer. Mais quand il place la bonne réponse (dans notre cas, le bloc 4), l’énigme offre le prix et se verrouille, empêchant l’élève de frapper et de casser le bloc, et de le remettre sans cesse en place pour obtenir une infinité de diamants.
Seul le joueur possédant les droits de professeur peut réinitialiser l’énigme. Il peut effectuer cela en frappant le bloc de solution, en frappant le bloc situé en dessous du bloc de solution et en replaçant et reprogrammant le bloc de vérification.
Blocs de construction
Toute la magie du modding est obtenue grâce à l’utilisation de Lua, un langage de programmation de haut niveau ressemblant par bien des aspects à Python (le langage utilisé dans l’édition Raspberry Pi de Minecraft). C’est un bon choix, car il est clair (vous n’avez pas à vous soucier de symboles étranges comme en PERL, ou de points virgules en fin de ligne comme en C/C++). Il combine les fonctionnalités des langages orientés objet avancés et des langages fonctionnels, et il est spécialement conçu pour la programmation de jeux vidéo.
Bien que ce ne soit pas l’endroit pour enseigner le Lua (il y a déjà d’excellentes ressources en ligne), et qu’expliquer tous les tenants et aboutissants du modding de Minetest allongerait bien trop ce qui est déjà un article excessivement long, regardons au moins l’anatomie d’un mod de type Hello World pour que vous puissiez avoir une idée de la façon de vous lancer.
Ouvrez un éditeur de texte et copiez-y ce qui suit :
Pour comprendre la première ligne, songez au fait que dans Minetest, la plupart des choses s’exécutent lorsque le joueur fait quelque chose ou que quelque chose se produit dans le monde. On appelle ces choses des événements. Quand un joueur se connecte à un monde Minetest, un événement joinplayer est envoyé. « register_on_joinplayer » est une méthode intégrée qui demande à l’objet minetest de se mettre à écoute d’un tel événement et d’exécuter une fonction quand cela se produit. La fonction est ce que vous pouvez voir entre parenthèses.
Dans notre cas, la fonction prend l’objet « player » (joueur) associé à l’événement et, à la deuxième ligne, extrait le nom du joueur en utilisant la méthode intégrée « get_player_name() ». Le nom renvoyé est stocké dans une chaîne de caractères (notez que « .. » est ce que Lua utilise pour concaténer des chaînes de caractères) qui est ensuite envoyée à tous les joueurs via la méthode intégrée « chat_send_all ».
Une fois que vous avez fini de copier le code, créez un répertoire nommé hello/ dans minetest/mods/ (ou .minetest/mods/) et sauvegardez votre fichier sous le nom init.lua dans votre nouveau répertoire. Vous pouvez aussi créer un fichier texte dans le répertoire hello/ avec une brève description du module – enregistrez-le sous le nom description.txt et il apparaîtra dans l’onglet Mods du panneau de contrôle de Minetest.
Activez le mod et tous les joueurs seront salués lorsqu’ils se joindront à la partie.
Minetest est assez génial, mais bien entendu, il n’est pas parfait. La complexité des composants logiciels sous-jacents fait que le client comme le serveur peuvent planter de temps en temps… Ou du moins, c’est ce que les développeurs me disent. Il est intéressant de noter qu’au cours des recherches consacrées à cet article, je n’ai fait l’expérience d’aucun plantage, même quand j’utilisais la branche de développement instable.
Voici un problème bien plus réel : si Minetest aspire à être utilisé en tant que logiciel éducatif, ce qui devrait être le cas, il ne doit pas seulement rivaliser avec le poids lourd Minecraft sur ses mérites, mais aussi avec le fait que Minecraft arrive pré-installé dans Raspbian pour le Raspberry Pi et avec son interface Python.
Même si l’API Lua de Minetest est bien plus puissante que le Python de Minecraft, à tel point que ce dernier passe pour un joujou en comparaison, et que Dieu me garde de préconiser l’adoption d’une technologie seulement parce que c’est le standard de fait, il faut bien prendre en compte la résistance naturelle de l’humain au changement. Demander aux professeurs de changer à la fois de jeu et de langage de programmation va être difficile à vendre.
La modularité est un autre aspect à prendre en compte. Je l’ai dit tout à l’heure, c’est l’une des raisons qui font de Minetest un jeu génial, mais elle peut être intimidante pour les nouveaux utilisateurs. Une installation basique de Minetest est un peu spartiate : pas de créatures, pas de survie, pas de nourriture, pas de météo… On excuserait facilement un nouvel utilisateur qui, y jouant pour la première fois, se dirait que Minetest n’est qu’une très pâle copie de Minecraft. Je suggérerais la création d’une « version grand public » de Minetest, qui embarquerait le plus grand nombre possible de fonctionnalités de Minecraft que les joueurs attendent de trouver, et qui par conséquent éviterait de décevoir les nouveaux venus.
Pour terminer, il y a ma bête noire que j’évoque très souvent : la documentation. J’ai souvent dû m’en remettre au canal IRC de Minetest. Les wikis de Minetest, bien qu’ils affichent un nombre d’index impressionnant, contiennent beaucoup trop de sections vides. Les exemples de code, quand ils existent, sont inexpliqués et non commentés. Il n’y a pas de tutoriels « apprendre par la pratique ». Quand vous posez la question, les moddeurs les plus expérimentés (qui sont par ailleurs très patients et serviables) mentionnent tout le temps un fichier texte spécifique qui contient des descriptions courtes et souvent énigmatiques des modules et des attributs. Encore une fois, il n’y a pas d’exemples dans ce document qui aideraient les nouveaux utilisateurs à comprendre les outils offerts par l’API.
Conclusion
Minetest a parcouru un chemin incroyable depuis la dernière fois où nous en avions parlé. Le seul fait qu’il fonctionne sur toutes les plateformes, que ce soit GNU/Linux, Windows, OS X, Android ou Raspberry Pi, le place clairement en tête de la compétition. Il a développé une communauté saine et dynamique, et étant open source et doté d’une API ouverte relativement facile à utiliser, il a bénéficié littéralement de centaines d’extensions et de mods.
En tant qu’outil éducatif/collaboratif à destination des jeunes (et des adultes), il est idéal, même meilleur que Minecraft, en raison de sa nature ouverte et libre et de la puissance du polyvalent framework Lua. C’est logique : Minecraft a été décrit à une époque comme un « Lego social » et est vénéré parce qu’il encourage la collaboration, mais qu’y a-t-il de plus social et de plus collaboratif qu’un logiciel libre ouvert jusqu’à son code source ?
Logiciel privateur de liberté… jusqu’à la prison ?
Dans le mode du logiciel libre, et contrairement à ce que le nom laisse suggérer, ce n’est pas le logiciel qui est libre, mais bien l’utilisateur du logiciel.
Le logiciel propriétaire, c’est-à-dire l’opposé du logiciel libre, est alors parfois appelé « logiciel privateur », car il prive l’utilisateur de certaines libertés fondamentales (étudier, exécuter, etc. le code source du programme).
Rebecca Wexler, étudiante dans l’école de droit de Yale (Yale Law School) nous montre ici qu’en plus ne nous priver de ces libertés qui peuvent parfois sembler bien futiles pour tout un chacun, ces logiciels peuvent compromettre le système judiciaire et nous priver ainsi de nos libertés fondamentales.
Le code « secret » est partout : dans les ascenseurs, les avions, les appareils médicaux.
En refusant de publier le code source de leurs logiciels, les entreprises rendent impossible son inspection par des tiers, et ce même si le code a un impact énorme sur la société et la politique. Verrouiller l’accès au code empêche de connaître les failles de sécurité qui peuvent nous rendre vulnérables au piratage et à la fuite de données. Cela peut menacer notre vie privée en accumulant de l’information sur nous à notre insu. Cela peut interférer avec le principe d’égalité devant la loi si le gouvernement s’en sert pour vérifier notre éligibilité à une allocation, ou nous inscrire sur une liste d’interdiction de vol. De plus, le code gardé secret permet le trucage des données et occulte les erreurs, comme dans l’affaire Volkswagen : l’entreprise a récemment avoué avoir utilisé un logiciel caché pour truquer les tests d’émission menés sur 11 millions de voitures, qui rejetaient l’équivalent de 40 fois la limite légale.
Mais aussi choquante que la fraude de Volkswagen puisse être, elle ne fait qu’en annoncer bien d’autres du même genre. Il est temps de s’occuper de l’un des problèmes de transparence technologique les plus urgents et les plus négligés : les programmes secrets dans le système judiciaire. Aujourd’hui, des logiciels fermés, propriétaires, peuvent vous envoyer en prison et même dans le couloir de la mort. Et dans la plupart des juridictions des États-Unis, vous n’avez pourtant pas le droit de les inspecter. Pour faire court, les procureurs ont le même problème que Volkswagen.
Prenons la Californie. Martell Chubbs est actuellement accusé de meurtre pour des faits remontant à 1977, dans lesquels la seule preuve contre lui est une analyse ADN effectuée par un logiciel propriétaire. Chubbs, qui dirigeait une petite entreprise de dépannage à domicile à l’époque de son arrestation, a demandé à inspecter le code source du logiciel afin de pouvoir contester la précision de ses résultats. Il cherchait à déterminer si le code implémente correctement les procédures scientifiques établies pour l’analyse ADN et s’il fonctionne comme son fabriquant le prétend. Mais ce dernier a affirmé que l’avocat de la défense pourrait voler ou dupliquer le code et causer des pertes financières à l’entreprise. Le tribunal a rejeté la requête de Chubbs, lui autorisant l’examen du rapport de l’expert de l’état, mais pas l’outil qu’il a utilisé. Des tribunaux de Pennsylvanie, Caroline du Nord, Floride et d’autres ont rendu des décisions similaires.
Nous devons faire confiance aux nouvelles technologies pour nous aider à trouver et condamner les criminels, mais aussi pour disculper les innocents. Les logiciels propriétaires interfèrent avec cette confiance dans de plus en plus d’outils d’investigation, des tests ADN aux logiciels de reconnaissance faciale et aux algorithmes qui indiquent à la police où chercher les futurs crimes. Inspecter les logiciels n’est cependant pas seulement bon pour les accusés : divulguer le code à des experts de la défense a permis à la Cour suprême du New Jersey de confirmer la fiabilité scientifique d’un éthylotest.
Non seulement il est injuste de court-circuiter la possibilité pour la défense de contre-expertiser les preuves médico-légales, mais cela ouvre la voie à de mauvaises pratiques scientifiques. Les experts décrivent la contre-expertise comme « le meilleur instrument légal jamais inventé pour la recherche de la vérité ». Mais des révélations récentes ont révélé une épidémie de mauvaises pratiques scientifiques qui sapent la justice criminelle. Des études ont contesté la validité scientifique des recherche de similitudes sur les marques de morsure, les cheveux et les fibres, des diagnostics du syndrome du bébé secoué, de techniques balistiques, des séances d’identifications olfactives par des chiens, des preuves issues de l’interprétation de taches de sang, et des correspondances d’empreintes digitales. Le Massachusetts se démène pour gérer les retombées des falsifications de résultats par un technicien d’un laboratoire criminel qui a contaminé les preuves de dizaines de milliers d’affaires criminelles. Et le Projet Innocence rapporte que de mauvaises analyses légales ont contribué à l’incrimination injustifiée de 47% des prévenus. L’Académie Nationale des Sciences (National Academy of Sciences) accuse entre autres le manque de processus d’évaluation par les pairs dans les disciplines liées à l’analyse légale d’être responsable de cette crise.
Les logiciels ne sont pas non plus infaillibles. On a découvert des erreurs de programmation qui changent les ratios de probabilité des tests ADN d’un facteur 10, amenant des procureurs australiens à remplacer 24 avis d’experts dans des affaires criminelles. Quand les experts de la défense ont identifié une erreur dans le logiciel de l’éthylotest, la Cour suprême du Minnesota a invalidé le test en tant que preuve pour tous les futurs jugements. Trois des plus hautes cours de l’état (américain, NdT) ont encouragé à accepter davantage de preuves de failles dans des programmes, de manière à ce que les accusés puissent mettre en cause la crédibilité de futurs tests.
