Tristan Nitot : « face à la Surveillance:// on retrousse ses manches ! »
Tristan Nitot est l’auteur d’un ouvrage titré « Surveillance:// » qui dresse le bilan du pillage systématique de nos données privées par les géants du web. Mais, loin de se résigner, il applique les leçons issues de son expérience chez Mozilla : il ne sert à rien de se décourager, il s’agit de réagir et de faire face, chacun selon ses moyens. Il en profite pour rappeler les règles d’une bonne hygiène numérique.
Voilà un discours qui trouve de l’écho chez nous, pile au moment où nous abordons la troisième année de notre campagne Dégooglisons Internet.
Nous avons rencontré l’ami Tristan pour lui poser quelques questions.
On dirait bien qu’il nous a à la bonne !
Bonjour Tristan !
Nous avons suivi d’un œil admiratif la prépublication sur ton blog de l’ouvrage qui vient de sortir en véritable papier comme autrefois. Il rejoint bien des questions qui sont aussi les nôtres : comment faire prendre conscience au plus grand nombre des atteintes que la surveillance démultipliée inflige à nos vies en ligne et réelles, comment préserver une bulle minimale de vie privée dans la grande lessiveuse numérique, quels dispositifs techniques accessibles peuvent être utilisés pour se préserver autant que possible.
Mais pour commencer, une question sur la publication : est-ce que certaines de tes recommandations n’ont pas déjà pris un petit coup de vieux, entre le moment où tu as écrit et celui où tu publies, tant la situation est évolutive ?
Effectivement, la quatrième partie de mon livre, qui s’intitule « Limiter la surveillance au quotidien », est celle qui est la plus susceptible d’être périmée rapidement, car la technologie et les produits évoluent rapidement et sans arrêt. J’ai hésité, pour cette raison, à l’inclure, mais je me suis décidé à le faire pour une raison très simple : je refuse d’expliquer au lecteur un problème (la surveillance, rendue possible par la collecte de données personnelles par les GAFAM) sans apporter un début de solution. Sinon, le lecteur, pas forcément un surdoué de l’informatique, va se résigner, se dire « c’est trop dur, il n’y a rien à faire » et il va baisser les bras et se résigner à la surveillance. Or il y a beaucoup à faire, en commençant par mettre son système d’exploitation à jour, adopter un antivirus (pour Windows), utiliser un navigateur comme Firefox, avec les bonnes extensions… Bref, de l’hygiène informatique de base, qu’on peut appliquer sans débourser d’argent et en quelques minutes à chaque fois.
D’après les retours obtenus en publiant sur ton blog : l’intérêt pour les questions de la surveillance et de l’intimité numérique, c’est une préoccupation qui touche le « grand public » ou plutôt une audience libriste, tech-savvy et geek-friendly ?
En fait, ça touche tout le monde, mais pas toujours de la même façon. Les personnes qui s’intéressent à l’histoire savent l’impact négatif qu’a eu la surveillance de la Stasi (Allemagne de l’Est) sur ses citoyens. Mais ce ne sont pas forcément les plus calées en informatique et elles ont du mal à comprendre le fonctionnement des GAFAM, de la gratuité, etc. D’autres, souvent plus jeunes, sont plus familières avec la technologie et comprennent intuitivement les dangers de la surveillance. Pour eux, le livre met des mots sur cette intuition et j’espère qu’ils prendront le temps d’expliquer cela autour d’eux.
Et qu’est-ce qui te ferait le plus flipper, que ton ouvrage soit obsolète dans cinq ans, ou qu’il soit encore d’actualité dans cinq ans ?
En fait, je crois que les différentes parties du livre vont vieillir de façon différente. Les deux premières, où j’explique la surveillance, vont vieillir doucement. Les exemples utilisés vont vieillir car les gens ont la mémoire courte, mais le raisonnement va tenir assez longtemps. La troisième partie, sur le concept de SIRCUS (Système d’Information Redonnant le Contrôle aux UtilisateurS) devrait bien vieillir car reposant sur des principes pérennes comme l’utilisation de la cryptographie, la décentralisation, le logiciel libre, etc. À l’inverse, la dernière partie, qui mentionne des logiciels, vieillira bien plus vite.
Chez Framasoft, on aime beaucoup C&F éditions, la maison de Hervé le Crosnier, dont le catalogue permet de s’instruire sur les communs et le numérique. Comment s’est passée votre collaboration ? Le fait que cet ouvrage ait été pré-publié sur ton blog vous a-t-il posé problème ?