La contre-expertise peut aider à protéger contre les erreurs – et même les fraudes – dans la science et la technique de l’analyse légale. Mais pour que cet appareil judiciaire puisse fonctionner, l’accusé doit connaître les fondements des accusations de l’état. En effet, lorsque le juge fédéral de Manhattan, Jed S. Rakoff, a démissionné en signe de protestation contre la commission sur les sciences légales du président Obama, il a prévenu que si l’accusé n’a pas accès à toutes les informations pour effectuer une contre-expertise, alors le témoignage d’un expert judiciaire n’est « rien d’autre qu’un procès par embuscade » (c.-à-d. sans accès préalable aux éléments de preuve, NdT).
La mise en garde de Rakoff est particulièrement pertinente pour les logiciels des outils d’analyse légale. Puisque éliminer les erreurs d’un code est très difficile, les experts ont adopté l’ouverture à l’analyse publique comme le moyen le plus sûr de garder un logiciel sécurisé. De manière identique, demander au gouvernement d’utiliser exclusivement des outils d’analyse légale ouverts permettrait leur contre-expertise participative. Les fabricants d’outils d’analyse légale, qui vendent exclusivement aux laboratoires d’expertise criminelle du gouvernement, peuvent manquer de motivations pour conduire les tests de qualité minutieux requis.
Pour en être certains, les régulateurs du gouvernement conduisent actuellement des tests de validation pour au moins quelques outils d’analyse légale numériques. Mais même les régulateurs peuvent être incapables d’auditer le code des appareils qu’ils testent, se contentant à la place d’évaluer comment ces technologies se comportent dans un environnement contrôlé en laboratoire. De tels tests « en boite noire » n’ont pas été suffisants à l’Agence de Protection de l’Environnement (Environmental Protection Agency) pour repérer la fraude de Volkswagen et ce ne sera pas non plus assez pour garantir la qualité des technologies numériques d’analyse légale.
La Cour suprême a depuis longtemps reconnu que rendre les procès transparents aide à s’assurer de la confiance du public dans leur équité et leur légitimité. Le secret de ce qu’il y a sous le capot des appareils d’informatique légale jette un doute sur ce processus. Les accusés qui risquent l’incarcération ou la peine de mort devraient avoir le droit d’inspecter les codes secrets des appareils utilisés pour les condamner.
Quand l’open-source fait peur aux parents…
Les lecteurs réguliers de ce blog seront les premiers ravis si leurs enfants ou adolescents se lancent d’eux-même dans l’usage de logiciels libres. Mais nous savons tous que c’est parfois une découverte pour des parents moins à l’aise que leurs enfants avec les usages numériques.
Alors, parfois, il faut pouvoir les rassurer. C’est l’objet de cette lettre ouverte, écrite par Jim Salter et traduite pour vous par la dynamique équipe de Framalang. Attention, certains liens de cet article sont ceux proposés par l’auteur et sont donc en anglais.
Chers parents : Laissez vos enfants utiliser des logiciels open source
Un jeune homme de 16 ans a récemment demandé conseil à la communauté Linux de reddit. Quand ses parents ont découvert qu’il avait installé Linux sur son ordinateur portable, ils étaient terrifiés. Après tout, ces logiciels « gratuits » doivent certainement être infestés par des virus et/ou des pirates. Ce qui n’a pas non plus aidé, c’est qu’il a gaspillé un cadeau coûteux et qu’il n’utilise plus aucun des logiciels hors de prix qui ont été achetés en même temps. Il a essayé d’en discuter, mais clairement : il était l’adolescent et ils étaient les adultes.
À l’aide des informations et des conseils fournis par la communauté Reddit, ce jeune homme a reparlé à ces parents et a apaisé la plupart de leurs craintes. La lettre ouverte que vous lisez est destinée aux autres parents qui ont découvert que leurs enfants utilisaient des logiciels libres et qui ne savent pas bien ce que c’est, ou si c’est une bonne idée de les utiliser.
Qui suis-je ?
Clairement, cet article ne parle pas de moi : il parle de vous, de vos enfants, de vos logiciels. Mais pour vous donner une idée de la personne qui vous donne ces informations, mon nom est Jim Salter. J’ai 43 ans et je suis administrateur système professionnel, auteur et conférencier. Je possède et j’administre avec succès quelques petites entreprises, et j’attribue la plupart de ces succès au FOSS, le logiciel libre et open source, qui fait fonctionner mes activités, celles de mes clients et la majeure partie de l’économie dont nous faisons partie.
Que veut dire FOSS ?
FOSS est un acronyme qui signifie logiciel libre et open source (Free and Open Source Software). Cet acronyme inclut des systèmes d’exploitation comme GNU/Linux et FreeBSD, ainsi que des applications comme LibreOffice (qui gère des documents, comme ceux créés par Microsoft Excel, PowerPoint et Word), Firefox (un navigateur web, comme Internet Explorer ou Safari), ou GIMP (un éditeur d’images, comme Adobe Photoshop).
Les FOSS ne sont pas des logiciels « volés ». Les licences libres telles que la licence GPL, BSD ou Apache permettent aux utilisateurs d’utiliser le programme librement, et aux développeurs de modifier tout aussi librement les logiciels sous ces licences. Une autre chose importante à comprendre à propos du logiciel libre est qu’il ne s’agit pas uniquement de logiciels gratuits. Créer une copie d’un logiciel ne coûte rien. Ceci a permis à la communauté de créer des produits de renommée mondiale, ce qui n’aurait pas été possible avec une approche purement matérialiste de notre économie.
Les FOSS sont un effort collectif, avec un accent particulier porté sur la communauté. Tous les utilisateurs qui se servent activement de logiciels libres contribuent réellement, à leur manière, à ce projet. En utilisant un projet, l’utilisateur en favorise la diffusion et attire ainsi d’autres utilisateurs. Certains d’entre eux vont remplir des rapports d’erreur, aidant ainsi les développeurs du projet à comprendre ce qui ne fonctionne pas correctement dans le code, ou ce qui pourrait être amélioré.
D’autres utilisateurs qui savent programmer répareront ces erreurs ou ajouteront de nouvelles caractéristiques, ce qui améliore directement le projet. D’autres, qui écrivent bien, amélioreront la documentation, permettant à de nouveaux utilisateurs d’apprendre comment mieux se servir du projet. C’est à cela que nous faisons référence quand nous parlons de communauté de l’open source. Même dans les cas de projets avec des développeurs payés à plein temps par une grande entreprise, la communauté est extrêmement importante. Cette communauté est vitale pour que le projet demeure vivant, actif et attractif.
Comment les logiciels libres peuvent-ils être sûrs ?
Il est facile de comprendre pourquoi on peut penser que ce qui est gratuit ne peut pas être aussi bon que quelque chose de payant. Dans une époque où un nouveau virus semble nous guetter à chaque coin de rue, on est facilement suspicieux. On ne peut pas faire confiance aux programmes gratuits accessibles d’un seul clic dans les bannières publicitaires sur les sites Internet. Alors, pourquoi faire confiance aux logiciels libres, eux aussi gratuits ?
Encore une fois, il est important de comprendre la différence entre « gratuit » et « libre » [NdT : En anglais, gratuit et libre se traduisent par « free »]. Et ici encore, c’est la communauté qui fait la différence. Quand un site Internet douteux vous propose de télécharger des réductions alléchantes, des pilotes pour votre ordinateur ou tout autre forme de camelote, cela veut simplement dire qu’il n’est pas nécessaire de sortir sa carte de crédit. Vous ne pouvez pas voir personnellement le code source de ce téléchargement « gratuit » – et c’est la même chose pour tout le monde. Il est donc facile pour la personne lançant le « clic gratuit » d’y dissimuler des choses dont vous ne voulez pas. En fait, vous téléchargez à l’aveuglette – c’est-à-dire que l’on vous offre une boîte bien fermée avec une simple promesse sur son contenu.
Avec les logiciels libres, vous n’avez pas uniquement la possibilité de télécharger gratuitement – vous obtenez la liberté de commenter librement (voire même de modifier) le code du logiciel lui-même. Là où un « programme téléchargeable gratuitement » peut suivre (et suit) secrètement toutes vos activités sur Internet ou imposer des publicités sur les pages que vous consultez pour faire gagner de l’argent à leurs auteurs, un programme libre et open source ne peut en pratique rien faire de tel. S’il essayait, les utilisateurs les plus chevronnés dénicheraient le code « secret » à l’origine des désagréments causés aux utilisateurs – et peu de temps après, des utilisateurs plus compétents encore désactiveraient le code qui aurait nui (aux utilisateurs).
Dans la vie, le risque zéro n’existe pas. Cependant, avec un code source ouvert, vous savez que le maximum de personnes, dont l’objectif est de rendre le programme bénéfique pour l’utilisateur (plutôt que d’en tirer de l’argent), s’impliquent activement pour que le code demeure bénéfique pour les utilisateurs. C’est un avantage que les logiciels propriétaires ne peuvent pas vraiment reproduire, parce que le premier objectif des logiciels propriétaires n’est pas de satisfaire les utilisateurs, mais de rapporter de l’argent à leur éditeur.
Intéressés par des articles sur les résultats du logiciel libre en matière de sécurité ? Katherines Noyes de PCWorld vous donne cinq bonnes raisons pour lesquelles Linux est plus sécurisé que Windows .
Pourquoi voudrais-je que mes enfants utilisent des logiciels libres ?
Est-ce qu’ils ne devraient pas utiliser la même chose que tout le monde ?
Ah, c’est la partie la plus drôle ! Il serait facile de regarder autour de vous au bureau et de voir des machines sous Microsoft Windows, ou de jeter un coup d’œil dans un café et de voir des téléphones Apple, et d’en déduire que « les logiciels propriétaires font fonctionner le monde ». Mais ce serait une erreur. Le logiciel libre est plus souvent en coulisses que devant vos yeux, mais il s’agit de la force motrice de l’économie mondiale. C’est dur à croire ? Prenons quelques exemples. Je vais fournir des liens, de façon à ce que vous puissiez vérifier mes dires ou en apprendre plus.
Regardons quelques exemples intéressants d’utilisation de logiciels libres comme Linux ou FreeBSD. BMW et Audi utilisent Linux. Les industries de l’Internet, la finance, la santé et l’assurance utilisent Linux massivement. Le géant Amazon fonctionne sous Linux depuis plus de 10 ans. Le géant de la recherche Google utilise Linux non seulement pour son infrastructure publique, mais aussi pour les PC que ses employés utilisent tous les jours. IBM exécute même Linux sur ses ordinateurs centraux Z pour les entreprises !
L’usage de Linux est de plus en plus prégnant dans les institutions éducatives, de la crèche à l’université, partout dans le monde. Pour donner un exemple littéralement extra-terrestre, la Station Spatiale Internationale utilise Linux. Et si vous n’en avez pas encore assez d’exemples, voici une liste de plus de 50 utilisateurs Linux dans l’éducation, les services gouvernementaux et les grosses sociétés.
BSD – un autre exemple de système d’exploitation libre qui permet d’utiliser pratiquement les mêmes applications que Linux – n’est pas aussi connu que Linux pour le moment, mais il est tout aussi important. Sans BSD, nous n’aurions probablement pas l’Internet tel que nous le connaissons ; le protocole réseau TCP/IP de nos ordinateurs a en partie été adopté parce qu’il était librement disponible sous licence BSD, et le protocole Routing Information Protocol qu’il utilisait pour gérer d’énormes réseaux vient de BSD lui-même.
Si vous cherchez suffisamment bien, vous trouverez BSD partout – des parties du système OS X d’Apple viennent de FreeBSD, la PlayStation 4 de Sony utilise une version modifiée de FreeBSD, Juniper utilise FreeBSD pour ses routeurs réseau d’entreprise, NetFlix utilise FreeBSD pour diffuser et stocker les séries et films, et WhatsApp utilise une infrastructure FreeBSD pour faire circuler des messages instantanément entre des millions d’utilisateurs dans le monde.
Mais cela ne se limite pas aux systèmes d’exploitation libres. Les applications libres font également fonctionner une bonne partie de notre environnement. Les serveurs Web Apache et NGINX sont utilisés pour plus de 70% des sites Internet mondiaux, grands ou petits. L’application d’animation et de rendu 3D Blender a été utilisée pour créer des films gratuits impressionnants, mais également des courts-métrages indépendants primés, des publicités pour des produits comme Pepsi, Coca-Cola, BMW, Hugo Boss, et bien d’autres. Si vous avez déjà utilisé Mozilla Firefox, alors vous avez utilisé un logiciel FOSS, et même le navigateur Chrome de Google est basé sur le navigateur open source Chromium.
Le fait est qu’il y a beaucoup, et je veux dire vraiment beaucoup de façons de gagner sa vie à l’âge adulte avec une bonne connaissance des technologies open source… et de gagner plus que si vous ne les connaissiez pas. Considérablement plus, en fait – Indeed.com vous montrera que les emplois avec les mot-clés « Microsoft Windows » sont rémunérés en moyenne 64 000 $ par an tandis que ceux avec « Linux » sont en moyenne payés 99 000 $ par an.
Pour conclure
Si vous n’êtes pas encore saturé par l’excès d’information, j’espère que vous serez d’accord avec moi : l’intérêt d’un enfant pour les logiciels libres et open source est une chose merveilleuse. Le summum étant que la communauté vous accueille, en tant que parents et individus, autant que vos enfants. Si vous voulez comprendre ce que vos enfants sont en train de faire, vous pouvez lire la documentation du système d’exploitation et des logiciels qu’ils utilisent, ou vous pouvez installer les mêmes logiciels sur votre propre ordinateur pour essayer. Il ne vous en coûtera rien. Et il se pourrait même que vous y gagniez beaucoup.
« 2° avant la fin du monde » : un documentaire écolo à traduire Librement
Il y a peu de temps, les journalistes auteurs de #DataGueule ont appelé à l’aide la communauté Framalang. Leur long métrage « 2° avant la fin du monde », un documentaire critiquant la COP 21 et expliquant les enjeux du réchauffement climatique, est déjà un succès francophone. Ils aimeraient proposer des sous-titres en anglais, espagnol, etc. pour que d’autres audiences puissent en profiter… mais voilà : ce long-métrage n’est pas Libre.
Quand les communs nous rassemblent…
Qu’on soit bien d’accord : profiter des communautés bénévoles pour augmenter la valeur de son travail propriétaire, c’est moche. Sauf que là, on n’est pas dans un modèle aussi manichéen. Déjà parce que les équipes de #DataGueule, bien qu’officiant sur YouTube (attention les liens suivants vous y mènent ^^), ce sont celles qui ont créé des vidéos vulgarisant avec brio des sujets complexes comme :
les Communs (42e épisode… une référence à LA réponse ?)
Bref : autant d’outils pour sensibiliser les Dupuis-Morizeau de notre entourage aux sujets qui nous sont chers. Sans compter toutes leurs autres vidéos, dont les thèmes et l’angle défendent souvent cette idée des communs… ou montrent les enclosures des systèmes dans lesquels nous vivons. C’est une nouvelle fois le cas avec ce pamphlet écologique qu’est « 2° C avant la fin du monde. »
Car ce n’est pas pour rien si la coalition entre militant-e-s écologistes, libristes, personnes engagé-e-s dans l’ESS ou la lutte des classes a fait tomber ACTA. Ce n’est pas pour rien si Framasoft (aux côtés de nos ami-e-s de l’APRIL et de biens d’autres) a défendu les valeurs du Libre dans de nombreuses villes accueillant un Alternatiba : cette notion qui nous rassemble, c’est celle de communs. Le Libre et l’Écologie ont tout intérêt à tisser des ponts entre eux, et nous y voyons là une magnifique occasion.
…le droit d’auteur nous divise.
Seulement voilà : ces vidéos comme leur documentaire ne sont pas sous licence Libre. Vous demander de participer à ajouter de la valeur à une création de l’esprit qui ne respecte pas vos libertés, c’est un peu comme vous proposer de participer au financement participatif d’une production qui restera l’entière propriété de ses auteurs : vous prenez tous les risques et il faut une certaine dose de confiance.
Le débat a eu lieu chez Framalang. DataGueule, ce sont visiblement des gens qui partagent nombre des valeurs-clés du Libre et des Communs. Ce sont des journalistes issus du malheureusement défunt OWNI, qui ont co-écrit l’excellent documentaire « Une contre-histoire de l’Internet ». Bref, des gens biens. C’est une production qui n’hésite pas à diffuser son long métrage sur YouTube avant même qu’il ne passe à la télévision (est-ce pour cette raison qu’il n’y a pas de budget pour la traduction ?), ce qui nous permet de vous le faire découvrir dans cet article :
cliquez sur l’image pour visionner le documentaire (YouTube)
Dans nos équipes s’est fait le choix de la main tendue. Chers DataGueule (et chère prod d’IRL Nouvelles Écritures), celles et ceux d’entre nous qui le veulent vont tenter de traduire votre documentaire. Cette traduction sera libre, proposée sous la licence CC-BY-SA. Nous espérons qu’en vous faisant goûter aux joies du Libre, vous envisagerez de passer vos productions sous ces licences (même YouTube propose une CC-BY, c’est facile !) et de parler encore plus de ces sujets qui nous rassemblent.
Libre à vous de traduire (ou pas)
Alors voilà : libristes de tous poils, linguistes polyglottes, fan-subbeurs acharné-e-s et/ou écolos de tous bords : la balle est dans votre camp. Libre à vous de décider si les enjeux, le sujet et l’œuvre méritent votre participation. Libre à vous de venir participer à cette collaboration entre libristes, écolos… bref : entre commoners.
Vous y trouverez à chaque fois la liste des pads où vous pourrez traduire (c’est déjà bien entamé), relire, amender, participer, etc. Pensez à respecter les façons de faire, à bien entrer votre nom (et à choisir votre couleur) dans l’icône « bonhomme » en haut à droite, et à faire un coucou sur le chat (en bas à droite).
Ils liquident la démocratie, si nous la rendions liquide ?
Avec un pourcentage très important d’abstentions, les dernières élections ont fait apparaître une fois encore l’insatisfaction éprouvée par tous ceux qui estiment que le mode de scrutin ne leur convient pas : pas de prise en compte des votes blancs dans les suffrages exprimés, candidats choisis et présentés par les partis et souvent parfaitement inconnus des électeurs, offre électorale réduite au choix du « moins pire » par l’élimination arithmétique des « petites listes » au deuxième tour, etc. Plus largement, et sans entrer dans les débats sur la tumultueuse situation actuelle, de gros doutes sur la représentativité des politiques une fois élus se sont durablement installés, au point que certains en viennent à souhaiter tourner la page de la démocratie représentative (notre framasoftien Gee est lui-même étonné d’avoir touché juste) et expliquent avec de solides arguments qu’ils n’ont pas voté et ne le feront pas.
L’article que Framalang a traduit pour vous détaille l’intérêt de la démocratie liquide, processus peu connu mais utilisé par plusieurs Partis Pirates avec l’outil LiquidFeedback (notez qu’il nécessite toutefois un tutoriel assez dense). Dans la même catégorie, il existe Loomio qui propose d’optimiser les prises de décision collectives et qui pourrait être proposé au cours de l’année prochaine dans le cadre de notre campagne Degooglisons.
Il se peut que vous trouviez la démocratie liquide une possibilité intéressante et à mettre en pratique, ou au contraire irréaliste, voire dangereuse (proposer le vote électronique même chiffré peut susciter des inquiétudes), nous souhaitons seulement en publiant cette traduction vous inviter à nous faire part librement de vos réactions.
La démocratie liquide : une véritable démocratie pour le 21e siècle
La démocratie liquide, aussi appelée démocratie par délégation, est un puissant modèle de scrutin pour la prise de décision collective au sein de grandes communautés. La démocratie liquide combine les avantages de la démocratie directe et ceux de la démocratie représentative. Elle crée un type de scrutin réellement démocratique, qui confère aux électeurs le pouvoir de voter directement sur un sujet ou de déléguer leur droit de vote à un tiers de confiance.
Au travers de la délégation, les personnes qui disposent d’un savoir dans un domaine spécifique sont capables d’influencer davantage le résultat des décisions, ce qui de fait mène à une meilleure gouvernance de l’État. Grâce à cela, la démocratie liquide se transforme naturellement en une méritocratie, dans laquelle les décisions sont principalement prises par ceux qui ont le type de connaissances et d’expériences requis pour prendre des décisions éclairées sur les sujets concernés.
Globalement, la démocratie liquide dispose d’un gros potentiel pour constituer le socle de la prise de décision, non seulement dans des communautés virtuelles, mais aussi dans des communautés locales et des gouvernements tout entiers. L’objectif de cet article de blog est de donner au lecteur un aperçu de ce qu’est la démocratie liquide et des avantages qu’elle offre à ses participants. D’autres articles sur le même sujet suivront.
Qu’est qui ne va pas dans la démocratie aujourd’hui ?
Même s’il existe de nombreuses formes de démocratie, les deux seules actuellement en place sont la démocratie directe et la démocratie représentative (et un hybride des deux). Décrivons-les :
La démocratie directe : les électeurs sont directement impliqués dans le processus de prise de décision de l’État. Ils expriment continuellement leurs opinions en votant sur des sujets. Les démocraties directes offrent le contrôle total à leurs citoyens et une égalité dans la responsabilité. Malheureusement, les démocraties directes ne fonctionnent pas à une grande échelle en raison principalement la loi du moindre effort et du renoncement au droit de vote, à cause du nombre sans cesse croissant de sujets réclamant l’attention des électeurs à mesure que la communauté s’agrandit. Il devient tout simplement impossible pour chaque électeur de se tenir informé sur tous les sujets, que ce soit par manque de temps, d’envie ou d’expertise. Cela conduit à une faible participation électorale et à une insatisfaction des électeurs au sein de la communauté. Les démocraties directes dans leur forme pure ne sont tout simplement pas applicables dans les communautés de grande taille.
La démocratie représentative : la forme de démocratie la plus répandue implique le fait de confier son droit de vote à des représentants qui agissent au nom des citoyens pour prendre des décisions. Les représentants sont généralement (du moins, on l’espère) des experts dans le domaine dont ils sont disposés à s’occuper et ils représentent les intérêts de la communauté au sein d’un organe représentatif (par exemple, le parlement). Les démocraties représentatives fonctionnent à grande échelle mais elles échouent à servir les intérêts de leurs citoyens. Les problèmes des démocraties représentatives sont nombreux mais pour résumer, en voici trois des principaux :
Tout d’abord, les citoyens ne peuvent choisir leurs représentants que parmi un nombre restreint de candidats qui bien souvent ne partagent pas leurs idéologies ni leurs intérêts. La plupart du temps, les électeurs sont forcés de renoncer à leur préférence personnelle et doivent voter pour le candidat ayant le plus de chances d’être élu. Cela exclut en particulier les minorités du débat politique, qui perdent ainsi la possibilité de voir leurs opinions et leurs points de vue représentés au sein du gouvernement. De plus, il s’agit d’une des raisons principales expliquant pourquoi les jeunes aujourd’hui se désintéressent tant de la politique. [2] Si vous êtes jeune et que personne ne partage vos opinions, la seule solution est de protester et de ne pas voter du tout. Le fait que seuls 20 % des jeunes Américains aient voté aux élections de 2014 en est un signe fort.