Aucun problème de la part de C&F Éditions. Ils ont été super ! Hervé et Nicolas (typographie et mise en page) ont été d’un grand soutien. C’est grâce à eux que le livre est un bel objet, bien mieux fini que ce que j’ai pu écrire au fil de l’eau sur mon blog. Nous sommes tout de suite tombés d’accord sur l’absence de DRM dans la version ebook, ou sur l’utilisation de la licence équitable. Et puis au-delà des personnes, de leurs talents respectifs et de leurs idées, ils ont édité d’excellents ouvrages…
Niveau surveillance de nos vies numériques, tu tends vers quel extrême, paranoïaque ou fataliste ?
Justement, ni l’un ni l’autre ! C’est un héritage de Mozilla : quand on n’est pas content d’une situation, on relève ses manches et on s’y colle ! C’est ce que je fais chez Cozy Cloud en créant une variante du concept SIRCUS, en faisant un cloud personnel en logiciel libre. Et en écrivant ce livre.
Tu racontes des choses que les geeks connaissent bien (tu t’en excuses auprès d’eux, c’est meugnon) et qu’on peut trouver sur Internet en cherchant un peu. Tu penses que c’est important, de poser un jalon et de faire un état des lieux dans un ouvrage imprimé, comme tu le fais ?
Je pense qu’un livre permet de concentrer un propos sur un temps long qui complète bien ce qu’on peut lire au fil de l’eau sur les réseaux sociaux. La surveillance, on en a conscience confusément, mais là je prends le temps de mettre en perspective des choses dont on entend parler, mais sans forcément en réaliser l’ampleur et les dangers. C’est tout l’intérêt du livre, en plus de donner une crédibilité au propos.
Ton ouvrage s’adresse avant tout au grand public, dans la lignée des mouvements d’éducation populaire. Ressens-tu une urgence à ouvrir ces thématiques auprès d’un public qui ne va pas forcément « regarder sous le capot » de ses ordinateurs ?
Oui, exactement ! En cela, je me sens proche de Framasoft. Je suis un piètre ingénieur, mais j’aime expliquer, écrire, parler. Et puis l’informatique est arrivée poussée par les fournisseurs de solutions, avec très peu de formation réelle sur le sujet et dans le meilleur des cas, on enseigne l’utilisation d’un tableur ou d’un traitement de texte (ne me relancez pas sur l’accord entre Microsoft et l’Éducation Nationale !). Bref, pas de pensée critique, juste une approche qui laisse l’utilisateur sans recul face à des outils qu’il a du mal à appréhender, coincé entre les messages marketing des fournisseurs et les injonctions de modernité : « c’est l’avenir, on ne peut pas vivre sans ».
Nous adorons tes passages sur l’ergonomie. C’est un axe majeur de progrès pour les logiciels libres ?
Oui, je pense que l’ergonomie est un front très important si on veut que l’informatique libératrice ait du succès. Il faut que les libristes se libèrent eux-mêmes, mais si on veut toucher une frange plus large de la population, il faut que ça soit aussi facile d’utilisation que les produits propriétaires. Et il faut aussi que cela apporte un plus concret.
Est-ce que tu penses qu’il existe une frange suffisante de gentils libristes-activistes pour changer la donne ? Nous savons que tu développes une attitude plutôt positive et confiante, mais face aux moyens gigantesques des États et des GAFAM, que pesons-nous ?
Je pense que le monde n’est pas binaire. Je veux, avec Surveillance://, équiper les libristes /activistes d’un argumentaire solide pour convaincre leurs proches, mais je pense aussi qu’un livre papier, écrit dans des termes simples, avec des exemples, peut toucher une cible un peu plus large. Ensuite, si on n’essaie pas, on ne risque pas de réussir ! Quand j’ai décidé de lancer Mozilla Europe en 2003, sans moyens et avec une poignée de bénévoles, tout le monde me prenait pour un dingue ! Et puis on a réussi à déboulonner Internet Explorer, contre toute attente.
D’ailleurs, tu dis quelque part la même chose que lors de la conférence de lancement de la campagne Dégooglisons Internet, en substance : « On ne va pas y arriver, mais si on a une minuscule chance, c’est tous ensemble ». Tu es en phase avec notre campagne Dégooglisons ?
C’est exactement ça ! Je suis fan de Framasoft que je soutiens financièrement et dont je parle dès que je peux. Dégooglisons Internet, c’est une campagne géniale !
Justement, la sortie de ton livre coïncide avec l’an III de Dégooglisons Internet. Ça signifie peut-être qu’il y a une convergence des idées chez certains libristes, que nous aboutissons tous aux mêmes conclusions, qu’en dis-tu ?