Ensuite, les représentants n’ont pas (ou peu) à rendre de comptes pour leurs actions pendant leur mandat. Les promesses faites pendant la période électorale n’ont pas à être appliquées et ne sont majoritairement rien de plus qu’un appât pour attirer des électeurs. Cela mène à des « cycles politiques électoraux », où les représentants élus essaient de convaincre les électeurs qu’ils sont compétents avant les prochaines élections, soit en faisant de nouvelles propositions qui sont appréciées par la population (mais qui ne seront probablement pas mises en place), soit en distribuant des Wahlgeschenke (cadeaux pré-électoraux) coûteux.
Enfin, les démocraties représentatives peuvent mener à la corruption en raison de la concentration des pouvoirs. Considérer que les États-Unis sont vus comme une oligarchie suffit à démontrer que les démocraties représentatives constituent un terreau fertile à la corruption et aux conflits d’intérêts. En l’absence de sens des responsabilités et de comptes à rendre aux électeurs, agir pour l’intérêt du mieux-disant est plus facile que d’agir pour le bien de la population.
En dehors de ces failles évidentes dans les démocraties directes et représentatives, une autre, moins évidente celle-là, se situe dans les procédés de vote actuellement en place, qui sont complètement dépassés et ne sont plus en phase avec les technologies disponibles. Au lieu de mettre en place, sécuriser et faciliter le vote en ligne, les électeurs doivent se déplacer dans des bureaux de vote éloignés de leur domicile juste pour remplir un bulletin en papier [1]. Cela leur demande un effort supplémentaire et peut les inciter à renoncer à aller voter.
Ironiquement, c’est exactement ce que la démocratie essaie d’empêcher. L’opinion de chacun compte et devrait être incluse dans le processus de prise de décision collectif. Toutefois, les obstacles au processus de vote qui sont toujours présents aujourd’hui empêchent cela de se produire.
Qu’est-ce que la démocratie liquide ?
La démocratie liquide est une nouvelle forme de prise de décision collective qui offre aux électeurs un contrôle décisionnel complet. Ils peuvent soit voter directement sur des sujets, soit déléguer leur droit de vote à des délégués (c’est-à-dire des représentants) qui votent à leur place. La délégation peut être spécifique à un domaine, ce qui signifie que les électeurs peuvent déléguer leurs votes à différents experts de différents domaines.
Voilà qui change de la démocratie directe, où les participants doivent voter en personne sur tous les sujets, et de la démocratie représentative où les participants votent pour des représentants une seule fois par cycle électoral, pour ne plus avoir à se soucier de devoir voter de nouveau.
Le diagramme ci-dessous montre une comparaison entre les trois systèmes de vote.
Dans le modèle de la démocratie directe, tous les électeurs votent directement sur les questions. Dans le modèle de la démocratie représentative, ils élisent d’abord des représentants qui votent ensuite en leur nom. Le point intéressant mis en évidence par le diagramme est bien évidemment le modèle de la démocratie liquide. Là, les électeurs peuvent voter directement sur certaines questions (comme les deux électeurs indépendants sur les bords droit et gauche), ou peuvent déléguer leur vote à des représentants qui ont plus de connaissances spécialisées sur la question, ou simplement plus de temps pour se tenir informés.
La délégation est un signe de confiance. Un électeur fait confiance à un délégué pour le représenter dans certaines décisions. Si cette confiance est rompue (par des divergences idéologiques croissantes, ou par la corruption du délégué), il peut simplement révoquer la délégation et soit voter directement, soit déléguer sa voix à quelqu’un d’autre. Comme nous le verrons plus tard, cette notion de confiance provisoire est importante pour créer un sens de la responsabilité chez les délégués et les inciter à rendre des comptes.
Une propriété importante de la démocratie liquide est la transitivité. La délégation peut ne pas avoir lieu en un seul saut, elle est parfaitement transitive. Cela signifie que les délégués peuvent déléguer à d’autres délégués pour qu’ils votent à leur place et à celle des électeurs précédents (qui avaient délégué leur vote) dans la chaîne. Cette transitivité assure que des experts peuvent déléguer la confiance qu’ils ont accumulée à d’autres délégués sur certaines questions pour lesquelles ils n’ont pas suffisamment de connaissances et de recul.
Il manque dans le diagramme précédent la délégation spécifique à un domaine. Un électeur peut ne pas déléguer sa voix à un seul délégué, mais peut la déléguer à plusieurs autres délégués qui recevront ce droit en fonction du domaine de la question. Avec un tel système, il y a de fortes chances pour que des experts parviennent à influencer positivement le résultat du scrutin et conduisent à un résultat globalement meilleur.
La catégorisation des sujets est laissée à la décision de la communauté toute entière, mais une catégorisation très simple à l’intérieur d’un gouvernement pourrait être la politique fiscale, la politique monétaire, la politique environnementale…
Pour vous donner un autre exemple, prenons un parti politique qui utiliserait la démocratie liquide pour prendre ses décisions en interne. Les catégories qui auraient du sens pour une telle organisation seraient : Finances, Marketing & diffusion, Programme politique et Décisions administratives. Les décisions à prendre seraient réparties entre ces quatre catégories. Les membres du parti politique pourraient soit voter directement pour ces décisions, soit déléguer leur droit de vote à des personnes possédant un savoir plus spécialisé nécessaire pour se forger une opinion éclairée.
Permettez-moi d’expliquer le diagramme en détail, il peut sembler un peu confus à première vue. Concentrons-nous sur celui qui concerne le Gouvernement, le diagramme concernant les partis politiques est très similaire. En tout, il y a 6 électeurs, dont 3 qui ont pris la responsabilité d’être délégués. Comme mentionné précédemment, il existe trois types de sujets (et donc 3 types de domaine d’expertise) : Politiques fiscales, Politiques monétaires et Politiques environnementales.
Comme vous pouvez le constater, les 6 électeurs ont pratiquement tous délégué leur vote d’une façon ou d’une autre, à l’exception de la déléguée en haut, qui a voté de façon indépendante sur tous les sujets (elle doit être une véritable experte). L’électeur B a délégué chaque vote, soit il est trop occupé ou pas intéressé, soit il ne possède pas les compétences requises sur les sujets concernés.
Globalement, la démocratie liquide est à peine plus complexe que les démocraties directe ou représentative. Mais les avantages qu’elle offre l’emportent largement sur cette difficulté initiale d’apprentissage. Voyons en détail quels sont ces avantages.
Pourquoi choisir la démocratie liquide ?
Maintenant que nous cernons mieux les problèmes soulevés par la démocratie de nos jours, et que nous avons un bon aperçu de la façon dont fonctionne la démocratie liquide, nous pouvons nous pencher davantage sur les raisons de préférer ce choix. Avant tout, nous devons fournir des arguments solides expliquant pourquoi la démocratie liquide est une bien meilleure solution que le statu quo. J’espère que nous y parviendrons en dressant une liste des caractéristiques et avantages principaux de la démocratie liquide par rapport aux démocraties directe et représentative.
La démocratie liquide est véritablement démocratique. Les électeurs ont le choix soit de voter en personne, soit de déléguer leur vote à quelqu’un d’autre. Cela tranche nettement avec les démocraties en place de nos jours, dans lesquelles les citoyens ne peuvent que voter systématiquement en leur nom propre (démocratie directe) ou pour un représentant à intervalles de quelques années (démocratie représentative). Dans ces deux modèles, les électeurs se retrouvent soit dépassés par le type de travail requis pour participer, soit déçus et pas suffisamment impliqués dans les prises de décision du gouvernement. La démocratie liquide leur fournit la liberté de décider de leur niveau d’engagement, tout en leur permettant de le moduler à tout moment. Cela signifie que la prise de décision d’un pays est confiée directement à la population tout entière.
La démocratie liquide présente peu d’obstacles à la participation. L’exigence minimale à satisfaire pour devenir délégué est d’obtenir la confiance d’une autre personne. Pratiquement toutes les personnes qui souhaitent endosser cette responsabilité peuvent avoir le statut de délégué. Aucun parti politique n’est nécessaire pour rallier des sympathisants à votre cause. À la place de campagnes électorales scandaleuses dans lesquelles les électeurs sont délibérément trompés, la compétence et les connaissances d’une personne sur un sujet suffisent à rallier des délégués. En limitant autant que possible les obstacles à la participation, le processus global de prise de décision, qui implique un échange d’idées, des commentaires et des débats, sera plus animé et il en jaillira davantage d’idées et de points de vue. Grâce à cela, le résultat du scrutin aura de plus fortes chances de satisfaire une grande partie de la population et d’entraîner une meilleure gouvernance globale du pays.
La démocratie liquide, c’est la coopération, pas la compétition. De nos jours, dans les démocraties représentatives, la compétition durant la course aux élections est dominée par des dépenses de campagne élevées et inutiles, des tentatives pour démasquer des adversaires politiques et des mensonges délibérés pour tromper les électeurs. Souvent, de nombreux candidats perdent plus de temps à organiser des campagnes électorales pour remporter les élections qu’à se concentrer réellement sur leur supposé programme politique et sur les systèmes à mettre en place pour diriger un pays. Si s’assurer le vote des électeurs est plus important que la propre gouvernance du pays, c’est le signe que le système est miné de l’intérieur. Tout remporter et être élu, ou tout perdre. Voilà la devise de la démocratie de nos jours. Dans la démocratie liquide, cette compétition pour être élu représentant est écartée. À la place, les délégués rivalisent uniquement pour gagner la confiance des électeurs, ce qui ne peut être obtenu qu’en fournissant des efforts continuels et en apportant la preuve de ses compétences. Il est impossible de tromper les électeurs (tout du moins pas à long terme) et le mérite, la volonté et la capacité à améliorer la situation du pays font toute la différence.
La démocratie liquide crée de la responsabilité. La délégation est un indice de confiance. Si cette confiance est trahie, un électeur peut immédiatement désigner un autre délégué ou voter pour lui-même. Cette confiance provisoire entraîne un sens des responsabilités et du devoir de rendre des comptes chez les délégués, car ils peuvent perdre leur droit de vote à tout moment. Grâce à cela, ils sont plus enclins à agir de façon honnête et à voter dans l’intérêt des citoyens plutôt que dans le leur.
La démocratie liquide, c’est la représentation directe des minorités. Grâce à la quasi-absence d’obstacles à la participation, il est plus facile pour les minorités d’être représentées au sein du gouvernement. Cela signifie qu’aucune loi supplémentaire nécessitant un minimum de représentants issus de certaines minorités ethniques n’est exigée. En effet, la démocratie liquide constitue une représentation directe des différentes couches de la société et permet aux minorités et aux groupes ethniques, quelle que soit leur taille, de participer au processus de prise de décision et à la gouvernance du pays.
La démocratie liquide mène à de meilleures décisions. En évoluant en un réseau d’échanges qui prennent des décisions éclairées dans des domaines spécifiques, la démocratie liquide mène à de meilleures décisions globales. La démocratie liquide finit par évoluer en une méritocratie où les électeurs les plus talentueux, expérimentés et les mieux informés prennent les décisions dans leur domaine d’expertise.
La démocratie liquide est évolutive. De nos jours, les gens disposent de trop peu de temps pour se tenir au courant en permanence de la manière dont l’État est gouverné. Les décisions qu’il est nécessaire de prendre sont en nombre croissant, tandis que le temps est si précieux que beaucoup ne veulent simplement plus le passer à prendre des décisions de gouvernance. De plus, nous sommes dans une société de la spécialisation, et peu de gens sont réellement vraiment bien informés dans différents domaines. Du coup, au travers de la délégation, la prise de décision est placée entre les mains d’experts bien informés, dont le temps et les connaissances peuvent être dédiés à la meilleure gouvernance globale de l’État.
L’état actuel de la démocratie liquide
La raison principale pour laquelle la démocratie liquide n’a pas été mise en pratique durant la dernière décennie est principalement liée aux obstacles à sa mise en place. Les démocraties liquides, comme les démocraties directes, nécessitent une infrastructure technique de fond qui permet aux participants de constamment pouvoir voter directement ou par délégation. C’est uniquement par le biais d’Internet et avec les avancées de la cryptographie que cela a été rendu possible durant les dernières décennies.
Au-delà des obstacles technologiques, un obstacle de plus grande ampleur aujourd’hui relève de l’éducation. Le sondage Avez-vous entendu parler de la démocratie liquide ? le montre bien : seule une petite frange de la population a au mieux entendu parler de la démocratie liquide. Par voie de conséquence, afin de réussir à implanter la démocratie liquide dans des communautés de grande envergure, des efforts bien plus importants sont nécessaires pour éduquer les citoyens sur les avantages et les possibilités que peut offrir la démocratie liquide. La seule réelle réponse à cela est la création de cas concrets intéressants qui montreraient à la population externe ou interne à la communauté ce que la démocratie liquide signifie et apporte concrètement.
Un gros effort est déjà mené par les partis pirates en Europe, qui utilisent des logiciels du genre Liquidfeedback pour certaines décisions et même au cours de certaines élections. En outre, Google a récemment publié des résultats d’expérimentations internes de démocratie liquide. Nous verrons beaucoup d’autres développements dans ce domaine, et je pense que la démocratie liquide va bien progresser, avec de nouvelles initiatives qui se mettent en place. Je travaillerai personnellement sur une implémentation de la démocratie liquide sur Ethereum, et collaborerai aussi à quelques autres solutions de vote pour créer de nouveaux cas représentatifs.
Conclusion
La démocratie liquide est le modèle démocratique qui correspond le mieux à notre société actuelle. La technologie est prête, le seul levier qui manque est l’effort dans l’implémentation concrète, tandis que la recherche dans ce domaine relève plus du détail. Plus important encore est le besoin de déterminer quels modèles sont applicables pour la gouvernance (exécutive ou administrative) concrète d’un pays.
Je suis confiant dans le fait que dans les années qui viennent, beaucoup de questions que je me pose, comme tant d’autres, trouveront leur réponse. Qui sait, peut-être verrons-nous une petite ville, ou même juste un village, adopter la démocratie liquide dans une ou deux décennies. C’est tout à fait possible.
C’est depuis les années 1970-1971 que le gouvernement français élabore et met en œuvre des plans informatiques (« numériques » dit-on aujourd’hui) pour l’Éducation Nationale. L’année la plus marquante, qui a fini par introduire vraiment des ordinateurs entre les murs de nos écoles, ce fut 1985 avec le lancement du plan Informatique Pour Tous (IPT) par L. Fabius.
La firme Microsoft a petit à petit avancé ses pions au cœur de l’Éducation nationale et, depuis lors, nous assistons à des accords réguliers entre le ministère et Microsoft, chiffrant l’usage de ses produits à plusieurs millions d’euros à chaque fois… avec un succès pour le moins mitigé. À tel point que les citoyens se sont récemment mobilisés autour de cette question en plébiscitant l’usage de logiciels libres dans les services publics lors de la consultation numérique initiée par la ministre Axelle Lemaire.
En somme, un pas supplémentaire est donc effectué par Microsoft dans le monopole de l’informatique à l’école, jusqu’à saturer les élèves et les enseignants de solutions exclusives, centralisant et analysant les données des élèves selon des algorithmes dont le ministère n’a pas réclamé les clés (pas d’engagement à l’interopérabilité, ni à l’ouverture du code source).
Or, les enseignants ne manquent pas pour expérimenter et mettre en œuvre des solutions basées sur des logiciels libres. Des solutions plus ouvertes, plus malléables, et plus efficaces pour atteindre les objectifs d’un réel apprentissage de l’informatique par les élèves et une appropriation des outils dans leurs diversités et leurs logiques. Par exemple, les tablettes Tabulédu sont une solution pensée pour les classes de primaire dans le respect des données et des libertés des élèves.
Pour le collège, c’est en Espagne qu’on peut trouver de l’inspiration. En Mai 2014, le Framablog publiait Fin du support XP, un collège espagnol migre vers Ubuntu. Ce samedi 24 novembre 2015, Fernando Lanero, l’enseignant à l’origine de cette migration était invité à l’Ubuntu party parisienne pour y donner une conférence, interprétée dans sa version Francophone par Framasoft en la personne de Genma.
Dans son discours, Fernando nous montre que la migration n’est pas une question technique (une personne ayant les compétences et le temps peut le faire), mais bel et bien un enjeu d’éducation. Quel modèle d’éducation voulons-nous pour les enfants? Quelles valeurs souhaitons nous leurs transmettre? Les valeurs du logiciel propriétaire et privateur, pour lequel copier c’est voler, comprendre c’est tricher ? Ou bien celles du logiciel libre, celle du partage et de l’appropriation des connaissances ?
Le texte ci-dessous est une synthèse de son discours, reprenant les principales idées.
Ubuntu pour libérer les écoles – Linux pour l’éducation
Utiliser Ubuntu au sein d’une école augmente grandement les ressources éducatives et emmène les élèves au sein d’une nouvelle dimension éducative.
Pourquoi choisir le logiciel libre ?
Le logiciel libre, c’est non seulement une question technique ; mais il s’agit avant tout d’une question d’éthique, sociale, et politique. Ces aspects-là sont beaucoup plus importants que l’aspect technique.
Pour des raisons techniques :
auditable : toute personne qui en a les connaissances peut lire le code source du logiciel libre;
résistant aux malwares : en optant pour Linux, les virus informatiques, la dégradation du système et de nombreux problèmes techniques divers ont disparu instantanément;
sain et sécurisé : parfait pour un usage par des enfants;
il permet de réutiliser du matériel. Ubuntu est en général bien plus performant que Windows sur du vieux matériel, nous n’avons pas de nécessité à être constamment en train d’acheter du nouveau matériel;
un grand support via sa communauté.
Ce changement permet également à l’école économiser de l’argent. Ne pas avoir à acheter des licences pour les systèmes d’exploitation propriétaires, les suites bureautiques et des outils anti-virus a déjà permis à l’école d’économiser environ 35 000 euros dans l’année 2014-2015.
« Évidemment, il est beaucoup plus intéressant d’investir cet argent dans l’éducation. »
Pour des raisons non-techniques :
augmentation de la dimension éducative de l’Informatique;
la liberté du logiciel joue un rôle fondamental dans l’éducation ; le logiciel libre diffuse la connaissance humaine;
le logiciel libre soutient l’éducation, le logiciel propriétaire au contraire l’interdit;
il y a transmission d’un esprit de collaboration et de coopération;
le code source et les méthodes du logiciel libre font partie de la connaissance humaine. Au contraire, le logiciel propriétaire est secret, la connaissance restreinte, ce qui est à l’opposé de la mission des établissements d’enseignement;
pour plus de cohérence avec les valeurs de l’école. Le choix du logiciel libre est non seulement une question technique ; il est également une question d’éthique, sociale et politique.
« La liberté et la coopération sont des valeurs essentielles du logiciel libre. Le système GNU implémente la valeur du partage ; le partage étant bon et bénéfique au progrès humain. »
Avec quoi ?
les logiciels libres permettent de comprendre notre environnement technique quotidien;
les logiciels libres sont une forme d’éducation en eux-mêmes, d’une certaine façon;
Ubuntu offre une large gamme de logiciels éducatifs et de matériels certifiés;
Ubuntu fournit un accès sécurisé et accessible aux étudiants, enseignants et administrateurs scolaires.
Quand changer ?
Maintenant.
Windows XP est un système propriétaire et obsolète;
la majorité des problèmes rencontrés avant la migration étaient liées à la transmission des virus via les clefs USB utilisées pour les documents.
« Pourquoi amener Ubuntu à l’école? Parce que les enfants sont l’avenir d’une société. S’ils savent ce qu’est Ubuntu, ils seront plus « ouverts » et plus « libres » quand ils deviendront adultes. »
Pour qui ?
pour les élèves les enfants sont naturellement curieux, ils ne sont pas du tout réticents au changement car ils cherchent la nouveauté et le changement;
pour les enseignants et professeurs
« Quand un professeur enseigne avec une application propriétaire, il est face à un véritable choix. Il oblige les élèves à acheter des logiciels ou à les copier illégalement. Avec les logiciels libres, les professeurs ont le contrôle de la situation et ils peuvent alors se concentrer sur l’éducation. »
Comment migrer ?
impliquer au sein du projet les personnes qui croient dans ce modèle d’éducation globale;
solliciter la communauté du logiciel libre;
utiliser toutes les ressources disponibles.
Quelles étapes ?
prendre une grande inspiration : une migration ce n’est pas facile et vous trouverez face à beaucoup plus de problèmes que vous n’imaginiez au début ;
évaluer les besoins, les coûts, les économies ;
commencer les migrations doucement, très doucement. Commencer en remplaçant programmes propriétaires sur Windows par du logiciel libre. Le changement pour Ubuntu se fera de façon naturelle ;
former les enseignants à l’utilisation d’Ubuntu et des nouvelles applications ;
faire de la pub (beaucoup) Vous devez expliquer ce que vous faites et pourquoi c’est une bonne chose.
Construire ?
Choisir la bonne option pour les besoins de votre école n’est pas facile, mais la mettre en œuvre est encore plus difficile :
évaluer les machines que vous allez migrer et la prise en charge du matériel ;
choisir la bonne version d’Ubuntu (envisager par exemple l’usage de la version dédiée à l’éducation, Edubuntu) ;
utiliser la même interface graphique sur chaque ordinateur ; l’interface utilisateur doit être homogène ;
il faut adapter la distribution aux besoins scolaires et toujours garder à l’esprit les besoins de l’école. Le plus important est l’expérience de l’utilisateur final ;
il faut toujours garder en tête que les utilisateurs finaux, ce sont les élèves. Ce qui compte vraiment, c’est leur éducation. Les changements doivent donc se concentrer sur eux. Le passage au logiciel libre doit permettre d’améliorer leur éducation.
Rappelez-vous, nous ne nous battons pas contre Microsoft. Nous nous battons contre une mauvaise expérience éducative. Notre mission est de diffuser la connaissance humaine et de préparer les élèves à être de bons membres de leur communauté.
Résultats de cette migration
Ce sont :
plus de 120 ordinateurs migrés durant 2014-2015;
plus de 1 200 étudiants ayant un contact avec Ubuntu par an;
autour de 35 000€ qui ont pu être investis dans l’éducation, et non plus dans des licences Microsoft ;
des ordinateurs plus fiables et donc cela laisse plus de temps pour faire de l’éducatif.
« L’open source est une puissante alternative aux logiciels propriétaires. La preuve en est que de nombreuses municipalités, de gouvernements et d’entreprises sont en train d’adopter les solutions open source. Il est donc temps que les écoles et les universités fassent de même. »
Merci à Fernando Loreno pour son partage d’expérience,
Cher ministère… mais surtout chères académies, rectorats, enseignant-e-s et personnel encadrant : ces solutions existent déjà et vous êtes à l’origine de nombre d’entre elles. Nous nous permettrons simplement d’en énumérer quelques unes avec ces liens :
« Il faut changer de logiciel », dirait-on dans la novlangue actuelle. Au-delà de la question – importante – de l’usage des logiciels libres à l’école, et des coûts de migration, l’Éducation Nationale doit se poser la question de son rôle : former de futurs citoyens éclairés libres de leurs opinions et de leurs choix, ou de futurs travailleurs-consommateurs ? Sous-traiter à Microsoft (ou Apple, ou Google) le champ du numérique éducatif, c’est refuser aux élèves la capacité d’être acteurs du numérique de demain, en leur proposant uniquement une place de figurants.