Il y a clairement une convergence de vue, qui se matérialise sur le calendrier. Le problème de fond, c’est que le logiciel libre tel que formalisé par Stallman, l’était dans l’idée d’un ordinateur personnel où l’on contrôlait tout : le matériel, le logiciel (libre) et donc forcément, les données. Mais en 2016, on a tous au moins 3 ordinateurs : un PC, un smartphone (forcément privateur) et un ou plusieurs « Clouds». Sur ces deux derniers, on ne contrôle pas grand-chose… Mozilla s’est planté sur le smartphone, à mon grand regret, et coté cloud, c’est une horreur, d’où mon engagement chez Cozy Cloud : nous voulons construire un cloud personnel en logiciel libre, qu’on peut auto-héberger si on le souhaite, ou le faire tourner chez un hébergeur.
Tu as un discours plus modéré envers certains GAFAM (une tendresse pour Apple ? :-P) Il n’est plus possible, de nos jours, d’être un-e libriste sans faire des concessions ?
Bien sûr que non : déjà un PC avec seulement du logiciel libre, c’est limite impossible (il faudrait un BIOS libre et refuser de télécharger du JavaScript quand tu navigues !). Seuls quelques experts y arrivent, au prix d’efforts délirants, pour une productivité finalement très limitée. Donc le compromis est indispensable. J’utilise un Mac actuellement, car j’y trouve la productivité et l’ergonomie que je recherche et j’y fais tourner du logiciel libre (Firefox, Thunderbird, LibreOffice). Côté smartphone, c’est plus compliqué : on doit choisir entre la peste (Android de Google) et le choléra (iPhone d’Apple). Google est à fond dans la collecte de données alors qu’Apple a fait de la vie privée un cheval de bataille, car c’est un différenciateur fort (voir les lettres de leur CEO, leur résistance face au FBI dans l’affaire de Bernardino). Mais Apple a un politique de censure de son AppStore qui est hostile au logiciel libre (refus de la licence GPL). Pas facile de naviguer entre tout ça !
Tu as constaté, au cours de ton cheminement dans l’ouvrage comme au cours de ton expérience au Conseil National du Numérique, que la clé des problèmes est souvent entre les mains des politiques et pas forcément du côté des technologies. Or nous subissons un pouvoir politique qui ne cesse d’accentuer la pression sur nos libertés numériques. Est-ce qu’on va voir un jour Tristan Nitot batailler clairement dans le champ politique ?
Non, je ne risque pas de devenir candidat à quoi que ce soit : j’ai promis à ma femme que je ne le ferai pas ! J’ai eu, avec le CNNum, une expérience très intéressante, qui a été utile aussi (neutralité du net, portabilité des données dans la loi Lemaire) mais aussi très frustrante : les communs informationnels, le droit de panorama sont passés à la trappe, et la loi Renseignement, qui autorise la surveillance de masse, est passée. Mener ça de front bénévolement, avec le travail exigé par Cozy Cloud (une startup qui fait un cloud personnel en logiciel libre), fut éprouvant, en particulier parce que j’ai tendance à me donner à fond. Par contre, se présenter à une élection serait probablement une source de frustration trop grande pour moi. Mais il y a d’autres façons d’agir, en écrivant un livre, du logiciel, ou d’un point de vue médiatique. Et je fais tout cela.
S.I.R.C.U.S., C.H.A.T.O.N.S. : mêmes combats, mêmes objectifs ?
Oui, en bonne partie. On retrouve dans CHATONS plusieurs critères listés dans SIRCUS, dont le logiciel libre, la décentralisation, un modèle d’affaire vertueux (pas de pub ciblée). Nous sommes bien sur la même longueur d’onde !
Tu crois à cette évolution d’Internet, qui nous (ra)mènerait vers un réseau pour et par des internautes ?
Ça serait prétentieux d’affirmer qu’on va y arriver, mais si on n’essaie pas, on ne risque pas d’y arriver. Tout ce que je peux dire, c’est que j’essaie, avec mes idées, avec mon travail chez Cozy Cloud, de faire un outil (un cloud personnel) qui pourra être mis entre toutes les mains. Va-t-on y arriver ? Je le souhaite de tout cœur, et j’y mets beaucoup d’énergie. On a bien réussi avec Firefox en 2004, et on a vu d’autres efforts comme Wikipedia et OpenStreetMap réussir, donc on sait que le succès n’est pas exclu. 🙂
Comme toujours dans le Framablog, on te laisse le mot de la fin. 😉
J’aime beaucoup le travail de Framasoft, qui a d’après moi très bien réussi sa transition du logiciel libre vers le Saas/Cloud. Ah, si vous voulez un scoop : j’ai un prochain livre dans les tuyaux, et c’est un Framabook ! C’est vous dire si j’apprécie Framasoft, mais je ne vous en dis pas plus, j’espère juste qu’on en reparlera ! 😉
Pour aller plus loin
Le livre Surveillance:// sur le site de l’éditeur : http://cfeditions.com/surveillance/
Le blog de Tristan Nitot : http://standblog.org/blog/