L’enjeu central se porte aujourd’hui sur les valeurs que l’école souhaite porter : le Ministère de l’Éducation Nationale est il prêt à encourager réellement le développement des ressources libres à l’école ? En accompagnant les enseignants à publier sous licence Creative Commons, en travaillant avec les communautés pour améliorer les logiciels existants ou en créer de nouveaux, en se positionnant clairement du côté du bien commun et du partage de la connaissance, etc.
Ou préfère-t-elle laisser la place à des acteurs – spécialistes de « l’optimisation fiscale » – dont l’objectif n’est pas l’émancipation des élèves et enseignants, mais au contraire leur enfermement dans des usages et des formats leur permettant de faire perdurer une économie de la rente ?
Stop the Music, une nouvelle sur les libertés. 2/2
À l’occasion du RaysDay 2015, l’équipe de traduction Framalang a choisi de traduire la nouvelle Stop the Music, de Charles Duan, publiée originellement sur Boing Boing. Cette histoire futuriste explore les dérives possibles des lois sur le copyright.
Voici donc la seconde et dernière partie de cette traduction. Exceptionnellement, nous avons choisi de ne pas traduire le titre (libre à vous de le faire !)
Traduit par : Piup, egilli, Sphinx, Singularity, audionuma (et les anonymes)
Stop the music
V.
À la Cour suprême des États-Unis
Eugene L. Whitman contre Alfred Vail Enterprises, Inc.
Audience de l’avocat Maître Richard A. Tilghman
représentant du plaignant Eugene L. Whitman
Le 12 février 2046
La présidente de la Cour suprême, Mme Diehr : Nous écoutons ce matin le débat dans l’affaire 45-405, Whitman contre Alfred Vail Enterprises.
Me Tilghman ? Me Tilghman : Madame la Présidente de la Cour suprême, et Mesdames Messieurs les juges de la Cour.
Aujourd’hui, nous demandons à cette Cour de protéger l’un des droits à la propriété les plus anciens et les plus importants en place dans cette nation : le droit d’auteur qui protège l’œuvre créative des auteurs, des artistes, et, plus précisément dans le cas de cette affaire, des musiciens.
La section 106 de la loi sur le droit d’auteur réserve aux propriétaires de droits d’auteur le droit exclusif de faire des copies de leurs œuvres, de faire des œuvres dérivées basées sur les œuvres originales, et de distribuer et de produire en public ces œuvres, entre autres choses. Ces droits sont…
Juge Diamond : Avant d’entrer dans les détails fastidieux du droit d’auteur, Me Tilghman, pouvez-vous m’expliquer pourquoi nous devrions ne serait-ce qu’envisager d’examiner cette affaire ? C’est une affaire concernant l’effacement des souvenirs des gens, aussi je souhaite commencer par comprendre pourquoi vous pensez que le système EffaceMem National est pertinent en dehors du cadre très restreint de l’activité terroriste, que nous avons autorisé durant l’affaire Neilson. Comprenez : nous parlons de suspendre temporairement les droits civiques de la liberté de pensée. Pourquoi devrions-nous envisager d’effacer les souvenirs des gens dans n’importe quel autre contexte que le terrorisme ?
Me Tilghman : Monsieur le juge, bien que Neilson ait été une affaire concernant un acte terroriste, le raisonnement n’était pas limité à ce type de situation. La décision de cette Cour s’appuyait sur les principes généraux de la Constitution, et elle a décidé que l’effacement des souvenirs à l’échelle nationale était admissible lors « d’un risque imminent envers un intérêt incontestable du peuple américain ». L’intérêt incontestable, dans l’affaire Neilson, était le droit à la sécurité contre le terrorisme, mais d’autres intérêts importants peuvent également correspondre à cette description.
Présidente Diehr : Et, bien entendu, il y a le fait qu’une idée illégale est de la contrebande. Vous savez, personne ne se demande pourquoi il est illégal de posséder des drogues illicites, ou des armes de destruction massive. Une idée peut être tout aussi destructrice que toutes ces choses. Ne paraît-il pas que le gouvernement devrait posséder le pouvoir de confisquer des idées dangereuses afin de protéger le peuple ?
Me Tilghman : C’est en effet la vérité, votre Honneur. La possession d’une pensée illégale devrait être traitée de la même façon que la possession d’un objet illégal. Et une copie illégale d’un travail sous droits d’auteur est une contrebande,
Juge Flook : Bien… bien… mmh. Je peux comprendre l’argument concernant la contrebande d’une manière générale, mais c’est la pente glissante qui m’inquiète. J’étais d’accord avec Neilson mais j’étais préoccupée concernant ce qu’un autre usage de l’EffaceMem National pourrait causer. Poussé trop loin, il pourrait mener à la censure, à un contrôle de l’esprit par le gouvernement, un totalitarisme orwellien. Comment puis-je être sûre, Me Tilghman, que ce que vous demandez ne nous mènera pas vers ces sentiers ?
Me Tilghman : C’est une excellente question du juge Flook. Question qui possède heureusement une réponse simple. Comme je le disais précédemment, Neilson estimait qu’un « intérêt incontestable du peuple américain » pourrait justifier l’utilisation du système EffaceMem National sans nous amener sur ces pentes glissantes. Or, la protection du droit d’auteur correspond à ce type d’intérêt incontestable car le droit d’auteur est un droit fort, absolu.
Présidente Diehr : Bien, cet argument correspond à celui que vous exposez dans votre briefing à propos de la Gestion des droits numériques (NdT : qui correspond aux DRM).
Me Tilghman : C’est exact.
Bien entendu, les DRM sont la technologie qui permet aux œuvres soumises au droit d’auteur de ne pas être utilisées contrairement aux vœux des ayants droit. Il fut un temps, aux débuts de l’informatique, où cette technologie était assez grossière et peu répandue. À cette époque, j’aurais pu rejoindre votre avis, M. Flook : le droit d’auteur était rarement appliqué et le piratage allait bon train.
Mais à la fin du siècle dernier, le monde s’est orienté vers les appareils mobiles, appareils qui pouvaient être tracés, contrôlés voire désactivés à distance. Cela permit de mettre en œuvre des DRM fortes, efficaces, à terme développées par un consortium industriel. Ces DRM sont maintenant incluses dans chaque appareil électronique vendu. Ce standard industriel que sont les DRM permet aux ayants droit d’avoir un contrôle total sur leurs œuvres : ils ont le pouvoir d’empêcher la copie, le pouvoir de contrôler qui utilise l’œuvre, le pouvoir de supprimer les données d’un appareil pour protéger l’œuvre d’un usage abusif. C’est un contrôle absolu.
Sous cet angle, la demande de mon client dans cette affaire ne constitue pas particulièrement une étape majeure. Il contrôle déjà chacun des exemplaires de son œuvre présent dans chaque appareil électronique. Tout ce qu’il souhaite désormais, c’est d’avoir ce contrôle sur les exemplaires stockés dans les esprits des personnes.
Juge Diamond : Attendez… attendez une seconde. Vous oubliez complètement les droits qui existent en contrepartie. Les consommateurs n’ont-ils pas le droit d’effectuer des copies à usage personnel ou de jouer de la musique entre amis ? Tous ces usages font partie des « usages raisonnables », autorisés par les lois sur le droit d’auteur si je me souviens bien. Réaliser des parodies, utiliser des citations dans des articles, enregistrer les émissions diffusées pour les regarder plus tard : tous ces actes sont considérés comme « usages raisonnables » et les personnes ont le droit de le faire malgré le droit d’auteur.
Me Tilghman : Bien que ces exceptions au droit d’auteur restent valables pour les livres, elles ont toutes été remplacées par la loi concernant la Gestion des droits numériques.
Juge Flook : Pour être parfaitement honnête, Me Tilghman, je n’ai pas tout à fait compris cet argument de votre briefing. D’après moi, vous évoquez la section 1201 du Digital Millennium Copyright Act. Or, cette section ne mentionne rien qui concerne le remplacement de l’usage raisonnable et les autres exceptions mentionnées par le juge Diamond. Comment arrivez-vous à la conclusion que la section 1201 remplace de tels éléments ?
Me Tilghman : Il est vrai que c’est un concept délicat, votre Honneur, et je m’excuse si je ne l’ai pas bien expliqué lors des briefings.
Il est vrai que ces exceptions au droit d’auteur, telles que l’usage raisonnable, s’appliquent aux livres. Toutefois, l’applicabilité de ces exceptions est fortement limitée par les DRM et la section 1201. Les DRM modernes s’assurent que les œuvres protégées ne peuvent être utilisées contre la volonté de l’auteur, même si celle-ci va à l’encontre de ces exceptions. La section 1201, quant à elle, a rendu illégal le contournement des DRM. Par l’opération de la loi et de la technologie, il est donc illégal d’utiliser une œuvre protégée par DRM en dehors de ce qui est permis par l’ayant droit, quelle que soit « l’exception statutaire » au droit d’auteur prétendue.
Présidente Diehr : Donc, autrement dit, le Congrès a rendu illégal tout ce qui n’est pas autorisé par les DRM, y compris si les DRM bloquent l’une de ces exceptions au droit d’auteur. Et cela signifie alors que le respect des DRM est en fait plus important que ces exceptions telles que l’usage raisonnable. Est-ce correct ?
Me Tilghman : Oui, c’est tout à fait correct. Avec la section 1201, le Congrès a décidé que les intérêts des ayants droit prévalaient quand cela concernait les données enregistrées sur les appareils. Aucune raison que les données enregistrées dans les esprits soient considérées différemment.
Juge Diamond : Cela me paraît absurde. Cette loi rend-elle illégal l’exercice des droits par les personnes ? Par exemple, qu’en est-il de l’exercice du droit à un usage raisonnable ?
Me Tilghman : Cela vous paraît peut-être absurde que les DRM outrepassent légalement l’usage raisonnable mais cela a été établi par la loi depuis longtemps. Une affaire datant de 2001, Universal City Studios contre Corley, a spécifiquement énoncé que le contournement des DRM était illégal en raison de la section 1201 et ce, même si cela était fait dans un but d’usage raisonnable. L’affaire MDY Industries contre Blizzard Entertainment, datée de 2010, a abouti à la même conclusion.
Si les décisions liées à ces affaires étaient injustifiées, le Congrès a disposé de 40 ans pour changer la loi. Il n’y a eu aucun changement sur ces points. La section 1201 reste écrite telle qu’elle a été adoptée. Cela permet de montrer que le droit d’auteur est aujourd’hui un pouvoir de contrôle total. C’est un droit très fort.
Juge Flook : Ceci est fascinant. Je pense que je comprends maintenant votre argument comme quoi le droit d’auteur est un droit fort. Mais reprenons un peu de recul.
Cette affaire concerne l’effacement de souvenirs dans les esprits des citoyens. Dans les esprits de tous les citoyens. Je comprends maintenant votre argument expliquant que le droit d’auteur est un droit fort, soutenu par les DRM et des lois telles que la section 1201. Toutefois, je ne suis pas sûr des raisons qui nous pousseraient à passer de ce droit fort à ce remède que serait l’effacement de la mémoire.
Il est évident que cette loi EffaceMem est très récente et nous sommes toujours en train de réfléchir à ses implications avec les autres domaines législatifs. Mais j’aimerais être sûr qu’il ne s’agit pas des prises de pouvoir observées dans les années 20 et 30, époque à laquelle de grandes entreprises du nucléaire ont prétendu à toutes sortes de droits suite à des interprétations excentriques des lois environnementales. Quel est le besoin légitime des ayants droit d’effacer les souvenirs des personnes ?
Me Tilghman : Le besoin légitime, c’est l’intérêt d’un contrôle total sur une œuvre protégée par le droit d’auteur. Cet intérêt d’un contrôle total est légitimé par les DRM et les protections offertes par la section 1201 qui permettent un tel contrôle. Les lois actuelles sur le droit d’auteur donnent aux ayants droit un pouvoir total, intégral, sur leurs œuvres protégées.
Le pouvoir de contrôler, c’est le pouvoir d’effacer. Les systèmes de DRM modernes permettent déjà aux ayants droit de supprimer les exemplaires qui sont en infraction grâce à un simple bouton. Les copies physiques qui violent le droit d’auteur peuvent être détruites conformément à la section 503(b) du Copyright Act. Et depuis que la commission américaine sur le commerce international a commencé, en 2014, à considérer les transmissions de données comme des importations de biens, elle a régulièrement saisi et bloqué des informations sur Internet. Il ne fait aucun doute que la suppression des informations de la pensée publique sera un remède tout à fait accepté pour le non-respect du droit d’auteur.
Pourquoi est-ce que cela devrait avoir une importance que les informations soient retirées d’un disque de silicium ou d’un neurone humain ? Comme la présidente Diehr l’expliquait précédemment, les informations qui portent atteinte au droit d’auteur, comme la chanson Straight Focus de M. Vails, constituent de la contrebande, quel que soit l’endroit où ces informations sont stockées. En fin de compte, tout ce que nous demandons dans cette affaire, c’est de modestement pouvoir transposer aux esprits humains le pouvoir que les ayants droit ont sur les ordinateurs, grâce aux DRM. S’il est possible d’empêcher les tablettes de penser quoi que ce soit d’illégal, pourquoi ne devrions-nous pas empêcher les personnes d’utiliser leurs têtes pour violer les droits applicables aux –si bien nommées– propriétés intellectuelles ?
La seule raison qui permettait aux exemplaires en infraction d’être conservés dans les esprits des personnes était que nous ne disposions pas des technologies pour effacer ces exemplaires des souvenirs. Aujourd’hui, nous disposons d’une telle technologie. Pour cette raison, j’exhorte la Cour de prendre une décision logique et dans l’ordre des choses pour la protection des ayants droit et pour leur permettre de protéger pleinement ce qui leur appartient.
Présidente Diehr : Merci, Me Tilghman.
Me Proctor ?
VI.
À la Cour suprême des États-Unis
Eugene L. Whitman contre Alfred Vail Enterprises, Inc.
Audience de l’avocate Maître Willa M. Proctor
représentant la défense, Alfred Vail Enterprises, Inc.
Le 12 février 2048 Me Proctor : Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les juges,
Depuis les quelques trois siècles que les États-Unis d’Amérique sont une nation, l’inviolabilité de l’esprit est un principe central. La poursuite du bonheur – la poursuite de la pensée individuelle – s’y inscrit, avec la vie et la liberté, comme un droit inaliénable.
Or, c’est cette poursuite du bonheur qui est fondamentalement remise en cause dans ce tribunal aujourd’hui. Le plaignant vise à violer le droit fondamental à la liberté de penser, à la fidélité des idées, à la poursuite du bonheur. Il vise à violer ces principes pour justifier de la protection de la propriété intellectuelle.
La liberté de pensée n’est certainement pas absolue comme l’a reconnu ce tribunal dans l’affaire Neilson. Mais au même titre que la liberté d’expression, le droit à un procès équitable et le droit à une défense égale, c’est un droit fondamental, qui ne peut être brisé que lorsqu’existe un intérêt primordial pour la partie adverse : un intérêt tel que le terrorisme ou la sécurité nationale.
Le droit d’auteur ne représente pas un tel intérêt. Il ne met pas la sécurité ou la protection de la nation en jeu, il s’agit purement de l’intérêt financier d’une seule personne.
Présidente Diehr : Bien, l’intérêt d’une seule personne ne peut-il pas être primordial s’il est suffisamment fort ? L’intérêt à protéger une personne d’un crime violent ou les droits fondamentaux d’une personne, protégés par la loi, représentent certainement de tels intérêts primordiaux. Et si, comme Me Tilghman le suggérait, le droit d’auteur est un droit fort, absolu, pourquoi ne devrait-il pas s’inscrire dans cette catégorie d’intérêts primordiaux méritant la plus haute protection ?
Me Proctor : Eh bien nous y voilà, votre Honneur, le droit d’auteur n’est pas aussi absolu que ce que Me Tilghman aimerait nous le faire croire. L’exception la plus connue à l’encontre de ce caractère absolu du droit d’auteur est la doctrine de l’usage raisonnable par laquelle quelqu’un peut commettre un acte semblable à une infraction au droit d’auteur sans en porter la responsabilité, car l’utilisation qui est faite de l’œuvre est jugée raisonnable et acceptable.
Présidente Diehr : Me Tilghman a expliqué que les DRM et la section 1201 l’avaient emporté sur l’usage raisonnable. Quelle réponse apportez-vous à cette explication ?
Me Proctor : Il a peut être raison d’un point de vue pratique mais l’anéantissement de l’usage raisonnable ne doit pas être propagé ou appuyé par ce tribunal. Les doctrines comme celle de l’usage raisonnable sont majeures afin de permettre aux artistes et créateurs de continuer leurs travaux. Tout art est construit sur les succès et les inspirations du passé. De la même façon qu’aujourd’hui ce tribunal cite des affaires passées au sein des avis qu’il rend, un roman fera référence à des travaux précédents, un peintre utilisera les techniques des grands maîtres, un musicien empruntera différentes idées à des genres et musiques diverses.
Ainsi, même si les DRM et la section 1201 ont diminué cette doctrine de l’usage raisonnable pour les appareils électroniques, ce tribunal ne devrait pas la diminuer encore en déclarant le droit d’auteur comme un droit complètement absolu. Et c’est pour cette simple raison que le système EffaceMem National ne peut être approprié ici. Ce système est réservé pour des situations portant sur des droits absolus, où il n’y a aucune valeur compensatrice pour la partie opposée.
Juge Diamond : Les nombreuses lois appliquées dans les états qui régulent l’usage de la technologie EffaceMem devraient confirmer votre point de vue selon lequel le système EffaceMem National est réservé pour des cas d’importance absolue, n’est-ce pas ?
Me Proctor : Certainement, votre Honneur. Lorsque EffaceMem est devenu populaire il y a quelques années, les états ont immédiatement agi afin de réguler l’industrie qui aurait pu abuser de cette technologie. Aujourd’hui, chacun des cinquante-deux états possède des lois précisant les autorisations pour les opérateurs EffaceMem, limitant les opérations d’effacement de mémoire à un ensemble restreint de situations appropriées, imposant des périodes d’attente pour ceux qui souhaitent l’utiliser, requérant des vérifications conséquentes pour vérifier le consentement et l’information des personnes.
Juge Diehr : Et toutes ces lois sont inapplicables ici. Comme vous le savez sûrement, le National Security Act de 2040 est prioritaire sur ces lois et permet au système EffaceMem National d’être utilisé pour « protéger n’importe quel intérêt ou droit national » selon les termes de la loi. Ainsi, l’application d’un droit créé par le gouvernement américain, disons le droit d’auteur, est explicitement permis même si les lois que vous mentionnez existent, n’est-ce pas ?
Me Proctor : Votre Honneur, le National Security Act a été promulgué cinq mois seulement après les attaques terroristes d’août 2039 et il paraît évident que cette loi a été conçue pour traiter du terrorisme et de la sécurité nationale. Peut-être que le texte de la loi suggère que cette loi outrepasse les lois des états lorsqu’il s’agit de protéger les droits d’auteur. Mais replacée dans le contexte dans lequel le National Security Act a été passé, c’est une interprétation vraiment très large de la loi.
Juge Flook : Il me semble, Maître, que vous faites référence au problème plus large dont nous avons discuté avec Me Tilghman : celui des pentes glissantes. Si le droit d’auteur n’est pas un intérêt aussi fort que la sécurité nationale, permettre d’utiliser le système EffaceMem National pour faire respecter le droit d’auteur ouvrirait alors la porte à toutes sortes d’utilisations inconsidérées du système.
Me Proctor : C’est exactement là qu’est mon souci, votre Honneur. Les abus autour de l’effacement de mémoire, les abus autour d’un effacement national, généralisé, de la mémoire, sont faciles à imaginer. Un parti politique au pouvoir pourrait l’utiliser pour affaiblir les opinions envers le parti opposé. Les grosses entreprises pourraient l’utiliser pour saboter d’autres entreprises. L’effacement des souvenirs pourrait devenir un outil d’oppression, d’ostracisme, de…
Présidente Diehr : Eh bien, il me semble qu’il existe de nombreuses autres situations pour lesquelles il serait approprié d’utiliser ce système. Notamment pour les fuites d’informations classées secrètes. Le gouvernement ne devrait-il pas être en mesure d’utiliser le système EffaceMem National pour empêcher de telles fuites ?
Me Proctor : Les fuites d’informations classées secrètes relèvent de la sécurité nationale et il faut donc s’en protéger comme du terrorisme. Aussi, quand bien même utiliser EffaceMem pour empêcher ces fuites serait approprié, cela ne signifie rien pour l’utilisation du système EffaceMem National dans le cas d’un non-respect du droit d’auteur.
Présidente Diehr : D’accord, prenons dans ce cas un exemple portant sur le droit d’auteur. Disons que nous avons une situation comme l’ancienne affaire sur le droit d’auteur Harper & Row contre Nation Enterprises, dans laquelle un magazine met la main sur un livre avant sa publication, dévoile le livre et publie ses meilleurs extraits en avance. Cela détruit le marché pour le livre et est entièrement contraire au droit exclusif de distribution d’une œuvre protégée par le droit d’auteur. Le seul remède pour l’ayant droit est d’effacer tout souvenir de ces révélations afin que le livre puisse être vendu et lu de nouveau. Ce cas n’est-il pas approprié pour un tel système ?
Me Proctor : Non, votre Honneur.
Juge Flook : Hein ?
Me Proctor : Pardon ?
Juge Flook : Bien… mmh. L’argument avancé par la présidente Diehr est intéressant. Je connaissais l’affaire Harper & Row mais je ne l’avais pas considérée de cette façon.
Ça me rappelle quelque chose qui m’est arrivé il y a quelques années, lorsque j’étais encore étudiant en droit. J’avais travaillé sur un projet de recherche sur les lois locales de 2012 à propos des sacs plastiques. J’ai passé des mois à fouiller parmi les registres législatifs municipaux, j’ai même dû me rendre dans un hôtel de ville qui conserve encore les lois dans des registres papier.
À la fin, j’avais collecté toutes les données dont j’avais besoin et j’avais commencé à écrire mon article sur le sujet. Je savais que ça allait être quelque chose, au moins pour un étudiant en troisième année dont le nom n’apparaissait que dans une note d’une revue législative. Mais j’ai parlé de ces résultats à un des professeurs de l’époque. Celui-ci a répété la conclusion principale lors d’une conférence de presse. Bien sûr, cette conclusion s’est répandue sur tous les sites d’informations en quelques jours.
Je suppose que j’aurais dû être content que les faits soient diffusés de cette façon. Mais, quand mon article a été prêt à être publié deux mois après, bien sûr, plus personne n’était intéressé. L’article fut finalement rejeté et le semestre que j’y avais consacré fut perdu.
Manifestement, j’ai réussi sur d’autres travaux…
Juge Diamond : Je pense que vous avez plutôt réussi, juge Flook.
(Rires)
Juge Flook : Eh bien, étant assis sur le banc avec vous, je ne dois pas être si mauvais.
(Rires)
Je suppose que ce que je retiens de cet incident c’est que d’avoir un contrôle sur son propre travail est très important. J’ai perdu le contrôle sur mes recherches. Aujourd’hui, la technologie peut remédier à ça. Les DRM permettent aux ayants droit de contrôler leurs œuvres sur les appareils. Peut-être que cette technologie a été controversée au début mais aujourd’hui, tout le monde l’accepte vu que la section 1201 n’a pas été modifiée. Pourquoi ne devrions-nous pas avoir le contrôle de nos œuvres qui sont dans les esprits des autres ? C’est tout ce que M. Whitman demande, n’est-ce pas ? Une sorte de deuxième chance pour retirer les informations transgressives qui n’auraient jamais dues être diffusées en premier lieu.
Présidente Diehr : Quelque chose qui ressemble peut-être au nettoyage d’un polluant ? Cela pourrait être une analogie environnementale.
Juge Flook : Mmh… Oui, peut-être. C’est peut-être le parallèle que je cherchais quand je demandais si l’effacement de mémoire était la bonne solution ici. Un peu comme on nettoie les produits chimiques de l’air, nous nettoyons les esprits des informations qui n’auraient pas dû y être.
Me Proctor : Je… je vois que mon temps de parole est écoulé, pourrais-je…
Présidente Dieh : Le tribunal vous accorde une à deux minutes pour répondre.
Me Proctor : Merci, votre Honneur. Pour répondre à votre question M. Flook, nous ne faisons pas que nettoyer les esprits d’une information. Nous nettoyons beaucoup plus.
Lorsque j’ai parlé avec mon client, M. Vail, de l’importance de sa chanson, il m’a expliqué que cette musique était intimement liée au souvenir de sa fille, Sarah Vail. Straight Focus est composée des morceaux favoris de Sarah et les souvenirs qu’il a de cette chanson sont des souvenirs d’elle. La chanson utilise également les techniques neurologiques qu’il a inventées afin de mélanger ces morceaux et de déclencher les souvenirs de Sarah dans son esprit. C’est, à proprement parler, cette chanson qui garde la fille de M. Vail en vie pour lui. Lui confisquer les souvenirs c’est lui retirer ce fragment d’elle.
Ce résultat déplorable ne l’est que plus pour les fans de cette chanson. Ces derniers ont apprécié ce morceau et ont construit leurs propres souvenirs autour. Les artistes ont créé des remixes et reprises à partir de ce morceau grâce à des éléments personnels et créatifs.
Devrions-nous abandonner toute cette création, tout ce progrès, toutes ces pensées et tout ce bonheur pour la seule requête, unilatérale, d’un compositeur ? La Constitution des États-Unis affirme que la loi sur le droit d’auteur doit « promouvoir le progrès de la science et les arts utiles ». Or, l’effacement de mémoire demandé par M. Whitman n’effacerait pas uniquement la chanson contrevenante, qui était déjà un travail d’adaptation, mais aussi toutes les œuvres progressives créées à partir de celle-ci. L’effacement est une régression, pas un progrès, et ce tribunal ne saurait l’autoriser.
Présidente Diehr : Merci, Me Proctor, l’affaire est soumise au vote.
VII.
The Washington Post
La Cour suprême autorise l’effacement d’une chanson de la mémoire nationale
Le 25 juin 2046
Dans une décision très controversée, la Cour suprême a approuvé par cinq voix contre quatre la décision à l’encontre du géant de la musique et de la technologie Vail Enterprises, exigeant l’utilisation du système EffaceMem National pour effacer tous les souvenirs du tube Straight Focus des esprits de tous les citoyens des États-Unis.
Représentant la majorité, le juge Flook a rappelé ses préoccupations quant à la restriction nécessaire des usages du système EffaceMem National pour que celui-ci ne soit utilisé que pour les « infractions graves ». Il reste toutefois persuadé que « les mesures pour un droit d’auteur fort, développées ces dernières décennies indiquent que la nation considère désormais l’atteinte au droit d’auteur comme une de ces infractions graves ». Dans la suite de son discours, il a déclaré que « la suppression des souvenirs est un remède approprié étant donné les mesures existantes permettant aux ayants droit de supprimer les idées exprimées sur presque tous les autres supports, notamment en raison de la section 1201 et des autres parties de la loi sur le droit d’auteur ».
En désaccord, le juge Diamond a trouvé la décision « diamétralement opposée aux conditions constitutionnelles nécessaires pour que les droits d’auteur puissent promouvoir le progrès des arts et de la science » et a prédit que cette décision mènerait à « une ère dépourvue de toute musique, toute œuvre littéraire, toute création qui se baserait sur une œuvre passée ».
Les dirigeants de l’industrie musicale ont applaudi cette décision de la Cour suprême approuvant la suppression de la mémoire. Clifford King, président de la Recording Industry Association of America a déclaré : « Le droit d’auteur devrait fournir aux créateurs un contrôle total sur leurs œuvres et sur la manière dont le public les perçoit. Éliminer ces contenus illicites des esprits des gens s’inscrit dans ce contrôle. »
Les avocats en faveur des libertés individuelles ont désapprouvé ce message. « Le droit d’une personne à être libre de penser outrepasse l’intérêt commercial du droit d’auteur » peut-on lire dans une lettre signée ce matin par vingt organisations à but non lucratif qui demandent au Congrès de casser ce jugement et cette décision.
La décision affectera vraisemblablement et en premier lieu le créateur de Straight Focus, Alfred Vail, contraint à mettre en œuvre l’effacement des souvenirs de son propre morceau. M. Vail n’a pu être contacté pour répondre sur le sujet. Son voisinage a indiqué ne pas l’avoir vu quitter son domicile depuis l’annonce de la décision.
Cet acte exceptionnel d’effacement de mémoire, dans le cadre du non respect du droit d’auteur, restera unique pendant quelque temps. En effet, celui-ci intervient uniquement par un concours de circonstances qui font que le coupable est aussi le propriétaire du système EffaceMem National. Toutefois, cela pourrait ne pas durer longtemps : les brevets portant sur EffaceMem expireront dans deux ans.
M. King a déclaré : « Nous sommes aux débuts de la préparation de notre nouveau système, provisoirement appelé Gestion des droits mentaux. Cela permettra à chaque auteur, artiste, compositeur de récolter les bénéfices de cet effacement de mémoire, autorisé par la décision de la Cour suprême. »
Dans le cadre de cette affaire, l’activation du système EffaceMem National n’aura pas lieu avant plusieurs semaines, vraisemblablement pas avant fin juillet. Les ingénieurs travaillant sur le système coderont les paramètres correspondant à l’information à supprimer afin qu’aucun souvenir (pas même le souvenir que le souvenir ait été effacé) ne subsiste.
Comme pour les autres activations du système, celle-ci aura probablement lieu en fin de matinée ou en début d’après-midi afin de minimiser le dérangement. La procédure consistera à diffuser, pendant environ quinze secondes, des sons graves et rythmés – dont certains les ont décrits comme lyriques ou apaisants – suffisamment forts pour pénétrer dans les bâtiments. Ces sons sont calibrés pour retirer tout souvenir de la chanson. Après ces quelques secondes, la musique se taira.
VII.
Message de Rand. A. Warsaw pour Alice Stevens Vail
Le 4 avril 2084
Coucou Maman,
(J’essaie ce nouveau truc pour transcrire directement mes pensées – désolé si c’est un peu brouillon, j’ai encore du mal à me concentrer mentalement.)
Je m’occupais des affaires de Papy Al afin qu’elles soient prêtes pour la licitation de la semaine prochaine (ça va tellement vite, je n’arrive pas à croire que l’enterrement a eu lieu la semaine dernière). Parmi toutes ces affaires, il y avait une boîte coincée derrière un bureau dans le grenier. À première vue, on aurait dit qu’elle était tombée ici par accident – ça doit faire des années qu’elle est ici, elle était tellement poussiéreuse – mais je pense que Papy a peut-être voulu la cacher.
À l’intérieur, il y avait quelques documents législatifs et quelques coupures de journaux sur un procès concernant une chanson qu’il avait écrite. Je ne savais pas du tout qu’il avait été musicien. Cela dit, ça ne me surprend pas vu que les documents mentionnent l’effacement généralisé des souvenirs de sa chanson.
Sur le haut de la pile de papiers, il y avait cette note :
26 juin 2046. Lundi dernier, la Cour suprême a approuvé l’éradication de ma chanson Straight Focus de la mémoire collective. Ma chanson ! Chanson pour laquelle j’ai passé des mois à réfléchir et à organiser. Tout ça pour quelques notes idiotes empruntées à quelqu’un d’autre.
J’ai pensé à quitter le pays pour au moins échapper à la sentence d’EffaceMem. Malheureusement, le juge a déclaré que je devais être présent pour appliquer la sentence et activer le système dans un mois. En plus, le gars de la RIAA (NdT : Association de l’industrie du disque étatsunienne) a dit que ce n’était qu’une question de temps avant que leur système de Gestion des droits mentaux soit mondial.
J’espérais vraiment laisser Straight Focus en héritage. Je me rappelle avoir expliqué EffaceMem à Sarah quand elle avait sept ou huit ans. Elle m’avait dit : « Papa, peut-être que tu devrais faire quelque chose pour que les gens se souviennent plutôt que pour qu’ils oublient. » Après qu’elle a perdu sa bataille contre le cancer, j’ai pris conscience que je voulais faire quelque chose dont les gens se souviendraient – quelque chose qui me permettrait de me souvenir d’elle.
Straight Focus a permis ça. Tout le monde aimait cette chanson, il y avait plein de superbes versions faites par les fans, des vidéos et tout. Je partageais mes nouvelles idées musicales avec le monde entier, créant quelque chose qui puisse rester dans les mémoires.
Le droit d’auteur est supposé protéger les artistes comme moi, n’est-ce pas ? Mais ici, c’est la loi sur le droit d’auteur qui détruit ma création. Comment ont-ils pu rester aveugles face à ce qui allait arriver ? Comment ont-ils pu laisser cette stupide loi 1201 telle quelle pendant presque cinquante ans ?
La vie est pleine d’ironie. La dernière chose à laquelle je m’attendais était que ma propre technologie d’effacement de mémoire soit utilisée contre mes idées.
Depuis que Sarah est morte, ça a été une chute continuelle. Elle aimait la musique et il n’y avait rien de plus important que sa playlist favorite. Après l’avoir perdue, cette playlist a failli m’échapper avant qu’ils ne la suppriment en raison de la loi sur la succession des biens numériques (plutôt étrange que votre parent ne puisse hériter de votre bibliothèque musicale). J’ai créé Straight Focus pour garder son souvenir en vie mais ils ont supprimé cette chanson, y compris sur mes propres ordinateurs.
Et maintenant, ils suppriment même les souvenirs de cette chanson sur elle. C’est comme s’ils la supprimaient de mon esprit.
Avant donc que mes souvenirs me soient pris le mois prochain, je vais emballer ce qui me reste de cette chanson – presque tous mes souvenirs de Sarah, je pense. Je pensais à laisser la boîte sous mon bureau pour que je puisse la voir après qu’ils auront lancé EffaceMem. Toutefois, mes pensées actuelles sont trop tristes et trop douloureuses et je ne sais pas si je veux rouvrir ces blessures après avoir perdu mes souvenirs. Je vais donc placer cette boîte ici, dans le grenier. Peut-être que je la retrouverai un jour, espérons dans de meilleures circonstances.
Il y a aussi cette cartouche en plastique qui fait environ la taille de ma main avec une sorte de bande marron brillante à l’intérieur. Il y a écrit Straight Focus dessus. Il y a également cette machine noire avec des boutons et on dirait que la cartouche peut y être insérée mais je n’arrive pas à l’allumer. Je pense qu’il faut une source d’énergie. J’ai essayé tous les chargeurs sans fil à induction que j’ai à la maison, aucun n’a fonctionné. Je suppose que la machine doit être trop ancienne pour ça.
J’apporterai tout ce que j’ai trouvé quand je viendrai demain. On demandera à Oncle James s’il peut trouver une solution vu qu’il aime toutes ces machines du XXIe siècle. Qui sait, peut-être que nous découvrirons toute une facette d’Alfred Vail dont nous n’avions jamais entendu parler.
Merci à l’équipe Framalang de ce gros travail de traduction !